21

 

Immobile à cinq ou six mètres d’Hemingway, je le vis caler la gueule du Mannlicher sous son menton. Je ne savais pas si le fusil était chargé. L’écrivain m’avait appelé « Joe », et je n’aimais pas ça. En privé, il n’utilisait jamais mon prénom.

« Estamos copados, dit-il. Et voilà ce qu’il faut faire quand on est cerné, Joe. » Il posa ses deux mains sur le canon et se pencha en avant, son gros orteil se rapprochant encore de la détente. Hemingway ne portait qu’une chemise bleue tachée et un short kaki crasseux.

Je ne dis rien.

« Dans la bouche, Joe, reprit-il. Le palais est la partie la plus tendre du crâne. » Il approcha la gueule du canon à quelques centimètres de sa bouche grande ouverte et pressa la détente avec son orteil. Le percuteur claqua à vide. Hemingway leva la tête et sourit. Je compris qu’il me lançait une sorte de défi.

« C’est complètement con », dis-je.

Se déplaçant avec prudence, Hemingway posa le fusil contre l’accoudoir de son fauteuil et se leva. Peut-être était-il ivre mort, mais il n’eut aucun mal à trouver son équilibre. « Qu’avez-vous dit, Joe ? demanda-t-il en agitant les doigts.

— C’était complètement con. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, il n’y a qu’un maricon pour se fourrer le canon d’un fusil dans la bouche.

— Voulez-vous bien répéter cela, Joe ? dit Hemingway en articulant soigneusement.

— Vous m’avez très bien entendu. »

Hemingway hocha la tête, se dirigea vers la porte et me fit signe de le suivre au-dehors. Je m’exécutai.

Arrivé près de la piscine, il ôta sa chemise sale et la posa sur le dossier d’une chaise métallique. « Vous avez intérêt à enlever la vôtre, me dit-il en espagnol. Je compte bien vous faire pisser le sang. »

Je secouai la tête. « Je n’ai aucune envie de me battre.

— Que vos envies aillent se faire foutre. Et vous aussi. » Il ajouta, dans un espagnol fortement accentué de cubain : « Je chie sur ta putain de mère.

— Je n’ai aucune envie de me battre », répétai-je. Hemingway secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées, s’avança vivement et tenta de me décocher un direct du gauche au visage. J’esquivai le coup, levai mes poings et commençai à me déplacer vers la droite, partant du principe que l’acuité visuelle de son œil gauche était inférieure à celle du droit. Nouvelle tentative de direct. Nouvelle esquive.

À l’instar de l’insulte qu’il avait proférée, ses coups n’étaient que de simples provocations. Je compris tout de suite que c’était un contre-attaquant, comme moi. Un combat opposant deux boxeurs de ce type est toujours barbant au début.

Je lui adressai un sourire. « Piropos, señor ? » demandai-je, moqueur. Puis, d’une voix neutre : « Pendejo. Puta. Maricon. Bujaron. »

Hemingway me fonça dessus. Deux secondes avant le début du combat, je me rendis compte que je n’aurais eu aucune peine à le tuer, mais que je ne savais pas si je pouvais le battre à la loyale.

Splendide direct du gauche visant ma bouche. Je l’esquive, et c’est un crochet du droit qui menace mon ventre. Un pas en arrière, mais son poing massif me percute les côtes, me coupant en partie le souffle. Hemingway enchaîne du gauche, puis c’est un nouveau crochet du droit qui, se jouant de ma garde, manque de me mettre la pommette en bouillie mais rebondit sur mon occiput.

Hemingway est un frappeur très puissant. Un avantage certain, mais qui risque parfois de se retourner contre les amateurs, qui cherchent le plus souvent à conclure dès la première minute par un knock-out ou un knock-down. Ils oublient que l’endurance peut être nécessaire.

Il se rapproche, agrippe ma chemise de la main gauche et tente un nouveau crochet du droit. Je l’amortis de l’épaule, me baisse et lui assène trois crochets au ventre.

L’air s’échappe de ses poumons avec un bruit parfaitement audible, et il me colle au corps, me serre contre lui, s’appuyant sur moi pendant qu’il reprend son souffle, mais sans cesser de se battre. Il a le ventre mou, mais il s’est préparé à encaisser et ne semble pas disposé à aller au tapis. Il tente de me saisir par les cheveux, mais ceux-ci sont trop courts pour lui offrir une prise. Il me pousse en direction du mur de la finca, tirant profit de sa masse et de son poids pour me faire traverser le patio. J’enfouis mon menton au creux de son épaule et le travaille au corps, n’offrant à ses poings que mon dos en guise de cible. Les coups qu’il assène à mes reins me font un mal de tous les diables. Puis je recule vivement, comprenant qu’il risque de m’infliger de sérieux dégâts une fois qu’il m’aura coincé contre ce mur rugueux. Un coup de boule au menton et, profitant de ce qu’il s’écarte un instant, je me dégage.

Hemingway secoue la tête pour chasser la sueur de ses yeux, puis il crache du sang. Je lui flanque un revers de la main sur la joue, je l’entends grogner, il charge, et je l’accueille avec un bon crochet du droit.

Il refuse toujours de tomber. Je suis en petite forme, mais pas à ce point. Ce crochet – qu’il a toutefois encaissé sur la tempe plutôt que sur la mâchoire – avait déjà terrassé des hommes plus costauds que lui. Frapper le crâne d’Hemingway revenait à cogner sur une enclume.

Il repasse à l’attaque, m’agrippe les bras, m’enfonce chacun de ses pouces à la saignée du coude, cherchant les tendons à la base de mes biceps. Je lève un genou, mais il pivote assez vite pour recevoir le coup sur la hanche plutôt que dans les testicules. Nouveau coup de genou, il me lâche, recule, et je l’atteins par deux fois à l’oreille droite. Celle-ci enfle aussitôt, mais je me rends compte qu’il m’a abîmé les biceps – j’ai le bras gauche engourdi et le droit parcouru de fourmillements. Ce fils de pute a bien retenu les leçons des escrocs de Chicago.

À présent, nous tournons l’un autour de l’autre en direction de la piscine, et Hemingway halète tout son soûl. Il se cogne à une chaise métallique et l’écarte d’un coup de pied. J’en profite pour passer à l’attaque, mais il bloque les deux coups que je lui assène et, alors que je recule, me frappe au-dessus de l’œil gauche. Je secoue la tête pour chasser le sang. Mon arcade sourcilière se met à enfler, mais pas assez pour m’aveugler avant la fin du combat.

Hemingway fonce à nouveau sur moi, le souffle court. Son haleine comme sa sueur empestent le gin.

Son poing droit va pour frapper bas, pour frapper fort, et j’ai la présence d’esprit de faire un petit bond, évitant à mes couilles d’être réduites en bouillie. Le coup m’atteint à la cuisse droite, et je sens ma jambe s’engourdir alors même que le poing d’Hemingway s’abat sur ma tempe droite, assez fort pour me faire tourner sur moi-même.

Durant plusieurs secondes, je ne vois rien excepté des taches rouges, je n’entends rien excepté le rugissement du sang dans mon crâne. Mais je reste debout, achève mon mouvement tournant et décoche un uppercut du droit là où mon adversaire est censé se trouver.

Je rate ma cible de plusieurs centimètres, mais mon poing a quand même raison de sa garde et s’écrase sur son torse nu. Le bruit, qui résonne en contrepoint au battement du sang dans ma tête, évoque celui d’une masse dans un abattoir.

Je recule et lève les poings, attendant sa nouvelle attaque, écarte à mon tour la chaise métallique, m’ébroue pour me dégager les yeux, espérant que je ne vais pas me retrouver dans la piscine. Suivent quelques secondes d’accalmie, dont je profite pour reprendre mes esprits.

