Chapitre 3

En sa qualité de marchand de plats cuisinés, Jokubas Szedvilas comptait, parmi ses nombreuses connaissances, un des membres de la police privée engagée par l’entreprise Durham pour, entre autres tâches, sélectionner les ouvriers à recruter. Jokubas n’avait jamais eu recours à cette relation, mais il prétendait que, par cet intermédiaire, il pouvait à coup sûr faire embaucher ses amis. Après en avoir discuté avec la famille, il décida qu’il ferait une tentative dans ce sens en faveur du vieil Antanas et de Jonas. Jurgis, quant à lui, était sûr de pouvoir trouver du travail par ses propres moyens, sans l’aide de personne.

Comme nous l’avons vu, il ne se trompait pas. Il s’était rendu à l’entrée de Brown and Company et, au bout d’une demi-heure à peine, un des contremaîtres avait remarqué cet individu qui dépassait tous les autres par sa stature et lui avait fait signe. Leur entretien avait été bref et sans ambages.

« Tu parles anglais ?

— Non. Li-tu-a-nien. » (Jurgis s’était entraîné à prononcer ce mot.)

« Travail ?

— Je. » (Hochement affirmatif de la tête.)

« Déjà travaillé ici ?

— Pas comprendre. »

(Gesticulations diverses du contremaître. Dénégations énergiques de la part de Jurgis.)

« Ramasser les boyaux ?

— Pas comprendre. » (Autres signes négatifs de la tête.)

« Zarnos. Pagaiksztis. Szluota !1 » (Mime du contremaître.)

« Je.

— Tu vois la porte ? Durys ? » (Doigt tendu dans cette direction.)

« Je.

— Demain, sept heures. Compris ? Rytoj ! Prieszpietys ! Septyni !2

— Dekui, tamistai ! » (Merci, monsieur.)

Ce fut tout. Jurgis tourna les talons. Tout à coup, il prit conscience de ce qui venait de se passer : il avait gagné ! Il sauta sur place en poussant des hurlements, puis partit en courant. Il avait du travail ! Du travail ! Il fila ventre à terre jusqu’à chez lui où il fit irruption comme un ouragan, à la grande colère des nombreux pensionnaires qui venaient de se coucher après leur service de nuit.

Pendant ce temps, Jokubas était allé voir son ami policier, qui s’était montré encourageant. Toute la famille était donc en liesse. Comme il ne restait plus rien à faire ce jour-là, Jokubas laissa la boutique à la garde de sa femme Lucija et emmena ses amis faire le tour de Packingtown. Il avait tout du propriétaire terrien faisant visiter son domaine à un groupe de touristes. Il habitait le quartier depuis des lustres et tirait une grande fierté de toutes les transformations merveilleuses qu’il avait vues s’accomplir sous ses yeux. Le terrain appartenait aux conserveries, mais Jokubas, lui, revendiquait la propriété du paysage, et cela personne ne pouvait le lui dénier.

 

Ils s’engagèrent dans la rue passante qui menait aux abattoirs. Comme on était encore en début de matinée, il régnait une intense activité. Par l’entrée principale, se déversait un flot régulier d’employés ; à cette heure-là, on ne voyait entrer que les salariés qui occupaient des fonctions nobles, tels les commis et les sténographes. Pour le transport des femmes, il y avait de grandes voitures tirées par deux chevaux, qui partaient au galop dès que le plein était fait. Dans le lointain, on entendait à nouveau un grondement, comme l’appel d’un océan : c’étaient les meuglements diffus du bétail. Cette fois-ci, Jurgis et ses compagnons se dirigèrent dans cette direction, aussi impatients que des enfants apercevant une ménagerie de cirque, ce à quoi, soit dit en passant, la scène ressemblait fort. Après avoir traversé les voies ferrées, ils se trouvèrent dans une rue longée de chaque côté par des parcs à bestiaux. Ils auraient aimé s’arrêter pour regarder, mais Jokubas les poussa vers un escalier qui conduisait à une galerie d’où on dominait l’ensemble des lieux. De là, haletants d’émotion, ils purent contempler le spectacle tout à loisir.

