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Je n’avais jamais vraiment compris ce terme de « planque ». Comme l’expérience me l’avait appris, une planque n’a parfois rien d’un abri.

J’arrivai à l’heure dite et entrai sans prendre de précautions spéciales. Delgado se trouvait à sa place habituelle, assis à califourchon sur la chaise, arborant le demi-sourire méprisant qui lui était coutumier. Il avait bronzé et semblait s’ennuyer ferme. Son feutre blanc était posé sur la table, à côté d’une bouteille de bière mexicaine. De temps à autre, il en sirotait une gorgée. Il ne m’en proposa pas une goutte. Je m’assis et posai les mains sur la table. « Alors ? Ça s’est bien passé, cette petite excursion ? » Sa voix était toujours aussi amusée, toujours aussi sarcastique.

« Oui.

— Vous emmenez les femmes et les enfants avec vous ces temps-ci, dit Delgado en me fixant de ses yeux perçants. Hemingway a-t-il définitivement renoncé à utiliser l’essence des contribuables au service du gouvernement ? »

Je haussai les épaules.

Delgado soupira et reposa la canette sur la table. « Bien, où est votre rapport ? »

Je lui montrai mes mains vides. « Il n’y a pas de rapport. Nous n’avons rien vu. Rien trouvé. Et comme la radio est en panne, nous n’avons rien entendu. »

Delgado me considéra en souriant. « Comment la radio est-elle tombée en panne, Lucas ?

— La faute à ce crétin de marine. Avec la fatigue et les coups de soleil, on a fini par rentrer.

— Et vous n’avez pas rédigé de rapport ?

— Je n’ai pas rédigé de rapport. »

Delgado secoua la tête au ralenti. « Lucas, Lucas, Lucas. »

J’attendis la suite.

Il vida sa canette. La bière devait être chaude. Il rota. « Enfin, soupira-t-il, je n’ai pas besoin de vous dire à quel point cette opération… ainsi que votre action… se sont révélées décevantes aux yeux de Mr. Ladd, du Directeur Hoover et des autres. »

Je restai muet.

Delgado pointa son pouce sur ma taille. « C’est pour une raison précise que vous vous baladez avec un .357 ?

— La Havane est une ville dangereuse », répliquai-je.

Il opina. « C’est volontairement que vous vous exposez à Hemingway, ou bien vous n’en avez plus rien à foutre ?

— C’est Hemingway qui n’en a plus rien à foutre. Il se fiche de savoir qui je suis, qui sont nos adversaires. Il en a marre de cette histoire d’Usine à forbans, marre de la chasse aux sous-marins.

— Nous aussi, fit Delgado, les yeux glacials.

— Qui est ce « nous » ? demandai-je en lui rendant son regard.

— Le Bureau. Vos employeurs. Les citoyens qui paient votre salaire.

— Les contribuables en ont marre de l’Usine à forbans ? » Delgado ne daigna pas sourire. Ou disons plutôt que son demi-sourire ne s’altéra pas d’un iota. « Vous avez conscience, Lucas, que d’un jour à l’autre, on va vous retirer cette mission et vous convoquer à Washington pour vous demander des comptes ? »

Je haussai les épaules. « Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Vous les verrez quand ce sera fini. » Pour la première fois, la voix de Delgado exprimait autre chose que le sarcasme. Une menace. Il poussa un nouveau soupir et se leva. Pour la cinquantième fois, je remarquai que l’étui de son pistolet était tantôt placé sous son épaule gauche, tantôt à sa ceinture, du côté gauche également, comme le mien la plupart du temps. Je me demandai comment il s’y prenait pour choisir la position de son arme chaque matin.

« Okay, fit-il avec un large sourire. Je crois bien qu’on en a fini ici, Lucas. Toute cette histoire n’était qu’un cirque depuis le début, et vous n’avez fait que la rendre plus clownesque. Une totale perte de temps, pour moi comme pour le Bureau. Je prends l’avion aujourd’hui ou demain, pour aller faire mon rapport. Je suis sûr que vous ne tarderez pas à avoir des nouvelles de Mr. Ladd ou du Directeur par les canaux habituels. »

Je hochai la tête, les yeux fixés sur ses mains. Il me tendit la droite.

