« Ces rapports ne valent pas tripette, Lucas », dit Delgado, réagissant comme je m’y attendais à l’oisiveté qui avait caractérisé les dernières semaines.
« Désolé », lui répondis-je. Il se préparait quelque chose de grave, mais je ne pouvais pas – ne voulais pas – le laisser transparaître dans mes comptes rendus.
« Je parle sérieusement, reprit-il. On dirait un film de la série Andy Hardy, bon sang. Il ne manque plus que Judy Garland. »
Je haussai les épaules. Nous nous étions retrouvés au bout de la voie sans issue, non loin de San Francisco de Paula. Delgado était arrivé en motocyclette. J’étais à pied.
Delgado fourra mes deux pages dactylographiées dans sa sacoche et enfourcha son engin. « Où est le plumitif aujourd’hui ?
— Il est sorti en bateau avec ses gosses et deux ou trois amis. Pour filer le Southern Cross une fois de plus.
— Et vous n’avez rien capté avec la radio de bord ?
— Rien. Du moins aucun message codé.
— Alors, qu’est-ce que vous foutez à terre si Hemingway est en mer ? »
Je haussai les épaules une nouvelle fois. « Il ne m’a pas invité. »
Soupir de Delgado. « Vous faites un piètre agent de renseignement, Lucas. »
Je restai muet. Delgado secoua la tête, mit les gaz et me planta là, au milieu d’un nuage de poussière. J’attendis qu’il soit hors de vue, puis m’enfonçai dans les buissons près de la ferme abandonnée. L’agent 22 m’attendait sur une motocyclette plus petite… celle qu’il utilisait fréquemment pour suivre le lieutenant Maldonado.
« Laisse-moi le guidon, Santiago », lui dis-je. Le garçon quitta la selle d’un bond, attendit que je m’installe, puis s’assit derrière moi.
Il passa ses bras autour de ma taille. Je me retournai pour contempler ses cheveux noirs et ses yeux noirs. « Pourquoi fais-tu tout ça, Santiago ? lui demandai-je.
— Quoi donc, señor Lucas ?
— Aider le señor Hemingway… te mettre en danger… est-ce que c’est un jeu pour toi ?
— Cela n’a rien d’un jeu, señor. » Il était on ne peut plus sérieux.
« Alors, pourquoi, Santiago ? »
Le garçon fit mine de regarder la ferme, mais j’eus le temps de voir perler à ses yeux noirs des larmes qu’il ne laisserait jamais couler. « C’est à cause du surnom qu’on donne au señor Hemingway… pour moi, ce n’est pas un faux nom. C’est le nom de l’homme que je n’ai jamais connu. »
Je restai quelques instants sans comprendre. Puis je fis : « Papa ?
— Si, señor Lucas. » Le garçon daigna enfin me regarder, et je sentis l’étreinte de ses bras grêles autour de ma taille. « Quand j’ai bien travaillé pour lui, ou quand j’ai bien joué au baseball devant lui, Papa me regarde parfois, et il y a dans ses yeux la même chose que quand il regarde ses vrais fils. Alors, je fais semblant… mais seulement pendant un instant… de croire que je peux l’appeler Papa, que j’en ai le droit, et qu’il va me serrer dans ses bras comme il le fait avec ses vrais fils. »
Je ne trouvai rien à lui répondre.
« S’il vous plaît, faites attention en pilotant, señor Lucas, reprit-il. J’ai besoin de cette moto demain pour suivre Caballo Loco, et un de ces jours, je dois la rendre au gentleman à qui je l’ai empruntée.
— Ne t’inquiète pas. Je ne l’ai pas encore abîmée, n’est-ce pas ? Accroche-toi, amigo. » Le petit moteur démarra bruyamment et je fonçai vers la route, où je pris la même direction que Delgado.
Comme Hemingway consacrait le plus clair de son temps à ses fils, j’avais toute latitude pour diriger l’Usine à forbans et trier les rapports quelque peu déconcertants qui parvenaient jusqu’à moi.
Depuis le début de cette opération, il ne s’était pas passé grand-chose de sensé, et je m’efforçai donc de rassembler les pièces du puzzle. Pourquoi le directeur du FBI s’intéressait-il autant au réseau minable monté par Hemingway à Cuba ? Pourquoi avais-je été contacté par Ian Fleming, de la ESC, puis par Wallace Beta Phillips, de l’OSS ? Pourquoi avait-on choisi comme agent de liaison un type aussi professionnel et aussi dangereux que Delgado ? Pourquoi et par qui l’opérateur radio du Southern Cross avait-il été assassiné ? Quelle était la véritable mission du Southern Cross et pourquoi avait-on choisi pour la conduire un freluquet comme Theodor Schlegel ? Helga Sonneman était-elle également un agent de l’Abwehr, et dans ce cas, quel était son rôle exact ? Schlegel était-il son supérieur, ou bien était-ce l’inverse ? Hemingway avait-il hérité du carnet de Martin Kohler par un coup de chance, ou bien se tramait-il quelque chose de plus complexe ? Pourquoi diable le FBI versait-il d’importantes sommes d’argent à la Police nationale cubaine par l’intermédiaire d’un tueur comme le lieutenant Maldonado, lequel était aussi à la solde de Schlegel et de l’Abwehr ?
