Pendant les premières semaines de l’hiver, la famille eut de quoi subvenir à ses besoins et fut même en mesure d’honorer ses traites. Mais lorsque la paye hebdomadaire de Jurgis tomba de neuf ou dix dollars à cinq ou six, ils se retrouvèrent sans argent devant eux. L’hiver se passa ainsi. Au printemps, ils étaient toujours aussi démunis, tirant le diable par la queue, vivant au jour le jour, sous la menace constante de la famine. Marija était au désespoir : il n’était toujours pas question d’une réouverture de la fabrique et ses économies fondaient à vue d’œil. Elle avait en outre dû renoncer temporairement à tout projet de mariage ; les membres de sa famille ne pouvaient en effet se passer d’elle et, en même temps, elle risquait fort de devenir très vite une charge pour eux. Quand son pécule serait épuisé, ils devraient lui assurer le gîte et le couvert en paiement des avances qu’elle leur avait consenties. Jurgis, Ona et Teta Elzbieta tenaient des conciliabules jusque tard dans la nuit. Rongés d’angoisse, ils essayaient de trouver comment faire face à ce surcroît de dépense sans se mettre la corde au cou.
Leur pauvre vie était donc ainsi faite que jamais ils ne pouvaient profiter d’un moment de répit ou espérer échapper, ne fût-ce qu’un instant, à leurs obsédants soucis d’argent. À peine s’étaient-ils sortis, comme par miracle, d’un mauvais pas, qu’une autre difficulté surgissait. À leurs épreuves physiques s’ajoutait donc une tension nerveuse incessante : à longueur de jour, et même de nuit parfois, ils étaient assaillis de craintes, dévorés d’angoisse. Pouvait-on appeler cela vivre ? Certes non. Exister peut-être, et encore... Ils méritaient mieux pour prix de leur labeur. Ils ne rechignaient pas à la besogne, tant s’en faut. Et, quand on se donne tellement de peine, n’est-il pas normal d’avoir au moins de quoi survivre ?
La liste des achats à faire et des frais imprévus semblait sans fin. Un jour, sous l’effet du gel, les canalisations de leur maison éclatèrent. Les hommes n’étaient pas là. Quand les femmes, dans leur ignorance, essayèrent de faire fondre la glace, ce fut l’inondation. La pauvre Elzbieta se précipita dans la rue en appelant au secours. Était-il possible d’arrêter les fuites ou bien étaient-ils définitivement ruinés ? Il s’avéra bientôt que, de toute façon, les conséquences financières de l’incident seraient catastrophiques. Le plombier leur demanda soixante-quinze cents de l’heure et autant pour son compagnon qui était resté là à le regarder, les bras ballants. Le temps passé incluait les multiples déplacements des deux ouvriers, qui firent payer aussi toute une série de fournitures et d’à-côtés. Une autre fois, alors qu’ils allaient régler leur terme de janvier, quel ne fut pas leur effarement quand l’agent leur demanda s’ils avaient pensé à l’assurance ! En réponse à leurs questions, il leur montra une clause du contrat stipulant qu’ils devaient souscrire une garantie de mille dollars pour leur logement dès que la police actuelle arriverait à expiration, c’est-à-dire dans quelques jours. La malheureuse Elzbieta (car ce fut elle encore qui prit le coup de plein fouet) voulut savoir combien cela leur coûterait. Sept dollars, lui répondit son interlocuteur. Le soir même, Jurgis se rendit à l’agence, la mine sombre et résolue, et pria le gérant d’être assez aimable pour lui dresser, une bonne fois pour toutes, la liste complète des frais qu’ils auraient à supporter. L’acte de vente étant à présent signé, les cachotteries étaient devenues inutiles, fit remarquer Jurgis du ton sarcastique qu’il avait adopté depuis qu’il était dans ce nouveau pays. Le gérant, que le Lituanien regardait dans le blanc des yeux, comprit qu’il ne servait à rien de perdre du temps en protestations de circonstance. Il lui lut le contrat. Jurgis et sa famille devaient renouveler la police d’assurance tous les ans, payer une dizaine de dollars d’impôts annuels plus les six dollars de la taxe sur l’eau (Jurgis se promit sur-le-champ de couper le compteur). C’était tout, hormis bien sûr les traites et les intérêts, sauf s’il venait à la municipalité l’idée d’installer le tout-à-l’égout ou de construire un trottoir. Oui, confirma l’agent, ils seraient obligés d’accepter ces aménagements, que cela leur plaise ou non, si la mairie en décidait ainsi. Un égout leur reviendrait environ à vingt-deux dollars, un trottoir à quinze dollars s’il était en bois et à vingt-cinq s’il était en asphalte.
