Chapitre 18

Jurgis ne quitta pas Bridewell aussi tôt qu’il l’espérait. En plus de sa peine de prison, il était en effet astreint à payer un dollar et demi de « frais de justice », pour le dérangement causé par son incarcération. Comme il ne possédait pas cette somme, il dut fournir, en compensation, trois jours de travail supplémentaire, petit détail de la procédure que personne n’avait pris la peine de lui expliquer. Il avait fait le décompte des jours et voyait leur nombre décroître avec une impatience de plus en plus vive ; mais, quand l’heure tant attendue de sa libération arriva, on l’envoya comme d’habitude sur son tas de cailloux, et on lui rit au nez quand il voulut protester. Il en conclut d’abord qu’il s’était trompé dans ses calculs ; puis, à la fin du deuxième jour de retard, il abandonna toute illusion et céda à un profond désespoir. Le matin suivant cependant, après le déjeuner, un gardien vint lui annoncer qu’il avait fini son temps. Il troqua sa tenue de prisonnier contre les habits qu’il portait à l’usine d’engrais. Puis il entendit la lourde porte en fer du centre de correction se refermer derrière lui.

Il resta sur les marches, désorienté. Il avait peine à y croire : le ciel au-dessus de sa tête, les rues qui s’offraient à lui, la liberté... Mais il sentit le froid à travers ses vêtements et il ne s’attarda pas.

Après les abondantes chutes de neige des jours précédents, c’était maintenant le dégel. Un petit crachin glacé, poussé par le vent, transperçait Jurgis jusqu’aux os. En partant « régler son compte » à Connor, il n’avait pas pris le temps d’emporter son manteau, oubli qu’il avait eu maintes occasions de regretter lors de ses transferts en fourgon cellulaire. Son costume, qui n’avait jamais été bien chaud de toute façon, était vieux, élimé, et n’offrait maintenant aucune protection contre la pluie. Avec l’épaisse couche de neige fondue qui recouvrait les trottoirs, ses chaussures, en supposant même qu’elles n’eussent pas été trouées, ne lui auraient pas évité d’avoir les pieds trempés.

En prison, Jurgis avait mangé à sa faim et le travail qu’on lui avait imposé était le moins pénible qu’il eût connu depuis son arrivée à Chicago. Malgré cela, il n’avait pas repris de forces : chagrin et inquiétude l’avaient affaibli et amaigri. Recroquevillé contre la pluie, les mains enfouies dans les poches, la tête enfoncée dans les épaules, il grelottait. La maison de correction était située à la périphérie de la ville et la campagne alentour n’était qu’un immense terrain vague. La route était longée d’un côté par le grand canal de drainage et de l’autre par un labyrinthe de voies ferrées. Rien, donc, pour abriter Jurgis du vent.

Après avoir marché un long moment, il rencontra un gamin qu’il interpella : « Hé ! Petit ! »

Le galopin lui lança un regard en coin. Il avait compris, en voyant le crâne rasé de Jurgis, d’où sortait cet inconnu. « C’que vous voulez ? demanda-t-il, méfiant.

— Est-ce que tu sais aller aux abattoirs ? l’interrogea Jurgis.

— J’y vais jamais », répondit l’enfant.

Jurgis, décontenancé, hésita quelques instants avant de reformuler sa question : « Je te demande comment on y va.

— Fallait l’dire, répliqua le garçon en indiquant le nord-ouest, de l’autre côté des rails. Par là.

— C’est loin ?

— J’sais pas. P’têt vingt miles.

— Vingt miles ! » répéta Jurgis. Son visage se rembrunit : il ne pouvait faire le chemin autrement qu’à pied ; on ne lui avait pas donné le moindre cent à sa sortie.

Une fois qu’il se fut mis en route et que la marche l’eut réchauffé, pris par la fièvre de ses pensées, il oublia la route. Les visions abominables qui l’avaient hanté dans sa cellule lui revinrent d’un coup. Heureusement, son supplice touchait presque à sa fin. Il allait bientôt savoir. Il serra les poings dans ses poches et pressa le pas, jusqu’à courir presque, tant son impatience était grande. Ona, le bébé, la famille, la maison... Il saurait enfin ce qu’il en était exactement ! Et il leur porterait secours car il était à nouveau libre ! Il avait toujours ses bras, que diable ! Il était prêt à livrer bataille contre le monde entier pour sauver les siens.

