En fin de compte, ce furent les frères Herrera qui me sauvèrent sans doute la vie. Roberto Herrera n’avait pas l’expérience médicale de son frère aîné, mais ses connaissances lui suffirent à me maintenir en vie jusqu’à notre arrivée à Cojimar, où le Dr José Luis Herrera Sotolongo nous attendait avec un ami chirurgien. Et ce fut aussi Ernest Hemingway qui me maintint en vie.
Je ne me rappelle que des bribes des événements qui suivirent la mort de Delgado. Hemingway me raconta plus tard que son premier réflexe avait été d’embarquer à bord du Chris-Craft – grâce à lui, nous aurions rejoint Cayo Confites, puis Cojimar, bien plus vite qu’avec le Pilar. Mais, après qu’il eut attrapé la trousse de premiers secours, m’eut administré des sulfamides et eut pansé mes blessures, je m’évanouis pendant quelques minutes, reprenant conscience alors qu’il allait me transporter dans la vedette.
« Non, non, marmonnai-je en lui agrippant le bras. Bateau… volé.
— Je le sais, répliqua-t-il sèchement. C’est un des patrouilleurs du Southern Cross. Aucune importance.
— Si. Les garde-côtes cubains sont à sa recherche. Ils risquent de tirer d’abord et de poser des questions ensuite. »
Hemingway marqua une pause. Il connaissait les garde-côtes et leur réputation d’excités de la gâchette. « Vous êtes un agent fédéral, dit-il finalement. FBI et… comment appelez-vous ce machin ?… SIS. Vous avez réquisitionné ce bateau dans le cadre d’une enquête. »
Je secouai la tête. « Plus… maintenant. Plus d’agent fédéral. Prison. » Je lui racontai brièvement mon rendez-vous nocturne avec le lieutenant Maldonado.
Hemingway m’allongea sur la banquette du Pilar et s’assit. Il se palpa le crâne. Il se l’était enveloppé d’un bandage évoquant un turban, mais la gaze était déjà tout imbibée de sang. Il devait souffrir le martyre. « Oui, fit-il. Ça nous poserait des problèmes si on vous conduisait à l’hôpital à bord de ce Chris-Craft volé. Les gens du Southern Cross risquent de porter plainte, et même si Maldonado est mort, son patron – Juanito le Témoin de Jéhovah – savait probablement qu’il avait ordre de vous tuer. »
Je secouai la tête une nouvelle fois, faisant éclore devant mes yeux un blizzard de taches noires. « Pas d’hôpital. »
Hemingway opina. « Si nous prenons le Pilar, nous pouvons envoyer un message radio et demander au Dr Herrera Sotolongo de nous attendre. Voire donner rendez-vous à un autre médecin à Nuevitas ou ailleurs sur la côte.
— Delgado n’a pas détruit la radio ? » demandai-je. Savourant le confort de la banquette bâbord, je contemplais le ciel d’azur. Tous les nuages s’étaient enfuis. La tempête était passée.
« Non, dit l’écrivain. Je viens de vérifier. Il a dû vouloir l’utiliser et constater qu’elle ne fonctionnait pas.
— En panne ? » articulai-je, me sentant à nouveau partir. Je me rappelai soudain qu’Hemingway m’avait injecté une ampoule de morphine de l’armée trouvée dans la trousse de premiers secours. Pas étonnant que je sois dans les vapes.
Il voulut secouer la tête, gémit doucement et dit : « Non. J’ai sorti quelques tubes à vide et les ai planqués. J’avais besoin de place. »
Je le fixai en plissant les yeux. Soit les eaux de la baie commençaient à s’agiter, soit j’étais pris de vertige. « De place ? »
Hemingway brandit une liasse de feuillets dans une chemise en carton. « Les documents de l’Abwehr. J’ai pensé qu’il valait mieux les planquer quelque part avant d’aller vous retrouver à Bahia Manati. Bonne idée que j’ai eue là. » Il palpa doucement le bandage sur son crâne et regarda autour de lui. « D’accord. On va partir avec le Pilar.
— Photos, dis-je. Il faut prendre des photos. Et nous débarrasser des cadavres.
— Ce coin est en train de devenir un putain de cimetière nazi », grommela Hemingway.
Je me rappelle vaguement l’avoir vu accomplir ces sinistres corvées : étendre les deux cadavres, les photographier sous tous les angles avec le Leica, photographier le Chris-Craft, puis installer les deux cadavres à bord de celui-ci, le faire démarrer, faire reculer le Pilar et loger quatre balles de .357 dans le baril toujours arrimé sur la vedette. L’odeur de l’essence me ranima un peu lorsque le carburant coula de nouveau sur le pont du splendide bateau, puis Hemingway rapprocha le Pilar, craqua une allumette pour embraser un chiffon imbibé d’essence, en lequel je reconnus vaguement ma chemise verte, puis jeta le brandon sur le Chris-Craft.
La fleur écarlate qui entra en éclosion sur la poupe vint roussir la peinture de la coque du Pilar. Sur la passerelle de pilotage, Hemingway leva une main pour se protéger le visage et mit les gaz, faisant prendre de la vitesse à son bateau tout en veillant à suivre l’étroit chenal pour s’éloigner de Cayo Largo. Je me redressai le temps de jeter un dernier regard en arrière. Cela me suffit amplement. Le Chris-Craft était englouti par les flammes, ainsi que les corps de Delgado – du major Daufeldt, rectifiai-je mentalement – à l’avant et du sergent Kruger à l’arrière. Nous étions à une soixantaine de mètres de là lorsque le réservoir principal et le baril explosèrent, projetant sur toute la baie des morceaux d’acajou rougeoyant et de chrome brûlant. Quelques palmiers prirent feu sur l’îlot, mais ils avaient été tellement trempés par l’averse qu’ils eurent vite fait de s’éteindre, et le souffle du feu de joie ne fit frémir que des palmes noircies. Quelques escarbilles atterrirent sur le pont du Pilar, mais j’étais trop faible pour me lever et les jeter par-dessus bord, et Hemingway trop occupé à piloter sur la passerelle. Elles continuèrent de crépiter jusqu’à ce que nous ayons gagné le bras de mer – où une odeur de cadavre flottait toujours au niveau de la pointe –, puis franchi les récifs et mis le cap à l’ouest-nord-ouest, vers les eaux profondes du Gulf Stream.
