La découverte du syndicat eut pour Jurgis, entre autres conséquences, celle d’éveiller en lui l’envie d’apprendre l’anglais. Il souhaitait comprendre ce qui se disait lors des réunions et pouvoir prendre part aux débats. Il commença à repérer des mots ici et là. Les enfants, qui faisaient de rapides progrès à l’école, lui en apprirent quelques-uns. Un de ses amis lui prêta un petit livre de vocabulaire, dont Ona entreprit de lui faire régulièrement la lecture. Mais, bientôt, cela ne suffit plus : Jurgis voulait être capable de déchiffrer sans l’aide de personne. Un peu plus tard, cet hiver-là, il entendit parler de cours du soir gratuits et alla s’inscrire. Chaque fois qu’il rentrait assez tôt des abattoirs, même s’il ne disposait que d’une demi-heure, il prenait le chemin de l’école. On lui enseignait à la fois à lire et à parler l’anglais. Et on lui aurait appris bien d’autres choses encore, si seulement il avait disposé d’un peu plus de temps.
Grâce à son activité syndicale, Jurgis commença également à s’intéresser à la vie de sa nouvelle patrie et à s’initier à la démocratie. Le syndicat constituait un petit État en lui-même, une sorte de république miniature, où l’on débattait de tout en commun, où chacun pouvait donner librement son avis. Ce fut là que Jurgis fit ses premières armes en politique. Dans le pays d’où il venait, on ne faisait pas de politique. En Russie, on considérait le gouvernement comme un fléau, au même titre que la foudre et la grêle. « Fais le gros dos, petit père, fais le gros dos. Tout a une fin », chuchotaient les vieux sages dans les campagnes. Au début, Jurgis avait cru qu’il en allait de même en Amérique. On lui avait dit que c’était un pays libre. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Il avait découvert qu’ici, les riches possédaient tout, exactement comme en Russie. La faim, qui commençait à le tenailler, n’était-elle pas partout la même lorsqu’on ne trouvait pas de travail ?
Un jour, à la pause de midi, trois semaines environ après ses débuts chez Brown, Jurgis fut abordé par un veilleur de nuit de l’usine qui lui suggéra de remplir une demande de naturalisation afin de devenir citoyen américain. Jurgis ne comprit tout d’abord pas de quoi il parlait, mais son interlocuteur lui expliqua les avantages de cette démarche. D’abord, cela ne lui coûterait pas un cent ; en plus, il aurait tout de suite droit à une demi-journée sans retenue sur son salaire et enfin, le moment des élections venu, il aurait le privilège de pouvoir voter. Bien sûr, notre ami s’empressa d’accepter ; sur quoi le contremaître, après un bref conciliabule avec le veilleur de nuit, libéra Jurgis pour le reste de la journée. Quelque temps plus tard, pourtant, quand il demanda un congé à l’occasion de son mariage, on le lui refusa. Dieu seul savait par quel miracle on lui accordait maintenant la faveur de cette demi-journée, sans même le pénaliser ! Quoi qu’il en soit, il partit avec l’homme, qui débaucha en chemin plusieurs autres immigrants fraîchement débarqués (des Polonais, des Lituaniens, des Slovaques) et les conduisit jusqu’à une grande diligence attelée de quatre chevaux, qui attendait dehors. Une vingtaine d’hommes y avaient déjà pris place. C’était l’occasion inespérée de découvrir la ville. Ils s’amusèrent beaucoup en chemin ; la bière, qu’on leur passait de l’intérieur de la voiture, coulait à flots. Une fois arrivés en pleine ville, ils s’arrêtèrent devant un imposant édifice tout en granit, où un fonctionnaire les accueillit. Les papiers étaient prêts ; il ne restait que les noms à ajouter. À tour de rôle, chacun des immigrés prêta un serment dont il ne comprit pas un mot, puis se vit délivrer un document magnifiquement orné, portant un grand sceau rouge et le blason des États-Unis. On leur expliqua que chacun désormais était citoyen de la République et l’égal du Président lui-même.
