6

 

En sortant de l’ambassade, je pris le chemin des écoliers pour regagner l’hôtel Ambos Mundos, errant dans les rues du quartier colonial, achetant un journal dans un bureau de tabac, me promenant jusqu’au port puis descendant la calle Obispo. J’étais suivi.

Arrivé à dix rues de l’hôtel, je vis une Lincoln noire se ranger au bord du trottoir et Ernest Hemingway en descendre, accompagné de Bob Joyce et d’Ellis Briggs. Ils entrèrent dans un bar appelé le Floridita. Il était à peine onze heures du matin. Je jetai un coup d’œil dans une vitrine pour m’assurer que mon suiveur était toujours là, à un peu plus d’une rue de distance, puis je quittai la calle Obispo en tournant à droite, me dirigeant à nouveau vers le port. L’homme fit de même. Il était très fort – il y avait toujours un passant entre nous, il ne tournait jamais les yeux vers moi –, mais d’un autre côté, il ne se souciait pas d’être repéré.

Parvenu près de la place de la Cathédrale, j’entrai dans un bar baptisé La Bodeguita del Medio et pris place sur un tabouret placé près d’une fenêtre ouverte donnant sur la rue. L’homme qui me suivait fit halte devant l’établissement, s’accouda au rebord de la fenêtre et ouvrit son Diario de la Marina. Sa tête était à une trentaine de centimètres de la mienne. J’examinai les cheveux cuivrés au-dessus de sa nuque rasée et l’endroit, juste au-dessus du col de sa chemise blanche amidonnée, où s’interrompait son hâle prononcé.

Un garçon se précipita vers moi.

« Un mojito, por favor. »

Le garçon regagna le comptoir. J’ouvris à mon tour un journal et me plongeai dans les résultats sportifs américains.

« Comment ça s’est passé ? demanda l’homme.

— L’opération est lancée. Hemingway m’emmène à sa finca cet après-midi. Je logerai là-bas. »

L’homme hocha la tête et tourna une page de son journal. Son panama était abaissé au-dessus de son visage, plongeant dans l’ombre même la joue et le menton, qui m’étaient visibles. Il fumait une cigarette cubaine.

« J’utiliserai la planque pour les contacts, dis-je. Mêmes horaires que ceux dont nous étions convenus. »

Delgado opina une nouvelle fois, jeta sa cigarette, replia son journal, se détourna de moi et dit : « Faites gaffe à cet écrivain. Era un saco de madarrias. » Il s’éloigna.

Le garçon m’apporta mon mojito. C’était un cocktail que Delgado m’avait recommandé la veille, un mélange de rhum, de sucre, de glace, d’eau et de menthe. Ça avait un goût de pisse de cheval, et de toute façon, je buvais rarement avant midi. Era un saco de madarrias. Un type difficile. Nous verrions bien.

Laissant mon verre sur la table, je repris la direction de la calle Obispo et de mon hôtel.

 

J’avais rencontré Delgado la veille au soir, dans un quartier pauvre de la Habana Vieja où les maisons modestes avaient laissé place aux taudis. Des poulets et des enfants demi-nus couraient dans tous les sens parmi les hautes herbes, pour disparaître dans les brèches que présentaient les barrières en bois brut. Reconnaissant la planque grâce à la description qu’en donnaient mes ordres de mission, je localisai la clé dans sa cachette, sous la terrasse avachie, et entrai. L’intérieur était sombre, l’électricité absente. L’endroit sentait la moisissure et les crottes de rat. Je m’avançai à tâtons vers la table censée se trouver au centre de la pièce, la trouvai, identifiai une lanterne posée dessus et l’allumai avec mon briquet. Quoique douce, la lumière offrait un vif contraste avec les ténèbres qui régnaient dedans comme dehors.

L’homme se trouvait à un peu plus d’un mètre de moi, assis à califourchon sur une chaise, les bras posés sur le dossier. Dans sa main droite, il tenait un Smith & Wesson .38 à canon long. La gueule de l’arme était pointée sur moi.

Je levai la main droite pour lui montrer que je n’allais pas faire de mouvement brusque, puis la plongeai dans la poche intérieure de ma veste pour y pêcher la moitié d’un billet d’un dollar. Je posai le bout de papier sur la table.

L’homme ne daigna même pas ciller. Il ouvrit sa main gauche et posa la seconde moitié du billet près de la première. J’abaissai ma main droite, la paume tournée vers le ciel, et rapprochai les deux moitiés. Ça collait.

