22

 

Nous avions retrouvé le corps de Santiago le samedi 8 août. Le dimanche 9, Hemingway et moi avions livré notre stupide combat. J’avais conduit Schlegel à l’aéroport le lundi 10. Le lieutenant Maldonado se présenta à la finca le mardi 11 août, la veille du jour où nous devions embarquer à bord du Pilar en prévision du débarquement prévu pour le 13.

Hemingway avait passé la majeure partie de la matinée à préparer les provisions. Outre Patrick et Gregory, l’équipage devait être composé des personnes suivantes : Winston Guest, Patchi Ibarlucia, Don Saxon, qui s’était suffisamment rétabli pour s’occuper de la radio, et l’indispensable Gregorio Fuentes. Le Southern Cross avait quitté les chantiers Casablanca pour une brève sortie devant le conduire aux environs de Cayo Paraiso et, comme il devait rentrer avant la nuit, Hemingway avait envoyé le Pilar à sa poursuite. En son absence, Wolfer faisait office de capitaine. Don Saxon, le marine, s’était posté à la radio. Hemingway restait à terre pour nettoyer et graisser les niños et étudier sur la carte l’approche de Bahia Manati. Il avait expédié un câble à Tom Shevlin, qui lui avait renouvelé sa permission d’utiliser la vedette, et nous avions prévu d’aller à Cojimar dans la soirée pour accueillir le Pilar et préparer le Lorraine en vue de notre petite aventure.

« Tom me dit qu’il y a deux compartiments secrets derrière le moteur, me confia l’écrivain. Un souvenir de la Prohibition. Nous pourrons y stocker les niños, les grenades et l’un des BAR.

— Vous emportez un BAR ? Pour quoi faire ?

— Au cas où nous aurions à affronter le sous-marin.

— Si nous devons affronter le sous-marin, nous sommes foutus. »

Grâce à la clé fournie par Schlegel, il ne m’avait fallu que quelques minutes pour décoder la transmission que j’avais interceptée durant notre dernière sortie. Je commençai par recopier celle-ci telle que je l’avais captée :

q-f-i-e-n / w-u-iv-s-y / d-y-r-q-q / t-e-o-i-o / w-q-e-w-x / d-t-u-w-p / c-m-b-x-x

Ensuite, je recopiai au-dessus, autant de fois qu’il le fallait, la série de sept chiffres :

31415923141592314159231415923141

qfienwuwsydyrqqteoiowqewxdtuwpcmbxx

Je n’avais pas demandé à Schlegel quelle direction je devais prendre dans l’alphabet – vers le a ou vers le z –, mais je n’avais que deux possibilités, et en moins d’une minute, je conclus que je devais remonter l’alphabet. Le premier 3 correspondait à un q, et la lettre que je cherchais était par conséquent le n ; le f qui suivait était quant à lui un e, ainsi que le i qui venait après ce f, et ainsi de suite. Les deux x à la fin n’étaient là que pour faire du remplissage.

Voici quelle était la teneur du message :

NEEDINSTRUCTIONSANDFUNDSCOLUMBIA

Soit : « Besoin d’instructions et de fonds – Columbia. »

Et c’était pour ça que Schlegel avait subi un supplice dégradant, pour ça que j’avais renoncé à toute prétention et à un quelconque sens de l’honneur.

Mais j’avais appris quelque chose. Premièrement, s’il fallait en croire Schlegel – et j’étais sûr qu’il m’avait dit tout ce qu’il savait –, ce message avait été envoyé à Hambourg par le radio du Southern Cross. Ensuite, le capitaine et l’équipage du yacht ignoraient sans doute que leur matériel radio était détourné à leur insu. Finalement, ce message confirmait ce que m’avait dit Schlegel, à savoir qu’il y avait deux assassins de la SD à Cuba – noms de code Columbia et Panama. Toujours d’après Schlegel, c’était Panama qui était proche du réseau d’Hemingway. Et c’était le coéquipier de celui-ci, Columbia, qui demandait des instructions et de l’argent.