Un ou deux mois plus tard, le même veilleur de nuit revint indiquer à Jurgis où se rendre pour s’inscrire sur les listes électorales. Lorsque le jour des élections arriva, les conserveries annoncèrent par voie d’affichage que les ouvriers désirant voter étaient autorisés à ne commencer leur travail qu’à neuf heures ce matin-là. Le veilleur de nuit regroupa Jurgis et les autres recrues dans l’arrière-salle d’un bar, où il leur montra individuellement quelles cases du bulletin ils devaient cocher. Puis il leur donna à chacun deux dollars avant de les conduire au bureau de vote, où un policier était spécialement chargé de veiller à ce que la procédure se déroulât comme prévu. Jurgis fut tout fier de sa bonne fortune. Mais, lorsqu’il rentra chez lui, Jonas lui raconta qu’il avait touché quatre dollars en proposant en catimini au responsable de voter trois fois. L’homme avait accepté son offre.
Ses camarades du syndicat lui expliquèrent ce mystère. L’Amérique, à la différence de la Russie, jouissait d’un régime qu’on appelait démocratique. Afin de pouvoir gouverner et avoir les mains libres pour organiser toutes sortes de combines lucratives, les dirigeants devaient d’abord se faire élire. Il existait deux groupes rivaux de corrupteurs, connus sous le nom de « partis politiques ». Celui des deux qui achetait le plus de voix accédait au pouvoir. Parfois, quand le scrutin promettait d’être serré, on faisait intervenir le petit peuple. Dans le quartier des abattoirs, cela ne se produisait que lors d’élections nationales ou régionales, car, au niveau local, les Démocrates l’emportaient infailliblement. Leur chef, un petit Irlandais du nom de Mike Scully, qui occupait un poste éminent dans son parti à l’échelon de l’Illinois, régnait donc sur tout le district. Il était plus puissant que le maire de Chicago lui-même, disait-on, et se vantait d’avoir la mainmise sur Packingtown. Comme il trempait dans toutes les affaires louches du voisinage, il était à la tête d’une immense fortune. Ainsi, il était propriétaire de la décharge que Jurgis et Ona avaient vue le premier jour. La briqueterie aussi était à lui. Après avoir extrait du sol l’argile destinée à la fabrication des briques, il demandait à la municipalité de combler le trou avec des ordures, puis il construisait des maisons à cet emplacement pour les vendre aux ouvriers. Il s’arrangeait de surcroît pour que la mairie lui achète ses briques, à un prix fixé par lui, et pour qu’elle prenne en charge elle-même leur transport dans des charrettes municipales. Quant à l’excavation voisine, où se trouvait l’eau stagnante, elle lui appartenait également. C’était lui qui, l’hiver, y faisait tailler la glace et qui en tirait les bénéfices. De surcroît, si les ouvriers disaient vrai, il ne payait aucune taxe sur l’eau utilisée et avait fait construire sa glacière avec du bois fourni gracieusement par la ville. Les journaux s’étant emparés de l’affaire, un scandale avait éclaté. Mais Scully avait soudoyé quelqu’un pour qu’il endosse toute la responsabilité et disparaisse des États-Unis. Selon une autre rumeur, il avait également fait bâtir son four à briques par des maçons payés par la municipalité.