Hemingway descendit l’échelle maculée de sang, attrapa la gaffe également ensanglantée pour se débarrasser des escarbilles, utilisa l’extincteur de la coquerie pour éteindre un début d’incendie sur une toile, puis vint s’enquérir de mon état. La mer était encore agitée, et chaque vague éveillait dans mon corps de nouvelles souffrances, mais le miracle de la morphine les rendait merveilleusement lointaines. Je constatai distraitement qu’Hemingway était livide et tremblait de tous ses membres, et compris que sa blessure était douloureuse au point qu’il aurait pu prendre, lui aussi, une dose de morphine. Mais il ne pouvait se permettre ce luxe : il devait nous ramener chez nous.
« Lucas, dit-il en secouant mon épaule indemne, j’ai contacté Confites pour leur dire qu’on avait eu un accident et qu’ils devaient préparer leur trousse de secours. Roberto a de bonnes notions de secourisme. Il saura ce qu’il faut faire. »
Je fermai les yeux et acquiesçai.
« … saloperies de documents », disait Hemingway. Je compris qu’il devait tenir les papiers de l’Abwehr. « Savez-vous ce que Delgado voulait qu’on en fasse ? Quel est le fin mot de l’histoire ?
— Sais pas, marmonnai-je. Mais… ai une théorie. »
J’avais les yeux fermés, mais je sentais qu’Hemingway attendait la suite pendant que le Pilar filait vers l’ouest.
« Vous le dirai, déclarai-je. Vous le dirai… si je survis.
— Alors, survivez, répliqua l’écrivain. Je veux savoir. »
L’opération fut effectuée dans la discrétion, au domicile du Dr Herrera Sotolongo, situé au sommet d’une colline à quelques kilomètres de l& finca. La première balle de .22 tirée par Delgado avait traversé les chairs de mon bras droit, ressortant sans faire de dégâts ni toucher un muscle ou une artère d’importance. La deuxième avait pénétré mon épaule droite, me brisant la clavicule et achevant sa course sous mon omoplate, où elle était restée enkystée. Le Dr Herrera Sotolongo et son ami chirurgien, le Dr Alvarez, me dirent par la suite qu’ils auraient presque pu l’extraire à la main. En traversant les chairs, la balle avait causé une hémorragie interne, mais sans gravité.
La troisième balle avait été la plus méchante. Elle m’avait touché au flanc gauche, en suivant une trajectoire qui aurait dû la conduire à mon cour, mais elle avait ricoché sur une côte, me découpant une tranche de poumon, et avait achevé sa course à un millimètre de ma colonne vertébrale. « Impressionnant pour un calibre vingt-deux, déclara plus tard le Dr Herrera Sotolongo. Si le gentleman avait utilisé le Schmeisser que vous m’avez décrit… eh bien…
— Il aimait charger son Schmeisser avec des balles rayées à tête évidée », précisai-je.
Le médecin se frotta le menton. « S’il l’avait fait, nous ne serions pas en train d’avoir cette conversation, señor Lucas. Maintenant, allongez-vous et dormez un peu. »
Je dormais beaucoup. Trois jours après l’opération, on me transféra de la maison du bon docteur au cottage de la finca. Là, j’eus droit à un régime strict de pilules, de piqûres et de sommeil. Le médecin et le chirurgien venaient fréquemment à mon chevet, pour se féliciter de leur travail et s’émerveiller du caractère bénin des dommages qu’avaient infligés à mon corps tous ces petits bouts de métal.
Hemingway garda également le lit pendant deux jours après que son ami eut recousu son cuir chevelu. Le médecin partageait l’avis émis par Delgado. « Vous êtes un véritable dur à cuire, Ernesto. Et je vous dis cela avec tout le respect et tout l’amour que je vous dois.
— Ouais », fit Hemingway. Il était assis sur mon lit, vêtu d’une robe de chambre. Nous étions tous les trois – l’écrivain, le médecin et l’ex-espion – en train d’avaler une « dose médicinale » de gin pur. « Je n’arrête pas de me défoncer le crâne. Depuis ma plus tendre enfance. Une putain de lucarne m’est tombée sur la tête à Paris, quand Bumby n’était qu’un bébé. J’ai vu double pendant huit jours. Et je me suis souvent cogné par la suite, en général sur la tronche. Mais le plus grave de mes accidents est survenu en 1930, le jour où je me suis retrouvé dans un fossé alors que je roulais sur la route de Billings. Votre bras droit, Lucas, ce n’est rien à côté du mien ce jour-là. L’intérieur ressemblait à ces morceaux d’élan qu’on doit jeter quand on le dresse parce qu’ils sont impropres à la consommation. Un peu comme votre cage thoracique quand je l’ai arrosée aux sulfamides à bord du Pilar.
— Passionnant, dis-je. On ne pourrait pas changer de sujet ?
Comment se porte Mrs. Hemingway ? »
Il haussa les épaules. « Un bref message m’attendait à notre retour. Elle a visité Paramaribo, dans le Surinam. D’après elle, il n’y a rien là-bas, à part des bancs de sable, des coups de chaleur et des GI’s qui s’emmerdent. Elle a vu la Guyane hollandaise et la Guyane française, cette colonie pénitentiaire, et elle pensait rentrer à la maison, mais elle a acheté une carte du coin et ça l’a fait changer d’avis.
— Qu’y avait-il sur cette carte, Ernesto ? demanda le Dr Herrera Sotolongo.
