« Il faudra vous couper les cheveux, ma fille, dit Hemingway. Et montrer vos oreilles. J’espère que vous avez de belles oreilles. »
Bergman ramena ses cheveux en arrière et inclina la tête.
« Elles sont très belles, dit l’écrivain. En fait, elles sont parfaites. Ce sont les oreilles de Maria.
— Faut-il les couper très court ? demanda Bergman. J’ai lu le passage une douzaine de fois avant qu’on me refuse le rôle, mais je n’arrive pas à me rappeler leur longueur.
— Court, dit Hemingway.
— Pas aussi court que Vera Zorina, dit Cooper d’un air pince-sans-rire. Elle ressemble à un lapin sortant de la tondeuse.
— Chut. » D’un geste hésitant mais plein d’affection, Bergman posa la main sur le bras de Cooper. « C’est très méchant de dire ça. Et puis, c’est à Vera qu’on a donné le rôle. Pas à moi. Toute cette discussion sur les cheveux est stupide. N’est-ce pas, Papa ? »
Elle s’adressait à Hemingway. C’était la première fois que j’entendais quelqu’un l’appeler « Papa ».
Assis en bout de table, Hemingway plissa le front et secoua la tête. « Cela n’a rien de stupide, ma fille. Vous êtes Maria. Vous avez toujours été Maria. Vous serez Maria. »
Bergman soupira. Je vis des larmes perler à ses cils.
À l’autre bout de la table, Martha Gellhorn s’éclaircit la gorge. « En fait, Ernest, Ingrid n’a pas toujours été Maria. C’est en pensant à moi que tu as élaboré la description de Maria, rappelle-toi. »
Hemingway lui lança un regard noir. « Bien sûr que oui, répliqua-t-il avec une certaine sécheresse. Tu le sais bien. Mais Ingrid a toujours été celle qui devait jouer Maria. » Il se leva d’un bond.
« Attendez. Je vais chercher le livre et vous lire la description des cheveux de Maria. »
La conversation fut suspendue pendant que nous attendions, assis autour de la table, qu’Hemingway revienne avec son œuvre.
J’avais entendu les voitures arriver alors que je me trouvais encore dans la baignoire du cottage. Il n’était que six heures et demie. Rire cristallin résonnant au-dessus de la piscine et du gazon, bruit d’alcool coulant dans des verres. Hemingway racontant une histoire de sa voix de ténor, éclats de rire en saluant la chute. Vêtu de mes seuls sous-vêtements, je me plongeai dans la lecture d’un journal local jusqu’à huit heures moins le quart. Puis j’enfilai mon plus beau costume de lin, vérifiai que ma cravate en soie était nouée à la perfection et me dirigeai vers la maison.
Ce fut René, le boy, qui m’ouvrit. Une femme de chambre me conduisit au grand salon. Les invités étaient au nombre de cinq – quatre hommes et une jeune femme – et, à en juger par leurs visages rosis et leurs rires faciles, ils n’avaient pas cessé de boire depuis leur arrivée. Tout le monde était tiré à quatre épingles : l’écrivain portait un costume froissé et une cravate mal nouée, mais il avait l’air propre et alerte, ses joues étaient rasées de frais et ses cheveux soigneusement coiffés en arrière ; les quatre autres hommes étaient aussi en costume, Gellhorn et la jeune femme en robe noire. Hemingway me présenta à l’assemblée.
« Je tenais à ce que vous rencontriez Mr. Joseph Lucas, que l’ambassade américaine nous a prêté afin qu’il m’assiste dans les études océanographiques que je compte effectuer durant les mois à venir. Joseph, voici le Dr José Luis Herrera Sotolongo, mon médecin traitant et l’un de mes meilleurs amis depuis nos aventures communes durant la guerre d’Espagne.
— Dr Herrera Sotolongo », fis-je en m’inclinant avant de lui serrer la main. La tenue du médecin était démodée depuis une bonne vingtaine d’années. Il portait un pince-nez. Seule une légère rougeur au-dessus de son col de chemise trahissait son état d’ébriété.
« Señor Lucas, dit-il en s’inclinant à son tour.
— Ce gentleman de petite taille mais d’une beauté écœurante est le señor Francisco Ibarlucia, reprit Hemingway. Tout le monde l’appelle Patchi. Patchi, dites bonjour à Joe Lucas. Apparemment, nous allons passer pas mal de temps ensemble à bord du Pilar.
— Señor Lucas. » Ibarlucia bondit vers moi pour me serrer la main. « Encantado. Je suis ravi de rencontrer un savant de l’océan. » Patchi Ibarlucia n’avait rien d’un colosse, mais son physique était splendide. Un bronzage parfait, des cheveux d’un noir de jais, des dents d’une blancheur immaculée, et le corps souple, vigoureux, d’un athlète complet.
« Patchi et son frère sont les meilleurs joueurs de pelote basque du monde, dit Hemingway. Et Patchi est mon partenaire préféré au tennis. »
Le sourire de Patchi se fit encore plus large. « Je suis le meilleur pelotari du monde, Ernestino. J’autorise mon frère à jouer avec moi. Tout comme je vous autorise parfois à me battre au tennis.
— Lucas, dit Hemingway, je vous présente mon ami et premier maître préféré, Mr. Winston Guest. Nous l’appelons tous Wolfie ou Wolfer. C’est l’un des meilleurs yachtmen, tennismen, skieurs et athlètes que vous aurez jamais l’occasion de rencontrer. »
Guest se leva lourdement et emprisonna ma main dans la sienne. C’était un colosse, lui, et il donnait l’impression d’être plus large qu’il ne l’était en réalité. Il me rappelait un peu Ian Fleming. Son visage était épanoui, rougeaud, enfantin, ouvert et légèrement avachi par l’alcool. Sa veste, sa cravate, son pantalon et sa chemise sortaient du meilleur faiseur, et il portait ces vêtements de prix avec l’élégante négligence que seuls les très riches peuvent se permettre. « Enchanté de faire votre connaissance, Mr. Guest, dis-je. Pourquoi vous appelle-t-on Wolfie ? »
Guest se fendit d’un sourire. « C’est Ernest qui a lancé ça. Depuis que Gigi a dit que je ressemblais à ce type dans les films de loup-garou. Vous savez… comment s’appelle-t-il, déjà ? » Je l’avais pris pour un Américain, mais il avait un léger accent anglais.
