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« Pourquoi voulez-vous des informations sur le Southern Cross ? » demanda Delgado.

Nous nous étions retrouvés au bout d’une piste en terre battue au sud de San Francisco de Paula. Elle s’achevait sur une vieille ferme abandonnée, écrasée de chaleur. Dans un champ d’herbes folles, un burro solitaire nous considérait d’un œil mi-amical, mi-soupçonneux. Ma bicyclette reposait contre une clôture démolie. La vieille motocyclette de Delgado était béquillée près d’un poteau téléphonique dépourvu de fils.

« Selon les instructions que m’a données Mr. Hoover, dis-je, votre boulot est de me transmettre les informations dont j’ai besoin, pas de me demander pourquoi j’en ai besoin. »

Delgado me fixa de son regard neutre, presque mort. En dépit de la chaleur, il portait un blouson de cuir fatigué par-dessus son maillot de corps. Les boutons en étaient plus expressifs que ses yeux. « Quand vous les faut-il ? »

Là était le problème. Au Mexique, en Colombie et en Argentine, dix jours au moins étaient nécessaires pour que des dossiers ordinaires nous soient transmis depuis Washington. Dans le cas de dossiers sensibles, où un visa était obligatoire, il pouvait parfois s’écouler un mois ou davantage avant que nous n’en recevions un résumé. En général, nous étions passés à autre chose lorsque nous obtenions la paperasse dont nous avions besoin. Dans le cas présent, le Southern Cross aurait sans doute levé l’ancre lorsque ma requête serait satisfaite. « Dès que possible, répondis-je.

— Demain après-midi, dit Delgado. À la planque. Dix-sept heures précises. »

Je ne fis aucun commentaire, mais je ne pouvais pas croire que les dossiers seraient arrivés à Cuba le lendemain après-midi. S’ils arrivaient… et comment ? Par courrier accéléré ? Pourquoi transmettre des informations sensibles à un agent accomplissant une mission sans intérêt comme la mienne ? Et qui était Delgado, au fait ?

« Il n’y a que le bateau qui vous intéresse ? demanda-t-il en annotant un petit carnet à spirale.

— Le bateau et tout ce qui y touche directement. Les enquêtes effectuées en ce moment sur son équipage, ses propriétaires… tout ce qui sera susceptible de m’aider. »

Delgado hocha la tête, se dirigea vers sa motocyclette et l’enfourcha. « Qu’aurait fait votre écrivain s’il avait rattrapé ce sous-marin, Lucas ? »

Je repensai à cette chasse folle sur une mer démontée : la tourelle grise qui disparaît dans la pluie, puis dans les vagues, Hemingway à la barre, les jambes écartées, le visage dur et résolu, poussant les manettes à fond – si bien que j’avais cru que le Pilar allait se casser en deux ou s’écraser sur les vagues –, le bateau et ses passagers inondés d’embruns. Nous tous – Patchi Ibarlucia, Winston Guest, l’impassible Fuentes, même moi – avions les veines saturées d’adrénaline, et nous encouragions le petit bateau de plaisance comme s’il s’était agi d’un pur-sang dans la dernière ligne droite. Puis le sous-marin avait disparu… complètement, totalement disparu… et Hemingway s’était mis à jurer, à taper du plat de la main sur la cloison, et avait fait demi-tour, mettant le cap au nord pour se rapprocher du yacht gigantesque, ordonnant à Fuentes de s’emparer des jumelles pour déchiffrer le nom inscrit sur sa proue.

« Si vous aviez tenté d’arraisonner ce sous-marin, poursuivit Delgado, il vous aurait envoyés par le fond.

— Ouais. Demain, cinq heures de l’après-midi ? Je tâcherai d’être là. »

Delgado sourit et démarra son engin. Toujours juché sur sa selle, il cria : « Au fait, vous avez remarqué les deux hommes dans la Buick qui vous ont regardés quitter le port hier ? Depuis la colline qui domine Cojimar ? »

Je les avais vus. Comme la voiture était dans l’ombre, même les jumelles ne m’avaient permis de distinguer que deux silhouettes à l’intérieur – encore le grand et le petit. Mutt et Jeff.

« Je n’ai pas reconnu le conducteur, reprit Delgado, mais le passager était un certain nain chauve et bossu. Ça vous dit quelque chose ?

— Vous plaisantez. Je croyais qu’il avait été muté à Londres.

— Il a bien été muté. » Delgado poussa les gaz à fond et éleva la voix pour se faire entendre. « Et je ne plaisante jamais. »

Le « nain chauve et bossu » était certainement Wallace Beta Phillips, un homme brillant qui dirigeait la section « Amérique latine » de l’Office of Naval Intelligence. Si Phillips était bel et bien chauve et bossu, ce n’était pas un véritable nain… il était petit, voilà tout. Quand je me trouvais à Mexico, j’avais participé à plus d’une opération conçue et dirigée par Phillips, et j’avais beaucoup de respect pour lui. Sous sa direction, l’ONI, le SIS, le FBI et le COI de Wild Bill Donovan, nouvellement formé, avaient entamé une collaboration fructueuse pour lutter contre les agents nazis au Mexique. Mais Phillips avait encouragé le développement de ce genre de coopération entre agences durant tout l’hiver 1941-1942, alors même que J. Edgar Hoover exigeait que le COI cesse toute opération sur le continent américain et que l’ONI restreigne ses activités aux questions purement maritimes. Après la crise qui avait éclaté à Washington en janvier, à l’issue de laquelle Hoover avait obtenu le contrôle absolu sur le SIS et, plus généralement, sur toutes les opérations de contre-espionnage ayant pour théâtre le continent américain, l’autorité du bossu avait été battue en brèche par les agents du FBI.

