Chapitre 2

Jurgis parlait de son travail avec insouciance, car il était jeune. On lui racontait qu’ici, à Chicago, les abattoirs broyaient les hommes et détruisaient leur vie à jamais, mais ces histoires effrayantes le faisaient sourire. Jurgis n’était là que depuis quatre mois ; il était jeune, taillé comme un colosse, d’une santé à toute épreuve. Il n’imaginait pas une seconde qu’il puisse un jour finir en victime. « C’est vrai pour vous, tout ça, disait-il, pour des silpnas, des gringalets de votre espèce, mais moi, j’ai les reins solides. »

Jurgis était comme un enfant, un enfant de la campagne. C’était le genre d’homme que les patrons aiment à recruter, la perle rare qu’ils se reprocheraient de laisser passer. Quand on lui ordonnait d’aller à tel ou tel endroit, il s’y rendait au pas de course. À peine achevait-il une tâche qu’il commençait à s’agiter, à se dandiner d’un pied sur l’autre, tant il débordait d’énergie. À la chaîne, la cadence était toujours trop lente à son goût. Son impatience, sa fébrilité étaient telles qu’on ne pouvait ignorer sa présence. C’est pourquoi on l’avait très vite remarqué, à un moment capital pour lui. Le lendemain de son arrivée à Chicago, une demi-heure à peine après qu’il se fut présenté devant la grille principale de Brown and Company, l’un des contremaîtres lui avait fait signe d’approcher. Il gardait de ce succès une grande fierté qui le rendait d’autant plus enclin à se moquer des défaitistes. On lui répétait de toute part que, bien qu’il eût été embauché dès le premier jour, il y avait dans cette foule d’autres hommes qui attendaient depuis des semaines, voire des mois, sans résultat. Ce à quoi il rétorquait : « Oui, mais il faut voir qui ! Des vagabonds, des loques humaines, des ivrognes, qui cherchent du travail dans le seul but de se payer à boire. Vous voudriez me faire croire qu’avec des bras comme ça (il brandissait alors ses poings serrés pour faire rouler ses muscles), on me laissera un jour mourir de faim ? »

« Toi, on voit bien d’où tu sors ! lui lançait-on. Du fin fond de ta campagne ! » Et c’était vrai. Avant de partir sur les routes pour chercher fortune et gagner la main d’Ona, Jurgis avait traversé quelques grosses bourgades, mais n’avait jamais connu la ville, la vraie. Son père, le père de son père et jusqu’à ses plus lointains ancêtres avaient habité dans cette région de Lituanie qu’on appelle Brelovicz, la Forêt Impériale. Vaste étendue d’une centaine de milliers d’arpents, elle servait, depuis des temps immémoriaux, de réserve de chasse à la noblesse. Pourtant, quelques rares paysans y étaient installés en vertu de titres de propriété très anciens. Antanas Rudkus était du nombre. Lui-même, et ses enfants après lui, avaient été élevés sur quelques arpents de terres défrichés au milieu de cette immensité boisée. Outre Jurgis, Antanas avait eu un fils et une fille. Le fils avait été enrôlé dans l’armée dix ans plus tôt, mais on n’avait plus jamais eu de nouvelles de lui. Quant à sa sœur, elle était mariée. Lorsque le vieil Antanas avait décidé de partir avec Jurgis, son gendre lui avait racheté la ferme.

Il y avait presque un an et demi que Jurgis avait rencontré Ona, lors d’une foire aux chevaux, à cent miles de chez lui. Il n’avait jamais songé au mariage, qu’il considérait comme un piège ridicule, auquel seuls les imbéciles se laissent prendre. Pourtant, Jurgis, sans jamais avoir adressé la parole à la jeune fille ni échangé plus de quelques sourires avec elle, s’était retrouvé un beau jour devant les parents d’Ona, rougissant et tremblant de peur, à négocier sa main en échange des deux chevaux que son père l’avait chargé d’aller vendre. Mais le père d’Ona s’était montré intraitable. Il était riche et sa fille n’était encore qu’une enfant : il était par conséquent hors de question de la lui céder, à lui, un inconnu et dans ces conditions-là.

Jurgis s’en retourna donc chez lui le cœur gros. Durant le printemps et l’été, il travailla comme une brute pour tenter d’oublier. En vain. À l’automne, après les moissons, il entreprit les quinze jours de marche qui le séparaient d’Ona.