« Sans rancune, Lucas ? Quoi qu’il arrive. »

Je lui serrai la main.

Laissant sa canette vide sur la table, Delgado se dirigea vers la porte, plissant les yeux à la lumière du soleil. « J’espère que ma prochaine mission me conduira dans un endroit moins chaud.

— Oui », fis-je.

Au moment de sortir, il marqua une pause, s’appuyant d’une main sur le montant de la porte. « Hé, comment va votre petite putain ? Je ne l’ai pas vue hier soir, quand vous êtes arrivés au port. »

Je me fendis d’un sourire poli. « Elle va très bien. Elle dormait dans le compartiment avant.

— Elle a le sommeil lourd pour ne pas avoir été réveillée par tout ce barouf.

— Oui. »

Delgado mit son chapeau blanc, en fit claquer le rebord et me salua en y portant un index. « Bonne chance pour votre prochain job, Lucas, quel qu’il soit. » Puis il s’en fut.

« Ouais », dis-je à la planque déserte.

 

Le dimanche 16 août, sachant qu’il était peut-être la cible d’un tueur de la sinistre Sicherheitsdienst, Hemingway donna une nouvelle réception autour de sa piscine. La plupart des habitués étaient présents : l’ambassadeur Braden, sa charmante épouse et leurs deux filles ; Bob Joyce et son épouse Jane ; Mr. et Mrs. Ellis Briggs, et leur deux enfants ; Winston Guest, vêtu d’un splendide blazer bleu et transformé du simple fait qu’il était bien peigné ; Patchi ; Sinsky ; le Kangourou ; le Prêtre noir ; un paquet d’amis de l’écrivains, pelotaris et autres sportifs ; les frères Herrera ; des membres du Club de tir de Cazadores tels Rodrigo Diaz, Mungo Ferez et Cucu Kohly ; Patrick, Gregory et une demi-douzaine de jeunes joueurs de baseball… même Helga Sonneman fit une apparition, annonçant que le Southern Cross avait achevé ses essais dans la région et se préparait à gagner le Pérou.

Je n’avais pas le temps de faire la fête, ce qui tombait bien car je n’y avais pas été invité. La veille au soir, j’avais filé Delgado jusqu’à son hôtel, que j’avais surveillé durant toute la nuit, avant de le suivre jusqu’à l’aéroport le matin venu. Il avait pris le vol de onze heures à destination de Miami. D’après la guichetière, il avait acheté un billet pour la correspondance de Washington.

Ce qui ne voulait rien dire, naturellement. S’il était l’autre membre du commando Todt, peut-être avait-il cherché à me berner. S’il était un agent double, peut-être avait-il tout simplement décidé de quitter le pays, comme l’avait fait Schlegel. Et s’il était l’agent du FBI qu’il semblait être, peut-être se rendait-il au ministère de la Justice pour faire son rapport, ayant réussi à retourner Becker et constaté que j’avais échoué dans ma mission.

J’étais inquiet à l’idée de m’éloigner d’Hemingway, mais j’avais dressé une liste des dangers qui nous guettaient, et Delgado y figurait en première place. L’écrivain était tellement concentré sur sa réception dominicale qu’il ne remarqua même pas que des agents de l’Usine à forbans – ceux qui n’éclusaient pas son whiskey – ne cessaient d’aller et venir dans la propriété.

Le lieutenant Maldonado était numéro deux sur ma liste, mais on l’avait vu à La Havane durant les jours précédents, et j’avais ordonné aux garçons de café et aux rats de quai de le tenir à l’œil. J’avais posté des gamins à San Francisco de Paula, avec mission de foncer à la finca pour nous alerter si jamais ils apercevaient la voiture du policier sur la route nationale. Les autres agents de terrain de l’Usine à forbans devaient guetter l’apparition du Hauptsturmführer Johann Siegfried Becker à La Habana Vieja, à Cojimar, sur les docks, sur la côte et dans les lieux fréquentés par les sympathisants nazis. Je donnai à deux de nos meilleurs jeunes agents la somme de vingt-cinq dollars – une véritable fortune – pour qu’ils montent la garde à l’aéroport au cas où Delgado y ferait son apparition. Ils ne devaient surtout pas se faire repérer, les avertis-je, mais téléphoner à la finca ou accourir à motocyclette si jamais ils l’apercevaient.

