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Le Cementerio de Cristobal Colon est l’une des plus vastes nécropoles du monde. Grand comme une douzaine de pâtés de maisons, il se trouve au sud-ouest du district des hôtels et sépare les quartiers de Vedado et de Nueva Vedado. Pour y aller cette nuit-là, je fis le tour du port, restant au sud de La Habana Vieja et obliquant à l’ouest devant le Castillo del Principe.

Le cimetière avait été fondé vers 1860, lorsque toutes les cryptes des églises havanaises affichaient complet. D’après ce que m’avait dit Hemingway, le projet avait donné lieu à un concours d’architecture, remporté par un jeune Espagnol du nom de Calixto de Loira y Cardosa. Celui-ci s’était inspiré d’un motif médiéval, imaginant d’étroites allées en forme de croix conçues pour séparer les morts en fonction de leur classe sociale. Située à l’ouest de La Habana Vieja, dont les rues et les ruelles n’étaient pas plus larges que des sentiers, la gigantesque nécropole apparaissait comme une extension de la cité des vivants dans le royaume des morts. Toujours selon Hemingway, Calixto de Loira y Cardosa était mort subitement à l’âge de trente-deux ans, tout juste après avoir achevé ses plans, devenant l’un des premiers résidents de son œuvre. Cette histoire semblait amuser l’écrivain.

À l’entrée principale du Cementerio de Colon, l’inscription suivante – en latin – est gravée dans la pierre : LA MORT PÂLE PÉNÈTRE DANS LES TAUDIS ET LES PALAIS ROYAUX.

Le rendez-vous était pour 2 h 40. Je garai la Lincoln d’Hemingway dans une rue latérale et me dirigeai vers l’entrée est peu après une heure du matin. Toutes les portes du cimetière étaient fermées à clé, mais je repérai un arbre tout près de la haute grille et y grimpai, me laissant choir sur l’herbe à l’intérieur de l’enceinte. Je portais des vêtements foncés et un chapeau noir rabattu sur mon front. Le .357 était glissé dans un étui reposant sur ma hanche, mon couteau à cran d’arrêt lestait ma poche de pantalon et une des puissantes lampes torches du Pilar celle de ma veste. J’avais également prélevé sur le bateau une corde de dix mètres de long, qui était enroulée autour de mon épaule. Je ne savais pas encore à quoi elle me servirait – attacher un prisonnier, tendre un piège quelconque, escalader un obstacle –, mais il m’avait paru utile de l’emporter.

Quelques mois plus tôt, Hemingway avait évoqué devant moi cette étrange nécropole – les familles les plus importantes de La Havane avaient passé quatre-vingts ans à rivaliser de grandiloquence dans la construction de leurs monuments funéraires –, mais je fus néanmoins surpris par cette profusion d’architecture morbide. Évitant les grandes allées vides et silencieuses qui parcouraient le cimetière, je me cantonnai aux étroits passages entre les tombes, progressant dans un silence absolu. J’avais l’impression de me trouver dans une forêt de pierre éclairée par la lune : ce n’étaient que christs en croix me fixant d’un regard torturé, temples grecs alambiqués aux fresques et aux colonnes étincelantes, anges, séraphins et chérubins planant tels des vautours au-dessus des sépultures, madones surgissant des ténèbres enveloppées dans leurs linceuls, tendant vers moi des doigts qui ressemblaient à des revolvers, mausolées gothiques dont les grilles en fer forgé projetaient sur mon passage des ombres couleur d’encre, urnes omniprésentes, colonnes doriques par centaines derrière lesquelles se dissimulaient peut-être des assassins, et, imprégnant l’atmosphère, l’odeur douceâtre des fleurs pourrissantes.

Dans l’après-midi, j’avais acheté une carte du cimetière dans un office du tourisme. Je l’étudiai au clair de lune, hésitant à allumer ma lampe torche ne fût-ce qu’un instant. C’était exactement le genre de situation qu’un agent du SIS était censé éviter à tout prix : partir pour un rendez-vous qui cachait sûrement une embuscade, en territoire ennemi, sans aucune idée des forces en présence, en laissant l’initiative à l’adversaire.

Et puis merde. Je repliai la carte et poursuivis ma route. Je tombai sur un sarcophage sur lequel était allongé un homme, un chien assis à ses pieds. Un peu plus loin, un cavalier de jeu d’échecs, haut d’un peu plus d’un mètre, veillait sur la tombe d’un grand maître cubain. Bon, tout ceci figurait sur la carte… plus que quelques centaines de mètres avant le Monument aux étudiants en médecine. Je passai devant un monolithe noir et m’aperçus qu’il s’agissait d’une pierre tombale en forme de domino – un double trois. D’après les indications de la carte, la femme enterrée ici était une passionnée des dominos, morte d’une crise cardiaque au cours d’un tournoi des plus importants après avoir échoué à tirer un double trois. Je tournai à gauche. Non loin de la dame au domino se trouvait une tombe littéralement enfouie sous les fleurs. Il devait s’agir de la dernière demeure d’Amelia Goyre de la Hoz. Hemingway s’était fait un plaisir de me raconter son histoire. On l’avait enterrée en 1901, son fils reposant dans une petite sépulture à ses pieds ; des années plus tard, alors qu’on l’exhumait pour une raison indéterminée, on avait trouvé dans ses bras le squelette de l’enfant. Les Cubains adoraient ce genre d’histoire. Hemingway aussi. Des femmes venues de l’île tout entière se rendaient en pèlerinage sur ce tombeau – d’où la montagne de fleurs. L’odeur était celle de tous les funérariums que j’avais connus.