À son arrivée, il trouva une situation inattendue : le père était mort et ses biens avaient été saisis par les créanciers. Son cœur ne fit qu’un bond à l’idée qu’il pouvait désormais réaliser son rêve. Il y avait là la marâtre d’Ona, Elzbieta Lukoszaite (Teta ou Tante, comme ils l’appelaient) et ses six enfants, du plus jeune au plus âgé. Il y avait aussi Jonas, le frère d’Elzbieta, un petit bonhomme sec qui avait travaillé autrefois à la ferme. Aux yeux de Jurgis, qui arrivait tout droit de sa forêt, ces gens apparaissaient comme des notables ; Ona savait lire et connaissait bien des choses que lui ignorait. Mais, en réalité, la ferme avait été vendue et toute la famille était aux abois : il ne leur restait plus qu’un pécule d’environ sept cents roubles, soit trois cent cinquante dollars. Ils auraient dû en avoir le triple, mais l’affaire était allée devant le tribunal et, le juge leur ayant donné tort, il leur en avait coûté mille quatre cents roubles pour le faire revenir sur sa décision.

Ona aurait pu se marier et s’en aller, mais elle s’y refusait par amour pour Teta Elzbieta. C’est Jonas qui avait proposé qu’ils partent tous pour l’Amérique, où l’un de ses amis avait fait fortune. Tout le monde travaillerait, lui, les femmes et sans doute certains des enfants. Ils arriveraient bien à s’en sortir. Jurgis aussi avait entendu parler de l’Amérique. C’était un pays, disait-on, où un homme pouvait gagner ses trois roubles par jour. Jurgis calcula ce que représentait cette somme par rapport aux prix lituaniens et décida sur-le-champ qu’il irait en Amérique. Il s’y marierait et, en plus, il deviendrait riche. On racontait que là-bas, pauvres ou fortunés, les hommes étaient libres, que la conscription n’existait pas et que rien ne vous obligeait à verser une partie de vos revenus à des fonctionnaires véreux. Chacun pouvait y vivre à sa guise et s’estimer aussi respectable que n’importe qui. L’Amérique c’était la terre promise dont rêvaient les jeunes gens et les amoureux. Si l’on parvenait à rassembler l’argent de la traversée, adieu les soucis !

Le départ fut fixé au printemps. Dans l’intervalle, Jurgis loua ses bras à un patron et, en compagnie d’un groupe d’ouvriers, rejoignit Smolensk à pied, à près de quatre cents miles de là, pour participer à la construction d’une voie ferrée. Sur le chantier, les conditions de travail se révélèrent effroyables. Il connut la saleté, la mauvaise nourriture, la cruauté, le surmenage. Mais il tint bon et ressortit de cette épreuve en pleine forme, muni d’une somme de quatre-vingts roubles cousue dans la doublure de son habit. Pas une fois il ne se laissa entraîner à boire ou à se battre : Ona occupait toutes ses pensées. Jurgis était un homme réservé et sérieux, qui ne discutait jamais les ordres. Il ne perdait que rarement son calme. Si cela lui arrivait, il faisait en sorte que son agresseur perde l’envie d’y revenir. Quand on lui donna sa paye, il s’appliqua à fuir les tavernes et les tripots à la solde de la compagnie et faillit, pour cette raison, se faire assassiner. Mais il en réchappa et s’en retourna chez lui, à pied, gagnant sa vie comme il pouvait et ne dormant jamais que d’un œil.

Finalement, le départ pour l’Amérique eut lieu à l’été. Au dernier moment, Marija Berczynskas, une cousine d’Ona, se joignit à eux. Orpheline, Marija avait travaillé depuis sa petite enfance pour un riche fermier de Vilnius, qui la battait régulièrement. À vingt ans, elle avait eu pour la première fois l’idée d’essayer sa force et, dans un accès de révolte, avait failli tuer son maître. Elle s’était alors enfuie.

Ils furent douze à partir : cinq adultes et six enfants, ainsi qu’Ona, qui n’était ni l’un ni l’autre. La traversée fut rude. Un des employés, qui leur avait proposé son aide, n’était en réalité qu’une canaille. Il les attira dans un piège, avec la complicité de quelques officiers de bord. Ils ne se tirèrent de ce mauvais pas qu’en abandonnant une grande partie de leur précieuse fortune. Il leur advint la même mésaventure à New York car, bien sûr, ils ignoraient tout des coutumes de ce nouveau pays et n’avaient personne pour leur servir de guide. Ce fut un jeu d’enfant pour un homme en uniforme bleu de les prendre en charge et de les conduire dans un hôtel, d’où on ne les laissa sortir qu’après paiement d’une somme exorbitante. La loi oblige les hôtels à afficher leurs conditions sur leur porte, mais elle ne spécifie pas qu’ils doivent le faire en lituanien.