Finalement, j’ordonnai à Don Saxon de me relayer à bord du Pilar afin d’assurer l’écoute radio vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le marine faillit se rebeller avant que je parvienne à le convaincre, et cet arrangement se révéla extrêmement contraignant – il me fallait autant de temps pour aller de la finca à Cojimar que pour me rendre à La Havane –, mais je n’avais guère le choix. Le seul matériel radio un peu sophistiqué dont nous disposions se trouvait à bord du Pilar.

Il y avait de grandes chances pour que nous ne captions aucune transmission, mais le Southern Cross était encore au port de La Havane, on avait signalé des sous-marins dans les parages de Cayo Paraiso, et mon intuition me soufflait que Columbia allait être contacté par un émetteur local. Et en cette matière, je n’avais pas le choix.

La journée du lundi 17 août fut excessivement normale. Le lieutenant Maldonado faisait son travail de policier ; le Hauptsturmführer Becker demeurait invisible et introuvable ; aucun signe ni aucune trace de Delgado ; personne ne tenta de tuer Hemingway et ses fils lors du dernier concours de tir de la saison au Club de Cazadores ; la radio grésilla durant tout l’après-midi, et on ne captait que des échanges sans intérêt de la marine américaine ou des transmissions en allemand provenant du véritable champ de bataille, à plusieurs centaines de milles au nord de Cuba.

Puis, le mardi 18 août, peu après une heure du matin, je sursautai en entendant dans les écouteurs les bips familiers signalant une transmission par ondes courtes. Je prenais des notes avant même d’être réveillé. Une minute plus tard, à la lueur d’une lampe de poche, m’efforçant d’oublier les ronflements de Saxon dans le compartiment avant, je réalisai que le message capté était déchiffrable – il faisait référence à la page 198 de Geopolitik. Le signal était très fort, provenant de moins d’une trentaine de kilomètres. Sans doute était-il émis par un poste des plus puissants, près de La Havane ou à bord d’un bateau.

Il ne me fallut qu’une minute pour remplir la grille et traduire :

 

OPÉRATION CORBEAU ANNULÉE JE RÉPÈTE ANNULÉE

 

Mais ce message était rédigé dans le code suspect. Nous étions censés le déchiffrer. Vingt minutes plus tard, nouvelle transmission, en provenance du même poste, semblait-il. Mais, cette fois-ci, c’était le code numérique que j’avais obtenu de Schlegel. Il me fallut plus longtemps pour enregistrer ce message, le déchiffrer et le traduire de l’allemand :

 

COLUMBIA A U296 ET ADL HAMBOURG

29 AOUT BRIT SCI22 DÉPART PORT NY

3 SEPT. BRIT HX229 DÉPART NY

SC122 [51 NAVIRES 8 COLONNES]

HX229 [38 NAVIRES 11 COLONNES]

POINT ALPHA SC122 67 D PUIS 49 D NORD 40 D EST

POINT ALPHA HX229 58 D PUIS 4L D NORD 28 D EST

 

C’était une information capitale, transmise depuis Cuba à un sous-marin croisant dans les Caraïbes, et de là à Hambourg. Le 29 août, un convoi britannique – SC122 – de cinquante et un navires voyageant en treize colonnes devait quitter le port de New York. Des informations similaires étaient fournies sur le convoi HX229, qui comptait trente-huit navires et partait le 3 septembre. Les deux dernières lignes décrivaient l’itinéraire des deux convois à partir du « Point Alpha » – un point de l’Atlantique Nord de toute évidence connu des U-Boots.

L’agent Columbia se trouvait toujours à Cuba et envoyait des informations vitales aux sous-marins nazis.