« Lon Chaney Junior », dit la séduisante jeune femme. Elle avait une voix qui m’était étrangement familière, ainsi qu’un accent suédois. Tous les convives étaient debout, prêts à passer dans la salle à manger.
« Ouais, dit Guest. The Wolfman, le loup-garou. » Nouveau sourire.
Et il ressemblait bel et bien à l’acteur.
« Gigi est le fils cadet d’Ernest, dit Martha Gellhorn. Gregory. Il a dix ans. Patrick et lui viennent ici chaque été. »
Hemingway posa sa main sur le bras de la jeune femme. « Ma fille, je m’excuse pour cette entorse au protocole des présentations, mais je garde le meilleur pour la fin. Le joyau de la couronne, pour ainsi dire.
— Si je comprends bien, ça veut dire que c’est à mon tour, Mr. Lucas », dit le dernier invité masculin. Il s’avança vers moi et me tendit la main. « Gary Cooper. »
Je ne reconnus ce nom qu’au bout d’une minute. J’ai écrit plus haut que j’avais une mémoire photographique, mais reconnaître mentalement une photographie ne signifiait pas pour moi l’associer immédiatement à un nom. L’espace d’un instant, tout me sembla bizarre – ce bel homme de haute taille, cette femme suédoise –, comme si j’avais affaire à des suspects figurant dans un dossier O/C, des suspects qui n’étaient pas à leur place ici, dans cette maison. Impossible de les identifier.
Cooper et moi avons échangé une poignée de main et quelques banalités. C’était un homme élancé, tout en muscles et en os, qui paraissait âgé d’une quarantaine d’années – à peu près l’âge d’Hemingway –, mais plus mûr, plus serein que l’écrivain. Il avait les yeux clairs, le hâle d’un athlète ou d’un homme habitué aux grands espaces, et une voix douce, presque déférente.
Avant que j’aie pu mettre en corrélation le souvenir de son visage et le contexte auquel il était associé, Hemingway m’attirait vers la jeune femme.
« Et voici le joyau de notre couronne, Lucas. Ingrid, je vous présente Joseph Lucas. Joe, voici Mrs. Petter Lindstrom.
— Mrs. Lindstrom, dis-je en serrant sa longue main délicate, c’est un plaisir pour moi.
— Et c’en est un pour moi de faire votre connaissance, Mr. Lucas. »
C’était une femme superbe, dotée de l’ossature solide et du teint clair que l’on associait aux femmes Scandinaves. Mais ses cheveux étaient châtain foncé, ses sourcils épais, et ses lèvres pleines et son regard franc lui conféraient plus de sensualité que toutes les Suédoises dont j’avais pu croiser la route.
« Vous la connaissez peut-être déjà sous le nom d’Ingrid Bergman, Mr. Lucas, intervint Martha Gellhorn. La Proie du mort ? Docteur Jekyll et Mister Hyde ? Et bientôt dans… comment s’appelle celui dont vous venez tout juste de signer le contrat, Ingrid ? Tanger ?
— Casablanca », dit Mrs. Lindstrom avec un rire mélodieux. Il me fallut une ou deux secondes pour comprendre qu’il s’agissait là de titres de films – je n’en avais vu aucun –, puis j’associai ces visages au bon contexte. Il était rare que je prête attention aux films que j’allais voir ; ils m’aidaient le plus souvent à oublier mes soucis du moment et je les oubliais à leur tour dès que je sortais de la salle de cinéma. Mais j’avais bien aimé Sergent York. Je n’avais jamais vu la femme dans un film, mais j’avais aperçu sa photographie en couverture de divers magazines.
« Bien, maintenant nous nous connaissons tous, dit Hemingway en tendant le bras et en s’inclinant comme un maître d’hôtel. Absentons-nous quelque temps de la félicité et allons dîner avant que Ramon nous saute dessus avec une machette. »
Nous avons pris la direction de la salle à manger.
« Absentons-nous quelque temps de la félicité[5] », répéta Gellhorn d’un ton dédaigneux en se tournant vers Hemingway. Elle prit le bras du Dr Herrera Sotolongo et suivit Cooper et Bergman dans la pièce voisine. Hemingway me regarda en haussant les épaules, offrit son bras à Ibarlucia, qui le gratifia d’une bourrade, et s’inclina devant Winston Guest et moi-même pour nous inviter à le précéder.
Nous en étions au plat de résistance, du roastbeef accompagné d’une excellente sauce et de légumes frais, et nous attendions qu’Hemingway revienne avec son livre, lorsque Bergman me demanda depuis l’autre côté de la table : « Avez-vous lu son nouveau livre, Mr. Lucas ?
— Non. De quel livre s’agit-il ?
— Pour qui sonne le glas », dit Gellhorn. Elle s’était montrée une hôtesse impeccable durant tout le repas – un repas étonnamment protocolaire, servi par des domestiques en gants blancs qui montaient la garde le long du mur –, mais elle ne put dissimuler son irritation quand elle m’adressa la parole. De toute évidence, toutes les personnes présentes étaient censées connaître par cœur les œuvres et les exploits du maître de maison. « Il a été en tête des ventes en 1940 et l’année dernière, et il aurait remporté le prix Pulitzer si ce vieux salopard… veuillez m’excuser… si Nicholas Murray Butler n’avait pas opposé son veto aux recommandations unanimes du jury. Il a été sélectionné par le Book of the Month Club, qui en a imprimé plus de deux cent mille exemplaires, et le tirage de Scribner’s a atteint plus de deux fois ce chiffre.
— Ça fait beaucoup ? » demandai-je.
