Le lendemain, j’effectuai le trajet Washington-Miami à d’un avion aussi bondé que bruyant, mais celui qui me conduisit à La Havane était presque vide. Avant que Ian Fleming ne vienne s’asseoir à côté de moi, je disposai de quelques minutes pour réfléchir à J. Edgar Hoover et à Ernest Hemingway.
Miss Gandy s’était attardée dans le bureau du directeur adjoint le temps de vérifier que je prenais place sur l’un des sièges réservés aux invités plutôt que sur celui de Mr. Toison, puis elle s’était discrètement éclipsée, refermant doucement la porte derrière elle. J’ai pris une minute pour parcourir la pièce du regard : la tanière typique du bureaucrate washingtonien – sur les murs, un tas de photos montraient Clyde Toison serrant la main à tout le monde, de FDR à une très jeune Shirley Temple, recevant divers diplômes des mains de J. Edgar Hoover, et même se tenant près d’une énorme caméra hollywoodienne, agissant de toute évidence en tant que conseiller d’un film ou d’un documentaire approuvé FBI. Le bureau de Hoover représentait une exception à cette pléthore de photos dans les lieux de pouvoir : je me rappelais n’y avoir vu qu’une seule image – un portrait officiel de Harlan Fiske Stone, l’ancien ministre de la Justice qui, en 1924, avait recommandé Hoover pour le poste de directeur du Bureau of Investigations.
Dans le bureau du directeur adjoint, on ne voyait aucune photo de Clyde Toison et J. Edgar Hoover s’embrassant ou se tenant Par la main.
Dès les années 30, il y avait eu des rumeurs, des insinuations et même quelques articles tendancieux – en particulier dans Collier’s, sous la signature de Ray Tucker – pour suggérer que Hoover était une tante et qu’il y avait quelque chose de pas net entre lui et Clyde Toison, son plus proche associé. Celles de mes connaissances qui fréquentaient les deux hommes depuis longtemps jugeaient ces allégations complètement grotesques. Moi aussi. J. Edgar Hoover était un fils à sa maman – il avait vécu auprès d’elle jusqu’à sa mort, survenue alors qu’il avait quarante-deux ans, et Toison et lui avaient la réputation d’être timides et mal à l’aise en société – mais bien que je n’aie passé que quelques minutes en compagnie du directeur, j’avais senti en lui une rectitude, héritée sans nul doute de son éducation presbytérienne, qui lui aurait rendu impensable l’idée d’une telle double vie.
En théorie, ma personnalité et mon entraînement d’agent du SIS faisaient de moi un expert en matière d’êtres humains – j’étais capable de percer la façade soigneusement élaborée d’un agent secret pourvu d’une couverture irréprochable et de deviner sa véritable personnalité. Certes, ce n’était pas quelques minutes en compagnie de Hoover, plus quelques autres dans le bureau de Toison en l’absence de celui-ci, qui pouvaient m’en apprendre beaucoup sur ces deux hommes. Néanmoins, à partir de ce jour-là, je n’ai plus jamais mis en doute la nature de la relation entre le directeur et son associé.
Après avoir admiré les murs de Toison, j’ai ouvert le dossier d’Hemingway et commencé à le lire. Hoover m’avait accordé deux heures. Même si le dossier n’était guère épais, cette durée aurait dû être à peine suffisante pour étudier tous ces rapports dactylographiés en simple interligne et toutes ces coupures de presse. Mais il me fallut moins de vingt minutes pour les lire et les mémoriser.
En 1942, je ne connaissais pas encore l’expression « mémoire photographique », mais je me savais doué de ce talent. Sans avoir eu besoin d’un quelconque apprentissage, j’étais capable depuis mon enfance de me rappeler avec une précision absolue des pages imprimées ou des photographies complexes et de les revoir en esprit quand je pensais à elles. Peut-être était-ce une des raisons pour lesquelles je détestais les histoires inventées : c’était un véritable fardeau que de se souvenir de volumes de mensonges, jusqu’au dernier mot ou à la dernière image.
La lecture du dossier de Mr. Ernest Hemingway n’était pas particulièrement excitante. On y trouvait le résumé biographique habituel, un document dont l’expérience m’avait appris qu’il était souvent truffé d’erreurs : Ernest Hemingway était né le 21 juin 1899 à Oak Park, Illinois – un village qui, à l’époque, n’avait pas encore été incorporé à Chicago. Si l’on précisait qu’il était le deuxième de six enfants, les prénoms des autres n’étaient cependant pas indiqués. Identité du père : Clarence Edmonds Hemingway. Profession du père : médecin ; nom de jeune fille de la mère : Grâce Hall.
