La maison était à eux. Ils avaient peine à croire qu’ils étaient libres d’emménager dans cette magnifique demeure quand bon leur semblerait. Elle occupait toutes leurs pensées. Comment allaient-ils l’aménager ? Leur semaine de location chez Aniele se terminait dans trois jours ; il fallait faire vite et, sans tarder, se mettre en quête de mobilier.
À Packingtown, on n’avait pas à chercher bien loin pour cela. Il suffisait de remonter Ashland Avenue en regardant les enseignes, ou de lire les réclames dans le tramway, pour obtenir tous les renseignements nécessaires à la satisfaction du moindre de vos besoins. Il était touchant de voir avec quelle sollicitude on veillait sur la santé et sur le bonheur de la créature humaine. Désirait-on fumer ? Il était exposé avec précision, en quelques lignes, pourquoi le Perfecto à cinq cents « Thomas Jefferson » était le seul cigare digne de ce nom. Avait-on au contraire abusé du tabac ? Il y avait là un remède, à un quart de dollar les vingt-cinq pilules, qui garantissait une désintoxication complète dès la dixième dose. Où qu’il tournât le regard, le promeneur s’apercevait que quelqu’un s’était préoccupé de lui faciliter son passage sur cette terre et de l’informer de ce qu’on avait fait pour lui. À Packingtown, pour s’adapter à la population du quartier, les publicités avaient chacune un cachet particulier. Celle-ci était pleine d’une sollicitude attendrie : « Votre femme a-t-elle mauvaise mine ? s’informait-elle. Est-elle découragée ? Se traîne-t-elle dans la maison en se plaignant de tout ? Pourquoi ne lui conseillez-vous pas la Cure de Jouvence du Dr Lanahan ? » Celle-là vous interpellait sur un ton jovial, comme un ami qui vous donne une bourrade dans le dos : « Ne faites pas l’idiot ! proclamait-elle. Procurez-vous le Coricide Goliath. » « Repartez du bon pied ! insistait cette autre. Rien de plus facile avec les Chaussures Eurêka, à deux dollars cinquante ! »
Parmi cette débauche d’affiches qui, pour la plupart, laissaient Jurgis et ses compagnons indifférents, il y en avait une dont les illustrations avaient attiré leur attention. Elles représentaient deux jolis petits oiseaux occupés à installer leurs pénates. Marija, qui se l’était fait lire par une amie, leur expliqua qu’il s’agissait d’une annonce pour une boutique d’ameublement. « Faites-vous un nid douillet », proclamait-elle, avant de préciser que, pour la somme ridicule de soixante-quinze dollars, l’on pouvait acquérir tout le nécessaire pour garnir confortablement un nid de quatre pièces. Plus séduisant encore : il suffisait de verser un tout petit acompte au départ, le reste étant remboursable à raison de quelques dollars par mois. Nos amis avaient absolument besoin de mobilier ; c’était incontournable. Mais leur maigre réserve d’argent s’était tellement amenuisée qu’ils n’en dormaient pas la nuit. Cette affiche était un don du ciel ! Ils se précipitèrent à l’adresse indiquée. Leurs nerfs furent à nouveau soumis à rude épreuve quand Elzbieta dut, une fois encore, signer des papiers ; mais un soir, au retour de Jurgis, on put lui annoncer l’incroyable nouvelle. Les meubles étaient arrivés et avaient été entreposés bien à l’abri dans la nouvelle maison : un salon avec quatre fauteuils et une chambre à coucher complète, une table de salle à manger et quatre chaises, un nécessaire pour la toilette et un service de table, tous deux décorés de jolies roses peintes, ainsi qu’une multitude d’autres articles. Quand ils déballèrent les assiettes, ils s’aperçurent que l’une d’entre elles était cassée ; à la première heure le lendemain matin, Ona irait la faire changer au magasin. On leur avait aussi promis trois casseroles mais ils n’en trouvèrent que deux. Avaient-ils eu affaire à des commerçants malhonnêtes ?
Le jour suivant, ils emménagèrent. Les hommes avalèrent rapidement quelques bouchées chez Aniele après leur travail, puis entreprirent de transporter leurs biens jusqu’à leur nouveau domicile. Il y avait deux bons miles à faire à pied, mais Jurgis fit deux voyages ce soir-là, empilant sur sa tête de la literie et des matelas à l’intérieur desquels il avait glissé des baluchons de vêtements, des sacs et toute sorte d’ustensiles. Dans n’importe quel autre quartier de Chicago, il aurait eu toutes les chances de se faire arrêter ; mais apparemment, à Packingtown, les policiers avaient l’habitude de ces déménagements impromptus et se contentaient d’un contrôle rapide de temps en temps. Emplie de ces meubles et de ces objets, la maison était un vrai régal pour les yeux, bien que la lampe éclairât peu. C’était un véritable intérieur, presque aussi grandiose que sur la réclame. Ona en aurait dansé de joie. Avec la cousine Marija, elles prirent chacune Jurgis par un bras pour l’entraîner d’une pièce à l’autre, en s’asseyant sur chaque siège et en insistant pour que Jurgis fasse de même. Sous son poids, une des chaises grinça. Elles poussèrent un hurlement qui réveilla le bébé et fit accourir tout le monde. Cela avait été, somme toute, une belle journée. Malgré leur fatigue, Ona et Jurgis veillèrent tard dans la nuit, heureux de pouvoir admirer leur logis dans les bras l’un de l’autre. Ils se marieraient dès qu’ils auraient fini de s’établir et fait quelques économies. Ce serait ici leur foyer ; cette petite chambre à côté de la pièce principale serait la leur !