Me substituant à Hemingway, j’adressai des instructions aux agents de terrain de l’Usine à forbans et tentai de déchiffrer les informations qu’ils me fournissaient. Au bout de quelques jours, je commençais à me demander – pour la énième fois – pour le compte de qui je travaillais. Delgado ne m’avait jamais inspiré confiance, et je doutais désormais des mobiles de J. Edgar Hoover. Je n’avais aucun contact avec mes collègues du SIS et aucun lien avec l’antenne locale du FBI, sauf quand l’un de ses agents me prenait en filature. Les services secrets britanniques et l’OSS de Donovan m’avaient fait des ouvertures, mais je n’étais pas imbu de ma personne au point de croire qu’ils se souciaient de ma santé. Les deux agences avaient des intérêts à sauvegarder dans cette opération aussi confuse que déconcertante… sauf que j’ignorais lesquels. Et pendant ce temps, je passais mes journées avec Hemingway, l’espionnant quand je n’espionnais pas les autres pour son compte, ne lui confiant qu’une petite partie de ce que je savais sur notre situation et me demandant quand je recevrais l’ordre de le trahir.
Pour l’instant, j’allais continuer à rassembler des informations, à tenter d’éclaircir la situation, puis, le moment venu, je déciderais de mon allégeance.
Par conséquent, je devais filer Delgado. Les quatre jours précédents, j’avais consacré tout mon temps libre à cette activité. Si le FBI est doué pour la surveillance, c’est parce qu’il mobilise toujours un nombre suffisant d’agents pour accomplir cette tâche. Il est quasiment impossible de faire filer quelqu’un par une personne seule – en particulier lorsque le sujet de la filature connaît toutes les ficelles de cet art. Pour effectuer une surveillance correcte, on a besoin de plusieurs équipes à pied, d’une ou deux équipes motorisées, d’au moins une équipe progressant devant la cible et d’équipes de secours prêtes à prendre la relève au cas où ladite cible aurait des soupçons.
Je n’avais que l’agent 22. Mais, jusque-là, on ne s’était pas mal débrouillés.
Nous avons rejoint Delgado sur la route nationale alors qu’il arrivait dans les embouteillages. Nous étions soixante mètres derrière lui, et la chaussée grouillait de voitures cornantes, de camions balourds et de motocyclettes filantes comme la nôtre. Néanmoins, je me plaçai derrière un camion qui transportait des troncs d’arbres, faisant un écart de temps à autre pour ne pas perdre de vue l’agent secret. Apparemment, il prenait la direction du centre-ville, comme d’habitude. Ces derniers jours, il s’était rendu à l’hôtel Cuba, un établissement bon marché où il avait loué une chambre, dans divers bars et restaurants, une fois au bordel – pas celui qui se trouvait en dessous du restaurant chinois –, à deux reprises au QG du FBI, situé près du parc, et une fois sur le Malecon, où il avait fait une longue promenade le long de la digue en compagnie du lieutenant Maldonado. Le petit Santiago voulait les serrer de près pour entendre ce qu’ils se disaient, mais je l’avais convaincu que le premier devoir d’un agent secret en mission de surveillance était de ne pas se faire repérer. Nous ne voulions pas que Maldonado ou Delgado remarquent sa présence. Santiago s’était rendu à la raison, et nous avions observé les deux hommes à cinquante mètres de distance.
À présent, nous étions le lundi 3 août 1942. Avant la tombée de la nuit, je devais trouver une importance pièce du puzzle, et plus rien ou presque n’allait être pareil.
Le mois de juillet s’était achevé par la maladie et la guérison de Gregory, puis par les crises de colère d’Hemingway, vexé que l’action de l’Usine à forbans, grâce à laquelle les espions nazis débarqués à Amagansett avaient été capturés, ne lui ait pas valu les félicitations du FBI, des services de renseignement de la marine ou de ses amis de l’ambassade. Il s’était juré de ne plus communiquer de messages interceptés tant que nous n’en aurions pas nous-mêmes tiré profit. « La prochaine fois, on leur apportera un paquet de nazis pieds et poings liés, et on verra bien s’ils osent encore nous ignorer », déclara l’écrivain.
Début août, les nouvelles du front étaient toujours aussi mauvaises. Les Allemands avaient pris la base navale de Sébastopol et poursuivaient leur avance, repoussant les troupes soviétiques et se préparant de toute évidence à prendre Leningrad, Stalingrad et Moscou. Fin juillet, les Japonais avaient envahi la Nouvelle-Guinée. Les marines étaient prêts, semblait-il, à investir Guadalcanal ou une autre des îles Salomon, mais la férocité des combats dans le Pacifique Sud avait pris une dimension carrément obscène. Les Japonais ne cédaient pas un pouce de leurs territoires conquis, sinon au prix d’un bain de sang. Pendant ce temps, les Français – ces braves collaborateurs de Français – mobilisaient la totalité des forces de police parisiennes pour rafler tous les juifs d’origine étrangère – treize mille, à en croire les journaux – et les parquer dans le Vélodrome d’hiver avant d’aider les Allemands à les déporter Dieu savait où.
« Hadley et moi, nous allions souvent voir les courses au Vel d’Hiv, dit tristement Hemingway en apprenant la nouvelle. J’espère qu’il y a un enfer et que Pierre Laval y passera l’éternité à brûler et à pourrir. »
Le FBI annonçait presque quotidiennement des arrestations d’« agents nazis » – cent cinquante-huit rien que pour la seule journée du 10 juillet –, mais je soupçonnais ces « agents » (et Delgado me le confirma) de n’être que des Allemands aux opinions suspectes dont le seul crime était d’appartenir à des associations comme la Ligue d’entraide germano-américaine de New York.
