Malgré ces difficultés, Jurgis devait néanmoins se procurer l’argent nécessaire pour se loger la nuit et boire un verre de temps en temps, sous peine de mourir de froid. Jour après jour, dévoré d’amertume et de désespoir, il errait dans les rues glaciales. Jamais auparavant il n’avait porté un regard aussi lucide sur le monde civilisé, ce monde qui ne reconnaissait que la force brutale, où l’ordre social avait été établi par ceux qui possédaient tout pour asservir ceux qui n’avaient rien. Comme lui, Jurgis. Tout ce qui l’entourait, la vie même, lui apparaissaient comme une gigantesque prison dans laquelle il tournait en rond tel un lion en cage ; il essayait d’en desceller les barreaux l’un après l’autre, mais aucun ne cédait. Parce qu’il avait été vaincu dans l’impitoyable course aux biens matériels, il était condamné à l’extermination et la société entière était là pour veiller à l’exécution de la sentence. Où qu’il aille, il se heurtait aux grilles de la geôle et sentait des yeux hostiles braqués sur lui : ceux des policiers gras et luisants, dont le moindre regard le faisait trembler, et qui, à son passage, semblaient resserrer leurs doigts autour de leur matraque ; ceux des tenanciers de bar qui le surveillaient du coin de l’œil, impatients de le voir vider les lieux ; ceux de la foule des passants pressés et indifférents qui restaient sourds à ses prières et devenaient féroces et méprisants lorsqu’il insistait. Tous ces gens avaient leur propre vie, dont lui, Jurgis, était exclu. De quelque côté qu’il se tournât, il devait se rendre à l’évidence : nulle part il n’y avait de place pour lui. Tout était là pour le lui signifier : les belles demeures aux murs épais, avec leurs portes verrouillées et leurs soupiraux grillagés, les immenses entrepôts regorgeant de produits du monde entier, défendus par des rideaux métalliques et de lourdes portes, les banques qui cachaient dans leurs chambres fortes en acier d’inimaginables richesses se comptant par milliards de dollars.
Un soir, Jurgis connut l’aventure de sa vie. Il était tard ; il n’avait pas encore réussi à recueillir de quoi s’offrir un toit pour la nuit. Il était dehors sous la neige depuis si longtemps qu’il était tout blanc et transi jusqu’à la moelle. Il mendiait à l’entrée des théâtres, allant et venant, jouant à cache-cache avec les policiers au risque d’être appréhendé, ce qu’il souhaitait presque par moments. Mais, quand il aperçut un uniforme bleu se diriger vers lui, le cœur lui manqua ; il détala, s’engouffra dans une voie transversale et ne s’arrêta qu’à plusieurs rues de là. C’est alors qu’il vit un homme venir dans sa direction. Il lui barra le passage.
« S’il vous plaît, monsieur, dit-il en commençant à débiter sa litanie habituelle, pourriez-vous me donner de quoi me loger ce soir ? J’ai un bras cassé. Je ne peux pas travailler et je n’ai plus d’argent. Je suis un honnête travailleur, monsieur. C’est la première fois que je demande l’aumône. Ce n’est pas de ma faute, monsieur... »
D’ordinaire, Jurgis continuait à parler jusqu’à ce qu’on l’interrompît. Mais, cette fois-ci, le passant le laissa poursuivre ; si bien qu’il finit par rester court. L’homme s’était arrêté. Le Lituanien remarqua tout à coup qu’il ne tenait pas bien d’aplomb sur ses jambes. « C’que vous dites ? » demanda soudain l’inconnu d’une voix pâteuse.
Jurgis recommença son discours, plus lentement et en articulant. Il n’en avait pas prononcé la moitié quand l’homme lui posa la main sur l’épaule. « Mon pauv’ gars ! dit-il. T’es dans... hic... la mouise, hein ? »
Il fit un pas chancelant vers Jurgis et lui passa carrément le bras autour du cou. « Moi aussi j’suis dans la mouise, vieux. La vie est une garce. »
Comme ils étaient près d’un bec de gaz, Jurgis put entrevoir son interlocuteur. C’était un jeune homme d’à peine plus de dix-huit ans, au beau visage enfantin. Il portait un haut-de-forme en soie et un riche pardessus au col en fourrure. Il souriait à Jurgis d’un air de bienveillante compassion. « Moi aussi j’suis fauché, vieux frère, ajouta-t-il. J’aimerais bien te tirer d’là, mais mes parents sont sans pitié avec moi. C’qui t’arrive ?