 

Comme les abattoirs de Chicago avaient porté chance à l’ami de Jonas, c’est dans cette ville que les nouveaux venus décidèrent de se rendre. Ils ne connaissaient que ce seul mot, « Chicago », ce qui était amplement suffisant, du moins tant qu’ils n’étaient pas parvenus à destination. À l’arrivée, on les jeta hors du train sans ménagement, et ils se retrouvèrent aussi désemparés que jamais. Ils restèrent ébahis devant la perspective qu’offraient Dearborn Street et les gigantesques immeubles noirs qui hérissaient l’horizon. Ils ne comprenaient pas qu’ils étaient arrivés. Les passants à qui ils demandaient « Chicago », au lieu de leur indiquer la direction, ne leur répondaient que par un air étonné ou un éclat de rire, quand ils ne passaient pas tout bonnement leur chemin. Leur détresse faisait peine à voir. Dès qu’ils apercevaient un uniforme, leur sang se figeait et ils se hâtaient de changer de trottoir. Pendant toute la première journée, ils déambulèrent ainsi au hasard, perdus au milieu du tumulte et de la trépidation de la ville. À la nuit tombée, un policier les découvrit tapis dans l’encoignure d’une porte, et les conduisit au poste. Au matin, on eut recours à un interprète et, après leur avoir appris un nouveau mot (« abattoirs »), on les mit dans un tramway. Comment décrire la joie qu’ils éprouvèrent, quand ils se rendirent compte qu’ils allaient se sortir de cette aventure sans entamer davantage ce qu’il leur restait d’économies ?

Une fois installés dans le tram, ils regardèrent par la vitre. Les miles se succédaient (trente-quatre exactement, mais ils l’ignoraient) tout au long de cette artère qui semblait ne jamais devoir finir. Elle était bordée, de chaque côté, par une rangée ininterrompue de méchantes petites maisons en bois. Les rues adjacentes offraient le même spectacle : aucun relief, pas la moindre déclivité et toujours ces interminables alignements de maisonnettes en bois d’un étage, laides et sales. De loin en loin, un pont enjambait une rivière répugnante, aux rives de boue desséchée, longée de hangars et d’entrepôts délabrés ; ici, à un passage à niveau, au milieu d’un labyrinthe d’aiguillages, dans un bruit de tonnerre, défilaient des convois de marchandises tirés par des locomotives qui crachaient des jets de vapeur ; là, s’élevaient les murs sordides, percés d’innombrables fenêtres, d’une usine colossale dont les cheminées vomissaient d’énormes nuages de fumée qui obscurcissaient le ciel et noircissaient la terre. Mais, chaque fois, le même cortège morne de maisonnettes tristes se reformait.

Déjà, une bonne heure avant d’atteindre Chicago, ils avaient noté de curieuses transformations dans le paysage. L’atmosphère était plus sombre, l’herbe moins verte. De minute en minute, à mesure que le train se rapprochait de la ville, les couleurs perdaient de leur éclat, les champs devenaient plus secs, plus jaunes. Les alentours étaient maintenant hideux et désolés. Outre la fumée qui s’épaississait, une autre particularité les intriguait : une odeur étrange et âcre, qu’ils n’étaient d’ailleurs pas sûrs de trouver vraiment désagréable. D’autres l’auraient qualifiée d’écœurante, mais eux, qui n’avaient pas l’odorat très affiné, la jugeaient simplement curieuse. Maintenant, assis là dans le tramway, ils comprenaient qu’ils s’acheminaient vers l’origine de cette odeur, qu’ils avaient fait tout ce voyage depuis la Lituanie pour arriver jusqu’à elle. Elle n’était plus vague et lointaine, elle ne leur parvenait plus par bouffées ; on pouvait littéralement la goûter, autant que la humer, la saisir dans la main presque, pour l’examiner à loisir. Leurs avis étaient partagés. C’était une odeur primitive, crue et grossière ; elle était lourde, presque rance, sensuelle et pénétrante. Certains s’en enivraient comme d’un alcool, d’autres se couvraient le visage de leur mouchoir. Ils étaient encore à s’en imprégner, perdus en conjectures, lorsque soudain le tramway s’arrêta et la portière s’ouvrit brutalement. Une voix cria : « Abattoirs ! »

