À l’époque où Jurgis était en quête de travail, le petit Kristoforas, un des enfants de Teta Elzbieta, mourut. Kristoforas et son frère Juozapas étaient tous deux infirmes. Juozapas avait eu une jambe écrasée et Kristoforas souffrait d’une luxation congénitale de la hanche qui rendait vain tout espoir de le voir marcher un jour. C’était le petit dernier et peut-être Dame Nature avait-elle ainsi voulu avertir Teta Elzbieta qu’il valait mieux s’en tenir là. Quoi qu’il en soit, le garçonnet avait une santé précaire et, atteint de rachitisme, il avait la taille d’un bébé d’un an, bien qu’il en eût trois. Vêtu d’une petite robe crasseuse, il passait ses journées à traîner par terre en pleurnichant. Comme des courants d’air balayaient en permanence le sol, il était perpétuellement enrhumé et morveux. Il reniflait sans arrêt, à la grande irritation de son entourage. Des disputes éclataient à tout bout de champ à cause de lui. En effet, par une sorte d’étrange perversion, sa mère le préférait à ses autres enfants ; elle le gâtait, lui passait tous ses caprices et éclatait en sanglots quand Jurgis, excédé, sortait de ses gonds.
Et voilà qu’il était mort. Était-ce à cause de la saucisse fumée qu’il avait mangée au petit-déjeuner ? Qui pouvait dire si elle n’avait pas été faite avec la chair d’un porc tuberculeux, celle que les autorités considéraient impropre... à l’exportation. En tout état de cause, une heure après l’avoir avalée, le gamin se mit à hurler de douleur. Au bout de deux heures, il se roulait par terre, pris de convulsions. La petite Kotrina, qui était alors seule avec lui, courut chercher du secours ; mais, quand le médecin arriva, Kristoforas avait déjà poussé son dernier cri. Personne ne le regretta vraiment, hormis la pauvre Elzbieta, qui était inconsolable. Jurgis déclara que la famille n’avait pas les moyens de payer les pompes funèbres et qu’ils feraient appel au service municipal. À cette annonce, la malheureuse mère faillit perdre la raison : elle se mit à se tordre les mains de désespoir et à se répandre en lamentations. Quoi ! Son fils enterré comme un indigent ! Et sa propre belle-fille qui restait là sans broncher ! Il y avait de quoi faire sortir le père d’Ona de sa tombe et alors elle verrait ce qu’elle verrait ! Tant qu’à faire, autant abandonner la partie et se laisser mettre dans le trou tous ensemble !... Marija finit par proposer de donner dix dollars. Mais, comme Jurgis était inébranlable, Elzbieta, toujours en larmes, s’en alla mendier la somme nécessaire chez les voisins. Le petit Kristoforas eut ainsi droit à une messe, à un corbillard orné de panaches blancs et à une petite place au cimetière, marquée d’une croix en bois. Pendant des mois, sa mère ne fut plus que l’ombre d’elle-même. La seule vue du plancher où Kristoforas avait l’habitude de se traîner la faisait pleurer. Le pauvre petit n’avait jamais eu de chance, disait-elle. Infirme de naissance ! Si seulement elle avait su, elle aurait pu le montrer à ce fameux ponte de la médecine et il l’aurait guéri de sa hanche ! Elzbieta avait entendu dire, quelque temps auparavant, qu’un milliardaire de Chicago avait offert un pont d’or à un célèbre chirurgien européen afin qu’il opère sa fille, atteinte de la même malformation que Kristoforas. Comme ce grand homme avait besoin de cobayes pour prouver l’efficacité de sa méthode, il avait fait savoir qu’il soignerait gratuitement les enfants des pauvres ; une telle générosité avait fait l’objet de bien des articles dans la presse. Hélas ! Elzbieta ne lisait pas les journaux et personne ne l’avait mise au courant. Mais peut-être était-ce mieux ainsi après tout, car, à l’époque, ils n’auraient pas eu de quoi payer le tramway tous les jours pour se rendre aux consultations, ni d’ailleurs pu trouver quelqu’un qui ait le temps d’accompagner l’enfant.
Tandis que Jurgis continuait à chercher un emploi, une ombre noire planait au-dessus de lui. Il était comme un homme guetté par une bête féroce tapie quelque part sur son chemin. Il savait qu’elle était là mais ne pouvait s’empêcher d’avancer quand même. À Packingtown, tous les chômeurs sombrent dans la déchéance par degrés. Jurgis était empli d’effroi à la perspective de l’ultime palier, celui où finissent par échouer les plus misérables : l’usine d’engrais !