Plus près de nous, Martha Gellhorn était toujours ailleurs – voguant sur une mer infestée d’U-Boots avec ses trois serviteurs noirs –, Maldonado ne semblait pas avoir touché de nouveaux pots-de-vin, Theodor Schlegel passait de plus en plus de temps à bord du Southern Cross, et Helga Sonneman avait à deux reprises accompagné Hemingway et ses potes sur le Pilar pour aller à la pêche au gros. J’avais émis des réserves sur cette idée, ne tenant pas à ce que Fräulein Sonneman constate la présence à bord de notre arsenal et de notre équipement radio, en particulier si elle travaillait pour l’Abwehr comme nous le soupçonnions, mais Hemingway avait écarté mes objections d’un haussement d’épaules et l’avait invitée à dîner et à pêcher le marlin avec lui. Il goûtait fort sa compagnie.
Toujours plus près de nous, Perkins, le directeur littéraire d’Hemingway, lui avait appris que Vainqueur du destin, le film de Gary Cooper, était sorti à la mi-juillet. Perkins saluait la performance de Cooper, mais Hemingway éclata de rire en me lisant sa lettre. « Coop lance comme une gonzesse, déclara-t-il. Gigi est dix fois plus fort que lui. Bon sang, même notre petit lanceur du champ gauche… Santiago… serait capable de battre Coop à la frappe, au lancer et à la course. Je ne comprendrai jamais pourquoi on lui a donné le rôle de Lou Gehrig. » Cette même semaine arriva un télégramme d’Ingrid Bergman. De toute évidence, le réalisateur de Pour qui sonne le glas avait détesté les scènes tournées par sa rivale, viré celle-ci, puis offert à Bergman le rôle de Maria. « Je lui avais dit que j’arrangerais ça », dit Hemingway d’un air suffisant en repliant le télégramme. Vu l’abondance de ses activités durant les deux mois écoulés, j’aurais été surpris qu’il ait eu le temps d’« arranger » quoi que ce soit. Hemingway avait l’habitude de s’attribuer le mérite d’actions auxquelles il n’avait jamais participé.
Beaucoup plus près de nous, la situation s’était compliquée entre Maria Marquez et moi.
Je pourrais dire que je ne sais pas comment c’est arrivé, mais ce serait un mensonge. C’est arrivé parce que nous dormions dans la même pièce, parce que c’était une femme vêtue en tout et pour tout d’une chemise de nuit, et parce que j’étais un imbécile.
Le premier soir, alors qu’elle croyait que Maldonado allait venir pour la tuer, elle avait posé son matelas près du mien et sa main sur mon épaule, et je ne l’avais pas obligée à retirer sa main sur le moment, ni le matelas le lendemain. Parfois, Maria était déjà endormie près du feu lorsque je rentrais au cottage « Premier Choix ». D’autres fois, je partais plusieurs jours sur le Pilar avec Hemingway, mais quand je revenais, Maria était toujours là, parfois endormie, le plus souvent en train de m’attendre ; le café chauffait sur le poêle que Juan et les autres avaient installé, et le feu brûlait dans la cheminée si la nuit était fraîche. Durant les douze années précédentes, je n’avais rien connu qui se rapprochât autant d’un foyer, et la compagnie de Maria, le confort qu’elle me dispensait, me rendirent paresseux et complaisant.
Une nuit de la fin juillet – ce devait être durant le week-end où un championnat de tir se déroulait au Club de Cazadores del Cerro, car la finca était restée déserte toute la soirée –, je m’étais endormi vers minuit, Maria allongée sur son matelas près du mien. On n’avait pas fait de feu ce soir-là. La journée avait été étouffante, et les fenêtres étaient ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur.
Je me réveillai en sursaut et cherchai à tâtons le Smith & Wesson .38 sous l’oreiller. Quelque chose m’avait arraché à un profond sommeil. Je crus tout d’abord que c’était la tempête, les éclairs qui illuminaient les granges de la laiterie, le tonnerre qui résonnait sur la colline, puis je me rendis compte qu’il s’agissait de la main de Maria.
Je m’étais habitué à ce qu’elle dorme près de moi, je l’avoue – je m’étais habitué à son souffle, à son doux parfum, au contact de sa main enfantine sur mon épaule, comme si elle avait peur du noir.
Cette nuit-là, sa main n’avait rien d’enfantin. Elle s’était glissée dans mon pantalon de pyjama, m’étreignait et me caressait.
Si j’avais été complètement réveillé, peut-être l’aurais-je repoussée. Mais j’étais en plein rêve érotique – une conséquence de ses caresses, sans aucun doute –, et cette chaleur, cette douce cadence, me semblaient être un prolongement de mes songes. J’eus le temps de me dire : C’est une putain, une puta, puis les mouvements de sa main se firent plus insistants, et je cessai de penser. Elle quitta son matelas pour s’allonger sur le mien, et mes mains se portèrent sur elle – pas pour la chasser, mais pour lui ôter sa chemise de nuit.
Les cheveux de Maria se dégagèrent du tissu comme elle se dressait au-dessus de moi. D’un geste vif, elle abaissa mon pantalon. L’espace d’une seconde, l’air frais me fit frissonner, mais l’instant d’après, la chaleur de la jambe, du ventre et du pubis de Maria remplaça la chaleur de sa main. Nous avons entamé une danse rapide, sans dire un mot ni nous embrasser, ses seins constellés de gouttes de transpiration luisant à la lueur des éclairs. Je n’entendais plus le tonnerre. Ou plutôt, le tonnerre retentissait dans mes oreilles au rythme de mon cœur, qui battait de plus en plus vite à mesure que le monde extérieur s’obscurcissait.