Les abattoirs couvraient une surface de plus d’un mile carré, dont la moitié au moins était occupée par les parcs, qui s’étalaient à perte de vue, du nord au sud. Et tous étaient pleins. Personne n’aurait pu imaginer qu’il existât autant de bovins sur terre. Il y en avait des roux, des noirs, des blancs, des blonds, des vieux et des jeunes ; des mâles puissants qui beuglaient et de jeunes veaux d’une heure à peine, des vaches laitières au doux regard et de féroces taureaux du Texas aux longues cornes. Le vacarme était tel qu’on avait l’impression que toutes les fermes de l’univers étaient regroupées là. Compter les bêtes ? Il ne fallait pas y songer ; la journée aurait tout juste suffi à dénombrer les enclos. Ici et là, de longues allées sillonnaient l’enceinte, coupées à intervalles réguliers par des barrières, vingt-cinq mille au total, comme le leur expliqua Jokubas qui, quelque temps auparavant, avait lu un article de journal truffé de ce genre de statistiques. Il était très fier de ses renseignements et des exclamations ébahies de ses amis. Jurgis aussi éprouvait un peu de cet orgueil. Ne venait-il pas de trouver du travail ici, et ne participait-il pas de ce fait à toute cette activité ? N’était-il pas devenu un rouage de cette fabuleuse machine ?

Dans les allées, des hommes bottés et armés de longs fouets galopaient à dos de cheval, sans relâche, s’interpellant entre eux ou apostrophant les bouviers qui conduisaient le bétail. Parmi ces cavaliers il y avait des toucheurs et des éleveurs venus du fin fond des États-Unis ; ou bien encore des courtiers, des négociants et des acheteurs au service de toutes les grosses conserveries du pays. Ils s’arrêtaient de temps en temps pour examiner un lot de bêtes ; s’ensuivaient de brefs pourparlers, rondement menés. L’acheteur acquiesçait de la tête ou abaissait son fouet pour signifier que l’affaire était conclue. Dans un carnet, il ajoutait cette transaction aux centaines d’autres qu’il avait réalisées ce matin-là. D’un geste de la main, Jokubas désigna ensuite l’énorme bascule où on menait le bétail pour la pesée. Sa capacité était de cent mille livres et elle enregistrait automatiquement le résultat. La famille se trouvait près de l’entrée est. Là, le long du mur d’enceinte, couraient les voies ferrées par où arrivaient, à longueur de nuit, les convois de bestiaux. Pour le moment les parcs étaient complets, mais ce soir ils seraient tous vides et le cycle recommencerait.

« Que vont devenir toutes ces bêtes ? s’écria Teta Elzbieta.

— D’ici la fin de la journée, répondit Jokubas, elles seront toutes tuées et dépecées. Là-bas, derrière les conserveries, il y a d’autres voies ferrées prévues pour leur expédition. »

Les abattoirs disposaient de deux cent cinquante miles de rails, continua leur guide improvisé. Chaque jour, on y convoyait environ dix mille bovins, autant de cochons et cinq mille moutons, c’est-à-dire que tous les ans huit à dix millions d’animaux vivants étaient transformés ici en denrées comestibles. Au bout d’un certain temps, l’observateur attentif finissait par se faire une idée du parcours suivi par cette marée animale. On dirigeait d’abord les troupeaux vers des passerelles de la largeur d’une route, qui enjambaient les parcs et par lesquelles s’écoulait un flux continuel d’animaux. À les voir se hâter vers leur sort sans se douter de rien, on éprouvait un sentiment de malaise : on eût dit un fleuve charriant la mort. Mais nos amis n’étaient pas poètes et cette scène ne leur évoquait aucune métaphore de la destinée humaine. Ils n’y voyaient qu’une organisation d’une prodigieuse efficacité. Les plans inclinés réservés aux cochons partaient du niveau du sol pour atteindre le sommet des hauts bâtiments qui se dressaient au loin. Jokubas expliqua que les porcs y progressaient seuls, sans aucune aide mécanique, et qu’ensuite, par le simple effet de la gravité, ils redescendaient en franchissant toutes les étapes nécessaires à leur transformation en viande.

