Jurgis et Ona étaient très épris l’un de l’autre. Le temps leur paraissait bien long. Ils étaient maintenant dans la deuxième année de leurs fiançailles et Jurgis ne songeait plus qu’à une chose : épouser Ona. Sa seule préoccupation était de distinguer ce qui pouvait favoriser leur union ou y faire obstacle. Tout le ramenait à cette idée obsédante. S’il acceptait la présence de la famille d’Ona, c’était parce qu’elle faisait partie de la vie d’Ona. S’il s’intéressait à la maison, c’était parce qu’elle devait être celle d’Ona. Même chez Brown, il ne se souciait des fraudes et des actes de cruauté dont il était témoin que dans la mesure où ils risquaient de compromettre son avenir avec Ona.
S’il n’avait tenu qu’à eux, les deux amoureux auraient convolé sur-le-champ, sans cérémonie. Mais quand ils en émirent l’idée en famille, ils se heurtèrent à la résistance des plus âgés. La seule mention de ce projet mettait Teta Elzbieta dans tous ses états. Quoi ! s’écriait-elle. Se marier à la va-vite comme des mendiants ! Non, pas question ! Elzbieta avait été élevée dans les traditions. Elle était de bonne famille ; dans son enfance, elle habitait un grand domaine et avait des domestiques à son service. Elle aurait pu faire un beau mariage et devenir une dame si ses parents, par malheur, n’avaient eu neuf filles et aucun fils. Néanmoins, elle avait conservé le goût des convenances et s’accrochait de toutes ses forces aux coutumes familiales. Certes, ils n’étaient que manœuvres aujourd’hui, mais ils n’allaient pas pour autant déroger à leur rang. Le seul fait que sa belle-fille eût envisagé de se dispenser de veselija avait suffi à faire passer une nuit blanche à Elzbieta. Les deux jeunes gens protestaient qu’ils ne connaissaient pas assez de gens à inviter. Et alors ? Ils finiraient par se faire des amis, qui ne manqueraient pas de jaser sur leur compte s’ils ne faisaient pas une noce à la lituanienne. S’ils renonçaient aux bienséances pour une simple question d’argent, les quelques dollars ainsi économisés ne leur porteraient pas bonheur, ils pouvaient en être sûrs.
Elzbieta appelait Dede Antanas à la rescousse. Tous les deux redoutaient de voir leurs enfants abandonner, peu à peu, les vertus ancestrales de leur patrie maintenant qu’ils étaient en Amérique. Le dimanche même de leur arrivée, Elzbieta avait emmené la petite troupe à la messe. De plus, elle avait jugé indispensable d’investir une partie de leurs maigres ressources dans l’achat d’une crèche en plâtre, aux couleurs criardes. L’ensemble n’avait qu’un pied de haut, mais comprenait une chapelle surmontée de quatre flèches d’un blanc étincelant, une Vierge en pied tenant l’Enfant dans ses bras et, agenouillés devant Lui, les Rois, les bergers et les Mages. Cette œuvre d’art avait coûté cinquante cents. Mais Elzbieta trouvait que, dans ce domaine, il ne fallait pas lésiner ; ils seraient payés de retour d’autre manière. Le bibelot était du plus bel effet sur la cheminée du salon ; on reconnaît une vraie maison à sa décoration.
Ils savaient, bien sûr, qu’ils rentreraient dans leurs frais après la noce, mais le problème était de trouver les fonds, même provisoirement. Ils habitaient le quartier depuis trop peu de temps pour espérer obtenir du crédit ; à part Szedvilas, ils ne fréquentaient personne qui pût leur faire la moindre avance. Soir après soir, Jurgis et Ona faisaient les comptes et calculaient ainsi le temps qu’il leur restait à être séparés : impossible, décemment, de descendre au-dessous de deux cents dollars. Certes, ils avaient la chance de pouvoir compter sur les salaires de Marija et de Jonas, mais il leur faudrait quand même au moins quatre ou cinq mois pour réunir la somme. Ona évoqua la possibilité d’aller chercher du travail ; en étant raisonnablement optimiste, disait-elle, ce qu’elle gagnerait permettrait peut-être de réduire le délai de deux mois. Ils commençaient tout juste à s’habituer à cette idée lorsque, d’un ciel jusque-là sans nuages, la foudre s’abattit sur eux. Une véritable catastrophe dispersa tous leurs espoirs aux quatre vents.
