J’étais sûr que je n’aurais pas le temps de retrouver Delgado à la planque, mais les circonstances m’amenèrent à descendre à La Havane durant l’après-midi, et je disposais de vingt minutes de battement. Vingt minutes qui se révélèrent diablement instructives.
Ce matin-là, lorsque nous avions regagné la finca après un petit déjeuner copieux chez le Kaiser Guillermo, Maria était assise au bord de la piscine ; vêtue d’un short et d’un tee-shirt, elle lisait un numéro de Life en mâchant du chewing-gum.
Gellhorn nous intercepta à l’entrée de service et demanda à voix basse : « Est-ce que la señorita Putita la Noche est une nouvelle invitée permanente, Ernesto ? »
Hemingway se fendit d’un large sourire. « Je pense que nous allons la loger dans l’autre cottage, dit-il en faisant à Maria un signe de la main.
— Quel autre cottage ? demanda sa femme.
— La Vigia – Premier Choix. » Hemingway se tourna vers moi. « Peut-être que Herr Lucas pourrait lui aussi y passer quelque temps. »
« La Vigia – Premier Choix » était en fait une laiterie située de l’autre côté de la route nationale. Hemingway m’y conduisit avant d’y installer Maria. La laiterie était encore en activité quand il avait emménagé à la finca, m’expliqua-t-il – le lait était vendu dans de longues bouteilles estampillées « La Vigia – Premier Choix » –, mais Julian Rodriguez, son propriétaire, l’avait fermée et avait vendu le terrain à l’écrivain l’année précédente. Hemingway ne comptait rien faire de cette propriété, mais il était séduit par l’idée de posséder toute la colline à l’exception de la maison de Frank Steinhart, qu’il avait bien l’intention d’incendier lors d’un de ses raids nocturnes.
« En outre, ajouta-t-il en espagnol, un richard nommé Gerardo Duenas et moi-même avons monté une gallera derrière ce pré, et il vaut mieux que nous n’ayons pas trop de voisins. »
Je comprenais parfaitement. Une gallera est une arène pour coqs de combat. Je n’avais guère de peine à imaginer Hemingway se passionnant pour l’art et la science de l’élevage des coqs, moins de peine encore à visualiser le sourire que lui inspiraient les cris des aficionados assoiffés de sang.
Le cottage « Premier Choix » était un cabanon proche de la grange abandonnée, situé à peine à deux cents mètres de la ferme d’Hemingway. Quoique déserts, les bâtiments de la laiterie puaient encore le fumier. Le cottage choisi par Hemingway avait jadis abrité le gardien des lieux. Cette minuscule baraque aux murs chaulés comportait deux pièces nues, une cheminée, des toilettes annexes, un poêle à bois pour la cuisine et une pompe extérieure pour l’eau courante, mais il n’y avait pas d’électricité. Les sols et les murs étaient relativement propres, mais il y avait des toiles d’araignée dans les coins, et un rat semblait avoir fait son nid dans la cheminée. L’une des vitres était cassée et, côté ouest, le mur et le plafond de la pièce principale avaient souffert de la pluie.
« J’enverrai René, Juan et quelques autres donner un coup de balai dans la matinée. » Tout en se grattant le menton, Hemingway testa la solidité de la porte aux charnières grinçantes. « Nous allons apporter deux ou trois meubles, une petite glacière qui traîne dans la vieille cuisine, une ou deux chaises et deux matelas.
— Pourquoi deux matelas ? » demandai-je.
Hemingway croisa ses bras velus. « Xénophobie exagère à peine quand elle dit que tout le monde a l’intention de la tuer, Lucas. Si Maldonado lui met la main dessus, il ne se contentera pas de lui couper le nez et les oreilles avant de l’achever. Savez-vous pourquoi on l’appelle Caballo Loco ?
— Serait-ce parce qu’il est fou ? » dis-je avec lassitude. Hemingway se gratta la joue une nouvelle fois. « C’est un colosse, Lucas. Et il est monté comme un cheval. Et il adore se servir de son équipement, en particulier avec les jeunes filles. Il ne doit pas retrouver Maria Marquez. »
Je me plantai devant la cheminée et considérai les détritus qui l’encombraient. Je pensais à mes projets pour la soirée. « Les autres putes finiront par cracher le morceau, non ? » dis-je. Je n’avais connu aucune putain qui sache garder un secret.
Hemingway secoua la tête. « Comme son nom l’indique, Leopoldina la Honesta est une femme de parole. Elle et ses filles vont affirmer que Maria s’est enfuie et que personne ne sait où elle se trouve, elle me l’a juré. Elle va leur flanquer une telle trouille qu’elles seront encore plus terrifiées par leur patronne que par la Police nationale ; aucune d’elles ne dira à la police que nous étions là-bas cette nuit, je vous le garantis. »
J’eus un grognement sceptique. « Vu la description que vous en donnez, le lieutenant Maldonado n’aurait besoin que de trente secondes pour faire parler une de ces putas.
— Probablement, admit l’écrivain, mais Leopoldina a fermé sa maison, et une heure après notre départ, elle avait renvoyé chez elles toutes les putes qui étaient au courant de l’histoire. Elles n’ont pas de permis de travail, vous savez. Les flics auront des difficultés à les retrouver, et ça m’étonnerait qu’ils essayent. Tout bien considéré, ce meurtre n’a pas grand-chose de mystérieux… si l’on excepte la disparition de Maria. Et si Caballo Loco ou son patron, Juanito le Témoin de Jéhovah, débarquent ici pour nous demander si nous savons où elle est passée… eh bien, elle ne se trouve pas à la finca, c’est sûr.
