17

 

Les semaines suivantes furent relativement tranquilles pour l’Usine à forbans, Hemingway se consacrant avant tout à ses affaires familiales. Par la suite, cependant, je devais considérer ces mois de juin et de juillet comme le calme précédant la tempête… et, tout en ignorant qu’une tempête se préparait – et quelle tempête ! –, je me souviens que chaque journée de cette période était colorée par une tension similaire à celle qu’éprouvé un marin en voyant les nuages se masser à l’horizon alors qu’il file vers le port.

Hemingway fêta son quarante-troisième anniversaire le 21 juillet 1942. Je passai la majeure partie de cette nuit et de la suivante à discuter avec lui sur le pont du Pilar.

Cela faisait six jours que nous patrouillions en quête de sous-marins. Les fils d’Hemingway étaient à bord – Patrick et Gregory, ou plutôt Mousie et Gigi, comme il les appelait –, Fuentes, Winston Guest et moi-même formant un équipage réduit. Nous avions passé trois jours à traquer le Southern Cross, qui procédait à des essais en suivant une course aussi erratique qu’interminable, à l’écoute de ses échanges radio, ce qui nous avait permis d’intercepter quelques communications entre U-Boots brouillées par les parasites, et nous étions restés en contact avec la petite base de Cayo Confites en attendant que le yacht de la Viking Fund prenne l’initiative. Et puis, le quatrième jour, nous avions perdu la trace du vaisseau lors d’une tempête. Notre détecteur radio nous ayant permis de repérer un sous-marin émettant dans les environs de Key Romano, nous avons pris cette direction le soir du cinquième jour.

Au crépuscule, Hemingway m’aida à négocier l’approche délicate de Key Romano. Nous avons d’abord traversé l’embouchure de Punta Practicos jusqu’à apercevoir le phare de Matermillos, sur Key Sabinal. Ensuite, nous avons franchi au ralenti le Vieux Chenal des Bahamas, une zone extrêmement dangereuse. Fuentes s’était posté sur la proue, guettant les récifs et les bancs de sable. Une fois parmi les keys, nous avons découvert un labyrinthe de chenaux peu profonds – parfois soixante centimètres à peine –, qui se transformaient souvent en courants et en rivières provenant du key. Un petit port abritait le village de Versailles – une demi-douzaine de maisons, la plupart sur pilotis, la moitié abandonnées. Nous avons jeté l’ancre en un point baptisé Punta de Mangle et passé trois jours à explorer les chenaux à bord du Tin Kid, demandant aux rares pêcheurs du coin s’ils avaient aperçu un grand yacht ou un hors-bord dans les courants les plus larges et cherchant à trianguler la position de l’émetteur que nous captions.

L’anniversaire d’Hemingway fut aussi agréable que le permettaient les circonstances, le Pilar étant coincé dans un trou perdu parmi les mangroves et les poivriers. Patrick et Gregory avaient apporté des cadeaux à leur papa, Winston Guest offrit à Hemingway deux bouteilles d’excellent champagne, Fuentes lui avait sculpté une figurine en bois qu’il trouva amusante, et ce soir-là, nous avons eu droit à un dîner de gala. Je n’avais apporté aucun présent, bien sûr, mais je levai mon verre de champagne en l’honneur de l’écrivain.

Je me rappelle bien ce repas, ayant vu le bosco le préparer. Un plat à base de spaghetti servait d’entrée. Fuentes prit un boisseau entier de pâtes et le coupa en deux avant de le plonger dans l’eau bouillante. Il avait sorti un poulet de la glacière, qu’il fit cuire dans un bouillon à base d’os de porc et de bœuf. Lorsque le poulet fut prêt, il égoutta le bouillon, récupéra les miettes dans la passoire et les ajouta au poulet. Puis il sala le tout et le hacha. Le fumet qui emplissait la minuscule coquerie était si appétissant que je me sentais déjà prêt à passer à table.

Fuentes hacha ensuite du jambon de Galice et du chorizo. Il mélangea ce hachis au poulet et au bouillon fumant, ajouta du paprika et fit cuire le résultat à feu doux. Puis il égoutta les spaghettis et les saupoudra avec une pincée de sucre. Il versa la sauce dans un plat, mit la table et hurla à la cantonade que c’était servi et que tout le monde devait rappliquer illico à la coquerie. Pendant que nous nous régalions de cette entrée de choix, Fuentes finissait de préparer le plat de résistance. Nous avions attrapé un espadon ce matin-là et, un peu plus tôt, il en avait coupé six filets pour les faire mariner. Pendant que nous étions occupés à savourer nos spaghettis, à bavarder et à boire du bon vin, Fuentes fit fondre une demi-livre de beurre et mit à frire les filets d’espadon à feu doux. Tout en prenant part à la conversation, il les arrosait régulièrement de citron et les retournait pour assurer une bonne cuisson. L’arôme qui se dégageait de ce poisson était stupéfiant, encore plus tentateur que celui d’un steak. Il disposa chaque filet dans une assiette, ajouta une pincée de sel et servit le tout avec de la salade fraîche et des légumes cuits à l’eau. Il avait préparé à l’intention d’Hemingway une sauce à base de poivrons, de persil, de poivre noir, de raisin et de câpres, qu’il avait fait revenir à la poêle avec des asperges hachées menu.