Les ouvriers n’en parlaient qu’à voix basse et craintive. Pas plus d’un sur dix n’en avait une expérience directe. Les autres se fondaient uniquement sur ce qu’on leur en avait raconté ou ce qu’ils avaient aperçu furtivement par une porte entrouverte. La pire calamité qui pût arriver n’était pas de mourir de faim. On demandait à Jurgis s’il avait déjà travaillé dans cet enfer, s’il en avait l’intention. Jurgis hésitait. Aurait-il le cœur de refuser un emploi, aussi cauchemardesque fût-il, alors que sa famille vivait dans la misère et consentait de lourds sacrifices ? Oserait-il rentrer manger le pain qu’avait gagné Ona, elle si faible et si fragile, en sachant qu’il n’avait pas eu le courage de saisir l’occasion de mettre fin au calvaire de sa femme ? Il ressassait ces arguments à longueur de journée, mais un simple coup d’œil aux ateliers de fabrication d’engrais le faisait frissonner d’horreur et s’enfuir ventre à terre. Mais quoi ! N’était-il pas un homme ? Il ferait son devoir quoi qu’il arrive ! Il alla se porter candidat, tout en espérant ne pas être engagé. Pouvait-on lui en tenir rigueur ?
Les ateliers étaient situés à l’écart des autres bâtiments de l’entreprise Durham. Quand les rares visiteurs qui s’y risquaient en émergeaient, leur visage portait la même expression que celle que Dante devait avoir en sortant de l’Enfer où, aux dires des paysans, il avait séjourné. C’était là qu’arrivaient les « fonds de cuve », ainsi que les rebuts en tout genre des abattoirs. Là aussi qu’on déshydratait les os et que, dans des caves étouffantes où la lumière du jour ne pénétrait jamais, des hommes, des femmes et des enfants, penchés au-dessus de scies mécaniques, découpaient en formes différentes toutes sortes de bouts d’os, dans des gerbes de poussières microscopiques qui se logeaient dans leurs poumons. Tous, jusqu’au dernier, étaient condamnés, à plus ou moins long terme, à une mort certaine. C’était ici qu’on extrayait l’albumine du sang des animaux et qu’on transformait mille substances puantes en produits plus pestilentiels encore. On aurait pu s’égarer dans le labyrinthe de couloirs et de cavernes où ces opérations s’effectuaient, aussi facilement que dans les immenses grottes du Kentucky. Dans cette atmosphère chargée de vapeur d’eau et de particules en suspension, les lumières électriques scintillaient comme de lointaines étoiles rouges, bleues, vertes ou violettes, selon la couleur du brouillard qui émanait des différents mélanges. Peut-être existe-t-il en lituanien des mots pour décrire l’odeur de ces charniers diaboliques ; la langue anglaise, elle, n’en possède aucun. Avant de pénétrer dans les ateliers, le visiteur devait s’armer de tout son courage, comme lorsque l’on s’apprête à plonger dans une rivière glacée. Retenant sa respiration comme s’il mettait la tête sous l’eau, il poursuivait alors son chemin, un mouchoir sur le visage, toussant et suffoquant. Pour peu qu’il persévérât, sa tête commençait à bourdonner, ses tempes à battre ; et enfin, de peur d’être asphyxié par les bouffées d’ammoniaque, il tournait les talons et détalait sans demander son reste. Une fois dehors, il ne reprenait ses esprits qu’à grand-peine.
Ce n’était pas tout. Il y avait aussi des salles où on séchait les « fonds de cuve », cette masse brune et filandreuse qui restait une fois qu’on avait débarrassé de leur suif et de leur graisse les morceaux inutilisables en boucherie. La substance résultant de cette dessiccation était alors finement broyée avant d’être mélangée à une mystérieuse mais inoffensive roche marron, que l’on convoyait par wagons entiers jusqu’aux ateliers et que l’on réduisait en poudre. Il ne restait plus alors qu’à mettre la mixture en sacs et à l’expédier aux quatre coins du monde, parmi des centaines d’autres marques d’engrais phosphatés. Les cultivateurs du Maine, de Californie ou du Texas l’achetaient, moyennant vingt-cinq dollars la tonne, pour amender le sol où ils semaient leur blé. Les champs empestaient encore plusieurs jours après l’épandage et l’odeur pénétrante collait aux vêtements des paysans, aux charrettes et même aux chevaux. Or, à Packingtown, les engrais ne sont pas dilués dans la terre, ils sont à l’état pur. Alors que, dans la campagne, les agriculteurs en étalent à l’air libre une ou deux tonnes sur plusieurs arpents, ici, on les trouve concentrés par centaines, voire par milliers de tonnes, dans un unique bâtiment, entassés en énormes meules ou répandus partout sur le sol en une couche de plusieurs pouces d’épaisseur. L’atmosphère est saturée d’une poussière suffocante que le moindre souffle d’air soulève en véritable tempête de sable qui oblige à fermer les yeux.