Le Monument aux étudiants en médecine se trouvait dans la plus ancienne section du cimetière. Plusieurs allées y menaient. En 1871, huit jeunes Cubains avaient été exécutés pour avoir profané la tombe d’un journaliste espagnol qui avait critiqué le mouvement indépendantiste naissant. Une statue représentant la Justice ornait l’édifice, mais elle ne portait aucun bandeau, et la balance qu’elle tenait dans sa main penchait nettement d’un côté. La transmission disait : « Là où la mort pâle pénètre dans les taudis et les palais royaux sous l’ombre de la justice. »

Il était 1 h 40. Il m’avait fallu une éternité pour localiser ce putain de monument, il m’en fallut une autre pour trouver une cachette.

Au bout de l’allée qui passait devant le Monument aux étudiants en médecine, je vis un mausolée de dix ou douze mètres de haut qui ressemblait au Taj Mahal en miniature. Ce truc était criblé de niches, chacune de ses façades, ainsi que ses toits, grouillait d’anges et de gargouilles, et un archange était planté au sommet de son dôme façon mosquée. Si j’arrivais à escalader le mur et à atteindre le premier toit, je pourrais me planquer derrière le parapet et avoir une vue imprenable sur le Monument aux étudiants en médecine, les allées, le carrefour et les nombreux passages environnants. D’un autre côté, au moment où le ou les assassins passeraient à l’action, je serais coincé à six ou sept mètres de haut, en mesure de leur tirer dessus mais pas de les poursuivre… mais j’avais ma corde, et elle me serait utile à ce moment-là. En la nouant autour d’une statue, je ne mettrais que dix secondes à descendre jusqu’au sol. Je me félicitai de ma présence d’esprit, me coulai dans l’ombre du mausolée et commençai à grimper.

Au bout de dix minutes d’effort, et d’un trou à mon pantalon, je réussis à me hisser sur le parapet de marbre. Trois mètres de corniche, puis un mur montant jusqu’au dôme, éclairé par la lune. Au-dessus de moi, les anges et les saints imploraient le Ciel. Le parapet n’était pas très haut – un peu plus d’un mètre au-dessus d’un rebord en marbre et de l’asphalte gravillonné, nettement plus prosaïque, du premier toit –, mais je pouvais me planquer derrière et observer les environs grâce aux jours décoratifs. Si nécessaire, je pouvais descendre sur le toit et élargir mon champ visuel.

Je lançai la corde autour du cou d’une statue de deux mètres de haut sur l’arête sud-est, et en enroulai l’autre extrémité avant de la dissimuler dans l’ombre. Puis je m’agenouillai près du rempart sud et scrutai la zone entourant le Monument aux étudiants en médecine. Plusieurs centaines de statues de marbre et de granité semblaient me fixer, telle une armée de morts pâles. Une tempête menaçait au nord. La lune était encore visible au firmament, mais des éclairs zébraient le ciel et le tonnerre grondait au-dessus de La Havane. Il était deux heures du matin.

Alors que je jetais un coup d’œil à ma montre, y lisant 2 h 32, j’entendis un bruit derrière moi. J’allais me retourner lorsque je sentis quelque chose de rond et de froid se poser sur ma nuque.

« Ne bougez pas d’un pouce, señor Lucas », dit le lieutenant Maldonado.

 

Bien joué, Joe, songeai-je. Cette pensée aurait dû être la dernière à me traverser l’esprit avant que celui-ci ne soit anéanti par une balle du Colt .44 à crosse d’ivoire de Maldonado. Je m’étais débrouillé pour choisir le même poste de tir que le lieutenant de la Police nationale, ne pas aller voir de l’autre côté du toit et rester sourd au bruit de ses pas, étouffé par les grondements du tonnerre. Quel gâchis. Il n’avait toujours pas tiré. Qu’est-ce qu’il attendait ?

« Pas un geste », chuchota Maldonado. J’entendis le cliquetis de son percuteur, sentis son haleine parfumée à l’ail. Enfonçant le canon de son arme dans ma nuque, il me fouilla de la main gauche, me subtilisa ma lampe et mon .357, et les jeta à l’autre bout du toit. De toute évidence, mon couteau lui semblait une arme trop risible. Je profitai de chaque seconde de répit pour maudire ma stupidité foncière.

Maldonado recula d’un pas. Je ne sentais plus le canon sur ma nuque, mais je savais que le .44 était toujours pointé dessus. « Retournez-vous très lentement et asseyez-vous sur vos mains, señor l’agent spécial Lucas. »

J’obéis, sentant le gravier me mâcher la paume des mains. Maldonado n’était pas en uniforme ; il portait une tenue semblable à la mienne, sauf qu’il avait une chemise bleue et une cravate. Comme je l’avais remarqué, les Cubains n’appréciaient guère le négligé vestimentaire. Ils étaient toujours un peu scandalisés par les shorts et les chemises d’Hemingway.