« Navré, Ernesto, dit le second capitaine et bosco alors que nous nous jetions sur son œuvre. J’avais prévu de vous faire du crabe frais au citron avec une fricassée de calamars, mais cette semaine, nous n’avons trouvé ni crabes ni calamars. »

Hemingway gratifia Fuentes d’une tape dans le dos et d’un grand verre de vin. « Cet espadon est le meilleur que j’aie jamais mangé, compadre. C’est un cadeau d’anniversaire vraiment royal.

— Si », acquiesça Fuentes.

 

Durant la nuit du lendemain, alors qu’Hemingway et moi partagions un tour de veille, se déroula la plus longue de nos conversations. Cela commença par un dialogue portant sur nos chances de retrouver le Southern Cross, sur les actions à engager si nous le retrouvions, sur l’étrange tournure qu’avaient prise ces dernières semaines les opérations de surveillance menées par l’Usine à forbans, puis il se lança dans une série de commentaires amers sur son épouse absente – Gellhorn était partie pour sa croisière financée par Collier’s –, et finalement, dans un long monologue. Cela se passait sur le pont, dont l’obscurité n’était rompue que par notre lampe de compas et la lueur du firmament, où les étoiles scintillaient encore de tous leurs feux quand elles disparaissaient derrière les mangroves et les arbrisseaux qui entouraient la petite baie.

« Alors, qu’en pensez-vous, Lucas ? Cette splendide petite guerre va-t-elle durer un an… deux ans… trois ? »

Je haussai les épaules dans les ténèbres. Nous buvions des bières fraîches tout juste sorties de la glacière du Pilar. La nuit était douce et les bouteilles constellées de gouttelettes.

« À mon avis, elle en durera au moins cinq. » Hemingway parlait à voix basse, peut-être pour ne pas réveiller les deux enfants et les deux adultes, plus probablement parce qu’il était épuisé et un peu ivre, et s’adressait essentiellement à lui-même. « Peut-être dix. Peut-être l’éternité. Cela dépend des objectifs de guerre que nous nous sommes fixés. Une chose est sûre… ça va coûter une fortune. Notre pays peut se le permettre – les États-Unis n’ont même pas entamé leurs ressources – mais les pays comme l’Angleterre sont baisés d’avance, même s’ils repoussent une invasion allemande. Une guerre comme celle-ci ruinera leur empire même s’ils la gagnent, Lucas. »

Je demeurai silencieux, contemplant l’écrivain dans la pénombre. Il avait cessé de se raser ces quinze derniers jours – il affirmait que sa peau était trop irritée par le soleil pour supporter le rasoir –, et sa barbe noire le faisait ressembler à un pirate. Je le soupçonnais de la laisser pousser précisément pour cette raison.

« Je fais ce que je peux pour financer cette saleté de guerre que je n’ai jamais voulue », poursuivit-il, détachant soigneusement les syllabes d’une façon qui trahissait son ébriété. « L’année dernière, j’ai dû emprunter douze mille dollars rien que pour payer mes impôts, qui se montaient à cent trois mille dollars. Excusez-moi si je parle fric, Lucas. Ce n’est pas dans mes habitudes. Mais… bon Dieu de merde… cent trois mille dollars d’impôts. Incroyable, hein ? Celui que les dieux veulent détruire, ils lui font d’abord connaître le succès dans ses entreprises. Je veux dire, il faut que je rembourse ce prêt et que je fasse suffisamment d’économies cet été, l’hiver prochain et après, si je ne veux pas me retrouver insolvable quand je reviendrai de la guerre. Si je pars pour cette putain de guerre. »

Il sirota sa bière et s’adossa à la banquette. Trente mètres derrière nous, un oiseau nocturne lança son cri depuis les mangroves.

« Pauline, ma deuxième femme, a droit à une pension alimentaire de cinq cents dollars par mois. Nets d’impôts. Cette année, je n’ai pas écrit grand-chose… merde, je n’ai presque rien écrit… et ça a salement entamé mon capital. Dans dix ans, ça ferait… combien ? Soixante mille dollars. En moins de cinq ans, je me retrouverais à sec. Ce n’est pas si simple d’être un auteur à succès. »

Un grincement monta du Pilar. Hemingway se leva maladroitement, alla jeter un coup d’œil à l’ancre de poupe et regagna sa place près de moi. La lampe illuminait ses yeux noirs et son nez rougi par le soleil.

« Marty ne comprend rien à l’argent, reprit-il à voix basse. Elle fait des économies de bouts de chandelles et dépense des fortunes sans réfléchir. Son attitude est celle d’une enfant courageuse, mais elle n’a pas compris que, quand on vieillit, on a besoin d’un revenu régulier entre deux livres – plus on vieillit, Lucas, et plus les livres s’espacent. Du moins si l’on n’écrit que des bons livres. »

Suivirent plusieurs minutes d’un silence qui n’était troublé que par le clapotis des vagues sur la coque et les grincements que l’on observe sur tous les bateaux du monde.

« Hé, lança-t-il finalement, vous avez vu la médaille d’or que le club de tir a donnée à Gigi ?

— Non.