— Non, elle est à deux cents mètres de la finca, dans cette vieille laiterie puante.
— Gardée jour et nuit par un expert en contre-espionnage et en combat à mains nues.
— Allez vous faire foutre, lançai-je.
— Et votre mère aussi », répliqua Hemingway d’une voix enjouée.
Durant le reste de la matinée et le début de l’après-midi, on assista à d’incessantes allées et venues des agents de l’Usine à forbans. Une fois que Juan, aidé de plusieurs autres domestiques, eut installé Maria dans le cottage « Premier Choix », Hemingway et moi avons dégagé la table de mon cottage, et ses « agents de terrain » ont défilé devant nous pour faire leurs rapports, recevoir leurs instructions, faire de nouveaux rapports, palabrer, boire, émettre des suggestions, puis disparaître avant de réapparaître un peu plus tard.
Winston Guest, dit « Wolfer », était présent, quand il ne partait pas transmettre un message ; ainsi que Juan Dunabeitia, dit « Sinsky le Marin » ; sans parler de Fuentes, le second capitaine ; Patchi Ibarlucia ; il y avait don Andrés Untzain, le compositeur de la chansonnette qu’Hemingway avait entonnée ce matin-là, et Félix Ermua, dit El Canguro, « le Kangourou », joueur de pelote basque et ami d’Ibarlucia ; ainsi que José Regidor, un petit homme aux allures de fouine qui parlait fort mais qui, à mon avis, s’écraserait comme une chiffe en cas de bagarre. Également présents : le Dr Herrera Sotolongo et son frère Roberto ; Pichilo, le jardinier d’Hemingway, qui souhaitait lui parler du coq jerezano qu’il était en train de dresser plutôt que de contre-espionnage ; une bonne douzaine d’autres, dont certains des rats de quai et des garçons de café de La Havane que j’avais rencontrés lors de ma première inspection de l’Usine à forbans, et d’autres encore qui m’étaient parfaitement inconnus.
À quatre heures et demie de l’après-midi, depuis dix heures du matin que durait ce cirque, le plancher du cottage disparaissait sous les canettes de bière et les cendriers pleins, et j’étais sûr que le fameux projet d’Hemingway n’avait pas progressé d’un pouce.
« Il nous faut les plans du yacht, dis-je. Si nous ne savons pas précisément où se trouvent la cabine radio et la cabine de Kohler, toutes ces manigances complexes ne sont que des foutaises.
— Je vous en prie, Lucas. » Hemingway parcourut du regard les huit ou dix trafiquants de rhum, dockers, marins et prêtres défroqués en train de boire et de discuter dans la pièce. « Surveillez votre langage, il y a des enfants parmi nous.
— Je n’en disconviens pas », répliquai-je en soupirant. J’avais une migraine atroce.
« Lucas, êtes-vous prêt à accomplir une tâche indispensable ? » Je considérai l’écrivain à travers un nuage de fumée bleue. Hemingway ne fumait pas, mais il semblait indifférent à la tabagie qui l’entourait. « Laquelle ?
— Martha veut passer quelques heures en ville. La Lincoln doit être revenue ici à six heures pour nous permettre d’envoyer les derniers communiqués. Pouvez-vous emmener Martha et revenir ici avec la voiture ? Juan n’a pas fini de nettoyer « Premier Choix » et d’y installer Xénophobie. »
Je consultai ma montre. Je n’avais pas pu téléphoner à Delgado pour annuler notre rendez-vous. Peut-être serais-je en mesure de le voir, après tout.
« Entendu, dis-je. Je vais conduire Mrs. Hemingway. »
Delgado m’attendait, vêtu comme la dernière fois d’un costume de lin et d’un maillot de corps. Il m’adressa un sourire moqueur comme j’entrais dans la pièce obscure.
« Vous êtes un homme très occupé, Lucas.
— Ouais, et je n’ai pas beaucoup de temps à perdre. Vous avez reçu le dossier ? » Je ne m’attendais pas à une réponse positive. Au cours des dernières vingt-quatre heures, je m’étais persuadé que les documents confidentiels que j’avais demandés ne pourraient jamais êtes transmis à Cuba dans des délais aussi brefs. Delgado n’avait fait que se vanter. Et me faire perdre mon temps.
Il se pencha vers une valise cabossée placée sous la table et en sortit un dossier. Sa reliure rose et ses tampons verts l’identifiaient comme un dossier O/C. Il était aussi épais que l’annuaire téléphonique de Chicago.
« Seigneur Dieu », fis-je, et je me laissai lourdement tomber sur la chaise. Il me suffit de jeter un coup d’œil au sommaire du dossier pour comprendre qu’il me faudrait plus de vingt minutes pour le lire : Le Southern Cross / Howard Hughes / La Viking Fund / Paul Fejos / Inga Arvad / Arvad : contacts avec Hermann Goering / Adolf Hitler / Axel Wenner-Gren (alias « le Sphinx suédois ») / Évaluation de risque : COI-Donovan, Murphy, Dunn / Arvad : surveillance, enregistrements et transcriptions, liaison sexuelle avec enseigne John F. Kennedy (US Navy – Division of Naval Intelligence, Foreign Intelligence Branch). « Seigneur Dieu, répétai-je.
— Prenez garde à ce que vous souhaitez, Lucas, dit Delgado.
— Je dois emporter ce dossier avec moi. Pour le lire à tête reposée. »
Delgado gloussa. « Vous savez bien que c’est impossible. Il doit être de retour à Washington avant minuit. »
Je me frottai le menton et jetai un coup d’œil à ma montre. Je disposais de vingt minutes avant de devoir ramener la voiture à la finca. Bon Dieu de merde ! J’ouvris le dossier et me mis à en parcourir les pages.