Dans une rue voisine, vivaient une vieille veuve lituanienne et son fils : les Majauszki. Nos amis ne tardèrent pas à faire leur connaissance. Un soir, ils reçurent leur visite et, inévitablement, la conversation s’engagea sur le quartier et son histoire. Grand-mère Majauszkiene (c’est ainsi que tout le monde l’appelait) égrena un chapelet de récits plus épouvantables les uns que les autres. De quoi vous glacer le sang ! C’était une femme de quatre-vingts ans peut-être, toute ridée et rabougrie. À l’écouter marmonner ces horreurs entre ses gencives édentées, on l’eût prise pour une vieille sorcière. Grand-mère Majauszkiene n’avait eu que des malheurs dans son existence. Elle parlait de misère, de maladie et de mort, comme d’autres de noces et de fêtes.
De fil en aiguille, elle leur raconta tout. D’abord, la maison qu’ils avaient achetée n’était pas neuve, comme ils le croyaient. Elle datait d’une quinzaine d’années. Tout ce qu’elle avait de récent, c’était la peinture, qui était de si mauvaise qualité qu’il fallait la refaire au moins tous les deux ans. L’habitation faisait partie d’un lot bâti par une entreprise qui exploitait la crédulité des pauvres gens pour se faire de l’argent. La famille d’Ona l’avait acquise pour mille cinq cents dollars, alors qu’elle en avait coûté à peine cinq cents à la construction. Grand-mère Majauszkiene le savait parce que, dans l’organisation politique dont son fils était membre, se trouvait un entrepreneur spécialiste de ce genre d’opérations. Les constructeurs utilisaient les matériaux les moins chers possible, donc les moins solides, leur seul souci étant de soigner l’aspect extérieur. On pouvait la croire, elle qui était déjà passée par là ; ils allaient avoir des ennuis ! Avec son fils, ils avaient acheté leur logement exactement dans les mêmes conditions. Mais eux avaient roulé l’entreprise. Son garçon était ouvrier qualifié ; il touchait jusqu’à cent dollars par mois et comme, en outre, il n’avait pas fait la bêtise de se marier, ils avaient pu payer ce qu’on leur réclamait.
Grand-mère Majauszkiene s’aperçut que cette dernière remarque avait déconcerté ses amis ; ils comprenaient mal comment, en s’acquittant de leur dette, leurs voisins avaient pu « rouler l’entreprise ». Ils étaient décidément bien naïfs. Les habitations étaient vendues bon marché uniquement avec l’espoir que les acquéreurs ne parviendraient pas à payer leurs traites. Quand ils prenaient ne serait-ce qu’un mois de retard, ils perdaient non seulement tous les versements déjà effectués, mais la maison aussi, qui était alors remise en vente. Est-ce que cela arrivait souvent ? Dieve ! Grandmère Majauszkiene leva les bras au ciel. Bien sûr ! Combien de fois exactement, personne ne le savait ; mais dans plus de la moitié des cas, ça, c’était sûr. Ils pouvaient demander à tous ceux qui connaissaient un peu Packingtown. Elle, elle était là depuis la construction, alors elle était au courant de tout. Si leur maison avait déjà été vendue ? Susimilkiel !1 Pas moins de quatre familles, dont elle pouvait citer les noms, avaient essayé de l’acheter et s’étaient cassé les dents. Elle allait d’ailleurs leur en dire un peu plus long.