Réfléchis, Joe, réfléchis ! J’ordonnai à ma cervelle mollassonne d’oublier le soulagement que lui inspirait mon sursis et de se concentrer. Je remarquai que le policier était en chaussettes. Il avait dû laisser ses chaussures de l’autre côté du dôme afin de m’approcher le plus discrètement possible. Il s’était fatigué pour rien : le tonnerre était si violent qu’on aurait cru que la ville était bombardée par la Batterie des Douze Apôtres, qui se trouvait au Castillo El Morro, de l’autre côté de la baie. La lune jetait encore quelques feux, mais les nuages n’allaient pas tarder à l’occulter.

Maldonado avait mis un genou à terre, peut-être pour se dissimuler derrière le parapet sans perdre de vue les alentours. À moins qu’il n’ait préféré m’abattre en se mettant à genoux plutôt qu’en restant debout.

Concentre-toi. S’il ne t’a pas encore tué, c’est pour une bonne raison. Il n’a pas de chaussures – un avantage pour toi si tu arrives à l’approcher.

Une autre partie de mon esprit contra : Tu es assis sur les mains et il braque un Colt sur ton visage. Tu n’arriveras jamais assez près de lui pour l’affronter à mains nues.

La ferme ! Je m’obligeai à réfléchir alors même que mon corps réagissait comme il le faisait toujours sous la menace d’une arme : mon scrotum se contracta, ma peau se couvrit de chair de poule et j’éprouvai une violente envie de me planquer derrière quelque chose – n’importe quoi. Je m’efforçai de reprendre mes esprits. Pas le temps de paniquer.

« Êtes-vous seul, señor l’agent spécial Lucas ? » siffla le policier. On ne voyait que son menton en galoche et ses dents blanches sous l’ombre de son chapeau. « Êtes-vous venu tout seul ?

— Non, répondis-je. Hemingway et les autres sont en bas maintenant. »

Les dents de Maldonado accrochèrent un peu de lumière tandis qu’il souriait. « Vous mentez, señor. On m’a dit que vous viendriez seul, et vous êtes venu seul. »

Il n’attendait que moi. Juste au moment où je venais de parvenir à contrôler les battements de mon cour, il s’emballa de nouveau. « Vous n’êtes pas Columbia, dis-je.

— Qui ça ? » rétorqua Maldonado d’un air indifférent.

Je souris. « Évidemment que vous n’êtes pas Columbia. Vous n’êtes qu’un crétin d’espingouin à la botte de ceux qui vous arrosent. Comme tous les pendejos. »

Son sourire se fit hésitant, puis s’élargit. « Vous cherchez à m’énerver, agent spécial Lucas. Pourquoi ? Souhaitez-vous mourir plus vite ? Ne vous inquiétez pas… ce ne sera pas long. »

Je haussai les épaules… ou tentai de le faire. Ce n’est pas facile quand on est assis sur ses mains. « Dites-moi au moins qui vous a ordonné de faire ça », demandai-je en laissant ma voix trembler un peu. Ce qui n’était pas difficile. « Delgado ? Becker ?

— Je ne te dirai rien, espèce d’enculeur de porcs de Nord-Américain. » En dépit de la pénombre, j’avais vu ses maxillaires frémir quand j’avais prononcé le nom de Becker. C’est donc Becker.

« Enculeur de porcs ? » répétai-je, ajoutant après une courte pause : « Qu’est-ce qu’on attend, Cheval fou ?

— Ne m’appelle pas comme ça. Ou ta mort sera plus pénible qu’il n’est nécessaire. » Le tonnerre grondait toujours. Je vis des éclairs tomber sur les bâtisses de La Habana Vieja, à un peu plus d’un kilomètre au nord-est.

Quels sont mes atouts ? m’interrogeai-je, m’obligeant à analyser froidement la situation. Je n’en ai pas beaucoup. Vu la distance, il lui suffit d’une seule balle pour mettre un terme à la discussion, et il aura deux fois le temps de presser la détente avant que je puisse lui sauter dessus. Cependant, il s’est placé trop près de moi. Et il a mis un genou à terre – une position peu pratique en cas de brusque changement de la situation. Et il a l’habitude de brutaliser et de tuer des ivrognes, des adolescents, des lâches et des amateurs.

Dans laquelle de ces catégories te ranges-tu ? demanda une autre partie de mon esprit. Je me décevais grandement moi-même. Pour la énième fois de ma vie et de ma carrière, je me demandai combien de millions, combien de milliards d’hommes avaient péri en se disant Oh ! merde et en maudissant leur propre stupidité. Ça devait remonter à l’âge des cavernes.

Je considérai la tempête qui s’approchait. Maldonado lui tournait le dos. Il entendait le tonnerre mais ne pouvait juger de la proximité des éclairs et des averses. Je levai les yeux vers le dôme au-dessus de lui. Pas de paratonnerre. Peut-être serait-il frappé par la foudre avant de m’avoir abattu.

C’est à peu près ta seule chance de t’en sortir, Joe. Je sentis le gravier me mordre la paume des mains. Je refermai les doigts dessus. Cette position était particulièrement pénible et dans deux ou trois minutes, j’aurais les mains tout engourdies, mais je doutais d’avoir ne fût-ce que deux ou trois minutes à ma disposition.

