« MADAME HAUPT, Hebamme », annonçait une enseigne suspendue à une fenêtre du premier étage, au-dessus d’un bar. Sur un panneau accroché à une petite porte, sur le côté de l’établissement, une main pointait l’index vers le haut d’un escalier miteux. Jurgis monta les marches quatre à quatre.
Mme Haupt, occupée à faire frire du porc et des oignons, avait laissé la porte largement entrebâillée pour laisser s’évacuer la fumée. Lorsque Jurgis frappa, la porte s’ouvrit d’elle-même un peu plus, et il aperçut la femme en train de boire au goulot d’une bouteille noire. Quand il frappa plus fort, elle sursauta et fit disparaître le flacon. C’était une Hollandaise si énorme qu’elle roulait et tanguait en marchant, telle une embarcation ballottée par les flots, et que la vaisselle s’entrechoquait dans les placards à chacun de ses pas. Elle était vêtue d’un peignoir bleu crasseux. Ses dents étaient noires.
« Qu’est-ce que fous foulez ? » dit-elle en voyant le Lituanien.
Il avait couru comme un fou et était encore hors d’haleine. Avec ses cheveux en bataille et son regard égaré, on aurait dit un enterré vivant qui venait de sortir de sa tombe. « Ma femme ! s’étrangla-t-il. Venez vite ! »
Mme Haupt retira sa poêle du feu et s’essuya les mains dans un pan de son peignoir. « Fous foulez que che vienne pour un accouchement ? demanda-t-elle.
— Oui, fit-il dans un souffle.
— Che viens d’en faire un. Che n’ai pas encore eu le temps de dîner. Mais enfin, si c’est vraiment urchent...
— Oui, ça l’est ! coupa Jurgis farouchement.
— Bon, dans ce cas, peut-être... Combien fous me donnez ?
— Je... je... Combien vous prenez ? bafouilla Jurgis.
— Fingt-cinq dollars. »
Les traits du Lituanien se décomposèrent : « Je ne les ai pas. »
La femme l’observait avec attention. « Combien fous poufez mettre ? répéta-t-elle implacablement.
— Est-ce qu’il faut que je vous paye maintenant... enfin, tout de suite ?
— Oui. C’est ce que font tous mes clients.
— Je... je n’ai pas beaucoup d’argent, commença Jurgis épouvanté. J’ai... j’ai eu des ennuis... et il ne me reste plus rien. Mais je vous rembourserai... jusqu’au dernier cent... dès que je pourrai. Je peux travailler...
— C’est quoi fotre métier ?
— Je suis au chômage en ce moment. Il faut que je trouve quelque chose. Mais je...
— Combien fous afez ? »
Il dut rassembler tout son courage pour répondre. Quand, enfin, il avoua « un dollar et vingt-cinq cents », la femme lui rit au nez :
« Un dollar et fingt-cinq cents ! Pour ça, che ne mettrais même pas mon chapeau.
— C’est tout ce que je possède, plaida-t-il d’une voix qui se brisait. Il faut absolument que quelqu’un vienne... Ma femme va mourir. Ce n’est pas ma faute si... »
Mme Haupt avait remis son porc et ses oignons à cuire. Dominant le grésillement de la friture, elle lança, à travers un nuage de vapeur : « Apportez dix dollars comptant. Fous pourrez me payer le restant le mois prochain.
— Je ne peux pas, je ne les ai pas, protesta Jurgis. Je vous assure, je n’ai qu’un dollar et vingt-cinq cents. »
Mme Haupt se remit à sa cuisine. « Che ne fous crois pas, dit-elle. Tout ça, c’est des mensonches. Comment ça se fait qu’un grand costaud comme fous n’ait qu’un dollar fingt-cinq ?
— Je sors de prison », s’écria Jurgis. Il était prêt à se jeter à genoux devant la sage-femme. « Déjà, avant, je n’avais pas d’argent. Ma famille a failli mourir de faim.
— Fous n’afez pas d’amis qui pourraient fous aider ? Les amis, c’est fait pour ça.
— Ils sont tous pauvres, répliqua-t-il. Ils m’ont donné ça. J’ai fait tout ce que j’ai pu...
— Fous ne poufez pas fendre quelque chose ?
— Je n’ai rien, je vous dis. Rien ! cria-t-il hors de lui.