Plié en deux, Hemingway vomit sur les pierres du patio. Son oreille droite est enflée au point d’en paraître obscène – on dirait une grappe de raisins noirs –, sa barbe maculée de sang et de vomissures, son œil gauche presque fermé, conséquence d’un coup que je ne me rappelle pas avoir porté. J’abaisse un peu ma garde et m’avance en titubant, ouvrant la bouche pour proposer une trêve.

Sans cesser de vomir, Hemingway se fend d’un long crochet du gauche, et je me baisse pour éviter d’être décapité. J’avance à croupetons et lui décoche deux coups au ventre.

L’écrivain s’approche de moi, agrippe ma chemise comme pour s’appuyer sur mon corps, se redresse vivement et m’envoie un coup de boule au menton.

Sonné, je sens l’une de mes dents se casser. J’essaie de me dégager, mais Hemingway tient bon de la main gauche et me bombarde les côtes de la droite. J’entends ses dents claquer et je comprends qu’il cherche à me mordre à l’oreille, à la gorge. Je réussis à m’écarter, déchirant ma chemise dans la bataille, et deux directs du gauche atterrissent sur sa pommette. Il abaisse sa garde et je lui envoie un crochet impérial dans le plexus, atténuant l’impact afin de ne pas le tuer.

À nouveau plié en deux, il recule mais refuse toujours de tomber. Une seconde plus tard, il s’entrave dans la chaise métallique et tombe lourdement sur les dalles.

Je m’avance vers lui, essuie mon arcade sourcilière qui pisse le sang, et j’attends.

Hemingway se redressa lentement, d’abord sur les deux genoux, puis sur un seul, puis sur ses pieds. Son oreille droite saignait abondamment. Autour de sa pommette, sa chair était d’un beau violet. Son œil gauche était complètement fermé, ses lèvres et sa courte barbe couvertes de sang, son torse velu maculé de sang et de vomissures. Hemingway sourit de toutes ses dents ensanglantées et s’avança de nouveau vers moi, les bras levés, les poings serrés.

Je l’agrippai par les bras, l’immobilisai au moyen d’une clé et enfouis à nouveau mon menton au creux de son épaule afin d’éviter ses coups de boule. « Ex-aequo, hoquetai-je.

— Foutre… non. » Pantelant, l’écrivain tenta faiblement de me frapper aux côtes.

Je le repoussai, lançai un swing du droit vers son menton, le ratai et mis un genou à terre.

Hemingway abattit son poing sur ma tempe, suffisamment fort pour me faire voir des étincelles, puis s’assit sur les dalles à côté de moi.

« Vous… retirez… ce… maricon ? haleta-t-il.

— Non. » Je palpai mes lèvres et mes gencives enflées jusqu’à localiser la dent cassée. Je la délogeai et la recrachai. « Allez vous faire foutre, repris-je. Vous et le maricon que vous avez enfourché. »

Hemingway éclata de rire, s’interrompit, se palpa les côtes, cracha un peu de sang et, prudent, se contenta de glousser doucement. « Muy buena pelea », dit-il.

Je secouai la tête, m’arrêtai lorsque le patio se mit à tournoyer autour de moi. « Un… bon combat… ça n’existe… pas, dis-je en pantelant. Foutue perte de… temps… d’énergie. » Je me frictionnai la bouche. « Et de dents. »

Je considérai mes mains. Mes phalanges étaient enflées et éraflées. J’avais l’impression qu’une petite voiture avait roulé dessus.

Hemingway se mit à genoux et s’approcha de moi. Je me redressai à mon tour, levant les bras si lentement que je crus avoir des poids attachés aux poignets. Ce fils de pute a quarante-trois ans, bon sang. De quoi était-il capable quand il avait mon âge ?

Les bras d’Hemingway se refermèrent autour de moi. J’attendis un coup de poing, un coup de boule, puis compris qu’il me tapait dans le dos avec ses mains enflées. Il disait quelque chose, mais le grondement qui avait repris dans mon crâne m’empêchait de l’entendre.

« … l’intérieur, Joe. Marty a laissé un steak au frigo. Et une bonne bouteille de tavel glacé.

— Vous avez faim ? » Chacun de nous aidait l’autre à se relever, chacun de nous s’appuyait sur l’autre. Des gouttes de sang constellaient les pierres du patio, et la brise du soir faisait flotter des rubans bleus qui, je le compris alors, étaient tout ce qui restait de ma chemise.

« Ouais, j’ai faim, dit Hemingway en me guidant vers la porte. Pourquoi pas ? J’ai l’estomac vide. »

 

Cette nuit-là, Maria se montra plus tendre encore que la nuit précédente. « Pauvre, pauvre José », murmura-t-elle en posant des compresses froides sur mon visage, mes mains et mes côtes afin de les empêcher de trop enfler. « J’ai déjà vu cela, avec mes frères. Est-ce que l’autre homme a souffert ?

— Terriblement. » Je grimaçai au moment où la compresse se posait sur mes côtes tuméfiées. J’étais allongé sur le dos, vêtu de mon seul slip. Maria ne portait que sa nuisette en coton. La lumière était tamisée.

« Y a-t-il une seule partie de ton corps qui ne te fasse pas mal, mon José ? chuchota-t-elle.

— Oui, une seule.

— Montre-la-moi. »

Je n’eus pas besoin de la lui désigner.

« Tu es sûr que tu n’as pas mal là ? reprit-elle, toujours à voix basse. Elle est toute rouge et paraît enflée.

— Tais-toi. » Je l’agrippai par la nuque et l’obligeai à s’incliner. Tout doucement.

« Tes lèvres sont trop blessées, on ne peut pas s’embrasser sur la bouche. Mais je peux t’embrasser ailleurs, hein ?

— Oui, fis-je.

— Il faut que cette pauvre chose soit moins enflée, hein ?

— Tais-toi. »

Nous avons réussi à dormir peu de temps avant l’aube.

 

Le lendemain, les garçons partirent à bord du Pilar pour aller pêcher en haute mer avec Guest, Ibarlucia et Sinsky. Hemingway et moi errions dans la finca comme deux octogénaires ayant survécu à une catastrophe ferroviaire. Nous avons fini par décider que nous devions nous sustenter, optant d’un commun accord pour une alimentation liquide plutôt que solide.

Une fois qu’il eut ouvert la deuxième bouteille de gin, on ferma les portes à clé et on se mit au boulot. La table de la salle à manger se retrouva bientôt couverte de cartes maritimes. C’était la carte n° 2682 qu’il nous fallait. À en croire son cartouche, elle avait été établie en 1930 et en 1931 par l’USS Nokomis.

« Longitude : soixante-seize degrés, quarante-huit minutes et trente secondes », dit Hemingway en relisant la transmission décodée et en examinant la carte. « Latitude : vingt et un degrés et vingt-cinq minutes. » Il posa un doigt enflé sur la carte. « Punta Roma », conclut-il, confirmant la lecture que nous avions faite à bord du Pilar.

J’examinai la carte à mon tour. Punta Roma se trouvait sur la côte nord de Cuba, non loin des grottes touristiques que nous avions explorées. Au-delà du semis de grands keys – Sabinal, Guajaba, Romano – où le Southern Cross avait effectué ses croisières d’essai et le Pilar perdu son temps à le suivre, au sud-est de la grande Bahia de Nuevitas.

« Le lieu idéal pour un débarquement, dit Hemingway. La côte est quasiment déserte dans ce coin. Il n’y a pas grand-chose entre Nuevitas et Puerto Padre. Dans la baie de Manati se trouve un chenal de cinq ou six brasses de profondeurs, mais il n’est plus entretenu depuis la fermeture du moulin à sucre de Manati, au sud-ouest de la baie, et il n’y a plus que quelques bicoques dans les environs. Rien sur la côte proprement dite. » Du bout du doigt, il dessina un cercle à l’entrée de Bahia Manati. « Regardez, Lucas : c’est à cause de ça qu’un sous-marin apprécierait ce coin. »

Je lus les cotes. Près de la plage, la profondeur était de six à huit brasses, mais à une cinquantaine de mètres du rivage, ce chiffre passait à cent quatre-vingt-quinze, puis à deux cent vingt-cinq brasses. Un U-Boot arrivant par l’entrée étroite de la baie pourrait s’approcher à moins de deux cents mètres de Punta Roma et de Punta Jésus, sans risquer de heurter un récif ou un banc de sable.