Il fallait beaucoup insister, cependant, pour que les langues se délient, car les habitants de Packingtown préféraient ne pas se mêler de ces histoires. Mieux valait être en bons termes avec Mike Scully : un papier signé de sa main équivalait à une embauche immédiate à la conserverie. Lui-même employait beaucoup de personnel. Ses hommes étaient les mieux payés de la région, alors qu’ils ne faisaient que des journées de huit heures. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que l’Irlandais comptât de nombreux amis. Il les avait réunis en une ligue, la « War-Whoop League », dont le siège était situé à la sortie des abattoirs. C’était le club le plus important de Chicago. De temps en temps, ses membres organisaient des matches de boxe, des combats de coqs et même de chiens. Les policiers du district appartenaient tous à ce cercle et, au lieu d’empêcher ces manifestations, ils vendaient les billets à l’entrée. Le veilleur de nuit, qui avait accompagné Jurgis lors de sa naturalisation, faisait partie de ces « Indiens », comme on avait surnommé les membres de la « War-Whoop League ». Les jours d’élection, ils patrouillaient dans Packingtown par centaines, les poches gonflées de liasses de billets de banque et offraient des consommations gratuites dans les bars du quartier. Les cafetiers eux-mêmes se devaient d’être des « Indiens » et de payer leur écot à la ligue, sinon ils n’avaient pas le droit d’ouvrir le dimanche et de tenir tripot. Les pompiers aussi étaient à la botte de Scully. Toute la corruption, à Packingtown, passait par lui. Scully faisait construire un immeuble d’habitation quelque part dans Ashland Avenue ; l’homme qui surveillait les travaux était un inspecteur chargé de l’entretien des égouts et rémunéré par la commune. L’inspecteur municipal du service des eaux était mort et enterré depuis plus d’un an, mais quelqu’un continuait à toucher son salaire. L’inspecteur de la voirie, quant à lui, était serveur au café de la « War-Whoop League ». Il pouvait fort bien rendre la vie très inconfortable aux commerçants qui refusaient de prêter allégeance à Scully !
Les patrons des conserveries eux-mêmes le redoutaient, du moins à ce qu’on racontait. Cette idée n’était pas pour déplaire aux ouvriers, car ils considéraient Scully comme l’ami du peuple, titre qu’il revendiquait haut et fort le jour des élections. Lorsque les propriétaires des usines avaient eu besoin d’un pont au-dessus d’Ashland Avenue, c’est à Scully qu’ils s’étaient adressés pour obtenir gain de cause. Il en avait été de même pour « Bubbly Creek1 », que la ville avait voulu contraindre les patrons à faire couvrir ; mais Scully était venu à leur secours.
« Bubbly Creek » est un affluent de la Chicago River, qui marque la frontière sud du quartier des abattoirs. Toutes les eaux usées du mile carré occupé par le complexe industriel viennent s’y déverser, de sorte que ce cours d’eau n’est en réalité qu’un immense égout à ciel ouvert, de cent ou deux cents pieds de large, dont un des bras morts recueille toutes sortes de saletés qui ne peuvent s’évacuer. « Bubbly Creek » tient son nom des étranges mutations subies par la graisse et les produits chimiques qu’on y décharge. L’eau y est constamment agitée, comme si d’énormes poissons s’y repaissaient ou que des monstres aquatiques s’ébattaient dans ses profondeurs. Des bulles de gaz carbonique montent et crèvent à la surface en formant des ronds de deux ou trois pieds de diamètre. Par endroits, la graisse et les déchets s’étant solidifiés, le ruisseau ressemble à un lit de lave. Des poules viennent y picorer et il n’est pas rare de voir quelque étranger imprudent s’y aventurer et disparaître momentanément. Il fut un temps où les patrons laissaient les choses en l’état ; de temps à autre, un violent incendie se déclenchait à la surface de l’eau et on devait alors faire appel aux pompiers. Un jour, cependant, un petit génie s’était mis à charger cette vase immonde dans des chalands pour en extraire du saindoux. Les propriétaires des conserveries trouvèrent l’idée séduisante et firent en sorte que l’homme fût contraint de cesser son activité, pour la reprendre à leur propre compte. Quant aux poils d’animaux qui tapissent les rives de « Bubbly Creek », ils les firent ramasser et nettoyer...