Cela faisait plus d’un an que je n’avais pas couché avec une femme. Notre étreinte ne dura qu’une minute. Maria semblait aussi impatiente, aussi avide que moi, et quelques secondes plus tard, elle poussait un cri et s’effondrait sur mon torse.
Et les choses auraient dû s’arrêter là. Mais nous sommes restés allongés sur mon matelas, en sueur, haletants, les membres entremêlés au sein de nos vêtements, collés l’un à l’autre plutôt qu’enlacés, et au bout d’un temps, les choses ont repris. Cette fois-ci, cela a duré plus que quelques minutes.
Le lendemain, ni la jeune femme ni moi n’avons parlé de ce qui s’était passé. De son côté, il n’y eut ni rictus, ni larmes, ni regard entendu, rien qu’un silence qui devenait de plus en plus éloquent chaque fois que nous étions dans la même pièce. Et ce soir-là, lorsque je rentrai à l’issue d’une longue réunion avec Hemingway, Ibarlucia, Guest et les autres, Maria était réveillée et m’attendait. Cinq chandelles brûlaient sur le manteau de la vieille cheminée et sur le sol, près de nos matelas. Il faisait encore une chaleur insoutenable, mais aucune tempête ne faisait rage dans les ténèbres, du moins au-dehors. Par contre la tempête soufflait dans notre chambre nuit après nuit, quand je n’étais pas parti sur le Pilar ou – plus récemment – occupé à suivre Delgado après minuit.
Je suis incapable d’expliquer ces semaines d’intimité. Incapable de les excuser. Maria Marquez était Xénophobie – une jeune putain traquée par des tueurs –, et mon seul rôle était de la protéger. Mais tout ce qui se passait autour de moi à la finca – les relations tendues entre Hemingway et sa femme, l’étrange plaisir que nous apportait la visite des garçons, les longues journées d’été et les soirées en mer, l’impression de vacances et d’éternité qui imprégnait la ferme et ses occupants – m’incitait à me détendre, à me faire une fête de nos soirées passées au cottage « Premier Choix », et encore plus de nos nuits d’ardentes étreintes.
Maria attendit la deuxième semaine pour pleurer. Alors qu’elle reposait sur mon torse dans l’obscurité, je sentis ses larmes couler et son corps tressaillir. Je pris son visage en coupe et chassai ses pleurs avec des baisers. Puis je l’embrassai sur la bouche. C’était notre premier vrai baiser. Il y en eut bien d’autres.
Je la considérais désormais non pas comme une putain mais comme une jeune femme déboussolée, qui avait fui un village de paysans habité par la violence pour trouver à La Havane une violence d’un autre genre. Elle n’avait guère fait de choix dans sa vie – sans doute n’avait-elle même pas choisi de devenir une pute lorsqu’elle avait profité des largesses de Leopoldina la Honesta, sans se douter des conséquences de son aide –, mais moi, elle m’avait choisi. Et j’avais choisi de me couler dans un rôle humain que je ne m’étais jamais autorisé jusque-là : revenir auprès de la même femme tous les soirs, sauf quand j’étais en mer, partager mes repas avec elle plutôt que manger seul ou sous les yeux hostiles du cuisinier de la finca, puis la retrouver au lit – sachant ce qui allait suivre et l’attendant avec impatience. Je commençais à me familiariser avec ses désirs tandis qu’elle s’efforçait de comprendre les miens et de les prévenir. Ceci était nouveau pour moi aussi. Jusque-là, le sexe n’était à mes yeux qu’une aventure conduisant à l’apaisement. Ceci était… différent.
Une nuit, bien après minuit, alors que nous étions allongés sur mon matelas, la jambe de Maria repliée autour de la mienne et sa tête nichée sous mon menton, elle murmura : « Tu ne diras rien à personne, hein ?
— À personne, murmurai-je en réponse. Ça restera entre nous et la mer.
— Hein ? fit-elle. Je ne comprends pas… la mer ? » Déconcerté, je battis des cils, persuadé d’avoir employé une expression typiquement cubaine. Elle l’avait sûrement entendue dans son petit village. D’un autre côté, le village en question se trouvait dans les collines, à l’intérieur des terres. Peut-être que ses habitants ne parlaient pas de la même façon que les pêcheurs des villages côtiers.
« Ce sera notre secret », lui dis-je. Elle avait peur que j’en parle à quelqu’un, mais à qui ? Craignait-elle que le señor Hemingway se montre moins courtois avec elle s’il savait qu’elle était « ma femme » ? Que redoutait donc Xénophobie maintenant ?
« Merci, José, murmura-t-elle en effleurant mon torse de ses doigts. Merci. »
Elle ne me remerciait pas seulement d’avoir accepté de garder le secret, mais je ne le compris que plus tard.
Quand Santiago et moi avions suivi Delgado, même le jour où il avait rencontré le lieutenant Maldonado, l’agent secret ne s’était guère soucié de déjouer une éventuelle filature. Mais l’après-midi du 3 août, il exploita tout son répertoire de ruses. J’étais cependant certain qu’il ne nous avait pas repérés, ni le garçon ni moi-même.