« Étonnant, tout ce qu’on peut acheter ici avec ça, dis-je à voix basse.

— De quoi rapporter des cadeaux à toute la famille. » L’homme abaissa son pistolet et le glissa dans un holster sous sa veste blanche. « Delgado », ajouta-t-il. Il ne semblait nullement embarrassé par ce stupide rituel des mots de passe. Il ne s’excusa pas d’avoir braqué son arme sur moi.

« Lucas. »

Nous avons parlé de la mission. Pour Delgado, chaque mot comptait. Ses manières étaient rudes et efficaces, à la limite de la grossièreté. Contrairement à nombre d’agents du FBI ou du SIS de ma connaissance, il n’avait aucune envie de parler de lui, ni du temps qu’il faisait. Il m’indiqua la localisation d’une seconde planque, celle des boîtes aux lettres, m’expliqua pourquoi les agents et les bureaux du FBI à La Havane devaient être évités comme la peste, aborda brièvement le sujet de nos adversaires – Cuba grouillait de fascistes et de sympathisants allemands, mais il ne s’y trouvait aucun réseau nazi digne de ce nom – et me donna une description de la finca d’Hemingway, la situation des cabines téléphoniques les plus proches, les numéros à appeler à La Havane et ailleurs, et m’encouragea vivement à ne pas contacter la police de La Havane ni celle de Cuba en général.

Tout en l’écoutant, je l’examinai à la lueur de la lanterne. Je n’avais jamais entendu parler d’un agent du SIS nommé Delgado. Il avait l’air fort sérieux, en tant que personne et en tant que professionnel. Il avait l’air dangereux.

Étrange comme des hommes différents peuvent vous laisser des impressions différentes. J. Edgar Hoover m’était apparu comme un méchant petit garçon obèse et bien habillé – une mauviette rancunière cultivant le discours et les manières d’un dur à cuire. Quand j’ai fini par rencontrer Hemingway, j’ai aussitôt vu en lui un homme complexe, charismatique, capable d’être simultanément la personne la plus intéressante que vous ayez jamais connue et un emmerdeur de première.

Delgado était dangereux.

Son visage hâlé était aplati par la lumière : un nez tordu, de toute évidence cassé au moins une fois, des traces de cicatrices sur ses pommettes et son oreille gauche, des sourcils épais – également sillonnés de cicatrices – dominant des yeux rusés, extrêmement mobiles, des yeux de fouine, et une bouche des plus étranges. Sensuelle. Amusée. Cruelle.

Il me rendait deux ou trois centimètres, comme je m’en aperçus quand il se leva – ce qui le plaçait à mi-chemin entre Hemingway et moi-même –, et vu la façon dont tombait son costume blanc, il n’avait pas une once de graisse superflue. Mais quand il avait posé sa moitié de billet sur la table, puis rengainé son arme, j’avais distingué les muscles de ses avant-bras. Ses mouvements étaient l’inverse exact de ceux que je devais observer chez Hemingway. Delgado ne gaspillait ni gestes ni énergie, les économisant avec autant de rigueur que ses mots. J’eus la nette impression qu’il était capable, en un seul mouvement fluide, de vous plonger un couteau entre les côtes, d’en nettoyer la lame et de le rempocher.

« Des questions ? » demanda-t-il une fois que furent mis au point les horaires de nos rendez-vous.

Je le considérai. « Je connais la plupart des agents du SIS en poste ici. Vous êtes nouveau ? »

Delgado eut un petit sourire. « D’autres questions ?

— Je vous ferai des rapports, mais qu’obtiendrai-je en échange ?

— Je protégerai vos arrières quand vous viendrez à La Havane. Ou quand vous sortirez de la finca. Trois contre un que l’écrivain vous obligera à loger là-bas.

— Quoi d’autre ? »

Delgado haussa les épaules. « J’ai pour ordre de vous transmettre toutes les informations que vous demanderez.

— Des dossiers ? Complets ?

— Oui.

— Des dossiers O/C ?

— Ouais. Si vous en avez besoin. »

Je crois bien que j’ai tiqué. Si Delgado pouvait me fournir des dossiers O/C de Hoover, cela signifiait qu’il était totalement extérieur à la chaîne de commandement de l’antenne du FBI à Cuba et de celle du SIS que je connaissais. Ses ordres venaient directement de Hoover, et c’était à Hoover qu’il envoyait ses rapports.