Rien sur l’enfance et l’adolescence d’Ernest Hemingway, excepté une note indiquant qu’il avait obtenu son diplôme de fin d’études secondaires à la Oak Park High School, avait brièvement travaillé pour le Kansas City Star et tenté de s’engager dans l’armée pendant la Grande Guerre. Le dossier comportait une copie de son formulaire de réforme – acuité visuelle insuffisante. En bas de page, quelqu’un – de toute évidence un membre du Bureau – avait rédigé la note suivante : « S’est engagé dans la Croix-Rouge comme ambulancier – Italie. Blessé par un coup de mortier à Fossalta di Piave, juillet 1918. »
La biographie se concluait ainsi : « A épousé Hadley Richardson en 1920, divorce prononcé en 1927 ; a épousé Pauline Pfeiffer en 1927, divorce prononcé en 1940 ; a épousé Martha Gellhorn en 1940… »
La rubrique « Profession » était remplie de façon fort succincte : « Hemingway affirme vivre de sa plume et a publié des romans tels que « Le soleil se lève aussi, L’Adieu aux armes, En avoir ou pas et Gatsby le magnifique. »
L’écrivain semblait avoir attiré l’attention pleine et entière du Bureau en 1935, lorsqu’il avait publié un article intitulé « Qui a tué les vétérans ? » dans la revue gauchiste New Masses. En 2 800 mots – arrachés de la revue et inclus dans son dossier O/C du FBI –, Hemingway décrivait les conséquences de l’ouragan qui avait fait rage dans les keys de Floride le jour de la Fête du travail[3]. Cette tempête, la plus importante du siècle, avait fait de nombreuses victimes, dont un millier d’ouvriers du Civilian Conservation Corps[4] – en majorité des anciens combattants – dans les camps des keys. De toute évidence, l’auteur se trouvait à bord d’un des premiers bateaux à avoir atteint la zone ravagée, et il semblait retirer un certain plaisir à décrire deux femmes « nues, projetées par les eaux dans les branches d’un arbre, boursouflées et puantes, aux seins gros comme des ballons, au ventre grouillant de mouches ». Mais le ton de l’article tenait surtout de la polémique, dirigée contre les politiciens et les bureaucrates de Washington qui, après avoir envoyé les ouvriers dans un lieu aussi dangereux, n’avaient même pas pris la peine de les secourir quand la tempête était venue.
« Les riches, les yachtmen et les pêcheurs tels que le président Hoover et le président Roosevelt évitent les keys par gros temps afin de préserver du danger leurs yachts et leurs propriétés, écrivait Hemingway. Mais les anciens combattants, en particulier lorsqu’ils sont en quête de primes, ne sont la propriété de personne. Ce ne sont que des êtres humains ; des êtres humains aux abois qui n’ont que leur vie à perdre. » Hemingway dressait là un véritable réquisitoire contre les bureaucrates.
Le dossier contenait aussi quelques rapports, mais ceux-ci n’étaient que des copies concernant d’autres personnes – pour la plupart des Américains, des agents communistes ou les deux, impliqués dans la guerre d’Espagne – où le nom d’Hemingway n’était mentionné qu’en passant. En 1937, les intellectuels de gauche avaient convergé sur Madrid comme des mouches sur un étron, et il me semblait naïf d’accorder une telle importance au rôle joué par Hemingway. Lorsqu’il avait séjourné à l’hôtel Gay-lord, sa principale source d’information était Mikhail Kostov, un jeune intellectuel communiste, correspondant de la Pravda et des Isvestia, et l’écrivain semblait avoir pris tous ses propos pour parole d’Évangile.
D’autres rapports encore s’inquiétaient de l’implication d’Hemingway dans un film de propagande intitulé Terre d’Espagne – l’écrivain y tenait le rôle de récitant et l’avait défendu dans des discours prononcés lors de soirées de soutien –, mais cela ne me semblait guère subversif. Depuis le sommet de la Dépression, deux tiers des stars hollywoodiennes et quatre-vingt-dix pour cent des intellectuels new-yorkais s’étaient démenés comme de beaux diables pour obtenir leur certificat de marxisme ; si on pouvait reprocher quelque chose à Hemingway, c’était d’avoir pris le train en marche.