Qui pouvait être Panama ? Qui était suffisamment proche de l’Usine à forbans pour transmettre à son sujet des informations dignes de confiance ? Delgado, évidemment, car je lui avais passé ces informations. Winston Guest ? S’il fallait en croire le Dr Herrera Sotolongo, le milliardaire était un espion britannique. Dans ce cas, pourquoi ne serait-il pas un agent double, travaillant aussi pour le compte des Allemands ? Mais j’avais du mal à croire que Wolfer, si affable et si impulsif, soit un assassin de la SD. Le Dr Herrera Sotolongo, quant à lui, avait refusé d’être enrôlé dans l’équipe d’Hemingway, mais il en savait assez sur le fonctionnement de l’Usine à forbans pour renseigner un tiers. Qui d’autre ? L’un des Basques ? Sinsky, Patchi ou Roberto Herrera ? Le Prêtre noir ? L’un des domestiques d’Hemingway, introduit dans la maison depuis longtemps et attendant patiemment son heure ? J’avais déjà rencontré des situations plus étranges.

L’espion n’était pas forcément aussi proche d’Hemingway, bien entendu. L’Usine à forbans comportait plus de vingt agents de terrain, et la sécurité y était lamentable. L’assassin pouvait être l’un des chasseurs, garçons de café, rats de quai et compagnons de beuverie que l’écrivain avait recrutés pour son stupide réseau.

Il était possible que Panama ne soit autre que le lieutenant Maldonado, qui utilisait l’argent reçu des Allemands pour acheter l’un des amateurs d’Hemingway. De cette façon, Panama pouvait envoyer à Herr Becker des rapports réguliers sans pour autant avoir besoin d’approcher de trop près l’Usine à forbans. Et nous savions que Maldonado était un assassin. Il avait pu louer ses services aux Allemands et suivre une formation similaire à celle des commandos Todt.

Mais Maldonado n’était pas un aryen. Et la SD était des plus exigeantes dans le choix de ses tueurs.

Columbia était peut-être le Hauptsturmführer Becker en personne. Sauf que, selon Schlegel, Becker recevait des messages des deux membres du commando Todt. Si l’homme de l’Abwehr disait vrai, il était plus raisonnable de supposer que notre ami Johann Siegfried Becker était le responsable de l’opération Corbeau à Cuba, et que Columbia était quelqu’un d’autre, probablement quelqu’un que je n’avais jamais vu et dont je n’avais jamais entendu parler.

Deux assassins de la RSHA AMT VI, qui attendaient leurs instructions, un ordre venu de Berlin ou de Hambourg pour sortir de leur trou et tuer leur cible.

Qui était leur cible ?

Pour l’instant, nous avions deux morts : Kohler, le premier opérateur radio du Southern Cross, et ce pauvre Santiago. La gorge tranchée, tous les deux. Il était probable que Maldonado avait tué Kohler, et le garçon avait filé le lieutenant quelques jours avant sa mort. Peut-être que dans le cas présent, la SD avait assoupli ses critères de recrutement.

Un dernier facteur était susceptible de justifier à mes yeux le supplice de Schlegel – du moins l’espérais-je. Si l’agent de l’Abwehr n’envoyait pas un câble à Becker dès son retour à Rio – et Schlegel ne devait pas être pressé de décrire les circonstances de son interrogatoire, ni d’avouer qu’il avait donné un duo d’assassins de la SD –, Becker et son commando Todt continueraient de penser que leur code numérique était sûr. Peut-être pourrions-nous intercepter de nouvelles transmissions, à tout le moins pendant quelque jours.

Et quelques jours devraient nous suffire, songeai-je.

Ce fut à ce moment-là que Maria fit irruption dans le cottage. Elle avait les yeux écarquillés de terreur, la voix si tremblante que je pouvais à peine comprendre ce qu’elle disait.

« José, José, il est ici. Il est venu me chercher. Il est venu me tuer !

— Calme-toi. » Je l’agrippai par les épaules et la secouai pour qu’elle cesse de rouler des yeux et de souffler comme un cheval pris de panique. « De qui parles-tu ?

— Le lieutenant Maldonado, hoqueta-t-elle. Caballo Loco. Il est devant la maison. Il est venu m’enlever ! »

Désormais, je gardais le .38 passé à ma ceinture. Je voulais confier une arme à Maria pendant que j’irais à la maison, mais je ne tenais pas à affronter Maldonado les mains vides. J’allai dans la chambre et pris le Luger de Schlegel sur la table de nuit.