Ces derniers mois, les opérations de l’ONI et les agents de Phillips en poste au Mexique – et dans le reste de l’Amérique latine – avaient subi de la part de Hoover un harcèlement incessant, qui avait atteint son point culminant après l’échec de deux missions durant le printemps. En avril, j’avais reçu l’ordre de filer et d’espionner les hommes de Phillips, qui travaillaient avec ceux de Donovan pour surveiller les derniers agents nazis présents dans les deux ports les plus importants du Mexique. Peu de temps après, Hoover était allé voir FDR en personne pour exiger que le COI de Donovan soit dissous et que Wallace Beta Phillips soit réprimandé pour avoir coopéré avec lui.

Donovan, qui se remettait d’un grave accident de la circulation survenu à New York le mois précédent – il avait dans le poumon un caillot de sang potentiellement mortel –, avait protesté auprès du président, déclarant que l’accusation de Hoover était « un mensonge aussi répugnant que méprisable », et Roosevelt l’avait cru. Le COI n’avait plus rien à craindre pour le moment, mais l’esprit de coopération entre agences au Mexique et en Amérique latine s’était évaporé comme de la rosée en plein désert. Wallace Beta Phillips, le bossu chauve, avait demandé et obtenu une mutation de l’ONI au COI et – d’après ce que j’avais appris juste avant de partir pour Washington – s’était envolé pour Londres.

Que diable faisait-il à Cuba ? Pourquoi perdait-il son temps à m’observer quand j’allais à la pêche avec Hemingway et son équipage de jobards ?

Je m’abstins de poser cette question à Delgado. « Demain, cinq heures de l’après-midi, lui dis-je.

— N’allez pas emboutir un arbre dans le noir avec votre bicyclette. » Delgado éclata de rire. Il mit les gaz et fonça sur la piste en direction de San Francisco de Paula, soulevant un nuage de poussière qui retomba doucement sur moi, telles des cendres après une lente incinération.

 

« En avant, Joe Lucas ! » s’écria Hemingway. Nous étions mardi après-midi et il était planté devant la porte grillagée du cottage. « Mettez votre plus belle cravate de maître-espion. Nous allons à l’ambassade pour vendre une idée à quelqu’un. »

Quarante minutes plus tard, nous étions dans le bureau de l’ambassadeur Braden, protégé par des stores de l’éclatant soleil de La Havane et par un ventilateur fixé au plafond de la torpeur de l’air. Cinq personnes étaient présentes. Outre l’ambassadeur, Hemingway, Ellis Briggs et moi-même, il y avait là le colonel John W. Thomason Jr, le nouveau directeur des services de renseignements de la Marine pour l’Amérique centrale – un homme bien mis, solide, qui s’exprimait avec vivacité et précision d’une voix trahissant ses origines texanes. J’avais entendu parler de Thomason, mais à en juger par la tonalité amicale de la conversation qui précéda la réunion proprement dite, Hemingway l’avait déjà rencontré – en fait, il avait mis à profit l’expertise technique de Thomason pour son anthologie d’histoires de guerre. Le colonel était d’ailleurs un écrivain lui aussi – Hemingway mentionna à deux reprises sa biographie de Jeb Stuart et suggéra qu’une nouvelle du colonel ne déparerait pas son anthologie.

Braden finit par déclarer la réunion ouverte. « Ernest, je crois que vous avez une nouvelle proposition à nous soumettre.

— Oui, dit Hemingway, et elle est excellente. » Il me désigna d’un geste, puis se tourna vers le colonel. « John, Spruille vous a sans doute déjà dit que Lucas est un expert en contre-espionnage du ministère des Affaires étrangères affecté à mon opération « Usine à forbans ». J’ai déjà discuté de cette idée avec Lucas et nous en avons abordé tous les détails… »

Notre discussion s’était en fait déroulée dans la Lincoln noire, alors qu’elle fonçait à tombeau ouvert vers La Havane, et Hemingway s’était contenté de m’expliquer sommairement sa proposition. Thomason me jeta un regard soupçonneux, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un militaire ou d’un agent de renseignements face à un fonctionnaire des Affaires étrangères.

« Spruille ou Ellis vous ont sans doute dit que nous avons aperçu hier un sous-marin allemand », poursuivit Hemingway.

Le colonel Thomason acquiesça.

« Vous êtes sûr qu’il était allemand, Ernest ? demanda Ellis Briggs.

— Pour ça oui. » Hemingway décrivit sa tourelle, son armement et son immatriculation.

