Au début de l’automne, Jurgis repartit pour Chicago. La vie d’errance perd tout attrait quand on ne peut plus dormir au chaud dans une meule de foin. Et, comme des milliers d’autres, il s’accrochait à l’espoir trompeur qu’en arrivant en ville assez tôt avant la mauvaise saison il devancerait la foule de ses concurrents en quête de travail. Il avait quinze dollars cachés dans une de ses chaussures, somme qu’il avait économisée en s’abstenant d’aller au café, moins par scrupule, d’ailleurs, que par crainte du chômage pendant l’hiver.
Jurgis voyagea en train, avec plusieurs autres acolytes, en se cachant la nuit dans des wagons de marchandises, au risque de se faire jeter à tout moment sur la voie s’il venait à être découvert. Quand il atteignit Chicago, il faussa compagnie à ses camarades. Il avait de l’argent, eux non, et il était résolu à sauver sa peau dans le combat qui l’attendait. Il mettrait à profit toute l’expérience qu’il avait acquise ; il tiendrait bon et tant pis pour les autres. La nuit, si le temps le permettait, il dormirait n’importe où, dans un square, dans une charrette, dans un tonneau ou une caisse vide. S’il pleuvait ou s’il faisait froid, il pourrait toujours s’installer sur un grabat à dix cents dans une pension ou, pour trois cents, avoir le privilège de passer la nuit « à la sauvette » dans le vestibule d’un asile. Pour manger, il irait dans les cafés qui offraient des repas gratuits moyennant cinq cents, tout au plus, pour la consommation. Il pouvait tenir ainsi deux mois au moins, et ce serait bien le diable si ce délai ne lui suffisait pas à trouver du travail. Bien sûr, plus question de se soucier d’hygiène comme pendant l’été ! Dès la première nuit, ses vêtements grouilleraient de vermine. Il ne trouverait pas un seul endroit en ville où se laver, ne serait-ce que la figure, à moins de pousser jusqu’au lac qui, de toute façon, ne tarderait pas à être pris par les glaces.
Jurgis se rendit d’abord aux aciéries, puis à l’usine d’engins agricoles où il avait travaillé, mais il y avait belle lurette que sa place était prise. Il se garda bien de s’approcher des abattoirs. Maintenant qu’il était célibataire, il comptait bien le rester et garder son salaire pour lui tout seul quand il aurait un emploi. Il commença une fois de plus la longue et fastidieuse tournée des usines et des entrepôts ; toute la journée il sillonnait la ville en tout sens et, partout, des dizaines de candidats le précédaient déjà. Il lisait aussi les petites annonces dans la presse. Mais il ne se laissait plus berner par les promesses alléchantes des agents recruteurs ; ses compagnons de « trimard » l’avaient mis en garde contre toutes leurs combines.
Ce fut cependant grâce à un journal qu’il dénicha un emploi, après un mois de recherche environ. L’offre annonçait l’embauche d’une centaine d’ouvriers. Jurgis était persuadé qu’il s’agissait d’un « attrape-nigaud », mais, comme il se trouvait à deux pas de l’endroit en question, il passa voir. Il y avait une file de postulants qui s’étirait sur la longueur d’un pâté de maisons. Cependant, la chance lui sourit. Les hommes ayant dû s’écarter pour laisser passer une charrette qui débouchait d’une ruelle, il en profita pour s’avancer et s’infiltrer dans les premiers rangs. On le menaça, on tenta de le repousser. Mais il répondit par des insultes et provoqua un esclandre qui attira l’attention d’un policier. Les hommes se calmèrent sur-le-champ, car ils savaient bien que, si le représentant de l’ordre intervenait, ce serait pour les faire décamper.
Une ou deux heures plus tard, il pénétra dans une pièce où un gros Irlandais, assis derrière un bureau, l’interrogea.
« T’as déjà travaillé à Chicago ? » demanda l’homme. Jurgis fut-il inspiré par un ange ? Une intuition mit-elle ses sens en éveil ? Toujours est-il qu’il répondit instinctivement : « Non, monsieur.