Si l’on en croit les ragots, il se passait des choses encore plus étranges. Les industriels avaient installé clandestinement des canalisations, qui leur permettaient de détourner des milliards de litres d’eau des réservoirs municipaux. Ce scandale avait fait la une des journaux. On avait mené une enquête et les conduits avaient été découverts. Mais personne n’ayant été condamné, l’escroquerie se perpétuait comme si de rien n’était. Puis il y avait eu « l’industrie » de la viande avariée et son cortège d’horreurs. La présence d’inspecteurs fédéraux à Packingtown faisait croire aux habitants qu’ils ne couraient aucun risque à consommer de la viande contaminée. Ce qu’ils ignoraient, c’est que ces cent soixante-trois inspecteurs avaient été nommés à la demande des conserveries et que le gouvernement des États-Unis les payait uniquement pour certifier que la viande non comestible ne quittait pas l’Illinois. Leur fonction s’arrêtait là. Pour autoriser la vente des produits destinés à Chicago même et à l’État d’Illinois, Packingtown ne disposait en tout et pour tout que de trois employés... à la solde du parti politique au pouvoir localement2. L’un d’eux, un médecin, s’aperçut un beau jour que les carcasses des bœufs que les inspecteurs fédéraux avaient déclarés tuberculeux et qui, par conséquent, contenaient des substances mortelles, appelées ptomaïnes, étaient laissées à l’air libre sur un quai, avant d’être expédiées en ville pour y être vendues. Il insista pour qu’on leur administrât une injection de pétrole. Il fut contraint de démissionner dans la semaine ! Les patrons se fâchèrent si fort qu’ils allèrent jusqu’à obliger le maire à supprimer totalement le service d’inspection. Depuis, plus personne n’osait même faire mine de s’opposer à ces abus ! Le bruit courait que, toutes les semaines, on distribuait deux mille dollars en pots-de-vin pour dissimuler les cas de tuberculose bovine et autant pour qu’on évite de parler des porcs morts du choléra dans les trains. Presque quotidiennement, ces bêtes étaient chargées au grand jour dans des fourgons, et emportées vers Globe, dans l’Indiana, où on en tirait un saindoux de qualité supérieure.
Jurgis prit petit à petit connaissance de ces malversations, au fil des bavardages de ceux qui étaient forcés de s’en rendre coupables. Il ne rencontrait pas un ouvrier qui, quel que soit son domaine d’activité, n’eût de nouvelles histoires d’escroquerie à raconter. Il avait par exemple entendu un boucher lituanien de l’usine qui avait employé Marija et où on n’abattait le bétail que pour la mise en conserve, faire la description des animaux qui lui arrivaient. Dante et Zola auraient pu trouver là une source d’inspiration ! C’était à se demander s’il n’y avait pas, à travers tout le pays, des agences chargées de dénicher les bêtes les plus âgées, les plus estropiées et les plus malades. Certaines, qui avaient été nourries au « malt de whisky » (comme on appelait le rebut des brasseries), étaient couvertes de furoncles ; on ne pouvait plonger son couteau dans le corps de l’animal sans avoir la figure éclaboussée d’une humeur puante. Peut-on imaginer besogne plus rebutante ? Quand on a les manches et les mains dégoulinant de sang, comment s’essuyer le visage ou les yeux pour voir ce que l’on fait ? C’était avec cette viande qu’on fabriquait le « bœuf parfumé » qui avait fait dix fois plus de victimes parmi les soldats américains que les balles espagnoles3. Il est vrai que les conserves de bœuf réservées à l’armée avaient séjourné dans des caves pendant des années et n’étaient pas de première fraîcheur.