C’était dans ce bâtiment que Jurgis, comme poussé malgré lui par une main invisible, allait se présenter chaque jour. Le mois de mai connut des températures exceptionnellement basses pour la saison et les secrètes prières de Jurgis furent exaucées : il ne fut pas embauché. Mais, au début juin, Chicago subit une canicule sans précédent. Inutile de dire que l’usine d’engrais dut alors faire appel à de nouveaux bras.
Le contremaître de la salle de broyage avait fini par repérer Jurgis et flairer en lui une bonne recrue. Un jour, lorsque Jurgis arriva devant la porte (vers deux heures de l’après-midi, par une chaleur accablante), il faillit tomber à la renverse : le chef lui faisait signe ! À peine dix minutes plus tard, il avait ôté sa veste et, mâchoires serrées, s’était mis au travail. Encore une épreuve qu’il allait devoir surmonter !
En un clin d’œil, il comprit ce qu’on attendait de lui. On l’avait posté devant un des soupiraux du « moulin » qui pulvérisait l’engrais. Celui-ci se déversait par cette ouverture en un gros torrent brunâtre d’où s’élevaient d’énormes nuages de fine poussière. Muni d’une pelle, Jurgis devait charger la poudre dans des wagonnets. Une demi-douzaine d’hommes faisaient de même à côté de lui, mais il n’avait conscience de leur présence que parce qu’il les entendait ou qu’il les bousculait accidentellement : aveuglé par les tourbillons de poussière, il ne voyait pas à trois pas devant lui. Quand il avait fini de remplir un chariot, il devait chercher le suivant à tâtons ou, s’il n’y en avait pas, repérer à l’aveuglette l’arrivée d’un autre wagonnet. En cinq minutes, il fut évidemment transformé des pieds à la tête en un bloc d’engrais. On lui avait donné une éponge à attacher devant la bouche pour lui permettre de respirer, mais cela n’avait pas empêché les débris pulvérulents de s’accumuler sur ses lèvres, sur ses cils et à l’intérieur de ses oreilles. Dans la pénombre, on eût dit un fantôme brunâtre. De la racine des cheveux jusqu’à la semelle de ses chaussures, il était devenu de la même couleur que les murs de l’usine, que tout ce qui se trouvait à l’intérieur comme à l’extérieur dans un rayon de cent yards. On ne pouvait faire autrement que de laisser les portes de l’atelier ouvertes si bien que, par jour de grand vent, Durham and Company perdait une grande quantité de sa production d’engrais.
En manches de chemise, par une température qui dépassait les quarante degrés, absorbant les phosphates par tous les pores de sa peau, Jurgis fut pris de migraine au bout de cinq minutes et, dix minutes plus tard, son cerveau s’embruma. Il sentait le sang lui marteler les tempes comme sous la pression des pistons d’un moteur ; il éprouvait une douleur atroce au sommet du crâne et avait de la peine à maîtriser ses gestes. Pourtant, hanté par le souvenir des quatre mois terribles que sa famille venait de passer, il s’accrocha, avec un acharnement farouche. Encore une demi-heure, et il se mit à vomir, sans pouvoir s’arrêter ; il avait l’impression qu’on lui lacérait les entrailles. On pouvait très bien s’habituer à travailler ici, lui avait dit son chef, ce n’était qu’une question de volonté ; Jurgis commençait à comprendre que c’était plutôt son estomac qu’il aurait fallu convaincre.
À la fin de cette journée infernale, Jurgis tenait à peine sur ses jambes. À chaque instant il manquait tomber et devait s’appuyer contre un mur pour reprendre ses esprits. À la sortie de l’usine, la plupart des ouvriers se précipitèrent dans un bar, comme s’il ne leur suffisait pas de s’intoxiquer avec les engrais. Mais Jurgis se sentait trop mal pour éprouver l’envie de boire. Il eut tout juste la force de gagner la rue et de tituber jusqu’au tramway.