— D’où tu viens ?
— De Kansas City, monsieur.
— T’as des références ?
— Non, monsieur. Je suis un simple manœuvre, mais j’ai les bras solides.
— J’ai besoin de gars pour un travail dur, sous terre. On creuse des tunnels pour le téléphone. Mais ça ne te conviendra peut-être pas ?
— Si, monsieur. Tout me va. Combien c’est payé ?
— Quinze cents de l’heure.
— Ça me va, monsieur.
— Dans ce cas, retourne là-bas et donne ton nom. »
Une demi-heure plus tard, Jurgis était au travail dans les profondeurs du sous-sol de la ville. C’était un tunnel bien curieux pour de simples câbles téléphoniques. Il mesurait huit pieds de haut, presque autant de large, et le sol était parfaitement nivelé. Il se ramifiait en un nombre incalculable de galeries, tissant ainsi une véritable toile d’araignée souterraine. Avec son équipe, Jurgis dut marcher environ un demi-mile avant d’atteindre l’emplacement qui leur avait été assigné. Plus étrange encore, le tunnel était éclairé à l’électricité et était parcouru par deux séries de rails à voie étroite !
Mais, n’étant pas là pour poser des questions, Jurgis ne s’appesantit pas sur ces bizarreries. Il n’apprit qu’un an plus tard de quoi il retournait. Le conseil municipal avait voté une résolution, apparemment anodine, autorisant une entreprise à poser des conduites téléphoniques sous la ville. Un groupe puissant avait profité de cet arrêté pour enterrer tout un réseau ferroviaire, destiné à la circulation de trains de marchandises. Des patrons de Chicago avaient formé une association, dont les capitaux réunis se montaient à des millions de dollars, avec le projet de mater les syndicats, et en particulier celui des camionneurs qu’ils estimaient le plus dangereux. Une fois que toutes les grosses usines et les magasins seraient reliés aux gares par des voies ferrées souterraines, l’organisation des camionneurs serait inévitablement prise à la gorge. De temps à autre, des rumeurs parvenaient jusqu’aux oreilles des magistrats de la ville. On créa même ponctuellement une commission d’enquête. Mais, à chaque fois, les patrons distribuaient ici et là de petites fortunes en pots-de-vin et les bruits cessaient. Tant et si bien qu’un beau matin, la ville stupéfaite se retrouva devant le fait accompli. Un énorme scandale éclata, cela va sans dire. On s’aperçut que les registres municipaux avaient été falsifiés, que d’autres délits avaient été commis et quelques gros capitalistes de Chicago furent condamnés... symboliquement. Les conseillers municipaux déclarèrent n’avoir été au courant de rien, alors même que l’entrée principale de l’installation était située à l’arrière d’un bar appartenant à l’un d’entre eux.
Comme Jurgis travaillait dans un boyau récemment percé, son emploi était assuré pour tout l’hiver. Il en fut tellement heureux qu’il s’autorisa à faire la fête ce soir-là et, avec le reste de sa paye, il loua pour un dollar par semaine une chambre dans un misérable meublé, où il dormait, avec quatre autres ouvriers, sur une grande paillasse aménagée par le propriétaire. Quant aux repas, il les prenait dans une pension proche de son lieu de travail, moyennant quatre dollars hebdomadaires. Cela lui laissait chaque semaine la somme inouïe de quatre dollars, dont il pouvait disposer à sa guise. Au départ, cependant, il dut s’acheter des outils de terrassier. Ses chaussures étant éculées, il dut aussi se procurer une solide paire de bottes et remplacer la chemise en flanelle qu’il avait portée tout l’été et qui était en lambeaux. Pendant une semaine, il se demanda s’il allait faire l’acquisition d’un manteau. Sa logeuse lui en proposa un, qui avait appartenu à un camelot juif mort dans la chambre voisine, et qu’elle avait gardé en dédommagement du loyer perdu. Mais, toute réflexion faite, Jurgis décida de s’en passer, sous prétexte que le jour il serait sous terre et, la nuit, dans son lit.
