Le matin, après avoir déjeuné avec Ostrinski et sa famille, Jurgis se rendit chez Elzbieta. La perspective de cette rencontre ne lui faisait plus peur. Quand il arriva chez elle, loin de lui dire tout ce qu’il avait préparé, il se mit à parler de la révolution ! Tout d’abord, la vieille femme crut qu’il avait perdu la raison. Ce ne fut qu’au bout de quelques heures qu’elle commença à être rassurée sur son compte. Enfin, lorsqu’elle fut certaine qu’il était parfaitement sain d’esprit dès qu’il parlait d’autre chose que de politique, elle ne s’inquiéta plus.
Jurgis ne devait pas tarder à se rendre à l’évidence : Elzbieta était totalement inaccessible aux idées du socialisme. Son âme avait été cuirassée par l’adversité et rien ne la ferait plus changer. Pour la Lituanienne, la vie se résumait à la quête du pain quotidien et le monde des idées n’avait d’existence qu’en fonction de cette quête. Tout ce qui l’intéressait, dans cette nouvelle lubie de son gendre, c’était de savoir si elle le rendrait sobre et laborieux. Quand elle eut la conviction qu’il avait l’intention de trouver un emploi et de prendre sa part des dépenses de la famille, elle lui laissa toute liberté pour l’endoctriner à sa guise. Elzbieta était une petite femme d’une extraordinaire sagesse, qui prenait ses résolutions aussi rapidement qu’un lapin traqué. En une demi-heure, elle décida de l’attitude qu’elle adopterait désormais vis-à-vis du socialisme. Elle s’interdit de contredire Jurgis en quoi que ce soit, sauf sur la question de sa cotisation au Parti. Par la suite, elle l’accompagna même de temps en temps aux réunions où, au milieu du tohu-bohu, elle composait son menu du lendemain.
Pendant toute la semaine suivant sa conversion, Jurgis continua à errer dans la ville à la recherche d’un travail. Enfin, une chance invraisemblable se présenta à lui. Comme il passait devant un des innombrables petits hôtels de Chicago, il décida, après quelques hésitations, d’entrer. Dans le hall, se tenait un homme, visiblement le propriétaire des lieux, auquel Jurgis demanda s’il avait une place pour lui.
« Qu’est-ce que tu sais faire ? lui demanda l’homme.
— Tout, monsieur, répondit Jurgis, en s’empressant d’ajouter : Ça fait longtemps que je suis au chômage, monsieur. Je suis honnête, je suis costaud et tout disposé à... »
L’autre l’examinait avec attention. « Est-ce que tu bois ? coupa-t-il.
— Non, monsieur.
— Bien. J’emploie un concierge qui est porté sur la bouteille. Voilà sept fois que je le mets à la porte. J’estime que ça suffit maintenant. Est-ce que cela te dirait de prendre sa place ?
— Oui, monsieur.
— Je te préviens que ce n’est pas une sinécure. Tu devras frotter les parquets, laver les crachoirs, remplir les lampes, porter les malles...
— Ça me va, monsieur.
— Affaire conclue. Tu toucheras trente dollars par mois, nourri et logé. Tu peux commencer tout de suite si tu veux. Enfile donc la tenue de ton prédécesseur. »
Jurgis se mit immédiatement à l’ouvrage et travailla comme un Romain jusqu’à la nuit. Après quoi, il alla prévenir Elzbieta de sa bonne fortune, puis, malgré l’heure tardive, se rendit chez Ostrinski pour l’en informer également. Là, une surprise de taille l’attendait car, tandis qu’il décrivait l’emplacement de l’hôtel à son ami, celui-ci l’interrompit brusquement : « Ce n’est pas l’hôtel Hinds, par hasard ?
— Si, dit Jurgis. C’est bien ce nom.
— Dans ce cas, tu es tombé sur le meilleur patron de tout Chicago. C’est un responsable de notre parti pour l’Illinois et un de nos plus célèbres porte-parole ! »
Le lendemain, Jurgis répéta à son employeur ce que lui avait dit Ostrinski. Hinds lui serra la main chaleureusement en s’écriant : « Bon sang ! Ça m’enlève un poids de la conscience. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit tellement j’avais de remords d’avoir mis dehors un bon socialiste ! »
À dater de ce jour, Jurgis devint « camarade Jurgis » pour son patron, qu’il devait en retour appeler « camarade Hinds ». « Tommy », comme disaient ses intimes, était un petit homme trapu, à la large carrure, dont le visage rubicond était encadré de favoris gris. Il était d’une générosité sans égale et d’une bonne humeur sans faille. Il parlait du socialisme à longueur de journée et de nuit, avec un enthousiasme infatigable. C’était un boute-en-train qui n’avait pas son pareil pour enflammer un auditoire. Quand Hinds était lancé, le torrent de son éloquence n’avait rien à envier aux flots impétueux des chutes du Niagara.
