Ainsi agissaient les patrons ! Ils fermaient les ateliers et ne donnaient même pas une demi-heure de préavis. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait, disaient les camarades, et ce ne serait sûrement pas la dernière. Les ouvriers avaient fabriqué toutes les machines agricoles dont la planète avait besoin ; maintenant, ils n’avaient plus qu’à attendre qu’elles tombent en panne. Ce n’était la faute de personne, c’était comme ça. Des milliers d’hommes et de femmes se retrouvaient soudain sans emploi, au cœur de l’hiver, condamnés à vivre de leurs économies, s’ils en avaient, ou à mourir de faim dans le cas contraire. Et ces malheureux venaient s’ajouter aux dizaines de milliers d’autres qui erraient déjà dans la ville à mendier du travail.
En rentrant chez lui, son maigre salaire en poche, Jurgis se sentit découragé, abattu. Encore une illusion qui s’envolait, encore un piège dont il prenait conscience ! À quoi rimaient les égards et la bonté des employeurs, s’ils donnaient à fabriquer à leurs ouvriers plus de moissonneuses que le monde n’en pouvait acheter ! Quelle ironie diabolique, quand on y songeait ! On demandait à un homme de travailler comme un esclave pour équiper le pays d’engins agricoles et voilà qu’on le renvoyait, quitte à le laisser mourir de faim, pour avoir trop bien accompli son devoir !
Jurgis mit deux jours à surmonter cette cruelle déception. Mais il ne but pas une goutte d’alcool. Elzbieta, prudente, lui avait confisqué sa paye et l’avait mise en lieu sûr, sans se laisser impressionner par les protestations furibondes de son gendre. Il resta à bouder dans la mansarde. À quoi bon essayer de dénicher un travail si on devait le lui retirer avant même qu’il n’ait eu le temps d’apprendre à le faire correctement ? Pendant ce temps, l’argent recommençait à manquer. Le petit Antanas avait le ventre vide et pleurait de froid dans la soupente. Et puis Mme Haupt, la sage-femme, venait le relancer. Jurgis reprit donc ses recherches.
Pendant dix jours encore, malade, affamé, il hanta les rues et les ruelles de l’immense ville, mendiant un emploi partout où il le pouvait : dans les magasins et les bureaux, les restaurants et les hôtels, sur le port, dans les gares, dans les entrepôts et dans les usines où s’élaborent les mille produits que Chicago expédie de par le monde. Il trouvait souvent une ou deux places vacantes, mais les postulants étaient légion et il ne faisait jamais partie des élus. La nuit, il se faufilait dans un hangar, une cave ou bien dormait sur un pas de porte. Et puis, un jour, survint un coup de froid tardif, accompagné de violentes rafales de vent ; au coucher du soleil, le thermomètre affichait moins vingt degrés et il descendit plus bas encore durant la nuit. Jurgis se battit comme un diable pour pénétrer dans le vaste poste de police de Harrison Street. Il dormit dans un couloir, au pied d’un escalier ; ils étaient trois à partager une marche !
Les bagarres constituaient désormais son lot quotidien ; quelle autre solution avait-il pour se faire une place devant les grilles des usines ou se défendre contre les bandes organisées qui rôdaient dans les rues ? Il s’aperçut par exemple que n’importe qui ne pouvait pas se faire engager comme porteur dans les gares ; c’était une chasse gardée. Chaque fois qu’il tentait sa chance, une dizaine de gaillards lui tombaient dessus et il ne trouvait son salut que dans la fuite. Comme le policier de service était toujours de mèche avec ces voyous, aucune protection n’était à espérer.