Ce fut là un choix regrettable qui accéléra le rythme de ses visites dans les bars. Jurgis travaillait maintenant de sept heures du matin à cinq heures et demie de l’après-midi, avec une pause de trente minutes pour le déjeuner, de sorte que, hormis le dimanche, il ne voyait jamais la lumière du jour. Le soir, en dehors des cafés, il n’avait nulle part où aller, nulle part où trouver de la lumière et se mettre au chaud, nulle part où écouter un peu de musique et bavarder en compagnie. Il n’avait plus de foyer, plus d’attaches ; il ne connaissait d’autre affection que cette camaraderie1 du vice, qui n’est qu’un pitoyable simulacre d’amitié. Le dimanche, les églises ouvraient bien leurs portes, mais en existait-il une où un travailleur malodorant, dont la tignasse grouillait de poux, pût s’asseoir sans voir les fidèles s’écarter de lui avec une moue dégoûtée ? Certes, il disposait d’un coin à lui dans une pièce glaciale, jamais aérée, dont la fenêtre ouvrait, à deux pieds de là, sur un mur aveugle. Il était libre aussi de se promener dans les rues désertes balayées par la bise hivernale. Mais, à part cela, il n’avait que les bars ; et, pour y rester, il était bien obligé de boire. En prenant un verre de temps en temps, il pouvait se croire chez lui, jouer aux dés ou faire une partie avec des cartes graisseuses, tenter sa chance au billard pour quelques cents, ou bien encore feuilleter un « journal à sensation » en papier rose, maculé de bière, où l’on voyait des portraits d’assassins et des femmes à demi nues. C’est à ces menus plaisirs qu’il dépensait son argent. Six semaines et demie s’écoulèrent ainsi, durant lesquelles il s’éreinta pour permettre aux négociants de Chicago de se soustraire à l’emprise du syndicat des camionneurs.
Pour de tels travaux, on faisait évidemment peu de cas de la sécurité des ouvriers. En moyenne, la construction des tunnels coûtait une vie humaine par jour, sans parler des blessés graves. Mais il était rare que plus d’une dizaine ou d’une vingtaine d’hommes fussent au courant de ces accidents. Bien que le percement se fît avec des machines modernes et qu’on limitât l’usage des explosifs, on ne pouvait empêcher des blocs de pierre de s’ébouler, des étais de se rompre, des explosions intempestives de se produire, sans parler des aléas inhérents à la pose de voies ferrées. C’est ainsi qu’un soir, alors que Jurgis s’acheminait vers la sortie avec son équipe, une locomotive tractant un wagon et sa cargaison surgit d’une des innombrables galeries qui se croisaient à angle droit dans ce labyrinthe et le percuta à l’épaule. Il fut projeté contre la paroi et perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, ce fut pour entendre retentir la cloche d’une ambulance. Il était allongé sous une couverture, dans le véhicule qui se frayait péniblement un passage à travers la foule des passants occupés à faire leurs emplettes de Noël. À l’hôpital du comté où on le conduisit, un jeune chirurgien lui replaça son bras démis. Puis on le lava et on lui donna un lit dans une salle, où se trouvaient déjà une trentaine d’accidentés.
Jurgis passa à l’hôpital ses meilleures fêtes de Noël depuis son arrivée en Amérique. Tous les ans, des scandales éclataient à propos de cet établissement, dont la presse accusait les médecins de pratiquer d’incroyables expériences sur les patients. Mais Jurgis n’était pas au courant de ces rumeurs. Sa seule plainte concernait la viande en conserve qu’on lui servait et qu’aucun ouvrier à Packingtown n’aurait osé donner à son chien. Il s’était souvent demandé qui pouvait bien consommer le « corned beef » et le « rosbif » fabriqués à Packingtown. Il commençait à comprendre que cette viande douteuse était l’objet d’un véritable trafic, qu’on la vendait à certains fonctionnaires et intendants qui en destinaient la consommation exclusive aux soldats, aux marins, aux prisonniers, aux pensionnaires de diverses institutions et aux ouvriers chargés de la construction de voies ferrées...