Il avait débuté dans la vie comme apprenti chez un maréchal-ferrant, d’où il s’était enfui, pendant la guerre de Sécession, pour s’enrôler dans l’armée de l’Union. C’était à cette époque qu’il avait découvert les « tripotages », en voyant circuler autour de lui des armes rouillées et des couvertures trop minces pour être honnêtes. Il attribuait la mort de son unique frère à un fusil qui s’était enrayé au moment critique, et les douleurs qui empoisonnaient ses vieux jours aux couvertures de l’armée qui ne protégeaient pas du froid. Quand la pluie réveillait ses rhumatismes, il grommelait en grimaçant : « Le capitalisme, mon ami, le capitalisme ! Écrasez l’infâme !1 » Contre les maux de ce monde, il possédait un remède infaillible qu’il prescrivait à qui voulait l’entendre. Face à une banqueroute commerciale, à des brûlures d’estomac ou à une belle-mère irascible, « Tommy » déclarait immanquablement, avec un clin d’œil malicieux : « Vous savez ce qu’il faut faire ? Voter pour les socialistes ! »
Dès la fin du conflit, Tommy Hinds s’était laissé séduire par la « Pieuvre2 » financière et s’était lancé dans les affaires. Mais il avait subi la concurrence des profiteurs de guerre qui avaient amassé des fortunes pendant que lui était au feu. En faisant main basse sur les municipalités, en se liguant avec les compagnies de chemin de fer, ils avaient contraint les entreprises honnêtes à la faillite. Hinds avait alors investi toutes ses économies dans l’immobilier à Chicago et s’était jeté seul à l’assaut de la corruption. Il avait fait partie du conseil municipal en tant que réformiste, avait été membre du « Greenback Party3 », du National Labour Union4, du Parti populiste et avait soutenu W. J. Bryan5. Après trente ans de lutte et les événements de 1896, il acquit la certitude qu’il était impossible de contrôler un pouvoir fondé sur la concentration des capitaux. La seule solution était d’œuvrer à sa destruction. Il avait écrit un opuscule à ce sujet et entrepris de créer son propre parti, lorsqu’un tract, qui lui tomba par hasard entre les mains, lui apprit que d’autres l’avaient devancé.
Cela faisait maintenant huit ans que, à toute heure et en tout lieu, il militait dans les rangs du Parti socialiste. Que ce fût à une assemblée d’anciens combattants de la guerre de Sécession, à une convention d’hôteliers, à un banquet d’hommes d’affaires noirs, ou à un pique-nique de quelque société religieuse, Tommy Hinds s’arrangeait pour se faire inviter et expliquait en quoi le socialisme avait un rapport direct avec l’objet de la réunion. Il partait en tournée, seul, à ses frais, au fin fond de l’Amérique. Quand il revenait dans l’Illinois, il mettait sur pied de nouvelles sections locales du Parti. Et, enfin, il rentrait chez lui, à Chicago, pour se reposer... et parler de socialisme. Son hôtel était un véritable foyer de propagande. Tous les employés étaient membres du Parti, et s’ils ne l’étaient pas en arrivant, ils l’étaient à tout coup en repartant. Très souvent, Hinds entamait une discussion avec quelqu’un dans l’entrée ; d’autres clients s’approchaient au fur et à mesure que la conversation s’animait, si bien qu’à la fin le hall de l’hôtel était transformé en salle de meeting. Les choses se déroulaient de la même façon tous les soirs. Quand Tommy Hinds était absent, le réceptionniste le remplaçait dans son rôle, et, quand ce dernier partait en campagne, c’était son commis qui entrait en scène, Mme Hinds prenant sa place derrière le comptoir. L’employé à la réception, Amos Struver, était un vieux copain de Tommy. C’était un véritable géant, tout en os, aux manières pataudes ; il avait une large bouche et son visage cireux était orné de favoris qui lui mangeaient le menton. On aurait dit un paysan des grandes plaines américaines, ce qu’il avait d’ailleurs été toute sa vie. Il s’était opposé aux compagnies ferroviaires dans le Kansas pendant cinquante ans ; il avait fait partie des « grangers6 », puis de la « Farmers’ Alliance7 » et était ensuite devenu un populiste modéré. Finalement, grâce à Tommy Hinds, il avait subitement pris conscience qu’il était plus efficace de tirer parti des trusts que de les détruire. Il avait alors vendu sa ferme et s’était installé à Chicago.