— Rien. D’après elle, la carte est quasiment vierge, à l’exception de la capitale, de quelques comptoirs sur la côte et de quelques rivières. Le fleuve – le Saramcoca – termine sa course à Paramaribo après avoir traversé un espace blanc et vert. Le vert, c’est la jungle. Le blanc, l’inconnu. Une ligne bleue qui fait des méandres à travers le blanc et le vert, jusqu’à une petite croix qui, selon Marty, marque le point où a péri l’explorateur qui est allé le plus loin. Au-delà de cette croix, même le fleuve est inexploré… ce n’est qu’une ligne en pointillés bleus tracée au petit bonheur la chance. Elle a engagé un Noir du coin, un dénommé Harold, pour la conduire en amont, là où les pointillés bleus sinuent dans l’espace blanc. »
Le Dr Herrera Sotolongo soupira. « Il y a beaucoup de maladies dans cette région, j’en ai peur. Tout le monde a la malaria et la dysenterie indigène, mais la dengue y est aussi endémique – ça vous donne des crampes à vous briser les os. Très, très douloureux. Et comme la malaria, la dengue ne vous lâche pas avant plusieurs années. »
Hemingway opina d’un air las. « Marty va l’attraper. Tôt ou tard, elle attrape tout ce qui traîne. Elle n’utilise jamais de moustiquaire, boit l’eau de la rivière, mange les fruits du coin et se demande ensuite comment elle a fait pour être malade. Moi, je n’attrape jamais rien, je le crains. » Il palpa prudemment le nouveau bandage de son crâne. « Sauf des coups sur la tronche », ajouta-t-il.
Le Dr Herrera Sotolongo leva son verre de gin pour porter un toast. « À la señora Gellhorn. À Mrs. Hemingway. »
Je l’imitai, ainsi que l’écrivain.
« À la señora Gellhorn. À Mrs. Hemingway », répéta celui-ci, et il vida son verre d’un trait.
Évidemment, tout le monde voulait savoir ce qui s’était passé. Seul Gregorio Fuentes s’abstint de nous interroger à propos de nos blessures, du Chris-Craft disparu, de la destruction du Lorraine et du mystérieux message radio qui avait fixé notre rendez-vous. Selon toute probabilité, le petit Cubain avait décidé que si son patron avait envie qu’il soit mis au courant des détails, il les lui donnerait en temps et en heure. Le reste de l’équipage, ainsi que le personnel de la finca, nous harcelait de questions. « Tout ça est confidentiel », avait grondé Hemingway le premier jour, et telle fut notre seule réponse au cours des jours suivants. Tout le monde – y compris les deux garçons – dut jurer de garder secrets les récents événements, notamment le sort du Chris-Craft, ce qui n’alla pas sans quelques protestations.
« Qu’est-ce que je vais pouvoir raconter à Tom Shevlin quand il reviendra ? demanda Hemingway pendant la dernière semaine d’août. S’il me demande de lui rembourser sa vedette, je suis foutu. Si seulement on pouvait envoyer la facture à la marine ou au FBI. »
Nous avions envisagé de faire un rapport complet à Braden ou au colonel Thomasson, décidant en fin de compte de ne rien dire à personne. Nous étions toujours tracassés par l’énigme de l’opération Corbeau et des documents de l’Abwehr. « Faites prêter serment à Shevlin et dites-lui tout, suggérai-je. Peut-être qu’il sera fier d’avoir servi son pays.
— Vous pensez qu’il regrettera de n’avoir eu qu’une vedette de six mètres cinquante à offrir à sa patrie ?
— Peut-être », fis-je, dubitatif.
Hemingway se prit la tête entre les mains. « Quel gâchis, un si beau bateau. Vous vous rappelez le projecteur de proue intégré au taquet ? Et la petite sirène qui servait de figure de proue ? Et ces instruments, tous fabriqués par l’artisan qui a créé ces merveilleux bateaux Gar Wood durant les années 20 ? Et la barre Duesenberg, et…
— Suffit. Je ne me sens pas très bien. »
Hemingway acquiesça, les mains toujours sur les tempes. « Enfin, Tom est un homme généreux doublé d’un patriote. Et si on n’arrive pas à le convaincre de nous pardonner en exploitant ses faiblesses, on n’aura qu’à le fusiller. »
Le lundi 31 août, alors que je dégustais un potage froid, assis dans le lit du cottage, Hemingway entra et dit : « Vous avez deux visiteurs. »
Je dus paraître interloqué.
« Un dandy british et un nain dans un complet à deux cents dollars, reprit l’écrivain. Je leur ai dit qu’ils avaient le droit de vous parler, mais à la seule condition que je puisse assister à l’entretien.
— Ça me convient parfaitement. » Et je posai le plateau sur la table de chevet.
On fit les présentations, on alla chercher des chaises, et Hemingway demanda à l’un des boys de servir du whiskey à tout le monde. Nous avons échangé des banalités jusqu’à ce que le boy soit revenu avec les verres et la bouteille, puis reparti. Je vis Hemingway jauger du regard le dandy british et le nain en complet à deux cents dollars pendant que le commodore Ian Fleming et Wallace Beta Phillips lui rendaient la pareille. L’un et l’autre semblèrent satisfaits de leur examen ; Hemingway restait apparemment dubitatif.
« Ravi que vous ayez survécu à toutes ces épreuves, mon garçon », dit Fleming pour la troisième fois. En tant que sujet de conversation, mes blessures commençaient à sentir le réchauffé.
« Pouvons-nous parler à présent de ce qui a causé mes blessures, ainsi que de tout le reste ? » demandai-je.
Fleming et Phillips se tournèrent vers Hemingway.
« Tout va bien, dit celui-ci d’un ton ferme. Je suis de la famille. En outre, j’ai eu droit à mon content de plaies et de bosses, moi aussi. » Il toucha du doigt son crâne toujours bandé. « J’aimerais bien savoir pourquoi. »
Les deux visiteurs échangèrent un regard et opinèrent du chef. Il faisait une chaleur torride, et j’étais en sueur dans mon pyjama. Hemingway portait une guayabera, un short et des sandales, mais lui aussi transpirait abondamment. Fleming suait poliment dans son blazer tropical en laine – où la laine semblait l’emporter sur le tropical. Seul Wallace Beta Phillips paraissait serein. Le petit homme chauve avait l’air si pimpant, si à l’aise dans son costume impeccablement coupé, qu’on aurait pu croire qu’il faisait vingt degrés et non plus de trente dans cette pièce étouffante.
