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J’ai transcrit les quelques conversations que j’ai eues avec Hemingway à propos de l’écriture. Je me souviens surtout de notre échange sur la falaise, au-dessus de Punta Roma, la nuit où nous attendions les infiltrateurs allemands, mais je me rappelle de temps à autre notre conversation à bord du Pilar, le soir de son quarante-troisième anniversaire. Cependant, ce sont d’autres commentaires qui me reviennent à présent en mémoire. Ce n’était pas à moi qu’il les adressait, mais au Dr Herrera Sotolongo, en compagnie duquel il était assis au bord de la piscine de la finca. Je me trouvais non loin et là et j’ai tout entendu.

Le médecin avait demandé à Hemingway comment un écrivain savait que le moment était venu de terminer un livre.

« Même si vous avez une violente envie d’en finir avec cette corvée, répondit Hemingway, il y a une partie de vous-même qui souhaite que ça ne s’arrête jamais. Vous n’avez pas envie de dire adieu aux personnages. Vous ne voulez pas que la voix qui murmure dans votre crâne décide de se taire, vous privant du langage, du dialecte spécial dans lequel est écrit le livre. C’est comme voir mourir un ami.

— Je crois que je comprends, dit le médecin d’un air dubitatif.

— Vous vous rappelez, il y a deux ans, quand j’ai refusé de me faire couper les cheveux avant d’avoir fini Pour qui sonne le glas ?

— Oui. Vous étiez affreux avec ces cheveux longs.

— Eh bien, j’ai achevé ce maudit livre vers le 13 juillet, mais j’ai quand même continué d’y travailler jusqu’à mon anniversaire. J’ai ajouté deux chapitres en guise d’épilogue, où je décrivais la rencontre entre Karkov et le général Golz après l’échec de l’offensive de Ségovie, et leur retour à Madrid en voiture, puis tout un chapitre dans lequel Andrés allait voir Pilar et le camp abandonné de Pablo, où il contemplait le pont détruit dans la gorge… ce genre de foutaise.

— Pourquoi était-ce de la foutaise, Ernesto ? demanda le Dr Herrera Sotolongo. Ce n’était pas intéressant ?

— Ce n’était pas nécessaire, répliqua l’écrivain en sirotant son Tom Collins. Mais j’ai emporté mon manuscrit à New York, en plein milieu de l’été le plus torride depuis la Création, et j’ai bossé dessus à l’hôtel Barclay, comme une sardine aveugle dans une friterie, d’où j’envoyais deux cents pages par jour chez Scribner’s grâce à un gamin que j’avais engagé comme coursier. Gustavo Duran m’a rendu visite avec Bonté, sa nouvelle fiancée, et je lui ai fait relire les épreuves pour m’assurer que j’avais mis les accents où il fallait dans les mots en espagnol et que ma grammaire était correcte.

— Et elle l’était ? demanda le médecin, l’air amusé.

— En gros, oui, grommela Hemingway. Mais là où je veux en venir, c’est que Max, mon directeur littéraire, a adoré le roman, y compris cet épilogue à rallonge que je n’aurais jamais dû rajouter. Comme à son habitude, Perkins m’a dit qu’il adorait le livre et a gardé ses critiques pour plus tard, attendant le moment où je me serais calmé. Fin août, Scribner’s m’a demandé de couper une scène où Robert Jordan se branlait…

— Se branlait ? répéta le Dr Herrera Sotolongo.

— Se masturbait. » Hemingway eut un large sourire. « Commettait le péché d’onanisme. Mais, quoi qu’il en soit, Max n’a fait aucune remarque sur cet épilogue inutile. Finalement, quand la pression est retombée, je me suis rendu compte que Perkins m’envoyait les messages subliminaux qui lui étaient coutumiers. « Si j’adore les derniers chapitres, Ernest, disait-il, c’est parce que, naturellement, je suis curieux de savoir ce qui se passe ensuite, mais en réalité, le livre s’achève lorsque Jordan s’allonge sur les aiguilles de pin pour attendre la mort, là où il se trouvait soixante-huit heures plus tôt, dans la séquence d’ouverture du chapitre premier. C’est une merveilleuse symétrie, Ernest. Le cercle qui se referme. »