« Je peux faire autre chose pour vous, Lucas ? » dit-il en se dirigeant vers la porte. Le sarcasme dans sa voix était tout juste perceptible. Il avait un très léger accent, que je n’arrivais pas à identifier. Américain… mais de quelle région ? Quelque part dans l’Ouest.

« Pouvez-vous me recommander quelques établissements ? m’enquis-je. Un restaurant ? Un bar ? » Je me demandais si Delgado connaissait bien La Havane ou s’il venait d’y débarquer tout comme moi.

« Hemingway et ses potes fréquentent El Floridita. Mais je ne recommande pas ce bar. À La Bodeguita del Medio, ils préparent un sacré cocktail : le mojito. Dans le temps, ils l’appelaient le Drake, en l’honneur de Francis Drake, puis ils ont changé le nom.

— C’est bon ? » Si je le faisais parler ainsi, c’était uniquement pour pouvoir identifier son accent.

« Ça a un goût de pisse de cheval. » Sur ce, Delgado sortit et disparut dans la nuit étouffante.

 

Hemingway m’avait dit qu’il viendrait me chercher à l’Ambos Mundos à trois heures – je m’attendais à voir un chauffeur plutôt que l’écrivain lui-même – et, à l’heure dite, je réglai ma note puis m’installai dans le hall, mes bagages à mes pieds, mais ni maître ni domestique ne devaient se montrer. Le directeur de l’hôtel en personne se précipita vers moi, un bout de papier à la main. À en croire le flot de paroles qu’il déversa sur moi, sans parler de ses nombreuses courbettes, j’étais devenu un client de marque à présent que j’avais reçu un message téléphonique personnel du señor Hemingway ; il était regrettable que le directeur et le personnel de l’Ambos Mundos – cet établissement modeste mais de qualité – ne l’aient pas su plus tôt, car mon séjour en ce lieu aurait été bien plus sublime.

Je remerciai le directeur, qui s’éloigna à reculons comme si je faisais partie de la famille royale, et lus le message : « Lucas – Pensé que vous aimeriez voir un peu de couleur locale. Prenez l’autocar pour aller à San Francisco de Paula. Montez en haut de la colline. Je vous attendrai à la finca. EH. »

Lorsque je m’emparai de mes bagages pour me diriger vers la porte, le directeur se précipita à nouveau vers moi, deux portiers sur les talons. Le señor Lucas leur permettait-il de porter ses bagages jusqu’au taxi ?

Non, le señor Lucas ne cherchait pas un taxi. Il cherchait la gare routière, bordel.

Une vingtaine de kilomètres séparaient La Havane du village où se trouvait la ferme d’Hemingway, mais il me fallut plus d’une heure pour couvrir cette distance en autocar. Les joies du voyage au sud du Rio Grande : une suspension grinçante, tellement bousillée que je redoutais de voir l’autocar verser d’un instant à l’autre ; des arrêts tous les deux ou trois cents mètres ; les hurlements des passagers ; le caquètement des poulets et les grognements d’au moins un cochon parmi eux ; les ronflements, les flatulences et les éclats de rire de mes voisins ; l’envahissant nuage de monoxyde de carbone dégagé par le véhicule et les milliers d’autres qui le dépassaient ; les hommes accrochés à la portière ouverte ; les bagages lancés aux garçons sur le toit.

L’après-midi était agréable, et j’aurais apprécié la couleur locale comme elle le méritait si nous n’avions pas été suivis par une petite conduite intérieure blanche. Par habitude, je m’étais assis à l’arrière de l’autocar, jetant en douce un coup d’œil par la vitre, et j’avais repéré la voiture presque aussitôt après que nous avions quitté la gare routière. Une Ford blanche modèle 38 transportant deux hommes, le plus lourd au volant, flanqué d’un acolyte mince coiffé d’un chapeau à larges bords, tous deux observant l’autocar avec une indifférence appuyée. Il est difficile de suivre un autocar en restant discret – surtout dans les embouteillages de La Havane – et les deux types faisaient de leur mieux, veillant à ne pas trop s’approcher, empruntant une rue latérale à chaque arrêt du véhicule, s’arrêtant aux carrefours pour bavarder avec les vendeurs de fruits ou de journaux… mais aucun doute, c’était l’autocar qu’ils suivaient. C’était moi. La distance et les reflets du soleil sur leur pare-brise m’empêchaient de distinguer nettement leurs traits, mais j’étais sûr que ni l’un ni l’autre n’était Delgado. En ce cas, qui étaient-ils ?