« Presque certainement un sous-marin allemand de classe sept-quarante, commenta le colonel Thomason. Quelle direction a-t-il adoptée avant de plonger ?

— Lucas ? fit l’écrivain.

— Nord-nord-ouest. » J’avais l’impression de jouer les figurants dans un mauvais mélodrame.

Thomason hocha la tête. « Tôt ce matin, un sous-marin de classe sept-quarante a été aperçu au large de La Nouvelle-Orléans. On pense qu’il a pu débarquer quatre agents allemands à l’embouchure du Mississippi. C’était sans doute votre U-Boot, Papa. »

Je fixai le militaire. Papa ? Thomason avait quarante-huit ou quarante-neuf ans. Hemingway en avait quarante-deux. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de « Papa » ? Pourquoi tout le monde acceptait-il d’entrer dans ce stupide jeu des surnoms inventé par l’écrivain… dans tous ses jeux infantiles, d’ailleurs ? À présent, on jouait au jeu du sous-marin. Visages graves et voix viriles dans la salle du conseil.

Hemingway s’était levé pour arpenter la pièce, soulignant ses propos à grands gestes et se déplaçant vivement sur la pointe des pieds. L’ambassadeur Braden affichait un air poli et satisfait, comme une ménagère qui, après avoir acheté un aspirateur Electrolux à un représentant amical, serait disposée à se payer quelque accessoire conçu pour lui en faciliter l’usage.

« Voici mon plan, dit Hemingway en écartant les bras comme pour nous étreindre tous. Mes agents de l’Usine à forbans m’ont rapporté que, durant le mois écoulé, un bon nombre de bateaux ont été arrêtés et arraisonnés par des sous-marins nazis. Un vieux pêcheur de Nuevitas a même été obligé de filer aux Boches toute sa cargaison de poissons et de fruits. Bref, je pense que ce sous-marin sept-quarante examinait de près le gros yacht que nous avons vu… le Southern Cross… dans le but de l’aborder ou de l’envoyer par le fond. Le Cross paraissait suspect… il avait quasiment la taille d’un cuirassé. Mais la mer était trop forte, et puis nous sommes arrivés sur les lieux… »

Mais qu’est-ce qu’il raconte ? me demandai-je. Nous avions vu le yacht et le sous-marin échanger des signaux. Ceux-ci n’étaient pas en morse, mais en code privé. Pas plus tard que la veille, alors que nous suivions le gros yacht jusqu’au port de La Havane, où il avait jeté l’ancre, Hemingway avait émis l’hypothèse que les deux bâtiments opéraient de concert. Selon sa théorie, le yacht agissait comme vaisseau ravitailleur pour les U-Boots, ce que les Allemands appelaient une « vache à lait », et il avait élaboré tout un plan pour obtenir des informations sur le Southern Cross, son équipage, sa cargaison et sa mission. Jusqu’à minuit, ses agents de l’Usine à forbans, rats de quai, barmen et garçons de café, s’étaient employés à recueillir le maximum d’informations. Et maintenant ceci. Que mijotait-il donc ?

« Voici mon plan, répéta-t-il. Nous allons déguiser mon bateau, le Pilar, en bateau de pêche cubain… ou plutôt en navire affecté à une mission scientifique. Une expédition à but hydrographique ou quelque chose comme ça. On pourrait lui faire battre pavillon de l’Institut océanographique de Woods Hole. Quand les Allemands l’apercevront dans leur périscope, ça éveillera leur curiosité, ils feront surface, et, quand ils voudront nous aborder… boum ! On les attaquera au fusil, à la grenade, à la mitraillette, au bazooka… avec tout ce qu’on aura à bord.

— Un Q-Boat ! Un bateau-leurre ! dit l’ambassadeur Braden, de toute évidence ravi par cette idée.

— Exactement, dit Hemingway.

— Ça risque d’être dangereux, Ernest », intervint Ellis Briggs. L’écrivain haussa les épaules. « Je saurai choisir mon équipage. Sept ou huit hommes courageux devraient faire l’affaire. Vous pouvez nous envoyer quelqu’un si vous le souhaitez, Spruille… peut-être un marine pour s’occuper de la radio et du calibre cinquante.

— Est-ce que le Pilar a une radio, Papa ? demanda le colonel Thomason. Ou une mitraillette ?

— Pas encore, dit Hemingway en souriant.

— Que vous faut-il d’autre ? s’enquit l’ambassadeur, qui prenait des notes avec son stylo à plume en argent.