Il y avait aussi Harry Adams, son commis, un homme à la mine pâle et à l’air savant, originaire du Massachusetts, dont les ancêtres étaient arrivés en Amérique avec les premiers colons anglais. Il avait été ouvrier dans l’industrie cotonnière à Fall River, mais la crise chronique qui frappait ce secteur l’avait contraint à émigrer, avec sa famille, en Caroline du Sud. Dans le Massachusetts, la proportion d’illettrés dans la population blanche était de 0,8 % alors qu’en Caroline du Sud elle atteignait 13,6 %. En outre, dans ce dernier État, seuls les propriétaires avaient le droit de vote. Pour ces deux raisons et bien d’autres encore, le travail des enfants y était la règle, ce qui avait permis aux filatures de la Caroline du Sud d’acculer celles du Massachusetts à la fermeture. À l’époque, Adams ignorait tout cela. Il savait seulement que, dans le Sud, les usines tournaient. En arrivant, il s’aperçut que, pour vivre, toute sa famille devrait travailler de six heures du soir à six heures du matin. Il se mit aussitôt en devoir d’organiser les ouvriers en s’inspirant des méthodes utilisées dans le Massachusetts, et il fut renvoyé. Puis il retrouva une place, la garda tant qu’il put mais, lors d’une grève pour obtenir une réduction de la journée de travail, il eut la mauvaise idée de prendre la parole publiquement : cela lui fut fatal. Dans les États du Sud profond, les prisonniers sont loués par contrat à des entrepreneurs ; quand cette main-d’œuvre vient à manquer, il faut évidemment la reconstituer d’une façon ou d’une autre... Harry Adams fut donc condamné aux travaux forcés par un juge qui était le cousin du propriétaire de l’usine où il avait joué les trublions. Malgré des conditions de détention qui faillirent lui coûter la vie, il eut la sagesse de ne jamais protester et, à la fin de sa peine, accompagné de sa famille, il quitta cette « antichambre de l’Enfer », comme il avait surnommé la Caroline du Sud. Ils n’avaient pas de quoi payer le chemin de fer, mais, comme c’était l’époque des récoltes, en voyageant à pied un jour sur deux et en travaillant l’autre, ils parvinrent à Chicago. Là, Harry Adams adhéra au Parti socialiste. C’était un homme âpre à l’étude, réservé, sans véritable talent d’orateur. Il gardait toujours une pile de livres sous le comptoir de l’hôtel et les articles qu’il rédigeait pour la presse du Parti commençaient à être remarqués.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette effervescence révolutionnaire ne nuisait pas aux affaires de l’hôtel. Elle attirait les progressistes, et les voyageurs de commerce trouvaient l’ambiance distrayante. Depuis peu, les éleveurs de bétail de l’Ouest en avaient fait leur lieu de séjour privilégié, car le Trust de la Viande avait mis au point une nouvelle tactique : dans un premier temps, il fixait des prix d’achat élevés pour inciter les éleveurs à vendre puis, une fois que des trains entiers de bétail étaient arrivés, il faisait chuter les cours et raflait la mise. Dans ces conditions, il n’était pas rare qu’un fermier se retrouvât bloqué à Chicago sans même pouvoir payer le coût du transport de ses bêtes. Il devait dénicher un hôtel bon marché et, s’il trouvait un orateur en train de pérorer contre les patrons dans le hall, ce n’était pas pour lui déplaire ! Ces clients-là étaient « pain bénit » pour Tommy Hinds, qui en rassemblait une douzaine autour de lui et leur dépeignait quelques aspects du « système ».