— Je sors de l’hôpital.
— De l’hôpital ! s’écria le jeune homme, sans se départir de son doux sourire. C’est pas d’chance ! Ma tante Polly, c’est pareil... hic... Elle aussi, elle est à l’hôpital... Ma vieille tata, elle vient d’avoir des jumeaux ! Et toi, c’que t’as ?
— J’ai un bras cassé, commença Jurgis.
— Bon ! dit l’autre affectueusement. Alors, c’est pas trop grave. Ça se soigne. J’aimerais bien que quelqu’un m’casse un bras, moi, mon vieux... J’te jure ! Seraient p’têt plus gentils avec moi... hic... soutiens-moi, vieux ! C’que j’peux faire pour toi ?
— J’ai faim, monsieur, répondit Jurgis.
— T’as faim ? Pourquoi tu dînes pas ?
— Je n’ai pas d’argent, monsieur.
— Pas d’argent ! Ah !... Serre-moi la main, mon pote... On est dans la même galère ! Pas d’argent non plus... J’suis comme qui dirait sur la paille ! Pourquoi tu n’rentres pas chez toi, comme moi ?
— Je n’ai pas de domicile, expliqua Jurgis.
— Pas d’domicile ! T’es pas d’ici, c’est ça ? Ah ! Ça, c’est moche ! T’as qu’à venir chez moi, c’est l’mieux... Ben oui, sacrebleu, c’est ça qu’il faut faire ! Tu viens chez moi et on dîne... hic... ensemble ! J’m’ennuie tout seul... y a personne à la maison ! Le paternel est à l’étranger... Bubby est en voyage de noces... Polly vient d’avoir ses jumeaux... Ils ont tous fichu le camp ! Y a d’quoi s’mettre à picoler, t’es pas d’accord ? Y reste que le vieux Ham, qui m’sert à table... J’te jure que j’peux rien avaler dans ces conditions... Non, monsieur ! Si j’pouvais, j’irais au club tous les soirs, tu peux m’croire. Mais y veulent pas que j’y couche... ordres du boss, sacrebleu !... À la maison, tous les soirs, jeune homme. Tu t’rends compte ? “Et si j’rentrais tous les matins, ça irait pas ?” que j’lui demande à mon vieux. “Non, jeune homme. Tous les soirs. Sinon, je te coupe les vivres.” Voilà comment il est mon paternel... hic... C’est le genre peau de vache, sacrebleu ! L’a dit au vieux Ham de me surveiller, en plus... Des larbins qui m’espionnent maintenant... Qu’est-ce que tu dis d’ça, l’ami ? Un bon garçon comme moi... sans histoires... comme si son papa pouvait pas lui ficher la paix... hic... quand il part en Europe ! Si c’est pas honteux, hein, monsieur ? Rentrer tous les soirs sans prendre le temps de s’amuser ! Voilà c’qui va pas... C’est pour ça qu’j’suis ici ! M’a fallu abandonner Kitty... hic... même qu’elle pleurait quand j’suis parti. Tu t’rends compte ? “Me retiens pas, ma Kitty, que j’lui dis, j’reviendrai de bonne heure demain et les autres jours aussi... j’dois y aller... hic... l’devoir m’appelle. Adieu, adieu, mon seul et bel amour... adieu, mon bel amour, adieu !” »
Le jeune homme prononça ces derniers mots en chantant d’une voix triste et plaintive, tout en se balançant au cou de Jurgis, qui jetait des regards inquiets à la ronde, craignant que quelqu’un ne vînt à passer. Mais la rue demeurait déserte.