« On aperçoit la cheminée du moulin depuis l’entrée de la baie, reprit Hemingway. De jour, ça leur permet de se repérer grâce à leur périscope, et une fois la nuit venue, d’envoyer des canots à ces coordonnées. »

J’acquiesçai, puis indiquai un tracé de voie ferrée en forme de Y, à mi-chemin du moulin et de l’entrée de la baie. « Ces trucs vont jusqu’aux champs de canne à sucre ?

— Ils y allaient naguère. La plus courte de ces voies permettait de transporter la récolte jusqu’aux pressoirs des vieux docks. Aujourd’hui, tout ça est abandonné.

— Et Los Doce Apostoles ? dis-je en désignant un semis de points de l’autre côté de l’îlot par rapport aux voies ferrées.

— Les Douze Apôtres sont de grosses formations rocheuses. Dans le temps, il y avait des baraquements d’ouvriers à leur base, mais ils sont désaffectés, eux aussi. » Il fit glisser sa main le long de la côte, parcourant une courte distance en direction du nord. « Regardez ici, derrière Punta Roma et le phare abandonné, Enseñada Herradura. »

J’acquiesçai. Le bras de mer était large et peu profond, à peine trois quarts de brasse selon la carte. « Vous ne pensez pas qu’ils vont arriver par ici, n’est-ce pas ?

— Non, fit Hemingway. C’est inutile. Je pense qu’ils débarqueront sur un radeau près du vieux phare de Punta Roma. Pas de rochers, pas de falaise, pas de mangrove, pas de saletés. Mais nous pourrions gagner Enseñada Herradura à bord d’un petit bateau et le cacher dans la mangrove.

— Un petit bateau. Le Tin Kid ? »

Hemingway secoua la tête. « Je veux que le dinghy reste à la disposition du Pilar. Le Pilar ne peut pas s’aventurer en eau aussi peu profonde, en particulier si le vent souffle à l’est, et je ne pense pas que nous pourrions le cacher, de toute façon. Il va falloir trouver autre chose.

— Un bateau de pêche ? Un skiff ? »

L’écrivain gratta son menton hirsute, puis grimaça. « Je connais un bateau plus rapide qui pourrait manœuvrer dans une flaque d’eau. Tom Shevlin est riche, et il possède une superbe vedette de sept mètres amarrée à Cojimar. Comme il me doit un service, il m’a donné la permission de l’utiliser si j’en ai envie. Je crois qu’il l’a baptisée Lorraine, en l’honneur de sa femme. Le rationnement d’essence l’empêche de sortir à son bord.

— Elle est rapide ?

— Oh oui. Elle a un moteur de cent vingt-cinq chevaux-vapeur – presque deux fois plus puissant que celui du Pilar, qui est deux fois plus lourd. Faible tirant d’eau. Réservoirs d’essence permettant une grande autonomie.

— À vous entendre, cette vedette servait au trafic d’alcool pendant la Prohibition.

— Exactement. » Hemingway désigna de nouveau la carte. « Regardez comme ils vont avoir la tâche facile. Jeudi prochain, le sous-marin examine les lieux durant la journée, puis il franchit l’entrée de Bahia Manati une fois la nuit tombée. Quelle était l’heure donnée par la transmission ?

— Onze heures du soir. »

L’écrivain opina. « Le soir du 13, il y aura un croissant de lune, mais seulement après minuit. Ils débarquent à Punta Roma et suivent la voie ferrée et le chemin d’exploitation jusqu’au moulin, dans la partie sud-ouest de la baie. De là, il leur suffit de remonter la ligne qui reliait le moulin à la ville de Manati, soit vingt kilomètres à pied. Quelqu’un les attend sûrement à Manati pour les conduire, via Rincon et Sao Guasima, à la route nationale, où ils tourneront à droite pour gagner La Havane et la base aérienne américaine de Camagüey, ou bien à gauche pour se rendre à Guantanamo. » Il se tourna vers moi. « Le jeudi 13 à vingt-trois heures, nous serons là pour les attendre. Selon vous, quand devons-nous être en position, Lucas ? Le 13 avant le coucher du soleil ? »

Je repensai à Veracruz et à la calle Simon Bolivar. Quelqu’un m’avait attendu là-bas. Quelqu’un nous attendrait jeudi, je le savais.

« Bien longtemps avant le coucher de soleil, répondis-je. Avant midi.

— Vous plaisantez, nom de Dieu.

— Je suis tout ce qu’il y a de sérieux. »

Hemingway soupira et frotta sa courte barbe. Il grimaça de nouveau et considéra ses doigts enflés. « D’accord. Nous partirons après-demain. Comment devons-nous procéder ? Est-ce que nous laissons les garçons ici et le Pilar à quai ?

— Je ne pense pas. Débrouillons-nous pour que pas mal de gens nous voient partir mercredi, tôt le matin. Les gamins, votre équipage habituel, moi, tout le monde. Ensuite, vous me débarquez quelque part sur la côte, je regagne Cojimar pour récupérer la vedette de Shevlin et je vous retrouve mercredi soir à la base de Cayo Confites. Nous partirons pour Bahia Manati ce même soir.

— Gregorio, Patchi, Wolfer et les autres ne vont pas apprécier d’être laissés sur la touche », protesta Hemingway.

Je le regardai sans rien dire.

« Ouais, fit-il. Tant pis pour eux. » Il se passa une main dans les cheveux. « Nous avons beaucoup à faire en attendant. Quand nous partirons, nous devrons emporter deux sombreros cientificos ainsi que deux ou trois des niños du Pilar. »

Ce n’était pas à ses enfants qu’il faisait allusion. Hemingway avait ordonné à Fuentes de confectionner des étuis en cuir, doublés de laine en suint, pour les mitraillettes Thompson. Lorsque l’équipage du Pilar était en état d’alerte, ces étuis étaient accrochés au bastingage de la passerelle de pilotage et un peu partout sur le bateau. En les voyant se balancer, Ibarlucia les avait comparés à des berceaux, de sorte que les armes furent aussitôt surnommées « les petits enfants ». C’était dans des moments comme celui-ci, quand Hemingway se montrait particulièrement affecté, que j’avais envie de le frapper.

Je regardai mes mains tuméfiées et renonçai à cette idée.

L’écrivain enroula la carte. « Donc, vous et moi, nous sommes planqués dans les roseaux, les racines de mangrove, les récifs ou autre chose, les agents allemands se pointent le 13 à vingt-trois heures… et ensuite ?

— C’est ce que nous verrons le 13 à vingt-trois heures », rétorquai-je.

Hemingway me gratifia d’un regard écœuré. Je l’interprétai comme un ordre de prendre congé, et regagnai le cottage pour m’occuper un peu de l’Usine à forbans.

 

Le principal de mes soucis était la seconde transmission codée que j’avais interceptée. J’avais dit la vérité à Hemingway en affirmant qu’il m’était impossible de la déchiffrer, mais je ne lui avais pas donné de détails.

Le message était divisé en groupes de cinq lettres, exactement comme le précédent – q-f-i-e-n / w-w-w-s-y / d-y-r-q-q / t-e-o-i-o / w-q-e-w-x, et cetera. Le problème, c’est que le code n’était pas le même. Aucun numéro de page n’était donné. Pas plus qu’un mot clé ou une première phrase.

Comme il m’était déjà arrivé d’intercepter des transmissions de l’Abwehr et de la SD AMT VI, je pensais que c’était du côté de cette dernière agence que je devais chercher. Le service de renseignement nazi – par opposition à celui de l’armée allemande – préférait les codes numériques, qui garantissaient la rapidité et la sécurité des transmissions. Un tel code était basé sur une série de nombres, de six ou sept chiffres, choisis de façon aléatoire par l’agent transmetteur. Celui-ci communiquait la série en question à l’agent ou aux agents récepteurs. Grâce à ces nombres, on pouvait déterminer la lettre de l’alphabet qui servait de point de départ à la numération.