Il gagna La Habana Vieja en se faufilant dans les embouteillages, gara sa motocyclette dans une ruelle donnant sur la calle Progreso, entra dans l’hôtel Plaza, en ressortit par les cuisines, traversa la calle Monserrate et entra dans l’Edificio Bacardi, un bâtiment ouvragé dont la tour était surmontée d’une gigantesque statue de chauve-souris. Je déposai Santiago au carrefour et fis le tour du pâté de maisons. Lorsque je revins dans la calle Monserrate, le gamin agita vivement les mains pour attirer mon attention.
« Il est ressorti par derrière, señor Lucas. Il a pris le bus numéro 3 qui descend la calle O’Reilly. » Il bondit sur la selle et s’accrocha à moi tandis que je fonçai vers la rue en question.
Santiago n’avait pas perdu l’autobus de vue. Delgado se trouvait encore dedans – très certainement occupé à guetter un suiveur par la vitre arrière du véhicule bondé. Je remontai le flot de voitures, dépassai le bus et restai à plusieurs longueurs de distance, Santiago gardant l’œil sur le bus. Delgado descendit à la Plaza de la Catedral, et Santiago me quitta pour le suivre tandis que je continuais en direction de la calle San Ignacio.
Puis je fis demi-tour et rejoignis le garçon, qui courait sur le trottoir. Une fois remonté en selle, Santiago resta incapable de parler pendant une bonne minute tellement il était essoufflé, mais il me montra un taxi qui descendait la calle Agular. Je ne perdis pas ce taxi de vue pendant qu’il faisait le tour de La Habana Vieja, passant devant le Floridita jusqu’à parvenir au Parque Central, à quelques dizaines de mètres de l’endroit où Delgado avait laissé sa motocyclette. Ce dernier descendit du taxi et traversa la rue, pénétrant dans le quartier du Parque Central pendant que nous l’observions parmi les voitures.
Je montai sur le trottoir et garai notre motocyclette près des vieux murs de pierre qui, jadis, avaient entouré la vieille ville. « Il va faire le tour du Parque Central pour s’assurer que personne ne le suit, dis-je au gosse. Va à l’autre bout du parc et ne le perds pas de vue. S’il ressort côté sud ou côté ouest, continue de l’observer depuis le coin du Gran Teatro. Moi, je vais devant l’hôtel Plaza et je surveille les deux carrefours. Agite ton foulard pour me prévenir s’il sort de ton côté. »
Le Parque Central n’était pas seulement un parc, mais l’ébauche d’une capitale que les Cubains, devenus indépendants à l’issue de la guerre hispano-américaine, avaient souhaitée aussi grandiose que Vienne ou Paris. Tout autour de cet espace de palmiers d’un vert splendide, se dressaient les bâtiments publics et privés, de style rococo ou néo-baroque, qui faisaient la fierté de La Havane. Je vis Delgado disparaître au sein de la foule près de la statue en marbre blanc de José Marti, au centre de la place ombragée, et je sus qu’il repérerait quiconque tenterait de le suivre en ce lieu. Il était très fort. S’il sortait là où nous ne l’attendions pas, il nous aurait semés.
Je restai sur le trottoir bondé au nord du Parque Central, à faire les cent pas entre l’hôtel Plaza, côté nord, et l’hôtel Ingleterra, un bâtiment à la façade chargée, côté ouest, tout en scrutant la foule. Plusieurs minutes s’écoulèrent, et j’étais sûr que Delgado avait rebroussé chemin pour passer par l’Edificio Bacardi, que nous ne le retrouverions jamais, lorsque j’aperçus Santiago sur le trottoir devant le Gran Teatro. Il agitait son foulard rouge.
Je descendis la rue au pas de course. Le garçon se tourna vers le sud, me désignant une réplique exacte du Capitole de Washington. « Il est entré dans le Capitolo Nacional, señor Lucas.
— Bon travail, Santiago, dis-je en tapotant son épaule maigrichonne. Reste ici. »
Je pénétrai dans le Capitole, découvrant des couloirs où résonnaient les échos de mes pas, passai près du diamant gravé sur le sol du hall qui matérialisait le centre officiel de La Havane. Le corridor central était désert, mais j’entendis dans un couloir latéral les échos d’une porte se refermant. J’avançai à pas de loup, veillant à ne pas faire grincer les semelles de mes chaussures sur le parquet ciré. Arrivé devant une porte en verre plombé, je l’entrouvris pour jeter un bref coup d’œil derrière, juste à temps pour entrevoir le panama de Delgado à vingt mètres de moi, dans un couloir mal éclairé. Je refermai doucement la porte alors que l’autre agent se retournait.
Il allait attendre au bout du couloir jusqu’à ce qu’il soit sûr que personne ne le suivait, j’en étais persuadé. Mais je croyais savoir où il se rendait.
Je regagnai en hâte le corridor principal, montai quatre à quatre les marches de marbre menant à la mezzanine, entrai dans l’aile est du bâtiment, essayai plusieurs portes jusqu’à en trouver une qui ne soit pas verrouillée, et me retrouvai au deuxième niveau du Museo Nacional de Ciencias Naturales. C’était un bien triste musée, aux vitrines vides ou peuplées d’animaux mal empaillés aux ternes yeux de verre, mais Delgado y disposait d’un large éventail de surfaces réfléchissantes pour surveiller ses arrières. Je fis le tour de l’étroite mezzanine jusqu’à ce que j’aperçoive ses souliers blancs un peu au sud de la zone centrale, et je reculai vivement, allant presque jusqu’à retenir mon souffle. Au bout de dix interminables minutes, Delgado tourna les talons et sortit du musée par la porte sud, qui était verrouillée.