Si Jurgis ne mourut pas de faim, ce fut grâce aux quelques cents rapportés par les enfants. Encore ne lui fallait-il pas trop compter sur cette petite obole. Il arrivait que le froid eût raison des petits. En outre, eux aussi couraient perpétuellement le risque de se faire dévaliser et rosser par des concurrents. Sans compter qu’ils avaient la loi contre eux : Vilimas qui, malgré ses onze ans, en paraissait à peine huit, s’était fait un jour vertement sermonner par une vieille dame à lunettes, sous prétexte qu’il était trop jeune pour travailler. Elle menaça de le dénoncer à l’assistante sociale, s’il n’arrêtait pas de vendre ses journaux. Quant à la petite Kotrina, un homme louche l’avait prise un soir par le bras et avait tenté de l’entraîner dans une cave. Cet incident causa une telle frayeur à la fillette qu’il fut difficile de la persuader de retourner travailler.
Un dimanche, finalement, ayant abandonné tout espoir de se faire embaucher, Jurgis prit le tramway, en resquillant, pour rentrer chez lui. Cela faisait trois jours que sa famille l’attendait pour lui annoncer la nouvelle : on lui avait peut-être trouvé du travail.
C’était une histoire incroyable. Un jour, Juozapas, torturé par la faim, était parti mendier tout seul dans la ville. Le garçonnet, qui s’était fait renverser par une charrette dans sa prime enfance, n’avait plus qu’une jambe et se déplaçait avec un manche à balai en guise de béquille. S’étant acoquiné avec d’autres galopins, il avait trouvé le chemin de la décharge de Mike Scully, à trois ou quatre rues de chez Aniele. Là, des centaines de bennes déversaient chaque jour les monceaux d’ordures rejetées par le quartier huppé situé en bordure du lac. Les enfants ratissaient les tas à la recherche de nourriture : quignons de pain, épluchures de patates, trognons de pommes, os à viande, le tout à moitié gelé et en assez bon état de conservation. Juozapas fit un festin et rapporta chez lui une feuille de journal pleine de ses trouvailles. Il commençait à en régaler Antanas quand sa mère arriva. Elzbieta fut horrifiée. Ce qui venait de la décharge ne pouvait être comestible ! Le lendemain, cependant, comme elle ne constata aucun symptôme anormal chez les enfants et que Juozapas recommençait à crier famine, elle céda et l’autorisa à retourner au dépotoir. À son retour, dans l’après-midi, il raconta qu’en passant dans la rue, une femme l’avait vu fouiller dans les détritus et lui avait fait signe d’approcher. C’était une vraie dame, insista le gamin, très belle qui plus est. Elle avait voulu tout savoir : s’il ramassait les déchets pour nourrir ses poulets, pourquoi il marchait avec un manche à balai, de quoi Ona était morte, comment Jurgis avait échoué en prison, ce qui était arrivé à Marija et ainsi de suite. À la fin, elle lui avait demandé son adresse et avait promis de lui rendre visite pour lui apporter une béquille neuve. Elle avait un chapeau avec un oiseau piqué dessus, ajouta Juozapas, et un long boa de fourrure autour du cou.
La dame tint parole ; dès le lendemain matin, elle était là. Elle grimpa dans la mansarde par l’échelle, et, une fois en haut, elle s’arrêta un moment pour regarder autour d’elle. Elle blêmit à la vue du sang qui tachait le sol, là où Ona était morte. Elle expliqua à Elzbieta qu’elle était « visiteuse sociale » et habitait dans Ashland Avenue. Oui, Elzbieta voyait bien l’endroit, au-dessus d’un magasin d’aliments pour animaux. On lui avait conseillé un jour de se rendre à cette adresse, mais elle n’en avait rien fait ; elle soupçonnait cette œuvre de charité d’avoir un caractère confessionnel et le curé n’aimait pas trop l’idée de la voir frayer avec des personnes d’une autre religion. Le centre était tenu par des gens riches, venus s’installer là pour mieux comprendre comment vivaient les pauvres. À quoi cela pouvait bien leur servir, c’était à se le demander, avoua Elzbieta à la jeune femme en toute candeur. À cette remarque, cette dernière se mit à rire et fut quelque peu embarrassée pour répondre. Tout en continuant à inspecter les lieux autour d’elle, elle se rappela une remarque sarcastique qu’on lui avait adressée un jour : on l’avait comparée à quelqu’un qui, du seuil de l’enfer, aurait tenté d’abaisser la température à l’intérieur du gouffre en y lançant des boules de neige.