« Alors, je lui ai dit : « D’accord, Max. Laisse tomber les deux derniers chapitres. »

— Les épilogues sont donc inutiles ? » demanda le médecin. Hemingway se gratta la barbe en contemplant ses fils qui jouaient dans la piscine. « Ils sont comme la vie, José Luis, dit-il finalement. La vie continue jusqu’à ce qu’on meure… les choses se suivent, l’une après l’autre. Un roman a une structure. Un roman a un équilibre, une direction, que n’a pas la vie. Un roman sait quand il doit s’arrêter. »

Le médecin avait hoché la tête en signe d’assentiment, mais je ne pense pas qu’il ait compris.

Quand j’ai décidé de rédiger ce récit, j’ai compris qu’Hemingway avait raison, cette nuit-là à Punta Roma, quand il comparait une bonne histoire à l’aperçu d’un périscope de sous-marin. Par la suite, il devait déclarer qu’un roman était semblable à un iceberg – sept huitièmes de sa masse devaient demeurer invisibles. Je savais que c’était là la meilleure façon d’écrire notre petite histoire, mais je savais aussi que je ne serais jamais assez bon pour y parvenir. Jamais je n’aurais le talent de l’artiste zen, qui n’a besoin pour représenter un faucon que de poser une touche de bleu sur sa toile. La seule façon que j’avais de raconter cette histoire, c’était d’adopter la méthode qu’Hemingway avait critiquée à Punta Roma : rassembler tous les faits, tous les détails, et les faire défiler dans le livre comme un chef de guerre fait défiler ses prisonniers dans la capitale, laissant au lecteur le soin de trier le bon grain de l’ivraie.

D’où l’épilogue maladroit qui suit.

Comme l’avait prévu Hemingway, Martha Gellhorn a attrapé la dengue lors de son périple sur le fleuve en pointillés du Surinam. Elle a été frappée d’une fièvre si violente, si douloureuse, que lors de son dernier jour à Paramaribo, elle a tenté de se lever à la force des bras, ses jambes refusant de lui obéir, a glissé et s’est fracturé le poignet. Elle l’a à peine remarqué, se contentant de l’envelopper avec de la bande adhésive avant de s’envoler loin de cet enfer.

Néanmoins, après avoir reçu un câble de son mari, elle est directement partie à Washington pour aller dîner à la Maison-Blanche. La conversation que Gellhorn a eue avec le président et son épouse a contribué à protéger Hemingway de la colère de J. Edgar Hoover, comme en attestent ces notes, auxquelles je n’ai eu accès que récemment – une cinquantaine d’années après les faits –, grâce au Freedom of Information Act.

 

NOTE CONFIDENTIELLE

DE : DIRECTEUR DU FBI J. EDGAR HOOVER

À : AGENT LEDDY, FBI

17 DÉCEMBRE 1942

Toutes les informations dont vous disposez relativement au peu de fiabilité d’Ernest Hemingway en tant qu’informateur peuvent être discrètement portées à la connaissance de l’ambassadeur Braden. À cet égard, vous êtes prié de vous rappeler qu’Hemingway a récemment donné des informations relatives au ravitaillement des sous-marins dans les Caraïbes qui se sont révélées erronées. Je désire que vous me transmettiez le plus tôt possible un compte rendu de votre conversation avec l’ambassadeur Braden à propos d’Ernest Hemingway, de ses assistants et de ses activités.

 

NOTE CONFIDENTIELLE

DE : AGENT D. M. LADD, FBI

À : DIRECTEUR DU FBI J. EDGAR HOOVER

17 DÉCEMBRE 1942

Hemingway a été accusé d’avoir des sympathies communistes, bien que, comme nous en avons été informés, il ait nié et continue de nier vigoureusement avoir des sympathies ou des affiliations communistes. Hemingway est réputé entretenir des relations amicales avec l’ambassadeur Braden et avoir la confiance totale de celui-ci.

L’ambassadeur Braden, comme vous le savez, est un individu fort impulsif et, apparemment, il se « tracasse » depuis quelque temps à propos de certains officiels cubains qui se seraient rendus coupables de corruption.