Comme pour couper court à la réplique acerbe de Martha Gellhorn, Bergman s’exclama : « Oh ! c’est un livre merveilleux, Mr. Lucas. Je l’ai déjà lu plusieurs fois. Je suis tombée amoureuse du personnage de Maria – si innocente et pourtant si résolue. Follement amoureuse. Mon très cher ami David Selznick a pensé que je serais parfaite pour le rôle. – Myron, le frère de David, est l’imprésario de Papa à Hollywood, vous savez…
— Il l’a vendu à la Paramount pour cent cinquante mille dollars », intervint Cooper en levant sa fourchette où était plantée une petite bouchée de bœuf. Il tenait ses couverts à la manière d’un Européen. « Incroyable. Excusez-moi, Ingrid. Continuez. »
Elle posa sa main sur le bras de l’acteur. « C’est exact. C’était extraordinaire. Mais c’est un livre extraordinaire.
— Donc, vous allez interpréter cette Maria ? » demanda le Dr Herrera Sotolongo de sa douce voix.
Bergman baissa les yeux. « Hélas, non, docteur. J’ai tourné un bout d’essai, mais Sam Wood – le metteur en scène qui a remplacé Mr. De Mille – a estimé que j’étais trop grande, trop vieille et trop large du popotin pour me promener en pantalon durant tout le film.
— Ridicule, señora Bergman, dit Patchi Ibarlucia en levant son verre de vin comme pour porter un toast, votre popotin est une œuvre d’art, un cadeau divin adressé à tous ceux qui en ce bas monde vénèrent les belles choses.
— Gracias, señor Ibarlucia, dit Bergman en souriant, mais mon mari partage l’avis de Sam Wood. Quoi qu’il en soit, on ne m’a pas donné ce rôle. On l’a donné à Vera Zorina, la ballerine norvégienne.
— En dépit de mes protestations. » Hemingway était revenu avec son livre et affichait un rictus menaçant. « Nous n’en avons pas fini avec cette affaire. Je n’en ai pas fini avec la Paramount. Vous serez Maria, ma fille. » Hemingway posa son regard sur le joueur de pelote basque, sur le médecin et sur moi. « C’est pour cela que Coop et Ingrid sont venus nous rendre cette visite éclair. En secret. Si on le leur reproche, ils nieront tout en bloc. Nous conspirons tous ensemble pour que ce putain de film ait les acteurs qu’il faut. Coop a raison… j’ai su dès le début qu’il serait Robert Jordan. Et Ingrid sera Maria.
— Mais ils ont déjà commencé le tournage, Papa, dit l’actrice. En avril dernier. Dans les montagnes de la Sierra Nevada. »
Cooper leva le doigt comme pour demander qu’on lui donne la parole. « Ils n’ont tourné que les prises de vue préliminaires et les scènes de bataille. » L’acteur gloussa. « On m’a raconté qu’en décembre dernier, Wood et son équipe ont fait des heures supplémentaires dans la neige pour tourner la scène où les avions viennent faire sauter El Sordo – Sam s’était fait prêter des bombardiers par l’Air Force rien que pour l’occasion – et qu’ils ont passé tout un dimanche à se geler les miches en se demandant ce qui avait bien pu arriver à leurs avions, jusqu’à ce qu’on leur dise qu’ils n’en verraient jamais la couleur… d’ailleurs, s’ils apercevaient un coucou, ils avaient intérêt à se planquer après avoir averti les autorités. C’était le 7 décembre.
— Pearl Harbor », dit Gellhorn, s’adressant à Winston Guest, au docteur et à moi-même, comme si nous étions des demeurés. Elle gratifia l’actrice d’un sourire. « En fait, Ingrid, si vous vous rappelez la conversation que nous avons eue à San Francisco il y a deux ans, c’est moi qui vous ai recommandée pour le rôle de Maria. Longtemps avant qu’Ernest en parle dans Life. Avant notre mariage, en fait. » Elle se tourna vers son mari. « Tu t’en souviens, chéri. Je revenais d’Italie à bord du Rex, j’avais lu ton livre et j’ai aperçu Ingrid – vous portiez votre bébé dans un panier sur votre dos, Ingrid, comme une belle paysanne fuyant les nazis… et ensuite je vous ai vue dans ce film avec Leslie Howard…
— La Rançon du bonheur, souffla Bergman.
— Oui, et j’ai dit à Ernest… voilà ta Maria. Cette fille est Maria. »
Hemingway s’assit. « Est-ce que quelqu’un a envie d’entendre cette foutue description ? »
Le silence se fit. « Je vous en prie », dit Bergman en reposant son verre.
Hemingway se frotta le menton, ouvrit le livre et, d’une voix de ténor curieusement dépourvue de tonalité, lut : « Ses dents étaient blanches dans son visage brun, et sa peau et ses yeux étaient du même brun doré… Ses cheveux avaient la couleur d’or bruni d’un champ de blé brûlé par le soleil, mais ils étaient coupés si court qu’ils faisaient penser au pelage d’un castor[6]. » Il s’arrêta et se tourna vers Bergman. « Court, ma fille. Pour montrer vos oreilles. »
Bergman sourit et passa les doigts dans son épaisse crinière. « Je suis prête à les couper, mais j’utiliserai les services du meilleur coiffeur d’Hollywood. Ensuite, je dirai à tout le monde que je les ai coupés moi-même… avec des ciseaux de cuisine. »
Rires polis autour de la table.
Bergman baissa la tête une nouvelle fois, en un geste timide, presque effacé, qui semblait à la fois étudié et innocent. « Mais c’est Vera Zorina qui a eu le rôle et je lui souhaite bonne chance. Et à vous aussi, bien entendu, Mr. Cooper », dit-elle en touchant à nouveau le bras de l’acteur. Elle sembla retrouver sa joie. « Mais j’ai été choisie pour un autre rôle il y a quelques jours à peine, et je vais bientôt partir pour tourner Casablanca.
— Ça ne risque pas d’être dangereux ? dis-je. Les Allemands contrôlent toute la région, il me semble. »
Tous les convives s’esclaffèrent. J’attendis que les rires s’estompent.
Bergman tendit une main au-dessus de la table pour la poser sur la mienne. « Le film sera tourné à Hollywood, Mr. Lucas, dit-elle en m’adressant un sourire complice plutôt que moqueur. Personne n’a encore vu le scénario, mais j’ai entendu dire que nous n’irions pas plus loin que l’aéroport de Burbank pour les extérieurs.
— Qui est votre partenaire, Miss Bergman ? demanda Winston Guest.