Un dimanche soir, Jurgis était assis à fumer sa pipe près du poêle de la cuisine. Il bavardait avec un vieil ouvrier que Jonas lui avait présenté et qui travaillait dans les salles de mise en conserve chez Durham. Cet homme livra à Jurgis quelques détails sur les seuls, les uniques, les incomparables produits Durham, qui étaient désormais une institution nationale. Il y avait de véritables alchimistes dans cette entreprise. Ainsi, elle faisait de la réclame pour une sauce aux champignons, alors que les ouvriers qui la préparaient n’avaient jamais vu l’ombre d’un champignon. Elle vantait les mérites de sa « terrine de poulet », que n’aurait pas reniée cette pension de famille célèbre dans les journaux humoristiques, où l’on sert un bouillon de volaille dans lequel un poulet ne fait que se tremper les pattes ; des pattes, de surcroît, bottées de caoutchouc ! Peut-être les cuisiniers avaient-ils élaboré quelque formule secrète permettant de fabriquer chimiquement ces volatiles ? Qui sait... ? se demanda l’ami de Jurgis. Dans la composition de ce plat entraient des tripes, du gras de porc, de la graisse, du cœur de bœuf, et enfin, des déchets de viande de veau, quand il en restait. Dans les boutiques, ce produit était vendu sous différents labels de qualité et à des prix variés ; mais tout provenait de la même cuve. Sortaient aussi de chez Durham des « terrines de gibier », des « terrines de faisan », « des terrines de jambon » et du « pâté de jambon » (du « gâté de jambon », comme l’appelaient les ouvriers) qui était préparé à base de rognures de viande de bœuf fumé trop petites pour être tranchées mécaniquement, de tripes colorées chimiquement pour leur ôter leur blancheur, de rognures de jambon et de corned beef, de pommes de terre non épluchées et enfin de bouts d’œsophages durs et cartilagineux que l’on récupérait une fois qu’on avait coupé les langues de bœuf. On broyait tous ces ingrédients et on assaisonnait cet étonnant mélange de diverses épices pour lui donner du goût. Jurgis tenait de son informateur que le vieux Durham offrait un pont d’or à quiconque inventerait de nouvelles contrefaçons culinaires. Mais il devenait difficile de trouver des idées neuves quand tant de génies avaient déjà œuvré.
On était dans un pays où certains se réjouissaient de découvrir des bêtes tuberculeuses dans les troupeaux, parce que cette maladie les faisait engraisser plus vite. Où d’autres rachetaient tout le beurre rance conservé dans les épiceries du continent américain, le débarrassaient de sa mauvaise odeur en « l’oxygénant » par un système d’air comprimé et le soumettaient à un nouveau barattage avec du lait écrémé, avant de le vendre en mottes dans les grandes villes ! Un ou deux ans auparavant, on abattait encore des chevaux à Packingtown, officiellement pour faire des engrais ; mais, après une longue campagne de presse, le public avait fini par comprendre qu’en réalité ces quadrupèdes finissaient en conserve. Depuis, l’abattage de ces animaux avait été officiellement interdit à Packingtown et cette loi était effectivement respectée, du moins pour le moment. Par contre, on pouvait voir quotidiennement des bêtes à longs poils et aux cornes acérées cabrioler parmi les moutons. Et pourtant... il aurait été difficile de convaincre l’opinion que ce qui était vendu pour du mouton ou de l’agneau n’était souvent rien d’autre que de la viande de chèvre !
Il y aurait eu encore d’autres statistiques intéressantes à établir à Packingtown : celles des maladies ou des blessures dont souffraient les ouvriers. Lors de sa première visite avec Szedvilas, Jurgis s’était émerveillé de la diversité des produits que l’on tirait des carcasses d’animaux et du nombre d’activités secondaires qui fleurissaient aux abattoirs. Mais il découvrait maintenant que chacune de ces usines annexes cachait un véritable petit enfer, tout aussi effroyable que les chaînes d’abattage qui en étaient la source nourricière. À chacune correspondait une pathologie particulière. Si le visiteur pouvait émettre des réserves sur la réalité des fraudes et des escroqueries commises ici, du moins ne pouvait-il avoir aucun doute quant à l’existence des maladies, car les ouvriers en portaient les stigmates dans leur chair. En général, il suffisait de regarder leurs mains.