Elzbieta, ravie d’avoir une confidente, énuméra tous ses malheurs : le déshonneur d’Ona, l’épisode de la prison, la perte de leur maison, l’accident de Marija, les circonstances du décès de sa belle-fille, le chômage de Jurgis. Au fur et à mesure, les yeux de la jolie jeune femme s’emplissaient de larmes. Elle finit par éclater en sanglots et se cacha le visage sur l’épaule d’Elzbieta, sans plus se soucier de la vieille blouse crasseuse de la Lituanienne ni des puces qui infestaient le grenier. Elzbieta eut tellement honte de s’être laissée aller à raconter une histoire aussi triste qu’il fallut toutes les supplications de son interlocutrice pour la convaincre de continuer. Le résultat de cette visite fut que la jeune femme fit envoyer à la famille un panier de victuailles avec, comme promis, une lettre que Jurgis devait présenter à un certain monsieur, administrateur dans les grosses aciéries du sud de Chicago. « Il trouvera à employer Jurgis, avait déclaré la dame avant d’ajouter, en souriant à travers ses larmes : Sinon, il ne faut pas qu’il espère m’épouser. »
L’usine métallurgique était située à quinze miles de chez Aniele et, comme il en avait désormais l’habitude, Jurgis dut prendre deux tramways et donc payer deux fois pour son trajet. Quand il arriva, la nuit était encore noire, mais partout à la ronde le ciel rougeoyait, illuminé par les flammes qui s’échappaient d’un groupe de cheminées monumentales. L’immense complexe, une véritable ville, était entièrement clôturé par un mur d’enceinte. Malgré l’heure matinale, plus d’une centaine de candidats au travail attendaient déjà devant la grille. Peu après le lever du jour, des sirènes se mirent à hurler. À ce signal, des milliers d’hommes surgirent des bars et des pensions de famille alentour, ou sautèrent des tramways en marche. Dans la lueur blafarde du petit matin, ils semblaient jaillir de terre. Le flot déferla par l’entrée principale, puis se tarit progressivement. On ne vit bientôt plus que quelques retardataires qui se hâtaient, le gardien qui faisait les cent pas devant la grille et la troupe anonyme des miséreux qui battaient le pavé en claquant des dents.
Jurgis remit sa précieuse lettre au concierge qui, d’une voix hargneuse, le soumit à un interrogatoire serré. Mais le Lituanien lui assura qu’il ignorait tout du contenu du pli. Comme il avait pris la précaution de sceller l’enveloppe, son interlocuteur n’eut d’autre solution que de transmettre la missive à qui de droit. Un messager vint bientôt dire à Jurgis de patienter. Ce dernier, un peu trop indifférent sans doute aux malchanceux qui le regardaient pleins d’envie, finit donc par franchir la grille.
L’énorme usine se mettait en branle. C’était un vacarme confus de vrombissements, de grondements, de martèlements. Petit à petit la scène s’éclaira : de hauts bâtiments noirs se dressaient çà et là, des ateliers et des hangars se succédaient dans un alignement sans fin, des rails partaient en tout sens, tissant un écheveau inextricable ; le sol était couvert de scories grisâtres et le ciel entier était un tumultueux océan de fumée. L’un des côtés du périmètre était longé par une douzaine de voies ferrées, l’autre par le lac. C’était là qu’on chargeait les bateaux à vapeur.
