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Le lundi matin, Hemingway me conduisit à la ville portuaire de Cojimar, où était ancré son bateau, le Pilar. Winston Guest, Patchi Ibarlucia et Gregorio Fuentes, second capitaine et cuisinier d’Hemingway, nous attendaient pour partir en mer. À en juger par les regards en coin qu’ils me lançaient et par le ton adopté par Hemingway, j’étais sur le point de passer une épreuve.

Hemingway m’avait dit de m’habiller pour faire du bateau, et je portais des sandales en toile, un short et une chemise bleue dont j’avais retroussé les manches. L’écrivain arborait pour sa part un short informe, les espadrilles basques qu’il avait mises le vendredi précédent pour venir à l’ambassade et un sweat-shirt rapiécé aux manches découpées. Le second – Fuentes – était un homme sec, aux yeux plissés, au teint basané et à la poignée de main ferme. Ce jour-là, sa tenue se réduisait à un pantalon noir et à une ample chemise blanche qui flottait librement – il ne portait ni chaussures ni chaussettes. Guest, le milliardaire, était vêtu d’un pantalon couleur de chanvre et d’une chemisette à rayures jaunes et blanches qui faisait ressortir son teint rougeaud. Alors que nous montions à bord, il se mit à danser d’un pied sur l’autre et à agiter des pièces de monnaie dans sa poche. Ibarlucia faisait penser à un torero en civil : polo en coton d’aspect coûteux et pantalon blanc moulant. Tandis qu’Hemingway me montrait le bateau et se préparait à lever l’ancre, je ne pus m’empêcher de penser que c’était là un équipage bien disparate.

La visite guidée ne prit que quelques minutes – l’écrivain était impatient d’appareiller tant qu’il faisait beau –, mais je sentais à quel point il était fier de son bateau.

À première vue, le Pilar n’était guère impressionnant. Avec ses douze mètres de long, sa coque noire et son toit vert, rien ne le distinguait de ces bateaux de pêche pour plaisanciers que l’on trouve par centaines amarrés à Miami, à Saint Petersburg ou à Key West. Mais une fois à bord, alors que je suivais Hemingway vers la passerelle, je remarquai le bois verni du pont, derrière la passerelle, et la plaque de bronze sur le pupitre, près de l’accélérateur et du levier de vitesse.

 

COQUE 576

WHEELER SHIPYARD

CHANTIERS NAVALS

1934 BROOKLYN, NEW YORK

 

Les chantiers Wheeler étaient justement réputés. Hemingway fit une pause près de la barre, le temps de me montrer les commandes afin de s’assurer que je n’étais pas un béotien. Près de la barre se trouvait une autre plaque – MOTEUR NORSEMAN – et, derrière elle, quatre cadrans : tachymètre, niveau d’huile, température du moteur et ampèremètre. À gauche de la barre se trouvait un panneau de voyants étiquetés, de haut en bas : ANCRE, FEUX DE CROISIÈRE, POMPE DE CALE, POMPE ESSUIE-GLACE, PROJECTEUR. Un chronomètre et un baromètre étaient montés sur une des colonnes de la cabine.

Hemingway tendit la main comme s’il voulait me présenter au bateau. « Vous avez vu la passerelle de pilotage que j’ai ajoutée ?

— Oui.

— De là-haut, on peut jouer sur la vitesse et la direction, mais il faut être ici pour faire démarrer les moteurs. » Du bout du pied, il indiqua deux boutons sur le pont.

Je hochai la tête. « Deux moteurs ?

— Ouais. Deux Diesel, évidemment. Le moteur principal est un Chrysler de soixante-quinze chevaux-vapeur. L’autre est un Lycoming de quarante chevaux. Une fois que nous avons pris de la vitesse, je coupe le second pour diminuer les vibrations. Le Chrysler est monté sur caoutchouc. » Il posa sa grosse main sur l’accélérateur. « Le bateau s’arrête sur sa longueur, Lucas, et l’hélice tourne au ralenti pendant qu’il reste à l’arrêt. »

Nouveau hochement de tête. « Pourquoi un second moteur ?

— C’est toujours utile d’avoir un auxiliaire », grommela Hemingway.

Je n’étais pas d’accord – le poids et l’entretien d’un second moteur sont contraignants, il suffit de bien prendre soin du premier –, mais je m’en tins là.

Il alla se remettre au soleil. Guest et Ibarlucia s’écartèrent. Fuentes avait fait le tour jusqu’à la proue et se mettait à genoux pour dénouer l’amarre.

« Le pont fait trois mètres cinquante de large et presque cinq mètres de long », dit Hemingway.

Je vis que cet espace était équipé de bancs et de sièges des plus confortables.

