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L’entrée principale du gigantesque bâtiment du ministère de la Justice se trouvait au carrefour de la 9e Rue et de Pennsylvania Avenue. Ses portiques de style classique, pourvus chacun de quatre colonnes massives sur chaque façade, prenaient naissance au-dessus du premier étage pour s’élever jusqu’au toit, quatre niveaux plus haut. Du côté Pennsylvania Avenue, près du coin de l’immeuble, on ne remarquait qu’un seul et unique balcon, situé au quatrième étage à gauche de ces colonnes. C’était le balcon personnel de Mr. Hoover. Nous étions en 1942 et, au cours des dix-huit années précédentes, il s’y était posté pour voir passer maints présidents, que ce soit lors d’un défilé de victoire ou d’une procession funèbre.

Je connaissais ce bâtiment, bien entendu, mais je n’y avais jamais occupé de bureau, ayant été affecté à diverses missions de terrain, parfois clandestines, durant mes séjours dans le District de Columbia. C’était pour moi un atout, car j’arrivai avec dix minutes d’avance à mon rendez-vous de onze heures et demie, douché, rasé et bien peigné, vêtu d’un costume et d’une chemise propres, chaussé de souliers cirés, tenant mon chapeau dans des mains qui n’étaient pas moites. L’endroit était gigantesque et je risquais d’y croiser quelques personnes que je connaissais et qui, à leur tour, auraient pu me reconnaître, mais je n’en avais vu aucune lorsque je sortis de l’ascenseur au quatrième étage pour me diriger vers le saint des saints du directeur.

Loin d’être situé au centre de l’édifice, le bureau de Mr. Hoover semblait presque dissimulé dans un coin. Pour s’y rendre, on devait remonter un long corridor, puis traverser une vaste salle de conférence meublée d’une table cirée où s’alignaient les cendriers et, finalement, franchir un bureau annexe où Miss Gandy montait la garde avec la vigilance d’un dragon de légende protégeant une vierge. En 1942, Miss Gandy était elle-même devenue une légende : c’était le seul de ses employés que Hoover considérait comme indispensable, un mélange de gouvernante et de protectrice, la seule personne autorisée à voir, cataloguer, indexer et lire les Dossiers personnels de Hoover. Elle était âgée de quarante-cinq ans le jour où je me présentai devant elle, mais Hoover, quand il s’adressait à ses amis ou à ses assistants les plus proches, parlait déjà d’elle comme d’une « vieille dinde ». Et en effet, elle avait quelque chose d’un gallinacé.

« Agent spécial Lucas ? dit-elle en levant les yeux vers moi, qui tenais toujours mon chapeau dans mes mains. Vous avez quatre minutes d’avance. »

J’acquiesçai.

« Veuillez vous asseoir. Le Directeur respecte son emploi du temps. »

Je refoulai un sourire en l’entendant prononcer le D majuscule de « Directeur » et m’assis bien sagement. La pièce offrait un confort quasi douillet – deux fauteuils bien rembourrés et un sofa contre un mur. Je choisis le sofa. Je savais que la plupart des agents spéciaux ne voyaient jamais rien d’autre du bureau de J. Edgar Hoover : d’ordinaire, le directeur (je ne mettais jamais de majuscule à ce mot) rencontrait ses subordonnés dans la salle de conférence ou dans le présent bureau. Je parcourus les lieux du regard, m’attendant à découvrir le scalp de John Dillinger sur l’une des étagères de l’armoire vitrée placée en face de moi, mais le trophée que m’avaient amoureusement décrit Tom et mes autres amis du Bureau brillait par son absence. Je ne vis que quelques plaques et une coupe couverte de poussière. Peut-être que le scalp était en cours de nettoyage.

À onze heures et demie tapantes, Miss Gandy me déclara : « Le Directeur va vous recevoir, agent spécial Lucas. » Je le confesse, mon cœur battait plus vite que d’ordinaire lorsque je franchis le seuil de la porte intérieure.

Mr. Hoover se leva d’un bond, fit le tour de son bureau d’un pas vif, me serra la main au centre de la pièce et me fit signe de m’asseoir dans un fauteuil placé à droite de son bureau pendant qu’il regagnait son propre siège. D’après ce que m’avaient confié certains des rares élus ayant rencontré le directeur dans son saint des saints, c’était là le rituel d’usage.

« Eh bien, agent spécial Lucas », dit Mr. Hoover en se reposant sur son trône. Je dis « trône » sans la moindre intention sarcastique, car la disposition des lieux appelait immédiatement cette image – bureau et fauteuil directoriaux étaient placés sur une estrade, ledit fauteuil était bien plus imposant que celui sur lequel je venais de m’asseoir, et il se trouvait devant la baie vitrée dont les rideaux étaient grands ouverts, de sorte que, si le soleil brillait, Mr. Hoover n’apparaissait que comme une massive silhouette en ombre chinoise. Mais le temps s’était quelque peu gâté depuis le matin, la lumière du jour était plutôt pâlotte, et je distinguais sans peine les traits du personnage.

J. Edgar Hoover avait quarante-six ans en cette journée de printemps de l’an de grâce 1942 – le jour où je le rencontrai pour la première et dernière fois –, et j’entrepris de le jauger alors même qu’il me jaugeait. Lorsque je voyais un homme pour la première fois, j’avais pour habitude – peut-être était-ce une faiblesse de ma part – de me demander quelle serait l’issue d’un combat à mains nues nous opposant, et de le juger en conséquence. Sur un plan purement physique, Hoover ne m’aurait guère posé de problème. Il était petit pour un agent spécial – nous avions exactement la même taille, comme je l’avais remarqué en lui serrant la main – et, alors que j’aurais été classé dans la catégorie des mi-lourds, il me rendait facilement une dizaine de kilos. J’estimais sa taille à 1 m 78 et son poids à 83 kg, ce qui l’aurait empêché de satisfaire aux critères qu’il avait lui-même édictés pour les agents du FBI. De prime abord, il donnait l’impression d’être trapu, impression encore accentuée par le contraste entre son torse large et ses pieds minuscules, les plus petits pieds masculins que j’aie jamais vus. Hoover était fort bien vêtu ; son costume sombre et croisé sortait du bon faiseur, sa cravate en soie laissait apparaître des motifs rosés et violets qui auraient fait frémir un agent spécial, et j’avais remarqué la pochette en soie rosé assortie glissée dans sa poche de poitrine. Ses cheveux semblaient noirs, et ils étaient si fermement plaqués sur son crâne qu’on aurait pu attribuer son rictus et ses yeux plissés, deux détails caractéristiques de son allure, à une perruque mal ajustée.