— Rudement impressionnant. » Le ton d’Hemingway s’était soudain fait plus léger. « Il y est inscrit : « À Gigi, en témoignage d’admiration de ses amis tireurs, Club de Cazadores del Cerro ». Bon sang, Lucas, vous auriez dû être là la semaine dernière. Il n’a que neuf ans, et il a battu vingt-quatre adultes, tous excellents tireurs, et au tir au pigeon le plus souvent. Il utilisait un quatre-dix et les autres du calibre douze. Et le tir au pigeon, c’est plus dur que le tir à la cible mouvante. Chaque oiseau est différent des autres. Et on ne doit pas se contenter de les toucher, on doit les tuer avant qu’ils aient franchi une certaine distance. Et Patrick est encore meilleur. Pour l’instant, il est supérieur à Gigi, mais il est si modeste, si discret, si sobre dans sa façon de tirer, que personne ne s’en aperçoit, excepté les experts et les bookmakers, alors que les journaux ont déjà baptisé Gigi el joven fenomeno americano ; la veille du jour où on est partis en patrouille… je crois que c’était la veille… un journaliste a même utilisé l’expression el popularissimo Gigi. »

Hemingway resta silencieux une minute. Puis, d’une voix éraillée, il répéta : « El popularissimo Gigi. Alors maintenant, je suis obligé de lui dire : “Va à la poste chercher le courrier, popularissimo.” Ou : “C’est l’heure d’aller te coucher, popularissimo.” Ou encore : “N’oublie pas de te brosser les dents, popularissimo.” »

Un météore fondit du zénith en direction de l’horizon. Nous sommes restés silencieux un long moment, la tête tournée vers le ciel, à attendre d’autres étoiles filantes. Le ciel ne nous a pas déçus.

« J’aimerais voir certains des fauteurs de guerre qui nous ont entraînés dans ce conflit partir pour le front avant que ce soit le tour de mes garçons, murmura Hemingway. Bumby… c’est mon aîné… Il va y aller. Il a acheté une vieille voiture. On n’a parlé que de ça quand il est venu ici, le printemps dernier. Sa mère, Hadley, ma première femme… »

Hemingway sembla perdre le fil de ses pensées et laissa sa phrase inachevée.

« Sa mère m’a écrit que Bumby voulait traverser le pays dans cette épave, la conduire jusque sur la côte Est, reprit-il finalement. Mais je vais lui répondre et lui dire que c’est insensé. Il userait ses pneus jusqu’à la corde, et le rationnement d’essence est si strict ces temps-ci que sa voiture ne lui serait d’aucune utilité une fois à destination. Et puis, Bumby m’a dit qu’il n’avait même pas de roue de secours, alors ça m’étonnerait que sa voiture survive à la traversée du continent. Mieux vaut qu’il la laisse où elle est pour la retrouver à son retour… quand il reviendra de la guerre. S’il revient de la guerre. »

L’écrivain sembla prendre conscience de ses paroles, car il marqua une pause, secoua la tête et porta sa canette à ses lèvres.

« Cet espadon était excellent, pas vrai, Lucas ?

— Oui.

— La pêche, c’est fantastique, hein ? Je n’aimerais pas mourir, Lucas, jamais, parce que, chaque année, je prends encore plus de plaisir à chasser et à pêcher. J’aime autant ça que lorsque j’avais seize ans, et maintenant que j’ai écrit suffisamment de bons livres pour ne plus m’inquiéter à ce sujet, je serais ravi de consacrer le reste de ma vie à la chasse et à la pêche, et de laisser à d’autres le soin de faire tourner le monde. Ma génération a fait sa part, et celui qui ne sait pas profiter de la vie, si nous n’en avons qu’une, est la honte de son espèce et ne mérite pas de vivre. »

Un gros poisson jaillit hors de l’eau, quelque part derrière la proue. Hemingway tendit l’oreille, puis se retourna vers moi.

« Quel veinard je fais, Lucas. J’ai travaillé dur toute ma vie et j’ai amassé une fortune au moment où le gouvernement décidait de confisquer tout ce que gagnaient les gens. Ça, c’est de la déveine. Mais j’ai quand même eu de la chance, quand je repense à tout le bon temps que j’ai eu… que nous avons eu… en particulier Hadley et moi. Quand nous étions si pauvres que nous n’avions même pas de pot de chambre où pisser. On était jeunes et fauchés, on écrivait bien, on vivait à Paris, on buvait dans les cafés avec des amis jusqu’à ce que les étoiles apparaissent dans le ciel et que les garçons en veste blanche nettoient le trottoir au tuyau d’arrosage. Alors on rentrait chez nous en titubant pour faire l’amour, on se levait tôt pour boire du café noir… quand on en avait… et ensuite on écrivait toute la journée, et on écrivait bien. »

Hemingway s’enfonça un peu plus dans son siège. Il contemplait le ciel tout en parlant. Je pense qu’il avait oublié ma présence.

« Seigneur, je me souviens des courses à Enghien et de la première fois que nous sommes allés à Pampelune, de ce merveilleux bateau… le Leopoldina… de Cortina d’Ampezzo et de la Forêt noire. Je n’ai pas pu dormir ces dernières nuits… impossible de trouver le sommeil… et je n’arrête pas de me rappeler ces choses, toutes ces choses, et ces chansons.

« Le chat-plume s’y entend

« Pour crever les yeux des gens.

« Le chat-plume ne meurt jamais,

« Ah ! l’immortalité. »

Hemingway avait une voix de ténor des plus agréables.