« Rien ne se perd ici », expliqua le guide. Puis il partit d’un éclat de rire en ajoutant une plaisanterie que ses amis, dans leur naïveté et à son grand plaisir, crurent être de lui. « On utilise tout dans le cochon, sauf son cri. » Devant le bâtiment de l’Administration centrale de Brown and Company pousse un petit carré d’herbe, dont il faut que vous sachiez qu’il constitue la seule parcelle de verdure à Packingtown. De même, le trait d’esprit de Jokubas, un classique du répertoire des guides, est la seule et unique touche d’humour que vous trouverez ici.

Quand Jurgis et ses compagnons se furent lassés de regarder les parcs, ils se dirigèrent vers le cœur du complexe, là où s’élevait un imposant bloc de bâtiments en briques dont tous les murs, souillés par d’innombrables couches de suie, étaient couverts de réclames peintes. En les voyant, le visiteur prenait tout à coup conscience qu’il était arrivé à l’origine de bien de ses tourments quotidiens. Là, on produisait ces denrées vantées sans trêve par les panneaux qui défiguraient le paysage quand il voyageait, les annonces qui lui accrochaient le regard lorsqu’il lisait les journaux et les magazines, les stupides petites rengaines musicales qui lui trottaient dans la tête sans qu’il pût s’en débarrasser, les affiches aux couleurs criardes placées en embuscade à chaque coin de rue. De là provenaient les Jambons et le Bacon Impérial Brown, le Bœuf Accommodé Brown, les Saucisses Excelsior Brown ! Là était installé le quartier général du Saindoux Cent pour Cent Pur Porc Durham, du Bacon du Matin Durham, du Bœuf en Boîte Durham, des Terrines de Jambon, des Poulets Grillés aux Épices, des Engrais Supérieurs Durham !

Dans le hall de Durham and Company, attendait un autre groupe de touristes, qu’un guide accompagna bientôt visiter les lieux. Les industriels, en quête permanente de publicité, tiennent beaucoup à présenter leurs installations aux étrangers. Mais ponas Jokubas insinua à voix basse que les patrons ne montraient que ce qu’ils voulaient bien laisser voir.

Ils grimpèrent cinq ou six étages, par des escaliers extérieurs, jusqu’au sommet du bâtiment, là où débouchait la passerelle avec sa marée de porcs qui, patiemment mais péniblement, accomplissaient leur ascension. Une plate-forme était aménagée pour les laisser récupérer de leurs efforts, avant qu’ils ne pénètrent par un autre passage dans l’endroit d’où aucun d’entre eux ne reviendrait jamais.

C’était une salle longue et étroite, parcourue sur un côté par une galerie réservée aux spectateurs. À l’entrée, se dressait une immense roue en fer d’environ vingt pieds de circonférence, avec des anneaux fixés sur le pourtour. De part et d’autre de celle-ci, au niveau du sol, les porcs venaient terminer leur périple dans un espace exigu prévu à cet effet. Un grand Noir vigoureux se tenait torse nu au milieu du troupeau. Pour le moment il se reposait, car la roue était à l’arrêt pendant que des ouvriers la nettoyaient. Mais, au bout d’une ou deux minutes, elle se remit lentement en mouvement et, à ce signal, les hommes qui étaient de chaque côté reprirent immédiatement leur tâche. Ils attachèrent l’extrémité d’une chaîne autour de la jambe du cochon le plus proche et accrochèrent l’autre bout à l’un des anneaux de la roue. Celle-ci étant en rotation, l’animal fut brutalement soulevé de terre.