Parmi les rapports les plus récents, ayant tous trait aux contacts pris par Hemingway avec des Américains communistes ou gauchisants, on trouvait une note émise le mois précédent par l’antenne de Mexico. Hemingway et son épouse y avaient rendu visite à un milliardaire américain dans sa résidence secondaire. Cet homme était décrit de la façon suivante, dans un style digne de Tom Dillon : « Une des nombreuses dupes riches du Parti communiste. » Je connaissais bien le milliardaire en question, pour avoir enquêté sur lui deux ans plus tôt, dans le cadre d’une affaire totalement différente. Loin d’être la dupe de quiconque, c’était un homme sensible qui s’était enrichi durant la Dépression pendant que plusieurs millions d’Américains souffraient de la misère et qui cherchait encore le chemin le plus facile menant à la rédemption. Le dernier élément du dossier était un mémo.
NOTE CONFIDENTIELLE
DE : AGENT R. G. LEDDY, LA HAVANE, CUBA
À : DIRECTEUR DU FBI J. EDGAR HOOVER, MINISTÈRE DE LA JUSTICE, WASHINGTON, DC
15 AVRIL 1942
Il est rappelé que, lorsque le Bureau a été attaqué début 1940 suite à l’arrestation, à Détroit, de certains individus accusés de violation de neutralité pour avoir incité des hommes à s’enrôler dans l’Armée républicaine espagnole, Mr. Hemingway faisait partie des signataires d’une déclaration critiquant sévèrement le Bureau dans cette affaire. Alors qu’il assistait à un match de pelote basque avec Hemingway, le soussigné fut présenté par lui à l’un de ses amis comme un membre de la Gestapo. Constatant que je n’appréciais guère cette façon de faire, il s’est empressé de se corriger, déclarant que j’étais l’un des consuls des États-Unis…
J’éclatai de rire. Le mémo décrivait ensuite la proposition qu’Hemingway venait de faire à Robert Joyce, premier secrétaire de l’ambassade, relative à son réseau de contre-espionnage, mais Leddy revenait sans cesse à l’affront qu’il pensait avoir essuyé lors de ce match de pelote basque. Le FBI était l’équivalent américain de la Gestapo, évidemment, et la déclaration de l’écrivain rendait Raymond Leddy fou de rage, ce que la langue de bois en usage au Bureau ne dissimulait que maladroitement.
Je secouai la tête, imaginant l’échange parmi les cris enthousiastes des supporters et des parieurs. Mr. Hoover avait raison. Si je n’y prenais garde, je risquais de me prendre d’affection pour cet écrivain.
« Joseph ? Joseph, mon vieux, je me disais bien que je reconnaissais cette nuque. Comment allez-vous, mon cher ? »
Je reconnus tout de suite cette voix – cet accent d’Oxbridge, châtié mais un tantinet exagéré, ces intonations typiques d’un homme qui sait s’amuser.
« Bonjour, commodore Fleming, dis-je en me tournant vers cette silhouette dégingandée.
— Ian, mon cher Joseph. Au camp, nous en étions venus à nous appeler par nos prénoms, vous vous souvenez ?
— Ian », dis-je. Il n’avait pas changé depuis la dernière fois que je l’avais vu, plus d’un an auparavant : grand, mince, un accroche-cœur sur son front pâle, un long nez et une bouche sensuelle. En dépit de la saison et de la chaleur, il portait un complet en tweed typiquement british, sans nul doute acheté chez un tailleur de prix mais coupé pour un homme pesant dix kilos de plus que lui. Il utilisait un fume-cigarette, et la façon dont il serrait cet accessoire entre ses dents, dont il l’agitait pour souligner son propos, me rappela un chansonnier imitant FDR. Mon seul espoir était qu’il ne s’installe pas sur le siège vide à côté de moi.
« Puis-je me joindre à vous, Joseph ?
— Volontiers. » Je m’écartai du hublot, où le vert des eaux côtières laissait place à un bleu outremer, puis jetai un regard par-dessus mon épaule. Personne n’était assis à moins de quatre rangées de nous ; l’avion était presque vide. Notre conversation serait couverte par le bruit des hélices et des moteurs.
« Quelle surprise de vous trouver ici, mon cher. Où vous rendez-vous donc ?