« J’suis parti quand même, poursuivit le jeune ami de Jurgis d’un ton agressif. J’peux faire... hic... c’que j’veux, quand j’veux, sacrebleu ! Freddie Jones peut être coriace quand il s’y met ! “Non, j’lui dis, et puis, j’ai besoin de personne pour m’raccompagner, nom de nom... pour qui tu m’prends ? Tu crois que je suis soûl, hein ? C’est ça ? J’te connais ! Mais j’suis pas plus soûl que toi, ma Kitty”, que j’lui fais. Et alors, elle m’dit : “Ça c’est bien vrai, mon p’tit Freddie (c’est une futée, la Kitty), mais moi j’vais rester au chaud pendant que toi tu sors affronter la nuit polaire !” “Tu devrais en faire un poème, ma belle Kitty”, j’lui fais remarquer. “Sans rire, mon p’tit Freddie joli, qu’elle insiste, laisse-moi appeler un fiacre. Sois mignon... » “Mais j’peux appeler un fiacre tout seul, figure-toi... J’sais ce que j’fais, bon sang !” Alors, mon ami, qu’est-ce que t’en dis ?... Tu viens souper chez moi ? Allez, viens. Sois gentil. Fais pas le fier ! T’es dans le pétrin, comme moi, alors tu peux comprendre, toi. T’as bon cœur, sacrebleu ! Allez, viens, vieux frère. On allumera toutes les lumières, on boira du champagne ; on va s’en payer une bonne tranche, tu peux m’croire... Ça va être la fête !... Du moment que j’suis dans les murs, j’peux faire c’qui m’plaît... ordres du boss en personne, nom de Dieu ! Hip ! Hip ! Hourra ! »
Les deux compères s’étaient mis à avancer, bras dessus bras dessous, le jeune homme entraînant un Jurgis éberlué, qui essayait, malgré tout, de réfléchir à ce qu’il devait faire. S’il traversait un quartier très fréquenté avec son nouvel ami, il risquait d’attirer l’attention. Si personne n’avait encore pris garde à eux, c’était uniquement en raison de la neige qui tombait.
Par prudence, Jurgis s’arrêta. « C’est loin ? demanda-t-il.
— Pas très, dit l’autre. Mais t’es p’têt fatigué ? Eh bien, on va prendre une voiture... Qu’est-ce que t’en penses ? Parfait ! Appelle un fiacre ! »
Le jeune homme, s’agrippant à Jurgis d’une main, se mit à fouiller dans ses poches de l’autre.
« Toi, mon vieux, tu fais signe, et moi, je paye, proposa-t-il. Ça t’va ? »
Comme par magie, apparut alors une grosse liasse de billets de banque. Jurgis, qui de sa vie n’avait jamais vu autant d’argent, n’en crut pas ses yeux.
« Ça paraît beaucoup, hein ? dit M. Freddie en jouant avec les billets. Mais t’y trompe pas, l’ami... C’est que des petites coupures ! Dans une semaine, je serai raide, c’est sûr... Parole d’honneur. Et pas un cent de plus avant le premier du mois... hic... Ordre du boss... hic... Pas un radis, sacrebleu ! Y a d’quoi d’venir dingo, j’te dis. J’iui ai envoyé un télégramme c’t’après-midi... c’est aussi pour ça que j’dois rentrer. “Je suis au bord de l’inanition, j’lui ai mis... Pour l’honneur de la famille, envoyez-moi quelque chose à manger. Sinon, la faim va me forcer à vous rejoindre... Signé, Freddie.” C’est ça que j’lui ai écrit, sacrebleu, et je ne plaisantais pas... Je laisse tomber mes études, nom de Dieu, s’il m’donne rien. »
Le jeune homme continua ainsi à jacasser. Jurgis, de son côté, tremblait d’excitation. Qui l’empêchait de se saisir du paquet de billets et de disparaître dans la nuit avant que l’autre n’ait eu le temps de reprendre ses esprits ? N’était-ce pas le moment d’agir ? Que gagnerait-il à attendre plus longtemps ? Mais, de sa vie, Jurgis n’avait jamais enfreint la loi et il hésita une seconde de trop. « Freddie » détacha un billet et fourra les autres dans la poche de son pantalon.
« Tiens, mon vieux, prends ça », dit-il, en agitant l’argent sous le nez de Jurgis. Les deux hommes se trouvaient devant un bar et, à la lumière qui filtrait par la vitrine, Jurgis vit qu’il s’agissait d’une coupure de cent dollars !
« Prends ça, répéta l’autre. Tu paieras le cocher et tu garderas la monnaie... J’suis pas... hic... doué pour les affaires ! Même mon paternel le dit, et il sait de quoi il parle... Le vieux, lui, il s’y connaît, tu peux m’croire ! “Écoutez, père, j’lui ai proposé, c’est vous qui tenez la boutique, c’est moi qui m’occupe de la caisse !” Alors, il a chargé tante Polly de me surveiller... hic... Mais voilà que Polly est à l’hôpital avec ses jumeaux. Donc, à moi la belle vie ! Hep ! Hé ! Appelle-le ! »
Un fiacre passait. Jurgis bondit pour le héler et la voiture vint se ranger au bord du trottoir. Monsieur Freddie se hissa à grand-peine à l’intérieur. Jurgis allait le suivre quand le cocher l’interpella : « Eh ! Sors de là... Oui, toi ! »
Jurgis hésita, prêt à obéir. Mais son compagnon intervint : « Ça va pas ? Qu’est-ce qui t’prend, dis donc ? »
Le cocher ne répliqua pas et Jurgis monta. Freddie indiqua un numéro dans Lake Shore Drive, au bord du lac, et l’équipage démarra. Le jeune homme s’installa confortablement et se pelotonna contre Jurgis, en ronronnant de plaisir. Trente secondes plus tard, il dormait profondément. Jurgis, tout tremblant, cherchait encore un moyen de s’emparer du magot, mais il ne se sentait pas le courage de fouiller les poches de son compagnon. En outre, comment être sûr que le cocher ne l’épiait pas ? Il avait déjà les cent dollars et il devrait s’en contenter.