Hemingway se retourna et tapota une écoutille d’accès. « Le bateau peut transporter plus de mille litres de carburant et son réservoir d’eau potable a une contenance de cinq cents litres. Si nécessaire, nous pouvons entreposer sur le pont six ou sept cents litres de gasoil supplémentaires, dans des bidons ou des jerricans. Il y a deux lits jumeaux dans la cabine avant, plus deux autres compartiments avec couchettes. Avec toilettes privées pour deux d’entre eux. Mais je dois vous avertir, Lucas… si vous utilisez du papier hygiénique dans ces toilettes, jetez-le par le hublot, pas dans le trou. Ce papier bouche les pompes. Pour finir, la cuisine est équipée d’un congélateur et d’un réchaud à alcool de trois feux. » Il indiqua l’arrière d’un geste. « Comme vous le voyez, j’ai ajouté une glacière et j’ai fait découper la poupe à moins d’un mètre de l’eau. »

Clignant des yeux au soleil, j’attendis la suite. Guest et Ibarlucia m’observaient.

« Des questions ? » demanda Hemingway.

Je fis non de la tête.

« Le compartiment avant contient deux étagères que nous appelons le Service éthylique », dit Winston Guest.

Je me tournai vers lui. « Pourquoi donc ?

— C’est là qu’on range la gnôle, dit le milliardaire en souriant.

— Le bateau peut faire jusqu’à seize nœuds par mer calme – en général, je le maintiens à huit – et il a une autonomie d’environ cinq cents milles avec un équipage de sept hommes, poursuivit Hemingway sans tenir compte de l’intervention de Guest. Des questions ? répéta-t-il.

— Pourquoi l’avez-vous baptisé le Pilar ? » demandai-je.

Hemingway se gratta la joue. « En l’honneur de l’autel et de la feria de Saragosse. Et j’ai aussi donné ce nom à l’un des personnages de Pour qui sonne le glas. C’est un nom que j’aime bien. »

Patchi Ibarlucia venait d’ouvrir une glacière et d’en sortir une bière fraîche. Il la décapsula, s’y prenant à deux fois, la leva et se fendit d’un large sourire. « Et vous m’avez dit un jour, Ernestino, que c’était le petit nom que vous aviez donné à votre deuxième señora – la señorita Pauline – c’est bien exact ? »

Hemingway lança un regard noir au pelotari. Se retournant vers moi, il dit : « Allez donc larguer l’amarre à la poupe, Lucas. Wolfer, mettez-vous aux commandes et démarrez. Je monterai à la passerelle de pilotage pour sortir du port. Patchi, finissez votre fichue bière – il n’est que neuf heures et demie du matin, bon Dieu – et restez à l’ombre. On vous réveillera quand on arrivera dans un coin à marlins. »

Ibarlucia sourit de plus belle et avala bruyamment une gorgée de bière. Guest se dirigea vers la passerelle du pont d’une démarche pataude, agitant à nouveau les pièces dans sa poche. Fuentes observait la scène depuis la proue, impassible. Hemingway monta l’échelle avec une agilité surprenante chez un homme aussi corpulent. J’allai larguer l’amarre de poupe.

Il se tramait quelque chose. J’allais sûrement devoir passer une épreuve avant la fin de cette sortie.

Fuentes et moi avons dénoué et enroulé nos lignes, signalant à la passerelle de pilotage que nous étions prêts à appareiller. Les deux moteurs du Pilar se mirent à rugir, les hélices à tourner, et le bateau se dirigea lentement vers la sortie du port, vers le large.

Le samedi, peu de temps après l’aube, j’avais entendu Cooper et Hemingway plonger dans la piscine et discuter sur la terrasse, puis l’acteur repartir dans la Lincoln noire. Je n’avais pas encore de provisions dans le cottage et j’étais censé prendre mes repas dans la vieille cuisine de la maison – avec les domestiques – mais avant de m’y rendre, je laissai à l’écrivain et à sa femme le temps de prendre leur petit déjeuner.

Hemingway fit une brève apparition dans la cuisine au moment où je buvais une seconde tasse de café sous l’œil réprobateur de René, le boy, et de Ramon, le cuisinier.

« Je dois écrire ce matin, grommela Hemingway. Je vais essayer d’avoir fini avant le déjeuner pour que vous puissiez rencontrer certains des agents de l’Usine à forbans. » Il tenait un verre qui semblait contenir du scotch et du soda. Il était 7 h 45.

L’écrivain remarqua mon regard. « Vous n’approuvez pas, Lucas ?

— Il ne m’appartient pas d’approuver ou de désapprouver quoi que ce soit, dis-je doucement. Si vous voulez boire de l’alcool avant huit heures du matin, c’est votre affaire. En plus, nous sommes ici chez vous… donc, c’est doublement votre affaire. »

Hemingway leva son verre. « Ceci n’est pas de l’alcool, gronda-t-il. C’est un petit verre contre la gueule de bois que m’ont fichue nos excès d’hier soir. » Soudain, il sourit. « C’était marrant… l’assaut de la maison Steinhart… pas vrai, Lucas ?