— Cet avion est à destination de Cuba, Ian. Et vous, où allez-vous ? »
Il fit tomber quelques cendres dans l’allée et agita le poignet. « Oh, je rentre à la maison via les Bermudes. J’avais envie de faire un peu de lecture. »
Cuba représentait un sacré détour pour lui s’il venait effectivement du QG de la BSC, situé à New York, et se rendait aux Bermudes, mais je savais très bien ce qu’il avait l’intention de lire. Parmi les opérations menées par la British Security Coordination durant ces trois dernières années, la plus réussie était le centre de tri postal des Bermudes. Tout le courrier entre l’Amérique du Sud et l’Europe, y compris le courrier diplomatique de toutes les ambassades, transitait par ces îles. William Stephenson y avait établi une station d’interception où les missives étaient détournées, copiées ou photographiées, exploitées sur place par une équipe de cryptographes expérimentés et parfois altérées avant de poursuivre leur route vers Berlin, Madrid, Rome ou Bucarest.
Quant à savoir pourquoi Fleming me racontait tout ça, c’était une autre histoire.
« Au fait, Joseph, reprit-il, j’ai vu William la semaine dernière, et il m’a prié de vous saluer si jamais nos chemins venaient à se croiser une nouvelle fois. Je pense que vous étiez l’un de ses préférés, mon vieux. Le meilleur d’entre nous et tout ça. Si seulement tous vos collègues étaient aussi vifs que vous. »
J’avais rencontré le commodore Ian Fleming au Camp X de la BSC au Canada, où William Stephenson nous avait présentés. Fleming était l’un de ces amateurs doués que les Britanniques – en particulier Churchill – favorisaient au détriment des professionnels plus routiniers. Sauf que Fleming n’était pas une découverte de Churchill mais de l’amiral John Godfrey, le directeur de la Naval Intelligence Division, l’équivalent anglais de l’amiral Canaris et de son Abwehr. D’après ce que l’on m’avait dit, Fleming était un Londonien oisif de trente et un ans, qui rongeait son frein dans l’agence de change familiale lorsque la guerre avait éclaté en 1939. C’était aussi une sorte d’écolier british attardé, un amateur de farces qui courtisait le danger dans les stations de sports d’hiver, les bolides de course et le lit des belles femmes. L’amiral Godfrey avait vu en ce dandy un être créatif, car il lui avait accordé une commission dans la Navy et avait fait de lui son conseiller spécial. Puis il lui avait demandé de trouver des idées, lui laissant pour cela la bride sur le cou.
Certaines des idées inspirées par Fleming avaient fait l’objet de débats au Camp X. Parmi elles, figurait l’Unité d’assaut n° 30 – un groupe de criminels et de réfractaires entraînés à accomplir d’improbables missions derrière les lignes allemandes. Des membres de cette unité, envoyés en France lors de l’invasion nazie, avaient réussi à dérober plusieurs cargaisons de matériel militaire de pointe. À en croire la rumeur, Fleming avait également recruté des astrologues suisses afin qu’ils persuadent Rudolf Hess, un être profondément superstitieux, que sa destinée était de combler le Führer en arrangeant une paix séparée entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ce qui avait poussé Hess à se rendre tout seul en Angleterre ; il avait échoué en Écosse, où il avait été promptement capturé, et depuis lors, il expliquait au MI-5 et au MI-6 tous les détails du fonctionnement de la hiérarchie nazie.
Et grâce aux coups fourrés que j’avais accomplis au Camp X, je savais que le commandant Ian Fleming avait été dépêché en Amérique du Nord afin d’aider Stephenson à faire entrer les États-Unis en guerre.
« Le problème avec les garçons qu’Edgar a envoyés au camp après vous, mon vieux », disait Fleming, n’hésitant pas à appeler le directeur Hoover par son prénom, « c’est qu’ils n’ont reçu aucune instruction précise excepté celle de « jeter un coup d’œil ». Les garçons d’Edgar sont doués pour jeter un coup d’œil, Joseph, mais très peu parmi eux ont appris à voir. »
J’acquiesçai sans commentaire. J’avais tendance à partager l’opinion de Fleming et de Stephenson en ce qui concernait la compétence du FBI en matière d’espionnage. Quoique Hoover affirmât que le Bureau effectuait un travail d’investigation plutôt qu’un travail de police, il s’agissait essentiellement d’une organisation policière. Le Bureau arrêtait les espions – Mr. Hoover avait même envisagé d’arrêter Stephenson lorsqu’il était devenu évident que le chef de la BSC avait ordonné l’assassinat d’un agent nazi à New York. L’agent en question, dont la mission était de transmettre aux U-Boots les itinéraires des convois maritimes, était responsable de la perte de plusieurs navires alliés, mais Mr. Hoover ne considérait pas cela comme une raison suffisante pour violer la loi des États-Unis d’Amérique. Cependant, exception faite de quelques membres du SIS, aucun agent du Bureau ne pensait en termes d’espionnage – ne cherchait à épier, retourner ou éliminer les espions plutôt que de les appréhender.