Après avoir marché ainsi pendant une heure environ, il regarda autour de lui et s’aperçut qu’il avait quitté la ville. La rue qu’il suivait se transformait en route de campagne et partait vers l’ouest. À gauche et à droite, s’étendaient des champs enneigés. Il croisa un fermier juché sur une charrette de paille tirée par deux chevaux. Il le héla :

« C’est par là les abattoirs ? »

Le paysan se gratta la tête : « J’sais pas bien où c’est, mais ils sont quequ’part en ville. Vous leur tournez le dos. »

Jurgis n’en crut pas ses oreilles. « On m’a indiqué cette direction, dit-il.

— Qui ça ?

— Un gosse.

— Eh bien ! P’têt qu’y voulait se payer vot’ tête. C’que vous avez d’mieux à faire, c’est d’retourner sur vos pas et de demander à un agent quand vous arriverez en ville. J’vous emmènerais bien, mais j’suis pas rendu et puis je suis chargé à bloc. Hue ! »

Jurgis rebroussa donc chemin. Vers la fin de la matinée, il parvint aux abords de Chicago. Il longea des alignements interminables de bicoques d’un étage, emprunta des trottoirs en bois ou des chaussées non pavées, criblées de nids-de-poule pleins d’une boue traîtresse. À intervalles réguliers, la route était coupée par des passages à niveau, des pièges mortels pour qui ne prenait pas garde aux longs trains de marchandises défilant continuellement dans un vacarme de ferraille entrechoquée. Jurgis attendait alors fébrilement en faisant les cent pas. Parfois, les convois s’immobilisaient quelques minutes, causant un embouteillage de tramways et de voitures à cheval, dont les conducteurs s’injuriaient, mal abrités sous leur parapluie. Jurgis, lui, passait sous les barrières, puis, au pas de course, traversait les voies en se faufilant entre les wagons au péril de sa vie.

Il franchit un grand pont. Le fleuve, entièrement gelé, était recouvert d’une neige sale grisâtre. Ses rives mêmes avaient perdu leur blancheur, car la pluie, en tombant, entraînait avec elle les poussières de charbon en suspension dans l’air ; Jurgis avait les mains et le visage zébrés de traces noires. Puis il arriva dans le secteur commerçant de la ville où les rues semblaient des égouts charriant une fange d’un noir d’encre. Les chevaux glissaient et se cabraient ; des groupes de femmes et d’enfants affolés tentaient de se frayer un passage. Ces artères étaient comme de gigantesques canyons, encaissés entre de hauts buildings noirs, où résonnaient les cloches des tramways et les exhortations des conducteurs. C’était une fourmilière grouillant de passants affairés. On y courait en tout sens, à perdre haleine, sans se jeter un regard. L’étranger solitaire à l’allure de clochard, avec ses haillons ruisselants, son visage hagard et ses yeux inquiets, qui se hâtait au milieu de cette foule, était aussi abandonné, aussi seul, aussi perdu que s’il s’était trouvé en plein cœur du désert.

Un policier lui indiqua la route à suivre : encore cinq miles. Jurgis pénétra bientôt dans les bas quartiers, avec leurs enfilades de gargotes et de magasins bon marché, leurs immenses usines en briques sales, leurs dépôts de charbon et leurs voies ferrées. Tout à coup, il releva la tête pour renifler l’air, comme un animal qui flaire une piste : il sentait au loin l’odeur familière de son quartier. C’était la fin de l’après-midi et son estomac criait famine ; mais tous les menus alléchants accrochés aux devantures des bars n’étaient pas affichés à son intention.

Il arriva enfin aux abattoirs. Il reconnut les panaches de fumée noire, le meuglement du bétail, la puanteur. Un tramway passait, bondé ; il ne put résister à la tentation et y grimpa d’un bond en se cachant derrière un passager. Le receveur ne le remarqua pas. Encore dix minutes et il était dans sa rue, à deux pas de chez lui.