Sans me quitter des yeux plus d’une fraction de seconde, Maldonado leva son poignet gauche et regarda sa montre. C’est ça que nous attendons. 2 h 40, l’heure du rendez-vous.

L’heure était sûrement passée. Peut-être avait-on ordonné à Maldonado de patienter quelques minutes avant de me tuer, pour s’assurer que personne ne m’avait accompagné. Je compris alors qu’il avait certainement planqué un fusil de l’autre côté du mur entourant le dôme. Il m’avait attendu ici, m’avait vu arriver, m’avait vu choisir le même endroit que lui et s’était caché de l’autre côté du toit pendant que j’escaladais à grand-peine le mausolée. Le Cubain avait dû se marrer.

« Quel type de fusil as-tu apporté ? » demandai-je en espagnol, sur le ton de la conversation.

Cette question parut le surprendre. Il plissa le front quelques instants, analysant l’éventuel avantage que je retirerais de sa réponse. Aucun, sembla-t-il décider. « Un Remington trente-zéro-six avec viseur télescopique. Parfait pour le clair de lune.

— Seigneur ! fis-je en me forçant à glousser. Est-ce que l’AMT VI les distribue comme si c’étaient des cartes syndicales ? J’ai confisqué le même à Panama avant de la tuer. »

Aucune réaction. Soit Maldonado était un acteur consommé, soit il ne connaissait pas ce nom de code. J’optai pour la seconde hypothèse. « Maria, je veux dire, ajoutai-je. J’ai trouvé son fusil avant de la noyer. »

Cette fois-ci, il eut une réaction. Il pinça les lèvres, et je vis son index se crisper sur la détente. « Tu as tué Maria ? » Le bruit de la tempête faillit étouffer sa voix. C’était peut-être ça qu’il attendait : la détonation serait inaudible une fois que la tempête serait au-dessus de nous.

« Évidemment que je l’ai tuée. » J’éclatai de rire. « Pourquoi aurais-je épargné cette salope ? »

J’espérais le mettre en rage, le pousser à réagir sans toutefois me tirer dessus, mais il se contenta de sourire une nouvelle fois.

« Pourquoi, en effet ? C’était une petite pétasse meurtrière. J’ai toujours dit au señor Becker qu’il vaudrait mieux l’arroser d’essence et y mettre le feu. » Il jeta un nouveau regard à sa montre, et son sourire s’élargit. « Vous êtes en état d’arrestation, señor l’agent spécial Lucas. » Son pouce s’écarta du percuteur du Colt.

« Pour quel motif ? » demandai-je, préférant poursuivre la conversation plutôt que de recevoir une balle dans le crâne. La pluie avançait sur les toits de La Habana Vieja, pareille à un rideau noir. Le clair de lune avait disparu, remplacé par la lueur saccadée des éclairs qui tombaient juste derrière les murs nord et est du cimetière. Le vacarme était tel que Maldonado aurait pu me tuer d’un coup de canon sans être entendu par d’éventuels passants.

« Pour le meurtre du señor Ernest Hemingway », dit le lieutenant en souriant de toutes ses dents. C’était une sentence de mort.

« Vous ne voulez pas les documents ? dis-je vivement, mon cœur battant la chamade. Becker ne vous a pas demandé de rapporter les documents allemands ? »

Maldonado marqua une pause. Je vis que son index avait appliqué à la détente la quasi-totalité de la pression nécessaire. « C’est Hemingway qui a ces documents », dit-il. Un éclair frappa le sol à moins de cent mètres, et le tonnerre étouffa le dernier mot prononcé par le lieutenant.

Je secouai la tête et me préparai à élever la voix. Il ne pouvait pas connaître ce détail. Nous avions décidé qu’Hemingway conserverait la sacoche au moment d’embarquer sur le Pilar. Il aurait été trop risqué que je la trimballe partout pendant huit jours. « Non ! m’écriai-je. Ils sont dans ma voiture. Becker vous filera une prime si vous les lui apportez ! »

Il releva légèrement la tête et je vis la lueur qui éclairait ses yeux. Le lieutenant Maldonado était méchant, rusé, mais pas franchement intelligent. Il lui fallut quatre ou cinq secondes pour conclure que s’il avait une chance d’extorquer de l’argent à Becker en échange des documents, il n’avait pas besoin de m’épargner pour mettre la main dessus – à condition qu’ils se trouvent effectivement dans ma voiture. Il allait donc m’abattre, chercher ma voiture et s’emparer des documents.

Maldonado sourit et abaissa légèrement son arme – visant le cœur.

L’éclair ne frappa pas le dôme. Sans doute tomba-t-il sur la statue de la Justice, au-dessus du Monument aux étudiants en médecine. C’était encore mieux – cette statue était derrière moi, et Maldonado fut aveuglé pendant une ou deux secondes alors que le coup de tonnerre résonnait comme une explosion dans le mausolée.

Un bond sur la gauche, j’atterris sur mon épaule et je roule vers Maldonado. Il tire, mais la balle m’érafle l’épaule droite et s’écrase sur le parapet de marbre derrière moi. Au deuxième coup de feu, je me redresse d’un bond, et la balle m’effleure l’entre-jambes, me brûlant l’intérieur de la cuisse. Alors que Maldonado déplie sa carcasse, je lui jette au visage les deux poignées de gravier. Sa troisième balle me poinçonne le lobe de l’oreille.