— Fous ne poufez pas emprunter ? Les commerçants ne fous font pas confiance ? » Puis, comme Jurgis faisait signe que non, elle poursuivit : « Écoutez-moi bien. Si che fiens, fous ne le regretterez pas. Che sauferai fotre femme et fotre bébé. Et alors ce que che fous demande ne fous paraîtra pas exachéré. S’ils meurent, fous croyez que fous n’aurez pas de remords ? Et fous afez defant fous une femme qui connaît son affaire. Fous poufez demander dans le foisinache. Tous les gens fous diront... »
Mme Haupt, comme si les mots ne suffisaient pas, soulignait chacun de ses arguments en brandissant une grosse fourchette dans la direction de son visiteur. C’en était trop pour Jurgis. De désespoir, il jeta les bras au ciel, puis fit demi-tour pour partir. « Je perds mon temps », fit-il. Mais soudain, il entendit à nouveau la voix de la Hollandaise dans son dos : « Pour fous, ce sera cinq dollars.
« Ce serait bête de fotre part de refuser une offre pareille, continua-t-elle en le suivant sur le palier. Fous ne trouferez personne qui feuille sortir par une pluie comme ça pour moins cher. De ma fie, che n’ai chamais accepté d’accoucher une femme pour si peu. Ça ne coufre même pas mon loyer... »
Jurgis la coupa d’un juron furieux, avant d’ajouter : « Si je n’ai pas cette somme, comment voulez-vous que je vous la donne ? Bon sang, je vous paierais si je pouvais. Mais je vous répète que je ne possède pas cette somme. Je ne l’ai pas ! Vous entendez ? Je-ne-l’ai-pas ! »
Il se détourna à nouveau et sortit. Il était au milieu de l’escalier quand Mme Haupt lui cria : « Attendez ! Che fiens afec fous ! Refenez ! »
Il remonta dans la pièce.
« Ça fait de la peine de safoir que quelqu’un est en train de souffrir, dit-elle d’un ton triste. Ce que fous m’offrez et rien, c’est pareil, mais che fais essayer de fous aider. C’est loin ?
— À trois ou quatre rues d’ici.
— Trois ou quatre ? Aber, je vais être trempée ! Gott in Himmel, ça faut plus que ça ! Un dollar und fingt-cinq cents par un chour comme auchourd’hui ! Mais c’est bien compris, hein ? Fous me donnerez le reste des fingt-cinq dollars le plus fite possible ?
— Dès que je pourrai.
— Ce mois-ci ?
— Oui, d’ici un mois, promit le pauvre Jurgis. Tout ce que vous voudrez ! Dépêchez-vous !
— Où sont le dollar et les fingt-cinq cents ? » continua impitoyablement la femme.
Jurgis déposa l’argent sur la table. Mme Haupt le compta et le rangea en lieu sûr. Puis elle essuya de nouveau ses mains graisseuses et se mit en devoir de se préparer, sans cesser de maugréer. Elle était si grosse que le moindre mouvement lui coûtait ; elle grognait et haletait à chaque geste. Elle enleva son peignoir sans même prendre la peine de tourner le dos à Jurgis, puis enfila son corset et sa robe. Il lui fallut encore ajuster soigneusement son chapeau noir sur sa tête, retrouver le parapluie qu’elle avait égaré, rassembler dans un sac différents ustensiles éparpillés ici et là. Jurgis bouillait. Dans la rue, il marcha devant elle en se retournant de temps à autre, comme si la seule force de son impatience allait obliger la commère à se hâter. Mais Mme Haupt ne pouvait aller plus vite : elle devait reprendre son souffle à chaque pas.
Enfin, ils arrivèrent à destination. Les femmes apeurées attendaient dans la cuisine. Ce n’était pas encore fini, apprit-on à Jurgis qui, à nouveau, entendit les plaintes d’Ona. Mme Haupt ôta son chapeau, qu’elle posa sur la cheminée, sortit de son sac une vieille robe et une soucoupe pleine de graisse d’oie dont elle s’enduisit les mains. Plus cette graisse servait, plus elle portait chance à la sage-femme. Aussi la gardait-elle, depuis des mois, voire des années, rangée dans la cuisine sur la cheminée, ou dans un placard avec son linge sale.