Le Southern Cross : quatre-vingt-seize mètres de long. Le plus grand bateau privé du monde. Immatriculé aux États-Unis. Il avait appartenu à Howard Hughes, qui y avait apporté ses aménagements actuels (renvoi au dossier complet dudit Howard Hughes).
J’avais déjà vu le dossier en question. Une véritable encyclopédie. Tout le monde connaissait le milliardaire, l’aviateur, l’inventeur. Exactement le genre d’élément incontrôlé qui donnait des sueurs froides au directeur Hoover : riche, impliqué dans une demi-douzaine de projets militaires ultrasecrets, capricieux, téméraire. Tout en l’associant à des actions de plus en plus confidentielles et à des projets militaires de plus en plus importants, le gouvernement doublait, voire triplait la surveillance dont il faisait l’objet. Je n’aurais guère été étonné d’apprendre que Howard Hughes inspirait des cauchemars au directeur au moins une fois par semaine.
Dans le cas présent, le fait que Hughes ait possédé et aménagé le Southern Cross était suspect, mais bien moins que la vente de ce bateau à Axel Wenner-Gren. Un nom qui m’était également familier.
Axel Wenner-Gren était l’un des hommes les plus riches de la planète. C’était aussi – de l’avis du FBI, de la ESC, du COI, de l’ONI et de toutes les agences de renseignement du continent américain – un espion nazi. La communauté du contre-espionnage était allée jusqu’à l’affubler d’un surnom : « le Sphinx suédois ». Fondateur de la compagnie suédoise Elektrolux, le milliardaire était également l’un des principaux actionnaires des manufactures d’armes Bofors. Les contacts de Wenner-Gren avec les lieutenants d’Hitler et les agences de renseignements allemandes faisaient l’objet, je le savais, d’un dossier encore plus épais que celui d’Howard Hughes. Durant les années précédentes, l’industriel suédois s’était manifesté au Mexique et en Amérique latine, les régions sur lesquelles j’opérais dans le cadre de mon travail au SIS.
Alors que l’Angleterre et l’Allemagne venaient d’entrer en guerre, Wenner-Gren avait créé sa propre banque aux Bahamas et s’était lié d’amitié avec le duc de Windsor, lequel avait tellement confiance en lui qu’il l’avait choisi pour banquier personnel. Grâce au travail d’espionnage que j’avais accompli au Camp X, je savais que Stephenson et son second, Ian Fleming, considéraient le duc de Windsor comme un traître et avaient placé Axel Wenner-Gren, principal agent de liaison entre le duc et l’Allemagne nazie, sous surveillance permanente.
Durant la semaine où les Japonais avaient bombardé Pearl Harbor, il y avait six mois de cela, le gouvernement des États-Unis avait placé Wenner-Gren sur la liste noire, lui refusant un visa et un permis d’entrée. Le multimilliardaire avait transféré sa base d’opérations au Mexique, où mon antenne du SIS avait suivi les contacts qu’il avait pris avec les agents de l’Abwehr de l’amiral Canaris présents dans ce pays. Nous avions acquis la conviction que Wenner-Gren finançait une tentative de coup d’État destinée à renverser le président du Mexique.
Après avoir acheté le Southern Cross à Howard Hughes l’automne précédent, Axel Wenner-Gren y avait apporté de nouvelles modifications – l’équipant d’un matériel radio sophistiqué et de réservoirs permettant une grande autonomie, et l’armant de mitrailleuses de gros calibre, de cent quinze fusils et de fusées antichar –, puis l’avait offert au Dr Paul Fejos et à la Viking Fund.
Le nom de Fejos, lui, m’était inconnu. Né en 1896 en Hongrie, Fejos avait été officier de cavalerie et pilote de chasse pendant la Grande Guerre, puis il avait obtenu son doctorat en médecine mais avait fini par mettre en scène dans son pays des pièces de théâtre, des opéras et des films avant de devenir citoyen américain en 1929. Déçu par la mentalité hollywoodienne, Fejos avait regagné l’Europe pour y tourner des films pour la MGM. Il était revenu aux États-Unis en 1940, et l’année suivante, avait créé la Viking Fund à New York. Il s’agissait d’une organisation à but non lucratif dont l’objet était de financer des expéditions dans la jungle péruvienne en quête de cités incas – ces expéditions étant enregistrées sur pellicule par Paul Fejos pour être exploitées commercialement en dépit des statuts de l’organisation –, et le FBI la considérait comme une couverture pour des opérations d’espionnage allemandes. Le premier mécène de la Viking Fund n’était autre qu’Axel Wenner-Gren qui, l’hiver précédent, lui avait fait don du Southern Cross.
Tout ceci était intéressant, mais beaucoup moins que l’identité de l’épouse du Dr Fejos, à savoir Inga Arvad.
« Seigneur Dieu », marmonnai-je une troisième et dernière fois. Le dossier d’Inga Arvad ne contenait que des copies et des carbones, mais il devait y avoir l’équivalent de cent cinquante pages dactylographiées en simple interligne. J’entrepris de les feuilleter, m’arrêtant sur les photographies, les photocopies et les transcriptions de type ELINT (surveillance électronique), TELSUR (surveillance téléphonique) et FISUR (surveillance physique). Inga Arvad avait été extrêmement surveillée et l’était encore.