Bien sûr, au bout d’une semaine, l’hôtelier connaissait l’histoire de Jurgis dans tous ses détails ; dès lors, pour rien au monde il ne se serait séparé de son nouveau concierge. « Écoutez voir, disait-il au milieu d’une discussion, j’ai ici même un gars qui a travaillé aux abattoirs et a vu tout ce qui s’y passe ! » Il faisait alors venir Jurgis, qui abandonnait immédiatement son ouvrage, quel qu’il fût. « Camarade Jurgis, raconte un peu à ces messieurs ce dont tu as été témoin aux chaînes d’abattage. » Au début, l’idée de prendre la parole en public mettait le pauvre Jurgis dans tous ses états. On devait lui arracher chaque mot de la bouche. Mais, petit à petit, il comprit ce qu’on voulait de lui. Il se postait au milieu du cercle et se lançait dans une tirade fougueuse. Son patron s’asseyait à côté de lui et l’encourageait par des exclamations et des hochements de tête. Quand Jurgis donnait la recette de la « terrine de jambon » ou racontait comment les porcs malades, qu’on jetait dans les « broyeurs » en haut des bâtiments, étaient immédiatement récupérés en bas et envoyés dans d’autres États pour y être transformés en saindoux, Tommy Hinds se frappait la cuisse du plat de la main en apostrophant l’auditoire : « Vous croyez que ça s’invente, ce genre d’histoire ? »
Puis il démontrait en quoi les socialistes étaient les seuls à pouvoir remédier à de telles calamités, les seuls vraiment prêts à « en découdre » avec le Trust de la Viande. Et, quand on lui rétorquait que tout le pays était en émoi, que la presse dénonçait ses agissements, que le gouvernement prenait des mesures pour remettre de l’ordre, Tommy Hinds assenait son argument fatal : « Oui, c’est vrai. Mais pour quelle raison à votre avis ? Êtes-vous assez naïfs pour croire que c’est pour les beaux yeux de la population ? Le pays ne manque pas de monopoles tout aussi illégaux et cupides que le Trust de la Viande : celui du charbon, qui fait mourir de froid les pauvres pendant l’hiver, celui de l’acier qui double le prix de chacun des clous de vos souliers, celui du pétrole qui vous empêche de lire le soir. Comment expliquez-vous que les journaux et les instances dirigeantes du pays se déchaînent exclusivement contre le Trust de la Viande ? » Quand un interlocuteur lui faisait remarquer que le Trust du Pétrole était lui aussi visé, il ne se laissait pas démonter : « Il y a dix ans, Henry D. Lloyd a fait toute la lumière sur la Standard Oil Company dans son pamphlet “La Fortune contre la communauté8”. Mais on a soigneusement laissé ce livre tomber dans l’oubli. En avez-vous même entendu parler ? Voilà qu’aujourd’hui, enfin, deux magazines ont le courage de s’attaquer de nouveau à la “Standard Oil ». Et que se passe-t-il ? Les journaux ridiculisent les auteurs des articles, le clergé prend la défense des criminels et le gouvernement... se croise les bras. La question est : pourquoi en va-t-il autrement pour le Trust de la Viande ? »
Là, en général, l’interlocuteur reconnaissait qu’on lui posait une « colle ». À son auditeur, qui l’écoutait les yeux écarquillés, Tommy Hinds entreprenait alors de donner la solution : « Si vous étiez socialiste, vous comprendriez qu’en fait les États-Unis sont gouvernés par le Trust des Chemins de Fer. Dans quelque État que vous habitiez, les instances dirigeantes sont entre ses mains, tout comme l’est le Sénat d’ailleurs. Or, les trusts que j’ai énumérés tout à l’heure appartiennent aux chemins de fer, à l’exception de celui de la viande. Le Trust de la Viande a défié les chemins de fer et il les “dépouille” jour après jour par l’intermédiaire de l’industrie de l’automobile. Voilà pourquoi l’opinion publique s’offusque, pourquoi les journaux réclament des mesures à cor et à cri, pourquoi le gouvernement déterre la hache de guerre ! Et vous, bonnes gens, vous regardez la comédie et vous applaudissez parce que vous croyez qu’on se bat pour vous. Vous êtes à cent lieues de vous imaginer que vous assistez à la bataille suprême d’une guerre commerciale vieille d’un siècle, au dernier corps à corps entre les magnats du Trust de la Viande et ceux de la “Standard Oil”, dont l’enjeu est la maîtrise absolue des États-Unis d’Amérique ! »