Il se mit à courir. La maison était bien là. Alors, il s’arrêta net. Qu’était-il arrivé ?

Jurgis battit plusieurs fois des paupières, incrédule. Il jeta un coup d’œil à l’habitation voisine, à la suivante, puis à la précédente, au café du coin... Pas de doute, il ne s’était pas trompé. Mais... sa maison avait changé de couleur !

Il se rapprocha de quelques pas. Oui ! De gris, les murs étaient devenus jaunes ! L’encadrement des fenêtres n’était plus rouge, mais vert ! Les peintures avaient été entièrement refaites ! C’est tout juste s’il reconnaissait son logis.

Jurgis s’avança encore, mais en restant sur le trottoir d’en face. Une crainte effroyable le paralysa soudain. Ses genoux s’entrechoquaient, la tête lui tournait. Non seulement l’ensemble avait été repeint, mais il y avait des planches neuves à la place de celles qui commençaient à pourrir ! Et tout ça, alors qu’ils n’arrivaient pas à régler leur loyer à l’agent immobilier ! Des bardeaux bouchaient le trou du toit qui lui avait empoisonné la vie pendant six mois, parce qu’il n’avait ni le temps ni les moyens de le réparer. Tout ce temps, la pluie était tombée à l’intérieur, faisant déborder les cuvettes et les casseroles qu’il mettait, inondant le grenier et abîmant le plâtre ! Et maintenant tout était en ordre. Plus de vitre cassée non plus ; et des rideaux aux fenêtres, des rideaux blancs, neufs, amidonnés !

Tout à coup, la porte s’ouvrit. Jurgis s’immobilisa, tentant de contrôler les battements de son cœur. Un enfant sortit, qu’il ne connaissait pas. C’était un garçon rondouillard, aux bonnes joues roses, comme on n’en avait jamais vu dans cette maison.

Jurgis, hypnotisé, ne pouvait détacher les yeux du garçonnet. Celui-ci descendit les marches en sifflotant et en donnant des coups de pied dans la neige dont, une fois en bas, il ramassa une poignée. Adossé à la rampe, il en fit une boule. Bientôt, il se retourna et remarqua Jurgis. Leurs regards se croisèrent. Le petit considéra avec hostilité cet étranger qui paraissait craindre que le projectile ne lui fût destiné. Quand il vit Jurgis traverser lentement la rue dans sa direction, il jeta des coups d’œil autour de lui. Valait-il mieux fuir ? Non. Il décida d’attendre l’adversaire.

Jurgis, vacillant, saisit la rampe du petit escalier. « Qu’est-ce... qu’est-ce que tu fais ici ? réussit-il à bégayer.

— Allez-vous-en ! lança le garçon.

— Pourquoi tu es là ? reprit Jurgis.

— Moi ? demanda l’enfant d’un ton hargneux. J’habite ici.

— Tu habites ici ! s’étrangla le Lituanien en pâlissant et en s’agrippant plus fermement à la rampe. Tu habites ici ! Mais alors, où est ma famille ? »

Le gamin était stupéfait : « Votre famille ? »

Jurgis s’avança vers lui : « Je... C’est ma maison ! s’écria-t-il.

— Fichez le camp ! » dit le petit. La porte s’ouvrit brusquement et il appela : « Hé ! Maman ! Il y a un bonhomme qui dit que la maison est à lui. »

Une Irlandaise imposante sortit sur le perron. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-elle, d’un ton peu amène.

Jurgis se tourna vers elle, l’air farouche : « Où est ma famille ? Ils étaient ici quand je suis parti ! C’est chez moi ici ! Qu’est-ce que vous faites chez moi ? »

La femme lui lança un regard empreint de peur et d’incompréhension. Elle pensait sans nul doute avoir affaire à un fou, ce dont personne ne pouvait la blâmer. « Chez vous ! fit-elle en écho.

— Oui, chez moi ! répondit-il en commençant à crier. Je vous dis que j’habitais ici.

— Vous devez faire erreur. Personne n’a jamais vécu ici avant. C’est une maison neuve. C’est ce qu’on nous a dit. On...