En deux semaines, Jurgis fut prêt à quitter l’hôpital. Non qu’il eût récupéré l’usage de son bras ou qu’il pût reprendre son travail, mais son état ne nécessitait plus de soins particuliers et d’autres, plus mal en point que lui, avaient besoin de son lit. Qu’il fût totalement démuni et n’eût aucun moyen de subsistance en attendant d’être rétabli, voilà qui n’intéressait pas l’administration de cet établissement, ni personne d’autre d’ailleurs.
Jurgis avait été accidenté un lundi, c’est-à-dire juste après avoir réglé sa pension et son loyer de la semaine, et il avait gaspillé presque entièrement ce qui lui restait de sa paye du samedi. Il n’avait plus que soixante-quinze cents en poche, auxquels s’ajoutait le dollar et demi qu’on lui devait pour la journée du lundi. Il aurait vraisemblablement pu engager des poursuites et obtenir des dommages et intérêts pour sa blessure, mais il ignorait son droit et ce n’était évidemment pas l’entreprise qui allait le lui apprendre. Il passa toucher son dû et reprendre ses outils, qu’il mit en gage pour cinquante cents. De là, il se rendit chez sa logeuse, qui avait déjà donné sa place à un autre pensionnaire et n’en avait plus aucune de libre ; puis il passa à la pension où il prenait ses repas. La patronne l’examina de près et le questionna. Considérant qu’il ne pourrait certainement pas retravailler avant deux mois et qu’il n’avait été client que pendant six semaines, elle se refusa à courir le risque de le nourrir à crédit.
Jurgis se remit à rôder dans la ville. Il était en fâcheuse posture. Le froid était vif ; la neige, qui tombait dru, lui cinglait le visage. Il n’avait ni manteau, ni toit. Sa fortune se montait à deux dollars et soixante-cinq cents et il savait pertinemment qu’il ne pourrait rien gagner d’ici des mois. Même la neige ne lui serait plus d’aucune aide, maintenant que son bras gauche était en écharpe ; il ne pouvait que regarder avec envie ces hommes qui dégageaient les rues à coups de pelle énergiques ! Aucun espoir non plus de se faire engager ici ou là à charger des chariots. Même vendre des journaux ou porter des bagages était exclu : comment aurait-il pu se défendre contre ses concurrents ? Il n’y a pas de mots pour décrire la terreur qui l’envahit quand il prit la mesure de sa situation. Comme un animal blessé dans la forêt, il était contraint de mener une lutte contre des ennemis mieux armés que lui. On ne le ménagerait pas, on ne lui accorderait aucune faveur. Nul n’aurait à cœur de le secourir dans sa détresse, d’alléger son épreuve. Même pour mendier, il serait désavantagé, ainsi qu’il n’allait pas tarder à le découvrir.
Au début, son seul souci fut d’échapper au froid mordant. Il entra prendre un verre dans un bar qu’il fréquentait avant son accident. Grelottant, il s’approcha du poêle en attendant qu’on lui ordonnât de partir. Une règle tacite permettait au client qui avait réglé sa consommation de rester à l’intérieur pendant un temps déterminé, au-delà duquel il devait soit renouveler sa commande, soit vider les lieux. Étant un habitué de cet établissement, Jurgis aurait pu, ordinairement, s’attarder un peu plus longtemps. Mais on ne l’avait pas vu depuis deux semaines et tout montrait qu’il était désormais « dans la cloche ». Raconter son histoire et invoquer sa malchance ? Oui, il pouvait le faire, mais à quoi bon ? Par un temps pareil, un cafetier qui se laisserait aussi facilement apitoyer ne tarderait pas à voir son établissement envahi par une horde de clochards.