Les caricaturistes aimaient à croquer Hoover sous les traits d’un bouledogue – les yeux plissés ou exorbités, le nez épaté, les mâchoires massives et crispées – et cette représentation me sembla appropriée durant quelques instants, mais j’en vins bientôt à le comparer à un pékinois. Hoover était vif – il lui avait fallu moins de quinze secondes pour bondir jusqu’au centre de la pièce, me serrer la main et regagner son siège –, mais sa vitesse trahissait une énergie nerveuse et déterminée. Si j’avais dû l’affronter à mains nues, j’aurais tenté de l’atteindre au ventre – son principal point faible, de toute évidence, excepté ses organes sexuels – et j’aurais veillé ensuite à ne pas lui tourner le dos une fois qu’il se serait retrouvé à terre. Ces yeux et cette bouche volontaire étaient ceux d’un homme capable de vous tuer d’un coup de dents après que vous lui aviez coupé bras et jambes.

« Eh bien, agent spécial Lucas », répéta-t-il en ouvrant un épais dossier personnel qui, j’en étais persuadé, n’était autre que le mien. Hormis quelques autres dossiers et un épais livre relié de cuir noir placé à quelques centimètres de son coude gauche – la Bible que lui avait offerte sa mère, un artefact dont nous avions tous entendu parler –, son bureau était vide. « Avez-vous fait un bon voyage, Lucas ?

— Oui, monsieur.

— Savez-vous pourquoi je vous ai convoqué à Washington, Lucas ? » La voix de Hoover était sèche, précise, saccadée.

« Non, monsieur. »

Le directeur opina, sans toutefois éclairer ma lanterne. Il parcourut l’histoire de ma vie comme s’il la découvrait, bien que, je n’en doutais pas une seconde, il l’eût sûrement étudiée avec attention avant mon arrivée.

« Je vois que vous êtes né en 1912, dit-il. A… euh… Brownsville, Texas.

— Oui, monsieur. » Il était inutile que je cherche à deviner la raison de cette convocation, mais cela ne m’avait pas empêché d’y réfléchir durant le voyage qui m’avait fait venir du Mexique. J’étais trop lucide pour me croire sur le point de recevoir une promotion ou une mention pour services rendus. Cette année-là, ce qui me distinguait de la plupart des quatre mille et quelques agents spéciaux travaillant pour J. Edgar Hoover, c’était le fait que j’avais tué deux hommes… trois, si l’on comptait Krivitsky, mort l’année précédente. Le dernier membre du FBI à avoir joui d’une réputation de tueur était l’agent spécial Melvin Purvis, auquel on avait attribué la mort de John Dillinger et celle de Pretty Boy Floyd, et, même si tout le Bureau savait pertinemment que Purvis n’avait abattu ni l’un ni l’autre, on savait tout aussi pertinemment que Hoover avait obligé Purvis à lui présenter sa démission en 1935. Purvis était devenu célèbre… plus célèbre que son directeur, qui n’avait de sa vie ni abattu ni même arrêté un seul truand. Le public ne devait associer qu’un seul nom au FBI : J. Edgar Hoover. Purvis devait disparaître. C’était une des raisons pour lesquelles j’avais résolu de ne jamais réclamer le crédit de certains de mes actes – l’élimination des derniers agents de l’Abwehr présents sur le sol mexicain, les deux fusillades dans cette maison ténébreuse où Schiller et son tueur à gages avaient tenté d’avoir ma peau, l’affaire Krivitsky.

« Vous avez deux frères et une sœur, reprit Hoover.

— Oui, monsieur. »

Il leva les yeux du dossier pour les fixer sur moi. « Une famille peu nombreuse pour des Mexicains catholiques.

— Mon père est né au Mexique. Ma mère était irlandaise. » C’était une autre possibilité : le Bureau venait seulement de découvrir la nationalité de mon père.

« Mexico-irlandais, dit Hoover. Alors, c’est un miracle qu’il n’y ait eu que quatre enfants dans cette famille. »

Un miracle placé sous le double patronage de la grippe et de la pneumonie, pensai-je en conservant un visage inexpressif.

Hoover examinait de nouveau le dossier. « Est-ce qu’on vous appelait José à la maison, agent Lucas ? »

Mon père m’avait appelé José. Il n’était devenu citoyen américain qu’un an avant sa mort. « Le prénom figurant sur mon acte de naissance est Joseph, Mr. Hoover. »

Si c’était pour cela que l’on m’avait convoqué à Washington, j’étais prêt à affronter l’épreuve. Le Bureau ne pratiquait certes pas la discrimination raciale. En 1942, il comptait 5 702 agents spéciaux noirs – j’avais lu ce chiffre dans un rapport transmis à l’antenne de Mexico moins d’une semaine plus tôt. Environ 5 690 d’entre eux avaient été recrutés durant les six derniers mois – il s’agissait dans tous les cas de chauffeurs, de concierges, de cuisiniers et de grouillots noirs que Hoover ne souhaitait pas voir mobilisés. Il n’avait pas ménagé ses efforts pour éviter ce sort aux agents spéciaux du FBI tout en leur faisant savoir, durant les semaines qui avaient suivi Pearl Harbor, qu’ils avaient le droit de s’engager si ça leur chantait mais qu’il n’y aurait plus de place pour eux au Bureau à leur retour – si retour il y avait.