Leur installation fut pour eux un enchantement sans cesse renouvelé. Ils ne pouvaient se permettre de dépenser de l’argent pour le plaisir, mais il y avait quelques achats indispensables à faire. Ce fut pour Ona une aventure extraordinaire. Il fallait courir les boutiques à la nuit tombée pour que Jurgis puisse être de la partie. L’acquisition d’un simple moulin à poivre ou d’une demi-douzaine de verres à dix cents était prétexte à une expédition. Le samedi soir, Ona et Jurgis étalèrent sur la table le contenu d’un panier plein d’emplettes. Tout le monde assista au déballage ; les enfants étaient perchés sur les chaises ou réclamaient à grands cris d’être pris dans les bras. Il y avait du sucre, du sel, du thé, des craquelins, une boîte de saindoux, un pot à lait, une brosse de chiendent, une paire de chaussures pour le cadet, un bidon d’huile, un marteau de tapissier et une livre de clous. Ces derniers étaient destinés à servir de crochets sur les murs de la cuisine et des chambres. Où les planter ? Chacun y alla de son avis. Puis Jurgis se mit à l’ouvrage, se tapa sur les doigts parce que le marteau était trop petit, s’emporta contre Ona qui, pour économiser quinze cents, l’avait empêché d’en acheter un plus gros. Il invita Ona à se rendre compte par elle-même ; elle se fit mal au pouce et fondit en larmes, ce qui obligea Jurgis à déposer un baiser sur son doigt blessé. Finalement, tous les membres de la famille ayant apporté leur contribution, les clous furent en place et on y suspendit ce qui était prévu. Jurgis avait rapporté sur sa tête une énorme caisse. Il envoya Jonas chercher la seconde, qu’il avait achetée en même temps. Le jour suivant, il avait l’intention de les transformer en armoires, équipées d’étagères, qui serviraient de rangement dans les chambres. Le nid douillet promis par l’affiche n’était pas prévu pour une couvée aussi nombreuse.
Ils avaient bien sûr installé leur table dans la cuisine, la salle à manger servant de chambre à Teta Elzbieta et à cinq de ses enfants. Elle-même et les deux plus jeunes dormaient dans l’unique lit, les trois autres sur un matelas par terre, Ona et sa cousine sur un autre, qu’elles tiraient le soir dans le salon. Quant aux trois hommes et à l’aîné des garçons, ils couchaient dans la pièce restante, à même le sol pour le moment. Mais cela ne perturbait pas leur sommeil ; à cinq heures un quart chaque matin pour les réveiller Teta Elzbieta devait tambouriner sur leur porte. Elle leur préparait un grand pot de café noir bien chaud, de la bouillie d’avoine, du pain et des saucisses fumées. Puis elle s’occupait du contenu des gamelles : d’épaisses tranches de pain tartinées de saindoux (le beurre était trop cher), quelques oignons et un morceau de fromage. Ainsi pourvus, ils prenaient le chemin des abattoirs.
Pour la première fois de sa vie, Jurgis avait l’impression de travailler vraiment ; jamais auparavant il n’avait été contraint de mettre toutes ses forces dans l’accomplissement d’une tâche. De la galerie surélevée où, avec les autres visiteurs, il avait regardé s’activer les ouvriers aux chaînes d’abattage, il avait été émerveillé par leur rapidité et leur puissance, comme s’il s’était agi de machines fabuleuses. Bizarrement, il ne venait jamais à l’esprit de personne de considérer ce qui se passait là d’un point de vue humain. Pour cela, il fallait tomber soi-même la veste et se mettre à la besogne. Dans la fosse tout était différent, on voyait les choses de l’intérieur. Pour garder la cadence imposée, on devait mobiliser l’ensemble de ses facultés ; dès l’instant où le premier bœuf tombait et jusqu’au coup de sifflet de midi, puis de douze heures trente à Dieu sait quelle heure de l’après-midi ou du soir, jamais il n’y avait le moindre répit, ni pour la main, ni pour l’œil, ni pour l’esprit. Jurgis comprit comment on obtenait ce résultat. Certaines étapes de la chaîne déterminaient le rythme de l’ensemble ; ces points stratégiques étaient confiés à des hommes bien payés qui ne restaient jamais bien longtemps à leur poste. On les remarquait aisément, car ils travaillaient sous la surveillance des contremaîtres et se démenaient comme des possédés. Leur rôle était, selon l’expression consacrée, « d’accélérer l’allure de l’équipe ». Si un ouvrier n’arrivait pas à suivre, il y en avait des centaines d’autres sur le pavé qui ne demandaient qu’à s’essayer.