Traînant Maria vers la salle de bains, je lui montrai le pistolet, y glissai un chargeur de 9 mm, logeai une balle dans la chambre et débloquai le cran de sûreté. « Ne bouge pas d’ici, ordonnai-je. Ferme la porte à clé. Si Maldonado ou un autre de nos ennemis essaie d’entrer, vise et presse la détente. Mais avant de tirer, vérifie que ce n’est ni Hemingway ni moi. »

Maria sanglotait doucement. « José, je ne sais pas comment on se sert de…

— Contente-toi de viser et de presser la détente si c’est un méchant qui débarque. Mais assure-toi que c’est bien un méchant. »

Je sortis et attendis qu’elle ait verrouillé la porte. Puis je pris la direction de la maison.

 

Jamais je n’avais vu Hemingway dans une telle colère, même le jour de notre combat. Planté sur le seuil de la maison pour barrer le passage à Maldonado, accompagné de trois voyous cubains en uniforme, il avait le visage livide, les lèvres exsangues et les poings si serrés que je grimaçai en voyant ses phalanges meurtries virer au blanc et au violet.

« Señor Hemingway… », dit le lieutenant. Il me jeta un bref coup d’œil alors que je me plaçais derrière l’écrivain, puis cessa de me prêter attention. « Nous regrettons cette intrusion hélas nécessaire, mais…

— Il n’y aura aucune intrusion, répliqua Hemingway. Vous n’entrerez pas dans cette maison.

— C’est malheureusement notre devoir, don Ernesto. L’enquête policière en cours l’exige. On nous a signalé dans les environs la présence d’une jeune femme soupçonnée d’avoir récemment commis un meurtre, et nous fouillons toutes les maisons où elle pourrait…

— Vous ne fouillerez pas cette maison. »

Cet affrontement tenait de la farce. Le lieutenant s’exprimait en anglais, langue que ses trois acolytes ne comprenaient sûrement pas. Hemingway lui répondait dans un espagnol des plus châtiés. Chaque fois qu’il disait non à Caballo Loco, les trois flics haussaient un peu plus les sourcils en signe de surprise.

J’avais oublié à quel point Maldonado était imposant. Il mesurait un mètre quatre-vingt-dix et semblait entièrement constitué d’os et de cartilage. Les traits de son visage présentaient de curieuses exagérations – un menton en galoche, des arcades sourcilières épaisses, des pommettes saillantes au point de projeter des ombres sur ses joues ; même sa moustache semblait plus prononcée qu’il n’était normal. Maldonado s’habillait souvent en civil, mais ce jour-là, il était en grand uniforme, ses pouces noueux posés sur son ceinturon noir. Le lieutenant paraissait fort détendu, amusé par cet affrontement, ce qui ne faisait qu’accroître la colère d’Hemingway.

L’écrivain portait la même chemise et le même short que le soir de notre pugilat, mais son long pistolet calibre .22 était passé à sa ceinture. Maldonado semblait indifférent à la présence de cette arme, que ses trois hommes ne quittaient pas des yeux. Je craignais que l’insolente politesse du lieutenant fasse sortir Hemingway de ses gonds et qu’une fusillade éclate devant la porte de la finca. Si cela venait à se produire, estimai-je, il me faudrait descendre Maldonado avec le .38 avant de m’occuper de ses acolytes. Je ne pensais pas que le .22 d’Hemingway puisse empêcher le gigantesque Cubain de dégainer son Colt .44 et d’envoyer l’écrivain faire un vol plané dans la salle à manger.

Tout ceci est stupide, songeai-je. Quelle belle mort pour un agent d’élite du SIS – sous les balles de la Police nationale cubaine.

« Señor Hemingway, disait Maldonado, nous effectuerons nos recherches de la façon la plus rapide et la plus discrète qui soit…

— Vous n’en ferez rien, rétorqua Hemingway en espagnol, vous n’effectuerez aucune recherche. Cette maison et ce domaine sont propriétés américaines… vous êtes sur le sol américain. »

Voilà qui fit tiquer Maldonado. « Vous plaisantez, señor.

— Je suis parfaitement sérieux, lieutenant. » Un simple regard jeté au visage d’Hemingway aurait suffi à convaincre n’importe qui.

« Je n’en suis pas moins sûr qu’en vertu des lois internationales, seules l’ambassade des États-Unis et certaines bases militaires, telles Guantanamo et Camagüey, sont considérées comme des enclaves américaines sur le sol cubain, señor, dit le lieutenant d’une voix posée.