Ce fut à ce moment-là que je remarquai un phénomène que j’avais déjà rencontré des dizaines et des dizaines de fois dans le cadre de mon travail. Plusieurs agences avaient suivi des pistes différentes menant au même but – en l’occurrence, Inga Arvad et le Southern Cross –, convergeant sur lui sans préparation ni préméditation. Le COI de Donovan, qui ne tarderait pas à devenir l’OSS, s’était intéressé de près à Axel Wenner-Gren, tout comme le SIS dont je dépendais. De toute évidence, la ESC de Fleming et Stephenson s’intéressait à Wenner-Gren et au Southern Cross. Les services de renseignements de l’US Navy étaient persuadés que le yacht avait été modifié afin de pouvoir ravitailler les sous-marins allemands dans la mer des Caraïbes ou au large des côtes de l’Amérique du Sud – ou peut-être les deux. Le FBI, obsédé par Inga Arvad, avait remonté sa piste jusqu’à aboutir au yacht, à Wenner-Gren et à tout le reste.
La vie d’Inga Arvad – même si on la réduisait aux fragments que contenait le dossier abrégé que j’avais sous les yeux – était l’une de ces histoires vraies qu’Hemingway et ses confrères ne pourraient jamais faire avaler aux lecteurs de leurs histoires inventées. Une histoire quasiment incroyable – d’autant plus qu’Inga Arvad n’avait que vingt-huit ans, un âge bien tendre pour avoir accompli tous les exploits qu’on lui attribuait.
Inga Maria Arvad était née à Copenhague le 6 octobre 1913. C’était une enfant aussi belle que précoce, qui avait étudié la danse et le piano avec des maîtres et avait été couronnée Reine de beauté du Danemark à l’âge de seize ans. La même année, elle participait au concours de Miss Europe à Paris et se voyait offrir une place aux Folies Bergère, mais elle avait préféré épouser un diplomate égyptien alors qu’elle n’avait que dix-sept ans. Deux ans plus tard, c’était le divorce.
Le dossier contenait plusieurs photographies d’Inga Arvad. La première montrait une superbe jeune fille blonde assise auprès d’Adolf Hitler dans ce qui ressemblait à un stade. Au verso était inscrit « Inga Arvad et Adolf Hitler, Jeux olympiques de Berlin, 1936 ». Selon le rapport accompagnant cette photo, après avoir quitté le diplomate égyptien, puis joué dans un film que Paul Fejos avait tourné en Norvège et entretenu une liaison sporadique avec le metteur en scène, Arvad était soudain partie pour Berlin en tant que correspondante du Berlingske Tidene, un journal danois.
C’était la première fois qu’il était fait mention de sa formation de journaliste, mais de toute évidence, la jeune Miss Inga Arvad était capable de réussir tout ce qu’elle entreprenait.
Le FBI avait interrogé Arvad quelques mois plus tôt, le 12 décembre 1941. Dans la transcription, Arvad déclarait qu’elle avait eu pour tâche d’interviewer les membres les plus importants du régime – notamment Adolf Hitler, Hermann Goering, Heinrich Himmler et Joseph Goebbels – et qu’elle était « peut-être présente dans la loge d’Hitler un jour où celui-ci s’y trouvait aussi ». Selon les rapports du FBI datant de cette période, leur relation avait sans doute un caractère plus intime : Arvad avait été invitée au mariage privé d’Hermann Goering, où Adolf Hitler était garçon d’honneur ; Hitler avait décrit la jeune Arvad comme « un parfait spécimen de beauté nordique » et l’avait suppliée de « [me] rendre visite chaque fois que vous viendrez à Berlin ».
Apparemment, elle avait exaucé ce vœu. Bien qu’elle ait mis un terme à son travail de « correspondante » avant les Jeux olympiques de 1936 – après avoir épousé le Dr Fejos –, elle avait été invitée dans la loge privée du Führer pour assister aux épreuves et s’était liée d’amitié avec Goering et encore plus avec Rudolf Hess. D’après un rapport du FBI, Arvad avait effectué son dernier séjour à Berlin en 1940, après avoir été invitée à travailler pour le ministère de la Propagande. Lors de son interrogatoire du 12 décembre 1941, elle déclarait avoir décliné cette proposition, mais une dépêche de l’International News Service datant de 1936 affirmait que, dès cette époque, Hitler « avait fait d’elle le chef de la propagande nazie au Danemark ». Cette année-là, elle avait vingt-deux ans.
À en croire son dossier, Arvad avait épousé le Dr Paul Fejos en 1936, mais avant cela, elle était la maîtresse d’Axel Wenner-Gren, et l’était restée après la cérémonie. Lorsque, en 1940, Fejos et Arvad s’étaient établis aux États-Unis, c’était son amant, Wenner-Gren, qui avait créé la Viking Fund, dont le QG se trouvait à New York bien que l’organisation soit officiellement domiciliée dans le Delaware.
Suivaient plusieurs pages d’évaluation de risque établies par les services de renseignements de la Navy et des photocopies des plans de construction du Southern Cross. J’en choisis une, la pliai en quatre et la glissai dans ma poche.
« Hé ! s’exclama Delgado en se redressant sur son siège. Vous n’avez pas le droit de prendre ça.
— J’en ai besoin. Essayez donc de m’en empêcher. » Je consultai ma montre – dans cinq minutes, j’allais devoir repartir pour la finca – et abordai la dernière partie du dossier.
L’enquête sur Arvad était toujours en cours, mais cette dernière partie consistait en des rapports de surveillance, des transcriptions d’enregistrements et des photographies de lettres résultant d’un dispositif mis en place par le FBI. Le tout consacré à une liaison sentimentale entre Inga Arvad et un jeune officier des services de renseignements de la Navy, l’enseigne John F. Kennedy.