Au même moment, les spectateurs sursautèrent d’effroi, les femmes pâlirent en se reculant : un cri atroce venait de leur percer les oreilles. Il fut suivi par un autre, plus fort et plus angoissant encore. Le cochon avait entamé un voyage sans retour. Une fois parvenu au sommet de la roue, il fut aiguillé sur un rail et traversa la pièce, suspendu dans le vide. Pendant ce temps, on hissait un autre de ses congénères, puis un deuxième, puis un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils forment deux rangées. Les animaux ainsi pendus par une patte se débattaient frénétiquement en couinant. Le vacarme était effroyable, à vous déchirer les tympans. La salle n’allait-elle pas exploser, les murs et les plafonds s’effondrer ? Cris aigus et graves, grognements, gémissements de souffrance, tout se mêlait. Après quelques instants d’accalmie, le tumulte reprenait de plus belle et s’enflait encore jusqu’à atteindre un paroxysme assourdissant. C’était plus que n’en pouvaient supporter certains des visiteurs. Les hommes échangeaient des regards en riant nerveusement ; les femmes se figeaient, les mains crispées, le visage congestionné, les larmes aux yeux.

Mais, en contrebas, les ouvriers, indifférents à ces réactions, continuaient ce qu’ils avaient à faire. Ni les vociférations des bêtes, ni les pleurs des humains ne les troublaient. Ils accrochaient les cochons un par un, puis, d’un coup de lame rapide, les égorgeaient. Au fur et à mesure de la progression des bêtes, les cris diminuaient en même temps que le sang et la vie s’échappaient de leur corps. Enfin, après un dernier spasme, elles disparaissaient dans une gerbe d’éclaboussures à l’intérieur d’une énorme cuve d’eau bouillante.

Ce processus était si méthodique qu’il en était fascinant. On assistait à la fabrication mécanique, mathématique de la viande de porc. Pourtant, les personnes les plus terre à terre ne pouvaient s’empêcher d’avoir une pensée pour ces cochons, qui venaient là en toute innocence, en toute confiance. Leurs protestations avaient un côté si humain ! Elles étaient tellement justifiées ! Ces bêtes n’avaient rien fait pour mériter ce sort. C’était leur infliger une blessure non seulement physique mais morale que de les traiter de cette façon, de les pendre ainsi, avec ce froid détachement, sans même un semblant d’excuse, sans la moindre larme en guise d’hommage. Certes il arrivait à l’un ou l’autre des visiteurs de pleurer, mais cette machine à tuer continuait imperturbablement sa besogne, qu’il y ait ou non des spectateurs. C’était comme un crime atroce perpétré dans le secret d’un cachot, à l’insu de tous et dans l’oubli général.

On ne pouvait demeurer longtemps devant ce spectacle sans être porté à philosopher, à y voir des symboles et des métaphores, à entendre dans les cris de ces porcs la plainte déchirante de l’univers. Pouvait-on croire qu’il n’y eût nulle part sur terre ou dans le ciel un paradis, où les cochons seraient payés de toutes leurs souffrances ? Chacun d’entre eux était un être à part entière. Il y en avait des blancs, des noirs, des bruns, des tachetés, des vieux et des jeunes. Certains étaient efflanqués, d’autres monstrueusement gros. Mais ils jouissaient tous d’une individualité, d’une volonté propre ; tous portaient un espoir, un désir dans le cœur. Ils étaient sûrs d’eux-mêmes et de leur importance. Ils étaient pleins de dignité. Ils avaient foi en eux-mêmes, ils s’étaient acquittés de leur devoir durant toute leur vie, sans se douter qu’une ombre noire planait au-dessus de leur tête et que, sur leur route, les attendait un terrible Destin. Et voilà qu’il s’abattait sur eux et les saisissait par les pattes. Il était implacable, impitoyable, insensible à leurs protestations et à leurs hurlements. Il exerçait sur eux sa cruelle volonté comme si leurs désirs et leurs sentiments n’existaient tout simplement pas. Il leur tranchait la gorge et les regardait agoniser. N’y avait-il vraiment pas, quelque part, un dieu des pourceaux pour qui chaque porc aurait une personnalité propre, précieuse, pour qui ces cris et ces tourments auraient un sens ? Qui donc les prendrait dans les bras pour les consoler ? Qui les récompenserait pour leur tâche si bien accomplie et leur expliquerait le sens de leur sacrifice ? Peut-être notre modeste Jurgis fut-il effleuré par ces pensées alors qu’il s’apprêtait à rejoindre le groupe, car il murmura entre ses dents : « Dieve !3 Je suis content de ne pas être né porc ! »