Des deux mains, je lui enserre le poignet droit, le forçant à baisser son arme, et je lui fauche les jambes d’un coup de pied. Nous nous effondrons tous les deux, mais je veille à tomber sur lui. Tel un soufflet de forge, il exhale une bouffée d’air chargée d’ail.

Poussant un grondement, Maldonado tente de me griffer le visage de la main gauche. Sans lui prêter attention, je lui brise le poignet droit, jette son arme à l’autre bout du toit. Mon .357 est maintenant plus près que son Colt.

Le Cubain hurle et se cabre violemment, me projetant contre le mur en marbre qui entoure le dôme à sa base. Nouveau hurlement, bordée de jurons en espagnol, et il se relève péniblement en serrant son poignet brisé. Je prends mon élan, m’imagine sur un terrain de football, prêt à envoyer la balle dans l’en-but, et je lui décoche un tel coup de pied dans les couilles qu’il se met carrément à léviter. Deux éclairs frappent la terre autour du dôme – le premier derrière nous, le second poignardant une croix brandie par un saint de marbre en contrebas. Le double coup de tonnerre ne parvient pas tout à fait à étouffer les cris et les geignements de Maldonado, qui s’affaisse tel un gigantesque accordéon. Son chapeau va rouler sur le toit.

Haletant, je ramassai le .357 Magnum et le glissai dans son étui sans quitter Maldonado des yeux. Peut-être avait-il planqué un flingue ou un cran d’arrêt dans sa manche. En ce cas, il valait mieux pour lui qu’il ait choisi la gauche. Sa main droite formait avec son avant-bras un angle incongru, et, tandis qu’il roulait sur lui-même, souffrant le martyre après mon coup bas, il tenait encore son poignet contre lui.

J’ouvris mon couteau et m’approchai du policier, lui coinçant la pomme d’Adam sous mon genou pour l’immobiliser de tout mon poids. La pluie s’abattit sur nous lorsque je me penchai sur lui et posai la lame juste au-dessous de son œil droit. La pointe affûtée entailla la chair sous le globe oculaire.

« Parle, ordonnai-je. Qui est allé tuer Hemingway ? »

Maldonado ouvrit la bouche, mais il était trop terrifié à l’idée de perdre son œil en remuant les mâchoires. Je relâchai la pression sur le couteau et soulevai légèrement mon genou, prêt à lui trancher la gorge sur-le-champ s’il tentait de se dégager.

Il n’en fit rien. Il se contenta de hoqueter et de gémir.

« La ferme. » Je découpai un lambeau de peau entre son oreille et la commissure de ses lèvres. « Qui est allé tuer Hemingway ? »

Maldonado hurla. Les éclairs s’éloignaient du cimetière, mais les échos du tonnerre résonnaient toujours sur la nécropole. Il secoua vigoureusement la tête.

« Qui est l’autre membre du commando Todt ? Combien sont-ils ? »

Nouveau gémissement.

« Parle. » La lame du couteau se rapprocha de son œil.

« Je ne sais pas, señor, je le jure. Je vous le jure. Je ne sais pas, je le jure. Je devais vous attendre… Becker m’a dit que vous viendriez seul… attendre dix minutes de plus avant de vous tuer… Si quelqu’un nous découvrait, je devais dire que vous aviez refusé d’obtempérer. Si personne ne nous entendait, je devais apporter votre corps quelque part sur la côte, demain après-midi…

— Où ça ?

— Quelque part à l’est. Près de Nuevitas. »

Nuevitas se trouvait au sud de l’archipel de Camagüey, là où Hemingway attendait à Cayo Confites. « Qui t’a donné ces ordres ?

— Becker.

— En personne ?

— Non, non… Je vous en prie, n’appuyez pas si fort… la lame va m’entrer dans l’œil.

— En personne ?

— Non ! s’écria Maldonado. Par téléphone. Longue distance. Très longue distance.

— Depuis Cuba ?

— Je ne sais pas, señor. Je vous le jure.

— Est-ce que Delgado est dans le coup ?

— Qui est… Delgado ? » haleta Maldonado. De toute évidence, il cherchait une ouverture, tout comme je l’avais fait quelques instants plus tôt. Ses mains reposaient toujours contre ses flancs. J’accentuai le poids de mon genou sur sa gorge et posai la lame au coin de son globe oculaire, faisant couler quelques gouttes de sang.

« Si tu bouges le petit doigt, je fais sauter ton œil comme un vulgaire grain de raisin. »

Maldonado eut un hochement de tête à peine perceptible et plaqua ses mains sur le gravier.

Je lui décrivis Delgado d’une phrase.

Nouveau hochement de tête. « J’ai rencontré cet homme. Pour arranger des versements d’argent.

— Pour toi ?

— Oui… et pour la Police nationale cubaine.

— Dans quel but ? »

Le lieutenant secoua la tête avec prudence. « Nous nous occupons… des liaisons. De la sécurité.

— Pour qui ? Pour quelle raison ?

— Pour que les gringos et les Allemands puissent se voir en secret.