Je compris bien vite qu’il s’agissait de l’un des fils du milliardaire Joseph P. Kennedy, l’ancien ambassadeur des USA en Angleterre. Tout le monde au Bureau savait que le directeur Hoover était un proche de l’ambassadeur Kennedy – il communiquait régulièrement au patriarche irlandais les informations confidentielles dont il pouvait tirer profit –, mais nous savions aussi que Hoover se méfiait de Kennedy, qu’il jugeait dangereusement pro-allemand, et que l’ex-ambassadeur faisait l’objet d’un copieux dossier O/C constamment mis à jour. La surveillance exercée sur Arvad était passée à la vitesse supérieure depuis décembre dernier – peu de temps après Pearl Harbor –, lorsque la maîtresse de Wenner-Gren, la beauté nordique préférée d’Hitler, avait entamé une liaison extraconjugale avec l’enseigne Kennedy, âgé de vingt-quatre ans. En tant qu’officier de la Foreign Intelligence Branch, qui dépendait de la Division of Naval Intelligence, l’enseigne Kennedy avait accès à des rapports ultrasecrets et s’employait quotidiennement à résumer des messages décodés provenant de l’étranger pour les bulletins et les mémos internes de l’ONI.
Depuis le mois de décembre, l’ONI et le FBI surveillaient donc la liaison entre Kennedy et Arvad, partant de l’hypothèse que non seulement des fuites risquaient de se produire mais aussi que Kennedy participait peut-être activement à une opération d’espionnage nazie. Le FBI avait de toute évidence recours au détournement de courrier, aux écoutes téléphoniques et à la surveillance physique, mais ses agents avaient en outre interrogé pas mal de monde, depuis l’une des sœurs cadettes de Kennedy, qui l’avait présenté à Arvad dans les bureaux du journal où elles travaillaient toutes les deux, jusqu’aux concierges, facteurs et chasseurs familiers des hôtels et des immeubles où ils se retrouvaient pour leurs rendez-vous clandestins.
12 décembre 1941 : une note adressée au directeur Hoover l’informe que Frank Waldrop, rédacteur en chef du Washington Times Herald, a contacté l’agent spécial responsable de l’antenne de Washington pour lui signaler que Miss P. Huidekoper, une de ses journalistes, avait dit à Miss Kathleen Kennedy, l’une de ses collègues, que leur amie commune Inga Arvad, chroniqueuse au Times Herald, était presque certainement une espionne à la solde d’une puissance étrangère. Cette note était intitulée : « Mrs. Paul Fejos, alias Inga Arvad. » Comme Hoover avait ouvert un dossier confidentiel sur Inga Arvad dès novembre 1940, date de son arrivée sur le sol américain en compagnie de son époux, cette information ne devait pas être pour lui une révélation.
14 décembre 1941 : le domicile d’Arvad, sis au 1 600 16e Rue, appt. 505, fait l’objet d’une surveillance poussée. Le Dr Fejos quitte le pays ce jour-là – il part pour le Pérou afin d’y poursuivre son mystérieux projet pour la Viking Fund – et l’amant d’Arvad passe semble-t-il plusieurs nuits dans le lit conjugal. Apparemment, l’amant de la maîtresse d’Axel Wenner-Gren est un enseigne de l’US Navy portant « un pardessus gris aux manches raglan et un pantalon de tweed gris. Il ne porte pas de chapeau et ses cheveux blonds bouclés sont toujours ébouriffés… il n’est connu que sous le nom de Jack. »
En moins de vingt-quatre heures, l’Office of Naval Intelligence identifie « Jack » comme étant John F. Kennedy, fils de l’ambassadeur Kennedy, enseigne de l’ONI affecté au QG de la Naval Intelligence de Washington. Mais le FBI est toujours dans le brouillard. Le dossier s’enrichit de transcriptions de conversations téléphoniques entre Kennedy et Arvad, le « parfait spécimen de beauté nordique » d’Hitler.
1er janvier 1942 : télégramme adressé par Kennedy à Arvad, posté de New York :
PLUS DE VOLS DONC JE N’ARRIVERAI QU’À 22 H 30 PAR LE TRAIN. JE TE CONSEILLE DE TE COUCHER MAIS SI TU VIENS M’ATTENDRE ACHÈTE UNE THERMOS ET PRÉPARE-MOI DE LA SOUPE. QUI PRENDRAIT SOIN DE MOI SI TU N’ÉTAIS PAS LÀ ?
JE T’AIME, JACK.
Ce même jour du Nouvel An, l’agent spécial Hardison reconnaît que toutes les tentatives pour découvrir l’identité du nom de code « Jack » se sont révélées « complètement improductives » mais que le Bureau travaille toujours dans ce sens.
Pendant ce temps, l’ONI – à en juger par les notes figurant dans le dossier – commence à s’inquiéter. Le 31 décembre, lors d’une réunion regroupant tous les services de renseignements, le capitaine Klingman, directeur adjoint de l’ONI, a avec Tamm et Ladd, représentants officiels du FBI, une conversation portant sur « le fils de l’ambassadeur Kennedy, qui semble être sur le point d’épouser une femme mariée dès qu’elle aura divorcé de son époux actuel ». Ladd adresse une note au directeur Hoover où l’on peut lire : « Le capitaine Klingman a déclaré que ce garçon était « ici, parmi nous », et il a souhaité en savoir davantage sur cette situation… »
Donc, pendant que l’agent spécial Hardison et ses hommes se creusaient la tête pour découvrir l’identité de l’amant d’Arvad, le directeur Hoover prenait son téléphone pour la confirmer. Il déclare dans une note : « Le capitaine Klingman affirme qu’il résoudra cette question de façon convenable. »
9 janvier 1942 : le directeur des Opérations navales envoie une note au Bureau de navigation, demandant que l’enseigne « Joseph F. Kennedy » soit muté et quitte immédiatement Washington. Il s’agit bien entendu de John F. Kennedy. Selon un rapport de l’ONI, le Bureau de navigation ne bouge pas. La surveillance exercée sur celle que l’on soupçonne d’être une espionne nazie et sur son amant des services de renseignements s’intensifie.