Je savais qu’il existait au moins cinq G-Men de race noire avant Pearl Harbor : les trois chauffeurs de Mr. Hoover, évidemment, ainsi que John Amos et Sam Noisette. Amos était fort vieux. Il avait été le valet de chambre, le garde du corps et l’ami de Théodore Roosevelt – TR était mort dans les bras d’Amos, littéralement –, et en 1924, lorsque Hoover était devenu directeur du Bureau of Investigation, Amos y était déjà salarié. J’avais croisé le vieux Noir un jour au stand de tir, où il avait pour tâche de nettoyer les armes à feu.

Sam Noisette était un élu noir de plus fraîche date, un agent spécial affecté au bureau personnel de Mr. Hoover – j’avais été surpris de ne pas le voir à mon arrivée –, dont l’exemple était souvent mis en avant pour illustrer la politique raciale du Bureau. On m’avait un jour montré un article dans le magazine Ebony louant l’amitié qui unissait l’agent spécial Noisette à Mr. Hoover, et je n’avais pu m’empêcher de sourire en lisant la phrase suivante : « Les liens existant entre ces deux hommes symbolisent la position de l’agence fédérale en matière de relations interraciales. » Ceci était rigoureusement exact, mais sans doute pas dans le sens où l’entendait le plumitif à Ebony. Noisette – « Mr. Sam », comme l’appelaient Hoover et le reste du Bureau – était l’assistant personnel et le majordome du directeur, et ses responsabilités étaient de tendre une serviette éponge au directeur quand celui-ci émergeait de sa baignoire privée, de l’aider à enfiler son manteau et – tâche importante entre toutes – d’écraser les mouches, pour lesquelles J. Edgar Hoover éprouvait un dégoût passionné n’ayant d’égal que la haine et la crainte que lui inspiraient les communistes.

Est-ce qu’on vous appelait José à la maison ? Hoover me faisait comprendre qu’il savait… que le Bureau savait… que mon père n’était pas citoyen américain quand j’étais né, que, théoriquement, j’étais le fils d’un graisseux, d’un espingouin.

J’ai regardé droit dans les yeux cet homme aux allures de pékinois et attendu la suite.

« Je vois que vous avez beaucoup bougé durant votre enfance, agent spécial Lucas. Le Texas. Puis la Californie. Puis la Floride. Et de nouveau le Texas pour vos études supérieures.

— Oui, monsieur. »

Hoover examinait toujours le dossier. « Votre père est mort en 1919, en France, je vois. Des blessures de guerre ?

— La grippe.

— Mais il était dans l’armée ?

— Oui, monsieur. » Dans un régiment affecté à la reconstruction. Le dernier à être rapatrié. Ce qui explique pourquoi il a chopé la grippe au plus fort de l’épidémie.

« Oui, oui », fit Hoover, chassant mon père de ses pensées sans même lever les yeux. « Et votre mère est morte la même année. »

Cette fois-ci, il me regarda, et je vis l’un de ses sourcils s’arquer légèrement.

« D’une pneumonie. » D’un cœur brisé.

Hoover agita quelques feuillets. « Mais on ne vous a pas envoyés à l’orphelinat, vous et vos frères et sœur ?

— Non, monsieur. Ma sœur est allée vivre dans la famille de ma tante. » Au Mexique, ajoutai-je mentalement, priant pour que ce détail ne figure pas dans mon dossier. « Quant à mes deux frères et à moi-même, nous avons été recueillis par le frère de mon père, qui vivait en Floride. Il n’avait qu’un seul fils pour l’aider sur son bateau. Nous avons péché avec lui pendant plusieurs années, pendant que nous suivions notre scolarité – je suis retourné l’aider chaque été lorsque j’étudiais à l’université.

— Donc, vous connaissez bien la mer des Caraïbes ?

— Pas vraiment, monsieur. Nous péchions seulement dans le golfe du Mexique. Durant un été, j’ai travaillé à bord d’un cargo qui faisait la route de Miami et s’est rendu à Bimini, mais nous n’avons jamais abordé les autres îles.

— Mais vous connaissez bien les bateaux. » Hoover me fixait de ses yeux noirs, légèrement exorbités. Je ne voyais absolument pas où il voulait en venir.

« Oui, monsieur. Suffisamment pour me débrouiller à bord de l’un d’eux. »

Le directeur replongea dans mon dossier. « Parlez-moi de l’incident de Veracruz, agent spécial Lucas. »

Je savais qu’il avait sous les yeux mon rapport de dix pages, dactylographié en simple interligne. « Je présume, monsieur, que vous connaissez tous les détails de l’opération jusqu’au point où Schiller a été contacté par un informateur de la police mexicaine ? »

Hoover acquiesça. Le soleil venait de percer les nuages et, grâce à son éclat, le directeur était dans la situation qu’il préférait. J’étais désormais incapable de distinguer ses yeux – je ne voyais plus que la silhouette de ses larges épaules débordant de la masse obscure de son fauteuil… et le reflet du soleil sur ses cheveux brillantinés.

« J’étais censé les rencontrer à onze heures du soir, dans la maison de la calle Simon Bolivar, pour effectuer ma livraison, poursuivis-je. Comme je l’avais déjà fait une douzaine de fois. J’arrivais toujours au moins une heure en avance pour examiner les lieux. Sauf que, cette fois-ci, ils m’avaient précédé d’une demi-heure. Ils m’attendaient dans l’obscurité quand j’ai franchi la porte d’entrée. J’ai pris conscience de leur présence à la dernière minute.

— Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille, agent spécial Lucas ? dit la silhouette enténébrée.

— La chienne, monsieur. Il y avait dans le quartier une vieille chienne jaune qui aboyait toujours à mon arrivée. En général, les chiens mexicains n’ont guère l’instinct territorial, mais cette chienne appartenait au paysan mexicain qui surveillait la maison pour le compte de Schiller. Elle était enchaînée dans la cour. Le paysan avait été capturé lors du coup de filet que nous avions effectué deux jours plus tôt, et la chienne était affamée.

— Donc, vous l’avez entendue aboyer ?