« À propos de voir, mon vieux, dit Fleming, je vois qu’un écrivain américain résidant à La Havane a des chances d’effectuer bientôt un travail semblable au nôtre. »
Mon visage est resté impassible, j’en suis sûr, mais mon esprit était sous le choc. Cela faisait… combien de temps ?… moins d’une semaine qu’Hemingway avait exposé son projet au personnel de l’ambassade de La Havane. « Ah bon ? » fis-je.
Fleming ôta son fume-cigarette de sa bouche et me gratifia d’un sourire en coin. C’était un charmeur. « Ah ! mais c’est vrai, mon cher Joseph. J’oubliais. Nous en avons parlé au Canada, n’est-ce pas ? Vous ne lisez jamais d’œuvres de fiction, pas vrai, mon vieux ? »
Je fis non de la tête. Pourquoi diable m’a-t-il contacté dans un lieu public pour me parler de ça ? Pourquoi Stephenson et la BSC s’intéresseraient-ils à cette mission stupide que l’on m’a confiée ?
« Joseph », reprit Fleming d’une voix plus douce, plus sérieuse, atténuant son insupportable accent, « vous souvenez-vous de la discussion que nous avons eue à propos de l’Amiral jaune et de sa tactique préférée pour contrer la concurrence ?
— Pas vraiment. » Je me rappelais parfaitement cette conversation. Fleming se trouvait au camp lorsque Stephenson et quelques autres avaient évoqué l’incroyable habileté que manifestait Canaris – surnommé « l’Amiral jaune » – pour dresser l’un contre l’autre des services secrets qui lui étaient opposés ; en l’occurrence, le MI-5 et le MI-6, les agences britanniques chargées respectivement de la sécurité intérieure et du renseignement à l’étranger.
« Peu importe, dit Fleming en faisant à nouveau tomber ses cendres. Nous avons récemment abordé ce sujet une nouvelle fois. Voulez-vous que je vous raconte toute l’histoire, Joseph ?
— Bien sûr. » Fleming avait peut-être débuté dans l’espionnage en tant qu’amateur, mais ce n’était pas un imbécile – du moins dans ce domaine – et, au bout de trois années de guerre, il était devenu un expert. C’était pour me raconter cette histoire qu’il avait, comme par hasard, pris l’avion qui m’emmenait à Cuba – j’en étais sûr.
« En août dernier, dit le commandant Fleming, je me trouvais à Lisbonne. Avez-vous déjà visité le Portugal, Joseph ? »
Je secouai la tête, persuadé qu’il savait que je n’avais jamais quitté le continent américain.
« C’est un endroit fort intéressant. Surtout en ce moment, en temps de guerre, si vous me suivez. Bref, il y avait aussi dans cette ville un Yougoslave du nom de Popov. Je l’ai croisé à plusieurs reprises. Ce nom vous dit-il quelque chose, mon cher ? Popov ? »
Je fis mine de fouiller ma mémoire et, une nouvelle fois, fis non de la tête. Cette « histoire » devait être d’une importance capitale pour que Fleming utilise le véritable patronyme d’un homme dans un lieu public comme celui-ci. La cabine était presque vide, les hélices produisaient un puissant bourdonnement, mais j’avais l’impression que nous étions en train de nous livrer à un acte indécent.
« Vraiment rien du tout, Joseph ?
— Non, désolé. »
Quoique né en Yougoslavie, Dusan Popov, dit « Dusko », avait été recruté par l’Abwehr pour accomplir des missions d’espionnage en Angleterre. Dès qu’il avait réussi à s’introduire dans l’île, ou presque, Popov avait travaillé pour les Britanniques en tant qu’agent double. À l’époque dont parlait Fleming – soit août 1941 –, cela faisait trois ans que Popov transmettait aux Allemands des renseignements où le vrai se mêlait constamment au faux.
« Enfin, peu importe. Je ne vois pas pourquoi vous auriez entendu parler de ce type. Quoi qu’il en soit, pour revenir à mon histoire – j’ai toujours été un piètre conteur, mon cher, alors soyez patient, s’il vous plaît –, ce dénommé Popov, que certains affublaient du sobriquet de « Tricycle », avait reçu soixante mille dollars de ses employeurs continentaux afin de payer ses propres employés. Saisi d’un accès de bienveillance, Tricycle a décidé de confier cette somme à notre compagnie. »
Je traduisais le bavardage de Fleming au fur et à mesure. Selon certaines rumeurs, si les Britanniques avaient donné à Popov ce nom de code, « Tricycle », c’était parce que l’agent double était un homme à femmes, qu’il se couchait rarement seul et préférait avoir deux compagnes dans son lit. Les « employeurs continentaux » n’étaient autres que l’Abwehr, toujours persuadée que Popov dirigeait un réseau en Angleterre. Les soixante mille dollars étaient destinées à payer les sources dont Popov affirmait pouvoir disposer en Angleterre. « Confier cette somme à notre compagnie » signifiait que Popov avait décidé de verser l’argent au MI-6.