Jurgis eut tout loisir d’observer le spectacle et de méditer, car deux bonnes heures s’écoulèrent avant qu’il ne soit appelé. On le conduisit dans un bureau où un pointeur l’interrogea. L’administrateur était occupé, annonça l’homme ; c’était lui-même qui se chargerait de lui trouver une place. Jurgis n’avait jamais travaillé dans la sidérurgie ? Mais il était disposé à accepter n’importe quoi ? Eh bien, dans ce cas, on allait lui chercher quelque chose.
Les deux hommes entamèrent le tour des ateliers. Le spectacle était stupéfiant. Jurgis se demanda s’il pourrait jamais s’habituer à travailler en pareil lieu : l’air vibrait sous des coups de tonnerre assourdissants, des sirènes hurlaient de tout côté ; à chaque instant, de petites machines à vapeur fonçaient sur lui, des blocs de métal chauffé à blanc, grésillant et bouillonnant, passaient devant lui à toute allure, des gerbes de flammes et d’étincelles l’aveuglaient et lui brûlaient le visage. Les ouvriers, maigres, noirs de suie, les yeux caves, travaillaient avec une énergie farouche, se ruant d’un fourneau à l’autre, sans jamais détourner le regard de leur ouvrage. Jurgis se tenait serré contre son guide, comme un enfant apeuré se cache dans les jupes de sa nourrice. Tandis que le contrôleur interpellait les contremaîtres les uns après les autres pour savoir s’ils auraient besoin d’un manœuvre, notre visiteur, fasciné, contemplait tous ces prodiges.
Jurgis arriva au Bessemer, une immense coupole assez semblable à une salle de spectacle, où l’on fabriquait des billettes d’acier. Jurgis se tenait sur ce qui aurait été le balcon dans un théâtre. En face de lui, sur la « scène », il vit trois chaudrons, si énormes que tous les démons de l’enfer auraient pu y mitonner leur brouet diabolique. Un liquide d’une éclatante blancheur y bouillonnait et clapotait dans des grondements de volcan en éruption. Il fallait crier pour se faire entendre. Des boules de feu fusaient de ces marmites et retombaient sur le sol comme des bombes, à deux pas d’ouvriers apparemment indifférents au danger. Jurgis, redoutant le pire, retenait son souffle.
Puis un coup de sifflet retentit et, en lieu et place du rideau rouge, apparut une petite locomotive, tractant un wagonnet dont le chargement fut déversé dans l’une des cuves. À un deuxième signal, un autre train se présenta en marche arrière. Tout à coup, sans crier gare, une des bouilloires géantes se mit à osciller puis bascula, libérant une coulée de métal ardent, sifflant et crépitant. Croyant à un accident, Jurgis, épouvanté, eut un mouvement de recul. Une colonne de flammes blanches, à l’éclat insoutenable, s’écrasa par terre dans un fracas d’arbre qu’on abat. L’intérieur du bâtiment disparut sous un déluge d’étincelles. Jurgis, qui s’était caché le visage dans les mains, écarta les doigts et vit jaillir du chaudron une cascade ignée, sauvage, bondissante, dont la blancheur surnaturelle brûlait les yeux. La cataracte se nimba d’arcs-en-ciel incandescents et auréolés d’un scintillement de lueurs bleues, rouges et dorées ; mais le flot lui-même était indiciblement blanc. À la vue de ce fleuve nourricier, qui semblait prendre sa source dans quelque pays de légende, l’âme du spectateur était soudain troublée et, incapable de résister, remontait vers ces contrées lointaines où cohabitent beauté et horreur. Enfin, l’énorme marmite, une fois vide, reprit sa position initiale et Jurgis constata avec soulagement que personne n’était blessé. Il fit demi-tour pour suivre son guide. Tous deux sortirent à l’air libre, dans la lumière du soleil.
Ils traversèrent les hauts fourneaux, puis les lamineries où des barres d’acier, après avoir été bringuebalées en tout sens, étaient débitées en tranches comme du fromage. Partout autour d’eux, des bras articulés géants s’agitaient, des roues colossales tournaient, des marteaux monumentaux s’abattaient. Au-dessus des ouvriers, des grues mobiles avançaient en grinçant et dépliaient leurs membres métalliques pour saisir leurs proies d’acier. On se serait cru au centre même de l’univers, au cœur des mécanismes du Temps.