 

L’agent Leddy (antenne de La Havane) rapporte qu’Hemingway a élargi ses activités et que ses informateurs et lui-même transmettent en ce moment à l’ambassade des informations relatives à la subversion en général. Mr. Leddy a déclaré que les activités d’Hemingway lui causaient certains soucis et qu’elles risquaient de se révéler extrêmement embarrassantes si rien n’était fait pour y mettre un terme.

Mr. Leddy estime qu’Hemingway a entamé une enquête d’envergure sur des officiels cubains ayant des liens étroits avec le gouvernement cubain, parmi lesquels le général Manuel Bénites Valdes, chef de la Police nationale cubaine ; l’agent Leddy est « sûr que les Cubains finiront par s’en rendre compte si Hemingway continue ses opérations, et que de sérieux ennuis en résulteront ».

Mr. Leddy déclare qu’il peut faire remarquer à l’ambassadeur qu’il – Leddy – n’a pas été en mesure de contrôler les rapports d’Hemingway relatifs à la corruption au sein du gouvernement cubain ; qu’il ne pense pas que des agents du Bureau devraient s’impliquer dans une telle enquête, celle-ci ne relevant pas de notre juridiction mais uniquement de celle des Cubains ; que si nous devions nous y impliquer, cela nous conduirait à être tous chassés de Cuba « avec armes et bagages ».

L’agent Leddy déclare qu’il peut faire prendre conscience à l’ambassadeur du grave danger qu’il y a à laisser la bride sur le cou à un informateur comme Hemingway et que la situation présente risque de conduire à de graves ennuis. Mr. Leddy déclare que, bien que l’ambassadeur apprécie Hemingway et ait toute confiance en lui, il pense qu’il – Leddy – peut persuader l’ambassadeur de mettre un terme au rôle d’informateur d’Hemingway.

Mr. Leddy déclare qu’il est en mesure de faire comprendre à l’ambassadeur qu’Hemingway ne se contente pas d’être un informateur ; qu’il est en train de développer sa propre organisation d’investigation, laquelle échappe à tout contrôle.

 

NOTE CONFIDENTIELLE

DE : DIRECTEUR DU FBI J. EDGAR HOOVER

À : AGENTS TAMM ET LADD

19 DÉCEMBRE 1942

Concernant l’utilisation d’Hemingway par l’ambassadeur des États-Unis à Cuba : j’ai bien entendu conscience du caractère peu désirable de ce type de connexion ou de relation. Hemingway est très certainement, à mes yeux, le pire des candidats à une telle utilisation. Son jugement est peu fiable, et si sa sobriété est telle qu’elle était il y a quelques années, cela le rend encore plus douteux. Cependant, je ne pense pas que nous devions engager une quelconque action, ni que notre représentant à La Havane doive approcher l’ambassadeur à ce propos. L’ambassadeur est du genre tête brûlée, et il ne fait aucun doute à mes yeux qu’il informerait sur-le-champ Hemingway de toute objection émise par le FBI. Hemingway n’apprécie guère le FBI et se lancerait sans aucun doute dans une campagne de dénigrement. Rappelez-vous que, lors d’un récent entretien que j’ai eu avec le président, il m’a indiqué qu’Hemingway lui avait transmis un message par l’entremise d’une amie commune (Martha Gellhorn), et qu’Hemingway insistait pour qu’un million et demi de dollars soient versés aux autorités cubaines afin qu’elles puissent prendre soin des personnes internées.

Je ne pense pas que ce problème affecte directement nos relations, tant qu’Hemingway ne nous transmet pas ses rapports et que nous n’avons pas directement affaire à lui. Nous pouvons cependant accepter toute information émanant de lui qui nous sera transmise par l’ambassadeur.

 

NOTE CONFIDENTIELLE

DE : AGENT LEDDY, FBI [ANTENNE DE LA HAVANE]

À : DIRECTEUR DU FBI J. EDGAR HOOVER

21 AVRIL 1943

Le soussigné a été avisé confidentiellement par un employé de l’ambassade que l’organisation d’Hemingway a été dissoute et ses opérations terminées en date du 1er avril 1943. Cette décision a été prise par l’ambassadeur des États-Unis sans qu’il ait consulté ni avisé les représentants du Fédéral Bureau of Investigation. Un rapport complet sur l’organisation de Mr. Hemingway et sur ses activités est en préparation, et il sera transmis au Bureau sans tarder.