Si l’on choisissait le nombre 632 914, par exemple, la première lettre du message – q – était en fait la sixième lettre précédant ou suivant le q dans l’alphabet – soit le k ou le w. La deuxième lettre du message – f – était alors la troisième lettre précédant ou suivant le f – soit le c ou le f –, et ainsi de suite.

Un bon service de cryptographie serait capable de déchiffrer un tel code, à condition de disposer du temps et des calculateurs nécessaires. Les « calculateurs » étaient des personnes – en majorité des femmes – dont le travail au sein d’un service de cryptographie consistait à tester diverses combinaisons de chiffres, à étudier des milliers, des dizaines de milliers ou des millions de combinaisons possibles en quête de répétitions, de fréquences probabilistes, et cetera. Mais si l’on tenait compte des inserts-leurres, des groupes de transmission falsifiés et autres trucs classiques, le décryptage d’un code de ce type, même tout simple, représentait une tâche extrêmement longue et laborieuse. Et je n’avais jamais été doué pour l’arithmétique.

Ce qui me chiffonnait à propos de ce code, c’est que j’avais quasiment acquis la certitude que nous étions censés déchiffrer les précédentes transmissions. Tout cela était trop facile : la découverte du carnet de Kohler, puis celle de ses deux livres de référence à bord du Southern Cross, le fait que les transmissions suivantes aient été effectuées avec le même code… Quelqu’un voulait que nous ayons connaissance du débarquement de Punta Roma. Mais ce même quelqu’un ne voulait pas que nous déchiffrions les autres transmissions.

Cela m’inquiétait. Je ne croyais ni à l’intuition ni aux pouvoirs paranormaux – ni même à ce « sixième sens » que les agents secrets sont supposés acquérir avec les années –, mais mon entraînement comme mon expérience me soufflaient, au niveau subconscient, que ce code numérique était une très mauvaise nouvelle.

Vu les soupçons que j’entretenais à propos de Delgado, je ne pouvais pas lui communiquer la transmission codée pour qu’il l’envoie aux spécialistes du FBI et du SIS à fin de décryptage. Je ne pouvais pas me présenter à l’antenne du FBI à La Havane, exposer ma mission à l’agent spécial Leddy et recevoir son aide, sans déchaîner sur moi les foudres de J. Edgar Hoover, qui serait furieux que j’aie violé la procédure et dévoilé la nature de ma mission. En outre, il fallait parfois des mois pour percer un code numérique, et nous n’avions pas le temps d’attendre.

Je réfléchissais à une tactique grossière et efficace destinée à me faire gagner du temps lorsque l’agent 03 et l’agent 11 arrivèrent au cottage.

L’agent 11 était le vieux chasseur de l’hôtel Ambos Mundos. L’agent 03 était don Andrés, l’ami d’Hemingway, surnommé « le Prêtre noir ». J’avais l’habitude de voir ce dernier le dimanche après-midi, lors des fêtes organisées par l’écrivain, alors qu’il portait le plus souvent un maillot rouge vif. Mais ce jour-là, il était vêtu d’une soutane à col blanc. Cela le faisait paraître plus vieux et plus solennel.

« Nous sommes venus dire à don Ernesto que le señor Shell, le richard du bateau, va partir dans une heure », dit don Andrés. Le chasseur hocha vigoureusement la tête.

« Vous en êtes sûrs ? demandai-je en espagnol, fixant les deux hommes dans l’attente d’une confirmation.

— Oui, señor Lucas, dit le chasseur. Le señor Alvarez, le réceptionniste, a confirmé au señor Shell qu’une place lui était réservée dans l’avion de trois heures. Le señor Shell a demandé qu’une voiture vienne le chercher vers 13 h 30 pour le conduire à l’aéroport. »

J’acquiesçai. Durant le mois écoulé, Teddy Shell – alias Theodor Schlegel – avait passé le plus clair de son temps à terre, changeant régulièrement d’hôtel. Cela faisait plus de quinze jours qu’il n’avait pas rencontré le lieutenant Maldonado, et il ne se trouvait à bord du Southern Cross que lors des rares sorties qu’effectuait le yacht.

« Quelle est sa destination ? demandai-je.

— Rio de Janeiro », répondit le Prêtre noir. Hemingway m’avait récemment expliqué l’origine de ce sobriquet. Ce n’était pas l’écrivain qui le lui avait attribué ; il s’en était retrouvé affublé quand l’Église l’avait affecté dans une paroisse d’un quartier particulièrement pauvre et mal famé de La Havane, souhaitant le châtier pour ses activités antérieures, parmi lesquelles celle de mitrailleur lors de la guerre d’Espagne. La plupart des paroissiens de don Andrés provenaient des classes les plus miséreuses de la société cubaine – en d’autres termes, c’étaient des Noirs –, d’où son surnom.

« Vous en êtes sûrs ? » insistai-je. Je savais pertinemment que le seul avion décollant à 15 heures de l’aéroport José Marti était à destination de Rio.

Le chasseur prit un air froissé. « Oui, señor Lucas. J’ai vu le billet de mes propres yeux.

— Aller-retour ou aller simple ? demandai-je.

— Aller simple, señor, dit le chasseur.

— Nous pensons qu’il prend la poudre d’escampette, ajouta don Andrés. Il faut en informer don Ernesto.

— Je suis d’accord avec vous, dis-je. Je vais m’en occuper. Merci de votre diligence, messieurs.

— Est-ce que c’est important ? s’enquit le chasseur en me gratifiant d’un sourire édenté.

— Peut-être, oui. »

Le prêtre semblait mal à l’aise. « Nous devrions peut-être présenter notre rapport à don Ernesto.

— Je me chargerai de l’informer, mon père. Je vous le promets. Pour l’instant, l’écrivain se repose. Il avait la migraine ce matin. »

Le prêtre et le chasseur échangèrent un regard entendu. « Est-ce que nous devons suivre le señor Teddy Shell jusqu’à l’aéroport ? » demanda don Andrés.

Je fis non de la tête. « Nous nous en occuperons. Merci encore pour votre professionnalisme. »

Une fois qu’ils eurent pris congé, je me dirigeai vers le petit garage, contournant la piscine et le court de tennis mal entretenu. Juan, le chauffeur, qui lavait la Lincoln devant le bâtiment, me jeta un regard soupçonneux lorsque je m’approchai. Juan se conduisait souvent comme s’il était contrarié et constipé, et je ne pense pas qu’il m’appréciait beaucoup.

« Puis-je vous aider, señor Lucas ? » La formulation était des plus polies, l’intonation teintée de défi et d’insolence. Le personnel de la finca ne savait jamais vraiment comment il convenait de me traiter ; j’étais plus élevé dans la hiérarchie qu’un simple domestique, mais beaucoup moins qu’un invité de marque. En outre, j’étais aux yeux de tous celui qui avait introduit une putain dans la maisonnée. Les domestiques aimaient bien Maria, mais je les soupçonnais de me rendre responsable de cette perte de standing. « Je cherche quelque chose, c’est tout », dis-je en entrant dans le petit bâtiment obscur. Il y régnait l’odeur rassurante propre à tous les garages.

Juan posa son éponge et se planta sur le seuil. « Le señor Hemingway souhaite que personne ne touche à ses outils en dehors de lui et moi, señor Lucas.

— Oui, fis-je en ouvrant la boîte à outils et en explorant son contenu.

— Le señor Hemingway a donné des instructions très strictes sur ce point, señor Lucas.

— Naturellement. » J’attrapai un rouleau de bande adhésive grise et un grand tournevis de vingt centimètres de long. Je refermai la boîte à outils et parcourus du regard l’établi en bois. Il s’y trouvait des boîtes de peinture, des planches couvertes de poussière, des boîtes de conserve emplies de clous… ah, voilà. J’ouvris un petit bidon de graisse et en examinai le contenu. Il en restait environ un tiers. Cela me conviendrait. J’attrapai un tuyau de plomb, long de vingt-cinq centimètres environ, et le glissai dans ma poche-revolver.