— Ce devait être Ronald Reagan, mais maintenant c’est Humphrey Bogart, répondit l’actrice.
— Êtes-vous impatiente de travailler avec lui ? » demanda Gellhorn.
Bergman baissa de nouveau les yeux. « À dire vrai, je suis terrifiée. On dit qu’il est très renfermé, très exigeant avec ses partenaires et très intellectuel. » Elle sourit à Cooper. « J’avais tellement envie de vous embrasser devant les caméras. »
Cooper lui rendit son sourire.
« Vous êtes Maria, ma fille », gronda Hemingway, apparemment jaloux de l’intimité qui s’instaurait entre les deux acteurs. « Tenez, » Il gribouilla quelque chose sur le livre qu’il venait de citer. Puis il le tendit à Bergman.
Elle lut la dédicace et lui adressa un sourire radieux. Ses yeux brillaient. « Puis-je la lire aux autres, Papa ? »
— Bien sûr, dit Hemingway d’un ton bourru.
— Cela dit : « À Ingrid Bergman, qui est la Maria de ce livre. » Merci. Merci. Je chérirai ceci plus que j’aurais chéri le rôle lui-même.
— Vous aurez ce rôle, ma fille, dit Hemingway. Ramon ! beugla-t-il en direction de la cuisine. Où diable est le dessert ? »
À l’heure du café et du cognac, la conversation se porta sur la guerre et ses leaders. En bout de table, Gellhorn, qui n’était séparée de moi que par Patchi Ibarlucia, assis à ma gauche, racontait qu’elle avait passé un bout de temps en Allemagne au cours de la seconde moitié des années 30 et qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi répugnant qu’un voyou nazi – dans la rue ou dans les allées du pouvoir. Patchi Ibarlucia agita son verre à cognac et déclara que Hitler était une puta, un maricon et un lâche, et que la guerre serait finie avant Noël. Le Dr Herrera Sotolongo, placé à ma droite, suggéra à voix basse que de nombreux Noël passeraient avant la fin des hostilités. Winston Guest se servit une deuxième part de tarte au citron et se contenta d’écouter.
Gary Cooper ne disait pas grand-chose, mais il nous donna quand même son opinion, à savoir que notre véritable ennemi était le Japon – après tout, c’étaient les Japs qui avaient bombardé Pearl Harbor, pas les Allemands.
Hemingway se mit à gronder, au sens littéral du terme. Se tournant vers Bergman, il lui dit : « Vous voyez pourquoi je ne peux jamais parler politique avec Coop, ma fille ? Il est encore plus à droite qu’Attila. Voilà un interprète sacrement bizarre pour jouer Robert Jordan – un homme qui renonce à tout pour s’engager dans la brigade Lincoln et aller combattre les fascistes… » Comme pour atténuer la virulence de ses propos, Hemingway gratifia Cooper d’un large sourire. « Mais je l’adore, et c’est à lui que je pensais en créant ce personnage, alors je crois bien qu’il va interpréter Jordan et que nous serons obligés de ne plus jamais parler politique. »
Cooper opina et leva sa tasse de café. Puis il se tourna vers Gellhorn. « Vous connaissez bien Eleanor Roosevelt, n’est-ce pas, Marty ? »
Gellhorn haussa les épaules mais acquiesça.
« Êtes-vous allés à la Maison Blanche, Ernest et vous, depuis que nous sommes en guerre ? demanda Cooper. Comment les Roosevelt tiennent-ils le coup ? »
Ce fut Hemingway qui lui répondit en ricanant. « Marty n’arrête pas de croiser Eleanor, mais la dernière fois qu’on est allés dîner avec Sa Présidentialité à la Casa blanca, c’était durant l’été 37, à l’occasion d’une projection de Terre d’Espagne. »
Tout le monde attendait poliment la suite. Ingrid Bergman se pencha en avant pour poser son menton sur ses mains jointes, et je vis ses yeux luire.
« La nourriture qu’on sert à la Maison Blanche est infecte. » Rire d’Hemingway. « Absolument immangeable. Marty nous avait prévenus… elle a mangé des sandwiches au snack-bar de l’aéroport de Newark. Ça se passait en juillet et tout le bâtiment ressemblait à un sauna. Tous les invités transpiraient comme des porcs. Et l’endroit évoquait un vieil hôtel borgne – tapis élimés, coussins percés par les ressorts, rideaux poussiéreux. Est-ce que j’exagère, Martha ?
— Non, dit Gellhorn. Eleanor ne se soucie pas de ce qui l’entoure et le président ne remarque jamais rien, semble-t-il. Et leur chef cuisinier mériterait d’être fusillé.
— Quelles impressions avez-vous retirées de cette soirée ? » demanda Bergman, détachant les syllabes avec soin. Outre son adorable accent, sa voix trahissait les premiers effets de l’alcool.
Nouvel éclat de rire d’Hemingway. « J’ai bien apprécié Eleanor et Harry Hopkins. Si Hopkins était président et Eleanor ministre de la Guerre, peut-être bien que la paix serait signée avant Noël.
— Et le président ? » demanda Cooper. Sa voix était presque effacée en dépit de son allure imposante.
Hemingway haussa les épaules. « Vous l’avez déjà côtoyé, Coop. Il a l’air un peu asexué, non ? Il fait presque penser à une vieille dame… une vieille dame de la bonne société, avec son accent de Harvard. » Hemingway prononça ce dernier mot avec ce qu’il fallait d’affectation.
« Et toute cette comédie pour le faire monter et descendre de ce bon Dieu de fauteuil roulant, poursuivit l’écrivain en contemplant son verre d’un air renfrogné. Ça doit prendre la moitié de la journée rien que pour le faire circuler. »
Je dois admettre que j’ai tiqué en entendant ces mots. Tous les Américains savaient que le président était infirme, mais personne n’en parlait jamais et on ne montrait jamais son fauteuil et ses béquilles aux actualités. La plupart d’entre nous avions oublié son état. Les propos d’Hemingway pouvaient presque être qualifiés de grossiers.