Jurgis changea de gargote et déboursa encore cinq cents. Mais là, tenaillé par la faim, il ne put résister à une assiette gratuite de ragoût de bœuf bien chaud, une faiblesse qui réduisit considérablement la durée du « séjour » autorisé. Quand, ici encore, on l’eut invité à partir, il s’achemina vers un café borgne du quartier de la « Levée », où il était quelquefois allé chercher une fille en compagnie d’une de ses connaissances, un Tchèque à l’œil chafouin. Jurgis espérait à tort que le patron lui permettrait de s’installer en qualité d’« appât ». En plein cœur de l’hiver, dans certains bars de seconde zone, les tenanciers acceptaient souvent de laisser s’asseoir près du feu un ou deux nécessiteux dépenaillés, couverts de neige ou trempés jusqu’aux os, qui devaient afficher un air pitoyable pour attirer la clientèle. L’ouvrier qui entrait, tout joyeux d’avoir terminé sa journée de travail, n’avait guère envie de boire son verre au nez et à la barbe de ce compagnon à la triste mine. Il interpellait l’homme sur sa chaise : « Eh bien, mon vieux ! Qu’est-ce qui va pas ? Tu es dans la mouise, on dirait ? » Le pauvre diable se mettait alors à raconter quelque histoire à faire pleurer et l’ouvrier l’invitait : « Allez ! Viens boire quelque chose. Ça te remontera peut-être le moral ! » Alors on trinquait et, si le clochard prenait une mine bien lamentable ou s’il avait suffisamment de « bagout », on reprenait une deuxième tournée. Pour peu que les deux compères soient originaires du même pays ou qu’ils aient vécu dans la même ville ou exercé le même métier, ils s’asseyaient à une table et passaient une heure ou deux à bavarder... Et le cafetier empochait un dollar. Ce stratagème peut paraître diabolique, mais comment reprocher au tenancier d’y recourir ? Il est confronté au même dilemme que ces fabricants contraints de tromper leurs clients sur la qualité de leur marchandise : si eux ne le font pas, leurs concurrents le feront. D’ailleurs, un patron de bar, à moins d’être aussi conseiller municipal, ne peut guère faire autrement que de s’endetter auprès des grosses brasseries et donc être en permanence menacé par la faillite.
Hélas, les « appâts » étant très nombreux sur le marché cet après-midi-là, Jurgis fut refusé. Le temps était exécrable. Le malheureux dut dépenser trente cents pour rester à l’abri jusqu’à la tombée de la nuit. Et les postes de police n’ouvraient pas avant minuit ! Heureusement, dans la dernière gargote où il se rendit, un des serveurs, qui le connaissait et avait de l’amitié pour lui, le laissa sommeiller à une table jusqu’au retour de son patron et, au moment où Jurgis sortait, lui donna un tuyau : dans une rue voisine, un revival était organisé ce soir-là avec des sermons et des chants. Des centaines de va-nu-pieds y assisteraient, histoire d’être au chaud et au sec.
Jurgis fila à l’adresse indiquée. Une pancarte annonçait l’ouverture des portes à sept heures trente. En attendant, il se mit à marcher, ou plutôt à courir dans les rues, se réfugiant de temps à autre sous un porche, puis repartant, puis s’abritant à nouveau. Lorsque l’heure arriva, il était presque entièrement gelé. Il se joignit à la foule qui se bousculait à l’entrée et, au risque de se démettre à nouveau le bras, parvint à se frayer un chemin jusqu’à un gros poêle.
À huit heures, la salle était comble. De quoi flatter les orateurs ! On se pressait sur les bas-côtés et on s’écrasait littéralement autour des portes. Sur le devant de l’estrade, une jeune femme jouait du piano. Derrière elle, trois messieurs d’âge respectable, vêtus de noir, entonnèrent un hymne. Puis l’un d’entre eux, un homme grand, très maigre, rasé de près, qui portait des lunettes noires, s’adressa à la foule. Si Jurgis entendit quelques bribes du discours, il le dut à la peur de s’endormir : il savait qu’il ronflait comme un sonneur et se faire jeter dehors par une nuit pareille équivalait à une condamnation à mort.