Je décidai d’approfondir les présentations afin qu’Hemingway se fasse une idée plus précise des règles du jeu. « Ian travaille avec les gars du MI-6 britannique. Sur ce continent, il a souvent collaboré avec la ESC de William Stephenson. »
Adressant un hochement de tête poli à Hemingway, le Britannique à la longue figure alluma une cigarette. Je vis l’écrivain plisser le front en découvrant le fume-cigarette, signe d’affectation à ses yeux.
« Mr. Phillips travaillait pour l’Office of Naval Intelligence, poursuivis-je, mais il est désormais affecté au COI de Bill Donovan.
— À l’OSS, maintenant, Joseph, corrigea Phillips à voix basse.
— Ouais, mes excuses. Mais je croyais que vous aviez été muté à Londres, Mr. Phillips.
— En effet. » Le sourire du petit homme avait sur moi l’effet contraire de celui de Delgado – il me détendait et le rendait sympathique à mes yeux. Le sourire de Delgado m’avait donné envie de le tuer.
Hemingway s’en est chargé à ta place. Je secouai la tête – à cette heure de la journée, les analgésiques me rendaient quelque peu somnolent.
« Je suis venu ici pour bavarder avec vous », reprit Phillips. Il adressa un signe de tête à Hemingway. « Avec vous deux.
— Alors, dites-nous tout, répliqua l’écrivain. Mais peut-être avez-vous besoin de savoir ce qui s’est passé la semaine dernière ? » Ian Fleming ôta son fume-cigarette de sa bouche et tapota sa cigarette sur le cendrier posé à côté de mon plateau. « Nous en avons une idée assez précise, mais nous serions ravis d’avoir des détails sur les derniers instants du major Daufeldt. »
Hemingway me jeta un coup d’œil. Je fis oui de la tête. Il leur fit un compte rendu succinct de l’affrontement.
« Et le lieutenant Maldonado ? » demanda Wallace Beta Phillips.
Je décrivis notre rencontre au Cementerio de Colon.
« Mais le lieutenant a survécu ? » intervint Fleming.
J’acquiesçai. L’Usine à forbans nous avait amplement renseignés sur son sort. « Le lendemain en fin de journée, des femmes venues fleurir la tombe d’Amelia Goyre de la Hoz l’ont entendu crier dans le mausolée. Maldonado a été évacué sur l’hôpital de La Havane, où on a réussi à sauver sa jambe et où il a passé vingt-quatre heures sous haute protection.
— Pourquoi donc ? s’enquit Mr. Phillips.
— Selon sa version des faits, répondit Hemingway, le lieutenant a surpris dix criminels phalangistes alors qu’ils allaient profaner le Monument aux étudiants en médecine. Il a réussi à les mettre en fuite, mais la Police nationale cubaine redoute des représailles. Maldonado est le héros de la semaine à La Havane… du moins pour ceux qui ne le connaissent pas.
— Pensez-vous qu’il tentera de se venger, mon garçon ? demanda Fleming en se tournant vers moi.
— Non. Dans cette histoire, Maldonado n’était qu’un simple exécutant. Il a été arrosé à la fois par la SD et le FBI. Il n’a pas pu accomplir l’une des missions qu’on lui avait confiées, voilà tout. Il n’y a aucune raison pour qu’il fasse une nouvelle tentative. En outre, la rumeur prétend qu’il aura besoin de béquilles pendant les mois à venir.
— Bon, fit Hemingway. Maintenant, j’aimerais bien entendre quelques explications. Lucas m’affirme qu’il comprend le plus gros de cette histoire, mais il refuse de m’en dire davantage. »
Je me calai sur mon oreiller. « Je m’attendais à ce que nous ayons cet entretien. Je pense qu’il serait plus simple qu’un autre que moi éclaire les zones d’ombre. » Ian Fleming parut surpris. « Vous attendiez notre visite ?
— Au moins celle de Mr. Phillips. Mais je pensais que l’un de vos amis serait également présent, Ian. Après tout, c’étaient vos secrets qui faisaient l’objet de cet échange.
— Quels secrets ? demanda Hemingway. Vous voulez parler des convois britanniques et du raid sur Dieppe ? »
Mr. Phillips joignit les mains et eut un nouveau sourire. « Pourquoi ne nous exposez-vous pas vos hypothèses, Joseph ? Nous les compléterons quand cela se révélera nécessaire.
— Entendu. » J’attrapai un verre d’eau et en bus une gorgée. Au-dehors, l’alizé faisait frissonner les palmiers. Le parfum des hortensias de Gellhorn parvenait à mes narines. « À mon avis, voici ce qui s’est passé.
« De toute évidence, la SD a passé un marché avec le contre-espionnage américain… presque certainement avec le FBI, probablement avec Mr. Hoover en personne. Selon toute apparence, la SD et l’Abwehr travaillaient en étroite collaboration au Brésil, au Mexique et à Cuba. Teddy Schlegel et les autres agents de l’Abwehr, parmi lesquels ces malheureux soldats qui se sont fait descendre sur la plage, n’avaient aucune idée de ce qui se passait en réalité.
— À savoir ? souffla Fleming, en prenant la pose avec son fume-cigarette et en esquissant un sourire.
— À savoir que la SD – Becker, Maria, Delgado, Kruger et leurs maîtres – trahissait l’ensemble du réseau de l’Abwehr sur le continent américain, et sans doute aussi en Europe. »
Hemingway palpa son bandage. Sa barbe avait encore poussé. « Un service secret nazi en trahissant un autre ? Ça n’a aucun sens. Leur ennemi, c’est nous.