Dans les salles de saumurage par exemple, où le vieil Antanas avait attrapé la tuberculose qui l’avait emporté, il n’était pratiquement pas un seul homme dont le corps ne présentât quelque horrible mutilation. Pour peu qu’un ouvrier s’écorchât le doigt en poussant un chariot, l’égratignure risquait de devenir une plaie qui le conduisait droit dans l’au-delà. L’une après l’autre, toutes les articulations de ses doigts ne tardaient pas à être rongées par l’acide. Bouchers, écorcheurs, désosseurs, apprêteurs, bref tous ceux qui utilisaient des outils tranchants, avaient pour la plupart perdu l’usage de leur pouce qui, à force d’être tailladé, n’était plus qu’un moignon de chair informe contre lequel ils appuyaient leur couteau pour le tenir. La peau de leurs mains était un lacis inextricable de cicatrices. Ils avaient tellement écorché de bêtes qu’ils n’avaient plus d’ongles. Leurs phalanges étaient si enflées que leurs mains avaient la forme d’éventails. Dans les cuisines, on travaillait à la lumière artificielle dans une atmosphère chargée de vapeur d’eau et d’odeurs écœurantes où le bacille de la tuberculose pouvait se multiplier en l’espace d’une heure et survivre plusieurs années. Quant aux hommes qui, dès quatre heures du matin, transportaient sur leurs épaules des quartiers de bœuf de deux cents livres jusqu’aux voitures frigorifiques, leur besogne était si pénible que les plus vigoureux n’y résistaient guère plus de quelques années. Les ouvriers des chambres froides, eux, étaient particulièrement exposés aux rhumatismes, qui avaient raison d’eux en moins de cinq ans. Que dire de ceux qui étaient chargés du délainage ? Leurs mains se décomposaient encore plus vite que celles des préposés au saumurage, à cause de l’acide dont on imprégnait les peaux pour les assouplir. Comme les ouvriers ne portaient pas de gants lorsqu’ils tiraient sur la laine, ils avaient les doigts entièrement rongés. Il faut ajouter à la liste ceux qui fabriquaient les boîtes de conserve. Leurs mains, à eux aussi, étaient zébrées de plaies dont chacune risquait, en s’infectant, d’entraîner une septicémie. Rares étaient les emboutisseurs qui parvenaient à suivre la cadence imposée sans faiblir. Un moment d’inattention et la machine leur arrachait une partie de la main. Quant aux « hisseurs », comme on les appelait, dont la tâche consistait à abaisser le levier qui soulevait les carcasses du sol, ils passaient leurs journées à se déplacer au pas de course sur une poutre, la vue brouillée par la vapeur et l’humidité. Les architectes engagés par le vieux Durham n’avaient pas conçu les salles d’abattage pour la commodité des ouvriers. Ceux-ci devaient se baisser tous les deux ou trois pas pour passer sous une solive située à environ quatre pieds au-dessus de celle où ils couraient. Ils prenaient donc l’habitude de rester voûtés, si bien qu’au bout de quelques années ils marchaient comme des chimpanzés. Mais les plus mal lotis étaient les hommes employés à la fabrication des engrais et ceux qui étaient affectés aux cuisines. Les premiers, les visiteurs ne les voyaient jamais. En effet, l’odeur qu’ils dégageaient aurait fait fuir n’importe qui. Quant aux seconds, qui travaillaient dans des pièces embuées, ils avaient une fâcheuse tendance à basculer dans les cuves béantes dont le bord supérieur affleurait le sol. Quand on les repêchait, il ne restait plus grand-chose à montrer au public. On ne s’apercevait parfois de leur disparition qu’au bout de plusieurs jours : leur dépouille, à l’exception des os, était déjà partie pour être vendue aux quatre coins du monde, sous forme de saindoux cent pour cent pur porc de chez Durham.