Après avoir été retirée de la cuve par un appareil de levage, la carcasse transitait à travers une étonnante machine équipée de nombreux grattoirs qui s’adaptaient à la taille et à la forme de la bête. Quand celle-ci ressortait, à l’étage inférieur, elle était débarrassée de presque toutes ses soies. Là, elle était de nouveau suspendue mécaniquement à un rail et passait cette fois entre deux rangées d’ouvriers, assis sur une plate-forme. Chacun accomplissait une seule et unique opération, à mesure que les animaux défilaient devant lui. L’un raclait l’extérieur d’une cuisse, l’autre l’intérieur. Un troisième tranchait d’un seul coup la gorge de l’animal, un quatrième, en deux gestes précis, séparait la tête qui roulait par terre et disparaissait par un trou. Un cinquième incisait le corps tout du long, un sixième élargissait l’entaille, un septième sciait le sternum, un huitième décollait les viscères, un neuvième les extirpait et les faisait aussi glisser par un orifice ménagé dans le sol. Il y avait des ouvriers qui grattaient les flancs, d’autres le dos, d’autres encore qui nettoyaient l’intérieur de la carcasse, la paraient, la lavaient. Les cochons pendillaient ainsi en un lent cortège d’une centaine de yards de long. Tous les deux pas, il y avait un homme qui s’affairait, comme aiguillonné par un démon. À la fin de cette procession, il ne restait pas un centimètre de l’animal qui n’eût été traité plusieurs fois. Enfin, la carcasse était acheminée vers une chambre froide où elle était conservée pendant vingt-quatre heures. Un étranger aurait pu se perdre dans cette forêt de porcs gelés.

Avant de pouvoir y être admise, la carcasse devait passer devant un inspecteur fédéral qui, assis à la porte, tâtait les glandes du cou de l’animal pour vérifier qu’il n’était pas tuberculeux. Ce monsieur n’avait pas l’air de se tuer au travail, ni de redouter outre mesure de voir la carcasse s’éloigner avant qu’il n’ait terminé son examen. S’il vous jugeait de compagnie agréable, il était tout disposé à engager la conversation et à disserter sur les effets mortels des ptomaïnes sécrétées par un porc malade. Ce faisant, une douzaine de carcasses passaient sans qu’il les eût palpées ; mais cela aurait été fort ingrat de votre part de le faire remarquer. Avec son uniforme bleu aux boutons de cuivre, il conférait à la scène une aura d’autorité, il semblait délivrer un agrément officiel à tous les produits Durham.

Jurgis suivit la chaîne jusqu’au bout avec les autres visiteurs. Il regardait tout cela bouche bée, éperdu d’admiration. Dans les forêts de Lituanie, il avait lui-même tué le cochon, mais jamais il n’aurait cru voir un jour cette opération réalisée sur un seul animal par des centaines d’hommes. C’était pour lui comme un poème enchanteur. Il se fiait ingénument à tout ce qu’il voyait, même aux inscriptions, visibles de tous, qui rappelaient aux employés la nécessité impérieuse d’une hygiène parfaite. Il fut contrarié par l’attitude plus sceptique de Jokubas qui pimenta sa traduction des consignes de propreté de commentaires sarcastiques et proposa à ses amis de les emmener dans les salles secrètes où l’on médicamentait la viande avariée.