D’abord, il y avait eu des Allemands. Tous les occupants qui s’étaient succédé là venaient de pays différents, chaque nationalité, au fil des ans, supplantant la précédente dans le quartier des abattoirs. Quand Grand-mère Majauszkiene était arrivée en Amérique, il n’y avait, à sa connaissance, qu’une seule autre famille lituanienne dans le quartier. À cette époque, tous les ouvriers, des bouchers que les patrons avaient fait venir d’Europe, étaient allemands. Par la suite, ils avaient été chassés par une vague de main-d’œuvre meilleur marché : les Irlandais. Pendant six ou huit ans, Packingtown avait été une véritable ville celte. Une colonie subsistait encore, suffisamment nombreuse pour contrôler tous les syndicats, les forces de police et les réseaux de corruption. Mais la plupart de ceux qui travaillaient dans les usines étaient partis quand les salaires avaient à nouveau chuté, après la grande grève2. Étaient alors arrivés les Tchèques, puis les Polonais. Le bruit courait que c’était le vieux Durham en personne qui avait organisé ces immigrations successives. Il s’était juré de faire en sorte que jamais plus les habitants de Packingtown ne puissent déclencher une autre grève dans ses usines. Il avait donc envoyé, dans toutes les villes et bourgades d’Europe, des agents chargés d’annoncer la bonne nouvelle : aux abattoirs de Chicago, on trouvait du travail et on était bien payé ! Les étrangers s’étaient laissé prendre et avaient afflué en masse. Une fois que le vieux Durham avait tiré d’eux tout ce qu’il pouvait, qu’il les avait brisés et anéantis, il les remplaçait. Les Polonais, accourus par dizaines de milliers, avaient été supplantés par les Lituaniens, qui eux-mêmes cédaient maintenant le pas aux Slovaques. Existait-il sur terre des gens plus démunis et misérables que les Slovaques ? Grand-mère Majauszkiene n’en avait aucune idée ; mais les patrons des conserveries, eux, sauraient les dénicher, il n’y avait pas de crainte à avoir. Il était facile d’attirer de pauvres diables en leur faisant miroiter des salaires plus élevés que dans leur pays ; lorsque les malheureux s’apercevaient que le coût de la vie, aussi, était nettement plus élevé que chez eux, il était trop tard. La vérité, c’est qu’ils étaient faits comme des rats et, chaque jour, d’autres tombaient dans le piège. Mais ils finiraient par avoir leur revanche. Les conditions devenaient par trop inhumaines. Le peuple se soulèverait et massacrerait les patrons. Grand-mère Majauszkiene était socialiste, ou quelque chose de bizarre de ce genre. Un autre de ses fils travaillait dans les mines de Sibérie et la vieille femme avait elle-même harangué les foules dans son jeune temps, ce qui renforçait d’autant l’effroi qu’elle inspirait à ses auditeurs.
Ils la relancèrent sur l’histoire de la maison. Les Allemands avaient été des gens très convenables. Bien sûr, comme souvent à Packingtown, ils étaient très nombreux à vivre sous le même toit. Mais ils travaillaient dur et le père était un homme sérieux ; leur maison avait été aux trois quarts remboursée. Un jour cependant, il s’était fait écraser par un monte-charge chez Durham.
Une famille irlandaise, elle aussi pléthorique, avait pris leur suite. Le mari buvait et battait les enfants. Toutes les nuits, les voisins les entendaient hurler. Ces Irlandais ne payaient jamais leur loyer dans les délais, mais le propriétaire fermait les yeux. Il y avait de la politique là-dessous. Grand-mère Majauszkiene ignorait les détails, mais les Lafferty étaient membres de la « War-Whoop League3 », une sorte de club politique qui rassemblait toute la canaille des environs. Ceux qui en faisaient partie n’allaient jamais en prison, quoi qu’ils fassent. Un jour, le vieux Lafferty et ses complices avaient été pris en train de voler des vaches à de pauvres gens du coin. Il avait dépecé les bêtes dans une vieille cabane puis avait revendu la viande. Eh bien, Lafferty n’était resté que trois jours derrière les barreaux et était ressorti tout guilleret ! Il n’avait même pas été renvoyé de son travail. Mais il avait fini par sombrer dans l’alcool et avait perdu toutes ses relations. Un de ses fils, un homme honnête, avait subvenu à ses besoins et à ceux de sa famille pendant un ou deux ans, avant de contracter une maladie pulmonaire.