— Non, monsieur. Je ne l’ai pas entendue. Je pense qu’elle n’avait pas arrêté d’aboyer depuis l’arrivée de Schiller et que celui-ci avait ordonné à son complice de l’égorger. »

Hoover gloussa. « Comme dans cette enquête de Sherlock Holmes. Le chien dans la nuit.

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Vous n’avez jamais lu Sherlock Holmes, agent spécial Lucas ?

— Non, monsieur. Je ne lis jamais de livres inventés.

— Des livres inventés ? Vous voulez dire : des romans ?

— Oui, monsieur.

— Très bien, continuez. Que s’est-il passé ensuite ? »

Je lissai le bord de mon chapeau, toujours posé sur mes cuisses. « Pas grand-chose, monsieur. Ou plutôt, pas mal de choses, mais très vite. J’étais déjà sur le seuil quand je me suis rendu compte que la chienne n’aboyait pas. J’ai décidé d’entrer. Ils ne s’attendaient pas à me voir si tôt. Ils n’avaient pas encore trouvé de bonnes positions de tir. Je suis entré en courant. Ils m’ont tiré dessus, mais il faisait noir et ils m’ont raté. J’ai riposté. »

Hoover croisa les doigts comme pour prier. « D’après le rapport de balistique, ils ont tiré plus de quarante balles à eux deux. Du calibre neuf millimètres. Des Luger ?

— Lopez, le tueur à gages, avait un Luger. Schiller était armé d’un Schmeisser.

— Un pistolet mitrailleur. Ça devait faire du bruit dans cette petite pièce. »

J’acquiesçai.

« Quant à vous, agent spécial Lucas, vous étiez armé d’un .357 Magnum et vous n’avez tiré que quatre fois, c’est ça ?

— Oui, monsieur.

— Vos deux adversaires ont reçu chacun une balle dans la tête, et l’un d’eux a en outre été atteint à la poitrine. Vous étiez dans une position malaisée. Dans le noir. Et il y avait tout ce bruit, toute cette confusion.

— L’éclat des coups de feu les a trahis, monsieur. Je ne visais pas nécessairement leurs têtes, je visais au-dessus de leurs armes. Dans le noir, on tire en général un peu plus haut que d’ordinaire. Et je pense que Schiller a été perturbé par le bruit des détonations. Lopez était un professionnel. Schiller, un amateur et un crétin.

— Un crétin mort, à présent.

— Oui, monsieur.

— Et vous êtes toujours armé d’un .357 Magnum, agent Lucas ?

— Non, monsieur. Je porte le calibre .38 réglementaire. » Hoover considéra de nouveau le dossier. « Krivitsky », dit-il à voix basse, comme pour lui-même.

Je restai muet. Si j’étais ici à cause d’un problème précis, c’était peut-être celui-ci. Hoover tournait les pages de l’épais dossier.

Le général Walter Gregorievitch Krivitsky avait dirigé le NKVD, les services secrets soviétiques en Europe de l’Ouest, jusqu’à la fin de 1937, période à laquelle il était sorti de l’ombre à La Haye, demandant asile à l’Occident et déclarant aux journalistes qu’il avait « rompu avec Staline ». Personne ne survit à une rupture avec Staline. Krivitsky était un disciple de Trotski, qui avait illustré cette maxime à Mexico.

L’Abwehr, les services de renseignements de l’armée allemande, s’intéressait aux informations détenues par Krivitsky. Un agent d’élite de l’Abwehr, le commandant Traugott Andreas Richard Protze – naguère expert en contre-espionnage de la Marine Nachrichtendienst, les services secrets de la marine allemande – avait confié à ses agents la mission de retourner Walter Krivitsky, qui savait que sa présence bien visible à Paris garantirait sa sécurité. Il n’existe pas de garantie en matière de sécurité. Menacé par l’arrivée imminente d’assassins du Guépéou dépêchés par l’Union soviétique et entouré de toutes parts par les agents de Protze – l’un d’eux avait réussi à l’approcher en se faisant passer pour un réfugié juif traqué à la fois par les nazis et par les communistes –, l’ex-agent du NKVD savait que sa vie ne tenait plus qu’à un fil de plus en plus ténu.

Krivitsky s’empressa de quitter Paris pour les États-Unis, où le FBI et l’Office of Naval Intelligence, les services de renseignements de la marine américaine, se joignirent à l’Abwehr et au Guépéou pour filer le train à ce petit homme émacié aux sourcils broussailleux. Krivitsky décida une nouvelle fois que sa meilleure défense était la visibilité. Il écrivit un livre – j’ai été l’agent de Staline –, publia des articles dans le Saturday Evening Post et alla jusqu’à témoigner devant la Commission Dies sur les activités anti-américaines. Lors de chacune de ses apparitions publiques, Krivitsky déclarait à qui voulait l’entendre qu’il était traqué par les assassins du Guépéou.

Ce qui, bien entendu, était parfaitement exact – le plus dangereux d’entre eux, un tueur connu sous le sobriquet de « Hans le judas rouge », venait de débarquer d’Europe après avoir assassiné Ignace Reiss, un vieil ami de Krivitsky qui venait lui aussi de déserter des services secrets soviétiques. En 1939, lorsque la guerre éclata en Europe, Krivitsky ne pouvait plus aller acheter Look au kiosque à journaux du coin sans qu’une douzaine de barbouzes, américaines ou étrangères, le lisent par-dessus son épaule.

Ma mission n’était pas de suivre Krivitsky – il m’aurait fallu pour cela prendre un ticket et faire la queue – mais de filer « Hans le judas rouge », l’agent de l’Abwehr qui suivait Krivitsky. Cet ancien marxiste, de son vrai nom le Dr Hans Wesemann, un Européen aussi sophistiqué que débonnaire, s’était spécialisé dans l’enlèvement et l’assassinat d’anciens émigrés. Wesemann était entré aux États-Unis grâce à un passeport de journaliste, mais bien que le FBI ait été informé de sa présence dès son arrivée sur le sol américain ou presque, le Bureau avait ignoré Wesemann jusqu’à ce qu’il commence à serrer Krivitsky d’un peu trop près.