Je frottai une vitre du poing pour la nettoyer et, à grand-peine, parvins à y dessiner un disque relativement transparent par lequel je vis Delgado traverser le boulevard situé au sud du Capitole et entrer dans un bâtiment massif abritant la Manufacture de cigares Partagas. Je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une nouvelle manœuvre d’esquive. L’agent secret était arrivé à destination.
Sortant du musée par la porte est, je traversai le boulevard au carrefour. Delgado avait emprunté l’entrée principale de la manufacture, mais je parcourus quelques dizaines de mètres en direction du sud pour m’engager dans la ruelle conduisant à la zone de chargement. Je savais qu’il me serait extrêmement difficile de retrouver Delgado dans les entrepôts de Partagas. D’un autre côté, il y avait dans la plupart des manufactures des petits bars à proximité des ateliers de fabrication et d’emballage. Le lieu idéal pour un rendez-vous, si telle était bien la destination de Delgado.
L’air assuré, comme si j’avais à faire dans la manufacture et connaissais mon chemin, j’entrai dans l’atelier principal par l’accès de l’entrepôt. Plus d’une centaine d’ouvriers étaient assis devant leurs gâteras ; ils travaillaient à la main, s’aidant de couteaux à bout rond pour tailler les feuilles et les rouler. Au bout de la salle se trouvait un « lecteur » juché sur une estrade, occupé à lire des extraits d’un roman sentimental bon marché. Cette coutume de distraire les ouvriers par la lecture datait du siècle précédent, époque où José Marti lisait aux Cubains de la propagande pro-nationaliste. Aujourd’hui, ils avaient droit à des journaux le matin et à des romans d’aventure ou d’amour l’après-midi.
Je passai entre les galeras. La plupart des rouleurs étaient trop occupés pour me prêter attention, mais quelques-uns me jetèrent des regards intrigués. Je leur répondis par un hochement de tête, comme si j’approuvais leur ardeur au travail, et poursuivis ma route. Certains d’entre eux travaillaient sur la tripa, la petite feuille qui donne sa forme au cigare. D’autres, en ayant fini avec celle-ci, étaient en train de rouler la hoja de fortaleza, la « feuille de force » qui fait le goût du cigare, tandis que d’autres encore s’affairaient déjà à couper et à rouler la hoja de combustion qui permet au cigare de brûler régulièrement. Les occupants des derniers bancs appliquaient une colle à base de riz sur la copa, la dernière grande feuille qui donne au cigare sa forme définitive. La moitié de ces ouvriers étaient des hommes, et la plupart d’entre eux – les hommes comme les femmes – fumaient le cigare en travaillant. Il m’avait fallu moins de deux minutes pour traverser la grande salle et, durant ce temps-là, un vieil homme assis près de la sortie avait coupé et roulé toutes les feuilles nécessaires à la confection d’un bâton de chaise.
Je débouchai dans une pièce où les depalillos étaient les tiges des minces feuilles et passaient ces dernières aux rezgagados, qui les triaient en fonction de leur qualité. Derrière cette salle de tri, j’aperçus les revisadores glissant des cigares dans des trous creusés dans des planches afin de s’assurer que chacun avait une taille parfaite. Patchi Ibarlucia m’avait raconté plusieurs plaisanteries salaces sur cette procédure de contrôle commune à toutes les manufactures de cigares cubaines.
Dans le couloir sombre situé derrière la salle des revisadores, j’aperçus la porte en bois et les vitres en verre plombé du petit bar qui proposait des cigares, du rhum et du café. L’écriteau sur la porte proclamait : FERMÉ. Je marquai une pause, puis entrouvris ladite porte.
Delgado était assis dans le troisième box et me tournait le dos. L’homme installé en face de lui leva les yeux lorsque la porte s’ouvrit, mais je la refermai avant qu’il ait eu le temps de me voir. L’aperçu que j’avais eu de lui était amplement suffisant.
Je dévalai le couloir et me planquai dans les toilettes pour hommes juste au moment où la porte du bar s’ouvrait et où résonnait un bruit de pas. Une fenêtre en verre plombé donnait sur la ruelle. Je l’ouvris, me glissai au travers, restai un instant suspendu à un peu moins de deux mètres au-dessus du sol en brique et me laissai choir parmi les détritus. Puis je pris mes jambes à mon cou. J’avais franchi le premier coude de la ruelle avant que quiconque n’ait passé la tête par la fenêtre.
Maria et moi avions passé la nuit entière à faire l’amour, ne nous interrompant qu’avant l’aube, lorsque j’entendis quelqu’un frapper doucement à la porte. C’était Santiago, auquel j’avais demandé de me présenter son rapport à la première heure. Obéissant à mes instructions, il ne donna qu’un seul coup avant d’aller m’attendre dans la cour de la laiterie. J’ignore pourquoi la jeune pute et moi-même étions si excités et si endurants. Peut-être percevait-elle ce que je venais de découvrir – à savoir que les fondations de notre petit monde imaginaire étaient en train de s’effriter et que la réalité s’apprêtait à fondre sur nous tel un ouragan.