— Foutaises », répliqua Hemingway en anglais, pour repasser aussitôt à l’espagnol. « Je suis citoyen des États-Unis d’Amérique. Ceci est ma demeure, ma propriété. Elle est protégée par les lois des États-Unis d’Amérique.

— Mais, enfin, señor, la souveraineté cubaine en cette matière est…

— Au diable la souveraineté cubaine. » Hemingway observait attentivement les yeux de Maldonado, comme s’il croyait en cette vieille maxime de tireur prétendant qu’on lit l’intention de dégainer dans le regard de son adversaire.

Cette déclaration avait irrité les trois sbires. Leurs mains se déplacèrent vers les pistolets passés à leurs ceinturons. Je me demandai si Hemingway allait observer leurs yeux à tous. Mon propre regard restait rivé sur la main droite de Maldonado, qui reposait tout près de son étui.

Le lieutenant sourit. Il avait des dents imposantes et parfaites. « Je comprends que vous soyez agité, señor Hemingway. Nous ne souhaitons pas vous offenser, mais notre devoir exige…

— Je suis déjà offensé, lieutenant. Cette propriété est américaine, et une intrusion sur le sol américain serait considérée comme une violation de frontière en temps de guerre. »

La main droite de Maldonado s’éleva dans les airs, et il se frotta le menton, comme s’il cherchait une façon de raisonner ce gringo. « Si tous les résidents étrangers de Cuba déclaraient que leur domicile est la propriété de leurs nations respectives, señor

— Je ne parle que pour moi-même, coupa Hemingway. Mais je suis citoyen américain et je travaille sur un projet scientifique lié à l’effort de guerre, sous l’autorité directe de Spruille Braden, ambassadeur des États-Unis d’Amérique, du colonel Hayne D. Boyden, du Corps des marines des États-Unis, et du colonel John W. Thomason Jr, directeur des Services de renseignement de la marine américaine pour l’Amérique du Sud. Toute intrusion non autorisée dans cette propriété sera considérée comme un acte de guerre. »

Le lieutenant Maldonado paraissait incapable de contrer cet argument aussi flamboyant qu’illogique. La main toujours posée sur leurs armes, ses trois acolytes quêtèrent un ordre du regard.

« Nous vivons une époque troublée, je le comprends fort bien, señor Hemingway, reprit Maldonado, et bien que notre devoir nous commande sans ambiguïté de rechercher la suspecte, nous ne souhaitons pas déranger l’harmonie de votre demeure ni offenser la sensibilité du résident prestigieux et de l’ami de la république cubaine que vous êtes. Par conséquent, nous respecterons votre requête et n’entrerons pas chez vous si vous nous donnez votre parole que la femme que nous recherchons n’est pas ici. Nous limiterons nos recherches aux bâtiments et aux terrains voisins. »

Les trois flics réagirent à cette longue tirade en anglais en écarquillant un peu plus les yeux.

« La seule parole que je vous donne, c’est que vos hommes seront abattus s’ils posent encore un pied sur ma propriété », répondit Hemingway en fixant Maldonado.

Ni l’un ni l’autre ne broncha durant un long moment. L’air empestait la sueur.

Maldonado s’inclina de quelques degrés. « Très bien, señor. Nous comprenons vos sentiments et respectons votre désir d’intimité en ces temps troublés. Si vous apercevez une jeune femme comme celle que nous recherchons, ou même si vous en entendez parler, veuillez me contacter au…

— Bonne journée, messieurs », coupa Hemingway, s’exprimant pour la première fois en anglais. Il recula d’un pas comme pour leur refermer la porte au nez.

Maldonado sourit, recula à son tour et, faisant signe à ses acolytes de le suivre, se dirigea vers la Chevrolet verte garée dans l’allée.

Hemingway ferma la porte et alla observer le départ des policiers par la fenêtre de la cuisine. J’allais dire quelque chose pour détendre l’atmosphère lorsque je remarquai sa pâleur, ses poings serrés, et me ravisai. Si Maldonado avait osé franchir le seuil de la maison, l’écrivain n’aurait pas hésité à dégainer son petit .22 et à ouvrir le feu, j’en étais persuadé.

« C’est cet enculé qui a fait le coup, murmura l’écrivain. C’est lui qui a tué Santiago. »

Je restai muet.