« Vous avez remarqué mes chats à la finca, Lucas ? » Il s’était tourné vers moi, se rappelant que j’étais là et que je l’écoutais.

« Oui. Difficile de ne pas les voir. »

Hemingway opina lentement. « On ne fait pas vraiment attention à eux durant la journée… ils sont un peu partout… mais quand vient l’heure du repas, on dirait une vraie migration, hein ? La nuit, quand je n’arrive pas à dormir, j’apporte trois chats dans ma chambre et je leur raconte des histoires. La nuit qui a précédé notre départ, j’ai invité Tester – la persane grise – et Dillinger, le mâle noir et blanc qu’on appelle aussi Boissy d’Anglas, et ce chaton mâtiné de maltais qu’on a baptisé Willy. Je leur ai raconté les aventures des autres chats que j’ai eus… que nous avons eus. Je leur ai parlé de F. Puss et de Pooky, le plus grand, le plus fort et le plus courageux de tous nos chats, que nous avions dans l’Ouest et qui, un jour, a affronté un blaireau. Et quand j’ai crié : « Le blaireau ! », Tester a eu si peur qu’elle s’est planquée sous les draps. »

Un moment de silence. Lentement, les nuages occultaient les étoiles. La petite brise était tombée, mais les vagues continuaient de nous ballotter tout doucement. Il n’y avait pas de moustiques.

« Vous êtes toujours réveillé, Lucas ?

— Ouais.

— Navré pour cette crise de nostalgie. »

Constatant que je ne disais rien, Hemingway ajouta : « Cela fait partie des prérogatives d’un homme qui a atteint quarante-trois ans. Vous comprendrez ce que je veux dire quand vous aurez mon âge, Lucas, si vous vivez jusque-là. »

Je hochai doucement la tête et le regardai achever sa bière d’un air épuisé.

« Eh bien, encore une journée à se balader en quête de radios fantômes, et puis nous rentrons. Dimanche, Gigi et moi participons au Championnat de tir de Cuba, et je tiens à ce qu’il passe une bonne nuit de sommeil à terre avant les épreuves. » Il eut soudain un sourire. « Vous avez vu que les garçons se sont armés au cas où nous trouverions un sous-marin, Lucas ? Pat a son Lee Enfield trois-zéro-trois, et Gigi a nettoyé et graissé le vieux Mannlicher Schoenauer de sa mère. Je me rappelle quand Pauline l’utilisait en Afrique pour chasser le lion…

— Pourquoi les avez-vous laissés nous accompagner ? demandai-je. Les garçons. »

Le sourire d’Hemingway s’effaça. « Doutez-vous de mon jugement, Lucas ?

— Non. Simple curiosité de ma part.

— Quand nous patrouillerons pour de bon, nous laisserons les garçons à la petite base navale cubaine de Cayo Confites pour la journée, pendant que nous ferons la chasse au sous-marin. En attendant, autant qu’ils profitent de l’aventure. Dieu sait que la vie est déjà assez pénible sans qu’on ait besoin de la saigner de ses plaisirs. »

Je bus mon fond de bière. Il était tard. Les étoiles étaient presque totalement cachées par les nuages. Impression de nuit. Odeur de nuit.

« Seigneur, murmura Hemingway, comme je regrette que Bumby ne soit pas avec nous ce week-end. C’est un tireur fantastique. Presque aussi bon que le petit popularissimo. D’après un journaliste sportif de La Havane, il est impossible de former une équipe de quatre tireurs cubains qui puisse battre Bumby, Papa, Gigi et Mouse. Quel dommage que Bumby ne soit pas là dimanche – il est aussi doué avec un fusil qu’il est emprunté avec une raquette de tennis. »

Hemingway se leva et, pour la première fois depuis que nous étions à bord, je le vis chercher son équilibre l’espace d’une seconde. « Je descends, Lucas. Jeter un coup d’œil aux garçons et puis me coucher. Wolfer viendra prendre la relève dans une heure environ. Après le lever du soleil, nous partirons au nord de Cayo Romano… au cas où la chance ou le bon Dieu nous feraient croiser la route du Southern Cross. »

L’écrivain s’avança dans les ténèbres, sous la passerelle de pilotage, puis descendit les quelques marches menant au compartiment avant. Je l’entendis fredonner dans le noir, distinguant nettement ses mots :

« Le chat-plume s’y entend

« Pour crever les yeux des gens.

« Le chat-plume ne meurt jamais,

« Ah ! l’immortalité. »

 

Les garçons étaient arrivés la deuxième semaine de juillet, peu de temps avant le départ de Gellhorn. Je ne savais rien des enfants, excepté qu’ils se divisaient généralement en deux catégories – irritants et insupportables –, mais les fils d’Hemingway semblaient corrects. Tous deux étaient minces, avec un visage couvert de taches de rousseur, des cheveux ébouriffés et un sourire franc – Gregory, le cadet, ayant le sourire plus facile que son frère, qui ne laissait guère paraître ses émotions. Patrick avait quatorze ans cet été-là – il avait fêté son anniversaire fin juin – et entrait dans la phase dégingandée de l’adolescence. Hemingway m’avait dit que son fils de neuf ans était un champion de tir au pigeon, mais Gregory était en fait âgé de dix ans. Son anniversaire, me dit-il, tombait le 12 novembre, et il était né en 1931. Je ne savais pas s’il était courant pour un parent d’oublier l’âge de ses enfants, mais cela ne me surprenait guère de la part d’Hemingway – qui, en outre, ne voyait ses fils qu’une ou deux fois par an.