Les femmes escortèrent Mme Haupt jusqu’à l’échelle et Jurgis l’entendit pousser un cri de stupéfaction : « Gott in Himmel ! Pourquoi m’afez-fous amenée dans un endroit pareil ? Che suis incapable de monter à cette échelle. Che n’arriferai chamais à passer par cette trappe ! Che ne feux même pas essayer ! Che risque de me casser le cou. Est-ce que c’est un endroit pour laisser accoucher une femme, ça ? Un grenier, afec seulement une échelle ! Fous defriez afoir honte ! » Jurgis se tenait dans l’embrasure de la porte, à écouter les reproches de la Hollandaise, qui couvraient presque les gémissements et les hurlements d’Ona.
Aniele finit par amadouer Mme Haupt, qui se lança alors dans l’ascension. Mais on dut l’arrêter aussitôt : la vieille Lituanienne avait d’abord quelques recommandations à lui faire. Il ne fallait pas mettre les pieds n’importe où une fois là-haut, car il n’y avait pas de plancher à proprement parler. On avait aménagé un coin du grenier pour la famille avec de vieilles planches. Là, on n’avait rien à craindre. Mais, ailleurs, il n’y avait que des solives et le plâtre avec les lattes du plafond du rez-de-chaussée. Si on marchait dessus, ce serait la catastrophe. En plus, comme on ne voyait pas grand-chose dans la mansarde, il valait peut-être mieux que quelqu’un passe devant Mme Haupt pour l’éclairer avec une chandelle. Cris indignés et menaces reprirent de plus belle, mais, finalement, Jurgis vit disparaître par l’ouverture les deux jambes éléphantesques de la Hollandaise. Il sentit la maison trembler quand elle commença à avancer. Alors, Aniele s’approcha de lui et le prit par le bras.
« Allez, va-t’en, ordonna-t-elle. Obéis-moi. Tu as fait tout ce que tu pouvais. Maintenant, tu nous embarrasses plus qu’autre chose. Va-t’en et reste dehors.
— Mais où voulez-vous que j’aille ? demanda Jurgis, désemparé.
— Je ne sais pas moi, répondit-elle. Dans la rue, si tu ne trouves rien de mieux. Mais pars ! On ne veut pas te voir de la nuit ! »
Avec l’aide de Marija, elle finit par le pousser dehors et ferma la porte derrière lui. Le soleil se couchait tout juste et il commençait à faire froid ; la pluie glaciale s’était changée en neige et la boue en verglas. Jurgis, mal protégé par ses méchants vêtements, grelottait, mais il enfonça les mains dans ses poches et s’éloigna. Comme il n’avait rien mangé depuis le matin, il se sentait faible et nauséeux. Heureusement, il se rappela brusquement qu’il n’était qu’à quelques rues du bar où il avait coutume de déjeuner autrefois. Peut-être aurait-on pitié de lui ? Ou bien il rencontrerait un ami, qui sait ? Il se mit en route, avançant aussi vite que ses jambes pouvaient le porter.
« Salut, Jack ! » lui lança le cafetier quand il entra. (On appelait tous les manœuvres étrangers « Jack » à Packingtown). « Ça fait un bail qu’on ne t’a pas vu ! »
Jurgis alla droit au comptoir. « J’étais en prison, expliqua-t-il. Je viens de sortir. J’ai fait tout le chemin de retour à pied et je n’ai pas un cent en poche. Je n’ai rien avalé depuis ce matin. J’ai perdu ma maison. En plus, ma femme est malade. Je suis au bout du rouleau. »
Le tenancier du bar considéra un instant le visage blême et hagard de Jurgis, ses lèvres tremblantes et bleuies par le froid. Puis il poussa vers lui une grosse bouteille. « Fais le plein ! » dit-il.
Jurgis pouvait à peine tenir la bouteille dans ses mains, tellement il tremblait.
« N’aie pas peur ! l’encouragea l’homme. Fais le plein ! »
Jurgis vida un grand verre de whisky puis, sur les conseils du cafetier, se dirigea vers le buffet gratuit. Là, il mangea autant qu’il osa, engloutissant la nourriture aussi vite qu’il le pouvait. Puis, après avoir bafouillé quelques remerciements, il alla s’asseoir au milieu de la pièce, à côté du gros poêle rougeoyant.