Vers trois heures du matin, je captai un nouveau message de Columbia, nettement plus long, chiffré au moyen du code numérique et destiné aux bureaux de la RSHA à Hambourg et à Berlin :

 

PRIORITÉ. AI AUTHENTIFIÉ PRÉCÉDENTS RAPPORTS SUR PROCHAIN DÉBARQUEMENT ALLIÉ EN FRANCE. NATURE DE L’OPÉRATION : LIMITÉE AU DÉBARQUEMENT D’UNE DIVISION. IL NE S’AGIT PAS JE RÉPÈTE IL NE S’AGIT PAS D’UNE INVASION À GRANDE ÉCHELLE. CIBLE : DIEPPE ET QG WEHRMACHT DE QUIBERVILLE. TROUPES 2e DIVISION CANADIENNE. COMMANDANT GÉNÉRAL CRERAR. NOM DE CODE : OPÉRATION RUTTER. DATE : INITIALEMENT PRÉVUE POUR 24 JUIN. REPOUSSÉE CAUSE MAUVAIS TEMPS. PRÉVUE POUR PÉRIODE 19 21 AOUT. VÉRIFIER AVEC AFUS EN GB TRAFIC RADIO. DES CONFIRMATION ALERTEZ WEHRMACHT. POUR VOTRE INFORMATION PANAMA DISPARU. NE PAS INFORMER JE RÉPÈTE NE PAS INFORMER ABWEHR. COLUMBIA.

 

Les yeux rivés au carnet de notes, j’essuyai la sueur froide qui me maculait le front. La phrase « vérifier avec AFUS en GB trafic radio » faisait allusion aux agentenfunkgerät, aux agents opérant des émetteurs-récepteurs clandestins en Grande-Bretagne, qui devaient surveiller les communications de l’armée britannique. Ce qui signifiait que les Allemands avaient déchiffré au moins l’un des codes de l’armée ou de la marine britannique.

Saxon vint me remplacer vers quatre heures du matin. Je lui dis d’aller se recoucher. À 4 h 52, je captai le message suivant, relayé par un U-Boot croisant quelque part dans les Caraïbes :

 

CONTRÔLE À COLUMBIA. OKM DIT QUE SIGNAUX RN MENTIONNENT OPÉRATION JUBILÉ DEPUIS MAI. QUE SAVEZ-VOUS SUR JUBILÉ ?

 

Voilà qui confirmait mes soupçons. « OKM » signifiait Oberkommando der Marine, la marine allemande. « RN » devait être la Royal Navy. Les nazis avaient bel et bien déchiffré le code de la marine britannique. À 5 h 22, nouveau message, reçu cinq sur cinq, provenant d’un poste tout proche du Pilar :

 

CONFIRME JUBILÉ NOM ÉCRAN POUR OPÉRATION RUTTER. ORDRE DE BATAILLE INCLUS DANS PROCHAINE TRANSMISSION. ATTENDS INSTRUCTIONS. COLUMBIA.

 

Vingt minutes plus tard, un dernier message, plus bref, toujours en code numérique :

 

COLUMBIA BON TRAVAIL. CONTINUEZ TRANSMISSION À MESURE ARRIVÉE INFORMATIONS. PREMIÈRE PARTIE OPÉRATION CORBEAU ACHEVÉE. VOUS ÊTES AUTORISÉ À TUER GOETHE. BONNE CHANCE ET HEIL HITLER.

 

« Répétez-moi ça, dit Hemingway un peu plus tard ce mardi matin. Pourquoi pensez-vous que c’est moi qu’ils veulent tuer ?

— « Goethe. » Nom de code transparent pour « écrivain »… et vous êtes le seul écrivain que je voie dans tout ce foutoir.

— Marty est un écrivain. Et son nom de jeune fille commence par un G.

— Et elle est à l’abri… où donc, déjà ? En Guyane hollandaise.

— Pourquoi un nom de code aussi évident ? » grommela Hemingway.

Je secouai la tête. « Vous oubliez un détail : ce message a été transmis dans le code numérique de la SD AMT VI. Schlegel ne leur a pas encore dit qu’il avait mangé le morceau. En fait, il a sans doute été arrêté dès son arrivée au Brésil. Peut-être même qu’on l’a déjà jugé et exécuté à l’heure qu’il est. »

Hemingway avait l’air sceptique.

« En outre, repris-je, il nous suffit d’attendre quelques jours pour vérifier que les informations sur le raid de Dieppe sont fondées.

— Si elles le sont, dit Hemingway en palpant son oreille enflée, ça va être un vrai massacre.