Telle était donc la nouvelle demeure où Jurgis habitait, travaillait et parachevait son éducation. Vous pensez peut-être qu’il ne se tuait pas à l’ouvrage ? Détrompez-vous. Il aurait donné sa chemise pour Tommy Hinds et son plus grand bonheur était de faire de l’hôtel un objet d’admiration. Que, tout en s’activant, il eût la tête bouillonnant d’arguments en faveur du socialisme ne l’empêchait pas de s’acquitter de ses tâches. Au contraire ! Jurgis astiquait les crachoirs et cirait les rampes avec d’autant plus d’ardeur qu’il débattait intérieurement avec quelque détracteur. On aimerait pouvoir ajouter qu’il avait aussitôt renoncé à l’alcool et à ses autres mauvaises habitudes, mais ce serait s’éloigner de la vérité. Ces révolutionnaires n’étaient pas des anges. C’étaient des hommes, des hommes des bas-fonds qui plus est, portant encore les souillures de la fange dans laquelle ils avaient vécu. Ils buvaient, juraient, piquaient leur nourriture avec leur couteau. La seule chose qui les différenciait du reste du peuple était qu’ils avaient un espoir, une cause pour laquelle lutter et souffrir. Par moments, l’objectif semblait à Jurgis lointain et flou en regard d’un bon verre de bière. Mais s’il cédait à la tentation et finissait par se soûler, du moins en éprouvait-il des remords le lendemain. Il prenait alors de bonnes résolutions. C’était vraiment honteux de dépenser son argent à boire, alors que la classe ouvrière était plongée dans les ténèbres et attendait la délivrance. Avec le prix d’un verre de bière, on pouvait tirer cinquante exemplaires d’un tract qui convertirait des incrédules à la cause. Que d’ivresse procurait la pensée de cette bonne action ! C’était ainsi que le mouvement avait commencé et c’était ainsi seulement qu’il prendrait de l’ampleur. Mais il ne suffisait pas de le savoir, il fallait aussi se battre. Et c’était l’affaire de tous, pas d’une poignée d’individus ! Bien sûr, du coup, Jurgis accusait personnellement quiconque refusait d’adhérer au nouvel évangile de l’empêcher de réaliser son souhait le plus cher. Il devenait, hélas, d’un commerce difficile. Il entreprit d’amener en bloc au socialisme quelques voisins avec qui Elzbieta s’était liée d’amitié ; ils faillirent en venir aux mains plus d’une fois.
Pour Jurgis tout paraissait pourtant si terriblement limpide ! Il ne comprenait pas qu’on s’obstinât à ne pas se rendre à l’évidence ! Toutes les richesses dont regorgeait le pays, la terre, les maisons, les chemins de fer, les mines, les usines ou les magasins, tout cela appartenait à une poignée d’individus qu’on appelait des capitalistes, au profit desquels le peuple était obligé de travailler pour un maigre salaire. Tout ce que les ouvriers produisaient tombait entre les mains de ces profiteurs, dont la fortune grossissait et grossissait sans cesse, alors même qu’ils vivaient déjà, avec leur entourage, dans un luxe inconcevable ! N’allait-il pas de soi qu’en réduisant la part de ceux qui se contentaient de « posséder », on augmenterait celle des travailleurs ? C’était irréfutable, simple comme bonjour. Tout, absolument tout, se résumait à cela. Et pourtant, certains refusaient de l’admettre, discutaillaient à l’infini sur tout autre chose, objectaient que les finances d’un pays ne s’administrent pas comme celles d’un simple ménage ; ils vous répétaient cela à tout bout de champ, en s’imaginant avancer des arguments convaincants ! Ils ne s’apercevaient pas que, lorsque les maîtres géraient l’économie « au plus juste », cela voulait dire que eux, les petites gens, devaient travailler davantage, se faire exploiter chaque jour un peu plus, pour un salaire toujours plus bas ! Ils étaient des salariés, des domestiques, à la merci des capitalistes dont le seul but était de tirer d’eux le maximum de bénéfices. Et, en plus, ils prenaient à cœur les affaires de leurs exploiteurs, ils craignaient qu’elles ne soient pas gérées avec suffisamment de rigueur ! Franchement, de telles théories n’avaient-elles pas de quoi vous enrager ?