Le tramway les avait déposés à un coin de rue. Par une échappée, entre deux rangées de maisons de briques, ils aperçurent une demi-douzaine de cheminées, si hautes qu’elles touchaient le ciel. Une épaisse fumée, grasse et noire comme la nuit, en jaillissait. On eût dit qu’elle émanait des entrailles de la terre, là où couvent encore les feux originels. Elle était comme mue par sa propre énergie, chassant tout sur son passage en une éruption perpétuelle, en un flot intarissable. On croyait qu’elle allait s’arrêter mais elle n’en finissait pas de surgir en torrents puissants. Elle bouillonnait, tourbillonnait. Ses nuages monstrueux se rejoignaient ensuite pour former un fleuve immense qui s’écoulait au loin, étirant dans le ciel, à perte de vue, son long linceul noir.

Puis un autre phénomène, aussi étrange, aussi primitif que le premier, attira l’attention des voyageurs. C’était un bruit, fait de dizaines de milliers de petits bruits. Au début, on n’y prenait pas garde ; il s’insinuait en vous, imperceptiblement, comme un parasite. Il faisait penser au bruissement des abeilles au printemps, aux chuchotements de la forêt. Il évoquait une activité incessante, le grouillement d’un monde en mouvement. Mais, en tendant l’oreille, on comprenait qu’il était émis par une multitude d’animaux, par les meuglements lointains de dix mille bœufs et les grognements d’autant de porcs.

Les membres de la petite troupe auraient aimé pousser jusqu’à la source de ce grondement mais, hélas, ils n’avaient guère de temps pour ce genre d’aventures. D’ailleurs le policier, à l’angle de la rue, commençait à les regarder avec insistance. Ils s’éloignèrent donc à grands pas, comme ils avaient pris l’habitude de le faire ; mais, à peine arrivés au pâté de maisons suivant, ils entendirent Jonas pousser des cris et le virent agiter frénétiquement la main vers l’autre côté de la rue. Avant qu’ils n’aient le temps de comprendre ce qui se passait, Jonas avait bondi et entrait dans une boutique à l’enseigne de « J. Szedvilas. Plats cuisinés ». Quand il en ressortit, il était accompagné d’un homme de forte corpulence, en tablier et manches de chemise, qui lui serrait les deux mains en riant aux éclats. Teta Elzbieta se rappela alors que Szedvilas était le nom de cet ami mythique qui avait fait fortune en Amérique. Qu’il dût sa richesse à la vente de plats cuisinés était pour eux une aubaine : malgré l’heure tardive de la matinée, ils n’avaient pas encore pris de petit-déjeuner et les enfants commençaient à pleurnicher.

Tel fut l’heureux dénouement d’un triste voyage. Il y eut maintes embrassades, car cela faisait bien des années que Jokubas Szedvilas n’avait pas rencontré un compatriote originaire de la même région de Lituanie. En une matinée, ils étaient devenus des amis de toujours. Jokubas connaissait toutes les embûches et tous les mystères de ce nouveau monde. Il pouvait leur expliquer ce qu’ils auraient dû faire et, plus utile encore, les conseiller sur la marche à suivre désormais. Il allait les emmener chez poni Aniele, qui tenait une pension de famille de l’autre côté des abattoirs. Chez la vieille Mme Jukniene, leur expliqua-t-il, ce n’était pas franchement le luxe, mais cela ferait bien l’affaire en attendant ; ce à quoi Teta Elzbieta s’empressa de répondre que, pour le moment, rien ne serait trop bon marché pour eux. Ils étaient épouvantés des sommes qu’ils avaient dû débourser. En quelques jours, ils s’étaient rendu compte d’une réalité cruelle : si les salaires étaient élevés dans ce nouveau pays, les prix l’étaient tout autant et un pauvre était aussi pauvre ici que n’importe où ailleurs sur cette terre. En une seule nuit, les rêves de prospérité qui n’avaient cessé de hanter Jurgis s’étaient envolés. Leur découragement ne fit que croître lorsqu’ils comprirent que le coût de la vie en Amérique était infiniment plus élevé qu’en Lituanie. Le monde entier les avait floués ! Les deux derniers jours, ils s’étaient presque totalement privés de manger, tant ils étaient révoltés par le prix de la nourriture vendue dans le train.

