29

 

« Bon sang, Lucas, ne meurs pas. Ne meurs pas, pas tout de suite. »

Quelqu’un me giflait. Avec violence. Cette douleur n’était rien comparée aux tisons rougeoyants qui me taraudaient le torse et le bras droit, vraiment rien comparée au chalumeau qui m’embrasait le flanc gauche, mais elle m’empêchait de sombrer une nouvelle fois dans les ténèbres lénifiantes de la noyade et de la mort. Je m’obligeai à remonter à la surface et à ouvrir les yeux.

Delgado sourit et se carra sur son siège. « Bien, fit-il. Tu pourras mourir dans une minute. D’abord, j’ai deux ou trois questions à te poser. » Il était assis sur un tabouret pliant qu’il avait installé au milieu du pont du Pilar. Le corps d’Hemingway gisait toujours à ma gauche, son visage baignant dans une mare de sang. Celle-ci s’était élargie. Delgado portait un pantalon blanc crasseux, des sandales de marin et un maillot de corps. Ses bras et ses épaules étaient bronzés et musculeux. Il tenait dans sa main le pistolet calibre .22 d’Hemingway et se tapotait le genou avec le canon tout en me regardant lever la tête et plisser les yeux pour mieux voir. Je me jetai sur lui, prêt à le saisir avant qu’il ait eu le temps de lever son arme. Ma tête fut rejetée en arrière, ma vision s’obscurcit, et je faillis succomber à la douleur. J’avais les bras liés derrière le dos et je sentis le métal mordre mes poignets. Mon esprit tournait au ralenti, comme si mes pensées étaient figées dans de la mélasse, mais je me rendis compte que j’étais assis sur la banquette côté tribord et que Delgado m’avait passé les menottes, m’attachant à la main courante en cuivre qui décorait le plat-bord à cet endroit. L’eau gouttait de mes vêtements et imprégnait mes chaussures. Je ne la considérais qu’avec un intérêt minime, ne réagissant presque pas lorsque je m’aperçus qu’elle était en grande partie teintée de rouge. Je saignais abondamment. Delgado avait dû me repêcher et me ranimer presque aussitôt après m’avoir descendu.

Il se remit à l’ouvrage, m’assenant un coup de canon sur la tempe. Je m’efforçai de me focaliser sur lui et d’écouter ce qu’il disait.

« … sont les documents, Lucas ? Les documents de l’Abwehr ? Dis-moi où ils se trouvent, et je te laisserai te rendormir. Tu as ma promesse. »

Je tentai de lui répondre. Je devais m’être blessé au visage en tombant par-dessus bord, car j’avais les lèvres fendues et tuméfiées. À moins que Delgado ne m’ait giflé plus longtemps que je ne le croyais. Je fis une nouvelle tentative.

« … dans… la… baie. C’est Daufeldt… qui les avait. »

Poussant un gloussement, Delgado pécha dans sa poche la carte d’identité et la lettre de mission, à présent trempées, du major SS. « Non, Lucas. Et Daufeldt, c’est moi. Si je t’ai repêché, c’est en partie parce que j’avais besoin de ceci ce soir. J’ai aussi besoin des documents de l’Abwehr. Où Hemingway les a-t-il planqués ? »

Je secouai la tête. Une violente douleur irradia mon bras droit et mon flanc gauche, et je vis des taches noires danser dans mon champ visuel. « Dans la… baie et… sur la… plage. Après… l’explosion… du Lorraine. »

Delgado me gifla. « Concentre-toi, Lucas. Hemingway avait la sacoche sur lui, sinon je ne l’aurais pas tué. Mais elle contenait un manuscrit à la con, pas les documents de l’Abwehr. Kruger n’avait pas les vrais documents sur lui quand il a fait sa sortie. Où sont-ils ? »

Je mobilisai toutes les ressources de mon énergie pour lever la tête et fixer Delgado. « Qui… est Kruger ? »

Il eut un rictus. « Le sergent Kruger, de la SS. Loyal opérateur radio du Southern Cross. Tu viens de le récupérer dans la baie, Lucas. Alors, où Hemingway a-t-il caché ces putains de documents ? »

Je secouai la tête, la laissai retomber. « Major… Daufeldt. Papiers. »

Delgado m’empoigna les cheveux pour me relever la tête et se pencha sur moi. « Écoute bien, Lucas. Le major Daufeldt, c’est moi. On avait besoin d’une diversion à ton arrivée. J’ai persuadé cette mauviette de sergent Kruger de prendre le Schmeisser et de tenter une sortie à bord du Lorraine. J’ai supposé que tu allais l’abattre. Ces papiers sont les miens. Mais où sont les documents ?