L’évangéliste parla de péché et de Rédemption, de la grâce infinie de Dieu et de Son indulgence pour les faiblesses humaines. L’homme s’exprimait avec ferveur et sincérité, mais Jurgis sentit la haine monter en lui. Que savait donc du péché et de la souffrance cet homme en habit de drap fin, avec son col soigneusement amidonné, qui était là, bien au chaud, le ventre plein et les poches gonflées d’argent ? Cet homme qui osait, de plus, sermonner des gens dont la vie était une lutte perpétuelle, pour qui les forces du mal étaient la faim et le froid ! Bien sûr, la réaction de Jurgis était injuste, mais ces prédicateurs étaient à mille lieues de la réalité dont ils parlaient ; ils étaient incapables de résoudre les difficultés matérielles du commun des mortels. D’ailleurs, ils en portaient partiellement la responsabilité : ils appartenaient à l’ordre établi, à cette classe possédante qui écrase et anéantit les travailleurs, qui affiche ses insolentes richesses. Parce qu’ils étaient bien logés, bien chauffés, bien nourris, bien vêtus et qu’ils avaient de l’argent, ils se croyaient autorisés à prêcher aux affamés et à exiger d’eux humilité et respect. Ils voulaient sauver des âmes ! Fallait-il être borné pour ne pas comprendre que le seul péché de ces âmes était de ne pouvoir assurer une existence décente à leur enveloppe charnelle !
À onze heures, la réunion prit fin. Les spectateurs s’en retournèrent dans la neige, moroses, maudissant dans leur barbe les quelques vendus qui étaient montés sur l’estrade pour faire pénitence. Le poste de police ne devait ouvrir ses portes que dans une heure. Jurgis n’avait pas de pardessus et était affaibli par son long séjour à l’hôpital. Cette heure d’attente faillit lui être fatale. Il dut courir à perdre haleine pour que son sang ne se fige pas dans ses veines. Quand il voulut revenir au commissariat, quelle ne fut pas sa surprise de trouver la rue bloquée par une foule de gens qui attendaient. On était alors au mois de janvier 1904. Le pays allait connaître sous peu, comme on le sait, des « temps difficiles » et, tous les jours, les journaux annonçaient de nouvelles fermetures d’usines. On estime à un million et demi le nombre d’ouvriers qui furent jetés sur le pavé cet hiver-là, si bien que tous les asiles que comptait la ville étaient bondés. Devant le poste de police, les hommes se battirent et s’entre-déchirèrent comme des bêtes sauvages pour entrer. Quand il fut plein, on ferma les portes, en laissant sur le trottoir la moitié des candidats, dont Jurgis, avec son bras malade. Il n’eut d’autre solution que de débourser encore dix cents pour un lit. Quel gâchis à cette heure avancée de la nuit ! Pourquoi avait-il donc perdu son temps à assister à la réunion et à errer dans les rues ? Il était déjà minuit et demi et, à sept heures tapantes, on lui signifierait promptement son congé : les planches qui faisaient office de grabats étaient conçues pour pouvoir être basculées... et les traînards se retrouvaient par terre !
Il ne s’agit là que du récit d’une seule journée. La vague de froid dura quatorze jours. À la fin du sixième, Jurgis n’avait plus un cent. Que faire, sinon mendier ?