11 janvier 1942 : lettre du Dr Paul Fejos, en mission pour la Viking Fund, l’organisation bidon d’Axel Wenner-Gren, adressée à son épouse Inga Arvad :
Tu es parfois, ma chérie, plus énigmatique que les prophètes de l’Ancien Testament. Tu m’écris que si tu avais dix-huit ans, tu épouserais probablement Jack. Je suppose qu’il s’agit de Jack Kennedy. Puis tu ajoutes : « Mais c’est probablement toi que je pourrais, que je voudrais choisir. » Allons, ma capricieuse enfant, que se passe-t-il ? Quelque chose est-il arrivé à ton amour ou à celui de Jack ? Ou bien s’agit-il encore des chers sentiments charitables que je t’inspire ? Tout mais pas ça, je t’en prie. Tu vois, ma chérie, tu m’as fait connaître des journées bien difficiles avec tes sentiments charitables, et franchement, il serait bien plus humain que tu les oublies. Lentement je m’y habituerai, à vivre sans toi, à ce que tu sois loin de moi… et les choses s’arrangeront (je l’espère), et il ne servirait plus à rien d’essayer d’être charitable et par conséquent, sans le vouloir mais en fin de compte : cruelle.
Il y a, cependant, une chose que je veux te dire à propos de ton Jack. Avant que tu ailles plus loin dans cette affaire, avant que tu ailles jusqu’au bout, as-tu réfléchi que, peut-être, le père ou la famille de ce garçon ne vont pas aimer cette idée ?
J’interrompis ma lecture pour consulter ma montre. Le temps pressait. Mais il ne me restait plus que quelques pages, quelques photographies à examiner. Hemingway pouvait bien attendre.
Quel genre de crétin impuissant était le Dr Fejos pour écrire de telles jérémiades à sa femme ? Je revins sur les photographies d’Inga Arvad. Petite, blonde et bouclée. Sourcils fins. Lèvres pleines. Teint parfait. Superbe, d’accord, mais indigne d’un tel avilissement. D’un autre côté, quelle femme en serait digne ?
J’examinai les photos avec attention. Cette femme n’était pas celle que j’avais vue nager nue ce matin-là, même si elles auraient pu être sœurs. Inga Arvad avait l’air d’une vraie blonde.
Je feuilletai les vingt dernières pages du dossier.
12 janvier 1942 : pendant que les experts en contre-espionnage du FBI recherchent toujours l’identité du contact d’Arvad, « nom de code Jack », la chronique de Walter Winchell, diffusée dans tout le pays, révèle : « L’un des fils de l’ex-ambassadeur Kennedy, un beau parti, est dans le collimateur d’une journaliste de Washington. Celle-ci a tellement le béguin pour lui qu’elle a consulté son avocat afin de demander le divorce à son explorateur de mari. Papa Kennedy n’apprécie pas. »
13 janvier 1942 : l’enseigne John F. Kennedy quitte Washington pour être affecté à la base navale de Charleston, Caroline du Sud.
19 janvier 1942 : rapport de surveillance de l’agent spécial Hardison :
Il a été confirmé que l’enseigne connu sous le seul nom de Jack a passé les nuits des 16, 17 et 18 janvier avec la suspecte Arvad, dans l’appartement de celle-ci. Le Bureau poursuit sa surveillance permanente. Le soussigné estime que cet homme vit dans un quartier proche et que, après avoir passé la nuit avec la suspecte, il retourne à son domicile, enfile son uniforme et revient prendre son petit déjeuner chez elle.
19 janvier 1942 : les agents de l’ONI confirment que l’enseigne Jack Kennedy a pris l’avion à Washington pour se rendre chez son père, en Floride, avant de rejoindre son poste à Charleston.
19 janvier 1942 : lettre adressée par Inga Arvad à la nouvelle adresse de Jack Kennedy, la boîte postale de la base navale de Charleston :
19 janvier 1942 – la première fois que quelqu’un me manque, que je me sens seule et que j’ai l’impression d’être la seule habitante de Washington.
Aimer – le savoir, ne rien pouvoir y faire et pourtant ne rien ressentir hormis un bonheur total. Et comprendre enfin ce qui fait courir Inga.
24 et 25 janvier 1942 : l’agent Hardison et ses troupes d’élite « perdent » Inga, déclarent que son lieu de résidence est « inconnu ». D’après le rapport concomitant de l’ONI, Inga Arvad attendait l’enseigne Kennedy à Charleston quand il s’est présenté à sa nouvelle affectation.
26 janvier 1942 : lettre adressée par Arvad à Kennedy :
Plus le train s’éloignait, moins je distinguais le jeune et beau Bostonien… J’ai dormi comme une souche. À midi, nous sommes arrivés dans la capitale des États-Unis d’Amérique. Dans cette même gare d’Union Station où je me suis rendue le 1er janvier 1942, aussi heureuse qu’un oiseau, sans un souci, sans une crainte – amoureuse, tout simplement – t’en souviens-tu ?
« Avez-vous commencé à faire un bébé ? » – telle est la question que quelqu’un m’a posée aujourd’hui. Devine qui.