 

NOTE CONFIDENTIELLE

DE : AGENT D. M. LADD, FBI

À : DIRECTEUR DU FBI J. EDGAR HOOVER

27 AVRIL 1943

Mr. Hemingway a eu des liens avec diverses organisations cryptocommunistes et a soutenu activement la cause loyaliste en Espagne. En dépit de ses activités, le Bureau n’a reçu aucune information susceptible de prouver ses liens avec le Parti communiste, ni d’indiquer qu’il est ou a été un membre du Parti. Ses actes, toutefois, prouvent qu’il a des tendances « libérales » et qu’il pourrait considérer avec sympathie la philosophie politique communiste. En ce moment, il est censé accomplir une opération navale ultrasecrète pour le compte de la marine. Dans le cadre de cette mission, la marine paierait les frais de fonctionnement du bateau d’Hemingway, et lui fournirait des armes et des cartes maritimes de la région de Cuba. Le Bureau n’a effectué aucune enquête sur Hemingway, mais son nom est apparu dans le cadre d’autres enquêtes menées par le Bureau, et diverses informations le concernant ont été volontairement fournies par un grand nombre de sources.

 

Gellhorn a fini par demander le divorce fin 1944. Elle était le plus souvent restée à la finca durant l’année 1943 et jusqu’au printemps 1944, pendant qu’Hemingway passait le plus clair de son temps à chasser le sous-marin à bord du Pilar. Dans une lettre qu’il lui a envoyée alors qu’elle se trouvait à Londres, Hemingway se plaint que la finca déserte est plus déprimante que les limbes. Lorsqu’elle est revenue à Cuba, leurs querelles sont devenues de plus en plus violentes, leurs réconciliations de moins en moins convaincantes. Cela faisait deux ans que Gellhorn mettait son mari au défi de cesser de « jouer à la guerre » et de partir pour le front en tant que correspondant, mais son époux avait préféré rester à Cuba avec son bateau, ses amis, ses chats et sa finca. En fin de compte, lorsqu’il a relevé le défi en mars 1944, ce fut d’une façon qu’elle ne devait jamais lui pardonner. N’importe quel magazine américain aurait engagé Ernest Hemingway comme correspondant de guerre. Il est allé proposer ses services à Collier’s, celui pour lequel travaillait Gellhorn. Comme, à l’époque, chaque magazine ne pouvait payer et accréditer qu’un seul correspondant de guerre, Hemingway a été le premier à partir en Europe. Lorsque Gellhorn lui a dit qu’elle était prête à l’accompagner en tant que journaliste indépendante, Hemingway lui a affirmé que les femmes étaient interdites à bord des avions militaires, ce qui était un pur mensonge. Gellhorn a appris par la suite que l’actrice Gertrude Lawrence avait passé la totalité du vol assise à côté d’Hemingway.

Celui-ci est parti pour Londres le 17 mai 1944, plaisantant avec Miss Lawrence à propos des œufs frais qu’elle apportait à ses amis britanniques et proposant de confectionner des pancakes pour tout le monde dès l’atterrissage. Il en voulait toujours à sa femme, a-t-il déclaré, qui avait refusé de dire au revoir à son chat préféré en quittant la finca. Martha Gellhorn était partie le 13 mai, seul passager à bord d’un navire transportant de la dynamite. Le convoi a subi de lourdes pertes durant les douze jours de traversée.

Les amis du couple n’ont guère été surpris en apprenant leur séparation, puis leur divorce.

 

La première de l’adaptation cinématographique de Pour qui sonne le glas, interprétée par Ingrid Bergman et Gary Cooper, a eu lieu le 10 juillet 1943. Le film était très beau à regarder – autant que Bergman avec ses cheveux courts –, mais la critique et le public lui ont reproché d’être à la fois trop lent et trop long. En fait, il n’y avait pas vraiment d’atomes crochus entre Cooper et Bergman. Des années plus tard, on devait surtout se souvenir du film à petit budget, au scénario confus et rédigé à la hâte, qu’elle avait tourné en attendant de savoir si elle serait engagée dans Pour qui sonne le glas. Un film intitulé Casablanca.