« J’ai envoyé Xénophobie au cottage, reprit-il en se tournant enfin vers moi. Merci d’être venu. »

Je me contentai de hausser les épaules.

« Vous avez un pistolet passé à la ceinture, ou vous êtes seulement content de me voir ? »

J’écartai le pan de ma veste pour qu’il puisse voir le .38.

« De plus en plus étrange, agent spécial Lucas. » Hemingway se dirigea vers la table basse, près de son fauteuil à fleurs, et se prépara un Tom Collins. « Je vous offre un verre, agent spécial Lucas ?

— Non merci. Je vais dire à Maria qu’ils sont partis. » Hemingway sirota son cocktail et contempla le tableau accroché au mur le plus proche. « Il faut sans doute que j’arrête de l’appeler comme ça.

— Comment ?

— Xénophobie. Cette fille a vraiment des ennemis. Ils ont vraiment l’intention de la tuer. »

J’acquiesçai, puis regagnai le cottage en longeant la piscine.

Arrivé dans la chambre, j’appelai Maria, m’approchai de la porte, marquai une pause, fis un pas de côté et frappai.

La balle de 9 mm traversa le battant à hauteur d’homme, traversa le mur juste au-dessus du lit, puis alla sans doute déchiqueter une feuille de palmier avant de survoler la maison.

« Nom de Dieu, Maria ! hurlai-je.

— Oh, José, José ! » Elle ouvrit la porte en grand et se jeta dans mes bras.

Je m’emparai du Luger et en bloquai le cran de sûreté avant de la laisser s’effondrer sur mon torse. J’avais une forte envie de lui flanquer une raclée. C’était une chose que de mourir en un combat douteux face à la Police nationale cubaine, c’en était une autre que d’être abattu par une pute cubaine se trompant de cible. J’ignorais laquelle de ces deux fins aurait paru la plus amusante à mes vieux potes du Bureau.

Je lui répétai ce qu’Hemingway avait dit aux flics et lui affirmai que Caballo Loco et ses trois petits locos ne reviendraient plus de la journée, sinon jamais. Elle était toujours hystérique.

« Non, José, non, non ! s’écria-t-elle, transformant ma chemise en chiffon mouillé. Ils vont revenir. J’en suis sûre. Ils vont revenir me chercher. Demain, vous serez tous partis sur le bateau du señor Hemingway, toi, le señor Hemingway, les petits garçons et les marins puants, et il n’y aura plus personne pour veiller sur moi, sauf Ramon le cuisinier, qui est fou à lier, et Juan le chauffeur, qui veut coucher avec moi mais me déteste, et Caballo Loco va revenir, ils vont me violer, ils vont me tuer pour un crime que je n’ai pas commis, un crime commis par Caballo Loco, et quand tu reviendras, je ne t’attendrai pas dans le cottage comme je le fais tous les soirs, et tu te demanderas : « Où est passée Maria ? » Mais Maria sera morte, et…

— Maria, dis-je tout doucement en lui étreignant les bras. Maria, ma chérie. Ferme ta gueule. »

Elle me fixa de ses yeux choqués.

« Je parlerai au señor Hemingway, murmurai-je. Il t’emmènera avec nous sur le bateau.

— Oh, José ! » Elle me serra si fort dans ses bras que mes côtes meurtries faillirent céder.

 

Le reste de l’après-midi fut placé sous le signe des préparatifs et des découvertes. Hemingway invita Maria à déjeuner avec lui, et la jeune prostituée, rouge de confusion, fila vers le cottage « Premier Choix » pour se vêtir de sa plus belle robe. Elle se montra contrariée lorsque je lui dis que je ne me joindrais pas à eux – Hemingway ne m’avait pas invité –, mais ravie quand je lui appris que j’allais mettre ses bagages dans le sac que j’emportais toujours avec moi. Avant de rejoindre l’écrivain, Maria prépara ses quelques vêtements d’emprunt, sa brosse à cheveux, sa modeste trousse de toilette et ses sandales de rechange. Une fois qu’elle eut pris congé, je rangeai tout cela avec mes affaires, puis fouillai la petite caisse où elle conservait ses autres effets. Elle n’avait rien oublié d’important.