— Quels gringos ? Quels Allemands ? Becker ?

— Et d’autres. Je ne sais ni qui ni pourquoi. Je le jure devant Dieu… Non, señor, non ! »

Je me rendis compte que je n’aboutirais nulle part. « Quand Hemingway doit-il être tué ? » demandai-je. La pluie gouttait de mon nez et de mon menton, s’écrasait sur le visage de Maldonado. « Je ne sais… » Le lieutenant poussa un hurlement : je venais de peser de tout mon poids sur sa poitrine. « Aujourd’hui ! s’écria-t-il en tentant de me labourer les joues de ses ongles. Dans la journée… samedi ! »

Je m’écartai de lui pour aller ramasser son Colt et ma lampe torche, lui tournant le dos une seconde en guettant un mouvement du coin de l’œil.

Il chercha à saisir quelque chose, mais ce n’était ni un flingue ni un cran d’arrêt. Bondissant sur ses pieds, Maldonado fonça vers le coin du toit et agrippa ma corde, passant par-dessus le mur alors que je mettais un genou à terre et le visais avec le .357.

Il avait oublié son poignet cassé. Il lâcha prise en poussant un premier hurlement, et un second précéda l’instant de l’impact. J’allai jusqu’au parapet et baissai les yeux. Maldonado n’était tombé que d’une hauteur de sept ou huit mètres, mais son torse avait atterri sur une dalle de marbre et ses jambes sur une urne de belle taille. L’une d’elles dessinait un angle écœurant.

Je fis le tour du dôme, trouvai le .30-06 du policier près d’une porte ouverte dans le mur, le ramassai et descendis un étroit escalier conduisant à l’intérieur du mausolée. Je trouvai la porte côté sud à la lueur de ma lampe. Le battant métallique grinça bruyamment lorsque je sortis. Il pleuvait encore, mais la lune commençait à émerger des nuages. Maldonado avait disparu.

Je le retrouvai près de la façade nord du mausolée, en train de ramper dans l’allée. Il avançait sur les coudes et sur son genou gauche. Sa main droite lui était inutile et sa jambe droite semblait souffrir d’une fracture. Quelque chose de blanc et de pointu avait déchiré le tissu noir de son pantalon et saillait au-dessus du genou. En m’entendant arriver derrière lui, il roula sur le dos en gémissant et porta une main à sa ceinture, braquant sur moi un petit pistolet luisant sous la pluie. Un Beretta calibre .25.

Je m’en emparai sans peine, dégainai mon .357, me plaçai à un mètre cinquante du lieutenant et calai son crâne dans ma ligne de mire. Je levai ma main gauche pour me protéger des éclats d’os et des bribes de cervelle. Maldonado ne fit pas un geste, ne broncha même pas, mais je le vis serrer les dents dans l’attente de ma balle.

« Merde », fis-je à voix basse. J’avançai d’un pas, le frappai violemment à la tempe avec le canon du .357. Sa tête alla rouler sur la pierre. Je lui palpai la gorge. Pouls précipité, mais tout compte fait normal. Puis je l’agrippai par le col de sa veste, le traînai à l’intérieur du mausolée et l’allongeai par terre entre deux sarcophages. Il y avait une grande clé en bronze dans la poche de sa veste. La porte du toit et celle du mausolée se fermaient de l’extérieur, évidemment, et je les fermai toutes les deux, puis jetai la clé parmi les statues avant de sortir du cimetière au pas de course.

Je consultai ma montre une fois que j’eus regagné la Lincoln d’Hemingway : 3 h 28. Que le temps passe vite quand on s’amuse !

 

Je violai toutes les limitations de vitesse, locales et nationales, sur la route de Cojimar. Il n’avait pas cessé de pleuvoir – la lune avait de nouveau disparu – et la chaussée était glissante et dangereuse. Au moins ne croisai-je aucune voiture. J’imaginais la conversation que j’aurais avec un flic cubain si jamais l’un d’eux avait l’idée de m’arrêter – j’avais un .357 passé à la ceinture, le fusil Remington et le Colt .44 d’un lieutenant de la Police nationale sur la banquette arrière et du sang sur mes vêtements et mon oreille. Et puis merde, songeai-je, je lui filerai dix dollars américains et il n’insistera pas. On est à Cuba, après tout.

Sept heures plus tôt, à la tombée du soir, le départ du Pilar avait offert un vif contraste avec l’appareillage de la semaine précédente. Personne n’était là pour le voir lever l’ancre, excepté quelques pêcheurs indifférents. Pour l’accompagner, Hemingway avait choisi Wolfer, Don Saxon, Fuentes, Sinsky, Roberto Herrera et les garçons. Patchi Ibarlucia aurait voulu se joindre à l’équipage, mais il était retenu à terre par un tournoi de pelote basque. Tout le monde – y compris les enfants – semblait grave et impressionné par ce départ nocturne.

« Que ferez-vous si vous avez besoin de moi et si vous ne pouvez pas me contacter par radio ? me demanda Hemingway alors que je lui tendais l’amarre de poupe. Et si j’ai trouvé quelque chose et que j’appelle Cojimar et Guantanamo, comment le saurez-vous ? »

Je lui désignai la vedette de Shevlin, amarrée elle aussi dans le port. « Je prendrai le Lorraine, si on a toujours le droit de l’utiliser.