Gustave Duran est venu s’établir à Cuba et a pris la direction de l’Usine à forbans jusqu’à ce que celle-ci soit dissoute par consentement mutuel en avril 1943, mais son épouse et lui ont eu plusieurs querelles avec Hemingway et Gellhorn, et les Duran ont bientôt quitté le cottage pour aller habiter à l’hôtel Ambos Mundos. Dès l’été 1943, Gustavo Duran travaillait comme agent de renseignement pour l’ambassadeur Braden, et le couple était la coqueluche de La Havane.

Après la guerre, Duran et l’ambassadeur Braden ont été accusés de communisme et ont dû comparaître devant la Commission d’enquête sur les activités anti-américaines. « Le vrai gauchiste, c’est Hemingway, a déclaré Duran devant le Sénat. Et c’est chez Hemingway que j’ai fait la connaissance de Braden. »

Spruille Braden, bouleversé d’être accusé de trahison après tant d’années de bons et loyaux services, a lui aussi affirmé qu’Ernest Hemingway était le seul Américain communiste de Cuba. Puis il a regagné en hâte La Havane pour implorer le pardon de l’écrivain. « Il m’a dit qu’il était navré – qu’il avait dû mentir pour ne pas perdre son boulot –, il s’est confondu en excuses et il avait l’air sincère, a confié celui-ci au Dr Herrera Sotolongo. Alors, je lui ai pardonné. »

Bob Joyce, l’agent de liaison d’Hemingway avec l’ambassade, a quitté son poste pour entrer dans l’OSS environ huit mois après moi. Je ne l’ai revu qu’une seule fois, un an plus tard, en Europe, mais nous étions dans la soute d’un Dakota camouflé, prêts à être parachutés en Europe de l’Est, nos visages étaient noircis au brou de noix, et je ne pense pas qu’il m’ait reconnu.

 

Je n’ai jamais revu Gregory et Patrick Hemingway. Gigi est devenu un médecin des plus respectés, comme son grand-père. Patrick est devenu chasseur de fauves en Afrique, mais il est retourné aux États-Unis, où il s’est fait connaître comme défenseur de l’environnement.

Bizarrement, c’est le fils aîné d’Hemingway, John – le « Bumby » que je n’avais pas eu l’occasion de rencontrer à La Havane –, que j’ai croisé à Hammelburg, en Allemagne, en janvier 1945.

John H. Hemingway était entré à l’OSS en juillet 1944. Trois mois plus tard, Bumby était parachuté en France, au Bosquet d’Orb, à cinquante kilomètres au nord de Montpellier. Sa mission était d’enseigner aux maquisards l’art d’infiltrer les positions ennemies. Fin octobre, alors qu’il effectuait une reconnaissance dans la vallée du Rhône avec un capitaine de l’armée américaine et un maquisard français, ils ont été attaqués par une unité de l’Alpenjäger. Le Français a été tué d’une balle dans le ventre ; Bumby et le capitaine Justin Green ont été blessés. Au cours de leur interrogatoire, dirigé par un officier autrichien responsable de l’unité de chasseurs alpins, celui-ci s’est rendu compte qu’il avait bien connu Ernest, Hadley et Bumby, alors âgé de deux ans, à Schruns en 1925. Il a mis un terme à l’interrogatoire et envoyé le jeune Hemingway, qui perdait son sang en abondance, dans un hôpital alsacien, lui sauvant probablement la vie.

Mon commando avait pour mission de favoriser l’évasion des militaires détenus au camp de Hammelburg. Le jeune John Hemingway s’est bien évadé cette nuit-là, mais il a été repris quatre jours plus tard et incarcéré au Stalag Luft III de Nuremberg. Son père a vécu dans l’angoisse jusqu’au printemps 1945, où Bumby a été libéré après avoir été officiellement porté disparu, ayant survécu à plus de six mois passés dans divers camps où la nourriture se faisait de plus en plus rare. Il s’est envolé pour Cuba en juin 1945, pour y retrouver son père, ses frères et Mary Welsh, la nouvelle femme de son père.