L’écrivain leva les yeux, sans doute alerté par le silence. « Mais… bon sang… c’est notre chef, que ça nous plaise ou non, et nous devons le soutenir face à Hitler, qui lui est infirme sur le plan moral, pas vrai ? »
On entendit un chœur d’assentiments, et Hemingway nous resservit du cognac à tous, que ça nous plaise ou non. Nous n’en avions pas encore fini avec la politique. Le Dr Herrera Sotolongo se demandait à quoi Hitler ressemblait vraiment.
« J’ai tourné plusieurs films en Allemagne il y a quelques années, dit Bergman d’une voix hésitante. C’était en 1938. J’étais enceinte de Pia. Karl Frohlich m’a emmenée à l’un de ces gigantesques meetings nazis à Berlin. Vous savez… un stade immense, des torches et des projecteurs partout, des fanfares qui jouent, des soldats d’élite coiffés de casques en fer. Hitler était là. En plein centre de toute cette folie organisée. Il était rayonnant. Et répondait au salut que lui lançait la foule en criant “Sieg Heil”… »
Elle se tut. Nous attendions la suite. J’entendais les insectes et les oiseaux nocturnes derrière la grille.
« Bref, reprit Bergman d’un ton léger qui me parut contrefait, tous les participants saluaient en brandissant le bras comme des marionnettes, mais moi, je me contentais de regarder autour de moi. Cela m’amusait, vous comprenez. Mais Karl Frohlich a failli piquer une crise. “Inga, a-t-il murmuré, mein Gott, vous ne saluez pas le Führer ! – Pourquoi devrais-je saluer, Karl ? lui ai-je répondu. Vous vous débrouillez tous si merveilleusement bien sans moi…” »
Tout le monde s’esclaffa poliment pendant que Bergman baissait les yeux sur son verre à cognac. Ses longs cils étaient adorables, ses joues délicatement rosies de plaisir.
« Bien joué, ma fille », tonna Hemingway. Il l’enveloppa de son bras droit et lui étreignit l’épaule. « C’est pour ça que vous devez être ma Maria. »
Je bus une gorgée de café. C’était fort intéressant… voir et entendre Bergman passer de son personnage d’actrice timide à son vrai travail d’actrice. Elle avait menti en racontant cette histoire de salut hitlérien – j’en étais convaincu –, mais j’ignorais de quelle façon et pour quelle raison. Je me rendis compte que parmi les personnes présentes, nous n’étions que quatre – Winston Guest, le Dr Herrera Sotolongo, Patchi Ibarlucia et moi-même – à vivre dans la réalité. Hemingway et Gellhorn créaient de la fiction ; Bergman et Cooper l’interprétaient.
Puis je faillis éclater de rire. J’étais ici dans un but occulte, pour des raisons que je dissimulais soigneusement – un espion qui gagnait sa vie en mentant, en trichant et parfois en tuant sur commande. Il n’y avait donc que trois authentiques êtres humains dans cette tablée de six : le médecin, l’athlète et le milliardaire étaient réels. Le reste d’entre nous étions des aberrations, des distorsions – des ombres d’ombres – des silhouettes vides, telles des marionnettes vues en ombre chinoise, dansant et gesticulant derrière un écran pour le plus grand plaisir de la foule.
Hemingway finit par déboucher une nouvelle bouteille de vin – la quatrième de la soirée, en comptant le cognac – et nous suggéra d’aller la savourer sur la terrasse. Bergman consulta sa montre, s’exclama en constatant qu’il était presque minuit et insista pour regagner son hôtel – le lendemain de bonne heure, elle devait prendre l’avion pour Miami, puis une correspondance pour Los Angeles, où elle avait rendez-vous avec Michael Curtiz, le réalisateur de Casablanca, qui devait lui faire subir des essais de costumes, même si le début du tournage n’était prévu que dans un mois. Suivit une série d’adieux et d’embrassades sur le perron – Bergman répétant à Cooper et à Hemingway qu’elle regrettait de ne pas jouer dans Pour qui sonne le glas, Hemingway lui répétant obstinément qu’elle allait jouer Maria –, puis Juan, le chauffeur noir, l’escorta jusqu’à la Lincoln noire, qui disparut bientôt au bout de l’allée. Le reste d’entre nous avons suivi Hemingway et Gellhorn sur la terrasse de derrière.
Avant que j’aie eu le temps de prendre congé et de fuir vers le cottage, Hemingway m’avait servi un verre de vin et nous étions confortablement assis sur la terrasse, profitant des bruits nocturnes, de l’air frais, des étoiles et des lueurs lointaines de La Havane.
« Une charmante dame, tout à fait charmante, dit Patchi Ibarlucia. Au fait, Ernesto, qui est ce Lindstrom auquel elle est mariée et pourquoi porte-t-elle un autre nom ? »
Hemingway soupira. « Son mari est docteur… il se prénomme Petter, avec deux t. Enfin, il est docteur en Suède. En ce moment, il se trouve à Rochester, dans l’État de New York, et il se démène pour obtenir un certificat, ou une accréditation, enfin le chiffon de papier obligatoire pour les médecins étrangers qui veulent exercer en Amérique. À Rochester, elle est Mrs. Petter Lindstrom, mais elle a gardé son nom de jeune fille pour le cinéma.
— Nous avons fait sa connaissance il y a deux ans, lors d’un dîner à San Francisco », dit Gellhorn. Elle fit non de la tête à son mari, qui lui proposait une nouvelle ration de vin. « Petter est très gentil. »
Hemingway se contenta de grommeler.
« Eh bien, dit lentement Cooper, je suis ravi d’être venu ici pour la rencontrer. Dommage que Sam Wood lui ait préféré Vera Zorina. D’un autre côté, Mr. Goldwyn ne voulait pas non plus me prêter à la Paramount…
— Vous prêter ? » dis-je.