— Bien sûr. »

Hemingway s’approcha de la table, s’empara d’un des toasts et d’une des tranches de bacon que je m’étais préparés. Il les mâchonna pendant une minute. « Vous pensez que cette histoire d’Usine à forbans n’est qu’un jeu… une blague… n’est-ce pas, Conseiller spécial Joseph Lucas ? »

Je m’abstins de répondre, mais mon regard ne cherchait pas à contredire sa déclaration.

Hemingway acheva sa tranche de bacon et soupira. « Ce n’est pas sur l’un de mes livres que je travaille, vous savez. Je suis en train de composer une anthologie. Un recueil de récits de guerre intitulé Men at War. Ces deux ou trois derniers mois, j’ai lu tout un tas de merdes qu’un dénommé Wartels – lui et ses acolytes de chez Crown – considère comme des chefs-d’œuvre de la littérature de guerre. Ils en ont déjà envoyé une partie à l’imprimerie. Des trucs comme cette nouvelle grotesque, complètement bidon, de Ralph Bâtes – une histoire de femmes-mitrailleurs à Brunette. De la pure invention. De la pure connerie. Alors qu’ils ont refusé une splendide histoire de Frank Tinker sur le désastre italien de Brihuega. »

Hemingway resta silencieux un moment, mais je n’avais aucune opinion sur la question. Par conséquent, je ne dis rien.

Il sirota son scotch et soda puis me lança un regard dur. « Que pensez-vous de la guerre, Lucas ?

— Je n’ai jamais porté l’uniforme. Je n’ai participé à aucune guerre. Je n’ai pas le droit d’avoir une opinion. »

Hemingway acquiesça. Ses yeux restaient fixés sur moi. « J’ai porté l’uniforme, dit-il. J’ai été grièvement blessé sur le champ de bataille avant d’avoir fêté mes vingt ans. J’ai probablement vu plus de guerres que vous n’avez vu de femmes nues. Et vous voulez savoir ce que je pense de la guerre ? »

J’attendis.

« Je pense que la guerre est un putain de sale tour que les vieux jouent aux jeunes, gronda Hemingway, détournant enfin les yeux.

Je pense que c’est une moulinette géante dans laquelle des vieillards sans couilles fourrent des jeunes gens virils afin d’éliminer la concurrence. Je pense que c’est une chose splendide, grandiose, exaltante, et un putain de cauchemar. » Il vida son verre. « Et je pense que mon fils aîné sera bientôt assez grand pour participer à cette saleté de guerre complètement inutile », marmonna-t-il, s’adressant, semblait-il, autant à lui-même qu’à moi. « Et que Patrick et Gigi y passeront peut-être aussi, si elle dure aussi longtemps que je le crains. »

Il alla jusqu’à la porte, puis se tourna de nouveau vers moi. « Je compte travailler sur ma préface jusqu’aux environs de midi. Ensuite, nous irons faire un tour et voir certains des agents de terrain qui travaillent pour l’Usine à forbans. »

 

Les « agents de terrain » d’Hemingway formaient un groupe disparate de potes, compagnons de beuverie et vieilles connaissances, ce qui correspondait à ce qu’il avait dit à Bob Joyce et à ce que j’avais lu dans le dossier O/C de Hoover : Patchi Ibarlucia et son frère, censés accomplir des missions d’espionnage entre deux matches de pelote basque ; Roberto, le frère cadet du Dr Herrera Sotolongo ; un marin du nom de Juan Dunabeitia, qu’Hemingway me présenta sous le surnom de « Sinsky » – un diminutif de Sinbad le Marin ; Fernando Mesa, un Catalan en exil qui travaillait comme garçon de café et, de temps à autre, comme homme d’équipage du Pilar ; un prêtre catholique dénommé don Andrés Untzain, qui crachait chaque fois qu’il parlait des fascistes ; quelques pêcheurs des quais de La Havane ; deux riches nobles espagnols qui demeuraient dans de vastes demeures, plus proches de la ville que celle d’Hemingway ; un groupe de putains officiant dans trois bordels de La Havane, au bas mot ; plusieurs rats de quai qui empestaient le rhum ; et un vieil aveugle qui passait ses journées assis dans le Parque Central.