— Ouais. Mais ça nous confirmera qu’ils ignorent encore que leur code numérique est compromis. Jamais ils ne courraient le risque de voir ce message communiqué au FBI, à l’OSS ou à l’ONI.

— Est-ce que nous allons le communiquer au FBI, à l’OSS ou à l’ONI ? »

Je secouai la tête une nouvelle fois. « À supposer que nous le fassions, ça ne servirait pas à grand-chose. Si les dates données sont exactes, nous ne disposerions au mieux que de trois jours pour faire annuler le raid. Difficile d’interrompre dans un tel délai une opération de cette envergure.

— Mais si ces Canadiens débarquent alors qu’ils sont attendus par la Wehrmacht… » Hemingway laissa sa phrase inachevée, et son regard se perdit bien au-delà de la salle de séjour de la finca.

J’acquiesçai. « C’est un problème avec lequel on doit constamment se colleter. Une chose est sûre : les stratèges américains et britanniques préfèrent que des navires soient coulés, et parfois que des batailles soient perdues, plutôt que de révéler qu’ils ont déchiffré des codes allemands ou japonais. Je le parierais. À long terme, c’est toujours payant.

— Pas pour ces pauvres Canadiens qui vont se faire hacher menu sur les plages de Dieppe, gronda Hemingway.

— Non », dis-je à voix basse.

Hemingway secoua la tête avec violence. « Vous exercez une profession puante, Lucas. Elle empeste la mort, la pourriture et les mensonges de vieillards.

— Oui. »

Il soupira et s’assit dans son fauteuil à fleurs. Boissy, le gros chat noir, sauta sur ses genoux et me lança un regard soupçonneux. Hemingway sirotait un Tom Collins à mon arrivée, mais les glaçons avaient fondu depuis. Il avala quand même une gorgée d’alcool tout en caressant le chat. « Alors, que faisons-nous, Lucas ? Comment nous assurons-nous que Gigi et Mouse ne courent aucun danger ?

— Quel que soit l’autre membre du commando Todt, c’est un professionnel. Je pense que les garçons ne risquent rien.

— Voilà qui est rassurant, répliqua-t-il d’un ton sarcastique. C’est un professionnel, donc je serai le seul à être tué. Sauf s’il décide de faire sauter la finca pendant que les enfants dorment dans leurs chambres.

— Non. Je pense que ça ressemblera à un accident. Un accident dont vous serez la seule victime.

— Pourquoi ? demanda sèchement Hemingway.

— Je n’en suis pas sûr. Ça fait partie de leur opération Corbeau… mais je ne comprends pas tout, pas encore. En tout cas, d’après le message, la première partie de l’opération est achevée. De toute évidence, on n’a pas besoin de vous pour la deuxième.

— Épatant. Écoutez, j’avais l’intention de prendre la mer plus tard dans la semaine, d’aller dans l’archipel de Camagüey pour filer le Southern Cross après son départ. Helga m’a dit que le capitaine avait décidé de faire le tour de l’Amérique du Sud plutôt que de passer par le canal et que le yacht devait faire escale à Kingston. Wolfer et moi, on a notre petite idée sur les bases de ravitaillement des U-Boots. On comptait s’assurer que le yacht quittait bien les eaux territoriales cubaines, puis contourner l’île par l’est avant de foncer sur Haïti, s’arrêter à Kingston, puis revenir à Cuba par la pointe ouest. Soit un voyage d’une semaine ou deux. Est-ce que je dois l’annuler ? »

Je réfléchis quelques instants. « Non, ça vaut peut-être mieux.

— Nous sommes sacrement visibles avec nos écriteaux du Muséum d’histoire naturelle, dit Hemingway d’un air songeur. Un sous-marin nazi pourrait nous repérer et nous couler. La SD aurait moins de peine à m’éliminer de cette façon.