Malheureusement, ce bonheur ne pouvait pas durer ; toutes les bonnes choses ont une fin dans ce monde sans pitié. Ses vêtements trempés, en séchant, se mirent à fumer et à dégager une odeur répugnante d’engrais qui envahit peu à peu le café. Or, d’ici une heure, les conserveries allaient fermer et les hommes reviendraient du travail. Ils refuseraient de mettre les pieds dans un café où flottait l’odeur de Jurgis. Par-dessus le marché, on était samedi. Plus tard dans la soirée, un violoneux et un joueur de cornet viendraient dans l’arrière-salle faire danser les familles du voisinage jusqu’à deux ou trois heures de matin ; on se gorgerait de saucisses et de bière. Le patron se racla la gorge une ou deux fois, puis il lança : « Dis donc, Jack, il va falloir penser à te sauver. »
L’homme était habitué à côtoyer des épaves humaines ; il en « expulsait » tous les jours qui avaient l’air tout aussi hagard, frigorifié et perdu que le Lituanien. Mais c’étaient tous des hommes qui avaient renoncé à la lutte et étaient désormais exclus de la société ; Jurgis, lui, continuait à se battre et conservait un reste de dignité. Tandis que Jurgis se levait docilement pour partir, le cafetier se fit la réflexion que ce pauvre diable avait toujours été sérieux et pourrait très bien redevenir un bon client un jour ou l’autre. « Tu en as bavé, j’ai l’impression, dit-il. Viens par ici. »
Dans le fond de la salle se trouvait l’escalier de la cave, barré en haut et en bas par une porte munie de solides cadenas. Cet endroit constituait un endroit parfait pour « mettre au frais » un client ivre qui avait peut-être encore de l’argent à dépenser ou qui jouissait d’une certaine influence politique, bref un homme qu’il n’était pas souhaitable de mettre dehors à coups de pied.
Ce fut là que Jurgis passa la nuit. Le whisky ne l’avait qu’à moitié réchauffé et, malgré son extrême fatigue, il n’arrivait pas à dormir. Il piquait du nez puis se réveillait en sursaut, tremblant de froid. Alors, les souvenirs l’assaillaient. Les heures s’égrenèrent ainsi. Mais le matin n’arrivait pas, comme en témoignaient la musique, les éclats de rire et les chansons qu’il entendait dans la salle. Quand le calme se fit enfin, il pensa qu’on allait le jeter à la rue. Mais non ! Il se demanda si le cafetier ne l’avait pas oublié.
Lorsque le silence et l’attente lui pesèrent trop, il se leva et tambourina sur la porte. Le propriétaire arriva en bâillant et en se frottant les yeux. Il restait ouvert toute la nuit et somnolait entre deux clients.
« Je veux rentrer chez moi, annonça Jurgis. Je me fais du souci pour ma femme. Je ne peux plus attendre.
— Pourquoi diable tu ne l’as pas dit plus tôt ? demanda l’homme. Je croyais que tu n’avais nulle part où aller. »
Jurgis partit. Il était quatre heures du matin et il faisait nuit noire. Une couche de trois ou quatre pouces de neige fraîche recouvrait le sol et de gros flocons continuaient à tomber dru. Il courut vers la maison d’Aniele.
À travers les rideaux tirés de la cuisine, Jurgis vit une lampe qui brûlait. La porte n’était pas fermée à clé ; il se rua à l’intérieur.
Aniele, Marija et les autres femmes étaient toujours pelotonnées autour du poêle, dans la même position que la veille. Il remarqua la présence de nouvelles venues et fut frappé par le silence qui régnait dans la maison.
« Eh bien ? » demanda-t-il.
Personne ne lui répondit. Les femmes restaient immobiles, le visage blême, les yeux rivés sur lui. Il répéta plus fort encore : « Eh bien ? »
À la lumière de la lampe fumeuse, il vit alors Marija, assise tout près de lui, secouer lentement la tête de gauche à droite : « Pas encore », répondit-elle.
Jurgis était médusé : « Pas encore ? »
À nouveau, Marija fit signe que non. Le pauvre était abasourdi. « Je ne l’entends plus, souffla-t-il.
— Cela fait un bon moment qu’elle est tranquille », confirma la cousine.