Justement, ajouta Grand-mère Majauszkiene, il y avait autre chose qu’elle avait oublié de dire : cette maison portait malheur. Chaque fois qu’une famille s’y installait, un cas de tuberculose se déclarait. C’était un phénomène inexplicable. Peut-être était-ce le bâtiment qui était en cause, son mode de construction ? Aux dires de certains, c’était parce que le chantier avait débuté à la nouvelle lune. À Packingtown, on comptait par dizaines les habitations victimes de ce mauvais sort. Parfois, seule une pièce était touchée : y dormir équivalait à une condamnation à mort. Dans la maison de Jurgis, tout avait commencé avec les Irlandais. Ensuite, une famille tchèque avait perdu un petit. On ne pouvait affirmer qu’il avait été emporté par la phtisie. Comment savoir avec certitude de quoi mouraient les enfants qui travaillaient aux abattoirs ? En ce temps-là, aucune loi ne fixait de limite d’âge pour l’embauche des mineurs ; les patrons engageaient tout le monde, à l’exception des nourrissons. Devant l’incompréhension de ses auditeurs, Grand-mère Majauszkiene dut à nouveau fournir des explications. Les choses avaient changé ; il était illégal aujourd’hui d’employer des jeunes de moins de seize ans. Et pourquoi cela ? demandèrent-ils, car ils envisageaient de mettre le petit Stanislovas au travail. Allons, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter, leur assura Grand-mère Majauszkiene. La loi n’avait rien modifié, sinon qu’elle contraignait dorénavant les parents à mentir sur l’âge de leur progéniture. Et d’ailleurs, comment auraient-ils pu faire autrement ? Les législateurs y avaient-ils pensé ? Pour s’en sortir, certaines familles dépendaient entièrement du salaire de leurs enfants et ce n’était pas la loi qui veillerait à leur procurer d’autres moyens de subsistance. Un adulte mettait souvent des mois à trouver un emploi à Packingtown, mais, pour un gamin, rien n’était plus simple. On inventait tous les jours de nouvelles machines grâce auxquelles les patrons obtenaient le même résultat avec un enfant qu’avec un homme, pour trois fois moins cher.
Pour en revenir à la maison et aux occupants suivants, reprit la vieille Lituanienne, ce fut la femme, cette fois-ci, qui mourut. Elle vivait là depuis près de quatre ans. Chaque année, elle avait régulièrement accouché de jumeaux, qui étaient venus s’ajouter à la nuée de marmots que le couple avait déjà à son arrivée. Après la disparition de la mère, comme le père travaillait toute la journée en laissant les petits à la maison, ceux-ci durent se débrouiller par eux-mêmes. Sans l’aide des voisins, ils auraient plus d’une fois péri de froid. À la fin, ils restèrent seuls pendant trois jours avant qu’on ne s’aperçoive que leur père était mort. Engagé chez Jones comme « éventreur », il avait été écrasé contre un pilier par un taurillon blessé qui avait rompu sa longe. Les enfants furent emmenés et l’entreprise revendit la maison, la même semaine, à de nouveaux immigrants.
Ainsi se succédaient les effroyables récits de cette sinistre sorcière. Exagérait-elle ? Peut-être. Mais ses histoires n’étaient que trop plausibles. Prenez la phtisie par exemple. Jurgis et ses compagnons ne savaient rien de cette maladie, sinon qu’elle faisait tousser. Or, depuis deux semaines, ils étaient préoccupés par les quintes interminables qui secouaient Antanas de la tête aux pieds, sans parler des taches rouges sur le sol, lorsqu’il crachait.
Pourtant, tout cela n’était rien en comparaison de ce qu’ils apprirent ensuite. Comment se faisait-il, demandèrent-ils à la vieille femme, qu’une des familles qui les avait précédés n’eût pas pu faire face aux traites ? Ils tentèrent de lui démontrer, chiffres à l’appui, que cela n’aurait pas dû arriver. Grand-mère Majauszkiene contesta leurs calculs. « Vous parlez de douze dollars par mois, mais vous oubliez les intérêts. »
Ils s’écrièrent, les yeux écarquillés : « Quels intérêts ?
— Les intérêts sur la somme que vous devez, répondit-elle.
— Mais il n’y a pas d’intérêts à verser ! s’exclamèrent-ils en chœur. On ne nous demande que douze dollars tous les mois. »
Elle leur rit au nez : « Vous êtes tous pareils. Vous vous laissez manger la laine sur le dos. Vous allez vous faire dévorer tout crus. Ils ne vendent jamais leurs maisons sans faire payer d’intérêts... Relisez votre contrat, vous verrez. »
Teta Elzbieta, prête à défaillir, tourna la clé de la commode et sortit les papiers qui leur avaient déjà causé tant de sueurs froides. En retenant leur souffle, ils s’assirent autour de la vieille dame, qui savait lire l’anglais. Elle parcourut le document : « Oui, il fallait s’y attendre, dit-elle enfin. Voilà, c’est ici : “avec des intérêts payables mensuellement sur ladite somme, au taux de sept pour cent l’an.” »
Il y eut un silence de mort. « Qu’est-ce que cela veut dire ? finit par demander Jurgis, d’une voix à peine audible.