Et les lettres d’amour se suivent. Et de nouvelles agences viennent surveiller les amoureux, et se surveiller entre elles. De toute évidence, le directeur Hoover a profité de l’affaire Arvad pour reprendre les hostilités avec le colonel Donovan, du COI. Agissant en état de légitime défense, les hommes de Donovan se sont mis à surveiller Arvad, ainsi que les agents du FBI et de l’ONI qui la surveillaient.
Le 26 janvier, alors qu’Arvad écrit sa lettre d’amour au jeune Kennedy, Hoover informe le ministre de la Justice des États-Unis d’une « enquête menée en ce moment sur cette femme soupçonnée d’espionnage », concluant qu’Arvad a peut-être entrepris « une opération d’espionnage des plus subtiles dirigée contre les États-Unis ».
29 janvier 1942 : l’agent spécial qui a repris l’enquête des mains de ce crétin d’Hardison note que l’affaire Arvad a « davantage de ramifications que tout ce que j’ai pu voir depuis un bon moment ».
4 février 1942 : le directeur de l’Unité de surveillance des étrangers hostiles, dépendant du ministère de la Justice, écrit à Hoover, lui demandant un « rapport relatif à toutes les informations dont vous disposez concernant (…) Mrs. Inga Fejos, domiciliée 1 600 16e Rue Nord-Ouest, Washington, DC, qui me sont nécessaires pour décider de l’opportunité d’un mandat d’amener présidentiel ».
Bien entendu, Hoover ne souhaite pas l’arrestation d’Inga Arvad. Grâce à sa liaison avec Wenner-Gren et à son aventure avec le jeune Kennedy, le directeur a carte blanche pour surveiller la moitié de ses ennemis washingtoniens.
Les transcriptions des conversations téléphoniques de la fin janvier et du début février occupent plusieurs pages :
KENNEDY : Je veux te voir à Washington la semaine prochaine… si je réussis à m’échapper.
ARVAD : Je prendrai l’avion pour Charleston, mon chéri. Si c’est plus pratique pour toi.
KENNEDY : Vraiment ? Bien sûr, il vaut mieux que tu viennes ici, mais il ne faut pas que ce soit toi qui voyages tout le temps, alors, la prochaine fois, c’est moi qui viendrai.
ARVAD : Je serais heureuse de te voir n’importe où, Jack. Où tu voudras et quand tu voudras. Tu peux faire tout ce que tu voudras, mon chéri. Si tu veux aller ailleurs, tant mieux.
KENNEDY : Non, non, j’irai à Washington. Si je peux me libérer à une heure, je prendrai cet avion, sinon, si je dois travailler, je partirai samedi à six heures.
ARVAD : Bon Dieu. Tu es obligé de travailler samedi ?
KENNEDY : Oui.
ARVAD : Quand dois-tu t’embarquer ?
[Annotation manuscrite : « Tentative d’obtenir information confidentielle ? »]
KENNEDY : Je ne sais pas.
ARVAD : Est-ce que c’est pour bientôt ?
KENNEDY : Non.
ARVAD : Je crois que si.
KENNEDY : Non.
ARVAD : Tu en es sûr ?
KENNEDY : Si je le savais, je te le dirais.
Et cetera, et cetera. L’agent spécial examine ces conversations à la loupe au cas où l’officier des renseignements et l’espionne allemande auraient échangé des informations critiques. Il s’intéresse tout particulièrement à ce dialogue énigmatique, prononcé quelques jours plus tard :
KENNEDY : C’est vrai que tu as dit que MacDonald était mieux habillé que moi ? Que je devrais aller voir son tailleur ?
ARVAD : Mensonges ! Ce que tu portes m’est égal, mon chéri. Je t’aime tel que tu es, et je te préfère quand tu ne portes rien du tout.
Vers le 1er février, coup de fil en pleine nuit. L’enseigne Kennedy commence par taquiner Arvad à propos d’une « grande orgie » qu’elle aurait organisée à New York, puis il s’inquiète de l’opinion du Dr Fejos à son égard.
KENNEDY : Qu’a dit ton mari à part ça ?
ARVAD : Eh bien, il a dit que je pouvais faire ce que je voulais. Il a dit qu’il était triste de me voir faire ce que je faisais. Je t’en dirai davantage plus tard, mais je te jure qu’il ne va pas nous inquiéter et que tu n’as pas besoin d’avoir peur de lui. Il ne va pas t’attaquer en justice, même s’il sait ce que cela entraînerait pour toi.
KENNEDY : S’il ne me fait pas de procès, c’est vraiment un chic type.
ARVAD : C’est un gentleman. Quoi qu’il arrive, jamais il ne ferait une chose pareille. C’est quelqu’un de très bien.
KENNEDY : Je ne voulais pas te mettre en colère.
ARVAD : Je ne suis pas en colère. Veux-tu vraiment que je vienne ce week-end ?
KENNEDY : J’y tiens beaucoup.
ARVAD : Je vais réfléchir et je te rappellerai. Au revoir, mon amour.
KENNEDY : Au revoir.
De toute évidence, Arvad n’a pas réfléchi très longtemps. Du 6 au 9 février, l’enseigne Kennedy et elle restent pratiquement enfermés dans leur chambre du Fort Sumter Hôtel, à Charleston. Extrait du rapport de l’agent du FBI responsable de l’antenne de Savannah :
« Vendredi 6 février 1942, 17 h 45 : l’enseigne Kennedy arrive au Sumter Hôtel au volant d’un cabriolet Buick noir, modèle 1940, immatriculé en Floride (6D951). Kennedy monte dans la chambre d’Arvad et ne la quitte plus jusqu’au samedi en fin de matinée, sauf pendant quarante minutes pour aller souper. »
Exception faite de quelques pauses – dont l’une pour la messe le dimanche matin –, Kennedy et Arvad sont restés au lit jusqu’au matin du lundi 9 février. On avait réservé au couple une chambre truffée de micros. Le rapport de surveillance électronique mentionne des « bruits caractéristiques d’un accouplement ». Fin février, Inga la maligne tente de berner les G-Men de Hoover en demandant à Kennedy de lui réserver une chambre au Francis Marion Hôtel, mais les agents de l’antenne de Savannah s’installent dans l’une des deux chambres adjacentes, l’autre étant occupée par six hommes des services de renseignements de la Marine, l’oreille collée au mur.