— Mr. Phillips, dis-je, sans doute pourrez-vous expliquer ceci mieux que moi. »
L’homme chauve se tapota les doigts et hocha la tête. « En fait, Mr. Hemingway, les États-Unis et leurs divers services d’espionnage et de contre-espionnage sont loin de figurer au premier rang de la liste des ennemis de la SD.
— Vous voulez dire que la Grande-Bretagne et l’Union soviétique sont mieux classées ? rétorqua Hemingway.
— À l’échelon international, oui, sans aucun doute, acquiesça Phillips, mais le principal ennemi de la Sicherheitsdienst n’est autre que… l’Abwehr. » Il marqua une pause pour siroter son whiskey. « Comme Joseph vous l’a certainement expliqué, Mr. Hemingway, le service baptisé SD AMT VI est un département de la RSHA nazie, la même agence qui englobe la Gestapo et la SS, et qui, en ce moment même, s’affaire à créer et à administrer dans l’Europe occupée des camps de concentration et d’extermination.
— Himmler », souffla Hemingway.
Mr. Phillips acquiesça une nouvelle fois. « Le Reichsführer Heinrich Himmler. Sans doute l’homme le plus maléfique de la planète. »
Les sourcils noirs d’Hemingway se haussèrent légèrement sous son bandage. « Plus maléfique qu’Adolf Hitler ? » Ian Fleming tapota sa cigarette sur le cendrier et se pencha en avant. « Adolf Hitler imagine des cauchemars, Mr. Hemingway. Le Reichsführer Himmler se charge de les transformer en réalité.
— Nous avons reçu des informations dignes de foi, reprit Mr. Phillips, selon lesquelles, en ce moment même, des juifs sont déportés dans des camps d’extermination… pas des camps de concentration, mais de gigantesques institutions administrées par la SS dans le seul but de détruire la race juive… et la quantité de victimes est telle que le monde civilisé refuserait d’y croire. »
Hemingway semblait à la fois intéressé et écœuré. « Mais quel est le rapport avec Delgado, Maria, l’Usine à forbans et moi-même ?
— Selon toute apparence, dit Mr. Phillips, l’amiral Canaris de l’Abwehr, le service de renseignement de l’armée, le Reichsführer Himmler de la RSHA et feu le général de corps d’armée Reinhard Heydrich de la SD s’entendaient à merveille et collaboraient ardemment à l’avènement du Reich de mille ans. En privé, bien entendu, Canaris n’avait que mépris pour ces nazis, et Himmler et Heydrich œuvraient depuis longtemps pour détruire l’agence et la réputation de Canaris.
— En livrant tous ces documents de l’Abwehr au FBI, intervins-je. Avant cela, le représentant local de la SD – Becker – avait détruit les réseaux de l’Abwehr au Brésil et en Amérique du Sud. Delgado et lui se sont arrangés pour transmettre des documents secrets de l’Abwehr au FBI par notre intermédiaire. Nous étions censés les remettre à Delgado, qui devait les envoyer ensuite à Hoover. »
Hemingway secoua la tête. « Ça n’a toujours aucun sens. Si Delgado avait déjà accès à Hoover… s’il travaillait pour lui, bon sang… il n’avait besoin ni de l’Usine à forbans ni de nous-mêmes pour servir de coursiers.
— Mais bien sûr que si, mon vieux, dit Fleming en gloussant.
L’homme que vous connaissiez sous le nom de Delgado avait déjà pris les dispositions nécessaires pour faire transiter ces documents par la Police nationale cubaine, et lorsque votre Usine à forbans a vu le jour ce printemps, tout le monde – Delgado ; J. Edgar Hoover ; Heydrich ; le colonel Walter Schellenberg, directeur du Département VI ; Himmler lui-même – a sauté sur l’occasion. Un réseau d’espions amateurs en contact avec toutes les grandes agences de contre-espionnage américaines, ayant l’aval de l’ambassadeur des États-Unis en personne… et dont le quartier général ne se trouve qu’à quatre-vingt-dix milles nautiques des côtes américaines. C’était parfait.
— Parfait, répéta Hemingway d’un air songeur. Vous voulez dire que nous… l’Usine à forbans, Lucas, moi-même… devions faire office de pigeons si les choses tournaient à l’aigre ?
— Précisément, dit Mr. Phillips. Pour ce que nous en savons, J. Edgar Hoover était terrifié par les conséquences possibles de sa bévue de l’hiver dernier, lors de l’affaire Popov. Le FBI avait obtenu des informations dignes de foi prouvant que les Japonais avaient l’intention d’attaquer Pearl Harbor, et ce plusieurs semaines avant la date fatidique, mais Hoover et ses hommes n’avaient rien fait pour les exploiter. William Donovan a pu le confirmer. Hoover redoutait que le président Roosevelt soit mis au courant et restreigne les compétences du FBI en matière de contre-espionnage, ou encore, la pire des hypothèses à ses yeux, l’oblige à démissionner de son poste de directeur du FBI.
— Mr. Hoover préférerait mourir, murmurai-je.
— Exactement, acquiesça Mr. Phillips. Et c’est pour cela qu’il a décidé d’exécuter le plan que le major Daufeldt… votre Delgado… lui avait proposé. Le plan de la SD. Le plan d’Himmler. »
Je levai la main comme un écolier. « Mais qui est… qui était exactement Delgado ? Je veux dire, je sais qu’il était le major Kurt Friedrich Daufeldt, de la SS, mais qui était-il ? »
Ian Fleming écrasa sa cigarette dans le cendrier après l’avoir ôtée de son fume-cigarette. Son visage et le ton de sa voix étaient plus sérieux que d’ordinaire. « Pour ce que nous en savons, mon garçon, Daufeldt était l’agent secret le plus capable de tout l’effort de guerre allemand. » Il adressa à l’écrivain un sourire ironique. « Ce qui ne signifie pas grand-chose, Mr. Hemingway. Les nazis ont toujours fait preuve d’une incompétence extraordinaire en matière de collecte et d’analyse de renseignements.