Peut-être bien le FBI. Conformément à mes instructions, je n’avais pas contacté l’agent spécial Leddy, ni personne d’autre à La Havane excepté l’ambassadeur et Delgado, mais l’antenne du Bureau savait certainement qu’un agent du SIS avait été infiltré dans le réseau bidon d’Hemingway. Mais pourquoi me prendre en filature ? Hoover avait dû donner des ordres pour qu’on me laisse tranquille. Des Allemands ? J’en doutais. Delgado avait confirmé mon impression, à savoir que les nazis n’avaient aucun réseau important à Cuba, et il était peu probable que leurs sympathisants de la Cinquième Colonne, dont le manque d’organisation était bien connu, m’aient repéré aussi vite. Le COI de Wild Bill Donovan ? Je n’avais aucune information sur leurs activités à Cuba, mais ils avaient évité de piétiner les plates-bandes de Hoover en Colombie, au Mexique et dans les autres zones couvertes par le FBI et le SIS qui m’étaient connues. La ESC de Ian Fleming, alors ? La police de La Havane ? La Police nationale de Cuba ? Les services de renseignements cubains ?

J’étouffai un gloussement. Toute cette histoire passait de la farce à la franche bouffonnerie. Si Hemingway m’avait forcé à prendre l’autocar, c’était pour m’apprendre une leçon, pour bien me faire comprendre qui était le chef. Bon sang, je pourrais me considérer verni s’il ne m’ordonnait pas de nettoyer sa piscine… à condition qu’il en ait une. Et tandis que je filais vers l’oubli à bord de cet autocar bruyant, cahotant et puant, voilà qu’au moins deux agents salariés par un quelconque gouvernement gaspillaient du temps et des efforts à me suivre par une chaleur éprouvante.

L’autocar observa son deux centième arrêt depuis qu’il avait quitté le centre-ville et le chauffeur beugla quelque chose. Je m’emparai de mes bagages et descendis, accompagné de deux femmes et d’un cochon. Après avoir traversé la route nationale en leur compagnie, je restai immobile quelques minutes, respirant la poussière et les gaz d’échappement du car qui s’éloignait. Aucun signe de la voiture blanche. Je m’orientai et me dirigeai vers le sommet de la colline.

J’aurais pu me trouver en Colombie ou au Mexique. Mêmes odeurs de bière et de graillon montant des fenêtres ouvertes, même linge étendu sur les fils, mêmes vieillards au coin des rues, même ruelles où le pavé, à vingt mètres de la route, laissait place à la terre battue. Un petit garçon avait observé mon arrivée, perché sur un arbre au bord de la route, et il en descendit d’un bond pour filer au pas de course, soulevant un nouveau nuage de poussière sous ses pieds nus. L’un des agents secrets d’Hemingway ? C’était bien possible.

San Francisco de Paula était un village aux rues tortueuses et, en moins de quelques minutes, j’en émergeais pour m’engager sur la seule route conduisant en haut de la colline. Plusieurs petites maisons étaient visibles sur la crête, mais le garçon était passé entre deux poteaux donnant sur une allée et un bâtiment plus important. Je pris donc cette direction.

Hemingway descendit à ma rencontre. Il portait des espadrilles basques, un bermuda froissé et la même guayabera tachée qu’il avait le matin à l’ambassade. Il avait passé autour de sa taille, par-dessus sa chemise, un ceinturon où était logé un pistolet calibre .22. Il tenait un verre dans sa main droite. La gauche était posée sur les cheveux noirs du garçonnet. « Muchas gracias, Santiago. » L’écrivain tapota le crâne de l’enfant, qui le regarda avec vénération puis redescendit vers le village en courant.

« Soyez le bienvenu, Lucas », dit Hemingway comme je franchissais le portail. Il ne me proposa pas de porter mes bagages tandis que nous prenions la direction de la maison. « Qu’avez-vous pensé de ce petit voyage en autocar ?

— Couleur locale. »

Hemingway sourit. « Ouais. J’aime bien prendre le car de temps à autre… ça me rappelle que je ne dois pas regarder de trop haut mes amis et mes voisins cubains. »

Je me tournai vers lui et surpris son regard.

Il éclata de rire. « D’accord. Je n’ai jamais pris ce putain d’autocar. Mais c’est quand même une bonne idée. »

Nous arrivions devant l’entrée principale de la finca Vigia. Sur le côté droit poussait un gigantesque fromager dont les ombres recouvraient les larges marches. Les orchidées proliféraient autour de l’arbre au tronc rugueux, et je vis plusieurs dalles de la terrasse soulevées par ses racines assoiffées. La maison proprement dite, bâtie en pierre à chaux, était ancienne, solide et suffisamment vaste dans son style, mais elle me semblait basse et peu imposante comparée au fromager.