Pourtant, quand ils arrivèrent chez la veuve Jukniene, ils ne purent réprimer un mouvement de recul. De tout leur voyage, ils n’avaient rien vu d’aussi infâme. Poni Aniele avait un appartement de quatre pièces dans l’une de ces maisons en bois à un étage que l’on trouve dans le quartier des abattoirs. Toutes ces habitations étaient divisées en quatre logements identiques à celui d’Aniele et chacun servait de « pension de famille » pour des étrangers, Lituaniens, Polonais, Slovaques ou Tchèques. Certains étaient loués par des propriétaires privés, d’autres par des coopératives. Il y avait en moyenne une demi-douzaine de pensionnaires par pièce, mais parfois treize ou quatorze, soit cinquante à soixante personnes par appartement. Les occupants apportaient leurs propres affaires : des draps, des couvertures et des matelas qui, posés les uns à côté des autres à même le sol, constituaient le seul ameublement en dehors du poêle. Il n’était pas rare de voir deux hommes, dont l’un travaillait de jour et l’autre de nuit, utiliser le même matelas. Très fréquemment, la logeuse louait en alternance un seul lit à des ouvriers travaillant en équipe.

Mme Jukniene était une petite femme toute ratatinée, au visage ridé. Sa maison était d’une saleté inimaginable. Il était impossible d’entrer par la porte de devant, bloquée par les matelas ; quand on voulait passer par-derrière, on s’apercevait que la propriétaire avait aménagé en poulailler une grande partie de la véranda en la condamnant avec de vieilles planches. Les pensionnaires racontaient en riant que, pour faire le ménage, Aniele lâchait ses volatiles à l’intérieur de la maison. Il est incontestable que cette méthode limitait la prolifération de la vermine, mais il n’était pas impossible non plus que la vieille femme considérât avant tout que c’était là un moyen de nourrir sa volaille. À la vérité, elle avait abandonné l’idée de nettoyer quoi que ce soit, à cause d’une crise de rhumatisme qui l’avait pliée en deux et contrainte à rester confinée dans un coin de sa chambre pendant plus d’une semaine. Onze de ses locataires, qui lui devaient beaucoup d’argent, en avaient profité pour aller tenter leur chance à Kansas City, où ils comptaient trouver du travail. C’était au mois de juillet, la campagne était verte. À Packingtown1, on ne connaissait ni champs ni verdure. Mais on pouvait partir sur les routes, « trimarder », comme les gars disaient ; on pouvait aller voir du pays, prendre du repos et se payer du bon temps en voyageant dans les trains de marchandises.

C’était donc dans cette maison que les nouveaux arrivants allaient s’installer. Ils ne pouvaient espérer mieux ailleurs. En effet, Mme Jukniene, qui avait réussi à se préserver une pièce pour elle et ses trois jeunes enfants, proposait de la partager avec les femmes et les fillettes du groupe. Elle leur expliqua qu’ils pouvaient se procurer de la literie de seconde main chez un brocanteur, mais qu’ils n’en auraient pas besoin tant que la canicule durerait ; comme la plupart de ses locataires, ils dormiraient certainement dans la rue. Une fois qu’ils furent seuls, Jurgis prit la parole : « Demain je trouverai du travail et Jonas aussi peut-être. Alors on pourra avoir notre chez-nous. »

Plus tard dans l’après-midi, il sortit se promener avec Ona pour se familiariser avec ce quartier qui serait désormais le leur. Ici, les mornes maisons en bois d’un étage étaient plus espacées. Elles étaient séparées par de vastes terrains en friche qui avaient apparemment échappé aux dommages infligés à la Grande Prairie par la formidable expansion de la ville. Parmi les herbes sauvages jaunâtres qui envahissaient ces étendues, une quantité incalculable de boîtes de tomates vides jonchaient le sol et des légions tout aussi innombrables d’enfants jouaient, chahutaient, se pourchassaient, en poussant des cris. Le plus troublant, c’était cette nuée d’enfants. On pensait d’abord qu’il devait s’agir des élèves d’une école avoisinante. Ce n’était qu’après une longue reconnaissance des lieux qu’on s’apercevait de son erreur : tous ces gamins étaient ceux du quartier. Leur densité au mètre carré était telle à Packingtown que les véhicules ne pouvaient rouler qu’au pas !