Le lieutenant Maldonado a retrouvé son poste à la Police nationale cubaine, mais il a boitillé jusqu’à la fin de ses jours. Quelques années avant qu’Hemingway quitte Cuba pour toujours, Maldonado a effectué une patrouille non loin de la finca et, dit-on, tué Black Dog, le chien préféré de l’écrivain à l’époque, lui défonçant le crâne avec la crosse de son fusil.

Durant la fin de règne de Batista, Maldonado est devenu célèbre pour sa violence et sa brutalité, parcourant les provinces dans une jeep Willys et tirant sur les gens au hasard. Mais il n’avait pas lié son sort au bon dictateur. Caballo Loco a été arrêté par le gouvernement révolutionnaire en 1959, devenant le dernier des officiers cubains de Batista à être jugé. Tout le monde était sûr que le colossal tueur serait pendu, et durant son procès public, Maldonado n’a cessé de sangloter, jusqu’à ce que son adjoint et co-accusé, un homme au visage mangé par la petite vérole, se lève en pleine séance et lui lance : « Hé, mon vieux, arrête de pleurnicher comme une putain. Tu as massacré et moi aussi. »

L’adjoint a été condamné à la pendaison. À la surprise générale, Maldonado n’a écopé que de trente ans de prison. Ce verdict a déclenché de véritables émeutes, les Cubains exigeant du gouvernement révolutionnaire qu’il organise un nouveau procès et condamne Maldonado à la peine capitale. Mais, cette semaine-là, Fidel Castro a ordonné que l’on mette un terme aux exécutions des officiers de Batista reconnus coupables de meurtre.

Hemingway se trouvait encore à Cuba, et il a confié à un ami : « Il va mourir de vieillesse, nom de Dieu. C’est comme ça qu’il va finir. Pour le bien de la ville et de tout le pays, il vaudrait mieux qu’il soit mort et enterré. » On dit qu’Hemingway s’est porté volontaire pour presser la détente.

Marlene Dietrich, peut-être parce qu’elle était allemande de naissance, s’est placée au premier rang des célébrités hollywoodiennes assurant la distraction des troupes américaines. En 1943, elle a ouvert à Hollywood une cantine destinée aux soldats en partance pour le front. C’était le seul endroit où les GI’s pouvaient voir des vedettes du cinéma préparer le café, faire cuire des beignets, et laver des poêles et des casseroles. Dietrich insistait toujours pour que poêles et casseroles soient impeccables.

En 1944 et 1945, elle est partie en Europe avec le show itinérant de l’armée, devenant l’une des artistes les plus appréciées des soldats. Surtout, je pense, à cause de ses jambes. Et de sa voix. Et de la sexualité qui flottait autour d’elle comme un nuage d’encens. Même à cinquante mètres par temps de brouillard, un GI admirant Dietrich en train de chanter et de danser ne risquait pas de la confondre avec la fille des voisins.

J’ai eu l’occasion de la voir sur scène en France, mais je suis sûr qu’elle ne m’a ni remarqué ni reconnu. Outre le fait qu’il y avait plusieurs centaines de soldats et de civils dans la salle, j’étais déguisé en paysan français et arborais une barbe broussailleuse.

Dietrich a fêté la libération de Paris avec Hemingway quand il a « libéré » le Ritz, en buvant avec lui les meilleurs champagnes de la cave de cet hôtel. Elle a fait état à plusieurs reprises de l’amour et de la loyauté qu’il lui inspirait, et elle a été bouleversée quand il s’est suicidé en 1961.

 

Winston Guest s’est fait plutôt discret durant les années qui ont suivi. En 1961, l’année de la mort d’Hemingway, il était propriétaire de Guest Aerovias de Mexico, SA, la plus petite des trois compagnies aériennes internationales du Mexique. Nous avons souvent utilisé ses lignes pour les opérations clandestines de la CIA pendant les années 60.

Après la révolution cubaine, Sinsky – Juan Dunabeitia – a refusé de suivre son employeur, la compagnie maritime Ward Line, qui regagnait les États-Unis. Il est retourné en Espagne, où il est devenu fournisseur d’équipement maritime, et où il est décédé par la suite.

Gregorio Fuentes a fêté son centième anniversaire à Cuba, en 1997.