— Où est passée ma famille ? » vociféra Jurgis, incapable de se contrôler.

Une lueur se fit dans l’esprit de la femme. Peut-être avait-elle des doutes sur la véracité de ce qu’« on » lui avait raconté ? « Je ne sais pas où est votre famille, déclara-t-elle. Quand j’ai acheté cette maison, il n’y a pas plus de trois jours, elle était vide et on m’a assuré qu’elle était neuve. Vous voulez dire que vous avez été locataire ici ?

— Locataire ! s’étouffa Jurgis. Mais je l’ai achetée, cette maison ! Je l’ai payée ! Elle est à moi ! Et on a osé... Mon Dieu ! Vous ne savez vraiment pas où est passée ma famille ? »

L’Irlandaise parvint enfin à lui faire comprendre qu’elle l’ignorait. Jurgis était tellement troublé qu’il n’arrivait pas à rassembler ses esprits. C’était comme si sa famille avait été rayée du monde, comme si elle n’avait jamais vraiment existé, sinon dans un rêve. Il ne savait plus du tout où il en était. Tout à coup, il se rappela que Grand-mère Majauszkiene demeurait dans la rue voisine. Elle serait au courant, elle ! Il fit demi-tour et partit en courant.

Grand-mère Majauszkiene en personne lui ouvrit. Elle poussa un cri en voyant Jurgis devant elle, tout tremblant, le regard hébété. Oui, bien sûr, elle pouvait lui expliquer ce qui s’était passé. Sa famille avait déménagé ; ils n’avaient pas pu faire face aux traites et on les avait jetés dehors, malgré la neige. La maison avait été repeinte et revendue la semaine suivante. Non, elle n’avait aucune idée de ce que chacun était devenu. Elle pouvait seulement lui dire qu’ils étaient retournés chez Aniele Jukniene, là où ils avaient logé à leur arrivée à Chicago. Est-ce que Jurgis ne désirait pas entrer se reposer un peu ? Vraiment pas ? Toute cette histoire était assurément bien triste. Si seulement il n’avait pas été en prison...

Jurgis repartit en titubant, mais il n’alla pas bien loin. Arrivé au coin de la rue, il s’effondra et s’assit sur les marches d’un bar. Enfouissant son visage dans ses mains, il resta là à sangloter silencieusement de tout son corps.

Leur maison ! Leur maison ! Ils l’avaient perdue ! Jurgis était submergé de chagrin, de désespoir, de rage. Tout ce qu’il avait imaginé de plus horrible n’était rien à côté de cette odieuse réalité qui venait de lui briser le cœur. Des étrangers s’étaient installés chez lui, ils avaient accroché leurs rideaux à ses fenêtres, et ils le regardaient, lui, comme un intrus ! C’était monstrueux, inconcevable ! On ne pouvait pas lui faire ça... Ce n’était pas vrai ! Quand on pensait à ce qu’il avait souffert pour ce logis, aux tourments que tous avaient endurés, au prix qu’il leur en avait coûté !

Il se remémora ce long chemin de croix : leurs sacrifices, au début, quand il avait fallu réunir les trois cents dollars, qui étaient leur seul bien au monde, leur unique rempart contre la famine. Leur travail acharné pour rassembler, mois après mois, les douze dollars, sans compter les intérêts, les impôts, et puis les charges, les réparations et tout le reste. Cette maison, c’était leur âme ! Ils l’avaient achetée avec leur sueur, leurs larmes ; plus encore, ils l’avaient payée de leur vie même. Dede Antanas s’était tué à la tâche pour apporter sa quote-part. Il serait encore robuste et bien vivant s’il n’avait été contraint de travailler dans les caves obscures de Durham and Company pour verser son écot. Et Ona ! Elle aussi avait sacrifié sa santé, ses forces et son honneur. Aujourd’hui, elle était brisée. Tout comme lui-même d’ailleurs, qui, il y a trois ans à peine, était un grand gaillard vigoureux. Où en était-il à présent ? Assis là, claquant des dents, détruit, sans ressort, il pleurnichait comme un gamin hystérique. Ils avaient engagé toutes leurs ressources dans cette bataille et ils avaient échoué ! Oui, échoué ! Toute leur fortune, jusqu’au dernier cent, s’était envolée. Et ils n’avaient plus de toit. Ils en étaient au même point qu’à leur arrivée en Amérique. Malgré les intempéries, on les avait jetés dehors et il ne leur restait plus qu’à mourir de faim et de froid !