Un autre silence suivit, soudain interrompu par une voix qui venait du grenier : « Hé ! Fous autres, en bas ! »
Plusieurs des femmes se précipitèrent dans la pièce voisine, tandis que Marija bondissait vers Jurgis : « Attends ici ! » lui ordonna-t-elle. Tous les deux s’immobilisèrent, pâles et tremblants, l’oreille aux aguets. Il s’avéra quelques instants plus tard que Mme Haupt avait entrepris de descendre l’échelle, dont les grincements de protestation faisaient écho aux récriminations et aux imprécations de la Hollandaise. La sage-femme finit par toucher terre, furieuse et hors d’haleine, puis entra dans la cuisine. Quand Jurgis la vit, il blêmit ; sa tête se mit à tourner. Elle avait enlevé sa veste, comme les ouvriers aux chaînes d’abattage. Elle avait les mains et les bras maculés de sang, le visage et les vêtements souillés d’éclaboussures rouges.
Elle respirait bruyamment, en jetant des regards autour d’elle. Personne ne disait mot.
« Ch’ai fait de mon mieux, commença-t-elle soudain. Che ne peux rien faire de plus. Plus la peine d’essayer. »
On aurait de nouveau entendu une mouche voler.
« Ce n’est pas ma faute, poursuivit-elle. Fous auriez dû appeler un docteur et ne pas attendre aussi longtemps. C’était déchà trop tard quand che suis arrifée. » Un silence de mort retomba sur la pièce. Marija agrippait Jurgis avec toute la force de son bras valide.
Mme Haupt se tourna brusquement vers Aniele : « Fous n’afez pas quelque chose à boire par hasard ? Un peu de cognac ? »
Aniele fit signe que non.
« Herr Gott ! s’exclama la Hollandaise. Quelle encheance ! Peut-être que fous poufez me donner à mancher alors. Che n’ai rien afalé depuis hier matin et je me suis tuée au trafail ici. Si j’afais su que ce serait comme ça, je ne serais pas fenue. Pour ce que fous m’avez payée ! »
C’est alors que son regard se posa sur Jurgis. Elle le menaça du doigt : « C’est bien compris ? Fous defez me donner l’archent quand même ! Che n’y suis pour rien si fous m’afez fait fenir trop tard pour que che puisse faire quelque chose pour fotre femme. Qu’est-ce que ch’y peux si fotre bébé s’est présenté par l’épaule ? Ch’ai essayé toute la nuit et dans un endroit où même une chienne ne foudrait pas mettre bas. En plus mit rien à mancher sauf ce que ch’afais dans les poches. »
Mme Haupt s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Marija, qui voyait des gouttes de sueur perler au front de Jurgis et le sentait frémir de tout son corps, en profita pour demander à voix basse : « Comment va Ona ?
— Comment elle fa ? répéta Mme Haupt. Comment foulez-fous qu’elle aille quand fous l’avez laissée se tuer comme ça ? C’est ce que che leur ai dit, quand elles ont envoyé chercher le curé. Elle est cheune. Elle aurait pu s’en sortir et retroufer la santé si elle afait été bien soignée. Elle a lutté, cette petite. Elle n’est pas encore tout à fait morte. »
Jurgis poussa un cri déchirant : « Morte !
— Oh ! Elle fa mourir bien sûr, répondit l’autre, excédée. Le bébé est mort, déchà. »
Le galetas n’était éclairé que par une seule bougie, fixée sur une planche ; elle était presque entièrement consumée et crachotait en fumant. Jurgis escalada l’échelle en un clin d’œil. Dans la pénombre, il aperçut, posé à même le sol, un grabat fait de chiffons et de vieilles couvertures. Au pied, il y avait un crucifix ; à côté, un prêtre marmonnait des prières. Dans un coin, à l’autre bout de la pièce, Elzbieta était accroupie et gémissait. Ona gisait sur la paillasse.
Une couverture était étendue sur elle, mais ses épaules et un bras nu dépassaient. Elle était si rabougrie que Jurgis eut de la peine à la reconnaître. Elle n’était plus qu’un squelette et son visage était d’un blanc crayeux. Il avança en chancelant et tomba à genoux à côté d’elle, en l’implorant anxieusement : « Ona ! Ona ! »
Elle ne bougea pas. Il lui prit la main et la serra convulsivement : « Regarde-moi ! Réponds-moi ! C’est Jurgis ! Je suis revenu. Tu ne m’entends pas ? »
Un infime frémissement parcourut les paupières de sa femme. Il se remit à l’appeler frénétiquement : « Ona ! Ona ! »
Tout à coup, elle ouvrit les yeux, un bref instant. Elle le regarda une seconde. Une lueur fugace passa entre eux : Ona l’avait reconnu. Elle lui semblait loin, très loin, comme une silhouette solitaire qu’il apercevait dans un brouillard. Il étendit ses bras vers elle ; il cria son nom éperdument. Une passion effrayante montait en lui, une envie douloureuse de cette femme, un désir renaissant qui lui déchirait le cœur et le mettait au supplice. Mais rien n’y fit. Elle lui échappait, elle disparaissait. Elle n’était plus. Un long gémissement jaillit de lui. Des sanglots incontrôlables secouèrent toutes ses fibres. Des larmes brûlantes lui coulèrent sur les joues et s’écrasèrent sur Ona. Il lui étreignit les mains, la secoua, la prit dans ses bras en la pressant contre sa poitrine. Mais elle demeura de marbre. Elle n’était plus ! Elle n’était plus !