Les réparations du Southern Cross avaient traîné en longueur, le yacht ayant dû faire deux séjours imprévus aux chantiers Casablanca, de sorte qu’il ne s’aventura en mer qu’au mois de juillet, son capitaine le soumettant à une série d’essais sans trop l’éloigner de la côte. Néanmoins, Hemingway était impatient de filer le grand yacht, aussi les garçons furent-ils incorporés presque aussitôt à l’équipage du Pilar.

Par une chaude soirée de la mi-juillet, je passai derrière la finca, en route vers la casa perdita où je devais dîner en compagnie de Xénophobie, lorsque j’entendis Gellhorn et Hemingway discuter de la présence des garçons à bord du bateau. La voix de Gellhorn avait pris ce ton méchant, strident, que les femmes semblent trouver si utile pour les scènes de ménage, et celle d’Hemingway, tout d’abord posée et contrite, se fit plus tonitruante à mesure que progressait la querelle. Je n’avais pas l’intention de les espionner mais entre la cour et la route, j’eus amplement le temps de les écouter.

« Tu as perdu l’esprit, Ernest ? Que se passera-t-il si un vrai sous-marin vous tombe dessus pendant que tu joues au patrouilleur avec les garçons à bord ?

— Ils auront l’occasion de nous voir le couler à la grenade. Leurs noms figureront dans tous les journaux américains.

— On lira leurs noms dans les journaux si tu provoques un sous-marin et s’il prend du recul pour envoyer le Pilar par le fond avec ses mitrailleuses.

— Tout le monde dit la même chose, grommela Hemingway. Ça ne va pas se passer comme ça.

— Parce que tu sais comment ça va se passer, Ernest ? Que sais-tu de la guerre ? De la vraie guerre ? »

La voix d’Hemingway était agitée. « Tu crois que j’ignore les réalités de la guerre ? J’ai eu tout le temps de les comprendre pendant que les toubibs de ce putain d’hôpital de Milan extirpaient de ma jambe deux cent trente-sept éclats d’obus…

— Je te prierais d’être poli, coupa sèchement Gellhorn. Et la dernière fois que tu m’as raconté cette histoire, il y avait deux cent trente-huit éclats d’obus…

— Peu importe, gronda Hemingway.

— Mon amour, dit Gellhorn d’une voix neutre, si tes ridicules grenades ratent cette écoutille de soixante-quinze centimètres que tu es si impatient d’approcher, on ne retrouvera même pas deux cent trente-huit morceaux de ton corps. Ni de ceux des garçons.

— Ne me parle pas comme ça. Tu sais que jamais je ne mettrais Mouse et Gigi en danger. Mais le projet est si avancé que je ne peux plus l’interrompre. Et l’équipement est fin prêt. Et l’équipage est tout excité…

— Ton équipage serait excité si tu lui promettais de lui jeter un os.

— Marty, ce sont tous des hommes de valeur…

— Des hommes de valeur, oui, dit Gellhorn d’un ton sarcastique. Et des intelligences redoutables, en plus. L’autre jour, j’ai vu Winston Guest en train de lire La Vie de Jésus. Je lui ai demandé pourquoi il tournait les pages si vite, et il m’a dit qu’il était impatient de connaître la fin.

— Ha, ha, ha, fit Hemingway. Wolfer est un brave homme et un homme loyal. Je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi loyal, bon Dieu. Si je lui disais : « Wolfie, sautez de cet avion ; je sais que vous n’avez pas de parachute, mais on vous en fournira un en chemin », il se contenterait de dire : « Oui, Papa », et il sauterait dans le vide.

— Un intellect redoutable, comme je le disais.

— … et Wolfer a sa place parmi nous, poursuivit Hemingway en haussant le ton. C’est un marin expérimenté.

— Oui. Je crois que son oncle a coulé avec le Titanic. » Je tendis l’oreille, mais Hemingway ne pipa mot.

« Et ton radio prêté par la marine, reprit Gellhorn. Mon Dieu, Ernest, il ne fait rien de la journée à part lire des bandes dessinées dans sa chaise longue. Et as-tu remarqué, mon chéri ? Il sent horriblement fort des pieds.

— Saxon est très bien, lui aussi, marmonna Hemingway. Il a l’expérience du combat. Peut-être qu’il en a trop vu au front… qu’il souffre d’épuisement, ou quelque chose comme ça. Quant à ses pieds… c’est peut-être une mycose attrapée dans la jungle. Tu sais, ces champignons qu’on chope dans le Pacifique ?

— Quoi qu’il en soit, Ernest, tu ferais mieux de t’occuper de ça avant d’embarquer tous tes amis à bord de ce pauvre petit Pilar. Déjà que vous empestez tous quand vous revenez de patrouille…

— Que veux-tu dire : on empeste ?