Au bout d’une demi-heure environ, la voiture s’arrêta. Ils étaient sur la rive du lac ; une bise d’est balayait l’étendue d’eau prise par les glaces. « On est arrivés », cria le cocher. Jurgis réveilla Freddie.
Ce dernier se redressa dans un sursaut.
« Holà ! dit-il. Où sommes-nous ? C’qui s’passe ? T’es qui, toi ? Ah oui, parbleu ! J’t’avais presque oublié... hic... mon pote ! On est rendus, c’est ça ? Voyons un peu ! Brrr !... Quel froid ! Oui... Descendons... On est chez moi... Dans mon... hic... humble demeure ! »
Devant eux, bien en retrait de la rue, se dressait une énorme masse de granit, qui occupait la superficie d’un pâté de maisons. À la lumière des becs de gaz, Jurgis aperçut des tours et d’immenses pignons qui donnaient à l’édifice un air de château féodal. Son jeune compagnon s’était sûrement trompé d’adresse ! Le Lituanien ne parvenait pas à croire qu’on pût posséder une maison de la taille d’un hôtel ou d’une mairie. Mais il suivit Freddie sans broncher et tous deux, en se donnant le bras, gravirent le long escalier qui menait au perron.
« Il y a une sonnette quelque part par là, mon ami, dit le Sieur Freddie. Tiens-moi, pendant que j’la cherche. Ouh la ! J’ai failli tomber... Ah ! La voilà. Sauvés ! »
Une sonnerie retentit et, quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrait. Posté dans l’encadrement, un homme en livrée bleue regardait droit devant lui, sans dire un mot, telle une statue.
Les deux compères restèrent quelques instants sur le seuil sans bouger, éblouis par la lumière. Puis Jurgis sentit son compagnon le tirer par le bras. Il entra et l’automate bleu referma la porte. Le cœur du Lituanien battait la chamade. Ne prenait-il pas des risques insensés ? Dans quel univers étrange, surnaturel, s’aventurait-il donc ? Aladin lui-même, en entrant dans sa grotte, ne devait pas être aussi ému que lui.
Bien que l’endroit où il se trouvait fût faiblement éclairé, il put discerner un vaste hall, bordé de colonnes dont le sommet se perdait dans l’obscurité et, au fond, un gigantesque escalier. Le sol était pavé de dalles de marbre disposées en damier, polies comme du verre. Sur les murs, dans la pénombre, d’étranges formes semblaient sortir de lourdes tentures brodées aux riches teintes harmonieuses, et de tableaux, dont les tons pourpres, rouges et dorés rappelaient les lueurs chatoyantes et mystérieuses du soleil couchant à travers le feuillage épais d’une forêt.
L’homme en livrée s’était approché silencieusement. Le Sieur Freddie ôta son chapeau et le lui remit. Puis, lâchant le bras de Jurgis, il entreprit de se défaire de sa pelisse. Il dut s’y reprendre à deux ou trois fois, avec l’aide de son laquais. Pendant ce temps, était apparu un second personnage, grand et corpulent, qui arborait la mine grave d’un bourreau. Il fonça droit sur Jurgis. Celui-ci eut un mouvement de recul, mais l’homme l’empoigna par le bras sans mot dire et se mit en devoir de le reconduire vers la sortie. Aussitôt, la voix de M. Freddie se fit entendre : « Hamilton ! Mon ami reste avec moi ! »
Ledit Hamilton s’arrêta et desserra son étreinte. « Viens là, mon vieux », dit Freddie. Jurgis obéit.
« Voyons, monsieur Frédéric ! s’écria Hamilton.