Cooper hocha la tête. Je me rendis compte qu’il était fort élégant, aussi à l’aise dans son costume coûteux et sa cravate en soie impeccablement nouée qu’Hemingway semblait engoncé dans son complet. Alors que l’écrivain avait l’air tout fripé à l’issue de la soirée, l’acteur semblait aussi décontracté, aussi net, qu’avant le dîner. Durant toute la soirée, j’avais remarqué les regards que Gellhorn jetait à Cooper puis à son époux, plissant le front comme si elle comparait les deux hommes. Cooper était assis près de moi, et lorsqu’il se tourna dans ma direction, je perçus un vague parfum de savon et d’eau de Cologne, ou de lotion après-rasage. « Oui, Mr. Lucas, dit-il poliment. L’industrie du cinéma ressemble un peu à l’esclavage d’avant la guerre de Sécession ou au baseball professionnel d’aujourd’hui. Nous sommes liés à nos studios par des contrats léonins et, à moins d’être prêtés – en général, il s’agit plutôt d’échanges –, nous ne pouvons pas travailler avec d’autres studios. Au cas présent, si Sam Goldwyn a passé un accord afin que je puisse tourner ce film pour la Paramount, c’est surtout parce qu’Ernest a déclaré à la presse que j’étais idéal pour le rôle.
— Quel genre d’accord ? demanda Winston Guest. Quelqu’un ou quelque chose a-t-il été échangé ? »
Cooper sourit. « Mr. Goldwyn a dit à Sam Wood – c’est le metteur en scène qui a remplacé De Mille sur ce projet de la Paramount – que je tournerais Pour qui sonne le glas à condition que Wood me dirige dans un film de baseball.
— Quand devez-vous tourner ce film, señor Cooper ? demanda le Dr Herrera Sotolongo.
— Il est déjà tourné, docteur. Mr. Goldwyn voulait qu’il soit achevé avant que j’aille travailler pour la Paramount. Il va bientôt sortir. Il s’intitule Vainqueur du destin. J’y interprète Lou Gehrig.
— Lou Gehrig ! s’écria Patchi Ibarlucia. Oui, oui. Mais vous n’êtes pas gaucher, señor Cooper. »
L’acteur secoua la tête en souriant. « Ils ont essayé de m’apprendre à frapper et à lancer de la main gauche, dit-il d’un air penaud, mais je me suis montré fort maladroit, j’en ai peur. De toute façon, je n’ai jamais été doué pour le baseball. J’espère qu’ils amélioreront ça au montage. »
Je dévisageai Cooper. Il ne ressemblait pas tellement à Lou Gehrig. J’avais suivi la carrière de ce joueur peu après son entrée chez les Yankees, en 1925. En juin 1932, j’écoutais la radio lorsque Gehrig avait réussi quatre coups de circuit consécutifs en un seul match. Au cours des dix-sept ans qu’il avait passés chez les Yankees, le « Cheval de fer » avait joué 2 130 matches consécutifs, et achevé sa carrière avec une moyenne offensive de 0,340, un total de 493 coups de circuit et de 1 990 points produits. Le 4 juillet 1939, j’avais pris mon seul congé en quatre ans afin de pouvoir me rendre au Yankee Stadium de New York – le billet coûtait huit dollars, une petite fortune – et assister à ses adieux au baseball. Gehrig était mort un an plus tôt, en juin 1941. Il avait trente-sept ans.
Imiter Lou Gehrig pour les besoin d’un vulgaire film, voilà qui était fort arrogant, me dis-je en fixant Cooper.
Comme s’il lisait dans mes pensées, l’acteur haussa les épaules et dit : « Je n’étais sans doute pas idéal pour ce rôle, mais Mrs. Gehrig m’a accepté de bonne grâce et j’ai pu passer quelque temps avec Babe Ruth et les…
— Chut ! » fit soudain Hemingway.
La conversation s’interrompit, et on entendit le bruit des criquets, des oiseaux de nuit, le lointain grondement d’une voiture en bas de la colline, et des rires et de la musique provenant de la ferme située sur la crête voisine.
« Nom de Dieu ! s’exclama Hemingway. Ce salaud de Steinhart fait la fête. Je l’avais pourtant prévenu.
— Oh, Ernest, dit Gellhorn. Je t’en prie, ne…
— C’est la guerre, Ernesto ? s’écria Patchi Ibarlucia en espagnol.
— Si, Patchi, répondit Hemingway en se levant. C’est la guerre. » Il se tourna vers la maison. « René ! Pichilo ! Aux armes ! Apportez les armes et les munitions !
— Je vais me coucher », dit Martha Gellhorn. Elle se leva, se pencha vers Cooper pour l’embrasser sur la joue. « À demain matin, Coop, lui dit-elle. Bonsoir, messieurs », lança-t-elle au reste d’entre nous, et elle s’en fut.
René, le boy, le jardinier d’Hemingway et le gardien de ses coqs de combat, José Herrero – qu’il m’avait présenté plus tôt sous le sobriquet de « Pichilo » – firent leur apparition, portant des caisses de feux d’artifice et de longs bâtons de bambou creux.
« Il se fait tard, dis-je en posant mon verre et en me levant. Je ferais bien…
— Pas question, Lucas. » Hemingway me tendit un bambou long d’un mètre cinquante. « Nous avons besoin de tous les hommes valides. Choisissez vos munitions. »
Cooper, Winston Guest et Ibarlucia avaient déjà tombé la veste et relevé leurs manches de chemise. Le Dr Herrera Sotolongo me jeta un regard, haussa les épaules, ôta sa veste et la plia soigneusement sur le dossier de sa chaise. J’en fis autant.
Les « munitions » consistaient en deux caisses de feux d’artifice – fusées à baguette, bombes d’artifice, chapelets de pétards, bouteilles explosives, bombes puantes et soleils. Ibarlucia me tendit une fusée à mèche courte. « L’idéal pour votre lanceur, señor Lucas. » Il sourit de toutes ses dents et désigna le bambou que je tenais.
« Tout le monde a un briquet ? » demanda Hemingway.
Seul Cooper et moi étions équipés.
« Est-ce une querelle qui dure depuis longtemps, Ernest ? » demanda l’acteur. Il s’efforçait de refouler un sourire, mais les commissures de ses lèvres le trahissaient.
« Elle a assez duré », répondit Hemingway.
Du nord-est provenaient des rires et des bruits de piano. La maison Steinhart était le seul autre bâtiment d’importance sur la colline – un peu moins haut que la finca d’Hemingway mais bien plus ancien et bien plus grandiose, à en juger par son éclairage dispendieux et par les ailes et les pignons de style Art nouveau que l’on apercevait à travers le rideau des arbres.