Les deux hommes parvinrent finalement à l’endroit où se fabriquaient les rails. Notre ami entendit un klaxon derrière lui et n’eut que le temps de se garer pour éviter un wagonnet chargé d’un lingot d’acier chauffé à blanc, de la taille d’un homme. Soudain, il y eut un grand bruit et le chariot s’arrêta net. Le bloc bascula sur une plate-forme mobile où des doigts et des bras de métal le saisirent sans ménagement et le mirent en place pour le livrer à d’énormes cylindres. Parvenu de l’autre côté, il fut retourné comme une crêpe, puis renvoyé dans l’autre sens entre les mâchoires d’un deuxième laminoir. Il fit ainsi plusieurs fois la navette, dans un vacarme assourdissant, et, à chaque passage, il s’amincissait, s’aplatissait, s’allongeait. On l’eût dit doué de vie ; il semblait renâcler à suivre ce parcours infernal, mais il était entre les griffes du destin, qui le forçait à avancer, indifférent à ses protestations stridentes, à ses grincements et ses gémissements de révolte. Il était maintenant long et fin, pareil à quelque grand serpent rouge échappé du purgatoire. En le voyant passer, une fois de plus, dans les rouleaux, on aurait juré qu’il manifestait son refus tant il se tortillait et se contorsionnait. Sa queue était agitée de convulsions et de spasmes violents, comme si elle allait se détacher d’un coup. Ce va-et-vient inexorable dura jusqu’à ce que le métal fût froid et noir. Ne restait plus alors qu’à le découper et à redresser les tronçons pour en faire des rails prêts à être posés sur les voies ferrées.
Ce fut là, à la dernière étape de la métamorphose du lingot, qu’un poste s’offrit à Jurgis. Pour déplacer les rails, on devait les soulever avec des pieds-de-biche et le contremaître manquait de bras. Le Lituanien enleva donc sa veste et s’attela à la tâche sans délai.
Chaque jour, Jurgis mettait deux heures pour se rendre à l’usine et le trajet lui coûtait un dollar et vingt cents par semaine. Une telle dépense étant hors de question, il fit un baluchon de ses couvertures et les emporta avec lui. Un de ses camarades lui indiqua une logeuse polonaise, chez qui, moyennant dix cents la nuit, il pourrait avoir le privilège de dormir par terre. Il mangeait dans les bars gratuitement, contre l’achat d’une consommation, et revenait chez Aniele le samedi soir, avec son barda et la quasi-totalité de sa paye. Cette organisation ne plaisait guère à Elzbieta qui craignait que Jurgis ne prît l’habitude de vivre loin des siens et surtout du bébé. Mais quelle autre solution adopter ? Les aciéries ne prenaient pas de femmes et Marija, qui était remise de sa blessure, espérait chaque jour être embauchée aux abattoirs.