« Le señor Hemingway a strictement interdit à personne de ne toucher ses outils sauf moi et lui… » Le chauffeur était maintenant si agité qu’il en oubliait sa grammaire.

« Juan », dis-je sèchement.

Le petit homme tiqua. « Oui, señor ?

— Mettez-vous un uniforme ou une casquette quand vous conduisez le señor Hemingway ou ses invités à une réception ? »

Juan me regarda en plissant les yeux. « Oui, señor… mais il est rare qu’il…

— Allez les chercher. » La fermeté de mon ton garantissait son obéissance sans toutefois être insultante à son égard.

Il tiqua une nouvelle fois, puis se tourna vers la Lincoln encore mouillée. Il n’avait pas fini de la sécher. « Mais, señor Lucas, je dois…

— Allez me chercher l’uniforme et la casquette, ordonnai-je. Tout de suite, s’il vous plaît. »

Juan fit oui de la tête et s’en fut. Il habitait en bas de la colline, dans cet amas de masures aux toits en tôle ondulée qu’était San Francisco de Paula.

Quelques minutes plus tard, il était de retour avec ses accessoires vestimentaires. La casquette et la veste sentaient la naphtaline. La veste était trop petite pour moi, comme je m’y attendais, mais la casquette m’allait à merveille. Je la pris et dis : « Dans vingt minutes, je veux que la voiture soit séchée, cirée et prête à partir.

— Oui, señor Lucas. »

Je me rendis au cottage « Premier Choix ». Il était vide. Maria aidait les femmes de chambre à nettoyer la finca. Je sortis le .357 Magnum de sa cachette, vérifiai qu’il était chargé et le passai à ma ceinture. Puis j’allai décrocher ma veste noire de la corde à linge – Maria venait de la repasser – et l’enfilai. Avec mon pantalon foncé, cette veste et la casquette, j’avais plus ou moins l’air de porter un uniforme.

La voiture était étincelante lorsque je retournai au garage avec les clés. J’avais pris une bouteille de whiskey dans la maison et la portais dans un sachet brun, ainsi que le tournevis, le tuyau, la bande adhésive et le bidon de graisse. Planté près du véhicule, Juan contempla sa casquette d’un air navré.

« Le señor Hemingway dort, lui dis-je. Ne le dérangez pas, mais quand il se réveillera, dites-lui que je lui ai emprunté son automobile pour quelques heures.

— Oui, señor Lucas. Mais… »

Je m’assis au volant, descendis l’allée et sortis de la propriété.

 

On ne pouvait pas dire que j’avais l’allure d’un chauffeur : mon visage et mes mains étaient enflés et tuméfiés, et, même si mon teint était hâlé par plusieurs mois d’exposition au soleil, je ne ressemblais pas à un Cubain. Néanmoins, je faisais confiance à Schlegel, qui n’allait sûrement pas prêter attention à un banal chauffeur ni reconnaître en moi l’un des convives de la finca. Schlegel n’était pas du genre à s’intéresser aux domestiques.

Je traversai le village écrasé par la chaleur, passant sous la voûte du gigantesque laurier rose, et descendis vers la route nationale. Alors que je prenais la direction de La Havane, j’aperçus le café baptisé El Brillante, dont la façade était ornée d’une croûte représentant un gros diamant étincelant.

Le souvenir du combat de la veille me taraudait avec plus d’insistance que mes phalanges douloureuses et mes lèvres tuméfiées. À mes yeux, le combat à mains nues fait partie des preuves irréfutables de la stupidité de l’existence. Si j’avais provoqué Hemingway, c’était parce que j’avais reconnu son expression en le trouvant dans le salon, les yeux fixés sur la gueule du Mannlicher. Dix-huit mois plus tôt, j’avais vu la même expression sur le visage de Walter Krivitsky, ex-agent du NKVD, dans une chambre de l’hôtel Bellevue, à Washington.

« Estames copados, aimait à dire Hemingway. Nous sommes cernés. » Je pense qu’il savourait la sonorité de ces mots en espagnol. Le 9 février 1941, c’était ce message que j’avais délivré à Walter Krivitsky en m’asseyant près de lui. Le petit homme, aussi intelligent que résistant, était en fuite depuis quatre ans, et il avait réussi à berner son propre service de renseignement, les assassins de la Guépéou, les réseaux européen et américain de l’Abwehr, les agents de l’ONI et les interrogateurs du FBI. Mais toute l’intelligence du monde, toute la résistance du monde ne peuvent vous protéger indéfiniment quand vos ennemis sont décidés à vous avoir.

Les yeux de Krivitsky étaient infiniment las, exprimaient une impuissance égale à celle d’Hemingway la veille. Estamos copados.

Krivitsky a fini par implorer mon aide. « Je ne suis pas ici pour vous aider, lui ai-je dit. Je suis ici pour m’assurer que les Allemands n’auront pas le temps de vous capturer et de vous interroger avant de vous tuer.

— Mais le FBI va sûrement…

— Vous avez dit tout ce que vous saviez au FBI. Tout ce que vous saviez sur les Soviétiques et sur les Allemands. Le FBI n’a plus besoin de vous. Plus personne n’a besoin de vous. »

Krivitsky a fixé le mur crasseux de sa chambre et ri doucement. « J’ai emprunté un flingue, vous savez. En Virginie. Mais je l’ai jeté par la fenêtre du train. »

J’ai attrapé le .38 rangé dans mon holster et l’ai tendu au petit homme aux sourcils broussailleux.

Après avoir vérifié qu’il était chargé, Krivitsky l’a mollement pointé sur moi. « Je pourrais vous tuer, agent spécial Lucas.

— C’est vrai. Mais ça ne fera pas partir Hans Wesemann et les autres. Demain matin, ils vous attendront quand vous essaierez de sortir. »

Krivitsky a hoché la tête, attrapé la bouteille de vodka sur la table de chevet et bu une lampée d’alcool. Hans Wesemann faisait partie d’un commando Todt – une équipe d’assassins dont la cible était un dénommé Walter Krivitsky. Une fois qu’un commando Todt se voyait attribuer une cible, celle-ci ne survivait que rarement, et Krivitsky le savait.

Nous avons passé une bonne partie de la nuit à parler. À parler du désespoir. Estamos copados.

Krivitsky a fini par retourner le .38 contre lui, bien entendu, le collant contre sa tempe droite plutôt que d’en fourrer le canon dans sa bouche. Comme le disait Hemingway, le palais est la partie la plus tendre du crâne, et il vaut mieux choisir cet endroit pour y loger une balle – bien des candidats au suicide se sont retrouvés réduits à l’état de légume vivant à la suite d’un rebond du projectile à l’intérieur de leur boîte crânienne, s’endommageant la cervelle au lieu de se la faire sauter. Mais la balle du .38 a définitivement guéri Walter Krivitsky de sa paranoïa.

Le matin même, avant que nous consultions les cartes nautiques, Hemingway m’avait montré un manuscrit qu’il venait d’achever. J’y avais jeté un coup d’œil. C’était la préface de son anthologie, Men at War. Elle faisait plus de dix mille mots, près de cinquante feuillets dactylographiés. J’avais été surpris par les nombreuses fautes d’orthographe commises par l’écrivain – la plupart étaient des bévues qui m’auraient valu d’être renvoyé du FBI si elles avaient figuré dans l’un de mes rapports – et par le nombre d’ajouts et de corrections au stylo.

« Lisez ça », avait ordonné Hemingway.