— Est-ce qu’Hemingway… est vivant ? » articulai-je. Delgado jeta un regard machinal par-dessus son épaule. Des mouches tournaient autour du crâne sanguinolent d’Hemingway, et il baignait dans son sang jusqu’aux épaules. « Je n’en sais rien. Et je m’en fous. S’il est encore vivant, ce n’est plus pour très longtemps. » Il se retourna vers moi et sourit. « Il a eu un accident de bateau. S’est cogné la tête en échouant le Pilar sur un banc de sable. Je me suis servi de la gaffe, mais il aurait pu se faire ça sur un coin de meuble. Quand je l’aurai jeté par-dessus bord, je prendrai soin de nettoyer la gaffe. Puis j’échouerai ce bateau sur un banc de sable. Une fois que son cadavre aura séjourné quelque temps dans l’eau, on ne pourra pas déduire grand-chose de sa blessure. »

Je m’efforçai de me redresser et de faire coulisser mes poignets dans les menottes. Delgado les avait serrées si fort qu’elles me coupaient la circulation. Je ne pouvais plus sentir mes doigts. Mais peut-être était-ce une conséquence de l’hémorragie… mes mains étaient tout engourdies. Mon sang imprégnait ma chemise, mon pantalon, mes chaussures et la banquette en cuir. Je tentai de me concentrer – sur Delgado, mais aussi sur mon propre corps. Je me rappelai trois impacts de balle : les deux premières s’étaient logées dans mon bras et dans mon torse, ou dans mon épaule droite, la troisième – la plus dangereuse – dans mon flanc gauche. Je baissai les yeux. Une chemise déchirée, imbibée de sang en quantité. Ça ne m’apprenait pas grand-chose. Il s’était servi du .22. Voilà qui me redonnait espoir. Mais ma douleur, la quantité de sang que je perdais, ma faiblesse croissante étaient autant de mauvais signes. L’un ou l’autre des petits projectiles pouvait avoir touché un organe vital.

« Est-ce que tu m’écoutes, Lucas ? »

Je m’efforçai de nouveau d’accommoder. « Comment ?

— Comment quoi ?

— Comment avez-vous fait pour avoir Hemingway ? » Soupir de Delgado. « Est-ce qu’on est arrivés au moment du film où je te révèle tout avant de te laisser mourir ? Ou mieux encore, avant de te laisser t’échapper ? »

Je sentis les menottes me mordre les chairs et sus que je ne pourrais pas m’échapper. Même si je réussissais à dégager mes mains, même si elles recouvraient leur intégrité, j’étais trop grièvement blessé, trop affaibli pour faire quoi que ce soit. J’envisageai de saisir Delgado avec mes jambes, mais après les avoir fait bouger de quelques centimètres, je constatai qu’elles étaient presque sans force. Peut-être réussirais-je à lui enserrer la taille et à le coincer pendant quelques secondes, mais je serais incapable de maintenir mon étreinte très longtemps, et il n’avait qu’à lever le .22 pour m’abattre. Je décidai de conserver le peu de force qui me restait et d’attendre qu’une occasion se présente. Une occasion de quoi faire, Joe ? La voix qui résonnait dans mon crâne était aussi lasse que cynique. Je fixai Delgado et luttai pour ne pas perdre conscience.

« D’accord, fit-il. Je te dis comment j’ai fait pour avoir Hemingway, et toi, tu me dis où il a pu cacher les documents de l’Abwehr. »

J’acquiesçai, même si je savais pertinemment qu’il tenait toutes les cartes en main et n’avait pas besoin de me dire quoi que ce soit. Dans mon esprit embrumé surgit soudain une idée : l’arrogance de Delgado était peut-être mon seul espoir. Il avait eu beau se fendre d’un commentaire sarcastique sur les clichés de cinéma, je savais qu’à l’instar de la plupart des personnages de film, il brûlait d’envie de se pavaner devant sa victime. Hemingway avait peut-être raison ; peut-être que la fiction – même la fiction cinématographique – était plus vraie que la vie.

« On a laissé le Lorraine dériver ici, près de l’îlot, dit Delgado en affichant son demi-sourire si irritant. Le sergent Kruger était à son bord, gisant sur le ventre, apparemment blessé et inconscient. Il portait alors ta chemise verte, Lucas. »

Sans doute pris-je un air interloqué, car Delgado se mit à glousser. « C’est Eisa qui nous l’avait procurée.