— Seulement les armes que j’ai évoquées. Des mitraillettes Thompson conviendraient parfaitement. Des grenades pour les jeter dans leurs écoutilles quand ils nous approcheront. Peut-être un ou deux bazookas. Une radio militaire. Oh… et un dispositif de détection radio. Nous pourrions travailler en liaison avec les bases navales de la côte et avec les cuirassés présents dans les parages pour trianguler la position de l’ennemi. Je m’occuperai des provisions de bouche. Nous aurons besoin de gasoil, bien entendu. Vu le rationnement en vigueur, je serai incapable de me procurer la quantité de carburant nécessaire pour cinq jours de patrouille, et cette opération exigera à mon avis plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

— Et que va devenir votre opération de… euh… de l’Usine à forbans ? demanda l’ambassadeur Braden. Vous venez à peine de la mettre sur pied, je présume. Allez-vous l’abandonner pour cette mission Q-Boat ? »

Hemingway fit non de la tête. « Nous pouvons mener les deux de front. En fait, si les sous-marins nazis rôdent dans les parages pour débarquer des agents secrets sur le sol cubain, et sur le sol américain, comme l’indiquent les informations recueillies jusqu’ici, eh bien, les deux opérations seront nécessaires pour les repérer et les arrêter. »

Le colonel Thomason s’éclaircit la gorge. Il parlait lentement, mais sa voix ne trahissait aucune apathie. « Supposez que vous réussissiez à faire passer le Pilar pour un bateau de pêche innocent mais que les Allemands aient des soupçons et vous tirent dessus à coups de canon ? Que va-t-il se passer, Papa ?

— Eh bien, nous serons foutus. Mais pourquoi un capitaine de sous-marin courrait-il le risque d’attirer l’attention sur lui en donnant du canon alors qu’il est si simple d’envoyer des hommes d’équipage nous aborder pour fouiller notre bâtiment ? La présence d’un bateau de pêche éveillera sa curiosité. Il se demandera quel genre de profiteurs vont pêcher le marlin dans le Gulf Stream en temps de guerre.

— Et s’il vous identifie ? insista le colonel. Le Pilar est bien connu dans la région. Si votre capitaine de sous-marin est impliqué dans une mission de renseignement, comme vous le supposez, il risque de reconnaître ce cinglé d’écrivain gringo et son bateau de pêche.

— C’est encore mieux, répliqua Hemingway en souriant. Capturons le grand écrivain américain et expédions-le à Berlin où il pondra des poèmes salaces pour le Führer. Un bon point pour der Kapitan. Une promotion pour tout l’équipage. Pourquoi pas ? Tous ces sous-mariniers sont avides de publicité. »

Le colonel opina, mais de toute évidence, il n’était pas encore convaincu. « Écoutez, Papa, même si un capitaine nazi décide de vous capturer, il ne s’agira pas pour autant d’un imbécile. Il ne se contentera pas de vous demander de vous joindre à lui pour vous offrir un verre de schnaps. Il enverra ses hommes d’équipage… ça fait trois ans qu’ils pratiquent la guerre sur mer, rappelez-vous… et ils ne seront pas armés de lance-pierres.

— Exact. C’est pour ça que nous avons besoin de mitraillettes en plus de grenades. Je sais me servir d’une mitraillette, John. Je me suis entraîné sur ma grand-mère. Les nazis ne comprendront pas ce qui leur arrive. Bon, ce que Lucas et moi devons savoir, c’est… quelle est la taille d’une tourelle de sous-marin allemand ? Quelle est la largeur de son écoutille ? Et surtout… quels dégâts causera une grenade explosant à l’intérieur d’un sous-marin ? Serons-nous en mesure d’en capturer un et de le conduire au port de La Havane ou dans une base navale américaine ? »

C’est à peu près à ce moment-là que j’ai cessé de m’intéresser à la discussion. Du délire, on venait de passer à la stupidité. Mais l’ambassadeur Braden, le premier secrétaire Briggs et le colonel John W. Thomason Jr, directeur des Services de renseignements de la Marine pour l’Amérique centrale, prenaient tout cela au sérieux. Une demi-heure plus tard, et bien que l’ambassadeur eût déclaré qu’il devrait consulter d’autres services avant de donner le feu vert à Hemingway, il était clair que l’écrivain obtiendrait son carburant, ses grenades, ses mitraillettes et son accréditation. C’était de la folie pure.

« Oh, Ernest », s’exclama l’ambassadeur. Nous venions tous de nous serrer la main et j’étais près de la porte à côté de l’écrivain. « Est-ce que cette opération fait officiellement partie de l’Usine à forbans ?

— Il lui faut un autre nom de code, grogna Hemingway. Appelons-la l’opération Sans-ami.

— Sans-ami… oui… très bien. » L’ambassadeur annota son carnet.

Une fois au-dehors, sous le chaud soleil de l’après-midi, je demandai : « Sans-ami ? »

Hemingway se frotta le menton, parcourant la rue du regard comme s’il avait égaré quelque chose. « Vous avez déjà rencontré Sans-ami, répondit-il d’un air distrait.

— Ah bon ?

— Oui. Le gros chat tigré dans la cuisine. Celui qui a un sale caractère. » Son visage s’éclaira, comme s’il venait de se rappeler ce qu’il avait perdu. « Le Floridita, dit-il en consultant sa montre. Il nous reste quatre heures avant le dîner. Daiquiris. »

 

Trois heures et beaucoup trop de daiquiris plus tard, je dis à Hemingway que je rentrerais à la finca par l’autocar du soir. « Ridicule. Le dernier autocar part du centre-ville à sept heures.

— Alors, j’irai à pied.