— Cela veut dire, répondit-elle, qu’à la fin du mois, vous devrez verser huit dollars et quarante cents en plus de vos douze autres dollars. »
À nouveau, on n’entendit plus un bruit. Ils étaient paralysés. Ils se seraient crus dans un de ces cauchemars où le sol se dérobe sous les pieds, où l’on se sent aspiré dans un abîme sans fond. Le temps d’un éclair, ils se virent, victimes d’un sort implacable, acculés, pris au piège, anéantis. Tous les beaux plans qu’ils avaient échafaudés s’effondraient. Et, pendant ce temps-là, la vieille n’arrêtait pas de parler. Ils auraient voulu qu’elle se taise, qu’elle cesse son croassement lugubre de corbeau maléfique. Des gouttes de transpiration perlaient au front de Jurgis qui, assis sur sa chaise, serrait les poings. Ona étouffait, la gorge serrée. Puis brusquement, le silence fut brisé par un gémissement de Teta Elzbieta. Marija se mit à sangloter en se tordant les mains : « Ai ! Ai ! Beda man !4 »
Toutes ces plaintes furent évidemment vaines. Grand-mère Majauszkiene, trônant sur sa chaise, incarnait un destin impitoyable. Non, bien sûr, ce n’était pas juste ; mais la justice n’avait rien à voir là-dedans. Bien sûr qu’ils n’étaient pas au courant de cette clause du contrat ! On avait tout fait pour qu’ils ne le soient pas. Mais c’était écrit et c’est tout ce qui comptait ; ils ne tarderaient pas à le constater.
Ils parvinrent finalement à congédier leur invitée. La nuit se passa en lamentations. Les enfants se réveillèrent. Ils sentaient qu’il se passait quelque chose de grave et ils se mirent à pleurnicher, sans qu’on parvînt à les consoler. Au matin, presque tout le monde dut partir : ce n’était pas leurs soucis qui allaient empêcher les conserveries de tourner ! Mais, dès sept heures, Ona et Elzbieta étaient devant la porte de l’agent immobilier. Oui, leur dit-il quand il arriva, c’était exact ; ils devaient verser des intérêts. Teta Elzbieta se répandit alors en protestations et en reproches, créant un tel tumulte que des curieux s’arrêtèrent pour regarder par la fenêtre. L’agent était plus mielleux que jamais. Il était sincèrement désolé, leur assura-t-il. Il ne leur avait rien dit, simplement parce qu’il pensait que cela allait de soi, qu’elles avaient compris qu’il y aurait des intérêts sur la dette contractée.
Elles partirent. Ona se rendit aux abattoirs où, à midi, elle put voir Jurgis et lui relater l’entrevue. Il resta de marbre. Il s’était fait à l’idée. C’était leur destin, ils s’arrangeraient. Il prononça sa phrase rituelle : « Je travaillerai encore plus. » Oui, leurs projets seraient quelque peu bouleversés ; oui, cela obligerait peut-être Ona à travailler de son côté. Cette dernière l’informa alors que Teta Elzbieta avait décidé d’envoyer le petit Stanislovas aux conserveries. Ce n’était pas juste de laisser Jurgis assumer seul avec elle la charge de la famille. Tout le monde devait participer selon ses moyens. Jurgis avait toujours repoussé l’idée de faire travailler les enfants. Pourtant il acquiesça lentement de la tête, en fronçant le sourcil : oui, ce serait sans doute préférable. Tous seraient contraints de faire des sacrifices dorénavant.
Le jour même, Ona se mit en quête d’un emploi. Le soir, Marija annonça qu’elle avait rencontré une jeune fille du nom de Jasaityte, laquelle avait une amie qui était employée dans une salle de conditionnement chez Brown. Elle était susceptible de trouver quelque chose pour Ona. Seulement, la contremaîtresse était de celles qui ne refusaient pas les petits cadeaux. Il était inutile de lui demander une place sans lui glisser en même temps un billet de dix dollars. Jurgis ne se montra aucunement surpris. Il se contenta de se renseigner sur le montant du salaire et on entama les négociations. Ona, à son retour de l’entretien avec la contremaîtresse, raconta que celle-ci semblait bien disposée à son égard et lui avait dit, sans en être tout à fait sûre, qu’elle pensait pouvoir l’employer à coudre des enveloppes de jambons. Ona pouvait espérer huit à dix dollars par semaine. L’offre était honnête, avait déclaré Marija après avoir consulté son amie. S’ensuivit un conseil de famille agité. Ona travaillerait dans les caves, ce dont Jurgis ne voulait à aucun prix. Mais, par ailleurs, la tâche n’était pas pénible ; et puis on ne pouvait pas tout avoir. Finalement, Ona, avec son billet de dix dollars qui lui brûlait les doigts, retourna voir la responsable.