Jurgis voyait maintenant les choses en face. Dans la longue chaîne d’épreuves qu’il avait traversées, des rapaces s’étaient acharnés sur lui pour lui dévorer les entrailles ; des démons l’avaient torturé, supplicié, sans cesser de se moquer de lui, de lui rire au nez. Oh ! Seigneur ! Quelle horreur ! Quelle monstrueuse, hideuse, diabolique perversité ! Dans leur ignorance, lui et les siens, des femmes et des enfants sans défense, bien qu’abandonnés de tous, s’étaient battus à mains nues pour survivre, tandis que leurs ennemis, aux aguets, les suivaient à la trace attendant le moment propice pour leur sauter à la gorge et s’abreuver de leur sang ! Tout avait commencé avec ce prospectus mensonger et cet agent à la voix mielleuse ! Et puis il y avait eu les dépenses imprévues, les intérêts et tous les autres frais qu’ils n’auraient pas eu les moyens de payer même avec la meilleure volonté du monde ! Et aussi les combines des patrons des conserveries, leurs maîtres à tous, ces tyrans qui régissaient leur vie ! Les fermetures d’usine, le chômage, les horaires irréguliers, les cadences inhumaines, la réduction des salaires, l’augmentation des prix ! Les cruautés de la nature aussi, avec ces températures tantôt glaciales tantôt caniculaires, la pluie, la neige ! La barbarie de la ville et de ce pays dont ils ne comprenaient ni les lois ni les usages ! Tout avait œuvré pour le plus grand profit de l’entreprise qui les avait désignés comme proies, lui et les siens, et attendait son heure. Maintenant, avec cette dernière injustice scélérate, le piège s’était refermé. On les avait mis sur le trottoir avec leurs balluchons, on avait pris leur maison et on l’avait revendue ! Ils ne pouvaient rien faire, ils étaient pieds et poings liés. La loi était contre eux ; tous les leviers de commande de la société étaient entre les mains de leurs oppresseurs ! Que Jurgis fasse seulement mine de lever la main sur eux et on le renfermerait aussitôt dans la cage aux fauves d’où il venait de sortir !

Se lever ? S’en aller ? Ce serait renoncer, reconnaître la défaite, abandonner la maison à ces étrangers. Plutôt que de se résigner à cette extrémité, Jurgis serait bien resté assis là à grelotter sous la pluie ; mais il y avait sa famille. Peut-être fut-il poussé par le pressentiment que des nouvelles pires encore l’attendaient ? Toujours est-il qu’il se remit debout et, à demi hébété, épuisé, il s’éloigna à pas lents.

Deux bons miles le séparaient du domicile d’Aniele, derrière les abattoirs. Jamais cette distance ne lui avait paru si longue. Son cœur se mit à battre lorsqu’il reconnut la masure aux murs gris sale. Il monta les marches en courant et tambourina sur la porte.

La vieille femme vint ouvrir. Depuis la dernière fois où Jurgis l’avait vue, elle s’était pliée en deux sous l’effet des rhumatismes, si bien que son visage parcheminé arrivait tout juste à la hauteur du bouton de la porte. Elle sursauta en voyant Jurgis.

« Est-ce que Ona est là ? cria-t-il hors d’haleine.

— Oui, fut la réponse, elle est là.

— Comment... », débuta Jurgis. Puis il s’interrompit net en agrippant convulsivement la porte. De l’intérieur de la maison, venait de lui parvenir un hurlement d’angoisse, un cri déchirant, atroce. C’était la voix d’Ona.

Jurgis resta quelques instants paralysé par la peur. Puis, écartant la vieille Aniele, il se rua dans la cuisine.