— Ça va vous prendre toute la nuit, Lucas. Vous raterez le dîner à la finca.

— J’ignorais que j’étais invité à dîner à la finca.

— Bien sûr que vous êtes invité. Enfin, vous le serez quand j’en aurai parlé à Marty. Probablement.

— Je mangerai en ville et je me débrouillerai pour rentrer. » Hemingway haussa les épaules. « J’oubliais. Vous devez faire votre rapport à vos maîtres. Quels qu’ils soient. Parfait. Bien. Rien à foutre. »

Je regardai la Lincoln s’éloigner, puis me dirigeai sans me presser vers la plaza de la Catedral. Je me mis à zigzaguer entre la calle Obispo et la calle Obrapia, fis demi-tour pour emprunter la calle O’Reilly, puis regagnai la calle Obispo. Aucun signe de Delgado, ni du grand type qui, selon lui, appartenait à la Police nationale, mais au coin de la calle Obispo et de la calle San Ignacio, une Buick se gara près de moi et un bossu chauve assis à l’arrière me lança par la vitre ouverte : « On vous dépose quelque part, Mr. Lucas ?

— Avec plaisir. »

Je pris place à côté de lui. Le chauffeur, un homme de mon âge plutôt maigre, m’était inconnu. Il portait des lunettes et un complet de tweed conçu pour un automne en Nouvelle-Angleterre plutôt que pour un printemps à La Havane. Son allure nerveuse, ses mains crispées sur le volant me permirent de déduire que ce n’était pas un agent de terrain.

« Voici Mr. Cowley, dit Wallace Beta Phillips en indiquant l’intéressé d’un mouvement du menton. Aucune relation avec feu l’agent spécial responsable de l’antenne de Chicago. Mr. Cowley, Mr. Joseph Lucas.

— Enchanté », dit le chauffeur.

Je considérai la nuque de l’homme nerveux pendant un moment, puis me retournai vers Phillips. L’expression « nain chauve et bossu » pouvait sembler bizarre mais vu de près, Phillips ne semblait nullement étrange : petit, oui, mais sans rien de choquant, et vêtu d’un costume de prix taillé pour atténuer sa difformité. Ce qu’il y avait de plus frappant chez lui, c’étaient sa peau complètement glabre, ses yeux intelligents et le fait qu’il ne semblait jamais transpirer. Nous ne nous étions jamais rencontrés, mais le petit homme se comportait comme si nous étions de vieilles connaissances.

« Mr. Cowley exerce la même activité que Mr. Hemingway. » Phillips m’offrit une cigarette américaine, que je refusai d’un signe de tête. Il alluma la sienne avec un briquet et exhala un nuage de fumée par la vitre ouverte de la Buick, du côté opposé à celui où je me trouvais. Nous descendions l’avenida de San Pedro en longeant les quais. « Nous avons pensé que le point de vue d’un autre homme de lettres nous serait utile pour juger de l’opération montée par Mr. Hemingway », reprit Phillips. D’un geste délicat du petit doigt, il chassa un brin de tabac collé à sa lèvre inférieure.

« Pourquoi ? » demandai-je.

Wallace Beta Phillips sourit. Il avait des dents parfaites. « Mr. Cowley est nouveau dans notre organisation. En fait, c’est un analyste et non un agent de terrain. Mais nous avons pensé que cette première mission serait des plus instructives, pour lui comme pour nous.

— Qui est ce « nous » ? demandai-je. Ce n’est pas l’ONI.

— L’OSS, dit l’ancien dirigeant de la section Amérique latine du Service de renseignements de la Marine.

— Jamais entendu parler, répliquai-je. Ça ressemble à un sigle allemand. Et je croyais que vous étiez entré au COI et parti pour Londres.

— Oui, oui, fit Phillips. Mr. Donovan a rebaptisé l’agence dite Coordinator of Intelligence pour en faire l’Office of Stratégie Services. Cette dénomination sera très bientôt rendue officielle… au plus tard en juin, si je me souviens bien. Nous pensons que Mr. Hoover aura tôt fait de nous surnommer « Oh So Stupid ».

— C’est probable. J’ai entendu dire que Donovan avait surnommé le bureau Foreign Born Irish[8]. »

Phillips tourna ses paumes vers le ciel. « Seulement quand il est de mauvais poil. Je crois bien que ce stéréotype trouve son origine dans le fait que Mr. Hoover – quoique protestant bon teint – préfère recruter des catholiques.

— Selon un stéréotype également persistant, Mr. Donovan préfère recruter des dilettantes et des amateurs lamentables. »

Mr. Cowley me jeta un regard noir dans le rétroviseur.

« Je n’avais pas l’intention d’insulter les personnes présentes, poursuivis-je. Je me disais seulement que le Bureau risquait d’interpréter votre nouveau sigle comme signifiant « Oh So Social ». »

Phillips gloussa. « Certes, certes. Mr. Donovan s’efforce d’enrichir notre troupeau de moutons à cinq pattes. Le comte Oleg Cassini et Julia Child, par exemple.