— Je ne le pense pas. Les messages que nous avons captés étaient échangés par Columbia, Hambourg et un agent de la SD affecté sur un bâtiment allemand. À mon avis, aucun commandant de sous-marin n’a idée de votre rôle et de la nature de l’opération Corbeau. En pleine mer, vous seriez autant en sécurité que tous les autres petits bateaux de la région. »

Hemingway afficha une mine sinistre. « Dimanche, j’ai parlé à Bob Joyce et à deux ou trois gars des services de renseignement de la marine. Tout ceci est confidentiel, mais ils estiment que plus de quinze cents navires marchands alliés seront coulés cette année. Au rythme où vont les Allemands, ils torpilleront entre soixante-dix et quatre-vingts navires dans les Caraïbes rien que ce mois-ci et le mois prochain… soit entre deux et trois cents avant la fin de l’année. Et dire que Marty a pris la mer au milieu de ce carnage. » Il se tourna de nouveau vers moi. « Vous pensez que je dois emmener les garçons ?

— Que comptiez-vous faire d’eux dans le cas contraire ?

— Ils seraient restés ici, à la finca. Les domestiques sont là pour veiller sur eux, et Jane Joyce m’avait promis de venir de temps en temps pour voir si tout allait bien. »

Je me frottai la joue. J’avais dormi une heure ou deux avant de quitter Cojimar, mais j’étais recru de fatigue. Les événements des derniers jours et des dernières nuits se brouillaient dans mon esprit. Cette situation est-elle susceptible de déboucher sur une prise d’otages ? Je n’étais pas en mesure de répondre par la négative. « Il vaudrait mieux que vous les emmeniez avec vous, dis-je.

— D’accord. » Hemingway m’agrippa par le poignet. « Que veulent ces types, Lucas ? À part ma mort, je veux dire. »

J’attendis qu’il m’ait lâché. « Ils veulent que nous transmettions les documents que nous avons trouvés sur les deux cadavres. J’en suis persuadé.

— Et tant que nous ne le faisons pas, je ne cours aucun danger ?

— Je n’en suis pas sûr. Ce n’est qu’une intuition, mais je pense qu’ils ont l’intention de vous tuer, dans un cas comme dans l’autre.

— Pourquoi ? » demanda l’écrivain. Sa voix ne trahissait nulle angoisse, rien que de la curiosité.

Je secouai la tête une nouvelle fois.

Hemingway posa doucement le chat noir par terre et se dirigea vers la salle de bains, faisant claquer ses sandales. Avant de quitter la pièce, il se retourna vers moi. « Pour un agent de renseignement, Lucas, vous ne savez pas grand-chose. »

J’acquiesçai.

J’avais besoin d’un autre radio ou d’un autre moi-même. Les rapports de l’Usine à forbans affluèrent durant cette chaude journée – les allées et venues du lieutenant Maldonado à La Havane, l’invisibilité persistante de Becker, l’absence prolongée de Delgado à l’aéroport et dans les hôtels –, et je m’efforçai de me reposer un peu avant d’aller passer une nouvelle nuit à bord du Pilar. Je ne voulais pas laisser Hemingway tout seul. Il s’était mis à porter son pistolet calibre .22 à la ceinture pendant qu’il traînait dans la finca, mais n’eût été ce détail, il ne semblait pas se soucier des menaces de mort qui pesaient sur lui. Le soir venu, il enfila une chemise et un pantalon propres et alla au Floridita pour boire avec des amis.

Ils se débrouilleront pour que ça ressemble à un accident, me répétais-je. Et par conséquent, ils auront besoin de discrétion. Puis je pensai à la circulation à La Havane, et vis en esprit une voiture qui déboulait d’une ruelle et accomplissait la mission confiée à Columbia.

Ils voudront d’abord récupérer les documents, me répétais-je aussi. Comme nous n’osions pas les cacher à la finca, j’avais glissé la sacoche dans un sac de voyage passé autour de mon épaule. Durant la nuit, il était posé à mes pieds, dans la cabine radio du Pilar. Ce n’était guère subtil, mais je me rassurai en pensant que quiconque souhaitant s’en emparer serait obligé de s’occuper de moi avant de s’occuper d’Hemingway.

Ce qui ne devrait pas leur poser de problème, vu l’état qui est le tien en ce moment. J’étais vanné. J’avais emporté des pilules que j’avais sur moi depuis des années, et je les avalai chaque fois que je me sentais trop somnolent pour me concentrer sur les écouteurs.