— Assure-toi que le cocher... hic... a bien été payé », ordonna le jeune maître pour toute réponse. Puis il passa son bras sous celui de Jurgis. Ce dernier faillit dire : « C’est moi qui ai l’argent pour le fiacre. » Mais il se retint. Le gros majordome en livrée, après avoir fait signe à l’autre laquais de sortir, emboîta le pas à son maître et à Jurgis.
À l’autre bout du hall, une porte colossale à deux battants leur barrait le passage.
« Hamilton, appela M. Freddie.
— Monsieur ? répondit le domestique.
— La porte d’la salle à manger. Qu’est-c’qu’elle a ?
— Rien, monsieur.
— Alors, pourquoi tu l’ouvres pas ? »
Le majordome tira les battants, révélant une autre pièce, plongée dans l’obscurité. « Lumière ! » commanda M. Freddie. Le domestique appuya sur un bouton et un flot incandescent jaillit au-dessus de leurs têtes, inondant une salle immense au plafond voûté. Jurgis fut à demi aveuglé, puis peu à peu il distingua ce qui l’entourait. Une fresque gigantesque couvrait les murs : des nymphes et des dryades dansaient dans une clairière jonchée de fleurs ; Diane, avec ses chiens et ses chevaux, traversait au galop un torrent de montagne ; un groupe de jeunes vierges dans une forêt se baignaient dans un étang. Tout était peint grandeur nature et de façon si vivante que Jurgis se crut transporté, comme par magie, au cœur d’un palais de conte de fées. Il tourna alors les yeux vers le centre de la pièce, occupé par une longue table d’un noir d’ébène dont les incrustations d’or et d’argent étincelaient. En son milieu, était posée une énorme coupe ciselée, remplie de fougères et d’orchidées rares, rouges et pourpres, baignées par la douce lumière d’une lampe dissimulée en leur sein.
« C’est la salle à manger, commenta M. Freddie. Comment tu la trouves, hein, mon vieux ? »
Il exigeait toujours une réponse à ses questions. Penché sur Jurgis, souriant de toutes ses dents, il attendait la réaction du Lituanien. Celui-ci trouva la pièce très bien.
« Mais c’est trop grand pour y manger tout seul, fit remarquer Freddie. Fichtrement trop grand ! C’que t’en penses, hein ? » Une autre idée lui traversa l’esprit, et il ajouta derechef : « P’têt que t’as jamais vu... hic... un truc pareil ? Hein, dis ?
— Non, fit Jurgis.
— Tu viens de la campagne, peut-être... hein ?
— Oui.
— Ah ! J’m’en doutais ! Y a pas beaucoup de campagnards qu’ont déjà vu un endroit comme ça. Le paternel, il en amène ici, des fois... gratuitement... hic... Tu verrais le cirque ! Après, y vont raconter ça chez eux. “Vous verriez la maison du vieux Jones... Jones, le patron des conserveries !... Le magnat du bœuf ! Mais c’est aussi aux cochons qu’il doit tout ça... La vieille crapule ! À présent, on sait où vont nos sous... hic... Sacrebleu ! Mais ça vaut quand même le coup d’œil !” T’as déjà entendu parler de M. Jones... hein, vieux frère ? »
Jurgis avait sursauté malgré lui. Son compagnon, à qui rien n’échappait, demanda : « C’qu’il y a ? Tu l’connais ? »
Jurgis parvint à bredouiller : « J’ai travaillé pour lui aux abattoirs.
— Quoi ! hurla M. Freddie. Toi ! Aux abattoirs ! Ah ! Ah ! Ça, c’est la meilleure ! Serre-moi la main, mon pote ! Sacrebleu ! Dommage que l’boss soit pas là ! S’rait content de te voir. Il aime bien ses ouvriers, le paternel... Travail et capital, communauté d’intérêts et tout ça... hic ! Le monde est petit, hein, mon pote ! Hamilton, laisse-moi te présenter... un ami de la famille... un vieil ami du boss... Il travaille aux abattoirs. L’est venu passer la nuit avec moi, Hamilton... faire la bringue. Mon ami, Monsieur... comment tu t’appelles ? C’est quoi ton nom ?
— Rudkus. Jurgis Rudkus.