« Venez, dit Hemingway en me faisant faire le tour du bâtiment. Nous allons vous installer dans le cottage, et ensuite, je vous ferai faire le tour du propriétaire. »

Nous avons suivi une allée, franchi un portail qui débouchait sur une cour intérieure, longé le bord carrelé d’une piscine, sommes passé à l’ombre des manguiers et des flamboyants, puis devant une rangée de palmiers et de bananiers pareils à des sentinelles terrassées par la chaleur, pour nous arrêter devant une petite maison blanche à la charpente de bois.

« Le cottage, réservé aux invités, dit Hemingway en ouvrant la porte et en me précédant à l’intérieur. Cette pièce abrite le quartier général de l’Usine à forbans. La chambre est par là. »

Le « quartier général » consistait en une longue table en bois sur laquelle se trouvaient une carte de Cuba – maintenue en place par des coquillages et des cailloux – et quelques classeurs empilés. D’un petit coup de pied, Hemingway poussa la porte de la petite chambre et m’indiqua une commode avec son verre. J’y posai mes bagages.

« Avez-vous apporté une arme ? » demanda-t-il.

Le matin, lorsqu’il m’avait demandé si j’étais armé, j’avais répondu par la négative. Je fis de même. Et c’était la vérité : en début d’après-midi, j’étais allé à la planque pour y cacher le .38 et le .357.

« Tenez. » Hemingway attrapa son .22 et me le tendit par la crosse.

« Non, merci.

— Vous devriez le ranger dans le tiroir de la table de nuit. » De la façon dont il tenait le pistolet, le canon était braqué droit sur son ventre.

« Non, merci », répétai-je.

Hemingway haussa les épaules et repassa le petit pistolet à son ceinturon. « Voici pour vous, alors », dit-il en me tendant son verre.

Je n’hésitai qu’une seconde, mais avant que j’aie pu achever mon geste en direction du verre, Hemingway le leva, me fit un signe de tête et but une gorgée. Puis il me le tendit à nouveau.

Je compris qu’il s’agissait d’une sorte de rituel. Je pris le verre et le vidai d’un trait. Du whiskey. Pas vraiment bon. Il me mit le feu aux yeux. Je rendis le verre à mon hôte. Il n’était pas encore quatre heures et demie.

« Prêt pour la visite guidée ?

— Oui. » Je quittai sur ses talons la fraîcheur toute relative du QG de l’Usine à forbans.

 

La visite débuta par un puits où un homme s’était noyé.

Hemingway me guida le long des courts de tennis, de la piscine, de la maison, à l’écart des jardins, et à travers un pré d’herbes folles conduisant à un épais bosquet de bambous. Cette jungle miniature abritait un disque de pierre surmonté d’une grille métallique : Un vieux puits, pensai-je, à en juger par la fraîcheur de l’air et l’odeur d’humidité.

« L’année dernière, m’expliqua Hemingway, un ancien jardinier de la finca s’est jeté dans ce puits pour s’y noyer. Il s’appelait Pedro. C’était un vieil homme. Quatre jours ont passé avant qu’on retrouve son corps. Un des domestiques a vu des vautours tourner au-dessus du puits. Sale affaire, Lucas. À votre avis, pourquoi a-t-il fait ça ? »

Je me tournai vers l’écrivain. Parlait-il sérieusement ? S’agissait-il d’un jeu ?

« Vous le connaissiez ? demandai-je.

— Je l’ai rencontré lors de notre arrivée ici. Lui ai demandé de ne pas tailler les plantes. Il m’a dit que c’était son boulot. Je lui ai dit que désormais son boulot serait de ne pas tailler les plantes. Il a démissionné. Pas pu trouver un autre travail. Il est revenu quelques semaines plus tard et a demandé qu’on lui rende son ancien boulot. J’avais déjà embauché un autre jardinier. Environ huit jours après, le vieil homme s’est jeté dans ce puits. » Hemingway croisa ses doigts velus et attendit la suite, comme s’il venait d’énoncer une énigme que je devais résoudre si je voulais travailler avec lui à l’Usine à forbans.