Ce fut Don Saxon, en faction durant l’après-midi, qui intercepta le seul message du 18 août. Il envoya Fuentes en porter une transcription à la finca. Je reconnus le code numérique de la SD et allai déchiffrer le message au cottage. Quatorze lignes, détaillant les ordres de batailles des troupes canadiennes en partance pour Dieppe. La flottille, précisait le message, avait déjà appareillé, et le raid était imminent.

Le mercredi 19, la radio de La Havane nous apprit que les Britanniques avaient lancé une attaque sur la ville côtière de Dieppe. Six plages avaient été investies par les vaillantes forces alliées. Le speaker était très excité – peut-être était-ce l’ouverture tant attendue du Deuxième Front ! Les détails étaient rares, mais il s’agissait d’une opération d’envergure – les transports de troupes et les barges avaient débarqué plusieurs milliers de soldats canadiens, soutenus à terre par des chars et dans le ciel par des chasseurs de la RAF.

Le lendemain, le 20 août 1942, les bulletins, même censurés, ne pouvaient dissimuler la triste vérité : la tentative d’invasion avait tourné à la catastrophe. La plupart des soldats avaient été tués ou faits prisonniers. Les transports de troupes qui n’avaient pu battre en retraite à temps avaient été coulés, quand ils ne s’étaient pas échoués. Les chasseurs de la RAF avaient été décimés par des avions de la Luftwaffe envoyés dans les bases de la région avant le raid. Les six plages étaient encore jonchées de cadavres canadiens. Fous de joie, les nazis déclaraient que la Festung Europa était invincible, et ils invitaient les Britanniques et les Américains à récidiver.

« Je pense que c’est ce qu’on appelle une confirmation », dit Hemingway cet après-midi-là. Nous nous trouvions dans le cottage. Patrick et Gregory jouaient bruyamment dans la piscine. « Grâce à sa transmission de lundi, votre Columbia a dû acquérir un sacré statut à la SD AMT VI. » Hemingway me regarda droit dans les yeux. « Mais d’où tient-il ses informations, Joe ? Comment un agent allemand affecté à Cuba a-t-il pu mettre la main sur des renseignements aussi importants pour les Britanniques ?

— Excellente question. »

Cette nuit-là, vers une heure du matin, je sursautai en entendant une série de bips dans les écouteurs. Je dormais si profondément que j’avais raté le premier groupe de cinq lettres, mais l’émetteur eut l’obligeance de répéter son message à trois reprises, à une demi-heure d’intervalle.

Le code était celui de Kohler, le livre de référence l’anthologie de littérature allemande. Aucune transmission en code numérique ne suivit. J’allumai la petite ampoule de vingt watts fixée au-dessus de la table et contemplai le journal des transmissions.

 

COLUMBIA RENDEZ-VOUS AVEC PANAMA 02 H 40 22 AOUT LÀ OÙ LA MORT PÂLE PÉNÈTRE DANS LES TAUDIS ET LES PALAIS ROYAUX SOUS L’OMBRE DE LA JUSTICE.

 

Il faisait chaud et humide dans la minuscule cabine – l’air qui s’infiltrait paresseusement par le hublot empestait le gasoil, les poissons morts et les égouts surchauffés –, mais une sueur glacée me baigna tandis que je lisais et relisais ce message.

Je ne croyais pas un seul instant que Panama – Maria – devait rencontrer Columbia à 2 h 40 le lendemain matin, mais le lieu choisi était des plus appropriés. De toute évidence, Columbia avait décrété qu’Hemingway et moi avions tué Maria. Peut-être nous soupçonnait-il également de détenir la clé du code numérique de la SD. Quoi qu’il en soit, j’étais censé porter ce message à l’écrivain, tout comme je lui avais porté les précédents, et tout comme nous nous étions trouvés sur les lieux du débarquement des deux Allemands, nous nous trouverions sur ceux de ce « rendez-vous » fatal. Sauf que, cette fois-ci, ce ne seraient pas des Allemands qui périraient.

Le vendredi matin, j’eus une discussion serrée avec Hemingway. Je ne lui avais pas parlé du dernier message. Nous étions au Floridita, en train de prendre un petit déjeuner composé d’œufs durs et de daiquiris. Le seul autre client était un vieil homme endormi sur son tabouret, à l’autre bout du comptoir.