Là, il trouva, pelotonnées autour du poêle, cinq ou six femmes. Elles étaient pâles et semblaient terrorisées. L’une d’entre elles, l’air hagard, se leva brusquement à l’arrivée de Jurgis. Elle était d’une extrême maigreur et avait un bras entouré de bandages. C’est à peine si Jurgis reconnut Marija. Il commença par chercher Ona puis, ne l’apercevant pas, il se tourna vers les autres femmes, attendant une explication. Mais elles restèrent muettes, se contentant de le regarder avec des yeux apeurés. Un autre cri suraigu se fit alors entendre.

Il venait de l’arrière de la maison, à l’étage. Jurgis se précipita vers la porte du fond et l’ouvrit violemment. Une échelle menait à la soupente par une trappe. Il s’apprêtait à grimper, quand une voix retentit derrière lui et il vit Marija sur ses talons. Pantelante, elle le retint par la manche de sa main valide : « Non, non, Jurgis ! Arrête !

— Pourquoi ? bredouilla-t-il.

— Il ne faut pas que tu montes. »

Jurgis sentait sa raison lui échapper ; il ne comprenait plus rien et redoutait le pire. « Qu’est-ce qui se passe ? cria-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Marija ne lâchait pas prise. Il entendait Ona, au-dessus, sangloter et gémir. Sans attendre la réponse à sa question, il tenta de se dégager de l’étreinte de sa cousine. « Non, non, supplia-t-elle. Jurgis ! Tu ne dois pas y aller ! C’est... c’est le bébé !

— Le bébé ? répéta-t-il, médusé. Antanas ?

— Non. Le nouveau ! » chuchota Marija.

Jurgis sentit ses jambes se dérober sous lui ; il dut se retenir à l’échelle. Marija eût-elle été un spectre qu’il ne l’aurait pas regardée autrement. « Le nouveau ! parvint-il à articuler. Mais ça ne fait pas neuf mois. »

Marija approuva de la tête. « Je sais, dit-elle. Mais il arrive quand même. »

Un autre cri perçant d’Ona les interrompit. Ce fut pour Jurgis comme un coup de poing en plein visage. Il pâlit. Puis on n’entendit plus qu’un gémissement entrecoupé de sanglots : « Mon Dieu ! Laissez-moi mourir ! Laissez-moi mourir ! » Marija ceintura Jurgis de ses bras en l’implorant : « Viens ! Ne reste pas là ! »

 

Elle l’entraîna vers la cuisine en le soutenant, car ses jambes ne le portaient plus. Il était anéanti ; comme si tout son être s’était effondré, soufflé par une explosion. Il s’affala sur une chaise, tremblant comme une feuille. Marija le tenait toujours et les femmes le considéraient avec des yeux emplis d’une terreur muette et impuissante.

À nouveau, il entendit le hurlement de son épouse, aussi nettement que lorsqu’il était au pied de l’échelle. Il se leva en vacillant : « Ça dure depuis longtemps ? marmonna-t-il.

— Non, pas très longtemps », répondit Marija. Puis, sur un signe d’Aniele, elle s’empressa de poursuivre : « Va-t’en, Jurgis. Tu ne peux rien faire. Sors, tu reviendras plus tard. Il n’y a rien de grave. C’est...

— Il y a quelqu’un avec elle ? » coupa-t-il. Devant l’hésitation de Marija, il répéta plus fort : « Il y a quelqu’un avec elle ?

— Ne t’en fais pas, dit Marija. Elzbieta est là.

— Mais le médecin ? Quelqu’un qui s’y connaît ? »

Il saisit le bras de Marija. Elle murmura d’une voix à peine audible, toute tremblante : « C’est que... nous n’avons plus d’argent. » Puis, effrayée par la grimace de Jurgis, elle s’écria : « Tout va bien, Jurgis ! Tu ne peux pas comprendre. Va-t’en ! Mais va-t’en ! Ah, si seulement tu n’étais pas arrivé si tôt ! »

Les protestations de Marija ne couvrirent pas la nouvelle plainte déchirante d’Ona. Jurgis perdait la tête. Tout cela était nouveau pour lui ; il n’était pas préparé à tant d’horreur. Il en était comme foudroyé. Quand le petit Antanas était né, il était au travail. À son retour, tout était fini ; il n’avait rien vu ni entendu.