Il y avait pire encore. On engageait la conversation avec un pauvre diable qui travaillait dans le même atelier depuis trente ans sans avoir réussi à économiser le moindre cent ; qui partait de chez lui tous les matins à six heures pour se mettre au service d’une machine jusqu’au soir, et qui, en rentrant, n’avait plus la force de se déshabiller avant d’aller se coucher ; qui n’avait jamais eu huit jours de vacances, n’avait jamais voyagé, n’avait jamais connu l’aventure, n’avait jamais rien appris ni espéré. Eh bien, quand on commençait à lui parler du socialisme, il prenait un air dédaigneux pour vous lancer : « Ça ne m’intéresse pas. Moi, je suis individualiste ! » Il expliquait ensuite que le socialisme n’était qu’une forme de paternalisme et que, si ce mouvement triomphait, c’en était fini du progrès. Comment ne pas se tordre de rire en entendant cela ! Et pourtant, ce n’était pas drôle ; car ils se comptaient par millions les pauvres bougres qui avaient été trompés, qui avaient eu leur existence broyée par le capitalisme, au point de ne plus savoir ce qu’était la liberté ! Dire qu’ils croyaient sincèrement que c’était être « individualiste » que de se mettre par dizaines de milliers sous les ordres d’un roi de l’acier, qui leur faisait produire pour son propre bénéfice des centaines de millions de dollars, en échange desquels il leur faisait don d’une bibliothèque ? Par contre, s’emparer eux-mêmes de l’industrie, la diriger dans leur intérêt et construire eux-mêmes leurs bibliothèques, cela serait du paternalisme !
Il arrivait qu’un tel aveuglement devînt presque insupportable à Jurgis. Pourtant, rien ne servait de nier la réalité. La seule solution était de saper à la base cette montagne d’ignorance et de préjugés. On devait revenir à la charge, garder son calme, discuter, saisir la moindre occasion d’enfoncer une idée ici ou là dans les crânes. Le reste du temps, il fallait affûter ses armes, penser à d’autres arguments pour contrer les objections, se pourvoir d’informations précises pour prouver combien étaient aberrants les points de vue de vos détracteurs.
C’est ainsi que Jurgis contracta l’habitude de la lecture. Il portait toujours dans sa poche quelque tract ou opuscule qu’on lui avait prêté et, dès qu’il avait un moment de libre dans la journée, il en déchiffrait un paragraphe qu’il méditait ensuite tout en travaillant. Il lisait les journaux aussi et interrogeait ses camarades sur ce qui lui échappait. Un de ses collègues de l’hôtel, un petit Irlandais malin, connaissait toutes les réponses aux questions qu’il se posait. Tandis que les deux hommes étaient occupés à leur tâche, l’Irlandais lui enseignait la géographie de l’Amérique, son histoire, sa constitution et sa législation. Il lui donna aussi un aperçu de l’organisation économique du pays, avec ses grandes compagnies ferroviaires et ses industries, sans oublier de préciser qui en était propriétaire. Il lui parla des syndicats ouvriers, des grandes grèves et de leurs meneurs. Le soir, quand Jurgis pouvait se libérer, il assistait aux réunions du Parti. Durant la campagne électorale, les socialistes ne misaient plus sur ces interventions improvisées au coin d’une rue, où la qualité de l’orateur était aussi aléatoire que le temps. Ils organisaient tous les soirs des rassemblements dans des salles de meeting ; des militants éloquents, célèbres dans l’Amérique entière, analysaient la situation politique sous tous les angles possibles. Jurgis regrettait seulement de ne pouvoir profiter que d’une petite partie des trésors qui s’offraient à lui.
Il y avait un membre du Parti que tout le monde appelait le « Petit Géant ». Dieu avait utilisé tant de matière pour lui confectionner la tête qu’Il n’en avait pas eu assez pour lui achever les jambes. Cependant, quand il montait sur l’estrade et qu’il secouait ses favoris d’un noir de jais, le capitalisme se mettait à trembler sur ses bases. Il avait écrit sur le socialisme une véritable encyclopédie, presque aussi grosse que lui.
Il y avait aussi un jeune écrivain, originaire de Californie, qui avait été pêcheur de saumon, pilleur de parcs à huîtres, débardeur et marin. Il avait « trimardé » à travers le pays, fait de la prison, vécu dans les bas quartiers de Whitechapel et participé à la ruée vers l’or dans le Klondike. Dans ses livres, il racontait ses aventures avec un tel génie qu’il avait obligé le monde à le lire. Célèbre aujourd’hui, il n’en continuait pas moins à prêcher inlassablement l’évangile des pauvres.