Jurgis repartit. Il était malgré tout soulagé : mieux valait connaître l’étendue du mal, plutôt que d’être à nouveau pris au dépourvu. Il comprenait maintenant comment lui et ses compagnons s’étaient laissé berner. Mais ce qui était fait était fait, ils ne pouvaient plus reculer. La seule solution était d’aller de l’avant, de se battre pour gagner la partie. L’hypothèse même d’un échec était inconcevable.
La venue du printemps les délivra du froid qui les avait tant fait souffrir ; c’était déjà beaucoup. Qui plus est, ils allaient pouvoir économiser l’argent du chauffage. Hélas, ce fut précisément à ce moment-là que les ressources de Marija s’épuisèrent. Et la chaleur avait aussi ses inconvénients ; chaque saison comportait les siens à Packingtown. Au printemps, c’était la pluie froide qui transformait les rues en torrents et en marécages. La boue était tellement profonde que les chariots s’enfonçaient jusqu’aux moyeux et qu’une demi-douzaine de chevaux n’auraient pas suffi à les dégager. Bien sûr, il était impossible de se rendre au travail sans se mouiller les pieds, ce qui était particulièrement pénible pour des hommes aussi mal chaussés que mal vêtus, et l’était davantage encore pour les femmes et les enfants. Arrivaient ensuite les températures accablantes du milieu de l’été. Les chaînes d’abattage de Brown and Company, mal entretenues, devenaient un véritable enfer. Une fois, en une seule journée, trois ouvriers étaient tombés raides morts, terrassés par une insolation. Des ruisseaux de sang chaud s’écoulaient sans discontinuer et, sous le soleil de plomb, dans une atmosphère qu’aucun souffle d’air ne venait agiter, la puanteur était telle qu’elle aurait pu asphyxier n’importe qui. La chaleur faisait remonter des relents fétides accumulés au cours de générations successives d’ouvriers. De mémoire de travailleur, jamais les murs, ni la charpente, ni les piliers n’avaient été lessivés : les parois des salles étaient entièrement tapissées d’une épaisse croûte de déchets et d’immondices. Aux chaînes d’abattage, les hommes empestaient tellement qu’on les repérait à cinquante pieds de distance. Il était tout simplement exclu de rester propre. Même les plus méticuleux finissaient par y renoncer et se résignaient à mariner dans leur crasse. Les hommes n’avaient même pas d’endroit pour se laver les mains, de sorte qu’ils avalaient autant de sang que de nourriture quand ils prenaient leur repas de midi. Pendant le travail, il leur était aussi impossible qu’à des nouveau-nés de s’essuyer le visage. Cela peut paraître anodin, mais, lorsque la sueur qui leur coulait dans le cou se mettait à les chatouiller ou qu’une mouche venait tourner autour d’eux, ils étaient à la torture, comme si on les brûlait vifs. Par temps de canicule, sans qu’on pût savoir si le fléau était dû aux abattoirs proprement dits ou aux décharges avoisinantes, les mouches s’abattaient sur Packingtown comme une des sept plaies d’Égypte. C’était indescriptible. Les murs des maisons en étaient noirs. Impossible d’y échapper. Même avec des moustiquaires placées sur toutes les ouvertures, on entendait, à travers, leur bourdonnement de ruche. Dès qu’on ouvrait une porte, les insectes, comme poussés par un ouragan, s’engouffraient à l’intérieur.