Le groupe descendit à l’étage inférieur, celui du traitement des déchets. C’est là qu’arrivaient les boyaux qui, après avoir été grattés et lavés, allaient servir d’enveloppes aux saucisses. Des hommes et des femmes y travaillaient, dans une puanteur écœurante ; les visiteurs pressèrent le pas en retenant leur respiration. Dans un autre atelier, s’accumulaient tous les débris qui devaient être « décantés » : on les mettait à bouillir, puis on pompait la graisse pour en faire du savon et du saindoux. Ensuite, on vidangeait ce qui restait et, là aussi, les touristes n’avaient guère envie de s’attarder. Ailleurs encore, on découpait les carcasses qui avaient terminé leur séjour dans les chambres froides. D’abord, venaient les « fendeurs », les ouvriers les plus spécialisés de l’usine, dont le salaire atteignait les cinquante cents de l’heure. De toute la journée, ils ne faisaient rien d’autre que de fendre les cochons en deux par le milieu, avant l’intervention des « coupeurs », des géants aux muscles d’acier assistés chacun de deux aides. Ces derniers tiraient la demi-carcasse sur la table pour l’amener devant l’homme au couperet, la maintenaient pendant qu’il la taillait, puis retournaient chaque morceau pour qu’il le découpe encore. Le coupeur n’abattait la lame de deux pieds de long qu’une seule fois à chaque entaille, avec une telle précision, des coups si bien dosés, qu’elle ne traversait pas la viande et ne s’émoussait pas sur la table. Par des trous béants, les différents morceaux disparaissaient alors à l’étage du dessous : les jambons dans une pièce, les épaules dans une autre, les côtes dans une troisième. On pouvait descendre visiter les salles où les jambons étaient entassés dans des cuves de saumure, ainsi que celles destinées au fumage, dont les portes étaient hermétiquement closes. À côté, on préparait du porc salé, qui était ensuite empilé jusqu’au plafond dans des celliers. Plus loin, on emplissait de viande des caisses et des tonneaux, on enveloppait les jambons et le lard dans des sacs de papier huilé que l’on tamponnait, étiquetait et cousait. À la porte, des chariots stationnaient ; quand les ouvriers avaient fini de les charger, ils les poussaient vers le quai où attendaient des wagons. Sans s’en apercevoir, on était arrivé au rez-de-chaussée de cet immense édifice !

Ensuite, le groupe traversa la rue pour aller voir l’abattage des bovins, dans un bâtiment où, chaque heure, quatre à cinq cents bêtes étaient transformées en viande. Contrairement à ce qui se passait pour les porcs, tout était ici réalisé sur un même niveau. En outre, au lieu d’une seule rangée de carcasses qui défilait devant les ouvriers, il y en avait quinze à vingt. Les hommes se déplaçant de l’une à l’autre, la salle fourmillait d’activité : un magnifique tableau de la puissance humaine s’offrait à vous. L’ensemble des opérations se déroulait dans une seule et immense salle en forme d’amphithéâtre, traversée en son milieu par une galerie surélevée destinée aux visiteurs.

Sur l’un des côtés, à quelques pieds au-dessus du sol, courait un étroit couloir vers lequel des hommes, munis d’aiguillons électriques, dirigeaient le bétail. Une fois engagés là, les bœufs étaient emprisonnés dans des compartiments séparés, clos par une barrière qui ne leur laissait aucune place pour se retourner. Ils meuglaient et se jetaient contre les parois tandis que les « assommeurs », penchés au-dessus des boxes, attendaient le moment propice pour les étourdir d’un coup de leur merlin. Les bruits mats des marteaux cognant sur les crânes se succédaient en rafales et se mêlaient au vacarme des coups de sabot des bêtes. Toute la salle en résonnait. Dès que l’animal était au sol, « l’assommeur » passait au suivant tandis qu’un autre ouvrier actionnait un levier pour ouvrir un des côtés du box ; alors, la bête, qui continuait à se débattre, glissait jusqu’à la « chaîne d’abattage ». Là, on lui entourait une patte d’un cercle d’acier, on actionnait une manette et le bœuf était brutalement soulevé de terre. Il y avait quinze ou vingt-cinq de ces compartiments ; quelques minutes suffisaient pour étourdir tout le bétail qui s’y trouvait et le tirer à l’extérieur. Puis on rouvrait les barrières pour laisser entrer une autre fournée. Il n’y avait donc aucun temps mort et les ouvriers de la chaîne d’abattage devaient se hâter pour dégager les bêtes au fur et à mesure qu’elles arrivaient.