Il ne fallut qu’une semaine à Jurgis pour oublier l’effarement qu’il avait ressenti en arrivant dans l’atelier de fabrication des rails. Il apprit à se repérer dans les lieux, à s’accommoder des phénomènes prodigieux et terrifiants qui l’entouraient, à travailler sans entendre le tohu-bohu ambiant. Il passa d’un extrême à l’autre : après la peur panique des débuts, il devint imprudent, à l’instar des autres ouvriers qui, dans le feu de l’action, ne se souciaient guère de leur propre sécurité. Quand on y songe, il était tout bonnement extraordinaire que ces hommes prennent ainsi à cœur leur ouvrage. Ils ne retiraient aucun avantage de leur zèle ; ils étaient payés au temps passé. Qu’ils s’intéressent ou non à ce qu’ils faisaient, ils gagnaient le même salaire. De surcroît, ils savaient pertinemment qu’en cas de blessure on les jetterait dehors purement et simplement, sans plus se soucier de leur sort. Malgré tout, ils prenaient des raccourcis périlleux pour rejoindre leur poste au plus vite ; ils inventaient des astuces pour être plus rapides et plus efficaces, au mépris des risques que cela leur faisait courir. Jurgis était là depuis seulement quatre jours quand il vit un homme trébucher devant un wagon qui arrivait sur lui ; le malheureux eut le pied réduit en bouillie. À peine trois semaines plus tard, il fut témoin d’un accident encore plus effroyable. Il y avait une rangée de fours en brique dont les fissures laissaient entrevoir la masse blanche et brillante du métal en fusion. Certaines des parois commençaient à se bomber dangereusement et, malgré cela, des chauffeurs à lunettes bleues s’activaient, ouvrant et fermant les petites portes métalliques. Un matin, alors que Jurgis passait là, un des fours explosa, arrosant deux ouvriers d’une pluie de feu. Jurgis vola au secours des deux hommes, qui se roulaient par terre en hurlant atrocement. Il se brûla gravement la paume d’une main. Le médecin de l’entreprise pansa ses plaies, mais ce fut le seul remerciement auquel Jurgis eut droit, en dehors d’un arrêt de travail de huit jours... sans solde.
Par bonheur, à cette même époque, le vœu d’Elzbieta fut enfin exaucé : elle eut la bonne fortune de pouvoir aller, dès cinq heures le matin, frotter les planchers des bureaux dans l’une des conserveries. Jurgis passa la semaine chez Aniele, enveloppé dans des couvertures pour se prémunir du froid, et partagea son temps entre le sommeil et les jeux avec le petit Antanas. Juozapas était dehors la plupart du temps à fouiller dans la décharge. Quant à Elzbieta et Marija, elles étaient à la recherche de travail supplémentaire.
Antanas, qui avait maintenant plus d’un an et demi, était un véritable moulin à paroles. Il apprenait si vite que son père, quand il revenait le samedi, avait l’impression d’avoir chaque fois devant lui un enfant différent. Jurgis restait assis à côté de son fils, à l’écouter et le contempler, en poussant des exclamations ravies : « Palauk ! Muma ! Tu mano szirdele ! » Ce petit bout de chou était sa seule véritable joie, sa seule espérance, sa seule réussite. Grâce à Dieu, Antanas était un garçon ! Robuste comme un chêne et, avec cela, un appétit d’ogre. Aucun malheur n’avait pu l’atteindre et ne le pourrait jamais. Il était sorti indemne de toutes les épreuves et les privations ; il avait seulement acquis une voix plus perçante et une détermination plus grande à affronter la vie. Il donnait du fil à retordre à son entourage, ça, c’était sûr ! Mais son père s’en moquait ; il regardait son fils en souriant d’aise. Plus le petit serait combatif, mieux cela vaudrait, puisqu’il serait amené à se battre pour s’en sortir.