Dans cette préface, il affirmait que son anthologie était à sa façon un acte patriotique, car, grâce à elle, les jeunes Américains pourraient découvrir la vraie nature de la guerre au fil de l’Histoire de l’humanité. Chaque année, le 8 juillet, jour anniversaire de sa blessure reçue à Fossalta di Piave, il relisait le même livre, The Middle Part of Fortune ; or, Her Privates We, par Frederick Manning. C’est « le plus beau, le plus noble des livres consacrés aux hommes de guerre », écrivait-il, et s’il le relisait, c’était toujours pour la même raison : pour se rappeler la réalité des choses afin de ne jamais se mentir à lui-même. Il avait conçu cette anthologie dans le même but, à savoir montrer la guerre telle qu’elle était plutôt que telle qu’elle était censée être.

Mais la veille, en voyant le regard d’Hemingway durant la matinée, j’avais compris qu’il rêvait encore de la guerre telle qu’elle devrait être – un affrontement donquichottesque en haute mer, entre le Pilar et un sous-marin allemand – plutôt que telle qu’elle était en réalité, avec des cadavres d’enfants gisant la gorge tranchée dans un fossé.

Krivitsky comprenait la réalité des choses. Estamos copados. Cela faisait des années qu’il était au bord du précipice, tout comme Hemingway, du moins en avais-je l’impression. Mais Walter Krivitsky n’avait eu besoin que d’un peu de vodka, d’une conversation nocturne et d’un .38 d’emprunt.

Est-ce pour cela que tu m’as envoyé ici, Hoover ? songeai-je en roulant vers l’hôtel Ambos Mundos. Est-ce ainsi que le jeu doit se dérouler pour Hemingway ? Est-ce là mon rôle – boire et bavarder avec Hemingway jusqu’à ce que vienne l’heure de lui tendre une arme ?

 

Theodor Schlegel ne me remit pas. L’espace d’une seconde, je crus qu’il allait reconnaître la Lincoln noire, mais on trouvait toutes les marques et tous les modèles parmi les taxis et les voitures de location cubains et, après un coup d’œil machinal, il prit place à l’arrière pendant que les portiers s’empressaient de charger ses deux valises dans le coffre. Sans daigner leur donner un pourboire, il me fit signe de démarrer en disant : « Aeroporto. » Avec tout le fric louche que lui filait l’Abwehr, il ne pouvait même pas se fendre de quelques cents pour le petit personnel.

Schlegel se mit à lire le journal alors que je sortais de la ville. Il était toujours plongé dedans lorsque je bifurquai dans une voie sans issue quelque part dans les faubourgs. Ce fut seulement lorsque je stoppai qu’il leva la tête.

« Pourquoi vous arrêtez… » commença-t-il en mauvais espagnol, puis il se tut en découvrant la gueule du .357 braquée sur son visage.

« Descends », lui dis-je.

Il s’exécuta, les yeux écarquillés, et se retrouva debout devant la portière. Il leva les mains.

« Baisse tes mains. » J’ouvris le coffre et en sortis ses bagages, les jetant sur le bas-côté de la route d’une main tandis que, de l’autre, je pointais mon arme sur lui.

Schlegel considéra ses valises, puis examina les lieux en clignant des yeux. Je m’étais garé à dix mètres du fossé où nous avions retrouvé le corps de Santiago. L’angoisse se lisait dans les yeux de l’agent de l’Abwehr, mais il ne semblait pas reconnaître le coin. Voilà qui répondait à l’une de mes questions.

« Je vous connais, dit-il d’une voix où perçait le soulagement. Vous étiez au…

— La ferme. Retourne-toi. » Je le fouillai d’une main. Il n’avait pas d’arme sur lui. « Ramasse tes valises et va jusqu’à cette baraque.

— Que voulez…

— Tais-toi ! » lui ordonnai-je en portugais. Puis je lui donnai un coup de crosse sur la nuque, suffisamment fort pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une rougeur sur sa peau. « Spazieren Sie, ajoutai-je sèchement. Schnell ! »

Schlegel gravit le talus boueux en haletant, ses lourdes valises à la main. Personne dans les parages. Derrière les masures, les insectes bruissaient dans les fourrés. La bâtisse qui m’intéressait avait brûlé quelques années auparavant, et il n’en restait que des murs calcinés.

« Zurücklegen », dis-je une fois à l’intérieur des ruines. Schlegel lâcha ses bagages. Je remarquai qu’il avançait prudemment, veillant à ne pas tacher de suie son complet blanc. À l’abri du vent, la chaleur était étouffante.

« Écoutez, dit-il en anglais. Je me souviens de vous comme d’un type bien. Il n’y a absolument aucune raison pour que vous pointiez votre arme sur moi. Si c’est de l’argent que vous voulez, je suis disposé à… »

Quoi que légèrement tremblante, sa voix prenait de l’assurance. Il se retournait vers moi lorsque je le frappai à la tempe avec le tuyau de plomb enveloppé de bande adhésive.

 

Schlegel mit presque dix minutes à reprendre conscience, et je commençais à me demander si je n’avais pas tapé trop fort lorsqu’il se mit à gémir et à s’agiter. J’avais profité de ce temps pour fouiller ses valises : vêtements, sous-vêtements, trousse de toilette, huit nœuds papillons, un carnet de rendez-vous où ne figurait apparemment aucun code et une chemise contenant des papiers relatifs à la Companhia de Acos Marathon, de Rio. Ainsi que, au fond de la plus grosse valise, un Luger 9 mm et 26 000 dollars en billets de cent dollars flambant neufs.

Schlegel gémit une nouvelle fois et tenta de changer de position. Je m’approchai et l’observai en restant derrière lui. Il s’étira. Ses yeux s’ouvrirent, s’écarquillèrent – il prenait conscience de ce qui lui était arrivé, de l’endroit où il se trouvait et de ce qui allait suivre.

Ce dernier point était sans doute le plus difficile à élucider. Devant lui, dans son champ visuel, se trouvaient les valises ouvertes – dans l’une d’elles, au-dessus des vêtements, le Luger et le fric, et dans l’autre, soigneusement rangés, son costume blanc, sa chemise bleue, ses souliers blancs et son nœud papillon rouge. Sous mes yeux, Schlegel tenta d’examiner sa tenue, se rendit compte qu’il avait les mains liées derrière le dos et ne portait qu’un maillot de corps, un slip et des chaussettes noires. Puis il gémit en constatant qu’il était couché sur un baril de pétrole. Son gémissement fut étouffé par la bande adhésive placée sur sa bouche.

Je m’approchai de lui et posai un pied sur ses mollets, faisant doucement tourner le baril rouillé. Son visage rougit sous l’afflux de sang. Je pris le rouleau de bande adhésive et lui en appliquai une bande sur les yeux avant qu’il ait eu le temps de tourner la tête. Il poussa un nouveau gémissement étouffé, et je le remis dans sa position initiale, afin que ses pieds touchent terre et qu’il puisse respirer plus facilement.

« Écoute-moi bien, Schlegel, dis-je en allemand. Ce que tu vas me dire au cours des prochaines minutes décidera de ton sort. Montre-toi très prudent. Ne me dis que la vérité. C’est compris ? »

Il voulut me répondre, se contenta de hocher la tête.

« Sehr gut. » J’arrachai la bande de sa bouche. Il poussa un petit cri, se taisant dès que je posai sur sa gorge la lame de mon couteau.

« Ton nom », demandai-je sèchement. Je savais depuis longtemps que l’allemand était le langage le plus efficace du monde en matière d’interrogatoire.

« Theodor Shell, dit Schlegel en anglais. Je suis conseiller technique aux Aciéries Marathon, dont le siège social se trouve à Rio de Janeiro, au Brésil, et la principale antenne à Sao… Ach ! Stop ! Ne faites pas ça ! Arrêtez ! »

J’achevai de découper son maillot de corps sur toute sa longueur, puis glissai la lame, aussi affûtée qu’un rasoir, sous l’élastique de son slip, que je tranchai. J’avais fait couler un peu de sang çà et là.

« Ton nom », répétai-je.

Schlegel était visiblement paniqué. Il se trémoussa sur son baril, tentant de poser les pieds sur le sol mouvant, le visage cramoisi. « Theodor Schlegel, murmura-t-il.