« Ah ouais ? » fis-je d’une voix lasse, glissant un chewing-gum dans ma bouche. En théorie, la cabine était pressurisée, mais les changements d’altitude me donnaient des bourdonnements d’oreilles.
« Ouais, précisément, dit Fleming. Le problème, c’est que notre ami Tricycle devait trouver à s’occuper quelque temps au Portugal avant de pouvoir livrer l’argent. Comme nos amis du Six et nos amis du Cinq voulaient tous se mettre en quatre pour distraire le pauvre homme durant son séjour, on m’a donné pour mission de tuer le temps avec lui jusqu’à ce qu’il puisse rentrer à la maison. »
Traduction : le MI-5 et le MI-6 se livraient à une bataille de préséance pour avoir l’honneur de filer Popov et de vérifier que la transaction était bien effectuée. Fleming, qui travaillait pour la Naval Intelligence Division, dont la neutralité était plus ou moins garantie dans ce genre de conflit, avait reçu l’ordre de suivre Popov en août dernier jusqu’à ce que l’agent double puisse retourner en Angleterre et y livrer l’argent à qui de droit.
« D’accord, dis-je. Un type a trouvé un butin au Portugal et il compte en faire don à des œuvres de charité anglaises. Vous vous êtes bien amusé en lui faisant visiter le Portugal ?
— C’est lui qui me l’a fait visiter, mon cher. J’ai eu l’occasion de le suivre jusqu’à Estoril. Vous avez entendu parler de cet endroit ?
— Non, dis-je en toute sincérité.
— Une adorable petite station balnéaire portugaise, mon vieux. Les plages y sont adéquates, mais les casinos y sont plus qu’adéquats. Et notre Tricycle connaissait très bien ces casinos. »
Je réprimai un sourire. Popov était réputé avoir des couilles. Dans le cas présent, il avait joué l’argent de l’Abwehr après l’avoir promis à ses contrôleurs.
« Est-ce qu’il a gagné ? demandai-je, intéressé malgré la prudence que je m’imposais.
— Oui, plutôt, dit Fleming en faisant tout un cinéma pour insérer une nouvelle cigarette dans son long fume-cigarette noir. J’ai passé toute la soirée à regarder notre ami Tricycle ruiner un pauvre comte lituanien qui avait eu le malheur de lui déplaire. À un moment donné, notre camarade à trois roues a carrément posé cinquante mille dollars sur la table… notre pauvre Lituanien était incapable d’affronter un tel enjeu. Il a quitté la table tout humilié, en fait. J’ai trouvé cela très édifiant. »
Je n’en doutais pas une seconde. Entre toutes les vertus, l’audace était celle que Fleming admirait le plus.
« Et la morale de cette histoire ? » demandai-je. Le bruit des moteurs changeait d’intensité. Nous entamions notre descente vers Cuba.
Le commodore Fleming haussa les épaules en agitant son fume-cigarette. « Je ne suis pas sûr qu’elle ait une morale, mon cher. Au cas présent, la querelle opposant nos agences de renseignements m’a permis de passer une excellente soirée à Estoril. Mais il arrive parfois que les conséquences soient moins bénignes.
— Ah ?
— Connaissez-vous cet autre William aussi intéressant que Stephenson ? William Donovan ?
— Non. Je ne l’ai jamais rencontré. » William Donovan, surnommé « Wild Bill », dirigeait le COI – Coordinator of Intelligence –, l’autre agence d’espionnage et de contre-espionnage américaine, et c’était le principal rival de Hoover. Donovan était un favori de FDR – celui-ci l’avait consulté la nuit de Pearl Harbor – et il avait tendance à adopter des méthodes proches de celles de William Stephenson et Ian Fleming ; il préférait l’extravagance, l’audace et les actes apparemment désespérés aux processus routiniers, bureaucratiques, approuvés par Mr. Hoover et son Bureau. Je savais que Stephenson et la ESC tendaient des perches de plus en plus évidentes à Donovan et au COI à mesure que se refroidissait l’enthousiasme de Hoover à coopérer avec les Britanniques.