Je passai ensuite une bonne heure à fouiller la propriété – examinant le « puits du cadavre » en haut de la colline, les vieilles remises derrière les courts de tennis, l’appentis où était stocké le matériel de la piscine, le garage et la remise derrière celui-ci –, puis je revins à la laiterie, visitant les granges et les greniers à foin. Aucune trace du lieutenant Maldonado et de ses acolytes. Mais dans un grenier à foin, sous un tas de paille moisie, je trouvai un long objet enveloppé dans de la toile. Je l’emportai avec moi lorsque je me rendis à Cojimar pour examiner et charger le Lorraine. Au départ notre intention était d’accomplir cette tâche dans la soirée, au retour du Pilar, mais Hemingway avait décidé qu’il valait mieux que je profite du jour pour aller amarrer la vedette à un embarcadère privé de Guanabo, une petite ville côtière située à quinze kilomètres de là.

Juan me conduisit à Cojimar – il viendrait ensuite me récupérer à Guanabo. Le chauffeur s’enferma dans un silence maussade, ce qui me convenait parfaitement, car j’avais mes propres raisons pour souhaiter le silence. J’ai beaucoup réfléchi durant le trajet. Lorsqu’on arriva en vue de l’embarcadère privé de Tom Shevlin, je dis à Juan de se reposer à l’ombre de la voiture pendant que je vidais le coffre et la banquette arrière, puis chargeais la vedette.

Le Lorraine était un splendide bateau de six mètres et demi de long, tout en chrome et acajou, pourvu de banquettes en cuir et autres accessoires coûteux, fabriqué aux États-Unis par Dodge Boat Works à la fin des années 20, l’âge d’or de l’architecture navale pour cette catégorie de bâtiments. Par chance, Shevlin avait remplacé presque toutes les machines par des modèles récents : le moteur, un Lycoming V8, n’avait que deux ans et était propre comme un sou neuf ; le mécanisme du gouvernail avait été modernisé, la coque récemment nettoyée de ses bernacles, le tableau de bord s’ornait d’un compas magnétique flambant neuf et près du pare-brise était fixé un puissant projecteur. En outre, Shevlin avait aménagé son bijou pour le rendre plus confortable, déplaçant le compartiment moteur vers l’arrière et combinant les deux ponts pour en faire un luxueux espace aux couleurs du cuir.

Juan excepté, personne n’était là pour me voir décharger la voiture. Outre l’objet que je venais de trouver, elle contenait de lourdes caisses de nourriture, six bidons de vingt litres d’eau potable, trois caisses de grenades – qu’Hemingway s’obstinait à appeler des « ananas » – et deux mitraillettes Thompson dans leurs étuis en cuir doublé de laine. Hemingway avait insisté pour que j’emporte douze chargeurs de rechange pour ces niños et, obéissant, je les chargeai également à bord. Tout cet équipement se retrouva dans le compartiment secret côté tribord. Pour en découvrir l’existence, comme Shevlin l’avait confié à Hemingway, il fallait soulever les banquettes en cuir du pont.

Dans le compartiment bâbord, je rangeai deux des sombreros cientificos du Pilar, deux toiles goudronnées vertes, une autre beige, trente mètres de fil à linge, des cartes maritimes enroulées dans des tubes en carton, des vestes de toile, des chaussures de rechange et d’autres vêtements. Je chargeai également une trousse de secours de l’armée, des bandages stérilisés, mon .357 Magnum et une soixantaine de cartouches rangées dans un sac étanche, une boîte de barres chocolatées Hershey, deux flacons d’anti-moustiques, deux paires de jumelles provenant de la finca, deux puissantes lampes torches, un petit appareil photo Leica, deux couteaux de chasse, deux sacs de toile avec lanières et un pulvérisateur bourré d’insecticide.

Je retournai sur le quai, bricolai une rampe à l’aide de deux larges planches et demandai à Juan de m’aider à rouler jusqu’au pont du Lorraine les deux barils de deux cents litres d’essence. Le chauffeur s’exécuta en grommelant, mais les barils se retrouvèrent en place sans que l’acajou ait été rayé ni le cuir taché. Juan retourna fumer une cigarette dans la voiture pendant que j’arrimais les barils avec la corde à linge, m’assurant qu’ils ne risquaient pas de se renverser par gros temps. Leur poids déséquilibrait la petite embarcation, qui penchait nettement à l’arrière, mais je ne pouvais rien y faire.