 

Durant les années 60, alors que j’étais en poste à Berlin, j’ai appris l’existence d’un agent soviétique de sexe féminin, proche de la quarantaine, qui avait fait ses premières armes dans le réseau d’espionnage nazi de Reinhard Gehlen. Celui-ci était le service secret allemand le plus efficace, le plus compétent, de la Seconde Guerre mondiale.

Cette femme a éveillé mon intérêt pour les raisons suivantes : elle s’appelait Elsa Halder, c’était une cousine éloignée de feu Erwin Rommel, elle ne ressemblait pas du tout à une aryenne – cheveux noirs, yeux noirs, teint basané –, elle avait grandi dans la famille d’un diplomate allemand affecté en Espagne pendant les années 30, et – c’était là le plus intéressant de l’histoire – elle avait fait partie de l’équipe de natation allemande durant les Jeux de 1936 et avait remporté une médaille de bronze. Sa spécialité était les courses longue distance.

Je n’ai jamais tenté d’en savoir plus sur elle et sur ses activités, et je ne l’ai jamais croisée dans le cadre de mon travail.

 

Le Reichsführer Heinrich Himmler n’a jamais renoncé à sa quête de pouvoir absolu au sein de la communauté de l’espionnage nazie et du Troisième Reich en général. À l’OSS, nous étions sûrs qu’Himmler, non content d’entretenir l’ambition de devenir l’adjoint du Führer, souhaitait remplacer Hitler le moment venu. Cette perspective nous faisait froid dans le dos et décuplait notre énergie.

Durant l’année 1943, Himmler et ses acolytes de la RSHA SD AMT VI ont cherché par tous les moyens à discréditer l’amiral Canaris et son Abwehr. En janvier 1943, Himmler a nommé Ernst Kaltenbrunner directeur de la RSHA, et la première décision de Kaltenbrunner a été de désigner le colonel Walter Schellenberg – concepteur de l’opération Corbeau à Cuba, avec Himmler et Heydrich – responsable du Département VI. La tâche prioritaire de Kaltenbrunner et de Schellenberg était de détruire l’Abwehr.

Ils ont eu leur chance en janvier 1944. À l’issue d’une complexe machination de la SD, le Dr Erich Vermehren, un membre de l’Abwehr affecté à Istanbul, s’est livré aux Britanniques. Le 10 février, ces derniers – guidés par William Stephenson et Ian Fleming au MI-6 – ont confirmé la défection de Vermehren.

Hitler est entré en rage. Deux jours plus tard, le Führer signait un décret abolissant l’Abwehr en tant qu’organisation indépendante, en faisant un service subordonné à la RSHA et donnant à Heinrich Himmler le contrôle absolu sur tous les services de renseignements extérieurs. Canaris a aussitôt été relevé des fonctions qu’il occupait depuis neuf ans.

Plus tard cette année-là, après l’échec du complot visant à assassiner Hitler, Schellenberg en personne a arrêté l’amiral Canaris, dont le seul crime était peut-être d’avoir eu vent du complot et de ne pas en avoir informé Hitler. L’ancien chef du service secret été conduit dans un abattoir et suspendu à plusieurs crochet de boucher, les bras liés derrière le dos par du fil de fer. L’exécution de tous les conspirateurs a été filmée, et Adolph Hitler a passé des soirées entières à regarder ces films sans se lasser.

 

Theodor Schlegel avait été arrêté durant l’été 1942, dès son retour au Brésil. Delgado et Becker s’étaient arrangés pour que tous les agents de l’Abwehr affectés en Amérique du Sud soient éliminés, en vue de leur remplacement par des hommes de la SD. En octobre de la même année, Schlegel et six de ses associés ont comparu devant le Tribunal de Seguranca Nacional brésilien. Schlegel a été condamné à quatorze ans de prison.

Le Hauptsturmführer Johann Siegfried Becker avait fui pour le Brésil le lendemain du jour où Delgado avait tué les deux soldats allemands à Punta Roma, et il est resté en activité pendant deux ans et demi, mettant sur pied des réseaux de la SD destinés à remplacer ceux de l’Abwehr, créant des problèmes aux services alliés sans obtenir beaucoup de résultats concrets, et il n’a été arrêté qu’en avril 1945, quelques semaines à peine avant l’effondrement du Troisième Reich et le suicide d’Hitler.