Peut-être l’été évoque-t-il pour vous des images de campagne, de prés verdoyants, de montagnes et de lacs scintillant sous le soleil ? Mais il ne suggérait rien de tel au peuple de Packingtown. La formidable mécanique continuait à tourner impitoyablement, indifférente aux vertes prairies. Les hommes, les femmes, les enfants, qui tous en constituaient les rouages, n’apercevaient jamais la moindre verdure, pas même la moindre fleur. À quatre ou cinq miles à l’est, s’étendaient les eaux bleues du lac Michigan. Mais celui-ci aurait-il été situé dans l’océan Pacifique, à des milliers de miles de là, que les habitants de Packingtown n’auraient pas vu la différence. Quand arrivait le dimanche, leur seul jour de liberté, ils étaient trop fatigués pour aller se promener. Ils étaient enchaînés pour la vie à cette gigantesque machine qu’étaient les conserveries. Administrateurs, chefs de service, employés de bureau, aucun d’entre eux, à Packingtown, n’était recruté parmi les ouvriers. Ils étaient issus d’une autre classe, et même les plus mal payés méprisaient les travailleurs manuels. Ainsi, un pauvre diable de comptable qui, après vingt ans passés chez Durham and Company avec un salaire hebdomadaire de six dollars, risquait fort de travailler encore vingt ans sans obtenir d’augmentation, se prenait-il cependant pour un « monsieur ». Il se sentait aussi éloigné de l’ouvrier le plus qualifié de la chaîne d’abattage que s’il avait vécu sur une autre planète. Il s’habillait différemment, habitait dans un autre quartier, commençait sa journée plus tard, bref s’efforçait par tous les moyens de ne jamais côtoyer un travailleur manuel. Peut-être était-ce dû à la nature rebutante des besognes demandées aux ouvriers. En tout état de cause, les gens qui gagnaient leur vie avec leurs mains formaient une classe à part et on ne se privait pas de le leur faire sentir.
À la fin du printemps, la fabrique de boîtes de conserve rouvrit ses portes. Marija se remit à chanter tandis que le violon de Tamoszius se faisait moins mélancolique. Cet intermède ne dura cependant qu’un ou deux mois. Une terrible catastrophe s’abattit à nouveau sur la Lituanienne. Un an et trois jours exactement après qu’elle eut commencé à peindre des boîtes, elle perdit son travail.
C’était une longue histoire. Selon Marija, ses malheurs ne pouvaient venir que de ses activités dans le syndicat. Les patrons ne se contentaient pas de placer des espions dans toutes les organisations ouvrières ; ils soudoyaient aussi les cadres qui pouvaient leur être utiles. Ils recevaient ainsi toutes les semaines des rapports sur ce qui se passait et étaient souvent au courant des décisions prises bien avant les syndiqués eux-mêmes. Toute personne qu’ils considéraient comme dangereuse ne tardait pas à remarquer que son contremaître la regardait d’un mauvais œil. Marija n’avait pas été la dernière à aller haranguer les immigrés de l’usine. Quoi qu’il en soit, les faits étaient là : quelques semaines avant la fermeture de la fabrique, quand elle était allée toucher son salaire, on l’avait flouée du compte de trois cents boîtes. Dans l’atelier, les ouvrières étaient assises à une longue table et une femme passait derrière elle, un carnet et un crayon à la main, pour faire le relevé des pièces réalisées par chacune. Il arrivait à cette contrôleuse, comme à tout être humain, de se tromper, mais, dans ce cas, jamais elle ne revenait sur la décision initiale. Si, à la fin de la semaine, vous