— Quel est ton nom de code ? »

Il s’humecta les lèvres. « Que voulez-vous dire ? Je n’ai pas de… »

Je fis courir la pointe du couteau sur ses fesses. Il hurla.

« Hurle tant que tu voudras. Personne ne peut t’entendre. Mais tu seras puni pour chaque hurlement. »

Il se tut.

« Ton nom de code ?

— Salama.

— Tu travailles pour l’Abwehr ou pour l’AMT VI ? »

Le gros Allemand hésita. Je fis passer le couteau dans ma main gauche et, de la droite, attrapai le tournevis dont je trempai la pointe dans le bidon de graisse.

« Qui êtes-vous ? murmura Schlegel. Qu’est-ce que vous voulez ? C’est l’écrivain qui vous paye ? Je peux vous payer plus que lui. Vous avez vu l’argent que j’ai sur moi… Ahh ! Mon Dieu ! Arrêtez ! Seigneur ! Acchh ! Ô mon Dieu…

— La ferme. » Il se mit à hoqueter, et je répétai : « Abwehr ou AMT VI ?

— Abwehr. Je vous en prie, ne recommencez pas avec le couteau. Je vous paierai tout ce que…

— Silence ! » Je repris mon souffle. Sous l’effet du choc, Schlegel avait perdu le contrôle de sa vessie, et un filet d’urine courait sur le baril et le long de sa jambe. « Parle-moi d’Alfredo.

— Alfredo ? Non, attendez ! Attendez ! Arrêtez ! Oui… j’avais oublié son nom de code. C’est Albrecht Engels. Au Brésil.

— Son transmetteur ?

— Nous l’appelons « Bolivar ».

— Vous l’utilisez ?

— Nein… nein ! C’est la vérité. L’année dernière, j’ai dépensé vingt contos… mille dollars… mes propres fonds… pour nous construire un transmetteur à Gavea.

— Nom de l’opérateur ?

— George Knapper était le premier. Il a été envoyé aux États-Unis il y a un an. C’est Rolf Trautmann qui le remplace. »

Qui le remplaçait, songeai-je. Trautmann avait été arrêté par le FBI et la police brésilienne quatre mois auparavant, alors que Schlegel voyageait à bord du Southern Cross.

« Quel est le rôle du Hauptsturmführer Becker dans l’opération que tu mènes en ce moment ? » demandai-je.

Je sentis le corps de Schlegel se raidir. Si terrifié soit-il, Becker le terrifiait plus que moi. « Qui ça ? » commença-t-il. Puis il se remit à hurler. « Non… vous ne pouvez pas faire ça ! Sainte Mère de… arrêtez ! Arrêtez ! Je vais vous le dire ! Non ! Seigneur, arrêtez ! »

Je retirai la pointe du tournevis et l’essuyai sur une touffe d’herbe. « Becker, insistai-je.

— Il travaillait avec nous au Brésil », haleta l’Allemand. Ses jambes tressautaient. Les larmes coulaient sous la bande adhésive, sillonnant ses bajoues.

« Il est de l’Abwehr ou de la SD ? » Jusqu’ici, je n’avais posé que des questions dont je connaissais les réponses.

« SD, hoqueta Schlegel. AMT VI.

— C’est ton supérieur hiérarchique pour cette opération ? » Je posai le couteau sur la colonne vertébrale de Schlegel.

« Oui, oui, oui.

— Décris-moi cette opération, dis-je placidement. Désignation. Buts. Planification, agents impliqués. Statut actuel.

— Je ne… Oui, non ! Arrêtez ! Je vous en supplie ! » J’attendis qu’il ait fini de pleurer.

« Opération Corbeau, dit-il. Menée conjointement par l’Abwehr et la SD. Autorisée par l’amiral Canaris et le major Schellenberg.

— Buts ?

— Infiltration de la Viking Fund. Utilisation de…

— Infiltration ? répétai-je. La Viking Fund ignore vos objectifs ?

— Non, ils… Oh, arrêtez ! Seigneur ! Non ! C’est la vérité ! Le yacht a été acheté pour eux. Nous leur avons… je leur ai… fait des dons. Mais ils pensent, ils ne savent pas… C’est la vérité !

— Continue.

— Nous utilisons le matériel radio du Southern Cross pour communiquer avec les U-Boots et avec Hambourg.

— Objectifs ? »

Schlegel secoua la tête. « Je ne les connais pas. Becker n’a pas… Ahhh ! »

Cette fois-ci, le hurlement se prolongea durant une bonne minute. Je me retournai pour jeter un coup d’œil à la porte. Rien ne garantissait que les environs soient déserts, mais je faisais confiance à la prudence des Cubains, qui n’oseraient pas nous déranger.

« C’est la vérité ! dit Schlegel en pleurant à chaudes larmes. Le Hauptsturmführer Becker ne m’a rien dit. Nous avons versé beaucoup d’argent à la Police nationale cubaine, mais j’ignore dans quel but.

— Qui reçoit cet argent au nom de la police ?

— Le lieutenant Maldonado. » Schlegel frémissait de tous ses membres. « Il le transmet à son supérieur, celui qui est surnommé Juanito le Témoin de Jéhovah, qui le verse ensuite au général Valdes.

— À quoi sert cet argent ?

— Je ne le sais pas. » Schlegel se tendit dans l’attente d’un nouveau supplice, mais rien ne vint.

« Comment est-il possible que tu l’ignores, mon ami ?

— C’est la vérité, je le jure ! Je le jure sur l’âme de ma mère ! Le Hauptsturmführer Becker ne m’a pas fait de confidences.

— Donne-moi les noms de tous les autres agents. » L’espace d’une seconde, je posai le couteau sur son dos, puis le fis passer dans ma main gauche et, de la droite, m’emparai à nouveau du tournevis.

Schlegel secouait la tête. « Je ne connais que Becker, le nouvel opérateur radio du yacht… Schmidt… un sergent SS très stupide… personne d’autre… Attendez ! Non ! Je vous en supplie, non !

Arrêtez ! »

Je ne m’interrompis qu’au bout de plusieurs secondes. À présent, Schlegel était sans doute persuadé que je lui déchirais les entrailles avec le couteau, mais il n’était en fait atteint que dans sa fierté. Quoique en acier, le tournevis était bien lubrifié. Je repensai à la préface qu’Hemingway avait rédigée pour Men at War. L’écrivain se vantait de connaître « la guerre telle qu’elle était plutôt que telle qu’elle était censée être ». Il ne savait pas de quoi il parlait.

« Qui d’autre ? » insistai-je. Je voulais en finir. « Vous avez utilisé des agents pour traquer la putain disparue. Lesquels ? »

Schlegel secouait la tête avec une telle véhémence que des larmes et des gouttes de sueur vinrent s’écraser sur mes vêtements. « C’est la vérité, je le jure. Je ne connais personne d’autre. Nous avons utilisé des phalangistes… des sympathisants… pour chercher la fille. Nous ne l’avons pas retrouvée. Aucun agent ne s’est occupé de ça. Mais il va en arriver d’autres… un débarquement est prévu pour le 13. Non ! Arrêtez !

— Le but de ce débarquement ?

— Je l’ignore. Je vous le jure. Ce sont des hommes de l’Abwehr. Deux hommes. Un sous-marin doit les débarquer quelque part sur la côte cubaine. Je ne sais pas où.

— Pourquoi ? » Je ne m’attendais pas à recevoir une réponse. « Pour rencontrer le FBI », hoqueta Schlegel.

Je faillis lâcher le couteau et le tournevis. Au bout d’une seconde, je réussis à dire : « Continue. »

Schlegel secoua la tête de plus belle. « J’ai découvert ça par hasard. Je vous le jure. Le Hauptsturmführer Becker ne m’a rien dit. C’est le Cubain… le lieutenant Maldonado… qui m’a dit que Herr Becker devait rencontrer le FBI et qu’il y aurait d’autres contacts une fois que les agents seraient arrivés par sous-marin.