J’avais envie de lui dire d’aller se faire foutre, que je travaillais déjà à l’Usine à forbans, qu’avant cela j’avais un boulot plus intéressant – un boulot dans l’espionnage. Au lieu de cela, je lui demandai : « Quelle est la question ? »

Hemingway eut un rictus. « Pourquoi s’est-il jeté dans ce puits, Lucas ? Dans mon puits ? »

J’eus un petit sourire. « C’est facile, dis-je en espagnol. Il était pauvre, n’est-ce pas ?

— Oui, il était pauvre », dit Hemingway en espagnol. Il passa à l’anglais pour ajouter : « Il ne possédait même pas de pot de chambre où pisser. »

J’écartai les bras. « Il ne possédait même pas de puits où se jeter. »

Hemingway se fendit d’un large sourire et me précéda hors de la pénombre du bosquet pour regagner la maison.

« Est-ce que vous en avez bu ? » demandai-je en le suivant le long de l’allée. Je remarquai ses cheveux mal coupés au-dessus du col de sa chemise. Il ne devait jamais aller chez le barbier ; peut-être était-ce son épouse qui lui coupait les cheveux.

« L’eau du cadavre ? dit-il en gloussant. L’eau du puits où le vieux Pedro a pourri quatre jours durant ? C’est ça que vous voulez savoir ?

— Oui.

— Tout le monde m’a posé la même question quand c’est arrivé, dit-il d’un ton brusque. Ça n’a pas grande importance pour moi, Lucas. J’ai bu l’eau des tranchées où pourrissaient des cadavres. Je serais prêt à boire de l’eau de pluie dans la gorge d’un mort si j’y étais obligé. Ça ne fait aucune différence pour moi.

— Donc, vous en avez bu ? » insistai-je.

Hemingway fit halte devant l’entrée de service de la maison. « Non. » Il ouvrit la porte et me fit signe de le suivre d’un geste sec de son bras gauche légèrement tordu. « L’eau de ce puits ne faisait qu’alimenter la piscine. Mais peut-être que j’ai pissé dans l’eau du cadavre. On ne sait jamais. »

 

« Marty, voici Lucas. Lucas, voici mon épouse, Martha Gellhorn. »

Nous nous trouvions dans la cuisine – la vieille cuisine de style cubain et non la nouvelle cuisine, équipée de l’électricité. J’avais déjà été présenté à six ou sept de la vingtaine de chats qui semblaient être les maîtres des lieux, ainsi qu’à la plupart des domestiques et à Ramon, le cuisinier chinois. Et soudain, cette femme se trouvait devant moi.

« Mr. Lucas. » L’épouse d’Hemingway me tendit sa main d’une façon presque virile et serra vivement la mienne. « Si j’ai bien compris, vous allez rester quelque temps à la finca pour aider Ernest à jouer à l’espion. Votre logement vous semble-t-il convenable ?

— Parfaitement. » Jouer à l’espion ? Quand elle avait prononcé ces mots, j’avais vu les joues et la nuque d’Hemingway virer à l’écarlate.

« Nous avons de la compagnie ce soir, disait Gellhorn, mais le gentleman dormira dans notre chambre d’amis et la dame doit retourner à La Havane en fin de soirée, de sorte que nous n’aurons pas besoin de la chambre du cottage. Vous êtes invité au dîner, au fait. Ernest vous l’a-t-il dit ?

— Pas encore, fit Hemingway.

— Eh bien, vous êtes invité, Mr. Lucas. Ce ne sera pas permanent – le dîner ici, à la maison, je veux dire. Peut-être avez-vous remarqué que le cottage est équipé d’un coin cuisine tout à fait pratique, mais nous avons pensé que vous seriez peut-être amusé par nos convives de ce soir. »

Je hochai la tête. Elle venait de me remettre à ma place de la façon la plus polie qui fût – vous êtes invité à dîner, mais que cela ne devienne pas une habitude.

Elle se détourna de moi comme si elle venait de me rayer d’une liste mentale. « Juan va me conduire en ville avec la Lincoln, dit-elle à Hemingway. Je dois aller chercher la viande pour le dîner. Tu as besoin de quelque chose ? »

Hemingway répondit par l’affirmative – un ruban encreur, du papier d’écolier, son costume à rapporter du nettoyage – et, pendant qu’il parlait, je passai en revue ce que je savais sur son épouse.

D’après le dossier O/C, Martha Gellhorn Hemingway était la troisième femme de l’écrivain. Ils étaient mariés depuis un peu moins de deux ans, mais avant cela, ils en avaient passé au moins trois à vivre dans le péché. Gellhorn avait supplanté Pauline Pfeiffer Hemingway qui, elle, avait pris la place de Hadley Richardson Hemingway.