— Elsa ? »

Delgado secoua la tête, à la façon d’un adulte ayant affaire à un enfant un peu borné. « Maria. Peu importe. Tout à l’heure, tu me diras peut-être comment tu l’as tuée, mais ce n’est pas important pour le moment. Tu veux entendre la suite de l’histoire ? »

J’attendis.

« Donc, pendant que ton plumitif te hélait et amarrait le Lorraine à son bateau, j’ai quitté l’îlot à la nage, je suis monté à bord derrière lui, armé du Schmeisser, je lui ai confisqué son .22, et voilà le travail. » Il secoua la tête une nouvelle fois. « Mais ce connard a voulu me résister. Il a tenté de m’arracher le Schmeisser. J’aurais pu le descendre ou le tuer à mains nues, bien entendu – c’était le plan numéro un, destiné à faire croire que c’était toi qui l’avais tué –, mais tant que le lieutenant Maldonado n’avait pas apporté ton cadavre à Nuevitas, on devait se débrouiller pour que ça ressemble à un accident. Alors, pendant que le sergent maîtrisait Hemingway, je lui ai défoncé le crâne d’un coup de gaffe. À ce moment-là, comprends-moi bien, on croyait qu’il avait les documents de l’Abwehr avec lui, puisqu’on avait vu la sacoche. Mais la sacoche ne contenait qu’un manuscrit à la con, une histoire de couple qui baise un peu partout en France. Alors, pendant que Kruger surveillait ton pote qui pissait le sang, j’ai fouillé le bateau de fond en comble. Et c’est à ce moment-là que tu es accouru à la rescousse, Lucas. Et j’estime m’être conduit de façon plutôt héroïque en t’envoyant le pauvre sergent Kruger, armé de mon Schmeisser, pendant que je t’attendais avec le joujou d’Hemingway en guise d’arme. J’avais seulement l’intention de te blesser pour que tu te tiennes tranquille, de récupérer mes papiers et de dénicher les documents, mais comme tu as bougé en tombant, ma troisième balle te sera sans doute fatale. Désolé. Fin de l’histoire. Où sont les documents ? »

Je secouai la tête. Je crus que le vent s’était levé et faisait bruire les palmiers sur l’îlot tout proche, mais je me rendis compte que ce bruit était un bourdonnement qui m’emplissait le crâne. « Je veux… en savoir… davantage, dis-je d’une voix qui sonnait bizarrement à mes propres oreilles. Je ne… comprends pas. Les documents. Becker. Les soldats allemands abattus. L’opération Corbeau. Pourquoi ? Dans quel but ? Je ne comprends pas. »

Delgado acquiesça d’un air affable. « Je sais bien que tu ne comprends pas, Lucas. C’est une des raisons pour lesquelles tu as été sélectionné. Astucieux… mais pas trop astucieux. Mais nous n’avons plus le temps de bavarder, j’en ai peur, et même si nous l’avions, je te dirais que dalle. » Il leva le .22 et me visa entre les deux yeux. « Où sont les documents de l’Abwehr ?

— Va te faire foutre », lançai-je. Et j’attendis. Les lèvres de Delgado se retroussèrent d’un iota. « Un dur de dur, dit-il en haussant les épaules. Ça me fait de la peine de te le dire, Joe, mais je n’ai plus vraiment besoin des documents de l’Abwehr à présent. On peut s’en procurer bien d’autres à la même source. L’autre camp a déjà effectué sa livraison initiale, et maintenant que le robinet est ouvert, j’ai tout le temps de distiller d’autres informations sur l’Abwehr. Après ce qui s’est passé à Punta Roma, ils ont confiance en nous. Et ils ne le regretteront pas.

— Qui ne le regrettera pas ? » demandai-je stupidement. Tu as juste assez de force dans les jambes pour tenter le coup une fois, et une seule… et le moment semble bien choisi, Joe. Mais Delgado, qui avait reculé son siège d’une cinquantaine de centimètres, était hors de portée.

Il secoua la tête. « Désolé, Lucas. Plus le temps. Adieu, mon vieux. »

La gueule noire du canon du .22 monopolisait presque toute mon attention, mais je perçus un mouvement du coin de l’œil lorsque Hemingway se dressa sur ses genoux, puis, poussant un gémissement déchirant, sur ses pieds.

Delgado abaissa son arme et pivota d’un quart de tour sur son tabouret. « Oh, merde », fit-il d’un air las. Il se leva et observa patiemment Hemingway qui, à présent debout, vacillait sur ses jambes, tel un ivrogne, sur le pont ensanglanté de son Pilar bien-aimé. Le visage de l’écrivain était aussi blanc que le nuage solitaire qui flottait dans le ciel derrière lui. Tandis que Delgado le considérait, j’espérai – une seconde fois – que son arrogance allait l’emporter sur son instinct de tueur.