— Jamais entendu parler », dis-je une nouvelle fois. Si Phillips me livrait ainsi leurs noms, il ne s’agissait sûrement pas de véritables agents. Encore des « analystes » de Donovan, probablement.

« Évidemment que vous n’avez jamais entendu parler d’eux, dit Phillips. La gastronomie et la mode vous sont des domaines étrangers. Je ne saurais être plus précis, pour des raisons tenant à la sécurité nationale. Et puis, il y a aussi Mr. John Ford.

— Le metteur en scène ? » J’aimais bien les westerns de John Ford.

« Lui-même », dit le chauve. Nous roulions à vive allure sur la route nationale, et la brise était fort rafraîchissante. « Sans parler de nombre de gens de lettres. Outre Mr. Cowley ici présent – qui manifeste une profonde admiration pour Hemingway en tant qu’écrivain, sinon en tant qu’espion –, nous utilisons en ce moment les services de plusieurs anciens amis d’Hemingway, parmi lesquels Archibald MacLeish et Robert Sherwood. »

Ces noms ne me disaient rien. Toute cette conversation n’avait pour moi aucun sens.

« Mr. Hemingway a trahi ces deux gentlemen, poursuivit Phillips. En tant qu’ami, je veux dire. J’espère qu’il ne vous trahira pas, Mr. Lucas.

— Hemingway et moi ne sommes pas amis. Que voulez-vous, Mr. Phillips ?

— Seulement bavarder avec vous, Mr. Lucas. J’ai cru comprendre que le commodore Fleming avait déjà eu l’occasion de s’entretenir avec vous lors du voyage qui vous a amené ici. »

Seigneur Dieu, me dis-je en contemplant les maisons et les échoppes qui défilaient devant nous. Tous les services d’espionnage de cet hémisphère s’intéressent au cirque monté par Hemingway. Mais POURQUOI ? « Que voulez-vous, Mr. Phillips ? » répétai-je.

L’autre soupira et posa ses mains à plat sur ses cuisses. Le pli de son pantalon était parfait. « Les malheureux événements survenus à Veracruz, dans la calle Simon Bolivar, dit-il tout doucement. Vous savez que j’ai participé à la phase de préparation initiale de cette opération ?

— Oui.

— Eh bien, Mr. Lucas, vous devez également savoir que l’ONI s’est vu interdire toute action directe à peu près au moment de… euh… de cet incident dans la calle Simon Bolivar. La mort de Schiller et de Lopez m’a grandement surpris. Avant de quitter le Mexique, j’ai pris le temps de visiter la maison de la calle Simon Bolivar et de lire le rapport du SIS relatif à cet incident. »

Je sentis mon rythme cardiaque s’accélérer. Le SIS et le Bureau avaient examiné les corps et lu mon rapport, mais ni l’un ni l’autre n’avait demandé une enquête interne.

Wallace Beta Phillips me fixait avec attention. « Si je me souviens bien, Mr. Lucas, vous avez déclaré dans votre rapport que les tireurs vous attendaient à l’intérieur de la maison. Vous êtes arrivé en avance, vous avez senti que quelque chose clochait et vous êtes entré en trombe. Ils ont ouvert le feu et vous ont raté. Ils ont tiré quarante-deux balles, je crois bien. Vous n’en avez tiré que quatre.

— Lopez avait un Luger. Schiller était armé d’un Schmeisser réglé sur tir automatique. »

Sourire de Phillips. « Ils tiraient sur la porte d’entrée et sur le devant de la maison, Mr. Lucas. Ils ont été atteints à la nuque et dans le dos. »

J’attendis la suite.

« Vous êtes arrivé en avance, Mr. Lucas. Vous êtes entré par la porte de derrière, en passant près de la chienne. Celle-ci vous connaissait, mais vous avez quand même dû lui trancher la gorge afin qu’elle ne trahisse pas votre présence tandis que vous passiez par la cuisine et remontiez le couloir dans l’obscurité. Une fois dans la salle à manger, vous avez créé une diversion à l’entrée… j’ignore laquelle, mais l’un des voisins a déclaré avoir vu un gamin jeter un caillou sur la porte et s’enfuir en courant. Messieurs[9] Schiller et Lopez ont ouvert le feu. Vous les avez abattus d’une balle dans la nuque. Vous les avez exécutés, Mr. Lucas – avec préméditation et avec talent, si je puis me permettre. »

Je n’avais rien à répondre à cela. Je regardai le paysage défiler. Nous prenions le chemin des écoliers pour gagner San Francisco de Paula. Je vis les yeux de Mr. Cowley ciller dans le rétroviseur ; ils semblaient s’être élargis durant les minutes précédentes.

« Quant à ce qui est arrivé au général Walter Krivitsky en février de l’année dernière, nous ne savons rien, reprit Phillips au bout d’un temps. Peut-être l’avez-vous abattu. Peut-être lui avez-vous donné votre arme et attendu qu’il se tue. Quoi qu’il en soit, vous avez impressionné le Dr Hans Wesemann et les autres agents de l’Abwehr encore en activité sur ce continent, et ils vous considèrent toujours comme un agent indépendant extrêmement dangereux. Si vous aviez appartenu à l’ONI, je vous aurais utilisé pour d’autres missions d’agent double.