— Une autre des raisons pour lesquelles Himmler et les autres dirigeants de la SD n’avaient aucun scrupule à l’idée de lâcher l’Abwehr, renchérit Mr. Phillips. La plupart des opérations menées par cette agence tournent à la catastrophe. Elle est un peu plus compétente sur le théâtre des opérations de l’Est, mais les nazis étaient sûrs que le directeur Hoover s’abstiendrait de communiquer aux Russes les renseignements que l’Abwehr avait rassemblés sur eux.
— Dans ce cas, pourquoi souhaitait-il les obtenir ? » Hemingway sourit de sa propre naïveté. « Il veut avoir une longueur d’avance sur les communistes, c’est ça ?
— Précisément, répondit Mr. Phillips.
— Je pense que Mr. Hoover craint davantage les communistes que les Japs ou les nazis, dis-je.
— Cette guerre est fort contrariante aux yeux de notre ami Edgar, dit Fleming. Il veut s’en débarrasser au plus vite afin de se lancer dans la véritable guerre.
— Contre les Soviétiques », dit Hemingway.
Ian Fleming sourit de toutes ses dents jaunes et déchaussées. « Contre la conspiration communiste internationale dans son ensemble. »
Je levai la main une nouvelle fois. « Excusez-moi, mais personne n’a répondu à ma question. Qui était Delgado ?
— Oui, fit Mr. Phillips. Qui, en effet ? Rappelez-vous, Joseph, que je vous ai suggéré il y a quelques semaines que votre Mr. Delgado n’était autre que le mythique agent spécial D. Le gentleman théoriquement responsable de la mort de John Dillinger, de Baby Face Nelson et autres personnages embarrassants de notre grande nation. Un genre d’agent très spécial au service du directeur Hoover.
— Et c’était lui ? demandai-je.
— Nous le pensons, dit l’homme chauve. En fait, nous n’avons aucune idée de sa véritable identité. Lorsqu’il a attiré l’attention du directeur Hoover, en 1933, Delgado était connu sous le nom de Jerry « Dutch » Fredericks, truand et indicateur du FBI originaire de Philadelphie. Nous pensons aujourd’hui qu’il n’était pas né à Philadelphie mais s’était infiltré aux États-Unis sur ordre de Himmler.
— Il devait être très jeune, remarquai-je.
— Il avait vingt-six ans lorsque le directeur Hoover l’a recruté pour… euh… pour ses opérations spéciales. Votre agent spécial D parlait couramment l’anglais, l’allemand et l’espagnol, et il était fort à l’aise dans ces trois cultures, ainsi que dans la culture de ce qu’on appelle la Mafia et, plus généralement, la pègre américaine. En 1937, la mort de Dillinger et celle de ses compères menaçant de le placer sous les feux des projecteurs, Mr. Fredericks s’est rendu en Espagne, où il a travaillé pour le compte des fascistes et utilisé pour la première fois le nom de Delgado. Nous avons pu prouver qu’il se trouvait à Berlin en 1939, sous l’identité du major Kurt Friedrich Daufeldt. Mais, comme je l’ai dit, il nous est impossible de dire si c’était là son véritable nom.
— Il n’a pas chômé, dit Hemingway.
— En effet, acquiesça Mr. Phillips. Le printemps dernier, lorsque Delgado/Fredericks/Daufeldt a fait son apparition à Cuba, cela nous a inquiétés, naturellement. Ou plutôt, devrais-je dire, cela a inquiété Mr. Stephenson, le commandant Fleming, le MI-6 et la BSC. Ils nous ont informés de la présence et des activités de notre ami Delgado. » Il adressa un signe de tête à Fleming.
Celui-ci sourit. « Nous ne savions pas exactement ce que mijotaient Daufeldt et Becker, comprenez-le bien, mais nous ne pensions pas que cela servirait les intérêts de notre camp.
— Vous ne vous trompiez pas, intervins-je. Le directeur Hoover leur avait vendu des informations relatives à des convois et des mouvements de troupes britanniques. »
Hemingway me fixa, se tourna vers les deux autres, puis me fixa à nouveau. « Le FBI échangeait des secrets britanniques contre des documents de l’Abwehr ?
— Naturellement, mon vieux, dit Fleming avec un petit rire. Vous ne croyez quand même pas que le directeur du Fédéral Bureau of Investigations allait payer ses informateurs allemands avec des secrets américains ? Enfin, bon Dieu, cet homme est un authentique patriote ! »
Hemingway croisa les bras et grimaça. « C’est difficile à croire. Et pourquoi Hoover voudrait-il me tuer ?
— Delgado voulait nous tuer tous les deux. » Je sentais s’atténuer l’effet des analgésiques. Si je gagnais en clarté d’esprit, la douleur qui me taraudait le dos et le flanc m’empêchait de me concentrer comme je le souhaitais. « Mais je ne pense pas que Hoover avait décidé de notre mort.
— Ce n’est pas son style, en fait, murmura Ian Fleming. Vous deviez jouer le rôle du pigeon… ou celui d’un petit pigeonnier… si jamais ce trafic d’informations venait à être découvert, mais je pense qu’Edgar aurait hésité à éliminer l’un de vous. Il aurait certainement préféré vous faire comparaître devant une Commission d’enquête du Sénat sur l’infiltration communiste, et vous auriez été discrédités ou jetés en prison.
— Une telle commission n’existe pas, ce serait de la chasse aux sorcières, protesta Hemingway.
— Attendez encore quelques années, mon cher. Attendez encore quelques années.
— C’est la SD qui a décidé que nous devions mourir, déclarai-je. Himmler et Hoover pouvaient se faire mutuellement confiance, car leur accord devait rester secret sous peine de compromettre leur position et leur pouvoir. Mais nous en savions trop. Après avoir reçu les documents de l’Abwehr et les avoir transmis à Hoover via Delgado, nous n’étions plus d’aucune utilité.
— Mais nous ne les avons pas transmis, dit Hemingway, les bras toujours croisés, l’œil mauvais.