ne touchiez pas votre dû, c’était tant pis pour vous. Marija, qui ne l’entendait pas de cette oreille, fit un scandale. Personne, jusque-là, n’avait vraiment prêté attention à ses protestations. Tant qu’elle ne parlait que lituanien et polonais, ses explosions de colère ne tiraient pas à conséquence ; ses collègues riaient et Marija pleurait. Mais maintenant qu’elle était capable d’invectiver son monde en anglais, elle s’attira bientôt l’hostilité de la surveillante responsable du litige. Celle-ci se mit alors à accumuler les erreurs, de façon délibérée à en croire Marija. En tout état de cause, il y avait bel et bien des inexactitudes et, à la troisième manigance, Marija déterra la hache de guerre et s’en fut trouver la contremaîtresse ; sans résultat. Audace inconcevable, elle s’adressa alors au chef de service qui promit de s’occuper d’elle. Marija en déduisit qu’il allait intervenir pour qu’on lui règle ce qu’on lui devait. Trois jours passèrent. Elle retourna le voir. Cette fois-ci, l’homme fronça le sourcil en lui déclarant qu’il avait d’autres chats à fouetter. Lorsque Marija, passant outre aux conseils et avertissements de ses camarades, revint à la charge, il se mit en colère et lui ordonna de regagner son poste. Que s’était-il passé ensuite ? Marija n’en avait pas un souvenir très précis, mais, l’après-midi même, la contremaîtresse l’informait que l’on n’aurait plus besoin de ses services. Marija aurait-elle reçu un coup sur la tête qu’elle n’aurait pas été plus abasourdie. D’abord, elle n’en crut pas ses oreilles. Puis elle piqua une rage, tempêta qu’elle continuerait à venir malgré tout, que cette place n’était à personne d’autre. Finalement, elle s’assit par terre au beau milieu de la pièce, en sanglotant éperdument.
La leçon fut rude. Marija avait été trop têtue ! Que n’avait-elle écouté les conseils des personnes avisées ? La prochaine fois, elle saurait où était sa place, comme le lui assena la contremaîtresse. Marija quitta donc la fabrique et l’existence de la famille fut à nouveau en péril.
Le moment était particulièrement mal choisi. Ona devait accoucher sous peu et Jurgis essayait par tous les moyens de mettre de l’argent de côté en prévision de cet événement. Il avait entendu toutes sortes d’histoires effroyables sur le compte des sages-femmes qui, à Packingtown, prolifèrent comme de la vermine. Il était résolu à ce que sa femme eût affaire à un médecin. Jurgis pouvait se montrer extrêmement opiniâtre, comme il le prouva en cette occasion, au grand scandale des femmes de la famille qui estimaient inconvenant de recourir à un homme en de telles circonstances. C’était à elles de s’occuper de ces choses-là. Le moins cher des praticiens leur demanderait quinze dollars et peut-être davantage quand il leur présenterait la note. N’importe ! Jurgis paierait, dût-il pour cela se priver de manger en attendant !
Marija ne possédait plus que vingt-cinq dollars environ. Jour après jour, elle déambulait dans le quartier, suppliant qu’on lui donnât du travail, mais sans plus aucun espoir d’en trouver. Quand elle avait le moral, elle était de taille à abattre le même travail qu’un homme robuste. Mais le découragement la laissait sans énergie. C’était pitié de la voir lorsqu’elle rentrait le soir. La pauvre ! Elle avait compris la leçon cette fois, plutôt deux fois qu’une ! Toute la famille aussi d’ailleurs. Ils savaient maintenant qu’une place à Packingtown, on s’y accroche, quoi qu’il advienne.