— Vu les dégâts que vous avez faits sur le pont, je ne devrais pas vous le permettre », répliqua Hemingway, qui me lança quand même les clés.

Il me fallut une bonne minute pour me rappeler que le fusil de Maria avait éraflé l’acajou.

« Les réservoirs sont pleins, ajouta l’écrivain, et on a chargé deux barils supplémentaires. Mais soyez prudent. Tom est peut-être milliardaire, mais il est parfois sacrement radin. Ça m’étonnerait qu’il soit assuré. »

J’opinai. C’est à ce moment-là que nous avons décidé qu’Hemingway garderait la sacoche. Je la lui tendis pendant que Fuentes commençait à appareiller.

« Bonne chance, Joe », dit l’écrivain en se penchant au-dessus du bastingage pour me serrer la main.

 

J’arrivai aux quais de Cojimar peu de temps avant quatre heures du matin. Quelques pêcheurs se préparaient à sortir, et leurs bateaux étaient éclairés. Le Lorraine avait disparu.

Je m’appuyai au volant et frictionnai mon front brûlant. Qu’est-ce que tu croyais, Joe ? Columbia a toujours eu une longueur d’avance sur toi. Sans doute a-t-il volé la vedette pendant que tu roulais vers le cimetière pour aller à ton rendez-vous.

Ce qui signifie qu’il n’a peut-être qu’une demi-longueur d’avance.

Je parcourus le port du regard. Il n’y avait pas d’autres vedettes à Cojimar, rien que des bateaux de pêche, des dinghies, des skiffs, deux ou trois bateaux à moteur, quelques canots, deux canoës et un yacht de quatorze mètres appartenant à un Californien colérique, arrivé huit jours plus tôt de Bimini avec une avarie au moteur.

Le Lorraine est rapide. Il arrivera avant le Pilar – quel que soit l’endroit où Columbia a tendu son embuscade. J’ai besoin d’un bateau rapide pour arriver là-bas avant midi.

Là-bas, mais où ? À Nuevitas ? Je décidai de répondre à cette question après avoir trouvé un bateau.

Je regagnai la ville aussi vite que je l’avais quittée une demi-heure plus tôt. Il y avait quelques beaux bateaux au port de La Havane, et peut-être pourrais-je en faire démarrer un ; malheureusement, les propriétaires de beaux bateaux se méfient des voleurs, et ils ont l’habitude d’emporter une pièce maîtresse du moteur quand ils vont à terre – un peu comme vous emportez une tête de delco quand vous garez votre bagnole dans un quartier mal famé.

Mais le plus beau des bateaux n’avait pas jeté l’ancre au port. Le Southern Cross mouillait carrément dans la baie, prêt à partir pour son expédition en Amérique du Sud. Selon les derniers rapports des agents de l’Usine à forbans, datés de vendredi après-midi, le yacht devait appareiller lundi matin. S’il avait été retardé encore une fois, c’était parce que le nouveau radio avait disparu et qu’on ne l’avait retrouvé dans aucun des bars et des bordels les plus fréquentés. Cette fois-ci, le commandant était même prêt à engager un Cubain pour le remplacer. De toute évidence, le yacht avait des problèmes avec son personnel radio. Hemingway et moi avions évoqué l’incident, concluant que le seul agent allemand du bâtiment avait sans doute quitté le pays, comme Schlegel et Becker avant lui.

Je me garai devant le quai municipal, enjambai la chaîne qui en barrait l’accès, trouvai un canot à ma convenance, y jetai mon matériel et me mis à ramer en direction du gigantesque yacht. Même en pleine nuit, il était d’une splendeur immaculée, sa coque aérodynamique se trouvant illuminée par des projecteurs placés à la poupe et à la proue. Comme mon canot prenait l’eau, je posai mon sac et le Remington sur le banc de nage et les dissimulai sous une couverture écossaise prélevée dans la Lincoln. Tout en ramant, je me mis à chanter en espagnol d’une voix avinée.

Il était peut-être mal avisé de tenter de s’emparer du Southern Cross, à bord duquel se trouvaient cent seize officiers et hommes d’équipage en pleine forme, une trentaine de savants et pas mal de fusils et de mitraillettes. D’un autre côté, mon plan n’exigeait pas que je m’empare du Southern Cross.

Je dus élever la voix pour réveiller les gardes qui se trouvaient à bord du Chris-Craft placé entre le yacht et le rivage. Les deux hommes s’étaient allongés – l’un sur la banquette avant, l’autre sur la banquette arrière – et ronflaient si fort que je les entendais nettement en dépit du vacarme que je produisais. J’étais à moins de dix mètres d’eux lorsque le type à l’avant sursauta, émergea du sommeil et braqua un projecteur sur moi.

« Hé, amigo, ne fais pas ça ! lançai-je en espagnol d’une voix pâteuse. Ça me fait mal aux yeux. » Je continuai à ramer maladroitement.

« Faites demi-tour », dit le premier garde dans un espagnol lamentable teinté d’un fort accent norte americano. « Ceci est une zone interdite. » Il avait l’air mal réveillé. Son équipier avait émergé lui aussi, et me regardait en se frottant les yeux. Ils ne voyaient qu’un homme seul dans un canot pourri. Un homme mal rasé, au visage à moitié dissimulé par un chapeau, aux vêtements froissés et tachés. L’une de ses oreilles était en sang. Un poivrot, selon toute évidence. Sa patache prenait l’eau.