Viendrait un jour où Jurgis, aguerri, s’amuserait fort de l’effet qu’il produisait en s’installant dans un wagon ; car il avait le sens de l’humour ! Mais, aujourd’hui, il n’était pas en état de remarquer que les passagers retenaient leur respiration, toussotaient, se cachaient le visage dans un mouchoir en le foudroyant du regard. Il se rendit seulement compte qu’un homme devant lui libéra immédiatement son siège, que, trente secondes plus tard, les deux personnes assises à ses côtés se levèrent et qu’en une minute la voiture, bondée au départ, était quasiment vide ; les voyageurs qui n’avaient pas réussi à trouver place sur la plate-forme avaient préféré terminer leur trajet à pied.
On le devine, dès le retour de Jurgis, la maison fut transformée en une usine d’engrais miniature. Les phosphates avaient pénétré sa chair ; son organisme entier en était saturé. Pour s’en débarrasser, il lui aurait fallu, pendant une semaine au moins, non seulement se frotter soigneusement l’épiderme, mais suer à grosses gouttes en se livrant à des exercices physiques. En l’état, il ne ressemblait à rien de connu, si ce n’est peut-être à ce métal, dernière découverte de la science, qui a la propriété de produire de l’énergie pendant un temps illimité, sans se consumer. L’odeur dégagée par Jurgis était telle que la nourriture s’en imprégnait et que toute la famille fut prise de vomissements. Lui-même eut beau se laver les mains, utiliser une fourchette et un couteau pour éviter tout contact avec les aliments, il ne put rien garder dans l’estomac pendant trois jours. Quoi d’étonnant ? N’avait-il pas la bouche et la gorge imbibées de ce poison ?
Néanmoins, il tint bon ! Malgré des migraines lancinantes, il se traîna jusqu’à l’usine, reprit son poste et se mit à pelleter l’engrais, aveuglé par les nuages de poussière. À la fin de la semaine, on aurait cru qu’il avait fait cela toute sa vie. Il recommença à s’alimenter. Ses maux de tête se firent moins aigus et ne l’empêchèrent plus de travailler.
Un nouvel été passa. Ce fut une période de prospérité pour l’Amérique entière et, à travers tout le pays, on consomma en abondance les conserves produites à Packingtown. Le travail ne manquait donc pas pour Jurgis et les siens, malgré les efforts des patrons pour maintenir un volant de main-d’œuvre excédentaire. Ona et son mari purent à nouveau rembourser leurs dettes et mettre un peu d’argent de côté. Ils décidèrent aussi de revenir sur certains sacrifices qui leur semblaient trop cher payés : n’était-il pas dangereux, en particulier, d’obliger les garçons à aller vendre des journaux à leur âge ? En effet, les deux jeunes enfants, en dépit des mises en garde et des réprimandes des adultes, avaient pris, sans s’en apercevoir, de nouvelles habitudes. Ils avaient appris à jurer en anglais, à fumer les mégots de cigare qu’ils ramassaient dans la rue, à parier pendant des journées entières avec des pièces de monnaie, des dés ou des bons de réduction pour les cigarettes. Ils savaient où se trouvaient les maisons closes sur la « Levée », ils connaissaient le nom des dames qui les tenaient, ainsi que les dates des banquets de gala qu’elles organisaient et auxquels assistaient tous les officiers de police et les gros bonnets de la politique. Ils pouvaient indiquer à un « péquenaud » en goguette le chemin du célèbre bar « Chez Hinkydink » et même lui nommer chacun des joueurs, des escrocs et des « bandits » qui y avaient établi leur quartier général. Pis encore, les deux frères prenaient l’habitude de découcher. À quoi bon, demandaient-ils, gaspiller du temps et de l’énergie, sans compter le prix du trajet, pour revenir chez eux en tramway tous les soirs alors que, par ce beau temps, il était si facile de dormir sous un chariot ou dans l’encoignure d’une porte ? Du moment qu’ils empochaient un demi-dollar par jour, qu’importait le moment où ils le rapportaient ? Mais Jurgis leur rétorqua que de là à ne pas rentrer du tout, il n’y avait qu’un pas. Les adultes décidèrent donc que Vilimas et Nikalojus retourneraient à l’école à l’automne et que, pour compenser, Elzbieta irait chercher du travail, pendant que sa plus jeune fille la remplacerait pour les tâches ménagères.
Comme la plupart des enfants des classes laborieuses, la petite Kotrina avait mûri prématurément. Elle devait s’occuper de son petit frère infirme et du bébé de Jurgis, faire la cuisine, la vaisselle, le ménage, préparer le dîner pour le retour des travailleurs le soir. Bien qu’âgée de treize ans seulement et petite pour son âge, elle s’acquittait de toutes ces corvées sans se plaindre.