Une fois dans le centre-ville, nous avons passé le reste du samedi après-midi et toute la soirée à rencontrer d’autres « opérateurs » dans les hôtels, les bars et les églises qui avaient reçu l’approbation d’Hemingway : un chasseur de l’hôtel Plaza, près du parc ; un barman du Floridita nommé Constante Ribailagua ; un garçon de café à La Zaragozana ; un portier dans un opéra baptisé Centre Gallego ; le détective de l’hôtel Inglaterra ; un autre prêtre – très jeune, celui-ci – dans les sous-sols embaumant l’encens de l’Iglesia del Santo Angel Custodio ; un vénérable garçon de café chinois au restaurant Pacific Chinese ; une Cubaine qui travaillait dans un salon de beauté du Prado ; et le vieil homme chargé de moudre et de brûler le café dans une petite boutique du nom de Great Generoso, en face du bar Cunard. Hemingway me présenta à Angel Martinez, le patron de La Bodeguita del Medio – le bar où j’avais bu de la pisse de cheval –, mais de toute évidence, il ne s’agissait là que d’une visite de courtoisie car, contrairement à tous les autres, Martinez n’eut pas droit au qualificatif d’« un de nos meilleurs agents de terrain ».

Il était environ sept heures du soir, et nous avions bu un verre dans une demi-douzaine de bars, lorsque Hemingway me fit entrer dans le Café de la Perla de San Francisco – un petit restaurant proche du parc, avec fontaine glougloutante. Le bar était des plus agréables, tout de pierre polie, mais Hemingway me conduisit dans la minuscule salle de restaurant.

« Est-ce qu’on mange ici ? demandai-je.

— Sûrement pas. Le truc le plus correct, c’est le spécial à vingt-cinq cents. On retournera au Centre basque pour souper… Marty reçoit des amis à la finca ce soir et il vaut mieux qu’on rentre un peu tard. Non, je vous ai amené ici pour voir ce type. » D’un mouvement du menton, il désigna un homme qui se tenait près des portes de la cuisine. Il semblait espagnol ou cubain, mais il arborait une moustache cirée à la mode autrichienne, des cheveux coupés ras, et il nous regardait d’un air méchant, comme pour nous enjoindre de nous asseoir et de manger ou de foutre le camp.

« Le señor Antonio Rodriguez, dit Hemingway. Mais tout le monde l’appelle Kaiser Guillermo. »

J’acquiesçai. « Encore un agent de terrain ?

— Fichtre non. C’est le patron. Il ne me connaît ni d’Ève ni d’Adam, même si je suis parfois venu déjeuner ici. Mais si nous n’arrivons pas à débusquer un authentique espion nazi, je suggère que nous venions arrêter le Kaiser. »

Notre revue du personnel de l’Usine à forbans s’acheva peu de temps après, lorsque Hemingway me présenta un grouillot du Centre basque qu’il qualifia de « notre meilleur… et notre seul… coursier » alors que nous attendions que l’on débarrasse notre table.

 

Le dimanche fut un jour de repos pour l’Usine à forbans. Du moins à ma connaissance.

Une grande fête se donnait cet après-midi-là, avec plein de monde dans et autour de la piscine, plein de buveurs conversant derrière les portes grillagées, l’odeur d’un cochon en train de rôtir et le bruit des voitures qui ne cessaient d’arriver et de repartir. J’identifiai les frères Ibarlucia ainsi qu’une demi-douzaine d’autres pelotaris, plusieurs Basques expatriés, Winston Guest, d’autres athlètes riches dont l’un, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, s’appelait Tom Shevlin, et bien d’autres encore. Venus de l’ambassade des États-Unis : Ellis Briggs, sa femme et leurs deux enfants, Bob et Jane Joyce, l’ambassadeur et Mrs. Braden – c’était une aristocrate chilienne, ainsi que je le savais, et elle en avait bien l’allure, respirant l’élégance même à cinquante pas de distance.

Plus tôt, j’avais demandé à Hemingway comment se rendre à La Havane autrement que par l’autocar.

« Pourquoi ? » demanda-t-il. Peut-être s’étonnait-il de ma requête, vu que les bars étaient fermés le dimanche matin.

« Pour aller à l’église », répondis-je.

Hemingway grommela : « Prenez la Lincoln si Juan, Marty et moi n’en avons pas besoin. Nous avons aussi un vieux coupé Ford, mais il est au garage pour l’instant. Ou alors, il y a la bicyclette que nous avons achetée pour Gigi.

— Ce sera parfait.

— N’oubliez pas qu’il y a quinze kilomètres jusqu’aux faubourgs. Presque une vingtaine jusqu’au quartier colonial.

— La bicyclette fera l’affaire. »

Tel fut le cas. Je m’éclipsai en milieu d’après-midi, alors que la fête battait son plein, et appelai Delgado d’une cabine publique de San Francisco de Paula. Rendez-vous à la planque.

« Vous avez fait une belle balade hier, tous les deux », dit mon collègue du SIS alors que nous venions de nous retrouver dans la pièce obscure et étouffante. Delgado portait un costume blanc et un simple maillot de corps. J’aperçus la crosse du pistolet passé à sa ceinture.

« Vous n’étiez pas précisément invisible », répliquai-je.