Et voilà comment, en 1939, je revins aux États-Unis pour participer à une opération conjointe du FBI et de la British Security Coordination dont le but était de retourner cette situation à notre avantage. Wesemann dut sentir que ses projets d’enlèvement étaient un peu trop menacés par la foule d’espions qui l’entourait, car l’agent de l’Abwehr demanda à son supérieur, le commandant Protze, l’autorisation d’aller se planquer à l’étranger. Nous ne l’avons appris que plus tard, grâce aux Britanniques qui, ayant déchiffré le code allemand, daignaient de temps à autre nous jeter des miettes d’information. Protze s’entretint alors avec le directeur de l’Abwehr, l’amiral Canaris, et, fin septembre 1939, Wesemann voguait vers Tokyo à bord d’un navire japonais. Nous ne pouvions pas le suivre là-bas, mais la ESC et l’équivalent britannique de l’ONI le pouvaient – ce qu’ils firent –, et ils nous avisèrent que Wesemann n’avait débarqué à Tokyo que pour recevoir un câble de Protze lui ordonnant de regagner les États-Unis.

C’est à ce moment-là que je suis entré en jeu. Si j’étais venu à Washington l’automne précédent, c’est parce que nous espérions que Wesemann irait se planquer au Mexique, le centre névralgique de l’Abwehr pour la plupart de ses opérations sur le continent américain. Au lieu de cela, l’Allemand passa les mois d’octobre et de novembre 1940 au Nicaragua en attendant de revenir aux États-Unis. L’Abwehr n’était pas très bien implantée au Nicaragua et Wesemann en vint à craindre pour sa sécurité à peu près autant que Krivitsky. Un soir, le débonnaire Wesemann fut agressé par trois voyous et n’échappa à de graves blessures que grâce à l’intervention d’un marin américain expatrié et déchu qui se jeta dans la mêlée et chassa les assaillants au prix d’un nez cassé et d’une profonde entaille au flanc. La BSC et le SIS avaient payé ces truands pour attaquer Wesemann, espérant que ma maîtrise du combat à mains nues me permettrait de triompher. Ces trois crétins ont bien failli me trucider.

Ma couverture était aussi simple qu’élaborée : j’étais un marin plutôt costaud, pas très futé mais souvent brutal, un ex-boxeur qui avait été renvoyé à terre pour avoir frappé son maître d’équipage, s’était débrouillé pour perdre tous ses papiers, y compris son passeport américain, et pour se mettre à dos la police de Managua, et était prêt à faire n’importe quoi pour sortir de ce trou à rats et rentrer au pays. Durant les deux mois que j’ai passés au service de Wesemann, j’ai effectivement fait un peu n’importe quoi – y compris servir de courrier aux agents de l’Abwehr désabusés en poste à Panama, qui surveillaient le canal depuis deux longues années, et de garde du corps à l’aristocrate, le protégeant cette fois-ci d’une attaque bien réelle, celle d’un agent soviétique plutôt maladroit – jusqu’à ce que Wesemann finisse par dépendre de moi et par s’exprimer librement en ma présence. Cet empêché du bulbe de Joe comprenait à peine l’anglais, mais l’agent spécial Lucas maîtrisait parfaitement l’allemand, l’espagnol et le portugais, autant de langues utilisées par le groupe.

En décembre 1940, lorsque Wesemann a reçu le feu vert pour s’introduire aux États-Unis, j’ai été le seul de ses acolytes à l’accompagner. L’Abwehr avait eu l’obligeance de me fournir un faux passeport.

Je vis J. Edgar Hoover tourner les dernières pages de son rapport Officiel/Confidentiel. C’était Hoover lui-même qui avait créé le SIS – le Special Intelligence Service – début 1940, le concevant comme une division du FBI ayant pour mission de gérer le contre-espionnage en Amérique latine en coopération avec la ESC. Mais, par ses méthodes de travail, le SIS était plus proche des services secrets de l’armée britannique que du FBI, ce qui n’avait sans doute pas manqué d’inquiéter Hoover. Un exemple entre mille : les agents du FBI doivent être disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; Tom Dillon aurait été renvoyé si son bureau n’avait pas pu le joindre au bout de deux heures maximum. Quand je travaillais sur l’affaire Wesemann au Nicaragua, à New York et à Washington, il m’était arrivé de perdre le contact pendant parfois plus d’une semaine avec mes supérieurs et mes contrôleurs. C’est la nature même d’une mission de contre-espionnage.

Quoi qu’il en soit, j’avais passé la nuit du nouvel an 1940 à New York, en compagnie du Dr Wesemann et de trois autres agents de l’Abwehr. Pendant que le bon docteur et ses potes faisaient la tournée des meilleurs night-clubs de la ville – ne se souciant guère d’adopter le profil bas qui sied à un espion sérieux –, ce vieux Joe faisait le pied de grue près de la bagnole, de la neige jusqu’aux genoux, écoutant les cris de joie en provenance de Times Square et espérant que les Boches iraient se coucher avant qu’il ne se gèle les miches. À ce moment-là, le malheureux Walter Krivitsky était devenu plutôt embarrassant, non seulement pour le NKVD et Joseph Staline, mais aussi pour l’Abwehr et le FBI. Comme l’agent terrorisé avait déblatéré tout ce qu’il savait sur les réseaux d’espionnage soviétiques en Europe, qui, en cinq ans, avaient eu le temps de se réorganiser, il comptait désormais assurer sa sécurité en disant tout ce qu’il savait sur les réseaux allemands qu’il avait eu jadis pour tâche de démanteler. Les tueurs de la Guépéou en avaient toujours après lui. Et Canaris transmit via Protze de nouvelles instructions au Dr Wesemann : Krivitsky ne devait plus faire l’objet d’un enlèvement et d’un interrogatoire, mais d’une élimination pure et simple.

Wesemann confia cette mission au plus fiable, au plus naïf, au plus ignare et au plus violent de ses tueurs à gages. À savoir moi-même.