Il fallait voir comment ces hommes s’y prenaient ! C’était inoubliable. Ils travaillaient avec acharnement, au pas de course si l’on peut dire, à un rythme qui ne peut être comparé qu’à celui d’une partie de football. La division du travail était poussée à l’extrême. Chaque ouvrier avait une seule tâche à accomplir, qui consistait en général en deux ou trois entailles bien précises qu’il effectuait sur chacun des quinze ou vingt bovins, en se déplaçant de l’un à l’autre. Le premier était le « boucher », chargé de la saignée. Il la réalisait d’un seul coup de couteau, si rapide qu’on n’apercevait guère que l’éclat de la lame. En un clin d’œil, il bondissait vers la rangée suivante, alors qu’un ruisseau rouge vif se déversait par terre. Les hommes pataugeaient dans une véritable mare de sang, malgré les efforts des nettoyeurs qui devaient l’évacuer par les goulottes prévues à cet effet. Le sol était sûrement glissant, mais rien, dans la façon dont les employés travaillaient, n’aurait pu le laisser deviner.

On laissait l’animal, qui pendait toujours, saigner quelques minutes, mais la chaîne ne s’interrompait pas pour autant : comme chaque rangée comportait plusieurs bêtes, il y en avait toujours une de prête. La carcasse, une fois vidée de son sang, était descendue ; intervenait alors le « bourreau », à qui il incombait de la décapiter, en deux ou trois coups expéditifs. Puis, c’était au tour de « l’éventreur », qui pratiquait la première incision dans la peau. Un autre la prolongeait sur toute la ligne médiane et, enfin, une demi-douzaine d’employés se succédaient rapidement pour terminer l’écorchage. On hissait à nouveau la carcasse. Pendant qu’un ouvrier muni d’un bâton vérifiait que la peau ne présentait pas de défauts et qu’un autre, après l’avoir roulée, la faisait basculer dans une des nombreuses ouvertures aménagées dans le sol, le bœuf continuait son périple. On le découpait, d’autres le fendaient, d’autres encore l’éviscéraient, raclaient l’intérieur, l’arrosaient de jets d’eau bouillante, sectionnaient les pieds, achevaient de le parer. Finalement, comme dans le cas des cochons, le bœuf ainsi apprêté était acheminé vers la chambre froide où il restait suspendu le temps réglementaire.