Il se frotta la mâchoire. « Hemingway ne m’a pas repéré.

— Hemingway serait incapable de repérer un bœuf à trois pattes qui l’aurait pris en filature. » Je lui tendis l’enveloppe scellée qui contenait mon rapport.

Delgado brisa le sceau et se mit à lire. « Mr. Hoover préfère les rapports dactylographiés, dit-il.

— Ce rapport est destiné au directeur. »

Delgado leva la tête et exhiba ses longues dents. « Je suis censé examiner tout ce qui lui est transmis, Lucas. Ça vous pose un problème ? »

Je m’assis sur une chaise bancale en face de Delgado. Il faisait très chaud et j’avais très soif. « Qui sont les deux hommes qui m’ont suivi à la finca vendredi et qui nous ont filés hier à bord d’une Buick ? »

Delgado se contenta de hausser les épaules.

« Des hommes de l’antenne du FBI ? insistai-je.

— Non. Mais le grand type qui vous suivait à pied est de la Police nationale cubaine. »

Je plissai les yeux. « Quel grand type ? »

Le sourire de Delgado s’élargit. « Je me disais bien que vous ne l’aviez pas repéré. C’est pour ça que je suis ici, pour assurer vos arrières, Lucas. Vous êtes trop occupé à lever le coude avec ce plumitif alcoolique. » Il replongea dans mon rapport. Son sourire s’effaça. « On a tiré sur vous avec un calibre trente-zéro-six ?

— Sur moi ou sur Hemingway. Ou sur l’un des fêtards qui nous accompagnaient. »

Delgado me regarda droit dans les yeux. « Qui était-ce, à votre avis ?

— Où étiez-vous vendredi soir, Delgado ? »

Retour du sourire. « Dans le meilleur bordel de La Havane. Et si c’était moi qui vous avais tiré dessus, Lucas… vous seriez mort. »

Je soupirai et m’épongeai le front du revers de la main. J’entendais les cris des enfants qui jouaient dans le terrain vague voisin. Un avion bourdonnait dans le ciel. L’air sentait les vapeurs d’essence, la mer et les égouts. « Hemingway va me donner une machine à écrire dès demain, dis-je. Pour taper les rapports de l’Usine à forbans. Le prochain rapport que je rédigerai pour Mr. Hoover sera dactylographié.

— Bien, dit Delgado en remettant le document dans son enveloppe. Nous ne voudrions pas que vous soyez viré du SIS et du Bureau faute d’une machine à écrire, pas vrai ?

— Est-ce qu’on a d’autres affaires à régler ? » m’enquis-je au bout d’un temps.

Delgado fit non de la tête.

« Je vous laisse partir le premier », lui dis-je.

Dès qu’il eut tourné le coin de la rue, j’allai dans la pièce adjacente, soulevai une latte mal fixée dans le parquet et récupérai le paquet que j’avais caché en dessous. Je m’assurai que les deux armes étaient bien sèches – les seules traces d’humidité provenaient de la graisse –, puis je remis le .357 Magnum dans sa cachette, conservant le Smith & Wesson calibre .38 que je nettoyai. Je chargeai le revolver, prenant soin de laisser une chambre vide, glissai deux boîtes de cartouches dans la poche de ma veste et passai l’arme à ma ceinture, au creux de mes reins afin qu’elle ne me gêne pas pendant que je pédalerais.

Puis je partis à la recherche d’un café ouvert. J’avais l’intention de boire au moins trois limonades bien fraîches avant de regagner la finca au milieu des embouteillages.

 

La mer devint agitée dès que le Pilar eut rejoint le Gulf Stream. Le baromètre n’avait cessé de descendre durant toute la matinée et un banc de nuages noirs approchait au nord-est. Le bateau d’Hemingway n’avait pas de radio, mais le tableau de prévisions de la marina annonçait pour l’après-midi l’arrivée d’une dépression et des risques de forte pluie.

« Lucas ! hurla Hemingway depuis la passerelle de pilotage. Venez ici. »

J’escaladai l’échelle. Hemingway tenait la barre, campé sur ses jambes nues bien écartées, tandis que Winston Guest s’agrippait au bastingage. À l’abri sur la passerelle du pont, Ibarlucia savourait une autre bière. Fuentes, le second, était assis à la proue, ses pieds nus calés sur le bastingage lorsque le bateau s’enfonçait dans un creux.

« Des signes de mal de mer, Lucas ?[7] » demanda l’écrivain. Une casquette à grande visière était vissée sur sa tête.

« Non, dis-je. J’attends le déjeuner. »

Il me jeta un regard en coin. « Prenez donc la barre un moment. »

Je m’exécutai. Hemingway m’indiqua le cap à suivre et je donnai un petit coup de barre, décélérant un peu afin de minimiser le roulis. Guest descendit sur le pont et, quelques minutes plus tard, aidé de Fuentes et du pelotari, il avait installé les deux cannes à pêche. Fuentes largua un appât depuis la poupe et le laissa filer au bout de sa ligne. Je le vis ballotter au centre de notre sillage, n’attirant que les mouettes égarées.