— Je veux dire, mon chéri, que vous puez quand vous descendez de bateau. Surtout toi, Ernest. Vous sentez le poisson, le sang, la bière et la sueur, vous êtes couverts d’écailles et vous êtes crasseux, Ernest, crasseux. Tu devrais prendre un bain plus souvent, tu sais. »

J’étais presque hors de portée de voix à ce moment-là, mais je n’eus aucune peine à percevoir la réponse d’Hemingway. « Écoute, Marty, sentir le poisson, le sang, la bière et la sueur, c’est normal quand on fait du bateau. Et si on ne se baigne pas sur le Pilar, c’est parce qu’on doit rationner l’eau douce. Tu le sais… »

La voix de Gellhorn, elle aussi, était parfaitement audible. « Je ne parlais pas seulement du bateau, Ernest. Tu devrais prendre un bain plus souvent quand tu es ici.

— Nom de Dieu, Marty ! s’exclama Hemingway. Je crois que tu as besoin de vacances. L’épuisement te gagne, encore plus que Saxon.

— C’est la claustrophobie qui me gagne, encore plus que vous tous, acquiesça Gellhorn.

— Entendu, chaton. Annule cette stupide croisière pour Collier’s. On pourrait descendre sur la côte, à Guanabacoa, et tu écrirais l’autre article que tu voulais proposer à Collier’s.

— Quel article ?

— Tu sais bien, celui sur les Chinois qui édulcorent à l’eau les excréments humains qu’ils vendent aux fermiers… tu avais promis de raconter dans Collier’s la façon dont les acheteurs testent la marchandise avec une paille pour s’assurer qu’elle est assez épaisse. Je t’emmène là-bas à bord du Pilar, et je te fournirai même les pailles, comme ça tu pourras… »

Je cessai d’entendre leurs voix au moment de traverser la route en direction de la laiterie. Mais les bruits de vaisselle brisée m’accompagnèrent jusqu’au cottage « Premier Choix ».

 

Durant la fin du mois de juillet, Hemingway semblait davantage soucieux de distraire ses fils que de diriger l’Usine à forbans et les patrouilles du Pilar. Du point de vue des garçons, cela ressemblait sans doute à des vacances formidables. En plus de les faire participer aux concours de tir du Club de Cazadores del Cerro, un établissement aussi sélect qu’onéreux situé à moins d’une dizaine de kilomètres de la finca, Hemingway abandonnait sa machine à écrire en fin de matinée – moment où Patrick et Gregory émergeaient du sommeil – pour jouer avec eux au tennis, les emmener pêcher à bord du Pilar ou jouer au baseball.

L’équipe de baseball était née le jour où Hemingway avait surpris des gamins de San Francisco de Paula en train de jeter des pierres sur ses manguiers. Le désir de protéger ses arbres bien-aimés avait bientôt viré à l’obsession.

« Écoutez, lui dit un jour Patchi Ibarlucia, alors que nous étions en train de taper des rapports au cottage, vous ne voulez pas que ces gosses deviennent de bons joueurs de baseball ? Jeter des pierres, pour eux, c’est un bon entraînement ! »

Hemingway décida sur-le-champ qu’ils s’entraîneraient encore mieux en jouant pour de bon. Il leur commanda des maillots et leur acheta des battes, des balles et des gants. Les joueurs avaient entre sept et seize ans. En hommage au fils d’Hemingway, leur équipe fut baptisée Las Estrellas de Gigi – « Les Étoiles de Gigi » –, et ils affrontèrent tout de suite d’autres équipes locales. Hemingway les transportait à bord du pick-up de la finca, maintenant réparé, et faisait office de directeur sportif. En moins de deux semaines, quinze autres gosses venaient assister aux séances d’entraînement, et Hemingway décida que sa division avait besoin d’une autre équipe. Un nouveau chèque, et hop ! voilà que deux équipes jouaient tous les après-midi et tous les soirs dans le terrain vague située entre la finca et le village. L’agent 22 – alias le petit Santiago Lopez – était dans la seconde ; en dépit de son torse maigrichon et de ses membres grêles, il se révéla être un batteur de première et, quand il opérait dans le champ gauche, un lanceur redoutable.

Après le départ de Gellhorn en croisière, Hemingway prit l’habitude d’emmener ses fils dîner au Floridita ou à El Pacifico, un restaurant chinois situé sur le toit d’un immeuble. Je les accompagnai à plusieurs reprises, et j’eus l’occasion de constater que la montée en ascenseur jusqu’au restaurant devait être fort édifiante pour les enfants. La cabine était du style antique, seule une grille séparant les passagers de l’extérieur. Elle s’arrêtait à tous les étages. Au premier, on trouvait un dancing où un quintette chinois interprétait une cacophonie qui n’était pas sans rappeler les chats d’Hemingway hurlant à la lune. Au deuxième, le bordel, où Leopoldina la Honesta avait repris ses activités. Le troisième étage abritait une fumerie d’opium, et lorsque la cabine reprenait son ascension cahotante, je voyais les deux garçons ouvrir des yeux éberlués en apercevant au sein de la fumée des silhouettes squelettiques recroquevillées autour de leurs pipes. Quand on arrivait au restaurant, le goût de l’aventure était aussi stimulé que l’appétit. Hemingway avait sa table réservée, sous un auvent, avec vue imprenable sur La Havane la nuit. Les garçons commandaient un potage aux ailerons de requin et écoutaient leur Papa leur raconter que, l’année précédente, quand il était allé en Chine avec Marty, il avait mangé de la cervelle de singe à même le crâne de l’animal.