Jurgis avait pris l’habitude d’acheter le journal du dimanche quand il en avait les moyens. Pour cinq petits cents, il avait droit à une brassée de pages merveilleuses, pleines des nouvelles du monde entier ; il en déchiffrait lentement les gros titres, avec l’aide des enfants pour les mots un peu longs. On y parlait de rixes, de meurtres, de morts violentes. Comment était-ce possible d’avoir connaissance de tant d’événements aussi distrayants, aussi palpitants ? Toutes ces histoires ne pouvaient pas être inventées ; aucun cerveau humain n’aurait pu imaginer de telles choses. Et puis, elles étaient assorties d’illustrations d’une vérité si criante ! Ces lectures valaient largement, comme délassement, une entrée au cirque, et procuraient presque autant de plaisir qu’une « bonne bringue ». C’était une magnifique récompense pour un travailleur éreinté et hébété par sa semaine ; pour un homme qui n’avait reçu aucune instruction et qui accomplissait jour après jour, année après année, une besogne sale et abrutissante, sans jamais entrevoir le plus petit coin de verdure, sans jamais bénéficier de la moindre distraction et qui n’avait que l’alcool pour exciter son imagination. Entre autres merveilles, on trouvait dans ces journaux des pages entières de dessins humoristiques qui faisaient le bonheur du petit Antanas. Il les collectionnait et demandait à son père de les lui expliquer. On y voyait toutes sortes d’animaux, qu’Antanas pouvait nommer un par un. Il restait des heures, allongé par terre, à les désigner de son doigt potelé. Quand une histoire était suffisamment simple pour que Jurgis pût la déchiffrer, il la relisait plusieurs fois à Antanas, qui la mémorisait et la restituait dans son langage de bébé, en y mêlant des bribes d’autres épisodes. C’était irrésistible ! Et la façon dont il prononçait les mots était si cocasse ! C’était toujours les expressions les plus inattendues, les plus incongrues qu’il repérait et qu’il retenait ! La première fois que le petit coquin s’écria « nom de Dieu ! », son père fut pris d’un tel fou rire qu’il faillit tomber à la renverse. Mais il regretta bientôt cet accès d’allégresse, car son fils se mit très vite à jurer à tout propos et devant tout le monde.
Lorsqu’il eut recouvré l’usage de ses mains, Jurgis reprit son baluchon et retourna aux aciéries. On était en avril. La neige avait fait place à une pluie glacée qui transformait la rue non pavée devant chez Aniele en un véritable canal que Jurgis devait traverser pour accéder à la maison. La nuit tombée, il s’enlisait parfois jusqu’à la taille dans ce bourbier. Mais il prenait les choses du bon côté : n’était-ce pas le signe de l’arrivée prochaine de l’été ? Marija apprêtait de nouveau des carcasses de bœuf dans une petite conserverie. Et puis Jurgis pensait avoir compris la leçon et s’était promis de ne plus jamais courir le risque d’être blessé. On voyait enfin le bout du tunnel. La famille pourrait recommencer à mettre de l’argent de côté et, l’hiver prochain, elle vivrait dans un endroit agréable. Les enfants ne traîneraient plus dans les rues, pourraient retourner à l’école et réapprendre l’honnêteté et la politesse. Une fois de plus, Jurgis se reprit à faire des projets et à rêver.
Arriva alors ce samedi soir. Jurgis descendit du tramway et prit le chemin de son logis. Le soleil, déjà bas, apparaissait au-dessous d’une couche de nuages qui avaient déversé des trombes d’eau dans les rues déjà détrempées. Un arc-en-ciel égayait l’horizon ; Jurgis en avait un autre dans le cœur, à la perspective des trente-six heures de repos qu’il allait passer au sein de sa famille. Quand il parvint en vue de sa maison, il remarqua tout à coup un attroupement devant la porte. Il grimpa les marches quatre à quatre, en se frayant un chemin à travers la foule. La cuisine d’Aniele était pleine de femmes qui parlaient fiévreusement. Il crut revivre le jour où, à sa sortie de prison, il avait trouvé Ona à l’agonie. Son cœur s’arrêta de battre. « Qu’est-ce qui se passe ? » s’écria-t-il.
Un silence de mort tomba sur la pièce. Tout le monde avait les yeux rivés sur lui. « Qu’est-ce qui se passe ? » répéta-t-il.
Alors, de la mansarde, lui parvinrent des gémissements. C’était la voix de Marija ! Il allait se précipiter vers l’échelle, quand Elzbieta lui saisit le bras. « Non ! Non ! supplia-t-elle. Ne monte pas !
— Qu’est-ce qu’il y a ? » hurla-t-il.
La vieille femme lui répondit d’une voix brisée : « C’est Antanas. Il est mort. Il s’est noyé dans la rue ! »