— Mon ami, M. Rudecaisse, Hamilton... Serrez-vous la main. »
Le majordome, très digne, salua de la tête, sans proférer une parole. Tout à coup, M. Freddie pointa un doigt dans sa direction : « J’sais c’qui te dérange, Hamilton... j’suis prêt à parier un dollar ! Tu crois... hic... tu crois que j’suis soûl ! Avoue ! »
Le valet s’inclina de nouveau. « Oui, monsieur », répondit-il. Sur quoi, le Sieur Freddie, s’agrippant au cou de Jurgis, éclata de rire : « Hamilton ! Vieille canaille ! s’esclaffa-t-il bruyamment. Je vais te faire chasser pour insolence, tu vas voir ! Ah ! Ah ! Ah ! Moi, soûl ! Ah ! Ah ! »
Jurgis et Hamilton attendirent que Freddie eût retrouvé son calme, se demandant quel serait son prochain caprice. « C’que tu veux faire, mon vieux ? interrogea-t-il brusquement. Tu veux visiter ? Tu veux que je joue le maître de maison... que j’te fasse faire le tour du propriétaire ? Salles d’apparat... Louis XV, Louis XVI !... Fauteuils à trois mille dollars pièce. Salon de thé... Marie-Antoinette... Un tableau : danse de bergers... Ruysdael... vingt-trois mille ! La salle de bal... balcon... hic... importé par bateau spécial : soixante-huit mille ! Plafond peint à Rome... c’est quoi le nom du type, Hamilton ?... Mattatoni ? Macaroni ? Et puis ici... une coupe en argent... Benvenuto Cellini... Épatant ce Rital ! N’oublions pas l’orgue... trente mille dollars, monsieur !... Mets-le en marche, Hamilton, que M. Rudecaisse entende ça. Ah non, c’est pas la peine... Ça m’était sorti de l’esprit. Il a faim, Hamilton... Sers-nous à dîner. Seulement... hic... ne mangeons pas ici... On va monter chez moi, l’ami... C’est plus intime. Par ici... Attention à ne pas glisser sur le parquet. Hamilton, nous prendrons un souper froid avec du champagne... N’oublie pas le champagne, sacrebleu ! Apporte-nous aussi du Madère 1830. C’est compris, mon ami ?
— Oui, monsieur, répondit le majordome. Mais, monsieur Frédéric, Monsieur votre père a donné ordre... »
M. Frédéric se redressa de toute sa hauteur. « Mon père m’a laissé des ordres à moi... hic... pas à toi », siffla-t-il. Puis, s’accrochant solidement au cou de Jurgis, il sortit de la pièce en titubant. En chemin, il se rappela quelque chose : « Est-ce qu’il y a eu... hic... un câblogramme pour moi, Hamilton ?
— Non, monsieur, répondit le valet.
— Le boss doit être en vadrouille. Et comment vont les jumeaux, Hamilton ?
— Ils se portent bien, monsieur.
— Tant mieux ! dit M. Freddie, avant d’ajouter avec ferveur : Que Dieu bénisse ces petits agneaux ! »
Freddie et Jurgis montèrent le grand escalier, marche à marche. Dans l’obscurité du palier, une nymphe d’une beauté enchanteresse, penchée au-dessus d’une fontaine, diffusait une douce lumière. Sa peau avait l’éclat et les couleurs de la vie. L’escalier menait à une immense salle surmontée d’un dôme, sur laquelle donnaient les appartements. Hamilton, après s’être arrêté quelques instants au rez-de-chaussée pour transmettre ses consignes, rejoignit bientôt les deux lascars. Il appuya sur un bouton, libérant un flot de lumière. Puis il leur ouvrit une porte, pressa un autre bouton, et Freddie et Jurgis entrèrent en zigzaguant.
L’appartement de Freddie était aménagé en cabinet de travail. Au centre se trouvait une table en acajou, encombrée de livres et d’articles de fumeurs. Aux murs étaient accrochés divers témoignages de la scolarité du jeune homme : fanions, drapeaux, affiches, photographies, raquettes de tennis, avirons, cannes de golf, maillets de polo. Une énorme tête d’élan, avec des bois de six pieds d’envergure, faisait face, sur le mur opposé, à celle d’un buffle. Des peaux d’ours et de tigres recouvraient le parquet ciré. Il y avait aussi de profonds fauteuils et des canapés ; sous les fenêtres, des banquettes garnies de coussins moelleux brodés de magnifiques arabesques. Un coin de la pièce était décoré à la persane, avec un gigantesque dais sous lequel pendait un lustre étincelant de pierreries. Au fond, une porte donnait sur une chambre. Dans le cabinet de toilette attenant, on avait construit un bassin en marbre précieux, qui avait coûté dans les quarante mille dollars.