Après le dîner, Hemingway emmenait souvent les garçons au Fronton. Patrick et Gregory semblaient passionnés par la pelote basque et admiraient les joueurs – qu’ils connaissaient bien pour la plupart – quand ils les voyaient bondir sur le sol et les murs, renvoyant violemment les balles en bois avec la chistera attachée à leur poignet, des balles si rapides qu’elles étaient presque invisibles, et extrêmement dangereuses. De toute évidence, ils aimaient aussi parier. À la pelote basque, les pronostics évoluent avec le jeu, et les paris se prennent pendant toute la durée d’un match. Mais ce qui plaisait le plus aux garçons, c’était de fourrer l’argent de leur père dans une balle de tennis évidée, qu’ils lançaient ensuite au bookmaker, lequel leur retournait un reçu de la même manière et attendait de récupérer la balle. Avec ces pelotaris bondissants, ces balles en bois qui ricochaient sur les murs, les cris incessants des spectateurs et des parieurs, et les douzaines de balles de tennis lestées de billets qui fendaient l’air, l’ambiance semblait conçue pour ravir les enfants et donner le vertige aux adultes. Hemingway était comme un poisson dans l’eau.

J’ignorais tout de l’art d’être père, mais je constatai bientôt que l’affection d’Hemingway pour ses fils entraînait de sa part des excès d’indulgence. À la finca comme au restaurant, Patrick et Gigi avaient le droit de boire ce qu’ils voulaient, ce dont ils ne se privaient ni l’un ni l’autre. Un jour, vers dix heures du matin, alors que je lisais des rapports devant le cottage, je vis Gregory se traîner en direction de la piscine.

Hemingway le salua. Il avait fini d’écrire pour la matinée et se détendait à l’ombre avec un scotch and soda. « Qu’est-ce que tu as envie de faire aujourd’hui, Gigi ? Déjeuner au Floridita ? Gregorio m’a dit que la mer était trop agitée pour aller à la pêche, mais on pourrait s’entraîner au tir au pigeon cet après-midi. »

Le gamin se dirigea en titubant vers une chaise longue et s’effondra dessus. Son visage était livide et ses mains tremblantes.

« Ou peut-être qu’on ferait mieux de se reposer aujourd’hui, reprit Hemingway en se penchant vers son fils. Tu n’as pas l’air en forme, mon gars.

— Je crois que je couve quelque chose, Papa. C’est presque comme si j’avais le mal de mer.

— Ah ! fit Hemingway, visiblement soulagé. Tu as la gueule de bois, Gig, c’est tout. Je vais te préparer un bloody mary. »

Cinq minutes plus tard, quand l’écrivain revint avec un verre, ce fut pour découvrir Patrick affalé dans une chaise longue à côté de Gregory.

« Eh bien, les gars ? » Hemingway tendit le verre au cadet et examina attentivement l’aîné. « Vous devriez y aller mollo avec l’alcool, non ? Si vous continuez comme ça… » Il croisa les bras, feignant de prendre un air sévère. « … je vais être obligé de faire régner la discipline. Pas question de vous renvoyer à votre mère avec le delirium tremens. »

 

Cet été-là, les rassemblements publics furent interdits à La Havane en raison d’une épidémie de polio, et, peu de temps après l’anniversaire d’Hemingway, Gregory présenta des symptômes inquiétants. Quand il s’alita, il avait la fièvre, et sa gorge et ses jambes étaient douloureuses. Je pris la Lincoln pour aller chercher le Dr Herrera Sotolongo, qui se fit accompagner de deux spécialistes de La Havane. Trois jours durant, les médecins nous rendirent de fréquentes visites, tapotant les genoux de Gregory, lui examinant la plante des pieds et échangeant des conciliabules peu concluants.

De toute évidence, leur pronostic n’était pas optimiste, mais Hemingway les ignora et se barricada dans la chambre de son fils. Pendant une semaine environ, il dormit sur un matelas posé près du lit de Gregory, le nourrit et lui prit la température toutes les quatre heures. De nuit comme de jour, on entendait la voix de l’écrivain par la fenêtre ouverte, ainsi que, de temps à autre, le rire de son fils.

Plus tard, lorsque Gregory se fut remis de son affection, quelle qu’elle ait été, il me raconta sa quarantaine alors que nous étions assis sur le flanc de la colline par un bel après-midi.

« Tous les soirs, Papa s’allongeait à côté de moi sur le matelas et me racontait des histoires. Des histoires merveilleuses, Lucas.

— Quel genre d’histoires ?

— Oh, des histoires du Michigan quand il était petit. Comment il a péché sa première truite, à quel point les forêts étaient belles avant l’arrivée des bûcherons. Et quand je lui ai dit que j’avais peur d’avoir attrapé la polio, Papa m’a raconté ses peurs, à lui aussi, quand il avait mon âge. Il rêvait d’un monstre velu qui devenait de plus en plus grand chaque nuit, et puis, alors qu’il allait le dévorer, le monstre sautait par-dessus la barrière. Papa dit que la peur est une chose très naturelle et qu’il ne faut pas en avoir honte. Il dit que tout ce que je dois faire, c’est apprendre à contrôler mon imagination, mais que c’est très dur quand on a mon âge. Et puis il m’a raconté l’histoire de l’ours dans la Bible.