— Non, en effet. Mais ça n’avait pas grande importance. Nous nous étions trouvés au bon endroit au bon moment. Si nécessaire, Delgado pouvait reproduire la plupart de ces documents. Et après notre élimination, la Police nationale cubaine aurait endossé le rôle d’intermédiaire. Il fallait seulement que nous paraissions coupables en cas d’enquête. »
Mr. Phillips posa son verre vide. « Ce qui aurait sûrement été le cas, puisqu’on vous aurait retrouvés morts, dans une position permettant de conclure que vous vous étiez entre-tués, non loin de l’endroit où étaient enterrés les deux soldats allemands. Et n’oubliez pas le malheureux lieutenant de la Police cubaine, victime de la brutalité de Joseph. » Ian Fleming alluma une nouvelle cigarette. « Ce que nous n’avions pas prévu, c’est que Delgado assassinerait deux de ses propres hommes.
— Donc, c’est bien lui qui a tué les soldats allemands sur la plage ? demanda Hemingway.
— Oh, cela ne fait quasiment aucun doute. » Sourire de Fleming. « Ce soir-là, quelques-uns de nos hommes ont suivi MM. Delgado et Becker de La Havane jusqu’à la ville de Manati, mais ils ont malheureusement perdu leur trace sur ce que nous savons maintenant être la voie ferrée abandonnée menant à la baie de Manati. Je pense que ces deux jeunes soldats s’attendaient à trouver le Hauptsturmführer Becker sur la plage, et qu’il s’est éclairé avec sa propre lanterne pour les rassurer, quelques secondes à peine avant que Delgado ne les abatte avec son cher petit Schmeisser. C’était pour eux la meilleure façon de s’assurer que les documents tomberaient dans vos mains avides, ne croyez-vous pas ? »
Je cherchai une position plus confortable. En vain. « Tant que nous en sommes à nouer les fils, parlons un peu de Maria. Qui était-elle ?
— Un agent de la SD, mon garçon, dit Ian Fleming entre deux bouffées de tabac. Le second membre du commando Todt ayant pour mission de vous éliminer, vous et Mr. Hemingway, une fois que vous auriez joué votre rôle dans cette histoire.
— Nom de Dieu, je le sais, Ian, m’emportai-je. Je veux dire : qui était-elle ? »
Mr. Phillips croisa les jambes, caressant de l’index le pli impeccable de son pantalon. « Voilà peut-être la plus grande énigme de toutes celles que nous avons à élucider, Joseph. Nous ne le savons pas, tout simplement. Peut-être une citoyenne allemande élevée en Espagne. Ou une excellente linguiste. Une réussite exceptionnelle en matière d’infiltration. C’est le cauchemar de tous les directeurs de services secrets.
— C’était, rectifiai-je. À moins que vous ayez des raisons de croire qu’elle a survécu à son naufrage sur Cayo Puta Perdida.
— Cayo quoi ? » s’exclama Ian Fleming, visiblement choqué.
Mr. Phillips secoua la tête. « Navré. Nous n’avons aucune information dans ce sens. Malheureusement, les agents de l’OSS présents sur cette île sont trop peu nombreux et surchargés de travail. Mais nous resterons vigilants au cas où cette dame referait son apparition.
— Delgado l’a appelée « Eisa », dis-je.
— Ah ! » Mr. Phillips prit dans sa poche un petit carnet relié de cuir. Il y rédigea une note avec un stylo à plume en argent.
« Et les documents de l’Abwehr ? » demandai-je.
Mr. Phillips me sourit. « Mr. Donovan et l’OSS seraient ravis de vous en débarrasser, Joseph. Naturellement, nous ne songeons pas un instant à les communiquer à Mr. Hoover ou au FBI… ou alors de façon discrète, bien entendu, si nous y étions obligés, au cas où le directeur tenterait une nouvelle fois de détruire notre agence, comme il s’est acharné à le faire ces derniers mois. Et nous aimerions bien obtenir des copies des photographies que vous avez prises, celles des deux soldats allemands et des cadavres de Delgado et de Kruger, ainsi que… si cela ne vous dérange pas trop… des dépositions certifiées et rédigées de votre main – qui resteront confidentielles, je vous l’assure – décrivant les événements dont vous avez été les témoins et les épreuves que vous avez endurées. »
Je me tournai vers Hemingway. Il acquiesça. « Entendu », dis-je. En dépit de la douleur qui envahissait maintenant mon corps tout entier, je ne pus m’empêcher de sourire. « Le directeur va être remis à sa place, hein ? »
Wallace Beta Phillips me rendit mon sourire. « Certes, mais au nom de la sécurité et des intérêts des États-Unis d’Amérique. À l’avenir, peut-être vaudrait-il mieux que l’OSS soit seul responsable de la collecte de renseignements à l’étranger. Et peut-être vaudrait-il mieux que le directeur d’une organisation aussi puissante que le FBI voie ses activités placées sous un contrôle… euh… discret. »
Je réfléchis quelques instants à cette éventualité. Il m’était impossible de m’y opposer.
« Bien, bien, bien. » Fleming, de toute évidence prêt à prendre congé, écrasa sa seconde cigarette et vida son verre de whiskey. « Il semble que nous ayons noué tous les fils qui dépassaient, comme vous dites. Toutes les questions qui se posaient à nous ont trouvé une réponse.
— Sauf une », dit Hemingway.
Les deux visiteurs attendirent qu’il poursuive.
« Qu’allons-nous faire à présent, Lucas et moi ? dit l’écrivain d’un air farouche. Joe n’a plus de boulot. Il n’a même plus de patrie, bon sang. Je suis sûr que Hoover se débrouillerait pour lui rendre la vie infernale s’il essayait de conserver son poste ou tout simplement de retourner aux États-Unis. Imaginez seulement les tracasseries que lui ferait subir le fisc. » Ian Fleming plissa le front. « Oui, certes, il est exact que…
— Et moi ? reprit Hemingway. Cette saloperie de fisc m’a déjà dans le collimateur. Et si vous dites vrai à propos des méthodes préférées de Hoover, il va m’accuser d’être un communiste dès que la guerre sera finie et que les Russes cesseront d’être nos alliés. Peut-être même qu’il a déjà commencé à rassembler des informations dans ce sens, bon sang. »
Mon regard croisa ceux de Phillips et Fleming. Nous avions tous vu le dossier d’Hemingway. Ses éléments les plus anciens dataient d’une dizaine d’années.