Pendant quatre semaines et demie Marija battit le pavé. Il va de soi qu’elle ne versait plus sa cotisation au syndicat. À quoi bon ? Elle se traitait d’imbécile pour s’être un jour laissé convaincre d’y adhérer. Elle commençait à se résigner à sa situation lorsqu’on lui conseilla de tenter sa chance dans une autre fabrique de conserves. Elle y fut engagée comme « apprêteuse » de carcasses de bœuf. Le contremaître, ayant remarqué qu’elle était musclée comme un homme, remplaça le titulaire du poste par Marija, pour un salaire presque inférieur de moitié à celui de l’ouvrier précédent.
À son arrivée à Packingtown, Marija aurait dédaigné cette besogne, qui consistait à préparer les carcasses de ces bêtes malades dont Jurgis avait entendu parler quelque temps auparavant. Elle était enfermée dans une salle où ne pénétrait que rarement la lumière du jour. Les chambres froides étant situées à l’étage au-dessous et les cuisines au-dessus, elle avait les pieds gelés, mais si chaud à la tête qu’il lui arrivait de suffoquer. Elle découpait chaque jour des centaines de kilos de viande, debout de l’aube jusque tard dans la nuit, chaussée de lourdes bottes, pataugeant dans les flaques d’un sol toujours humide ; tantôt menacée de chômage lorsque l’activité ralentissait, tantôt contrainte de travailler si dur, lors des périodes de coup de feu, qu’elle tremblait de tout son corps, n’arrivait plus à tenir son couteau gluant et risquait à tout moment de s’infliger une blessure mortelle. Telle était sa nouvelle vie. Mais Marija était un véritable cheval ; elle riait de son sort et s’attelait à la tâche. Elle pourrait à nouveau payer sa pension et tenir sa famille à l’abri du besoin. Quant à Tamoszius... eh bien ! Ils attendaient depuis si longtemps déjà, ils pouvaient attendre encore un peu. Son salaire à lui ne suffirait pas à les faire vivre tous les deux et elle n’osait obliger la famille de Jurgis à se passer du sien. Tamoszius pourrait lui rendre visite et s’asseoir avec elle dans la cuisine en lui tenant la main ; il devrait se contenter de ces satisfactions platoniques. Mais les airs qu’il jouait sur son violon devenaient chaque jour un peu plus passionnés, un peu plus déchirants. Marija les écoutait, mains jointes, joues humides, frémissant de tout son corps. Elle entendait dans ces mélodies plaintives les cris de nouveau-nés qui la réclamaient pour mère.
Le coup qu’avait encaissé Marija était arrivé à point pour éviter à Ona une déconvenue analogue. Elle aussi, encore plus que sa cousine, avait des raisons de se plaindre de ses conditions de travail. Elle était loin de tout raconter chez elle, par crainte des réactions de son mari. Depuis longtemps, Ona s’était aperçue que sa contremaîtresse, Mlle Henderson, ne l’aimait pas. Elle crut tout d’abord que cette hostilité était due au congé qu’elle avait naïvement sollicité pour son mariage. Puis elle entrevit une autre explication : elle n’offrait jamais de petits cadeaux à Mlle Henderson. Or celle-ci, selon la rumeur, en acceptait volontiers et accordait mille et une faveurs aux ouvrières qui lui en faisaient. Mais Ona finit par comprendre que la raison était bien pire que ce qu’elle avait imaginé. Mlle Henderson était nouvelle dans l’usine, et il fallut quelque temps avant de savoir qui elle était réellement. On découvrit que c’était une femme entretenue, ancienne maîtresse de l’un des chefs de service du bâtiment. Il l’avait placée là, semble-t-il, pour la faire tenir tranquille, sans y parvenir tout à fait cependant, puisqu’on avait pu les entendre se disputer à une ou deux reprises. C’était une vraie harpie et son atelier se transforma bientôt en un chaudron de sorcière. Certaines ouvrières étaient de la même