On y emmena les visiteurs ; ils virent toutes les carcasses accrochées dans un alignement parfait, dûment étiquetées par les inspecteurs fédéraux. Certaines bêtes, qui avaient été abattues selon un rituel particulier, étaient marquées d’une estampille spéciale, apposée par le rabbin, certifiant qu’elles pouvaient être consommées par les Juifs orthodoxes. Puis, la petite troupe parcourut les autres parties du bâtiment pour voir ce que devenaient tous les déchets dont on s’était débarrassé. On leur montra aussi les salles de saumurage, de salage, de mise en conserve et de conditionnement, où la viande noble était préparée avant d’être chargée dans des wagons réfrigérés, pour être expédiée et consommée aux quatre coins du monde civilisé. Ils se promenèrent ensuite à l’air libre dans le dédale d’édifices où s’effectuaient les activités annexes de cette gigantesque industrie. Durham and Company produisait pratiquement tout ce qui était nécessaire à son fonctionnement. Elle disposait d’un générateur de vapeur et d’une centrale électrique, d’une tonnellerie et d’un atelier de réparation de chaudières. Dans un bâtiment, on recueillait les graisses, qui étaient ensuite transformées en savon et en saindoux. Dans un autre, était installée une fabrique de boîtes à saindoux et une de caisses à savons. Ailleurs, on lavait et on séchait les soies de porc, destinées entre autres aux coussins de crin. Ici on séchait et on tannait les peaux ; là, on collectait les têtes et les pieds pour en faire de la colle ; là encore, on réduisait les os en engrais. Chez Durham, on réutilisait la moindre particule de matière organique. Avec les cornes, on confectionnait des peignes, des boutons, des épingles à cheveux, du faux ivoire. Dans les tibias et autres os du même type, on façonnait des manches de couteau et de brosses, des embouts de pipe. Dans les sabots, on découpait des épingles à cheveux et des boutons, les chutes servant à fabriquer de la colle. Les pieds, les articulations, les déchets de peaux, les tendons, entraient dans la composition de produits étranges et inattendus : gélatine, ichtyo-colle, phosphore, noir animal, cirage, dénaturant. Il y avait des ateliers de production de crin frisé utilisant les queues des vaches et une « délaineuse » pour les peaux de moutons. On fabriquait de la pepsine avec les estomacs de porcs, de l’albumine avec leur sang, des cordes de violon avec leurs boyaux puants. Quand il ne restait plus rien à tirer de ces matières animales, on les mettait dans un réservoir, et on en extrayait d’abord le suif et la graisse avant d’en faire des engrais. Toutes ces activités étaient groupées dans des édifices proches du bâtiment principal, auquel ils étaient reliés par des galeries et des voies ferrées. On estimait le nombre d’animaux que les établissements avaient traités depuis leur fondation par le vieux Durham, plus d’une génération auparavant, à deux cent cinquante millions. En comptant les autres gros complexes du même type, qui, d’ailleurs, ne faisaient plus qu’un maintenant, on avait là, selon Jokubas, la plus grosse concentration de main-d’œuvre et de capitaux qui ait jamais existé. L’usine employait trente mille personnes ; elle en faisait vivre directement deux cent cinquante mille dans le voisinage immédiat et indirectement un demi-million. Elle expédiait ses produits partout dans le monde et ne nourrissait pas moins de trente millions de personnes !

Nos amis étaient éberlués. Ils n’arrivaient pas à croire que l’être humain ait pu concevoir quelque chose d’aussi phénoménal. Voilà pourquoi Jurgis trouvait presque blasphématoires les propos ironiques de Jokubas. Devant une si formidable création, à la mesure même de celle de l’univers, comment pouvait-on émettre des doutes sur les lois qui la régissaient ? Devant elle, l’homme ne pouvait que se prosterner humblement et obéir, se montrer reconnaissant d’y avoir sa place et d’y jouer son rôle ; c’était une bénédiction, au même titre que le soleil et la pluie. Jurgis se réjouissait même de ne pas avoir fait cette visite avant son entretien du matin, car il lui semblait que cette démesure lui aurait fait perdre ses moyens. Mais maintenant, il avait été accepté et il faisait partie de tout cela ! Il avait l’impression que cet établissement gigantesque l’avait pris sous sa protection, était devenu responsable de son bien-être. Candide et ignorant de la marche des affaires comme il l’était, il n’avait aucune conscience qu’entre Brown, où il était devenu ouvrier, et Durham, une lutte à mort était engagée, que cette guerre était admise, voire exigée par les lois du pays, que par conséquent les deux rivaux se devaient de chercher à se ruiner mutuellement, sous peine d’amende et d’emprisonnement !

1 « Boyaux. Bâton. Balai ! » (N.d.T.)
2 « Demain ! Matin ! Sept ! » (N.d.T.)
3 « Mon Dieu ! » (N.d.T.)