M. Freddie attendit quelques instants, l’œil aux aguets. Bientôt, de la pièce voisine, surgit un chien, un bouledogue monstrueux. Jurgis n’avait jamais vu animal aussi hideux. Le molosse bâilla, ouvrant une gueule pareille à celle d’un dragon, puis s’approcha de son maître en agitant la queue. « Salut, Dewey ! T’as piqué un p’tit roupillon, mon coco ? Bon, bon... Hé ! C’qu’il y a ? (Le chien montrait les crocs à Jurgis.) Ben quoi ? Dewey, c’est mon ami, M. Rudecaisse... un vieil ami du boss ! M. Rudecaisse, Amiral Dewey1. Serrez-vous la main... hic. C’est une perle, ce chien. Médaillé à l’exposition canine de New York... huit mille cinq cents dollars en un tournemain ! Ça t’en bouche un coin, pas vrai ? »
Le jeune homme s’affala dans l’un des grands fauteuils et Amiral Dewey se faufila dessous. Il ne grognait plus mais ne quittait pas Jurgis des yeux. L’amiral était parfaitement sobre, lui.
Le majordome, debout à côté de la porte qu’il venait de refermer, suivait chacun des gestes de Jurgis. On entendit bientôt des pas dans le couloir. La porte s’ouvrit : un valet en livrée apparut, chargé d’une table pliante et suivi de deux autres serviteurs, qui portaient des plateaux recouverts d’une cloche. Les deux hommes restèrent figés au garde-à-vous pendant que le premier dépliait la table et y disposait les plats. Il y avait des terrines froides, de fines tranches de viande, de petits sandwiches beurrés, un saladier de pêches émincées à la crème (on était en janvier !), un assortiment de petits gâteaux fantaisie roses, verts, jaunes et blancs, ainsi qu’une demi-douzaine de bouteilles de vin frappé.
« Voilà ce qu’il te faut ! s’écria M. Freddie, exultant de joie à la vue des flacons. Allez, viens, mon vieux, approche-toi ! »
Il se mit lui-même à table. Le domestique déboucha une bouteille et le jeune homme vida trois verres d’affilée. Il poussa alors un long soupir et enjoignit à nouveau à Jurgis de prendre place.
Hamilton, à l’autre bout de la table, avait les mains posées sur le dossier d’une chaise. Jurgis crut d’abord que c’était pour l’empêcher de s’asseoir, mais comprit bientôt que le majordome voulait simplement l’inviter à prendre place. Il s’attabla avec mille précautions, toujours sur ses gardes. M. Freddie devina que la présence des domestiques importunait son invité. « Vous pouvez disposer », leur lança-t-il en accompagnant son ordre d’un signe de tête.
Tous sortirent, sauf le majordome.
« Toi aussi, Hamilton, insista le jeune maître.
— Monsieur Frédéric..., commença l’autre.
— Va-t’en ! cria Freddie, furieux. Bon sang, tu es sourd ? » Hamilton sortit et ferma la porte. Jurgis, qui, comme le majordome, était sur le qui-vive, remarqua qu’il retirait la clé, avec le dessein manifeste de regarder par le trou de la serrure.
M. Frédéric se retourna vers la table. « Maintenant, dit-il, à toi de jouer ! »
Jurgis lui jeta un regard timide. « Mange ! s’écria son jeune hôte. Mets-t’en plein la panse, mon vieux !
— Et vous, vous ne prenez rien ? demanda Jurgis.
— Pas faim, expliqua Freddie. Juste soif. J’ai mangé des sucreries avec Kitty tout à l’heure. Mais vas-y, toi ! »
Jurgis entama donc le repas, sans plus barguigner. Une fois qu’il fut lancé, la faim de loup qui le tenaillait l’emporta sur toute autre considération et il se mit à dévorer, se servant de sa fourchette et de son couteau comme de pelles. Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut nettoyé tous les plats. « Eh ben mon cochon ! » fit son compagnon qui le regardait, ébahi.
Puis il tendit la bouteille à Jurgis. « Montre-moi comment tu bois, maintenant », dit-il. Jurgis porta le goulot à ses lèvres. Il sentit un nectar merveilleux, sublime, lui couler dans la gorge, réveiller tous les nerfs de son corps à l’en faire frissonner de plaisir. Il vida la bouteille d’un trait jusqu’à la dernière goutte, puis laissa échapper, du plus profond de lui-même, un long soupir de satisfaction.