« Félicitations, dit Delgado en reculant d’un pas pour s’écarter de cette apparition. Tu es vraiment un dur à cuire, mon salaud. Ce coup aurait tué n’importe qui. »

Hemingway chancela et s’assouplit les mains, se concentrant visiblement sur le petit tableau que nous composions, Delgado et moi.

Il est trop loin de Delgado, me dis-je, sentant mon cœur battre si fort que je redoutai l’approche imminente de la mort. Le sang semblait couler bien trop librement de mon flanc gauche. Il est trop loin. Ce qui n’a aucune importance car, même s’il était en pleine forme, Delgado serait capable de le tuer à mains nues.

Soupir de Delgado. « Retour au plan numéro un, on dirait. L’écrivain retrouvé mort près du cadavre de l’agent double qui l’a abattu. » Il leva le .22 et le pointa sur le torse massif d’Hemingway.

Me tassant sur la banquette pour prendre mon élan, m’efforçant d’ignorer les vagues de douleur qui déferlent sur moi, je détends mes jambes de toutes mes forces, décochant à Delgado un coup de pied dans les reins. L’agent secret, projeté vers l’avant, réussit à recouvrer l’équilibre, mais Hemingway, poussant un grognement bestial, a le temps de l’enserrer dans ses bras puissants.

« Foutredieu ! » Delgado s’esclaffe et se dégage d’un atémi qui frappe le bras gauche d’Hemingway à la base du biceps. Puis il cale le canon de son pistolet sous la mâchoire de l’écrivain.

Poussant un nouveau grognement, celui-ci agrippe des deux mains le bras droit de Delgado, l’obligeant à abaisser son arme. Delgado pourrait terrasser Hemingway d’une manchette dans le dos assenée de la main gauche, mais il comprend à cet instant que son adversaire s’efforce de pointer sa propre arme sur lui, aussi décide-t-il de lui enserrer le poignet droit, faisant levier sur ses bras pour éloigner le pistolet. Celui-ci reste immobile entre les deux hommes, son canon dressé vers le ciel dans les quelques centimètres d’espace séparant les deux visages inondés de sueur.

Je me love sur moi-même, luttant contre le vertige qui s’empare de moi, prêt à frapper une nouvelle fois si Delgado se rapproche, mais les deux hommes se lancent dans une gigue endiablée et maladroite qui les conduit loin de moi sur le pont.

De toute évidence, c’est Delgado le plus expérimenté en matière de combat à mains nues, mais il a les deux mains occupées, il a besoin de ses deux jambes pour conserver son équilibre, et Hemingway tire parti de toute la masse de son torse pour tenter de le faire tomber. L’écrivain lutte pour sa vie. Delgado, lui, attend seulement une occasion de tirer. Le facteur décisif, c’est le doigt de Delgado sur la détente, les deux mains d’Hemingway étant refermées autour du poignet de Delgado. Quelle que soit la cible potentielle du canon, seul Delgado peut décider de presser la détente.

Les deux colosses poursuivent leur danse, rebondissant sur la toile tendue sur un côté, heurtant violemment la barre, atterrissant sur le plat-bord puis regagnant le centre du pont. Hemingway force le canon à se pointer sur le visage de Delgado, mais cela ne fait aucune différence ; le doigt de l’agent secret reste en position. Nouveau pas de danse, et c’est maintenant sur l’écrivain que le canon se braque.

Avant que Delgado ait le temps de tirer, Hemingway penche la tête sur la droite, hors de la ligne de mire, grogne et charge. Le canon se pointe vers le ciel. Les deux hommes s’écrasent sur l’échelle menant à la passerelle de pilotage. Vif comme l’éclair, Delgado change de main, saisissant le pistolet de la gauche pour augmenter l’effet de levier, oblige le canon à se pointer sur le visage d’Hemingway.

Celui-ci lui décoche un coup de boule et change la position de ses mains, courant le risque d’être abattu pendant la fraction de seconde qui lui est nécessaire pour effectuer cette manœuvre. Les deux hommes reprennent leur danse de plantigrades, glissant sur le pont couvert de sang, mais la main droite d’Hemingway enserre à présent le pistolet, son index s’est glissé sous le pontet, logé au-dessus de celui de Delgado.

Delgado frappe : un coup de genou dans les couilles. Hemingway laisse échapper un grognement mais tient bon, ne relâche pas son effort, alors même que Delgado profite de cette seconde de faiblesse pour déplacer sa main gauche sur le canon, l’amenant sous le menton de son adversaire. Les yeux d’Hemingway cherchent à voir ce qui se passe. Impossible de déloger le canon. Hoquetant, une esquisse de sourire aux lèvres, Delgado enfonce le canon dans le cou d’Hemingway, relève le percuteur, presse la détente.