— Un ours dans la Bible ?

— Oui. Il a lu l’histoire d’un ours dans la Bible quand il était petit et qu’il ne savait pas bien lire. Vous savez, Gladly, l’ours qui louche[10].

— Oh.

— Mais Papa me racontait surtout des histoires de chasse et de pêche dans les forêts du nord du Michigan, et il me disait qu’il aurait voulu rester un petit garçon pour toujours, vivre là-bas pour toujours, et ne jamais grandir. Et puis je m’endormais. »

 

Une semaine après la guérison de Gregory, nous avons sorti le Pilar pour filer le Southern Cross – Hemingway, ses fils, Fuentes et moi – et, quand le yacht a regagné le port de La Havane, l’écrivain a mis le cap sur un récif de corail afin que les garçons puissent nager un peu. Je me trouvais sur la passerelle de pilotage, Hemingway nageait près du récif avec les garçons et Fuentes s’était posté sur le Tin Kid pour récupérer les poissons que les nageurs chassaient avec de petits tridents. Ce que nous ignorions, c’était que Gregory, lassé de rapporter ses prises au dinghy, les avait accrochées par les ouïes à la ceinture de son maillot, laissant derrière lui un sillage de sang.

Soudain, le petit garçon s’écria : « Des requins, des requins !

— Où ça ? » hurla Hemingway, qui nageait à quarante mètres de son fils. Fuentes et le Tin Kid se trouvaient trente mètres plus loin, et Patrick était tout près du Pilar, soit à cinquante mètres du dinghy et à une centaine de mètres de Gregory. « Vous les voyez, Lucas ? » me lança Hemingway.

Je n’avais pas besoin de jumelles pour les repérer. « Il y en a trois ! m’écriai-je. Juste derrière le récif. »

Les requins étaient gigantesques, cinq ou six mètres de long, et ils fonçaient vers Gregory en suivant une course sinueuse, de toute évidence attirés par le sang des poissons qu’il venait de tuer. Leurs corps étaient d’un noir luisant sur le bleu soutenu du Gulf Stream.

« Lucas ! s’écria Hemingway d’une voix tendue mais contrôlée. Attrapez une Thompson ! »

J’étais déjà en train de descendre vers le placard à armes le plus proche. Quand je remontai, je ne tenais pas une mitraillette – leur portée était trop faible – mais l’un des deux BAR que nous avions à bord. Récemment, on nous avait fourni des Browning Automatic Rifles pour remplacer les calibres .50 trop lourds pour le bateau.

Hemingway nageait vers son fils. Vers les requins.

Je levai le lourd fusil automatique et le calai sur le bastingage de la passerelle de pilotage. Le bateau bougeait beaucoup trop. Hemingway et son fils étaient dans l’alignement des ailerons qui filaient à vive allure à travers les vagues se brisant sur les récifs. Impossible de tirer.

« Okay, mon gars, dit Hemingway au garçon, ne t’inquiète pas. Jette-leur quelque chose pour attirer leur attention et nage vers moi. »

Dans le viseur du BAR, je vis le masque de Gregory disparaître sous l’eau comme il s’escrimait avec la ceinture de son maillot. Une seconde plus tard, il lançait trois ou quatre petits poissons en direction des requins et s’éloignait des récifs, nageant à une vitesse digne de Johnny Weissmuller.

Hemingway le rejoignit à mi-parcours et le hissa sur ses épaules, s’efforçant dans la mesure du possible de le maintenir hors de l’eau. Puis l’écrivain fonça vers le dinghy, battant l’eau de ses bras puissants. Fuentes ramait de toutes ses forces, mais ils étaient encore séparés par quarante ou cinquante mètres.

Je dégageai le cran de sûreté du BAR, m’assurai que le petit chargeur était en place et visai un point au-dessus de la tête de Gregory. Les requins s’étaient arrêtés tout près du récif. L’eau se mit à bouillonner lorsqu’ils se disputèrent les proies. Hemingway continuait de nager, son fils sur les épaules, regardant de temps à autre derrière lui, puis se tournant vers moi. Quand il arriva près du dinghy, Fuentes l’aida à y faire monter le garçonnet tout tremblant, et Hemingway s’assura que son fils était en sécurité avant de monter à son tour.

Plus tard, à bord du Pilar, l’écrivain me demanda à voix basse : « Pourquoi n’avez-vous pas tiré ?

— Le garçon était dans ma ligne de tir et les requins n’étaient pas assez près. S’ils avaient franchi le récif, j’aurais ouvert le feu.

— On vient juste de nous livrer ces BAR. Nous ne nous sommes pas encore entraînés à les utiliser.

— Je sais m’en servir.

— Êtes-vous un bon tireur, Lucas ?

— Oui.

— Auriez-vous pu tuer ces trois squales ?

— J’en doute. Pas tous les trois. L’eau est la meilleure protection contre les balles, et il leur aurait suffi de plonger de deux mètres pour vous atteindre sans risque. »

Hemingway grogna et se détourna.

Quelques instants plus tard, lorsque Gregory avoua qu’il avait accroché ses poissons à sa ceinture, Hemingway entreprit de lui passer le plus beau savon de sa vie. Il ne s’arrêta que lorsque Cojimar fut en vue.