La main calée sur la rambarde, Hemingway conservait son équilibre sans difficulté, même lorsqu’il me demanda de fendre la mer agitée suivant un angle des plus déstabilisants. Cuba n’était qu’une tache lointaine à tribord et, côté bâbord, la muraille de nuages noirs devenait sans cesse plus proche et plus solide.

« Vous savez vous débrouiller sur un bateau, Lucas. »

Comme je le lui avais déjà dit, je n’avais rien à ajouter. Derrière nous, sur le pont, Guest et Ibarlucia éclatèrent de rire. La mer était trop forte pour la pêche.

Hemingway descendit souplement l’échelle et revint quelques instants plus tard, porteur d’un paquet enveloppé dans de la toile goudronnée. Il attendit que les embruns se fassent moins violents, puis sortit le fusil de son emballage protecteur. J’y jetai un coup d’œil : un Mannlicher .256.

« Nous devions jeter l’ancre près d’une bouée que je connais bien », dit-il en visant un poisson volant qui venait de jaillir des flots. Il abaissa son arme. « Faire un peu de tir à la cible. Mais vu le temps, c’est foutu. »

Telle était peut-être l’épreuve que l’on m’avait préparée : conduire le Pilar aux bonnes coordonnées puis participer à un concours de tir avec ces trois hommes qui avaient passé la matinée à boire. Ou peut-être étais-je paranoïaque.

Hemingway remballa son fusil et le rangea sous le pupitre. Il désigna la côte. « Je connais une jolie petite crique par là-bas. Allons y jeter l’ancre pour déjeuner, et ensuite on rentrera à Cojimar avant que ça se gâte vraiment. » Il me donna le cap et je dirigeai le Pilar vers la terre. C’était un chouette petit bateau, quoiqu’un peu trop léger et un peu trop rétif à mon goût. Si Hemingway avait voulu éviter la tempête, il aurait été mieux inspiré de faire demi-tour plutôt que de se trouver un coin tranquille pour déjeuner. Mais il ne m’avait pas demandé mon avis.

Il était plus facile de naviguer en suivant le courant et, lorsque nous avons jeté l’ancre dans la grande crique, le soleil brillait dans le ciel et nous avions presque oublié la tempête. Assis à l’ombre de la timonerie, nous avons mangé d’épais sandwiches au roastbeef accompagnés de radis. Guest et Ibarlucia arrosèrent leur repas d’une nouvelle bière fraîche, mais Fuentes avait préparé de l’excellent café noir de Cuba et Hemingway, lui et moi en avons bu dans des tasses de porcelaine ébréchées.

« Ernesto, dit Fuentes en s’écartant du bastingage, regardez ça. Sur le rocher, là, sur la plage. Il est gigantesque. »

Nous nous trouvions à cent mètres et quelque de la plage, et il me fallut une seconde ou deux pour comprendre ce que voulait dire Fuentes.

« Gregorio, dit Hemingway. Les jumelles, s’il vous plaît. »

Nous les avons utilisées chacun à notre tour. L’iguane était bel et bien gigantesque. Je vis ses membranes oculaires cligner à plusieurs reprises pendant qu’il prenait le soleil sur la roche noire.

Hemingway en tête, nous sommes tous montés sur la passerelle de pilotage. Il a déballé le Mannlicher et en a passé la bandoulière autour de son bras gauche, comme on l’enseigne dans l’infanterie, se campant sur ses jambes et calant la crosse contre son épaule. « Lucas, contrôle de tir. »

Hochant la tête, je fixai l’iguane avec les jumelles. Un coup de feu.

« Trop bas, dis-je. D’un mètre environ. Il n’a pas bougé. »

La deuxième balle passa trop haut. À la troisième, l’iguane sembla léviter l’espace d’un instant, puis disparut derrière le rocher. Ibarlucia et Guest applaudirent. « Un sac à main pour Miss Martha, hein ? dit Fuentes.

— Un sac à main pour Miss Martha, si, amigo », dit Hemingway. Nous sommes tous redescendus sur le pont.

« Dommage que nous ayons laissé le Tin Kid en rade », dit Guest. Il faisait référence au petit canot dont Hemingway avait préféré se dispenser par ce temps incertain.

L’écrivain se fendit d’un large sourire. « Bon sang, Wolfer, la coque touche presque le fond par ici. Vous avez peur des requins ? » Il ôta son sweat-shirt et son short pour se retrouver vêtu d’un seul slip élimé. Son corps était bronzé et bien plus musclé que je ne l’aurais cru. Les poils de sa poitrine étaient exempts de toute trace de gris.