Hemingway a fait glisser sa main de cinq interminables centimètres avant même que Delgado soit passé à l’action. Le percuteur retombe, s’écrasant sur la dernière phalange de l’auriculaire d’Hemingway, la chair, l’os et l’ongle empêchant le métal de toucher l’amorce.

Delgado tire violemment sur l’arme pour la dégager, prélevant au passage un lambeau de chair sur le petit doigt de l’écrivain, et les deux hommes se mettent à tournoyer, manquent entrer en collision, se redressent et s’écrasent de nouveau sur l’échelle. Ils se trouvent à deux mètres de moi. Il m’est impossible de les atteindre, même du bout du pied. Je sens mes forces me quitter en même temps que le sang qui imbibe la banquette, et mes jambes s’affaissent.

Delgado a libéré le percuteur pour une nouvelle tentative, mais ce faisant, il a par inadvertance pointé le canon sur lui-même. La main gauche d’Hemingway s’en empare, le fait pivoter lentement. Delgado libère sa main, veut saisir le canon lui aussi, mais c’est Hemingway qui a l’avantage, et il ne lui laisse aucune prise. Je pense à des garçons composant des équipes de baseball en empoignant la batte à tour de rôle jusqu’à ce que l’un d’eux ne puisse plus refermer sa main dessus.

Je ne vois plus le canon du .22, seulement la main gauche de Delgado refermée sur celle d’Hemingway, leurs mains droites se trouvant plus bas, l’index de Delgado sur la détente, l’index d’Hemingway recouvrant celui de Delgado.

Hemingway retrousse les lèvres, exhibant toutes ses dents. Les tendons saillent comme des cordes sur son cou sanguinolent. Le canon se loge sous le menton de Delgado, s’enfonce dans les chairs tendres.

Delgado rejette la tête en arrière, plus vite que je ne l’aurais cru possible, mais l’un des barreaux de l’échelle lui coince le crâne et l’empêche de bouger. Hemingway enfonce un peu plus le canon dans la chair de Delgado.

Celui-ci hurle alors – en silence –, pas de peur, mais à la façon d’un parachutiste se préparant à quitter l’abri d’un transport de troupes pour plonger dans le vent et les ténèbres. Les deux hommes bandent tous leurs muscles.

Le doigt d’Hemingway presse celui de Delgado sur la détente.

Cela faisait quelque temps que des taches noires dansaient dans mon champ visuel, et, l’espace d’une minute, elles se fondirent les unes dans les autres pour se refermer sur moi. Lorsque je recouvrai ma vision, Hemingway avait lâché le pistolet et était le seul homme debout, chancelant au-dessus du corps de Delgado effondré contre l’échelle. Le cuir chevelu d’Hemingway était dans un tel état qu’on aurait juré que c’était lui, et non pas Delgado, qui avait reçu une balle dans la tête. Le projectile n’était pas ressorti. À en juger par le sang qui coulait à flots des yeux, du nez et des oreilles de Delgado, sans parler de son cou réduit en charpie, la balle de .22 lui avait traversé le palais avant de ricocher à plusieurs reprises sur sa boîte crânienne.

Hemingway, qui considérait le cadavre, se retourna ensuite vers moi avec une expression que je n’oublierai jamais. On ne pouvait pas parler de triomphe, ni de regret, ni d’un simple choc, encore moins de soif de sang – je ne peux qu’évoquer le regard détaché d’un observateur redoutablement intelligent. Hemingway était en train d’enregistrer la scène : non seulement le spectacle qu’il avait sous les yeux, mais aussi les odeurs, le faible balancement du Pilar, la douce brise de l’après-midi, les cris des mouettes volant au-dessus du bras de mer, et même sa propre douleur et ses propres réactions. En particulier ses propres réactions.

Puis ses yeux se posèrent sur moi et il s’approcha. Les taches noires qui dansaient dans mon champ visuel se massèrent une nouvelle fois, et je me sentis partir, comme si les menottes avaient glissé de mes poignets, comme si j’étais libre… libre de sombrer dans ces ténèbres lénifiantes, libre de dériver loin de tout ceci, libre enfin de trouver le repos.

Si je revins à moi, ce fut à cause des gifles – encore – et de cette voix impérieuse, la voix de ténor d’Hemingway, qui me disait : « Bon sang, Lucas, ne meurs pas. Ne meurs pas, fiston. »

Je fis de mon mieux pour lui obéir.