Rapport rédigé le 23 février par l’agent spécial Ruggles : « La plus grande partie de la conversation entre la suspecte et Kennedy dans leur chambre d’hôtel a pu être recueillie. Il s’avère que la suspecte redoute la possibilité d’une grossesse, conséquence de ses deux précédents séjours à Charleston, et envisage de demander l’annulation de son mariage. Il est à remarquer que Kennedy n’a guère fait de commentaires sur ce point. »
Apparemment, l’enseigne Kennedy était moins enthousiaste à l’idée d’épouser cette femme de vingt-huit ans.
Comme cela arrive souvent, l’enregistrement devient alors de plus en plus difficile à effectuer. Inga connaissait l’existence des dispositifs d’écoute du FBI et de l’ONI et dépensait des trésors de ruse pour les circonvenir. Début mars, le directeur Hoover a personnellement téléphoné à l’ambassadeur Kennedy, lui expliquant que la surveillance s’étendait désormais à sa propre personne et que l’arrestation de son enseigne de fils par les services de sécurité de la Marine devenait de plus en plus probable.
Apparemment, Joe Kennedy a frisé l’embolie. Ce même jour eut lieu une conversation téléphonique entre Joseph Kennedy, qui appelait depuis sa maison de Hyannis Port, et James Forrestal, secrétaire d’État à la Marine, durant laquelle Kennedy supplia son vieux collègue de Wall Street d’envoyer son fils sur le front.
« Il risque de se faire tuer dans le Pacifique Sud, Joe, déclara Forrestal.
— Je préfère qu’il se fasse tuer plutôt que cette salope d’Arvad lui mette le grappin dessus », répondit Joseph Kennedy.
Forrestal appela ensuite le directeur Hoover. Celui-ci lui recommanda le transfert « pour des raisons de sécurité ». De toute évidence, le fils cadet de Joseph Kennedy n’était pas indispensable aux yeux de l’ambassadeur. À en croire la rumeur, c’était son fils aîné qu’il préparait à être président.
JFK partit quelques jours plus tard.
Le dossier s’achevait par une note des services de renseignements de la Marine précisant que le Southern Cross, le navire de Fejos, de Wenner-Gren et de la Viking Fund, avait quitté le port de New York le 8 avril 1942. Le 17 avril, on l’avait vu se ravitailler en carburant aux Bahamas. Depuis cette date, la position et la mission du yacht mystérieux demeuraient inconnues.
Je refermai le dossier et le rendis à Delgado.
« Remettez la page qui manque, dit-il.
— Allez vous faire foutre. »
Delgado haussa les épaules et se fendit d’un sourire moqueur. « C’est vous que ça regarde, Lucas. Je suis obligé de signaler que vous avez emprunté sans autorisation un document secret et confidentiel.
— Faites ce que vous voulez », dis-je en me dirigeant vers la porte. J’avais vingt minutes de retard.
« Lucas ? »
Je m’arrêtai sur le seuil.
« Vous avez entendu parler du meurtre de la nuit dernière ?
— Quel meurtre ?
— Un pauvre type du nom de Kohler. L’opérateur radio du Southern Cross. Le navire qui vous intéresse tellement. Le navire dont vous venez de voler les plans. Drôle de coïncidence, hein ? »
J’attendis la suite. Affalé sur sa chaise, Delgado me dévisageait avec insolence. Ses joues et son torse étaient humides de sueur.
« Qui l’a tué ? » demandai-je au bout d’un temps.
Haussement d’épaules. « À en croire la rumeur, la police de La Havane est à la recherche d’une pute nommée Maria. On pense que c’est elle qui a fait le coup. » Nouveau sourire. « Vous ne sauriez pas où trouver une pute nommée Maria, n’est-ce pas, Lucas ? »
Je lui rendis son regard. Jusqu’ici, je n’avais pas menti ouvertement à Delgado. Au bout d’une seconde, je dis : « Pourquoi saurais-je où elle se trouve ? »
Nouveau haussement d’épaules.
Je fis mine de me retourner, puis le fixai une nouvelle fois. « Vous m’avez dit qu’un homme de la Police nationale cubaine m’a suivi l’autre jour. »
Delgado retroussa ses lèvres en une grimace inquiétante. « Et vous ne l’avez pas remarqué. C’est pourtant une armoire à glace.
— Comment s’appelle-t-il ? »
Delgado se frotta le nez. Il faisait très chaud dans la planque. « Maldonado. Les indigènes le surnomment Cheval fou. Et avec raison.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est fou. »
Je hochai la tête et sortis, parcourant au petit trot la distance qui me séparait de l’endroit où j’avais garé la Lincoln d’Hemingway. Elle était entourée d’une meute de gamins à moitié nus, qui se demandaient de toute évidence ce qu’ils pouvaient y voler et dans quel ordre, mais pour le moment, elle paraissait intacte.
« Caltez ! » leur lançai-je.
Les gamins s’égaillèrent, puis se regroupèrent pour m’adresser des gestes obscènes. J’épongeai mon front trempé de sueur, démarrai et fonçai à tombeau ouvert vers la Finca Vigia.