De toute façon, l’état des rues n’aurait pas permis d’avancer plus vite. Celles qu’empruntaient Jurgis et Ona avaient l’aspect d’une carte topographique en miniature. Le niveau de la chaussée était en général plusieurs pieds en dessous de celui des maisons, qui étaient parfois reliées entre elles par des caillebotis surélevés. Il n’y avait pas de trottoirs. Le sol présentait une succession de buttes, de vallées, de rivières, de ravins, de rigoles et de grandes mares d’eau verdâtre et puante dans lesquelles les enfants s’amusaient. Ils se roulaient dans la boue et creusaient ici et là pour déterrer quelque trophée entrevu. Le promeneur ne pouvait qu’être déconcerté par ce spectacle, comme par les essaims de mouches qui assombrissaient littéralement l’atmosphère et par l’odeur étrange et fétide qui lui assaillait les narines. Tous les cadavres de l’univers devaient se putréfier là pour dégager une telle pestilence. Au visiteur qui ne pouvait s’empêcher de leur poser des questions, les habitants répondaient tranquillement que ces terrains étaient « artificiels », qu’on les avait « fabriqués » en déversant là les ordures de la ville. Au bout de quelques années, les effets désagréables se dissiperaient, disait-on ; mais en attendant, quand le temps était chaud et humide, les mouches pouvaient devenir fort gênantes. N’était-ce pas dangereux pour la santé ? s’enquérait l’étranger. « Peut-être. Mais comment en être sûr ? » lui répondait-on.

Jurgis et Ona n’en crurent pas leurs yeux quand, un peu plus loin, ils arrivèrent à un endroit où ce terrain était en cours de « fabrication ». De longues files de bennes à ordures s’enfonçaient, tels des insectes, dans un énorme trou grand comme deux pâtés de maisons. Il est impossible de décrire en termes bienséants l’odeur qui s’en dégageait. Un peu partout, des enfants fouillaient les détritus de l’aube jusqu’à la tombée de la nuit. Parfois, les visiteurs des conserveries poussaient jusqu’à cette décharge. Ils restaient sur le bord à se demander si la nourriture que les gamins récupéraient était destinée à leur propre usage ou à celui des poulets qu’ils élevaient. Apparemment, aucun d’eux n’avait jamais eu la curiosité de s’aventurer au fond de l’excavation pour en avoir le cœur net.

Par-derrière, s’élevaient les cheminées fumantes d’une grosse briqueterie. On extrayait du sol l’argile destinée à la confection des briques, puis on rebouchait les trous avec des détritus. Jurgis et Ona jugèrent que c’était une trouvaille magnifique, révélatrice de l’esprit d’entreprise américain. À quelque distance de là se trouvait une autre excavation qui, elle, n’avait pas été comblée. Dans le fond stagnait une mare alimentée par les infiltrations des terrains voisins. Durant tout l’été, l’eau y croupissait et fermentait sous les rayons du soleil. En hiver, par temps de gel, on taillait des blocs de glace pour les vendre aux gens de la ville. Les nouveaux venus s’émerveillèrent là encore de l’ingéniosité du système car, comme ils ne lisaient pas les journaux, ils n’étaient pas obsédés par la peur des « microbes ».

Le soleil, en terminant sa course à l’ouest, colora le ciel d’une teinte rouge sang et embrasa les toits. Jurgis et Ona étaient restés. Mais ils ne contemplaient pas le coucher du soleil, auquel ils tournaient le dos. Seule Packingtown, qu’ils voyaient très distinctement au loin, les intéressait. La masse noire des bâtiments se détachait nettement sur le ciel, hérissée ici et là de hautes cheminées qui déversaient leurs flots de fumée jusqu’à l’infini ; celle-ci, dans la lumière du soleil vespéral, offrait maintenant une large gamme de couleurs : du noir au violet en passant par le marron et le gris. Tout ce qui pouvait rappeler le caractère sordide des lieux avait disparu. Dans cette pénombre ne subsistait plus qu’une image de puissance. Au jeune couple qui regardait les ténèbres envahir la scène, elle semblait l’illustration d’un conte merveilleux à la gloire de l’énergie humaine et de ses grandioses réalisations, une vision porteuse d’espoir, de liberté, de vie, d’amour et de joie, un rêve par la magie duquel des emplois étaient créés par milliers. Quand ils s’éloignèrent, au bras l’un de l’autre, Jurgis dit à Ona : « Demain j’irai à Packingtown et je trouverai du travail. »

1 Vaste quartier de Chicago comprenant les abattoirs, les parcs à bestiaux et les logements des ouvriers. (N.d.T.)