Une fois que tout fut en place et en sécurité, je fis un signe de la main à Juan, sortis de ma poche la clé en argent de Shevlin et démarrai, arrachant au moteur de 125 chevaux un grondement des plus satisfaisants. Pendant qu’il tournait au ralenti, je larguai les amarres de poupe et de proue, me calai sur le luxueux siège du pilote, tournai à bâbord la splendide barre en bois de chez Duesenberg et partis vers le large, me frayant un chemin parmi les bateaux de pêche qui rentraient au port et dont les occupants me regardaient avec un mélange d’envie et de mépris.

Une fois franchis les récifs, je fis grimper au maximum l’aiguille du tachymètre. L’étrave de la vedette se souleva et fendit les vagues aussi facilement qu’une balle traversant du coton. L’eau frappait assez fortement la coque, mais je ne percevais aucune vibration inquiétante. Je ralentis un peu, mais laissai au bateau la bride sur le cou. Le vent me fouettait le visage, ce qui me changeait agréablement de l’atmosphère lourde que nous avions connue à terre ces derniers jours. Si j’avais du carburant en quantité illimitée, songeai-je, je pourrais filer à trente-cinq nœuds pendant toute la journée sur une mer comme celle-ci. Je ralentis l’allure jusqu’à ce que la proue retombe sur l’eau, puis mis le cap à l’est en longeant la côte.

Près de la finca Vigia, les prés et les collines étaient arides et poussiéreux, les seuls arbres qu’on y trouvait étant ceux des vergers cultivés, mais cette partie de la côte, à l’est de Cojimar, évoquait vue du large un paradis tropical : de longues plages blanches, des dunes de sable où les reflets du couchant se mêlaient aux ombres qui occultaient les herbes, des rangées mouvantes de cocotiers parés d’or et de vert. Il n’y avait pas à Guanabo de port digne de ce nom, mais une baie doucement incurvée, avec en son apex le village blotti sous les palmiers, et près de ses pointes, des enfilades de bungalows blancs abrités par des arbres. On les avait bâtis durant les années 20 et 30 pour accueillir les touristes norte americanos, de plus en plus nombreux, mais aujourd’hui, leur peinture s’écaillait et la plupart d’entre eux étaient vides et condamnés, dans l’attente de la fin de la guerre.

Je m’amarrai à l’embarcadère privé, près de la pointe est de la baie. Le Lorraine était équipé d’une toile goudronnée pour protéger son pont, et il me fallut quelques minutes pour comprendre comment la fixer, tant attaches et mousquetons y étaient nombreux. Hemingway connaissait le propriétaire de cet embarcadère et de la cabane de pêcheur qui y était bâtie, et le vieil homme m’assura que le beau bateau serait là le lendemain, quand nous viendrions le chercher. Je lui transmis le meilleur souvenir du señor Hemingway et lui donnai un dollar. Juan et la Lincoln finirent par se montrer, et le trajet de retour se déroula dans un silence que seuls brisaient les grondements du tonnerre.

Maria était tout excitée de me voir, tout excitée par l’aventure qui l’attendait le lendemain, et surtout excitée par la conversation qu’elle avait eue avec le señor Hemingway lors du déjeuner. L’écrivain venait de partir à Cojimar, pour aller chercher ses fils et ses potes, et Maria et moi avons partagé un dîner léger au cottage « Premier Choix » tout en contemplant les éclairs de chaleur qui zébraient le ciel à l’ouest. En dépit de son excitation, elle avoua qu’elle redoutait toujours le retour de Maldonado, et elle sursautait à chaque coup de tonnerre. Quand la vaisselle fut faite et les lanternes allumées, elle se dirigea vers la porte. « Où vas-tu, Maria ?

— Me promener, comme tous les soirs, José.

— Tu n’as pas peur de Caballo Loco ? »

Elle me sourit, mais jeta un regard inquiet vers la cour plongée dans les ténèbres.

« Et puis, repris-je, il n’y a pas mieux à faire qu’une promenade ? Il y a des chances pour que nous ne soyons jamais seuls durant les prochains jours. »

Maria ouvrit de grands yeux étonnés. En général, c’était toujours elle qui prenait l’initiative. « José », chuchota-t-elle.

J’allai jusqu’à elle, refermai la porte, et la soulevai dans mes bras pour la conduire à nos matelas.