 

J. Edgar Hoover est décédé le mardi 2 mai 1972, ayant acquis le statut d’icône nationale à défaut de celui de héros national.

C’était l’année de mes soixante ans ; j’étais chef de l’antenne de la CIA à Calcutta. Un fonctionnaire vieillissant songeant à la retraite. Cela faisait trente ans que je n’avais pas remis les pieds aux États-Unis.

Lorsque j’ai appris la mort de Hoover au milieu de la nuit, par la ligne sécurisée, j’ai décroché un autre téléphone pour appeler l’un de mes amis à Langley, en Virginie. Mon ami a contacté une taupe que nous avions placée au Bureau depuis des années et qui, à son tour, a pris les dispositions nécessaires pour que L. Patrick Gray, le directeur par intérim du FBI, reçoive une certaine lettre. Celle-ci lui a été envoyée via le ministère de la Justice afin qu’elle ne soit pas interceptée par les acolytes de Hoover. Elle était estampillée :

« PERSONNEL – À REMETTRE AU DESTINATAIRE EN MAINS PROPRES ». L. Patrick Gray l’a lue le 4 mai 1972.

Voici comment débutait cette lettre : « Aussitôt après avoir été informé du décès de Hoover, Clyde Toison a téléphoné au quartier général du FBI depuis la résidence de Hoover, sans doute pour contacter J.P. Mohr. Toison a donné l’ordre d’évacuer tous les dossiers confidentiels conservés dans le bureau de Hoover. À 11 heures, tous ces dossiers se trouvaient dans la résidence de Toison. Leur présente localisation est inconnue. Le point le plus important est le suivant : J.P. Mohr vous a menti en affirmant que ces dossiers n’avaient jamais existé… Ils existent. Et des choses vous sont sciemment dissimulées. »

Le directeur par intérim L. Patrick Gray a aussitôt transmis cette lettre au laboratoire du FBI à fin d’analyse. Le labo n’a pu l’informer que des points suivants : deux machines à écrire différentes avaient été utilisées pour sa rédaction, une Smith-Corona, à caractères élite, pour l’enveloppe, et une IBM, à caractères pica, pour la lettre proprement dite ; ni l’enveloppe ni la lettre ne portait des traces d’eau ; la lettre proprement dite était une copie, obtenue par reproduction électrostatique plutôt que par photocopie.

Gray a exigé des explications du directeur adjoint Mohr, qui lui a répété que les prétendus dossiers confidentiels n’existaient pas et n’avaient jamais existé. Gray lui a répondu par une note personnelle ainsi libellée : « Je vous crois ! »

Miss Gandy, secrétaire personnelle de Hoover depuis cinquante-quatre ans, avait placé cent soixante-quatre dossiers privés dans des cartons de déménagement, qui avaient été transportés au domicile de Clyde Toison, puis au sous-sol de celui de J. Edgar Hoover, sis 30 Place Nord-Ouest. On perd leur trace par la suite.

Mon ami de Langley m’a de nouveau contacté à Calcutta le 21 juin 1972. Son nom ne vous est sans doute pas inconnu. Il s’est rendu célèbre pour avoir éliminé plusieurs taupes infiltrées dans la CIA. Il détestait les taupes soviétiques, mais il méprisait tout autant celles du FBI. Certains le qualifiaient de paranoïaque. Il avait été l’ami de Donovan aux premiers temps de l’OSS et avait travaillé plusieurs années avec moi au Bureau spécial affecté aux Britanniques et aux Israéliens. Nous avions tous deux dîné avec Kim Philby avant que cet agent double s’enfuie à Moscou. Nous avions tous deux juré de ne plus jamais commettre ce genre d’erreur.

« Je les ai, m’a dit mon ami cette nuit-là sur la ligne sécurisée.

— Tous ?

— Tous. Ils sont entreposés à l’endroit dont nous étions convenus. »

Je suis resté silencieux quelques instants. Après toutes ces années, je pouvais rentrer chez moi si je le souhaitais.

« C’est une lecture des plus intéressantes, a repris mon ami. Si nous devions les rendre publics, plus rien ne serait pareil à Washington.

— Plus rien ne serait pareil nulle part.

— À bientôt, a dit mon ami.

— C’est ça. »

Et j’ai reposé tout doucement le téléphone.