— Qui représentera le FBI ?

— Je ne le sais pas. Je vous le jure. Je ne le sais pas. Laissez-moi partir, je vous en supplie. Je fais appel à votre pitié d’homme. De chrétien.

— Quel est le but de ce rendez-vous avec le FBI ?

— Pitié. Je vous en supplie. J’ai une femme. Je suis un homme bon. Vous ne devez pas… Arrêtez ! Oh nom de Dieu ! Merde ! Arrêtez !

— Le but ?

— Je ne suis pas censé le connaître… mais j’ai entendu dire… il y avait des rumeurs à Rio… des sous-entendus de Becker… » Schlegel bredouillait dans toutes les langues, passant de l’allemand au portugais, puis à l’anglais. J’attendais patiemment.

« Il y a eu des contacts entre l’Abwehr et le FBI, haleta-t-il. Le bruit court depuis un an au moins.

— Et ça a un rapport avec ce débarquement d’agents ?

— Je crois… je ne sais pas… peut-être… je le pense. Becker dit que c’est une opération de la plus haute importance. Que l’avenir du Reich en dépend. Oh, je vous en supplie, laissez-moi partir.

— Qui a tué le gosse ?

— Le gosse ? Quel gosse ? » Je vis que si Schlegel était terrifié, c’était parce que cette question le prenait totalement au dépourvu. « Je vous en supplie, quel gosse ? » De toute évidence, il ignorait tout de la mort de Santiago.

« Les noms de tous vos agents, en plus de Becker et du radio. »

Schlegel fit mine de secouer la tête. « Attendez… attendez ! Non, attendez ! Attendez ! Arrêtez ! Il y en a deux autres à Cuba.

— Qui ? » La chaleur et la puanteur étaient telles que je me retenais à grand-peine pour ne pas vomir. « Où ?

— Je ne sais pas. C’est un commando Todt. Un commando entraîné pour…

— Leurs noms.

— Je ne les connais pas. Je vous le jure.

— Helga Sonneman est-elle un agent allemand ?

— Je ne sais… »

Schlegel hurla durant un long moment. Quand il reprit son souffle, il dit : « J’ignore leurs noms, je le jure sur ce que j’ai de plus sacré, je le jure sur ma foi en le Führer. Je ne sais pas si Sonneman est un agent ou tout simplement une riche idiote. Je sais que l’un des membres du commando Todt est proche du groupe d’Hemingway. Becker reçoit grâce à lui des informations régulières sur les activités du réseau amateur monté par l’écrivain.

— Quel est le nom de code de cet agent ?

— Panama.

— Et le nom de code de l’autre ?

— Columbia.

— Ce commando Todt, tu es sûr qu’il n’a que deux membres ?

— Deux. J’en suis certain. Deux. Becker reçoit des messages de deux sources.

— Hommes ou femmes ?

— Je ne sais pas. Je vous le jure.

— Qui doivent-ils tuer ? » demandai-je doucement. Schlegel secoua la tête avec une telle frénésie que des gouttes de sueur s’écrasèrent dans les cendres du sol et jusque sur les poutres calcinées. La bande adhésive qui lui recouvrait les yeux se plissa comme il fronçait les sourcils. « Je ne sais pas. Je ne pense pas qu’ils aient encore reçu par radio l’autorisation de… d’accomplir leur mission. »

Nous y étions enfin. Telle était la raison de toute cette séance. « Donne-moi la clé du code de la transmission numérique.

— Je ne… Seigneur ! Arrêtez ! Je vous en supplie ! Non !

— La clé du code, répétai-je.

— Vous devez me croire. C’est le code de Becker. Je l’ai transmis pour lui à l’opérateur radio du Southern Cross, mais je n’ai pas la mémoire des chiffres et je ne me souviens… Non ! »

Les hurlements finirent par cesser. « Si tu as une mauvaise mémoire, tu as noté cette clé quelque part. Si tu veux vivre, Herr Schlegel, tu as dix secondes pour te souvenir où.

— Non, je ne peux pas… Attendez ! Arrêtez ! Oui ! Dans mon carnet de rendez-vous ! La troisième page avant la fin. Il y a une série de numéros de téléphone. »

Je récupérai le carnet en question et l’ouvris à la bonne page. Une liste d’hommes d’affaires de Rio, avec leurs numéros de téléphone. Des numéros brésiliens, donc à sept chiffres.

« Le cinquième en partant du haut, hoqueta Schlegel. J’ai dû le noter pour ne pas l’oublier.

— Deux, neuf, cinq, un, quatre, un, trois ? » Les muscles de Schlegel étaient tendus, et je compris qu’il ne m’avait pas tout dit.

« Si ces chiffres ne sont pas les bons, je le saurai très vite, murmurai-je. Tu vas rester ici tant que je n’en aurai pas le cœur net. Et si tu m’as trompé… »

Alors le corps de Schlegel s’effondra, impossible de formuler la chose autrement. On aurait dit qu’il venait de se vider de tout l’air qu’il contenait, de se dégonfler pour devenir une méduse à forme vaguement humaine attachée à un baril de pétrole. J’avais déjà observé ce phénomène, j’ai honte de l’avouer.

« C’est la bonne série de chiffres, dit-il en sanglotant. Mais à l’envers. »

Je laissai choir le tournevis parmi les cendres, avançai d’un pas, levai le couteau et coupai la bande adhésive qui lui liait les poignets. Puis j’arrachai celle qui recouvrait ses yeux rougis et gonflés.

Je ramassai le Luger et le glissai dans la poche de ma veste. Puis j’allai jusqu’à la porte, me tournai vers le fossé où le petit Santiago avait été assassiné et dis : « Lave-toi. Rhabille-toi. Refais tes valises. »

Dix minutes plus tard, je le suivis jusqu’à la voiture. Schlegel marchait comme un vieillard et son corps tremblait encore. J’avais eu l’intention de l’assommer avec le tuyau de plomb, de verser du whiskey sur lui, de le conduire à l’aéroport et de filer quelques dollars à un employé pour qu’il aide « mon ami un peu gris » à monter dans l’avion de Rio. Mais j’avais eu mon content de ruses pour la journée. Largement. Et ce misérable Teddy Schlegel son content d’épreuves. Je savais qu’il me tuerait en une seconde s’il en avait l’occasion, mais pas aujourd’hui. Pas tout de suite.

Je le conduisis à l’aéroport. Durant tout le trajet, il resta la tête basse, les épaules voûtées. Une fois garé devant le terminal, je sortis ses bagages du coffre, les posai sur le trottoir. Je n’avais pas touché aux 26 000 dollars.

Schlegel se tenait devant moi, tremblant, les yeux baissés.

« Naturellement, tu seras surveillé jusqu’à ce que tu sois à bord de l’avion, lui dis-je à voix basse. Si tu essaies de parler à quelqu’un, ou de donner un coup de fil, mes hommes te captureront et te ramèneront à moi. Compris ? »

Il hocha la tête sans me regarder, agité de tremblements de plus en plus violents.

« Prends ton avion. Va à Rio. Ne reviens jamais à Cuba. Si tu ne racontes à personne ce qui t’est arrivé, je ne dirai rien non plus. Personne n’a besoin de savoir que tu nous as parlé. »

Schlegel acquiesça. Ses doigts tressaillaient. Pourquoi recrutait-on des types comme lui pour en faire des espions, je ne le comprendrai jamais. Pas plus que je ne comprendrai comment on peut rester espion toute sa vie.

« Rentre chez toi », lui dis-je, puis je m’assis au volant et partis.

Sur la route nationale, bien avant San Francisco de Paula, j’ouvris la bouteille de whiskey que j’avais prévu de vider sur les vêtements de Schlegel pour expliquer son état. Je l’entamai sérieusement avant de franchir le portail de la finca.

« Estamos copados », dis-je. Contrairement à Hemingway, je n’aimais pas du tout la sonorité de ces mots.