Un autre des intervenants avait pour surnom « le socialiste millionnaire ». Celui-là avait amassé une petite fortune du temps où il était dans les affaires et en avait dépensé la quasi-totalité pour fonder un magazine que l’administration des postes avait essayé d’interdire. Il était parti le faire éditer au Canada. D’un tempérament placide, il n’avait rien apparemment d’un agitateur. Il parlait avec simplicité, sans affectation, et s’étonnait que l’idée du socialisme suscitât tant de remous. C’était un simple processus économique, disait-il, en en montrant les lois et les mécanismes. La vie était une lutte ; les forts l’emportaient sur les faibles, avant d’être eux-mêmes vaincus par plus puissants qu’eux. En général, les perdants disparaissaient, mais certains, en s’unissant, parvenaient à échapper à l’extermination, preuve qu’ils avaient trouvé là une force supérieure d’un genre nouveau. C’était ainsi que les animaux grégaires étaient venus à bout des prédateurs. De même, dans l’histoire de l’humanité, les peuples avaient fini par renverser les rois. Les ouvriers étaient simplement les citoyens du monde industriel et le mouvement socialiste l’expression de leur désir de vivre. La révolution était inéluctable. Les prolétaires n’avaient pas le choix : s’ils ne s’unissaient pas, ils étaient condamnés. C’était là un fait brutal, incontournable, qui ne dépendait en rien de la volonté des hommes, mais constituait l’essence même du système économique, dont l’orateur décortiquait le fonctionnement avec une précision extraordinaire.
Quelques jours plus tard, à l’occasion du grand meet-ing clôturant la campagne des socialistes, Jurgis entendit les deux principaux représentants du Parti. Dix ans auparavant, cent cinquante mille cheminots s’étaient mis en grève à Chicago. Des casseurs à la solde des compagnies ferroviaires ayant commis des actes de violence, le Président des États-Unis avait envoyé la troupe pour briser le mouvement et avait jeté les meneurs en prison, sans même le bénéfice d’un procès. Quand le président du syndicat était ressorti de sa cellule, il était ruiné... mais il était devenu socialiste. Depuis, il parcourait le pays, et, à la face du peuple, réclamait justice. Sa seule présence électrisait l’auditoire. Grand, squelettique, le visage amaigri par la lutte et les souffrances, il portait en lui toute la fureur de l’humanité outragée ; on entendait dans sa voix monter les plaintes de l’enfance souffrante. Tout en parlant, il arpentait l’estrade d’une démarche souple et énergique, telle une panthère. Il se penchait vers ses auditeurs ; de son doigt tendu, il les incitait à examiner leur conscience. Il était presque aphone à force de parler, mais un silence de mort régnait dans la salle bondée et tout le monde était suspendu à ses lèvres.
Comme Jurgis sortait de la réunion, quelqu’un lui tendit un journal, qu’il lut une fois rentré chez lui. C’est ainsi qu’il apprit l’existence de L’Appel à la Raison9. Une douzaine d’années plus tôt, un spéculateur immobilier du Colorado avait fini par prendre conscience que parier sur les besoins vitaux des êtres humains était immoral. Il s’était retiré des affaires et avait lancé un hebdomadaire socialiste. L’entreprise n’était pas aisée et il avait dû parfois composer lui-même son journal ; mais sa ténacité avait porté ses fruits et son périodique était devenu une institution nationale. Chaque numéro consommait un wagon entier de papier et nécessitait des heures de chargement dans la gare de la petite ville du Kansas où il était imprimé. L’hebdomadaire, vendu moins d’un demi-cent, comportait quatre pages. Il comptait deux cent cinquante mille abonnés et arrivait jusque dans les bureaux de poste les plus reculés.
L’Appel à la Raison était un journal de « propagande » qui avait un style bien à lui, avec des articles pétulants et provocateurs, émaillés d’argot de l’Ouest et de calembours. Il recensait, à l’intention du « petit ouvrier américain », les anecdotes concernant les « gros richards ». Il dressait, par colonnes entières, des parallèles terribles : d’un côté, la dame du monde, avec ses diamants d’une valeur d’un million de dollars ou sa fondation pour caniches de luxe ; de l’autre, Mme Murphy, morte de faim dans les rues de San Francisco, ou John Robinson qui, à sa sortie de l’hôpital, s’était pendu à New York parce qu’il ne retrouvait pas de travail. Il recueillait dans la grande presse quotidienne des récits de corruption ou de scandales, et les commentait dans des entrefilets caustiques. « Faillite de trois banques à Bungtown, dans le Dakota du Sud. Les économies des ouvriers une fois de plus évaporées ! » « Le maire de Sandy Creek, en Oklahoma, s’enfuit en emportant cent mille dollars. Voilà les gouvernants que nous réservent les vieux partis bourgeois ! » « Le président d’une compagnie d’aviation de Floride emprisonné pour bigamie. Ce farouche adversaire de la classe ouvrière accusait le socialisme d’être un danger pour la famille ! » Le journal disposait de ce qu’il appelait son « armée », c’est-à-dire trente mille fidèles qui œuvraient pour lui. Il exhortait sans relâche ses « soldats » à rester combatifs et, au besoin, les encourageait en organisant des concours dont le prix pouvait être une montre en or, un yacht ou une ferme de quatre-vingts arpents. Les employés du bureau central étaient connus de cette armée sous des sobriquets cocasses : « Doigts d’encre », « le Chauve », « la Rousse », « le Bouledogue », « le Souffre-Douleur », « le Bouseux »...