Cette phrase résonna en lui comme le son d’une cloche, atteignit les profondeurs de son être, faisant vibrer des accords oubliés, réveillant d’anciens fantômes, la peur du noir, du vide, de l’anéantissement. Elle était morte ! Morte ! Jamais plus il ne la verrait, ne l’entendrait ! L’horreur glacée de la solitude le pénétra. Il se voyait là, coupé des autres, à contempler un monde qui s’éloignait de lui, un monde d’ombres et de rêves changeants. Il était comme un petit enfant, aux prises avec ses frayeurs et son chagrin. Il avait beau appeler, personne ne lui répondait. Toute la maison retentissait de ses hurlements de désespoir. En bas, les femmes, épouvantées, se blottirent les unes contre les autres. Jurgis était inconsolable, fou de douleur. Le curé s’approcha et lui posa la main sur l’épaule en lui murmurant des paroles de réconfort. Mais Jurgis n’entendait rien. Lui aussi était parti ailleurs, tâtonnant dans les ténèbres, à la recherche de l’âme qui venait de s’envoler. Il resta longtemps allongé sur le sol. L’aube grise filtrait dans le grenier. Le curé partit, Mme Haupt aussi. Il demeura seul à côté de ce corps blanc et immobile. Il était plus calme maintenant, mais il continuait à geindre et à frissonner, entre les griffes de son macabre démon. De temps à autre, il se relevait pour contempler le masque exsangue devant lui. Mais, bien vite, il se cachait les yeux, incapable de supporter pareille vision. Morte ! MORTE ! Elle n’était pourtant qu’une enfant ! Dix-huit ans à peine ! Elle venait tout juste de commencer sa vie et, déjà, elle gisait là, assassinée, mutilée, martyrisée !
Quand il se leva pour descendre dans la cuisine, c’était le matin. Il avait le visage hagard, le teint grisâtre, le regard égaré. Tout tournait autour de lui. Des voisins étaient arrivés, qui le regardèrent en silence s’affaler sur une chaise près de la table, et se cacher le visage dans ses bras.
Quelques minutes plus tard, la porte de la rue s’ouvrit, livrant passage à une bourrasque de neige glaciale et à la petite Kotrina, haletante d’avoir couru et bleue de froid. « Me voilà revenue ! lança-t-elle. J’ai bien cru que... »
Elle s’arrêta net en voyant Jurgis et laissa échapper une exclamation de surprise. En parcourant l’assemblée du regard, elle comprit que quelque chose était arrivé et demanda en baissant la voix : « Qu’est-ce qui se passe ? »
Avant que quiconque n’ait pu répondre, Jurgis s’était levé d’un bond ; il se dirigea vers la petite d’un pas vacillant : « Où tu étais ? demanda-t-il sévèrement.
— Je vendais des journaux avec mes frères. La neige...
— Tu as de l’argent ? questionna-t-il d’un ton sec.
— Oui.
— Combien ?
— Presque trois dollars, Jurgis.
— Donne-les-moi. »
Kotrina, apeurée, jeta un coup d’œil à l’assistance. « Donne-les-moi », ordonna-t-il de nouveau. Elle sortit de sa poche un petit tas de pièces nouées dans un bout de chiffon. Jurgis le prit sans un mot, puis sortit dans la rue.
À trois maisons de chez lui, il y avait un bar. « Whisky », commanda-t-il en entrant. Le garçon fit glisser un verre sur le comptoir. Jurgis déchira le morceau de chiffon avec ses dents et en tira un demi-dollar. « C’est combien la bouteille ? Il faut que je me soûle. »