On ne pouvait plus le retenir. Les femmes, affolées, ne savaient plus que faire. L’une après l’autre, elles essayèrent de le raisonner, de lui expliquer que c’était le lot de toutes les mères. Elles finirent par le pousser dehors, sous la pluie, et là, il se mit à tourner en rond comme un forcené, nu-tête. Les cris d’Ona lui parvenaient toujours. Il s’éloignait pour tenter d’échapper au supplice, puis revenait malgré lui. Au bout d’un quart d’heure, il gravit les marches quatre à quatre et, de crainte qu’il n’enfonçât la porte, on le laissa entrer.

Impossible de discuter avec lui, de lui dire que tout se déroulait normalement. Comment pouvaient-elles le savoir ? Ne se rendaient-elles pas compte qu’Ona était en train de mourir, qu’elle était à la torture ? « Écoutez-la ! Mais écoutez un peu ! » C’était monstrueux ! On ne pouvait pas laisser faire ça. Sûrement, il existait un moyen de lui porter secours. Avaient-elles essayé de trouver un médecin ? On aurait pu le payer plus tard, lui promettre...

« Promettre quoi, Jurgis ? se défendit Marija. Nous n’avions plus rien. Nous avons tout juste réussi à subsister.

— Mais je peux travailler, protesta Jurgis. Je peux gagner de l’argent !

— Oui, mais on te croyait en prison, répondit-elle. Comment pouvait-on savoir quand tu rentrerais ? Les docteurs ne travaillent pas pour rien. »

Marija raconta alors comment elle avait fait son possible pour trouver une sage-femme. Toutes réclamaient dix, quinze, voire vingt-cinq dollars. Comptant qui plus est ! « Et moi, je n’avais que vingt-cinq cents en poche, poursuivit-elle. J’ai dépensé absolument toutes mes économies, tout ce que j’avais à la banque. Je dois de l’argent au médecin qui m’a soignée. Du coup, il a cessé ses visites parce qu’il croit que je n’ai pas l’intention de le payer. Et cela fait deux semaines que nous n’avons pas versé son loyer à Aniele. Elle n’a pratiquement plus de quoi se nourrir et elle a peur d’être jetée à la rue. Nous avons emprunté, nous avons mendié pour ne pas mourir. On ne peut rien faire de plus...

— Et les enfants ? lança Jurgis.

— Ils ne sont pas rentrés depuis trois jours à cause du mauvais temps. Ils ne pouvaient pas deviner ce qui allait se passer. C’est venu brusquement, deux mois avant la date prévue. »

Jurgis se rattrapa à la table à côté de laquelle il se tenait. Sa tête tomba en avant. Ses bras tremblaient. Il semblait sur le point de s’évanouir. Brusquement, Aniele se leva et clopina vers lui en farfouillant dans la poche de sa jupe. Elle en sortit un chiffon sale dans un coin duquel elle avait noué quelque chose.

« Tiens, Jurgis ! dit-elle. J’ai un peu d’argent. Palauk ! Regarde ! »

Elle défit le nœud et compta sa fortune : trente-quatre cents. « Va chercher quelqu’un toi-même. Peut-être que les autres aussi peuvent faire un geste. Hé ! Vous toutes ! Donnez-lui de l’argent. Il vous remboursera un jour ou l’autre. De toute façon, cela lui fera du bien de s’occuper l’esprit, même si ça ne sert à rien. Avec un peu de chance, tout sera fini quand il reviendra. »

Les femmes vidèrent donc leurs porte-monnaie. La plupart d’entre elles n’avaient que des pièces de cinq ou dix cents, mais elles remirent à Jurgis tout ce qu’elles possédaient. Mme Olszewski, une voisine dont le mari, ouvrier boucher qualifié, gagnait gros mais était porté sur la boisson, apporta une contribution de presque un demi-dollar. Le montant de la collecte s’élevait à un dollar vingt-cinq. Jurgis empocha la somme, resserra les doigts sur ce petit trésor et partit au pas de course.