Tout cela n’empêchait pas L’Appel à la Raison de publier des articles extrêmement sérieux. Le journal envoya par exemple un correspondant dans le Colorado, pour enquêter sur la façon dont les institutions étaient bafouées dans cet État. Dans une certaine ville, quarante de ses « soldats » avaient infiltré le quartier général de la Compagnie du Télégraphe, de sorte qu’aucune dépêche de quelque importance pour les socialistes n’était expédiée sans qu’une copie arrivât au journal. Au cours de la campagne électorale, il publia d’importants suppléments, dont l’un tomba entre les mains de Jurgis. C’était un manifeste, adressé aux grévistes, qui avait été distribué à un million d’exemplaires dans les centres industriels où les organisations patronales pratiquaient la politique de « l’open shop10 ». « La grève a échoué ! proclamait le titre. Que comptez-vous faire maintenant ? » C’était un « brûlot » rédigé par un homme dont l’âme avait été traversée par le fer ardent du socialisme. Lors de sa parution, on en envoya vingt mille copies dans le quartier des abattoirs, où on les entreposa dans l’arrière-boutique d’un marchand de cigares. Tous les soirs, ainsi que le dimanche, les membres de la section socialiste de Packingtown en prenaient de pleines brassées qu’ils allaient distribuer dans les rues et dans les maisons. Si jamais grève avait échoué, c’était bien celle de Packingtown. Aussi les habitants se ruèrent-ils sur ces tracts dont les vingt mille exemplaires prévus suffirent à peine. Jurgis avait pris la résolution de ne plus retourner près de son ancienne maison ; pourtant, quand il entendit parler de cette action, il ne put y tenir. Tous les soirs, pendant une semaine, il prit le tramway pour se rendre dans le quartier des abattoirs et réparer le tort qu’il avait causé l’année précédente en aidant à l’élection du « joueur de quilles » de Mike Scully au siège de conseiller municipal.
En douze mois, Packingtown s’était complètement transformée. Un vrai prodige ! Les gens commençaient à ouvrir les yeux ! La vague socialiste emportait tout sur son passage. Scully et sa clique, malgré la toile d’araignée qu’ils avaient tissée dans le Comté de Cook, ne savaient plus comment l’endiguer. À la fin de la campagne, ils s’avisèrent qu’ils pouvaient faire porter aux Noirs la responsabilité de l’échec de la grève. Ils firent venir de Caroline du Sud un militant fanatique, le « sénateur Pitchfork » comme on le surnommait, qui tombait la veste pour parler aux ouvriers et jurait comme un charretier. Ils firent un énorme battage pour attirer du public. Les socialistes aussi, si bien qu’ils se trouvèrent plus d’un millier dans la salle. Le sénateur affronta les rafales de questions de l’assistance pendant une heure, avant de repartir, écœuré. Le reste de la réunion fut exclusivement l’affaire du Parti. Jurgis, qui avait insisté pour être présent, connut à cette occasion son heure de gloire. Déchaîné, gesticulant, il avait fini par échapper à ses amis et, debout dans une allée, s’était mis à faire un discours ! Le sénateur avait osé contester les accusations de corruption au sein du Parti démocrate ? C’était toujours les Républicains qui achetaient les votes, prétendait-il ? « C’est un mensonge ! C’est un mensonge ! » avait hurlé Jurgis. Et il avait commencé à expliquer comment il le savait et à raconter qu’il avait lui-même soudoyé des électeurs pour le compte des Démocrates. Il aurait relaté bien d’autres choses encore au sénateur si Harry Adams, aidé d’un camarade, ne l’avait empoigné au collet et rassis de force.