Fin janvier, Krivitsky quitta New York et partit en cavale. Je le suivis jusqu’en Virginie, où je pris contact avec lui, me présentant comme un agent du FBI et du SIS capable de le protéger de l’Abwehr et du Guépéou. Nous sommes allés ensemble à Washington, DC, où – le soir du dimanche 9 février 1941 – il a pris une chambre à l’hôtel Bellevue, près de la gare d’Union Station. La nuit était glaciale. Je me suis rendu au café le plus proche et en suis revenu avec des sandwiches et deux cafés plutôt rances. Nous avons mangé ensemble dans sa chambre du quatrième étage.

Le lendemain matin, la femme de chambre trouvait Krivitsky mort dans son lit, avec près de sa main une arme qui n’était pas la sienne. La porte de la chambre était verrouillée et il n’y avait pas d’escalier de secours. La police de Washington conclut à un suicide.

Le Dr Hans Wesemann tint parole ; il m’avait promis de me faire sortir du pays et c’est ce qu’il fit – je me suis retrouvé au Mexique à l’issue d’un voyage à pied, en train et en voiture, avec ordre de me présenter à un dénommé Franz Schiller. Ce que je fis. Durant les dix mois qui suivirent, avec l’aide de la BSC et de l’antenne locale du FBI, j’ai contribué à l’élimination de cinquante-huit agents de l’Abwehr, démantelant ainsi son réseau d’espionnage dans ce pays.

Hoover leva les yeux du dossier. « Krivitsky », répéta-t-il en me fixant. Les nuages occultaient de nouveau le soleil, et je voyais nettement les yeux sombres du directeur en train de me scruter. Dans mon rapport, j’expliquais que j’avais passé trois jours à discuter avec Krivitsky, le persuadant du caractère désespéré de sa situation. L’arme qu’on avait retrouvée près de lui était la mienne, évidemment. Je n’avais aucune peine à lire la question dans les yeux de Hoover : L’avez-vous tué, Lucas ? Ou bien lui avez-vous donné un pistolet chargé, sans savoir s’il allait le tourner contre vous ou contre lui-même, et l’avez-vous regardé quand il s’est fait sauter la cervelle ?

L’instant se prolongea. Puis le directeur s’éclaircit la gorge et se remit à tourner les pages.

« Vous avez suivi l’entraînement du Camp X.

— Oui, dis-je, même si ce n’étais pas là une question.

— Qu’en avez-vous pensé ? »

Le Camp X était un centre d’opérations spéciales que la BSC avait établi au Canada, près d’Oshawa, sur la berge nord du lac Ontario, dans les environs de Toronto. En dépit du côté mélodramatique de son nom – « Camp X » m’avait toujours évoqué un sérail bon marché –, on y effectuait un travail mortellement sérieux : les experts britanniques en matière de guérilla et de contre-espionnage subissaient un entraînement poussé et partageaient leur expérience avec des membres du FBI qui ignoraient tout des cruelles réalités de l’espionnage. Tous les agents affectés au SIS avaient été entraînés au Camp X. On y enseignait les arcanes du détournement de courrier – comment intercepter une lettre, la photographier et la remettre dans le circuit postal sans se faire repérer – ainsi que l’art et la science des coups fourrés ; les techniques de surveillance physiques, photographiques et électroniques ; le combat rapproché à mains nues ; la cryptographie avancée ; le maniement des armes exotiques ; les procédures radio ; et bien d’autres choses.

« J’ai trouvé cet entraînement fort efficace, monsieur, répondis-je.

— Plus efficace que celui dispensé à Quantico ?

— Différent.

— Vous connaissez personnellement Stephenson.

— Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, monsieur. » William Stephenson, un milliardaire canadien, dirigeait toutes les opérations de la ESC. En 1940, Winston Churchill l’avait envoyé aux États-Unis avec deux objectifs : le premier, de nature publique, consistait à monter une opération d’envergure du MI-6 pour surveiller les agents de l’Abwehr présents sur le sol américain ; le second, de nature privée, était de pousser l’Amérique à entrer en guerre, à n’importe quel prix.

Je n’avais pas dû jouer au devin pour connaître ces objectifs. Lors de mon séjour au Camp X, j’avais entre autres pour mission d’espionner les Britanniques, ce que j’avais fait – la tâche la plus difficile et la plus dangereuse que j’avais eu à accomplir jusque-là –, photographiant non seulement les notes adressées à Stephenson par Churchill mais aussi les détails d’un projet élaboré au centre, dont le but était de faire assassiner Reinhard Heydrich, le chef de la Gestapo, par des guérilleros que l’on comptait introduire en Tchécoslovaquie en 1942.

« Décrivez-le, ordonna sèchement Hoover.

— William Stephenson ? » dis-je stupidement. Je savais que le directeur Hoover connaissait Stephenson, qu’il avait travaillé avec lui lors de sa première visite en Amérique. Hoover se vantait parfois d’être l’auteur de la dénomination British Security Coordination.

« Décrivez-le, répéta le directeur.

— Bel homme. Petit. Un poids-coq. Aime les costumes trois-pièces de Savile Row. Tranquille mais plein d’assurance. Ne se laisse jamais photographier. Il était multimillionnaire avant son trentième anniversaire… il a inventé un procédé permettant de transmettre des photographies par radio. Aucune formation en matière d’espionnage, mais il est naturellement doué, monsieur.

— Durant votre séjour au Camp X, vous l’avez affronté sur le ring, dit Hoover en se repenchant sur le dossier.

— Oui, monsieur.

— Qui a gagné ?

— Il ne s’agissait que de quelques rounds d’entraînement, monsieur. En fait, ni lui ni moi n’avons gagné car…

— Mais à votre avis, agent Lucas, qui a gagné ?

— Mon allonge était supérieure à la sienne, monsieur. Ainsi que mon poids. Mais il était meilleur boxeur. Si un arbitre avait été présent, il aurait gagné tous les rounds aux points. Il semblait capable d’encaisser sans broncher les coups les plus violents, et il aimait le combat rapproché. C’est lui qui a gagné. »

Hoover grogna. « Et en tant que directeur d’une agence de contre-espionnage, vous pensez qu’il est bon ? »

C’est sans doute le meilleur du monde, pensai-je. « Oui, monsieur.