La veille au soir, Hemingway avait annoncé que nous prendrions la mer très tôt. L’état des pieds de Don Saxon était tel qu’il ne pourrait pas nous servir de radio lors de cette sortie, et le reste de l’équipage ne voulait pas de lui tant qu’il ne serait pas en meilleure santé. J’étais censé m’occuper des communications durant cette patrouille. L’écrivain avait reçu des services de renseignement de la marine un message codé lui enjoignant de longer la côte cubaine jusqu’à un point où l’on soupçonnait les Allemands d’avoir planqué des réserves dans des grottes. L’équipage comprenait Fuentes, Guest, Ibarlucia, Sinsky, Roberto Herrera, Gregory, Patrick et moi-même. Hemingway estimait que nous serions partis une bonne semaine – le Southern Cross naviguait dans la même zone, et nous ne manquerions pas de le pister –, et j’estimais quant à moi qu’il prenait cette mission un peu à la légère, vu qu’il emmenait ses fils à bord.
« Je devrais rester ici, lui dis-je. Qui va s’occuper de l’Usine à forbans ? » Après la révélation de cet après-midi-là, à la manufacture, je ne tenais pas à me retrouver en mer, privé de toute possibilité d’intervention.
Hemingway sourit de toutes ses dents et écarta mon objection d’un geste. « L’Usine à forbans peut se débrouiller toute seule pendant quelques jours. Vous venez avec nous, Lucas. C’est un ordre. »
Ce matin-là, donc, en sortant du cottage « Premier Choix », je retrouvai Santiago qui m’attendait patiemment, assis sur le vieil abreuvoir de pierre au centre de la cour. Je l’accompagnai sur la route, devant la finca.
« Santiago, je vais partir plusieurs jours sur le bateau avec le señor Hemingway.
— Oui, señor Lucas. Je suis au courant. »
Je ne demandai pas au gamin comment il avait appris la nouvelle. L’agent 22 faisait de tels progrès qu’il serait bientôt le meilleur de nos opérateurs. « Santiago, je ne veux pas que tu suives le lieutenant Maldonado pendant notre absence. Ni l’homme que nous avons suivi hier. Tu ne dois suivre personne. »
Son visage se décomposa. « Mais, señor Lucas, vous trouvez que je ne fais pas du bon travail ?
— Tu fais de l’excellent travail, répondis-je en lui posant une main sur l’épaule. Du travail d’homme. Mais il ne nous servirait à rien que tu suives Caballo Loco ou l’autre type… ou n’importe lequel de ceux que nous surveillons… pendant que le señor Hemingway et moi sommes en mer.
— Vous ne voulez pas savoir qui le lieutenant va rencontrer ? demanda-t-il d’un air intrigué. Je croyais que c’était important pour nous de savoir ces choses.
— C’est important. Mais pour le moment, nous en savons assez pour nous dispenser de les surveiller jusqu’à mon retour. Ensuite, j’aurai un travail très important à te confier. »
Le visage du gosse s’illumina. « Et quand vous serez revenus, on jouera encore au baseball contre les Étoiles de Gigi ? Et cette fois-ci, vous jouerez dans notre équipe comme le fait parfois le señor Hemingway avec l’équipe de son fils ?
— Peut-être. Oui, ça me ferait plaisir. Vraiment. » C’était la stricte vérité. J’adorais le baseball, et je m’étais senti frustré en regardant jouer les enfants, assis sur la touche. Parmi les rares objets qui ne m’avaient jamais quitté au fil des ans figurait le gant de baseball que mon oncle m’avait offert pour mes huit ans. Je m’en étais servi au lycée, à la fac de droit et lors de matches improvisés sur la pelouse de la Maison-Blanche quand j’étais encore un simple agent du FBI. Il ne me déplairait pas de donner une petite leçon à Hemingway.
Le garçon hochait vigoureusement la tête, un sourire aux lèvres. « Est-ce qu’il y a quelque chose que je dois faire pendant que vous n’êtes pas là, señor Lucas ? »
Je lui donnai trois dollars. « Offre-toi une crème glacée dans un magasin de la calle Obispo. Achète à manger pour ta famille.
— Je n’ai pas de famille, señor Lucas », dit-il sans se départir de son sourire mais en regardant les billets verts d’un air dubitatif. Il voulut me les rendre.
Je forçai ses doigts à se refermer dessus. « Achète-toi des gâteaux aux amandes dans la calle Obispo. Va dîner dans une bodega où on te connaît. Un bon agent doit conserver ses forces. Il y a des missions difficiles qui t’attendent. »
Le sourire du garçon illumina ma journée. « Si, señor Lucas. Je vous remercie de votre générosité. »
Je secouai la tête. « Ceci est votre salaire, agent 22. Maintenant, va-t’en. Et rends sa motocyclette au gentleman inconnu, s’il te plaît. Nous t’en trouverons une autre… en respectant la loi. Rendez-vous dans une semaine, ou un peu moins. »
Le garçon s’en fut en courant, soulevant un nuage de poussière devant la finca.
Le Pilar sortit du port de Cojimar en ronronnant sous un ciel sans nuages, la brisa – ainsi les Cubains appelaient-ils l’alizé qui soufflait du nord-est – soufflant juste assez fort pour nous rafraîchir sans toutefois trop agiter le Gulf Stream. Hemingway était de fort bonne humeur et ne cessait d’identifier nos amers pour le bénéfice des deux garçons : La Terreza, le grand bâtiment antique abritant l’un de leurs restaurants préférés du bord de mer, et l’arbre situé derrière, sous lequel l’écrivain aimait s’asseoir pour boire et bavarder avec les pêcheurs du coin ; il mit ses fils au défi de distinguer ces pêcheurs des guajiros, les paysans, à une distance de trois cents mètres ou davantage.