« Zone interdite ? répétai-je d’une voix stupéfaite. Nous sommes dans le port de La Havane… le port de la capitale de mon pays, de mon peuple. Comment peut-il être zone interdite ? Je dois aller sur le bateau de pêche de mon cousin, sinon il partira sans moi. » Je continuai d’agiter les rames, me rapprochant du hors-bord à la façon d’un crabe.

Le garde secoua la tête. « Éloignez-vous, lança-t-il. Restez à deux cents mètres au moins du grand bateau blanc. Le bateau de pêche de votre cousin n’est pas par ici… »

Je fis oui de la tête, une main levée devant moi pour me protéger les yeux. Les quelques étoiles qui s’étaient insinuées entre les nuages avaient disparu, et le ciel pâlissait en dépit de la pluie. « Où est le bateau de mon cousin, vous dites ? » demandai-je, glissant sur les tolets et manquant m’effondrer sur le banc de nage. Chaque garde portait une mitraillette Thompson en bandoulière, mais il leur faudrait du temps pour la mettre en position de tir.

« Nom de Dieu ! » Le type de la banquette arrière s’empara d’une gaffe, bien décidé à ne pas me laisser emboutir leur splendide hors-bord.

« Pas un geste, ordonnai-je en anglais, en dégainant le Magnum et en le pointant sur eux. Éteignez ce putain de projecteur. »

Le garde placé à l’avant s’exécuta. Dans la pénombre, je vis les deux hommes se préparer à passer à l’action.

« Vous serez morts avant d’avoir eu le temps de viser. » Je relevai le percuteur du .357 et en pointai le canon sur une cible, puis sur l’autre. Le canot heurta le Chris-Craft. « Toi, devant, penche-toi au-dessus du pare-brise. Je veux voir tes deux mains. C’est bien. Toi… penche-toi sur la poupe. Encore un peu. C’est bien. »

Je jetai mon matériel dans la vedette et sautai sur la banquette avant. L’homme de poupe eut un geste mal inspiré, et je l’assommai alors qu’il se retournait. Le type penché sur le pare-brise jeta un regard par-dessus son épaule. « Si tu ne bouges pas, je ne frapperai pas », lui dis-je à voix basse.

Il secoua la tête.

Je m’emparai de leurs mitraillettes et les posai sur la banquette arrière ; puis, sous la menace de mon Magnum, le garde encore conscient traîna son équipier par-dessus le plat-bord. Il poussa un gémissement en atterrissant dans le canot.

D’un coup de gaffe, je poussai la petite embarcation au loin, puis je levai l’ancre de la main gauche, sans cesser de tenir en respect le garde encore conscient.

Celui-ci était vêtu d’un maillot de corps moulant qui laissait deviner sa musculature de culturiste. De toute évidence, il cherchait à sauver la face, fouillait ses souvenirs en quête d’une réplique de cinéma censée prouver qu’il n’avait pas peur de moi. « Vous ne vous en tirerez jamais », dit-il.

J’éclatai de rire, fis démarrer le moteur, vérifiai le niveau d’essence – aux trois quarts plein – et dis : « Je m’en suis déjà tiré. » Puis je logeai deux balles dans le petit canot.

Les deux hommes sursautèrent. Les projectiles évidés du .357 ouvrirent des trous impressionnants dans le bois pourri de la coque.

Le Chris-Craft était aussi splendide que coûteux – une petite merveille de six mètres cinquante, à deux moteurs, dont le pont avant n’était cloisonné que par une plaque en acajou placée derrière la banquette avant. Le compartiment moteur, long de deux bons mètres, était protégé par une coque d’acajou rehaussée de chrome. Je m’étais renseigné sur ce bateau après qu’Hemingway et moi l’avions vu en train de patrouiller. Il était flambant neuf – construit en 1938 ou 1939 – et équipé de deux moteurs Hercules à six cylindres de 131 CV, un modèle KBL et un modèle KBO – O pour rotation opposée. Les hélices tournaient en sens inverse, celle de bâbord vers la gauche et celle de tribord vers la droite, ce qui leur permettait d’obtenir des vitesses élevées et de compenser leurs moments respectifs. Les manœuvres étaient d’une facilité déconcertante, le bateau pouvant faire demi-tour sur sa propre longueur.

« Vous pouvez nager si vous en avez envie, lançai-je en élevant la voix pour couvrir le bruit des moteurs, mais comme vous le savez sans doute, les requins se pointent souvent avant l’aube pour manger les poissons autour des arrivées d’égout. Peut-être que le yacht n’abaissera pas son échelle à temps. À votre place, je rejoindrais le quai à la rame. »

Je mis les gaz et fonçai vers l’entrée du port. Je ne regardai qu’une seule fois derrière moi avant de prendre le large. La pluie tombait de nouveau à verse, mais je vis des lumières s’allumer à bord du Southern Cross. Le canot se dirigeait vers le quai, le culturiste ramant de toutes ses forces pendant que son camarade écopait l’eau avec ses mains.