Entre-temps, Teta Elzbieta avait emmené le petit Stanislovas chez le prêtre, pour faire établir un certificat attestant qu’il avait deux ans de plus que son âge réel. Son papier en poche, le garçon s’élança sur la route de la fortune. Il se trouvait que l’usine Durham venait d’installer une prodigieuse machine à saindoux, flambant neuve. Quand le policier de la conserverie vit Stanislovas lui tendre son document, il sourit sous cape et lui indiqua où aller : « Czia ! Czia ! » Stanislovas parcourut un long couloir, puis grimpa un escalier qui débouchait sur une pièce éclairée à l’électricité, où les nouvelles machines étaient en action. Par des cannelles, le saindoux fabriqué à l’étage supérieur arrivait en filets de différentes grosseurs, qui se tortillaient, tels de jolis petits serpents blancs comme neige, mais malodorants. Il cessait automatiquement de s’écouler dès que la quantité prévue s’était déversée dans la boîte de conserve. Le plateau de la machine merveilleuse avançait alors d’un cran pour amener le récipient métallique sous un deuxième robinet, puis sous un troisième et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il soit rempli à ras bord. Il était alors serti et ses bords étaient limés. Il fallait deux êtres humains pour s’occuper de l’ensemble de l’opération et remplir plusieurs centaines de bocaux en une heure. Le premier devait placer une boîte vide, toutes les deux ou trois secondes, exactement à l’endroit voulu ; le second devait la retirer une fois pleine et la poser sur un plateau au même rythme que son partenaire.
Le petit Stanislovas était là depuis quelques minutes, à contempler timidement ce spectacle, quand un homme s’approcha et lui demanda ce qu’il voulait. « Travail », répondit Stanislovas. « Âge ? » s’enquit son interlocuteur. « Seisse », dit Stanislovas. Une ou deux fois par an, un inspecteur venait rôder dans les conserveries et interrogeait au hasard quelques enfants sur leur date de naissance. Les patrons veillaient donc à respecter scrupuleusement la loi. Cela leur coûtait en vérité peu d’efforts, à en juger par ce qui se passa avec Stanislovas : le contremaître lui prit son papier, y jeta un simple coup d’œil et envoya le document au bureau pour classement. Puis, après avoir changé un des ouvriers de poste, il apprit au gamin à présenter et à déposer correctement une boîte vide, chaque fois que la machine infernale le réclamait. C’est ainsi que fut décidée la place que le petit Stanislovas occuperait désormais dans le vaste monde et que fut fixée sa destinée. Il était écrit qu’heure après heure, jour après jour, année après année, Stanislovas serait condamné à rester debout, de sept heures du matin à midi et de midi et demi à cinq heures et demie du soir, sans jamais bouger du petit carré qui lui était imparti, sans jamais penser à autre chose qu’à disposer comme il fallait les boîtes de conserve. En été, le saindoux encore chaud répandait une puanteur écœurante. En hiver, il faisait si froid dans cette cave non chauffée, que les boîtes restaient collées à ses petits doigts nus. La moitié de l’année, comme il faisait nuit noire quand il sortait le matin et le soir, il ne voyait pas le soleil de toute la semaine. En échange, il rapportait chaque samedi à sa famille trois dollars, qui correspondaient à un taux horaire de cinq cents, c’est-à-dire le salaire moyen que reçoivent les deux millions d’enfants (un million sept cent cinquante mille pour être exact) qui travaillent actuellement aux États-Unis pour gagner de quoi subsister.
Cependant, comme ils étaient jeunes et n’avaient pas encore atteint l’âge où l’on désespère, Jurgis et Ona calculaient toujours. Ils s’étaient en effet aperçus que ce que touchait Stanislovas couvrirait tout juste les intérêts. Ils se retrouvaient donc au même point qu’auparavant ! Pour être honnête, malgré tout, il faut préciser que le garçonnet était ravi de son poste et fier de gagner autant d’argent, et rappeler que les deux jeunes gens étaient éperdument amoureux l’un de l’autre.