— Connaissez-vous certaines des célébrités américaines qu’il a recrutées, Lucas ?

— Oui, monsieur. Errol Flynn, Greta Garbo, Marlene Dietrich… un écrivain de romans policiers nommé Rex Stout… et il utilise Walter Winchell et Walter Lippman pour répandre des informations sur les ondes. Deux mille personnes travaillent sous ses ordres, dont à peu près trois cents amateurs américains comme ceux que je viens de mentionner.

— Errol Flynn, marmonna J. Edgar Hoover en secouant la tête. Allez-vous au cinéma, Lucas ?

— De temps en temps, monsieur. »

Hoover se fendit de son petit sourire en coin. « Les histoires inventées ne vous dérangent pas tant qu’elles sont racontées en images plutôt qu’en mots, hein, Lucas ? »

Comme je ne voyais pas comment répondre à cela, je restai muet.

Hoover se carra sur son siège et referma l’épais dossier. « Agent spécial Lucas, j’ai du travail pour vous à Cuba. Je veux que vous preniez l’avion demain matin.

— Oui, monsieur. » Cuba ? Qu’y avait-il donc à Cuba ? Je savais que le FBI y était présent, car il était présent dans tout cet hémisphère, mais il ne devait pas s’y trouver plus d’une vingtaine d’agents. Je me rappelai que Raymond Leddy, attaché juridique à l’ambassade de La Havane, était la principale liaison du Bureau avec l’île. À part ça, j’ignorais tout des opérations sur le sol cubain. L’Abwehr n’y était guère active – du moins à ma connaissance.

« Que savez-vous d’un écrivain du nom d’Ernest Hemingway ? » demanda Hoover en se penchant vers la droite sur son fauteuil. Il avait les mâchoires tellement crispées que j’aurais juré l’entendre grincer des dents.

« Uniquement ce que j’ai lu dans les journaux. Il chasse le gros gibier, n’est-ce pas ? Il gagne beaucoup d’argent. Marlene Dietrich est de ses amies. On tire des films de ses livres. Je crois qu’il demeure à Key West.

— Plus maintenant. Il s’est établi à Cuba il y a quelques années. Il y avait un bail qu’il y allait régulièrement. Lui et sa troisième épouse demeurent dans les faubourgs de La Havane. »

J’attendis la suite.

Hoover soupira, tendit la main pour toucher la Bible posée sur son bureau, puis soupira de nouveau. « Hemingway est bidon, agent spécial Lucas. C’est un menteur et probablement un communiste.

— En quoi est-il un menteur, monsieur ? » Et en quoi cela concerne-t-il le Bureau ?

Hoover eut un nouveau sourire. Un infime plissement des lèvres, un bref aperçu de ses petites dents blanches. « Vous verrez son dossier dans une minute. Mais pour vous donner un exemple… eh bien, cet Hemingway était conducteur d’ambulance en Italie, pendant la Grande Guerre. Un obus de mortier a explosé près de lui et l’a envoyé à l’hôpital criblé de grenaille. Au cours des années qui ont suivi, Hemingway a déclaré à la presse qu’il avait également été atteint par un tir de mitrailleuse – notamment dans la rotule ; après quoi il aurait transporté un soldat italien blessé sur une distance de cent cinquante mètres, le conduisant à un poste de commande avant de s’effondrer. »

Je me contentai d’acquiescer. Si Hemingway avait bien déclaré ceci, c’était un menteur. Rien n’est plus insoutenable qu’une blessure au genou. Si cet Hemingway était capable de transporter un soldat, voire seulement de faire quelques mètres, après avoir reçu de la grenaille dans la rotule, c’était bel et bien un dur à cuire. Mais les balles de mitrailleuse sont des horreurs aussi rapides que massives, conçues pour pulvériser l’os, les muscles et l’ardeur au combat. Si cet écrivain prétendait avoir transporté un camarade sur une distance de cent cinquante mètres après avoir été atteint au genou par une rafale de mitrailleuse, c’était un menteur. Bon. Et alors ?

Hoover sembla lire dans mes pensées, bien que mon visage, j’en suis sûr, n’ait exprimé qu’une attention polie.

« Hemingway veut organiser un réseau de contre-espionnage à Cuba, reprit le directeur. Lundi, il en a discuté avec Ellis Briggs et Bob Joyce à l’ambassade, et vendredi, il doit s’entretenir avec Spruille Braden pour lui faire une proposition en bonne et due forme. »

Je hochai la tête. Nous étions mercredi. Hoover m’avait envoyé son câble mardi.

« Vous connaissez l’ambassadeur Braden, je crois.

— Oui, monsieur. » J’avais travaillé avec Braden l’année précédente, quand il était en poste en Colombie ; à présent, il était ambassadeur des États-Unis à Cuba.

« Vous avez une question ? demanda Hoover.

— Oui, monsieur. Pourquoi un civil… un écrivain… a-t-il été autorisé à importuner l’ambassadeur afin de lui proposer cette idée stupide d’un réseau d’espions amateurs ? »

Hoover se frotta le menton. « Hemingway a beaucoup d’amis sur l’île. Nombre d’entre eux sont des vétérans de la guerre d’Espagne. Hemingway affirme qu’il a déjà organisé un réseau d’opérateurs clandestins à Madrid, en 1937…

— Est-ce exact, monsieur ? »

Hoover tiqua à cette interruption, ouvrit la bouche, puis secoua la tête avant de dire : « Non. Hemingway se trouvait bien en Espagne, mais seulement en tant que correspondant de guerre. Ce réseau semble n’avoir existé que dans son imagination, bien qu’il ait été en contact avec plus d’un agent communiste. Les communistes se sont servis de lui sans scrupules pour diffuser leur propagande à l’étranger… et il s’est laissé utiliser sans en avoir honte. Tous les détails sont dans le dossier que vous lirez tout à l’heure. »

Hoover se pencha au-dessus de son bureau et croisa de nouveau les doigts. « Agent spécial Lucas, je veux que vous vous rendiez à Cuba et que vous serviez d’officier de liaison avec Hemingway et sa grotesque opération. Vous aurez une couverture, car l’ambassade vous affectera auprès d’Hemingway mais vous ne représenterez pas officiellement le FBI.