« Patchi, Wolfer et le docteur connaissent la manœuvre. » Hemingway s’accroupit au bord de la terrasse et esquissa une carte dans la terre meuble du jardin. Il avait déjà ôté sa veste et sa cravate, et semblait ravi d’avoir pu déboutonner sa chemise. Du bout de l’index, il traça des lignes et des cercles, comme s’il exposait une phase de jeu à une équipe de football.
« On descend ici, à travers les arbres, Coop », murmura-t-il. Nous étions tous accroupis autour de lui. L’acteur avait un large sourire. « Voici la finca… ici. Voici la maison de Steinhart… ici. Nous nous enfonçons dans les arbres, ici… en file indienne… pour entrer en territoire ennemi ici, au niveau de la clôture. Avancez à croupetons jusqu’à ce qu’on ait franchi ce mur, ici. Personne ne tire tant que je ne l’ai pas ordonné. On va foutre le bordel dans cette soirée. »
Cooper arqua un sourcil. « Je suppose que vous désapprouvez les réceptions que donne votre voisin, Ernest ?
— Je l’avais averti, gronda l’écrivain. Bien. Que tout le monde se remplisse les poches. »
Bientôt, nous étions chargés de fusées à baguette, bombes puantes, bombes d’artifice et gros pétards. Guest et Ibarlucia étaient bardés de chapelets de pétards, qu’ils portaient comme des cartouchières. L’écrivain nous entraîna à travers le jardin, dans un champ d’herbes folles, par-dessus un muret, en bas de la colline, puis à travers le rideau d’arbres qui nous séparait des lumières et des bruits de la maison Steinhart.
Tout ceci n’était que jeux d’enfants, et je le savais, mais mes glandes, de toute évidence, n’en avaient pas été informées. Mon cœur battait la chamade et j’avais l’impression que le temps ralentissait son cours, que tous mes sens étaient affûtés, comme chaque fois que je devais passer à l’action.
Alors qu’Hemingway nous ouvrait un passage dans la clôture en barbelés, il murmura : « Soyez prudents quand nous aurons ouvert le feu. On a déjà vu Steinhart lâcher les chiens et sortir son fusil à pompe.
— Madre de Dios », souffla le Dr Herrera Sotolongo.
Nous avons attendu qu’Hemingway reprenne la tête de notre petit groupe – nous étions tous disposés à lui laisser le commandement, un rôle qu’il semblait endosser le plus naturellement du monde –, puis nous l’avons suivi le long d’une faible pente, à travers un bosquet de manguiers et un pré en jachère, faisant halte devant un muret d’un mètre de haut qui devait être vieux d’au moins un siècle.
« Plus que vingt mètres, chuchota Hemingway. Nous allons obliquer sur la gauche pour avoir une vue dégagée de la salle à manger et de la terrasse. Coop, suivez-moi. Wolfer, restez avec Coop. Ensuite viendront le docteur et Patchi, et Lucas fermera la marche. Au retour, ce sera chacun pour soi. Je couvrirai votre retraite depuis la clôture. »
Gary Cooper souriait comme un gamin. Winston Guest avait les joues cramoisies. Les dents d’Ibarlucia étaient visibles en dépit de l’obscurité. Le docteur secoua la tête en soupirant. « Tout ceci n’est pas bon pour votre tension, Ernestino, murmura-t-il en espagnol.
— Chut ! » siffla Hemingway. Il enjamba le muret avec la grâce d’un félin et gravit la colline en silence.
Nous avions pris position parmi les hautes herbes, à moins de quinze mètres de la terrasse et des portes vitrées de la salle à manger, visibles comme en plein jour, lorsque Hemingway nous donna le signal de l’attaque. Ruée générale, quoique maladroite, vers les fusées à baguette et les bombes puantes. Je secouai la tête et tournai le dos à la cible. Je ne tenais pas à me retrouver un jour obligé d’avouer que j’avais lancé des feux d’artifice dans la demeure de l’un des citoyens les plus importants de La Havane.
C’est à ce moment-là que j’ai perçu un mouvement sur notre gauche, derrière un muret qu’Hemingway avait appelé « la clôture à cochons » lorsqu’il m’avait fait visiter la propriété.
Mes instructeurs de l’armée – et ceux du Camp X de la ESC – m’avaient appris que la meilleure façon de repérer un ennemi dans l’obscurité est de détourner légèrement les yeux de l’endroit où il risque de se trouver. Dans les ténèbres, la vision périphérique est plus efficace que la vision directe. Attendez un mouvement.
Un mouvement – une silhouette humaine qui, l’espace d’un instant, éclipse les lumières de La Havane visibles par-delà les arbres. Encore un mouvement. Quelqu’un vêtu de noir, sur notre flanc gauche. Une silhouette portant un objet trop mince pour qu’il s’agisse d’un bâton de bambou comme les nôtres. Un reflet de lumière sur du verre… je comprends qu’il s’agit d’un fusil équipé d’un viseur, et que ce fusil est pointé sur nous… sur Hemingway.
« Feu ! » cria Hemingway en se redressant. Il inséra une fusée dans son bambou, en alluma la mèche avec son briquet en or et tira sur la fenêtre de la salle à manger des Steinhart. Ibarlucia en fit autant une seconde après. Guest lança un long chapelet de pétards. Cooper jeta une bombe d’artifice sur la terrasse. Le docteur secoua la tête et tira une fusée qui s’envola vers les hauteurs, disparut sur un balcon du deuxième étage, passa par une fenêtre ouverte et explosa quelque part à l’intérieur de la maison. Hemingway avait rechargé et tirait à nouveau. Les fusées – conçues pour déployer des bouquets d’étoiles à plusieurs dizaines de mètres d’altitude – éclaboussèrent les murs et la terrasse de rosaces parfumées au soufre et au magnésium. Dans la maison retentirent des cris, des hurlements et des bruits de vaisselle cassée. Le piano se tut.
Je n’avais pas quitté la silhouette derrière la clôture à cochons, que je guettais du coin de l’œil. Elle se redressa et l’éclat rouge cerise des pétards se refléta sur le viseur.