Sa mère partit donc arpenter le quartier en quête d’un emploi et, au bout de quelques jours, elle fut affectée à une « machine à saucisses ». Elzbieta n’avait jamais rechigné à la besogne, mais elle trouva ses nouvelles conditions de vie éprouvantes. Elle devait rester debout, sans bouger, de sept heures du matin à midi et demi et de une heure à cinq heures et demie. Les premiers jours, elle crut qu’elle n’y résisterait pas. Elle souffrait presque autant que Jurgis à ses débuts dans l’usine d’engrais. Quand elle rentrait, à la tombée de la nuit, la tête lui tournait. Par-dessus le marché, elle passait ses journées dans un recoin humide et obscur, éclairé en permanence à l’électricité, où elle pataugeait dans l’eau et respirait l’odeur doucereuse de viande crue. De la même façon que dans la nature, depuis l’origine des temps, la gélinotte prend la couleur des feuilles mortes en automne et celle de la neige en hiver ou que le caméléon passe du noir au vert selon qu’il se déplace sur un tronc ou sur du feuillage, les hommes et les femmes de cet atelier en arrivaient à se confondre par la teinte avec les « saucisses fraîches paysannes » qu’ils fabriquaient.
Cette salle était incontestablement intéressante à visiter... à condition de n’y rester que deux ou trois minutes et de ne pas prêter attention aux êtres humains qui y travaillaient. Les machines étaient certainement ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans toute l’usine. Autrefois, sans doute, on hachait la viande et on farcissait les boyaux à la main... Il serait instructif de savoir combien de travailleurs ces belles inventions avaient mis sur le carreau.
Sur un côté de la salle, se trouvaient les trémies dans lesquelles des hommes déversaient des pelletées de viande et des brouettées d’épices. Ces énormes récipients étaient équipés de lames tournant à raison de deux mille rotations par minute. Quand la chair était réduite en un fin hachis et qu’on lui avait ajouté de la farine de pomme de terre et une bonne quantité d’eau, la pâte était conduite par des tuyaux jusqu’aux machines à farcir de l’autre côté de l’atelier. C’était des femmes qui les actionnaient. L’extrémité des tuyaux était équipée d’une sorte de robinet muni de becs, pareil à l’ajutage d’une lance d’arrosage. L’ouvrière introduisait l’un des embouts dans l’extrémité d’un long boyau de porc qu’elle enfilait ensuite en entier, comme on tire sur un doigt de gant un peu serré. Bien que ce boyau fît vingt ou trente pieds de long, elle réalisait cette opération en un clin d’œil. Quand elle avait garni tous les becs, elle abaissait un levier. La machine crachait des flots de chair à saucisse qui gonflaient alors les enveloppes et les étiraient sur toute leur longueur. On eût cru assister à la naissance miraculeuse de serpents géants, se tortillant dans tous les sens avant d’être enroulés en spirales dans un énorme plat posé devant la machine. Deux femmes les saisissaient au fur et à mesure et les tordaient à intervalles réguliers en faisant de petits nœuds. Pour le profane, c’était là l’opération la plus spectaculaire, car les ouvrières la réalisaient d’un seul geste du poignet, si habilement, qu’au lieu d’une longue chaîne, elles se retrouvaient bientôt avec, à la main, des chapelets de saucisses suspendues en grappes. C’était un véritable tour de prestidigitation ! Les femmes accomplissaient leur besogne si vite que l’œil ne parvenait pas à les suivre et ne percevait qu’une image brouillée où se mêlaient le mouvement du bras et les chapelets de saucisses qui venaient s’agglutiner les uns après les autres. Cependant, dans cette succession rapide d’images floues, le visiteur remarquait tout à coup le visage tendu de la femme, les deux rides qui lui ravinaient le front et la pâleur spectrale de ses joues. Il se rappelait alors qu’il était temps pour lui de poursuivre son parcours. Mais l’ouvrière, elle, ne partait pas ; elle restait là, à la même place, heure après heure, jour après jour, année après année, à tordre des intestins de porc, engagée dans une course contre la mort. Elle était payée à la pièce et avait sans doute une famille à nourrir. Les lois strictes et impitoyables de l’économie avaient décidé qu’elle ne pouvait gagner son pain qu’en travaillant comme elle le faisait, en y mettant toute son âme, sans jamais prendre une seconde pour jeter un simple coup d’œil aux belles dames et aux beaux messieurs qui venaient l’observer comme une bête fauve dans une ménagerie.