« On ne voit pas leurs visages d’aussi loin, Papa », protesta Gregory.
Hemingway éclata de rire et passa le bras autour des épaules de son cadet. « Tu n’as pas besoin de voir leurs visages, Gigi. Le guajiro, vois-tu, est intimidé quand il descend en ville ou sur la côte, et il met sa belle chemise… celle avec les broderies… son pantalon moulant, son grand chapeau et ses bottes de cavalier.
— Mais oui, c’est vrai ! s’exclama Patrick, qui était monté sur la passerelle de pilotage avec les jumelles. Tu nous l’as déjà fait remarquer, Papa. Et il a toujours sa machette. On les reconnaît même sans les jumelles. »
Blotti contre son père, Gregory fit oui de la tête, visiblement ravi. « Oui, je les vois maintenant, Papa. C’est comme si les guajiros portaient un costume. Et les pêcheurs ? »
Nouvel éclat de rire d’Hemingway, qui désigna Gregorio Fuentes, debout en équilibre sur l’étroit rebord de la cabine côté bâbord. « Les pêcheurs sont souriants et pleins d’assurance, Gig. Ils s’habillent comme ça leur chante. Avec ce qui leur tombe sous la main. Et si tu avais des jumelles comme Mousie, tu les distinguerais des guajiros grâce à leurs mains hâlées, noueuses et couturées de cicatrices.
— Mais les paysans sont bronzés, eux aussi, dit le cadet.
— Oui, Gigi, mais les poils sur leurs mains et leurs bras sont noirs. Même d’ici, ne vois-tu pas que ceux des pêcheurs sont blanchis par le soleil et le sel ?
— Si, Papa. » Nous étions cependant si loin du rivage qu’on distinguait à peine les silhouettes des pêcheurs, sans parler de leurs bras nus.
Nous avons longé la côte nord de Cuba en mettant le cap au sud-est. En théorie, nous devions passer la nuit dans la petite base navale que les Cubains venaient d’établir sur Cayo Confites et, le lendemain, nous lancer à la recherche du Southern Cross et des fameuses grottes utilisées par les Allemands. Les eaux du Gulf Stream étaient d’un bleu tirant sur le pourpre, le ciel restait vierge de nuages, la brisa continuait de souffler doucement du nord-est et la mer était piquetée de bateaux, de pêche ou de plaisance, toutes voiles dehors dans leur majorité en raison du rationnement d’essence. Une journée idéale pour partir en croisière, mais les choses tournèrent à l’aigre lorsque l’on découvrit que Winston Guest, le premier maître, avait oublié de charger les trois casiers de bière qu’Hemingway avait considérés comme le minimum indispensable pour une mission de six ou sept jours. Je me trouvais en bas, occupé à prendre des notes et à réfléchir aux ramifications du rendez-vous de Delgado à la manufacture, quand j’entendis sur la passerelle une série de cris et d’obscénités, en anglais, en espagnol et en français. Je m’empressai de remonter, pensant qu’un sous-marin allemand venait de faire surface – ce qui ne se produisait presque jamais en plein jour – et que nous étions sur le point d’être arraisonnés ou coulés.
Tout le monde, y compris les garçons, injuriait copieusement Guest, qui avait oublié la bière. Le milliardaire tenait la barre sans se démonter, mais ses joues s’empourpraient et il avait les yeux baissés et l’air franchement penaud.
« Ce n’est pas grave, Wolfer, dit enfin Hemingway, interrompant le flot d’invectives. Il y a sans doute de la bière dans les provisions qu’on nous a préparées à Cayo Confites.
— Et s’il n’y en a pas, intervint Sinsky d’un ton sinistre, on devra se mutiner et ramener ce bateau à La Havane.
— Ou aller jusqu’à Miami, ajouta Patchi Ibarlucia.
— Ou prendre d’assaut la base de Cayo Confites et nous emparer de l’alambic des Cubains, renchérit Roberto Herrera.
— Ou alors, il y aura de la bière dans les grottes des Allemands, dit Patrick. De la bière bavaroise bien fraîche à côté des jerrycans de gasoil.
— De la bière bavaroise, de la choucroute et des saucisses ! s’écria Gregory. Mais il faudra tromper la vigilance des sentinelles et de leurs saletés de bergers allemands.
— Je ferai une diversion en mettant le feu au señor Guest, dit Sinsky.
— Et nous foncerons pendant qu’ils arroseront Wolfer, ajouta Patrick depuis la passerelle de pilotage. Toute la flotte sous-marine Boche sera privée de vivres et de boisson. Ça va leur saper le moral. Les nazis quitteront les Caraïbes. La marine nous décernera la Silver Cross.
— Une clé d’église en or », dit Ibarlucia.
Fuentes, qui avait observé la scène en plissant les yeux et écouté cette litanie d’un air peiné, déclara : « À force de parler de bière, vous commencez à me donner soif. »
Hemingway monta l’échelle de la passerelle de pilotage et prit les commandes. En bas, Winston Guest poussa un soupir et s’affala sur une des banquettes du pont.
« Courage, les gars ! lança Hemingway. Si Dieu le veut, les secours vont bientôt arriver. »
Je secouai la tête et redescendis pour tenter de démêler l’écheveau de mensonges qui menaçait l’Usine à forbans.