Me maudissant de n’avoir sur moi ni pistolet ni couteau digne de ce nom, j’allumai la mèche courte d’une fusée, la fourrai dans le bambou et tirai dans la direction de la clôture à cochons et de la route nationale. Je ratai mon coup et la fusée explosa parmi les branches basses des manguiers. J’en chargeai une autre et me mis à courir vers la clôture à cochons, tentant de m’interposer entre la silhouette et Hemingway.
« Lucas, lança l’écrivain derrière moi, qu’est-ce que vous… »
Course folle à travers les épis de maïs et les plants de tomate. Un mouvement par-delà la clôture à cochons, quelque chose qui passe en sifflant près de mon oreille. Je balance une bombe d’artifice et, de la main gauche, j’ouvre mon cran d’arrêt à lame courte et le tiens en position basse. Puis, dans le noir, je franchis d’un bond la clôture, lâchant mon bambou et voûtant les épaules, le couteau à la main, prêt à me battre.
Rien de ce côté-ci de la clôture. Bruissement des hautes herbes à dix mètres, en direction de la route. Je me redresse, avance d’un pas, puis me jette à terre en entendant des coups de feu derrière moi.
Un fusil à pompe. Deux détonations. Des cris. Des molosses aux aboiements hystériques – des dobermans, apparemment. Qui cessèrent d’aboyer dès qu’on leur ôta leurs chaînes. Des pétards éclatèrent, plongeant les chiens dans la confusion et déclenchant de nouveaux aboiements.
N’hésitant qu’une seconde, j’enjambai la clôture d’un bond et, les épaules voûtées, courus vers le mur de Steinhart et la zone séparant les deux propriétés. Le fusil à pompe retentit une nouvelle fois juste avant que je ne franchisse le muret. Les tirs provenaient de la maison Steinhart et étaient dirigés vers les hauteurs… soit pour ne pas nous atteindre, soit pour atteindre la maison d’Hemingway.
Des formes étaient tapies près de la clôture de barbelés. Des hommes hurlaient sur la terrasse de Steinhart et deux projecteurs au moins fouillaient l’épaisse fumée. Une bombe d’artifice explosa.
« Soyez maudit, Hemingway, hurlait un homme en haut de la colline. Soyez maudit ! Ce n’est pas drôle. » Le fusil à pompe rugit une nouvelle fois, et des chevrotines déchiquetèrent le feuillage du manguier au-dessus de nos têtes.
« Go, go, go », lançait Hemingway en encourageant les autres d’une tape dans le dos. Guest avait le souffle court, mais il partit d’un pas vif vers l’autre colline. Je vis Cooper sourire de toutes ses dents. Il avait déchiré son pantalon à hauteur du genou, sa chemise était maculée de boue ou de sang, mais il courait sans problème. Ibarlucia aida le médecin à escalader la pente et à franchir le bosquet.
Hemingway m’attrapa par le col de la chemise. « Qu’est-ce que vous foutiez, Lucas ? Pourquoi avez-vous tiré en direction de la route ? »
Je l’écartai sans ménagements. Des hommes hurlaient derrière nous et les dobermans fonçaient bruyamment vers la clôture.
« Go ! » dit Hemingway en me propulsant d’une tape dans le dos. Je me mis à courir, me retournant le temps de voir l’écrivain attraper une tranche de viande dans sa poche et la jeter par-dessus la clôture, en direction des chiens de plus en plus proches. Calmement, il alluma et lança son dernier pétard, puis battit en retraite au petit trot.
Steinhart et ses invités interrompirent la poursuite une fois arrivés à la clôture. Ils rappelèrent leurs chiens dans le noir. On entendit quelque temps des cris résonner dans les champs, puis le pianiste se remit à jouer.
De retour sur la terrasse, Cooper, le docteur, Patchi, Guest et Hemingway s’effondrèrent dans leurs fauteuils, riant et parlant fort. L’acteur s’était blessé la main aux barbelés et Hemingway alla chercher des pansements et du whiskey – il versa l’alcool sur la plaie avant de la bander, puis remplit le verre de Cooper.
Je patientai quelques minutes dans l’obscurité, au bord de la terrasse, mais ne perçus aucun signe de mouvement du côté de la route. Je rejoignis les autres, attrapai ma veste et pris congé. Gary Cooper me serra la main, s’excusant pour son bandage, et me dit : « Ce fut un plaisir de faire votre connaissance, camarade commando Lucas.
— De même.
— Bonne nuit, Mr. Lucas, dit Winston Guest. Nous nous reverrons à bord du Pilar, si j’ai bien compris. »
Le docteur n’avait toujours pas repris son souffle. Il s’inclina dans ma direction. Patchi Ibarlucia me sourit et m’étreignit l’épaule.
« Un dernier whiskey avant d’aller vous coucher, Lucas ? demanda Hemingway, le visage grave.
— Non. Merci pour le dîner. »
Je gagnai le cottage, me déshabillai pour enfiler aussitôt un pantalon noir et un sweat-shirt noir, attrapai dans mon sac une petite lampe torche et gagnai discrètement la clôture à cochons, puis la route. Une voiture s’était récemment garée près de la chaussée, sur l’herbe encore humide. Il y avait des branches brisées dans les buissons. Au pied de la clôture à cochons, à moitié dissimulée par la boue, luisait une seule et unique douille – je l’examinai à la lueur de la lampe et identifiai un calibre 30.06 –, récemment tirée à en juger par son odeur.
Je regagnai la finca et me postai dans l’obscurité, hors de portée des lueurs de la terrasse, où Hemingway et ses amis continuèrent de discuter jusqu’à ce que Cooper donne enfin le signal de l’extinction des feux. Ibarlucia raccompagna le docteur dans un cabriolet rouge. Guest partit quelques instants plus tard au volant d’une Cadillac. Les lumières restèrent allumées vingt minutes dans la finca, puis s’éteignirent.
Tapi dans les ténèbres sous les manguiers, juste en dessous de la masse sombre du cottage, j’écoutais les insectes et les oiseaux de la nuit tropicale. Je réfléchis quelque temps aux acteurs, aux écrivains, aux enfants et à leurs jeux, puis je me concentrai pour ne plus réfléchir et me contentai d’attendre et d’écouter.
J’allai me coucher peu de temps avant l’aube.