« Ernesto », dit Ibarlucia. Lui aussi s’était dévêtu, ne gardant qu’un short moulant. Son corps était tout en muscles souples, dont les courbes et les méplats dessinaient une carrure d’athlète complet. « Ernesto, vous n’êtes pas obligé de vous mouiller. Je vais nager jusqu’au rivage et achever ce reptile pendant que vous achèverez votre déjeuner. » Le pelotari leva le fusil.

Hemingway, qui venait d’enjamber le bastingage, tendit le bras. « Dame aca, coño que a los mios los mato yo ! »

Je réfléchis à ce qu’il venait de dire : Donne-moi ça, bon sang, c’est à moi de tuer ce que j’ai blessé. C’était la première fois que je ressentais quelque sympathie pour Ernest Hemingway.

Il prit le fusil, le leva au-dessus de sa tête et, nageant du bras gauche, se dirigea vers la plage. Ibarlucia plongea en souplesse et eut vite fait de le dépasser. J’ôtai ma chemise, me débarrassai de mes sandales et enlevai mon short. Malgré la tempête toute proche, l’atmosphère était des plus chaudes et je sentis la brûlure du soleil.

« Je reste à bord avec Gregorio », dit Guest.

J’arrivai à destination sans problème. Dans ce vaste espace qu’était la crique, l’effet de la marée était négligeable. Patchi et Hemingway arpentaient le sable sec derrière les rochers où l’iguane s’était installé pour prendre le soleil.

« Aucune trace, Ernesto, dit Ibarlucia. Le coup de feu n’a fait qu’effrayer le reptile. » Il plissa les yeux pour scruter le ciel au nord-est. « La tempête arrive, Papa. Nous devrions penser à rentrer.

— Non. » Hemingway se pencha sur le rocher, le palpa du bout des doigts comme en quête de taches de sang. Nous avons passé les vingt minutes suivantes à fouiller le rivage, examinant chaque rocher, chaque coquillage. Les nuages noirs s’amoncelaient.

« Ici », lança l’écrivain en s’accroupissant sur le sable à vingt-cinq mètres des rochers.

Comme nous le rejoignions, il cassa un bâton en plusieurs morceaux, marquant sur le sable une minuscule goutte de sang, puis se mit à ramper vers l’intérieur des terres, examinant le sol de si près qu’il évoquait un limier reniflant une piste.

« Ici », répéta-t-il dix mètres plus loin, marquant une nouvelle tache rouge. « Et ici. »

La piste s’achevait devant une pile de rochers, au pied des falaises. Massés sous une corniche basse, nous avons découvert une minuscule ouverture sur les ténèbres. La roche était maculée de sang.

« Il est là-dedans », dit Hemingway en laissant choir ses derniers bâtonnets et en saisissant le fusil passé à son épaule.

Je m’écartai lorsqu’il en pointa le canon sur la caverne.

« La balle risque de ricocher, Ernesto, dit Ibarlucia en m’imitant. N’allez pas vous la loger dans le ventre. Pour un sac à main, ça n’en vaut pas la peine. »

Hemingway se contenta de grogner et de tirer. Des bruits convulsifs se firent entendre dans la petite grotte.

« Il est mort, dit l’écrivain. Allez me chercher un bâton plus long. »

Nous avons trouvé une branche de plus d’un mètre rejetée par la marée, mais l’iguane demeurait inaccessible.

« Peut-être qu’il a rampé tout au fond, dit Ibarlucia.

— Non, répliqua Hemingway, je lui ai donné le coup de grâce. » Il examina l’ouverture. Elle était plus étroite que ses épaules.

« Je vais y aller, Papa », dit le pelotari.

Hemingway posa une main sur l’épaule bronzée du petit homme et se tourna vers moi. « Lucas, vous êtes sans doute assez mince pour passer. Vous avez envie d’offrir un sac à main à Marty ? »

Je me mis à quatre pattes et me glissai dans la grotte les bras en avant, m’écorchant les épaules au passage. Mon corps occultait la lumière. Comme le boyau s’inclinait, la roche m’érafla le cuir chevelu lorsque je m’y enfonçai plus avant. Je n’avais pas l’intention d’aller trop loin, de crainte que les deux autres ne puissent pas m’atteindre pour m’aider à sortir. Je devais avoir progressé sur un peu moins de deux mètres cinquante lorsque mes doigts se posèrent sur les côtes et le ventre écailleux de l’iguane. Je cherchai sa gorge à tâtons et mes doigts furent bien vite poisseux de sang. Le reptile ne bougeait plus. L’agrippant fermement par sa crête dorsale, je me mis à ramper à reculons, m’immobilisant lorsque mon épaule se coinça dans le coude du boyau.