« Vous devriez faire sa connaissance, Joseph, dit Fleming en me regardant droit dans les yeux. Je sais que vous avez bien aimé William S. William D. devrait vous plaire pour les mêmes raisons.
— Et William D. a-t-il un rapport quelconque avec votre histoire de casino, Ian ?
— En fait, oui, dit Fleming en tendant le cou vers le hublot pour mieux voir l’île qui semblait monter vers nous. Vous savez qu’Edgar… euh… désapprouve les méthodes employées par ce William, n’est-ce pas, mon cher ? »
Je haussai les épaules. En réalité, j’en savais sans doute davantage que Fleming sur la haine que Donovan inspirait à Mr. Hoover. Entre autres coups d’éclat accomplis durant ces six derniers mois, le COI avait réussi à s’introduire dans plusieurs ambassades de Washington – alliées comme ennemies – pour dérober leurs codes secrets sans que leur personnel se rende compte de quoi que ce soit. Dans quelques semaines, Donovan avait l’intention de s’introduire dans l’ambassade d’Espagne, qui représentait un véritable trésor potentiel pour les renseignements américains vu la quantité d’informations que l’Espagne fasciste transmettait régulièrement à Berlin. D’après mes contacts au SIS, Mr. Hoover avait l’intention de se pointer en personne lors de cette opération, avec l’appui de la police de Washington – sirènes, gyrophares et tutti quanti –, pour arrêter les hommes du COI ainsi pris sur le fait. Encore une fois, les querelles de préséance l’emportaient à ses yeux sur l’intérêt national.
« Enfin, quoi qu’il en soit, reprit Fleming, il semble que notre ami Tricycle ait débarqué aux États-Unis peu de temps après cette délicieuse soirée que nous avons passée ensemble. »
Ceci était exact. Les dossiers que j’avais consultés rapportaient que Dusan Popov, dit « Dusko », était entré aux États-Unis le 12 août 1941, à bord d’un Boeing 314 Flying Boat, encore appelé Pan American Clipper, en provenance de Lisbonne. Canaris et l’Abwehr l’avaient envoyé en Amérique afin qu’il organise un « réseau » similaire à celui qui connaissait tant de réussite en Angleterre. Six jours plus tard, le 18 août, Popov rencontrait Percy « Bud » Foxworth, directeur adjoint du FBI. Selon le rapport rédigé par ce dernier, Popov lui avait montré cinquante-huit mille dollars en petites coupures, que l’Abwehr lui avait donnés à Lisbonne, plus douze mille dollars qu’il prétendait avoir gagnés au casino. Popov était prêt à jouer avec les services de renseignements américains le même jeu qui lui avait si bien réussi en Angleterre.
Ce rapport mentionnait des « informations prometteuses » livrées par Popov, sans toutefois les préciser en détail – ce qui m’avait paru inhabituel dans un rapport du Bureau.
Grâce à mes amis au SIS et au FBI, section de Washington, je savais que William Donovan et ses casse-cou du COI ne cessaient d’exiger un accès à Popov et à ses informations. Donovan avait dépêché Jimmy, le fils de FDR, auprès de Hoover afin de lui arracher quelques miettes. Hoover s’était montré poli mais n’avait rien cédé. Et ces fameuses informations n’avaient pas été transmises au réseau de contre-espionnage du Bureau. Ian Fleming me fixait attentivement. Il hocha lentement la tête, se pencha vers moi et murmura : « Tricycle a apporté un questionnaire en Amérique, Joseph. Un geste de bonne volonté de l’Amiral jaune envers ses alliés jaunes… »
Traduction : Canaris et l’Abwehr avaient transmis via Popov des questions aux agents de l’Abwehr opérant sur le sol américain, des questions dont les réponses seraient utiles aux Japonais. Ce genre d’initiative, quoique rare, n’était pas inhabituel. D’un autre côté, cela se passait quatre mois avant Pearl Harbor.
« Il s’agissait en fait d’un micro-point, chuchota Fleming. Les hommes d’Edgar… vos collègues, Joseph… ont achevé de le traduire le 17 septembre. Aimeriez-vous voir ce questionnaire, mon vieux ? »
Je regardai Fleming droit dans les yeux. « Vous savez que je suis tenu de rapporter cette conversation dans son intégralité, Ian.
— Tout à fait, mon garçon, dit Fleming sans broncher. Vous ferez ce que vous devez faire. Mais souhaitez-vous voir ce questionnaire ? »
Je restai muet.