« Écoutez, dit l’écrivain, le Southern Cross n’appareille pas avant dimanche. Pourquoi devrions-nous lever l’ancre ce soir ?

— J’ai un pressentiment, soufflai-je. Je pense qu’il vaut mieux que vous éloigniez les enfants pour le week-end. »

Hemingway saupoudra du sel sur son ouf et plissa le front. Sa barbe était devenue fournie au fil des semaines, mais là où elle ne poussait pas, sa peau était abîmée par le soleil. Son oreille semblait moins amochée. « Lucas, si vous préparez je ne sais quel acte de bravoure…

— Non. Je veux seulement pouvoir consacrer quelques jours à l’Usine à forbans sans avoir à m’inquiéter de votre sécurité et de la mienne. Il me sera plus facile de garder un profil bas si vous, les garçons et vos amis sont en mer. »

Il ne semblait toujours pas convaincu.

« Vous pouvez allez à Cayo Paraiso ou à Cayo Confites, et attendre le passage du yacht, repris-je. Sonneman vous a dit qu’il allait contourner l’île par l’est…

— Ce n’est peut-être pas la plus fiable des informatrices, maugréa Hemingway.

— Et alors ? Vous le rattraperez avant qu’il ait atteint Kingston, même s’il met le cap à l’ouest. Je dirai à vos agents de terrain d’ouvrir l’œil et nous vous contacterons sur le canal de la marine, ou alors nous appellerons Guantanamo et nous demanderons au capitaine de corvette Boyle de vous appeler avec son transmetteur surpuissant.

— Donc, vous voulez seulement rester ici une semaine ou deux ? »

Je me frottai les yeux. « J’ai besoin de vacances. » Hemingway s’esclaffa. « Ce n’est pas faux, Lucas. Vous n’êtes pas beau à voir.

— Gracias.

— No hay de que ! » Il avala la dernière bouchée de son ouf dur et en prit un autre. « Que faisons-nous si jamais vous avez besoin d’aide ?

— Même chose. Je vous contacterai avec la radio de Cojimar ou je demanderai à Bob Joyce d’autoriser une transmission depuis Guantanamo.

— Une transmission codée ? » Hemingway semblait fasciné par la cryptographie.

Je secouai la tête. « Saxon n’est pas assez doué pour ça. Nous utiliserons un code qui nous est personnel.

— C’est-à-dire ?

— Oh, si j’ai besoin d’aide, je vous dirai que les chats se sentent seuls et ont besoin d’être nourris. Si j’ai besoin de vous voir, je vous enverrai un message disant, par exemple : « Retrouvons-nous là où les Cubains hissent les couleurs. »

— Cayo Confites.

— Ouais. Mais vous allez avoir beaucoup à faire si vous partez cette nuit. Vous allez être très occupé.

— Pourquoi « cette nuit » ? Pourquoi ne pas partir avant le soir ? »

J’achevai mon daiquiri. « Je tiens à ce que personne ne sache que vous êtes parti avant au moins demain. J’ai des choses à faire cette nuit.

— Des choses dont vous ne voulez pas me parler ?

— Des choses dont je veux vous parler plus tard. » Hemingway commanda deux autres cocktails et deux autres assiettes d’œufs durs. « Okay, fit-il. Je rassemblerai Wolfer et les autres dans la journée, et je m’arrangerai pour lever l’ancre à la nuit tombée. Nous attendrons le Southern Cross à Confites. La plupart du matériel et des provisions sont déjà à bord, donc nous n’aurons pas trop de problèmes. Mais je n’aime pas ça.

— Vous partez un jour plus tôt, c’est tout. »

L’écrivain secoua la tête. « Je n’aime pas ça, je vous dis. Il y a quelque chose de pas net là-dessous. J’ai l’impression que nous ne nous reverrons plus jamais, Lucas… que l’un de nous, ou nous deux, n’allons pas tarder à mourir. »

Je me figeai, mon daiquiri à la main. « Voilà une drôle de remarque », dis-je à voix basse.

Soudain, Hemingway se fendit de son plus beau sourire. Il toucha mon verre avec le sien. « Estamos copados, amigo. Qu’ils aillent se faire foutre, tous autant qu’ils sont. »

Je trinquai et bus.