« Sortez-moi doucement, lançai-je. Je le tiens. »

De robustes mains s’emparèrent de mes chevilles et je regagnai lentement la lumière, les genoux, le dos et les épaules striés de nouvelles éraflures.

Hemingway tendit le Mannlicher à Ibarlucia lorsque je lui donnai son trophée, puis me tapa sur le bras pour ne pas toucher mon dos sanguinolent. Il souriait de toutes ses dents, aussi ravi qu’un petit garçon.

Nous avons regagné le Pilar à la nage. Ibarlucia prenait soin de ne pas immerger le fusil, Hemingway s’était mis sur le dos et tenait l’iguane de façon à ne pas le mouiller, et je grimaçais sous les caresses cuisantes de l’eau salée. Une fois regagné le bord, on s’extasia sur la taille du lézard, qui se retrouva dans la glacière, et, après avoir fêté l’événement par une tournée de bières, nous avons levé l’ancre, fait démarrer les moteurs et regagné la haute mer qui s’agitait par-delà la crique.

La tempête nous est tombée dessus à trois milles de la côte. Hemingway m’avait appelé dans le compartiment avant, où il m’avait passé sur le dos un onguent prélevé dans une trousse de premier secours. Il attrapa des ponchos dans un placard, et la première averse nous tomba dessus alors que nous revenions sur le pont.

Durant l’heure qui suivit, nous avons tenu le cap nord-ouest dans une mer démontée. Ibarlucia alla s’étendre sur une couchette et Guest, livide, s’assit sur une marche, tandis que Fuentes et moi, solidement accrochés de chaque côté de la passerelle, contemplions les gigantesques creux qu’Hemingway négociait avec dextérité.

Je me suis alors rendu compte que cet homme – que je n’avais vu jusque-là qu’en train de poser ou de cabotiner – semblait en ce lieu parfaitement lui-même. Les vagues devenaient de plus en plus puissantes, projetant sur le Pilar des paquets d’eau qui nous bouchaient la vue, mais les quelques paroles prononcées par l’écrivain attestaient de son calme et de sa maîtrise. La pluie, qui tambourinait sur le toit au-dessus de nous, rendait le pont luisant comme un miroir.

« Encore une heure environ et nous serons à… » Hemingway laissa sa phrase inachevée. Nous venions d’émerger de la bourrasque pour pénétrer dans une zone plus calme, mais nous étions entourés sur trois côtés par un rideau de pluie mouvante. Hemingway s’empara des jumelles et scruta l’horizon au nord-est. « Eh bien, que je sois damné, marmonna-t-il.

— Que ? » fit Fuentes. Alors que nous arrivions sur la crête d’une vague, il passa la tête à l’extérieur pour fouiller le paysage envahi par les embruns. « Ah… oui, je vois. »

Je distinguai d’abord les feux clignotant, distants d’environ un mille, presque perdus au sein des éclairs qui tombaient derrière eux. Ce n’était pas du morse. Une masse imposante côté tribord, à environ trois milles, presque dissimulée par les murailles de pluie. À première vue, elle semblait assez grande pour être celle d’un cuirassé, mais elle n’en avait pas la silhouette. À bâbord, s’éloignant de nous et de l’autre vaisseau, un vague point de métal gris émergeant de la mer grise sur fond de nuages gris.

« Merde, merde, merde », dit Hemingway. De toute évidence aussi enchanté qu’excité, il tendit les jumelles à Fuentes. Il abaissa les manettes d’accélération, fendant les vagues avec une telle brutalité que Guest faillit tomber de son perchoir et qu’Ibarlucia poussa un cri sur sa couchette.

« Vous avez vu ça, Lucas ? » dit Hemingway en accélérant un peu plus.

Fuentes me tendit les jumelles. Je m’efforçai de faire le point sur le vaisseau, mais la grosseur des vagues et la force du roulis ne me facilitaient pas la tâche. « Oui, dis-je au bout d’une minute. Un yacht de belle taille. Je n’ai jamais vu de bateau de plaisance aussi grand. »

Hemingway secoua la tête. « Non. L’autre. À bâbord. Cette forme qui arrive en dessous du nuage. »

Je changeai d’angle de vue, trouvai la forme, la perdis, la retrouvai. Je restai sans rien dire.

« C’est un sous-marin, tonna Hemingway. Une saleté d’U-Boot nazi. Vous avez vu la forme de sa tourelle ? Son matricule ? Un U-Boot nazi. Il envoyait des signaux à ce yacht. Et je vais le rattraper.

— Rattraper le yacht ? » Winston Guest monta sur la passerelle, le visage cramoisi et presque figé par l’excitation.

« Non, Wolfer. » Hemingway accéléra une nouvelle fois, puis me reprit les jumelles et les braqua sur la tourelle. « Nous allons rattraper ce sous-marin et le prendre à l’abordage. »