De haute taille, Gellhorn avait des cheveux blonds mi-longs qu’elle venait récemment de faire friser. Ses traits robustes respiraient la sincérité, un peu à la façon des femmes du Midwest, mais c’était à l’université de Bryn Mawr qu’elle devait son accent prononcé. Ce jour-là, elle portait une jupe en crépon qui lui descendait à mi-mollet et un chemisier de coton bleu à col blanc. Elle ne semblait pas particulièrement heureuse, mais j’avais l’impression que c’était là son humeur de tous les jours.

Lorsque Hemingway eut fini de réciter sa liste de commissions – il était descendu en ville à peine quelques heures plus tôt –, Gellhorn soupira et se tourna vers moi. « Avez-vous besoin de quelque chose, Mr. Lucas ?

— Non, madame.

— Bien, dit-elle sèchement. En ce cas, rendez-vous à huit heures pour le dîner. Complet ou veste, avec cravate, s’il vous plaît. » Elle s’en fut.

Hemingway la regarda quelques instants en silence. « Marty est écrivain, elle aussi », finit-il par déclarer comme si cela expliquait tout.

Je restai silencieux.

« Et elle est de Saint Louis, ajouta l’écrivain, comme si c’était un argument décisif. Venez, je vais vous montrer le reste de la maison. »

 

La Finca Vigia était une de ces grandes maisons de plain-pied de style espagnol classique, vastes mais mal conçues, qui avaient poussé comme des champignons à Cuba lors des dernières décennies du siècle précédent. Le salon était gigantesque – sans doute quinze mètres de long – et ses murs encombrés d’étagères et de trophées de chasse, ces derniers débordant sur le sol. Dans un coin, une tête d’élan était accrochée à côté d’une peinture à l’huile représentant un torero et, à l’autre bout, j’aperçus deux têtes d’impalas – ou d’une espèce d’ongulé africain – qui semblaient fort surprises d’avoir échoué en ce lieu, plus tout un tas d’autres têtes empaillées encadrant les fenêtres au-dessus des étagères plus basses. Les meubles de cette pièce, anciens et d’aspect confortable, n’étaient pas de ceux que l’on se serait attendu à voir chez un riche écrivain. Au centre trônaient deux fauteuils bien rembourrés, dont celui de gauche était clairement le préféré de l’écrivain – le coussin était devenu informe et un tabouret aux broderies élimées était placé à portée de jambe, flanqué d’une petite table croulant sous les bouteilles d’alcool et les shakers. Sur une autre table, derrière les fauteuils, on apercevait deux lampes assorties et plusieurs bouteilles de vin. Un lieu idéal pour la lecture, me dis-je. Ou pour la beuverie.

Hemingway me vit observer les trophées alors que nous quittions le salon. « J’ai fait mon premier safari en 34, dit-il d’un ton brusque. Je compte m’y remettre dès que cette saleté de guerre sera finie. »

La bibliothèque proprement dite était adjacente au salon. La quasi-totalité des murs disparaissait derrière des étagères pleines de livres, d’os et de souvenirs, mais on avait trouvé le moyen d’y ménager un peu de place pour accrocher quelques têtes d’herbivores. Le sol était carrelé et bien entretenu. Devant un sofa long et bas, trônait quand même une peau de lion qui m’accueillit de tous ses crocs. Une échelle en bois était placée près de la porte, et je compris que c’était grâce à elle qu’Hemingway accédait aux livres les plus hauts.

« J’ai plus de sept mille livres ici », dit Hemingway, les bras croisés, en se soulevant légèrement sur la pointe des pieds.

« Vraiment ? » C’était la première fois que j’entendais quelqu’un se vanter de ses livres.

« Vraiment. » L’écrivain se dirigea vers l’un des meubles les moins hauts. Il y attrapa quelques volumes et me lança l’un d’entre eux. « Ouvrez-le. »

Je m’exécutai. Le livre s’intitulait Gatsby le Magnifique et, sur la page de titre, il y avait une dédicace chaleureuse signée : « Affectueusement, Scott. » Je levai les yeux, un peu désorienté. Selon le dossier O/C de Mr. Hoover, c’était Hemingway l’auteur de ce livre.