Fleming pécha deux feuillets dans sa poche de poitrine et me les tendit. Je les dissimulai comme l’hôtesse de l’air passait près de nous, annonçant que nous allions atterrir à l’aéroport José Marti et nous priant d’attacher nos ceintures. Elle était prête à nous assister si nous ignorions la procédure.
Fleming la congédia d’une plaisanterie et j’examinai les feuillets.
Des photocopies du micro-point agrandi. L’original en allemand. Une traduction. Je lus le questionnaire d’origine. Voici de quelle façon Popov était censé aider ses alliés japonais en août 1941 :
1. Description détaillée et croquis de State Wharf et des ateliers, générateurs électriques et réservoirs de carburant, situation du Bassin de radoub n°1 et du nouveau bassin de radoub en cours de construction à Pearl Harbor, Hawaï.
2. Description détaillée du bassin de sous-marin de Pearl Harbor (plan de situation). Quelles sont les installations terrestres existantes ?
3. Où se trouve la station de dragage ? Quel est l’état d’avancement des travaux de dégagement à l’entrée du port et aux écluses est et sud-est ? Quelle est la profondeur de l’eau ?
4. Nombre de points d’ancrage ?
5. Existe-t-il un bassin flottant à Pearl Harbor ? Le transfert d’un tel bassin est-il prévu ?
Mission spéciale : rapport sur les filets de protection anti-torpille récemment introduits dans les marines britannique et américaine. Quel est leur degré d’utilisation dans la flotte et dans la marine marchande ?
Je levai les yeux vers Fleming et lui rendis les deux feuillets comme s’il s’agissait de charbons ardents. Un agent nazi recherchant des informations de ce type – pour rendre service aux Japonais – en août 1941. Cela ne nous aurait pas forcément alertés, mais je savais pertinemment que, durant l’été et l’automne de l’année précédente, Bill Donovan avait mobilisé toute une équipe d’analystes du COI afin de percer à jour les plans ourdis par les Japonais – une énigme résolue le 7 décembre, avec pertes et fracas. Cette pièce aurait-elle complété le puzzle si Mr. Hoover avait transmis les informations recelées par ce micro-point ?
Je l’ignorais. Mais j’étais sûr que ce questionnaire – de toute évidence authentique ; les tampons et les cachets du Bureau étaient parfaitement identifiables –, aujourd’hui entre les mains de Fleming, aurait causé la déchéance de J. Edgar Hoover s’il avait été rendu public l’hiver précédent, à l’époque où l’hystérie consécutive à Pearl Harbor était à son apogée.
Je fixai Fleming. L’avion s’inclina et descendit vers l’île surchauffée, en quête d’une piste d’atterrissage. Derrière le hublot, de l’autre côté de l’allée, j’apercevais des collines vertes, des palmiers, une eau d’un bleu azur, mais mon regard ne s’écartait pas de Fleming.
« Pourquoi me racontez-vous tout ça, Ian ? »
L’homme de la NID éteignit sa cigarette et, d’un lent mouvement gracieux, glissa son long fume-cigarette dans la même poche où il venait de ranger les photocopies. « Pour vous mettre en garde à propos de ce qui peut arriver lorsqu’une agence… comment dirais-je ?… en vient à se soucier de sa propre importance au point d’oublier de partager. »
Je gardai les yeux fixés sur lui. Je ne voyais vraiment pas le rapport avec ma propre situation. Ian Fleming posa ses doigts longilignes sur la manche de ma veste. « Joseph, si par hasard vous vous rendez à La Havane pour participer, de quelque façon que ce soit, aux aventures de cet écrivain, vous êtes-vous demandé ce qui a pu pousser Edgar à vous choisir comme agent de liaison ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
— Bien sûr que non, mon cher. Bien sûr que non. Mais vous avez un talent unique qui risque de vous être utile dans les circonstances présentes. Une certaine expérience qu’Edgar serait à même d’apprécier si, par exemple, votre ami l’écrivain découvrait quelque chose qu’il n’est pas censé découvrir. Une certaine expérience qui vous distingue des autres employés d’Edgar. »
Je secouai la tête. L’espace d’une seconde, je restai sans comprendre ce qu’il était en train de me dire. L’avion atterrit. Les roues grincèrent. Les hélices rugirent. L’air s’engouffra dans la cabine.
Au sein de tout ce vacarme, sans se rapprocher de moi de façon perceptible, Ian Fleming déclara d’une voix douce, à peine audible : « Vous tuez les gens, Joseph. Et vous les tuez sur ordre. »