« Vos remarques sont fort pertinentes, Mr. Hemingway, dit Mr. Phillips, mais je puis vous assurer que Mr. Donovan et ceux d’entre nous qui occupent une position… euh… influente à l’OSS ne permettront pas au directeur Hoover de passer sa colère sur vous. Une raison supplémentaire pour que vous rédigiez ces dépositions.
— Et n’oubliez pas que vous êtes un écrivain mondialement respecté, renchérit Ian Fleming. Si Hoover est avide de célébrité, il redoute celle des autres et le pouvoir qu’elle leur confère.
— Et votre résidence principale est à Cuba, dis-je à Hemingway. Cela devrait le faire hésiter si jamais il a l’occasion de tenter quelque chose.
— Ne vous faites pas de souci, conclut Mr. Phillips. Comme Joseph l’a si spirituellement dit il y a quelques minutes, le directeur Hoover va être « remis à sa place ». Et notre agence fera tout ce qui est en son pouvoir pour qu’il y reste. En fait, Mr. Hemingway, si jamais vous avez besoin d’un service… »
Hemingway regarda le petit homme en silence. Au bout d’un temps, il dit : « Bien, entendu, voilà qui est quelque peu rassurant. Mais, dès que mon épouse aura fini de chercher ce qu’il y a au-delà de la petite croix sur la carte vierge, je lui demanderai d’aller faire un tour à Washington pour dîner avec son amie Eleanor et prier la vieille dans le fauteuil roulant de bien tenir ce chien-là en laisse.
— La croix sur la carte vierge ? » Les yeux de Fleming faisaient des allers-retours entre Hemingway et moi-même, comme si nous venions soudain d’émettre des messages codés. « La vieille ? Le fauteuil roulant ? Quel chien ?
— Peu importe, Ian. » Mr. Phillips gloussa. « Je vous expliquerai tout cela sur la route de l’aéroport. »
Tout le monde se leva, sauf moi-même, naturellement. Je regardai les trois hommes et comptai les minutes me séparant de la prochaine absorption d’analgésiques.
« Joseph ? dit Mr. Phillips. Puis-je vous exposer la véritable raison de ma visite ?
— Bien sûr. » Je pensais à la vérité que venait d’énoncer Hemingway : je ne pourrais jamais rentrer aux États-Unis, ni continuer de travailler dans le contre-espionnage. Ce n’était pas une révélation pour moi – je le savais depuis le jour où j’avais décidé de tout dire à Hemingway et de travailler pour lui plutôt que pour mes véritables maîtres –, mais en dépit de la migraine que m’infligeait la morphine et des vagues de douleur qui déferlaient sur moi, cela m’attristait.
« Mr. Donovan est très impressionné par… euh… l’ingéniosité dont vous avez fait preuve dans cette affaire, Joseph. Il aimerait vous rencontrer et discuter avec vous de l’éventualité d’un nouvel emploi.
— Quelque part à l’étranger, je présume, dis-je d’une voix atone.
— Oui, bien sûr, dit Mr. Phillips en souriant. Mais c’est là que notre agence effectue son travail, n’est-ce pas ? Pensez-vous qu’il vous serait possible de vous rendre aux Bermudes dans quinze jours ? Naturellement, il faut que votre état de santé vous le permette.
— Bien sûr, répétai-je. Pourquoi les Bermudes ? » C’était une possession britannique.
« En fait, mon garçon, intervint Fleming, si des dispositions ont été prises pour que Mr. Donovan s’entretienne avec vous aux Bermudes, c’est parce que Mr. Stephenson souhaiterait également avoir une conversation avec vous avant que vous ne preniez une décision concernant la proposition de l’OSS. Il valait mieux que William… notre William… reste sur le territoire britannique en attendant que le directeur Hoover ait digéré son inévitable contrariété, si vous voyez ce que je veux dire.
— Mr. Stephenson ? répétai-je stupidement. Il veut me parler ?
— Les possibilités qui s’offrent à vous sont des plus excitantes, mon vieux, dit Fleming. Et quand cette guerre sera finie, une fois qu’Adolf, Tojo, Benito et tous ces monstres seront… comme nous ne cessons de le dire aujourd’hui… « remis à leur place », d’autres défis se présenteront à nous. Et la Grande-Bretagne est un lieu de résidence fort agréable pour un jeune Américain touchant un bon salaire.
— Travailler pour le MI-6 ? » Je devais avoir l’air parfaitement stupide.
Mr. Phillips sourit et tira sur la manche de Fleming. « Il est inutile que vous vous décidiez aujourd’hui, Joseph. Venez nous voir aux Bermudes dans quinze jours… ou dès que vous serez en état de faire le voyage. Mr. Donovan est impatient de faire votre connaissance. »
Hemingway accompagna les deux hommes jusqu’à l’allée. Assis sur mon lit, irrité par mes pansements, à moitié suffocant de douleur, je secouai la tête sous l’effet de la stupéfaction. Travailler pour ce putain de MI-6 ? Quelques minutes plus tard, Hemingway revint avec mes pilules d’analgésique.
« Vous ne devriez pas mélanger ces trucs avec l’alcool, vous savez.
— Je sais. »
Il me tendit mes deux pilules et un verre de whiskey. Lui-même s’en était servi un. Il le leva quand j’eus avalé les pilules « Estamos copatos, dit-il. Mais en attendant : que la confusion s’empare de nos ennemis !
— Que la confusion s’empare de nos ennemis », répétai-je. Et je bus.