— Qui serai-je censé représenter, monsieur ?

— L’ambassadeur Braden dira à Hemingway que votre présence à ses côtés est une condition sine qua non pour que son projet soit approuvé. Vous lui serez présenté comme un agent du SIS spécialiste du contre-espionnage. »

Je ne pus m’empêcher de sourire. Hoover venait de parler de couverture, mais ceci était ma véritable identité. « Hemingway ne sait pas que SIS et FBI, c’est la même chose ? »

Le directeur secoua sa tête massive, faisant luire ses cheveux brillantinés. « Nous ne pensons pas qu’il comprenne quoi que ce soit aux principes les plus élémentaires de l’espionnage et du contre-espionnage, encore moins aux détails de l’organisation et des compétences de nos services. En outre, l’ambassadeur Braden lui assurera que vous ne recevrez vos ordres que de lui – d’Hemingway, je veux dire – et que vous ne ferez aucun rapport à l’ambassade, ou à d’autres contacts, sans la permission d’Hemingway.

— Et à qui ferai-je mes rapports en réalité, monsieur ?

— Vous serez contacté une fois à La Havane. Nous opérerons en dehors de l’ambassade et de la chaîne de commandement de l’antenne du FBI. Pour me résumer, il n’y aura qu’un seul et unique contrôleur entre vous et moi. Les détails figurent dans le briefing que Miss Gandy va vous remettre. »

Mon expression ne s’altéra pas d’un iota, mais j’étais profondément choqué. Si cette mission était si importante, comment se faisait-il qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre le directeur et moi-même ? Hoover adorait le système qu’il avait créé et détestait ceux qui le contournaient. Qu’est-ce qui pouvait bien justifier une telle violation de la chaîne de commandement ? Je gardai le silence et attendis la suite.

« Vous avez une réservation sur le vol de demain à destination de La Havane via Miami, dit le directeur. Demain, vous entrerez brièvement en contact avec votre contrôleur, et vendredi, vous serez présent quand Hemingway exposera son projet à l’ambassadeur. Ce projet sera approuvé. Hemingway sera autorisé à jouer à son jeu grotesque.

— Oui, monsieur. » Peut-être était-ce la sanction à laquelle je m’étais attendu – on m’aiguillait vers une voie de garage, on me confiait un jouet de gosse jusqu’à ce que, cette situation me paraissant insupportable, je décide de démissionner ou de m’engager dans l’armée.

« Savez-vous comment Hemingway a décidé de baptiser son organisation, à en croire ce qu’il a confié à Bob Joyce et à Ellis Briggs ? demanda Hoover d’un ton pincé.

— Non, monsieur.

— L’Atelier du crime. » Je secouai la tête.

« Voici quels sont vos ordres, dit Hoover en se penchant un peu plus vers moi. Devenez un proche d’Hemingway, agent spécial Lucas. Dans vos rapports, dites-moi qui est cet homme. Ce qu’il est. Utilisez tous vos talents pour découvrir la vérité sur ce menteur. Je veux savoir ce qui le motive et ce qu’il veut vraiment. »

J’acquiesçai, attendant la suite.

« Et tenez-moi au courant des activités de sa ridicule organisation à Cuba, Lucas. Je veux des détails. Des rapports quotidiens. Des diagrammes si nécessaire. »

Le directeur semblait avoir fini, mais je sentis qu’il y avait autre chose.

« Cet homme fourre son nez dans une zone où sont peut-être envisagées des opérations délicates ou des initiatives relevant de la sécurité nationale », déclara le directeur en se carrant dans son siège. Derrière lui, le tonnerre gronda dans le ciel. « Hemingway risque de nous gâcher le travail. Votre mission est de nous tenir informés de ses activités afin que nous puissions limiter les dégâts que cet amateur ne manquera pas de causer. Et – si nécessaire – intervenir au plus haut afin de l’empêcher de nuire. Mais tant que vous ne recevrez pas d’ordre dans ce sens, votre rôle sera celui que l’on vendra à Hemingway : celui d’un conseiller, d’un aide, d’un assistant, d’un observateur sympathisant et d’un fantassin. »

Je hochai la tête une dernière fois et pris mon chapeau entre mes mains.

« Vous aurez besoin de lire aujourd’hui le dossier O/C sur cet écrivain, dit le directeur. Mais vous serez obligé de le mémoriser. »

Cela allait sans dire. Aucun dossier O/C ne quittait jamais ce bâtiment.

« Miss Gandy va vous confier le dossier en question pendant deux heures et vous conduire dans un lieu où vous pourrez le consulter en toute tranquillité. Je pense que le Directeur adjoint Toison n’est pas dans son bureau aujourd’hui. C’est un dossier plutôt épais, mais deux heures devraient vous suffire si vous lisez vite. » Le directeur se leva.

Je fis de même.

Nous ne nous sommes pas serré la main. Hoover contourna son bureau, faisant montre de la même rapidité que lorsqu’il m’avait accueilli, mais il se contenta de traverser la pièce, d’ouvrir la porte, et de demander à Miss Gandy de lui apporter le dossier, gardant une main sur le bouton de porte et tripotant sa pochette de l’autre.

Je franchis le seuil, avançant de façon à ne pas tourner le dos au directeur. « Agent spécial Lucas, dit Hoover alors que Miss Gandy s’approchait.

— Oui, monsieur ?

— Cet Hemingway est bidon, mais on dit qu’il a un certain charme, dans le genre fruste. Ne vous laissez pas charmer, vous risqueriez d’oublier pour qui vous travaillez et ce que vous risquez d’avoir à faire.

— Oui, monsieur… je veux dire : non, monsieur. »

Hoover hocha la tête et referma la porte. Je ne devais plus jamais le revoir.

Je suivis Miss Gandy dans le bureau de Toison.