— Je n’appartiens pas à l’ONI, répliquai-je. Ni à votre future OSS. Que voulez-vous, Mr. Phillips ? » Soudain, j’étais terriblement lassé de toutes ces palabres : les atermoiements d’Hemingway, les menaces teintées d’ironie de Delgado, le cabotinage viril du colonel Thomason, prêt à couler tous les sous-marins des Caraïbes, et maintenant les accusations de Phillips. En ce moment même, quelque part dans le Pacifique, de braves Américains marchaient vers une mort certaine, se faisaient décapiter par des connards de Japonais armés de sabres de samouraï. Dans une douzaine de pays d’Europe, des hommes et des femmes innocents se réveillaient dans des bâtiments publics occupés au-dessus desquels flottait la svastika, au milieu de rues désertes et pluvieuses où résonnait le pas de l’oie des voyous de la Wehrmacht. À quelques milles d’ici, des jeunes gens de la marine marchande se noyaient par dizaines, victimes de torpilles invisibles.

« Mr. Stephenson et Mr. Donovan pensent que vous comprenez la façon dont nous menons cette guerre, Mr. Lucas, dit Phillips. Ils estiment que les rivalités entre agences ne vous feront jamais perdre de vue les questions plus importantes.

— Je ne comprends strictement rien à ce que vous me racontez. Quel rapport avec le petit jeu auquel se livre Hemingway dans la région ? »

Une nouvelle fois, Phillips me gratifia d’un long regard pensif, comme pour juger de ma sincérité. Je me foutais complètement de ce qu’il pouvait penser. Peut-être en prit-il conscience en déchiffrant mon visage inexpressif. Finalement, il dit : « Nous avons des raisons de croire que Mr. J. Edgar Hoover mijote à Cuba quelque chose de pas très catholique. Probablement quelque chose d’illégal.

— Foutaises. C’est la ESC et l’ONI qui ont appris au Bureau comment monter des coups fourrés. Et si c’est un coup fourré qui se prépare ici, je n’en sais absolument rien. Les prétendus opérateurs d’Hemingway ne connaissent rien à l’espionnage. »

Phillips secoua son crâne chauve. « Non, non, je ne parle pas des actions de routine auxquelles se livrent toutes nos agences, Mr. Lucas. Je parle de quelque chose susceptible de mettre en péril la sécurité nationale des États-Unis d’Amérique. »

Je jetai à Phillips un regard écœuré. Nous étions en plein mélodrame. J. Edgar Hoover était un menteur et un intrigant accompli, capable de tout pour protéger sa chasse gardée bureaucratique, mais si cet homme plaçait quelque chose au-dessus de sa propre carrière, c’était bien la protection et la sécurité des USA.

« Donnez-moi un exemple précis et des preuves irréfutables, dis-je d’une voix neutre, ou bien arrêtez cette putain de bagnole et laissez-moi descendre. » Nous étions à moins de quinze cents mètres de la finca d’Hemingway.

Phillips secoua la tête. « Je n’en ai pas encore, Mr. Lucas. J’espérais que vous pourriez m’en fournir.

— Arrêtez la voiture », dis-je.

Cowley se rangea sur le bas-côté. J’ouvris la portière et descendis.

« Il y a l’homme que vous connaissez sous le nom de Mr. Delgado, dit Phillips par la vitre ouverte.

— Qu’avez-vous à me dire sur lui ? » Un camion cubain passa à toute allure dans un concert de coups de klaxon et de musique.

« Nous avons des raisons de croire qu’il n’est autre que l’agent spécial D », dit le bossu.

Voilà qui me fit réfléchir.

Tous les agents du Bureau et du SIS avaient entendu parler de l’agent spécial D. Certains croyaient en son existence. Voici les faits tels que les connaissais :

Le 21 juillet 1934 à 22 h 30, le criminel John Dillinger, accompagné de deux femmes – dont la célèbre « Femme en rouge », Ana Cumpanas, alias Anna Sage, qui l’avait trahi –, est sorti du Biograph Theater à Chicago. L’escadron d’agents fédéraux qui lui avait tendu une embuscade était officiellement dirigé par l’agent spécial Sam Cowley, mais son véritable chef n’était autre que Melvin Purvis, qui avait déjà reçu de la part du public plus d’attention que Mr. Hoover ne pouvait en tolérer de la part d’un subordonné. Purvis a identifié Mrs. Sage (qui avait passé un accord avec lui et lui avait donné Dillinger) et alerté les autres agents spéciaux postés autour de la salle de cinéma en allumant un cigare, signal convenu à l’avance. Disons plutôt que Purvis a essayé d’allumer un cigare ; ses mains tremblaient si fort qu’il était à peine capable de tenir une allumette, encore moins d’allumer son bâton de chaise et de dégainer son pistolet.

Dillinger a pris la fuite. À en croire les rapports, Purvis s’est écrié de sa voix de fausset : « Haut les mains, Johnny. Tu es cerné. » Au lieu de se rendre, l’homme que Hoover avait qualifié d’Ennemi public numéro un a dégainé un colt .380 automatique et a été abattu par quatre agents spéciaux.