espèce, toujours prêtes à lui faire leur cour, à la flagorner, à colporter des histoires sur leurs collègues. Le terrain était prêt : les furies pouvaient se déchaîner. Pour comble d’horreur, la contremaîtresse habitait un hôtel mal famé du centre-ville, avec un Irlandais du nom de Connor, un rustre au teint cuivré responsable de l’équipe de chargement à l’extérieur du bâtiment, qui se permettait des libertés avec les ouvrières sur le chemin de l’usine. Lors des périodes de chômage, certaines d’entre elles rejoignaient Mlle Henderson dans cette maison. Sans exagérer, on peut dire qu’elle gérait ainsi deux lieux à la fois, l’un chez Brown, l’autre en ville. Il lui arrivait de mettre à la porte des femmes honnêtes pour les remplacer par certaines de ses pensionnaires de mauvaise vie. Dans cet atelier, il était impossible d’oublier totalement l’existence de l’hôtel. Des effluves vous en parvenaient, de la même façon que, la nuit, les soudaines bourrasques de vent apportent sur tout Packingtown des bouffées de graillon. Toutes sortes de potins circulaient sur cette maison ; les ouvrières, assises face à face, se les racontaient avec force clins d’œil. Si elle n’avait pas craint de mourir de faim, Ona ne serait pas restée un seul jour dans un tel endroit. D’ailleurs, chaque soir, elle se demandait si elle aurait le courage d’y retourner le lendemain. Elle comprenait à présent la vraie raison de l’animosité de Mlle Henderson à son égard : Ona était une femme mariée et respectable. Et c’était pour ce même motif que les commères et les lécheuses de bottes la détestaient et s’ingéniaient à lui rendre la vie infernale.
Mais, à Packingtown, une jeune fille ne pouvait se permettre d’être trop regardante si elle voulait trouver une place. Il n’existait aucune usine, aucun atelier, où une prostituée ne fût pas mieux considérée qu’une femme comme il faut. La population de Packingtown était essentiellement constituée de prolétaires, étrangers pour la plupart, des crève-la-faim dont la survie dépendait d’hommes bestiaux et sans scrupules qui n’avaient rien à envier aux négriers d’autrefois. Dans ces conditions, l’immoralité était tout aussi inévitable, tout aussi répandue que du temps de l’esclavage proprement dit. Il ne se passait pas de jours sans que des actes inqualifiables se produisissent à Packingtown. Tout le monde trouvait cela normal. Seulement, ce n’était pas aussi visible qu’à l’époque de l’esclavagisme, car il n’y avait pas, entre maîtres et esclaves, de différence de couleur.
Un matin, Ona garda le lit et Jurgis, comme il se l’était mis en tête, fit venir le médecin. Elle accoucha sans difficulté d’un superbe garçon. On avait du mal à imaginer que cet énorme bébé pût être le fils de cette petite femme frêle. Jurgis, incapable de croire à pareil miracle, restait des heures entières à considérer cet étranger.
Cette naissance fut un événement décisif dans la vie de Jurgis. C’était maintenant sans appel : il était père de famille. Ses dernières tentations d’aller dans les bars et d’y passer des soirées entre hommes s’évanouirent. Aussi curieux que cela puisse paraître, lui qui ne s’était jamais intéressé aux bébés auparavant ne connaissait pas de plus grand plaisir que de s’asseoir à côté de son fils et de le contempler. Évidemment ce nourrisson n’était pas du tout comme les autres ! Il avait de petits yeux noirs pétillants, la tête couverte de bouclettes noires. Tout le monde assurait qu’il était le portrait craché de son père. Jurgis trouvait cela stupéfiant. Que ce minuscule petit bout d’homme soit arrivé sur terre ainsi était déjà déconcertant en soi ; mais qu’en plus, son nez soit une réplique caricaturale du sien, voilà qui tenait tout simplement du prodige.