« Une édition originale », dit Hemingway en brandissant les livres qu’il tenait dans sa main. De l’autre, il caressa les dos des livres rangés sur trois longues étagères. « Rien que des éditions originales dédicacées. Joyce, Gertrude Stein, Dos Passes, Robert Benchley, Ford Madox Ford, Sherwood Anderson, Ezra Pound. Je les connais tous, évidemment. »

Je hochai la tête, toujours un peu déconcerté. Quelques-uns de ces noms m’étaient familiers. Il existait d’épais dossiers O/C sur Dos Passes, Pound et plusieurs autres parmi ceux qu’il venait de mentionner, mais je n’avais jamais eu besoin de lire leurs œuvres.

Il me reprit Gatsby le Magnifique, le rangea sans ménagement et me conduisit jusqu’à une autre pièce.

« Ma chambre, dit-il. Au-dessus du lit, c’est Le Joueur de guitare de Juan Gris. Vous avez sans doute remarqué les autres Gris dans le salon, ainsi que le Klee, le Braque, La Ferme de Miro et les Masson. »

Il me fallut une seconde pour comprendre qu’il parlait de l’étrange tableau accroché au mur. Je supposai que les noms qu’il venait de citer étaient des noms de peintres ou des titres de tableaux. Je hochai la tête.

Il y avait un grand bureau dans sa chambre, mais il était couvert de journaux, de magazines, de réveils attendant d’être remontés, de gravures sur bois représentant des animaux d’Afrique et de tas d’autres choses. Des chopes emplies de crayons. Un buvard envahi de stylos à plume. Quant au sol, il disparaissait sous des piles de papiers. Une gigantesque tête de buffle accrochée face au lit semblait me jeter un regard à la fois méprisant et menaçant.

« C’est ici que vous écrivez vos livres ? » Je m’étais retourné vers le bureau en m’efforçant de paraître impressionné.

« Non. » Hemingway désigna une petite bibliothèque placée près de son lit, et je vis qu’y étaient posées une machine à écrire portative et une ramette de papier machine. « J’écris debout. Le matin. Mais ne parlez pas d’écriture. C’est inutile. »

Cela me convenait parfaitement.

Comme nous quittions la chambre, j’aperçus la salle de bains du grand homme : sur ses étagères se trouvaient autant de flacons de pilules qu’il y avait de bouteilles de whiskey et de gin sur celles du salon. Un sphygmomanomètre était accroché à un porte-serviettes. Sur les murs blancs étaient griffonnées des notes qui, déduisis-je, correspondaient à des mesures quotidiennes de tension artérielle, de poids et autres informations médicales. Cela me paraissait quelque peu obsessionnel. J’enregistrai ce fait en prévision d’une utilisation ultérieure.

Il y avait en tout huit grandes pièces dans la finca, sans compter les deux cuisines. La salle à manger, longue et étroite, contenait aussi des têtes d’animaux morts qui fixaient la table en acajou.

« Nous prévoyons toujours un couvert de plus au cas où quelqu’un débarquerait à l’improviste, dit l’écrivain. Ce soir, je pense que ce sera vous.

— Sans doute. » J’avais l’impression que cette visite guidée l’avait quelque peu embarrassé. « Mrs. Hemingway a bien dit « veste et cravate » ? » demandai-je. Cette exigence m’avait surpris, vu la tenue négligée d’Hemingway à l’ambassade et les vêtements sales qu’il portait à présent.

« Ouais, fit-il en parcourant la pièce du regard comme s’il avait oublié quelque chose. Nous essayons d’avoir l’air civilisés pour le dîner. » Ses yeux marron se posèrent sur moi. « Bon sang, il se fait tard. Vous voulez boire quelque chose, Lucas ?

— Non, merci, je vais aller m’installer et prendre un bain. » Hemingway opina d’un air distrait. « Moi, je vais prendre un verre. En général, je bois trois scotches avant le dîner. Vous buvez du vin, n’est-ce pas, Lucas ?

— Oui.

— Bien, dit-il en se grattant les joues. Nous aurons de bonnes bouteilles ce soir. C’est une grande occasion, vous savez. »

Je ne savais rien du tout, à moins qu’il voulût parler du feu vert donné à l’Usine à forbans.

Soudain, il leva les yeux et me sourit. « Nous recevons plusieurs personnes ce soir, mais les deux invités dont Marty a parlé… »

J’attendis la suite.

« Ils vont vous laisser le cul par terre, Lucas. Le cul par terre.

— Bien. » D’un signe de tête, je le remerciai pour la visite guidée, puis, retrouvant sans peine le chemin de l’entrée de service, je sortis de la maison et regagnai le cottage par l’allée.