La presse et le public ont attribué ce haut fait à Melvin Purvis, mais il était de notoriété publique que plusieurs agents spéciaux avaient fait usage de leurs armes. Cependant, tout le monde au Bureau avait entendu parler du véritable déroulement de l’incident : Purvis n’avait ni ouvert le feu ni même dégainé. L’agent spécial Sam Cowley – qui devait par la suite être tué par Baby Face Nelson – pas davantage. Les quatre agents spéciaux à avoir tiré étaient Herman Hollis, qui avait raté sa cible ; Clarence Hurt et Charles Winstead, qui avaient peut-être blessé Dillinger ; et un quatrième homme, que les rapports se contentaient d’appeler l’« agent spécial D » et qui, disait-on, n’avait tiré qu’une seule balle – la balle fatale. Toute mention de l’agent spécial D avait disparu des rapports ultérieurs et, bien que la mort de Dillinger ait été officiellement attribuée à feu Sam Cowley par Hoover, et officieusement à Charles Winstead, les rumeurs relatives à l’agent spécial D avaient continué à se répandre.

Selon le folklore du Bureau, l’agent spécial D était un jeune psychopathe – un ancien tueur à gages de la Mafia – que Mr. Hoover et Greg Toison avaient recruté en désespoir de cause, lui proposant dix fois le salaire annuel d’un agent spécial de l’échelon supérieur pour affronter Dillinger et ses complices avec leurs propres méthodes. Toujours à en croire ce mythe des couloirs fédéraux, l’agent spécial D avait été responsable, toujours en cette sanglante année 1934, de la mort de Pretty Boy Floyd et de celle de Baby Face Nelson, bien que celles-ci aient été attribuées à feu Cowley et à l’agent spécial Herman Hollis, qui avait lui aussi péri lors de la fusillade opposant les agents fédéraux à Baby Face Nelson.

La légende de l’agent spécial D avait pris une telle ampleur qu’on lui attribuait également la résolution de l’affaire du kidnapping Lindbergh, toujours en 1934 – résolution à laquelle il était parvenu dans son style inimitable. On racontait que l’agent spécial D avait suivi le véritable kidnappeur – une tantouze qui s’était liée d’amitié avec l’une des bonnes des Lindbergh avant d’enlever, puis de tuer le bébé – jusqu’en Europe, et que là, pris d’une rage meurtrière, il lui avait fourré le canon de son .38 dans la bouche et avait pressé la détente. Comme J. Edgar Hoover n’aurait pas jugé cette solution très convenable, le Bureau avait arrêté Bruno Hauptmann, ami et complice de la tante, afin d’étouffer l’affaire.

Durant les huit ans qui s’étaient écoulés depuis cette année sanglante, les agents du Bureau avaient enjolivé la légende de l’agent spécial D, brute psychopathe et ex-tueur à gages, inscrivant à son tableau de chasse nombre d’« ennemis publics » abattus de façon spectaculaire mais quelque peu malpropre. L’agent spécial D était un limier enragé que Mr. Hoover gardait dans un chenil pour des missions spéciales, ne le lâchant que lorsqu’un problème grave nécessitait une solution expéditive.

Et c’était avec ce croque-mitaine que Wallace Beta Phillips me menaçait. Delgado, mon contact avec le SIS, n’était autre que l’agent spécial D.

J’éclatai de rire et m’écartai de la Buick. « Ravi de vous avoir rencontré, Mr. Phillips. »

Le bossu chauve au costume de prix ne daigna pas sourire. « Si vous avez besoin de nous, Mr. Lucas, appelez la chambre 314 au Nacional, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Et soyez prudent, Mr. Lucas. Soyez très prudent. » Il fit un signe de tête à Mr. Cowley, le chauffeur, et la Buick s’éloigna.

J’entrai dans San Francisco de Paula et gravis la colline jusqu’à la finca. La maison était tout illuminée, le gramophone jouait et j’entendis des cliquetis de verres et des bruits de conversation.

« Merde », dis-je à voix basse. Je n’avais rien mangé en ville et il n’y avait toujours pas de provisions au cottage. Enfin… dix heures à peine me séparaient du petit déjeuner.

 

J’étais toujours affamé lorsque je fus réveillé, peu après deux heures du matin, par quelqu’un qui agitait le loquet de la porte, l’ouvrait et s’avançait dans la pièce à pas de loup. Je restai allongé, mais changeai légèrement de position afin d’interposer mon oreiller entre la porte et moi et de caler le .38 dessous, le canon braqué sur la porte, le percuteur relevé.

Une silhouette sombre emplissait le seuil. Je reconnus Hemingway à sa démarche, mais j’attendis pour abaisser le percuteur qu’il me lance dans un murmure théâtral : « Réveillez-vous, Lucas.

— Hein ?

— Habillez-vous. Vite.

— Pourquoi ?

— Quelqu’un vient de se faire tuer. » Son corps massif était penché dans ma direction, sa voix excitée quoique maîtrisée. « Nous devons être sur les lieux avant la police. »