Peut-être, se disait Jurgis, cette ressemblance était-elle un signe destiné à lui faire comprendre que c’était là son enfant, leur enfant, à lui et à Ona, et qu’ils devraient veiller sur lui tout au long de son existence. Jurgis n’avait jamais rien possédé d’aussi fascinant ; un bébé était vraiment un bien merveilleux. Il grandirait, deviendrait un homme, avec une âme, une personnalité, une volonté propre ! À longueur de temps, Jurgis retournait dans sa tête ces pensées qui, étrangement, l’exaltaient et le tourmentaient tout à la fois. Il était merveilleusement fier du petit Antanas. Il se montrait curieux de tout ce qui le touchait : la toilette, l’habillage, les repas, le coucher. Il posait toutes sortes de questions absurdes. Les jambes du petit n’étaient-elles pas anormalement courtes ? Il mit un certain temps avant d’être rassuré.
Malheureusement, Jurgis avait très peu de temps à consacrer à son fils. Les chaînes qui l’entravaient ne lui avaient jamais paru aussi lourdes. Quand il rentrait le soir, le bébé dormait et c’était un pur hasard s’il se réveillait avant que son père n’aille se coucher. Le matin, Jurgis était trop pressé pour songer au nourrisson. Ne restait donc que le dimanche. Pour Ona, la situation était encore plus insupportable. De l’avis du médecin, elle aurait dû, pour la santé de l’enfant et la sienne propre, rester à la maison à allaiter. Mais Ona devait aller travailler et laisser le petit à Teta Elzbieta, qui le nourrissait avec ce poison bleuâtre que l’épicier du coin appelait du lait. Les couches d’Ona ne lui coûtèrent que le salaire d’une seule semaine. Elle insista pour retourner à l’atelier le lundi suivant, et tout ce que Jurgis réussit à obtenir fut de la convaincre de faire le trajet en tramway, pendant que lui courrait derrière le véhicule pour la rejoindre à l’arrivée et lui donner le bras le reste du chemin. Après, ce ne serait rien, disait Ona. Ce n’était pas fatigant de demeurer assise toute la journée à coudre des jambons. Et puis, si elle s’absentait plus longtemps, l’horrible contremaîtresse risquait de mettre quelqu’un à sa place. Ce serait une véritable catastrophe maintenant qu’il y avait le bébé ! Tous devraient faire des efforts supplémentaires. C’était une lourde responsabilité ; il ne fallait pas que l’enfant connaisse la même vie qu’eux. Telle avait d’ailleurs été la première réaction de Jurgis à la naissance de son fils. Il avait serré les poings, plein d’une ardeur nouvelle, et s’était préparé au combat à mener pour défendre cet embryon d’existence humaine.
Ona retourna donc chez Brown. On la reprit et elle évita ainsi la perte d’une semaine de salaire. Mais, du coup, elle contracta quelques-unes de ces myriades d’affections que les femmes regroupent sous le terme de « métrite ». Elle ne recouvra jamais la santé. Les mots manquent pour expliquer tout ce qu’elle ressentit alors. La punition était tellement disproportionnée en regard de l’imprudence commise que jamais, ni elle ni personne ne fit le lien entre la cause et l’effet. La « métrite », pour Ona, n’était pas une maladie qui concernait la médecine et nécessitait un traitement ou une opération. Ces recours étaient inutiles lorsqu’on souffrait simplement de migraines, de douleurs dans le dos, de dépression, de langueur ou de névralgies par temps de pluie. À Packingtown, la majorité des ouvrières présentaient les mêmes symptômes, pour la même raison. Aucune ne considérait qu’il y avait lieu de consulter un médecin. Ona se contentait d’essayer des remèdes, les uns après les autres, au fur et à mesure qu’on lui en recommandait. Comme tous étaient à base d’alcool ou d’excitants, elle en ressentait des effets bénéfiques au moment où elle les prenait. Elle courait ainsi après une chimère qui se dérobait sans cesse à elle ; Ona ne guérirait pas parce qu’elle était trop pauvre.