Il se mettait à l’œuvre dès que la ville s’éveillait. Il sortait d’un café où il avait établi son quartier général et, après s’être assuré qu’aucun policier ne rôdait alentour, il abordait les passants qu’il pensait pouvoir apitoyer. Il leur racontait sa lamentable histoire et les suppliait de lui donner une petite pièce. En cas de succès, il filait se mettre au chaud dans son bistrot. Si la victime le voyait faire, elle se promettait de ne plus jamais rien donner à un mendiant, sans se demander quelle autre possibilité avait le malheureux ni ce qu’elle-même aurait fait à sa place. Dans le bar, Jurgis pouvait s’offrir, pour le même prix que dans n’importe quel restaurant, un repas plus copieux et de meilleure qualité, et avoir droit, par-dessus le marché, à un verre d’alcool pour se remonter. Il trouvait là, de surcroît, un siège confortable près du feu, où il pouvait se réchauffer tout en bavardant avec un camarade jusqu’à sa prochaine sortie. Et, surtout, il se sentait chez lui. Cela faisait partie du métier de cafetier que d’offrir un toit et de quoi boire aux nécessiteux en échange des bénéfices de leurs expéditions. Qui d’autre, dans toute la ville, était prêt à leur proposer la même offre ? La victime du mendiant peut-être... ?
On aurait pu croire que Jurgis avait tout pour réussir dans sa nouvelle carrière. Il sortait de l’hôpital et paraissait très mal en point. Il avait un bras invalide, ne portait pas de pardessus et grelottait à fendre l’âme. Mais hélas ! Il se trouvait dans la même situation que l’honnête commerçant acculé à la faillite par la concurrence déloyale des contrefacteurs. Jurgis n’était qu’un amateur maladroit au milieu de professionnels scientifiquement organisés. L’hôpital ? C’était une histoire éculée. Et comment fournir les preuves ? Il avait le bras en écharpe ? Stratagème si naïf que même un gamin n’aurait pas osé y recourir. La pâleur ? Les frissons ? Tous ses rivaux se grimaient et avaient longuement étudié l’art de claquer des dents de façon convaincante. Quant à l’absence de manteau, on aurait juré que certains de ses confrères ne portaient rien d’autre sur eux qu’une vieille loque trouée et un pantalon de coton, si l’on ne s’apercevait pas qu’ils avaient ingénieusement dissimulé sous leurs habits plusieurs couches de tricots en laine. Nombre de ces spécialistes de la mendicité habitaient avec leur famille dans des maisons douillettes et avaient des milliers de dollars en banque. Certains s’étaient retirés des affaires pour vivre de leurs rentes et s’occupaient seulement de parfaire le déguisement de leurs collègues et de former les enfants au métier. On trouvait des hommes qui s’étaient attaché les bras le long du corps et s’étaient fabriqué des moignons avec des chiffons bourrés dans leurs manches de veste ; ils louaient les services d’enfants malades pour tendre la sébile. Il y avait les culs-de-jatte qui se déplaçaient sur une planche à roulettes. D’autres encore, qui avaient le privilège d’être aveugles, se faisaient guider par d’adorables petits chiens. Les moins chanceux s’étaient mutilés ou brûlés volontairement, s’étaient fait d’affreuses plaies avec des produits chimiques. Le passant pouvait à tout moment se retrouver face à face avec un pauvre hère qui lui brandissait sous le nez un doigt décoloré et putréfié par la gangrène, ou qui exhibait des blessures sanguinolentes à peine dissimulées par des pansements noirs de crasse. Ces désespérés étaient le rebut des bas-fonds de la ville. La nuit, ils se cachaient dans les caves humides de vieilles maisons en ruine, ou dans des « débits de bière frelatée » et des fumeries d’opium, en compagnie de prostituées au dernier stade de la déchéance, naguère entretenues par des Chinois qui les avaient ensuite jetées à la rue où il ne leur restait plus qu’à mourir. Tous les jours, la police quadrillait le quartier et ramassait dans ses filets des centaines de ces exclus, hommes et femmes, qu’on emmenait à l’hôpital pénitentiaire, un enfer miniature, peuplé de monstres hideux aux visages bouffis et couverts de croûtes. Sous l’emprise de l’alcool, ils riaient, hurlaient, aboyaient comme des chiens, poussaient des cris de singes et se roulaient par terre, en proie à des crises de delirium tremens.