« C’est du fameux, hein ? » dit Freddie, réjoui. Il s’était renversé dans son grand fauteuil, les mains derrière la tête et observait Jurgis.
Celui-ci l’examina aussi. Freddie, avec son costume de soirée immaculé, avait fière allure. C’était un très beau jeune homme, avec des cheveux d’un blond clair doré et un visage d’Antinous. Il adressa à Jurgis un sourire bienveillant et se remit à discourir, avec une charmante insouciance2. Cette fois, il parla sans s’arrêter pendant dix minutes et raconta à son invité l’histoire de sa famille. Son grand frère, Charlie, s’était amouraché d’une jeune ingénue qui jouait le rôle de « Mlle Œil-Vif » dans Le Calife du Kamtchatka. Il avait failli l’épouser. Mais le « paternel » avait juré de le déshériter et lui avait fait cadeau d’une somme d’argent faramineuse, qui avait du même coup calmé les protestations vertueuses de « Mlle Œil-Vif ». Charlie avait interrompu ses études et était actuellement au volant de son automobile, en route vers des aventures qui valaient presque une lune de miel. Le « boss » avait aussi menacé de dépouiller de son héritage sa fille Gwendoline. Elle était mariée à un marquis italien de haute noblesse, qui avait plus d’un duel à son actif. Le couple habitait dans le château du mari, ou plus exactement, y avait habité, jusqu’au jour où le marquis s’était mis à jeter des assiettes à la tête de sa femme. Celle-ci avait appelé au secours par télégramme et son vieux père était parti en Italie essayer d’arranger les choses avec Sa Seigneurie. Voilà comment le pauvre Freddie s’était retrouvé abandonné, avec moins de deux mille dollars en poche. Il était révolté, prêt à tout. Sa famille serait bien forcée de se rendre à l’évidence. Si rien d’autre ne pouvait les faire céder, il demanderait à sa « Kitty » de télégraphier à M. Jones son intention de se marier. On verrait bien sa réaction alors.
Le jeune homme continua ainsi à bavarder joyeusement, jusqu’à ce que la fatigue eût raison de lui. Il adressa son plus charmant sourire à Jurgis, puis ferma les yeux. Il les rouvrit quelques secondes plus tard, sourit à nouveau, avant de sombrer définitivement.
Durant plusieurs minutes, Jurgis resta assis, dans une immobilité parfaite, à contempler son hôte et à se délecter des étranges sensations procurées par le champagne. Lorsqu’il voulut faire un geste, le chien grogna et il renonça à bouger. Il osait à peine respirer. Mais la porte s’ouvrit sans bruit et Hamilton entra.
Il se dirigea vers le Lituanien sur la pointe des pieds, l’air menaçant. Jurgis, sans baisser les yeux, se leva en reculant. Quand il fut contre le mur, le majordome s’approcha tout près et lui indiqua la porte du doigt : « Dehors ! » dit-il à voix basse.
Jurgis hésita. Il lança un coup d’œil à Freddie, qui ronflait doucement. « Si tu fais ça, fils de..., siffla Hamilton, je te démolis le portrait avant de te flanquer dehors ! »
Jurgis resta indécis quelques secondes encore. Il vit « Amiral Dewey » arriver derrière le domestique en grondant, comme pour prêter main-forte à l’homme. Il préféra obtempérer et gagna la porte.
Les deux hommes sortirent sans un mot. Ils descendirent le grand escalier, qui résonna sous leurs pas, et traversèrent le hall plongé dans l’obscurité. Jurgis s’arrêta devant la porte d’entrée. Le majordome s’approcha de lui.
« Lève les bras », aboya-t-il. Jurgis fit un pas en arrière, serrant son poing valide.
« Pour quoi faire ? » s’écria-t-il. Puis, comprenant que Hamilton se proposait de le fouiller, il répondit : « Va au diable !
— Tu veux faire un tour en prison ? lança le majordome méchamment. Je vais appeler la police...
— Vas-y ! Appelle-la ! rugit Jurgis hors de lui. Mais en attendant, bas les pattes ! Je n’ai rien touché dans ta fichue baraque. Alors toi, tu ne me touches pas non plus ! »
Hamilton, redoutant que le bruit ne réveillât son maître, saisit brusquement la poignée et ouvrit la porte. « Sors d’ici ! » dit-il. Puis, au moment où le Lituanien franchissait le seuil, il lui décocha un violent coup de pied qui envoya Jurgis rouler au pied des grandes marches en pierre du perron. Il s’étala dans la neige.