Tout cela ne dérangeait nullement Jurgis. Il en éprouvait même un certain plaisir. Il n’avait plus à gesticuler et à se dandiner sur place comme dans ses précédents emplois. Il riait tout seul en se hâtant le long de la chaîne, jetant de temps en temps un rapide coup d’œil à l’ouvrier qui le précédait. Si ce n’était pas le travail le plus agréable dont on pût rêver, du moins était-il indispensable. Qu’est-ce qu’un homme peut demander de plus que de se sentir utile et d’être payé de ses services ?
Voilà ce que Jurgis pensait et proclamait haut et fort selon son habitude. À sa grande surprise, il s’aperçut que ses propos avaient tendance à lui attirer des ennuis. En effet, la majorité des ouvriers avaient des conceptions radicalement opposées aux siennes. Jurgis fut quelque peu effaré la première fois qu’il se rendit compte qu’en fait, les employés de l’usine haïssaient leur métier. C’était étrange, voire effrayant, de découvrir que ce sentiment était unanimement partagé. Mais telle était pourtant la réalité : ils haïssaient leur travail. Ils haïssaient les petits chefs et les patrons ; ils haïssaient l’usine tout entière, le quartier tout entier, la ville tout entière même, d’une haine universelle, amère, farouche. Les femmes et les enfants aussi maudissaient leur sort. Tout était pourri, tout ; leur vie était un enfer. Quand Jurgis voulait savoir ce qu’ils entendaient par là exactement, ses collègues se contentaient de lui répondre, en le regardant d’un air méfiant : « Oh ! rien. Tu verras bien par toi-même, si tu restes. »
L’un des premiers problèmes qui se posa à Jurgis fut celui de ses relations avec les syndicats. Il n’avait jamais eu affaire à ces organisations et on dut lui expliquer qu’il s’agissait d’hommes qui se regroupaient pour défendre leurs droits. Jurgis demanda à ses camarades ce qu’ils entendaient par là. Il n’y mettait aucune malice ; il ignorait qu’il pût avoir des droits, hormis celui de chercher à gagner sa vie et d’obéir. Mais cette question naïve avait le don de provoquer la colère des autres et il se faisait traiter d’imbécile. Un jour, un délégué du Syndicat des Garçons Bouchers vint voir Jurgis dans l’espoir de le recruter. Quand le Lituanien comprit qu’il devrait verser une cotisation, il se ferma aussitôt à toute discussion. Le syndicaliste, un Irlandais qui ne connaissait que quelques mots de lituanien, perdit son calme et le menaça. Jurgis finit par sortir de ses gonds lui aussi et fit savoir clairement qu’il faudrait plus d’un Irlandais pour le forcer à adhérer à un syndicat. Au fil des jours, il s’aperçut que la revendication essentielle des ouvriers était de mettre fin à la pratique de « l’accélération » ; ils tentaient par tous les moyens d’imposer un ralentissement de la cadence, car certains hommes, prétendaient-ils, ne parvenaient pas à suivre et finissaient par mourir d’épuisement. Mais Jurgis n’avait aucune sympathie pour ces idées-là. Il y arrivait bien, lui. Pourquoi pas les autres, s’ils n’étaient pas des fainéants ? Si c’était trop dur pour eux, qu’ils aillent voir ailleurs ! Jurgis n’avait pas fait d’études et n’avait vraisemblablement jamais entendu parler du laissez-faire1, mais il avait suffisamment roulé sa bosse pour avoir conscience qu’un homme doit lutter seul pour survivre et que, s’il échoue, personne ne se proposera pour venir à son secours.
Comme on le sait, il est des philosophes et des âmes simples qui, bien que fervents défenseurs des théories de Malthus, n’hésitent pas, en cas de famine, à apporter leur obole à des fonds de solidarité. Il en allait de même pour Jurgis qui, tout en prônant l’élimination des plus faibles, avait cependant le cœur serré en pensant à son pauvre vieux père qui errait à longueur de journée à travers le quartier, mendiant l’occasion de gagner son pain. Le vieil Antanas travaillait depuis son enfance ; il s’était enfui de chez lui à douze ans, parce que son père le battait pour l’empêcher d’apprendre à lire. Antanas était un homme de confiance aussi ; un homme qu’on aurait pu laisser seul à son poste tout un mois, pourvu qu’on lui eût bien fait comprendre ce qu’on attendait de lui. Maintenant, physiquement et mentalement usé, il n’avait pas plus de place au soleil qu’un chien malade. Par bonheur, il avait un toit et quelqu’un pour subvenir à ses besoins s’il restait au chômage, mais son fils ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui se passerait dans le cas contraire. Antanas Rudkus avait exploré tout ce que Packingtown comptait de fabriques et d’ateliers. Noyé dans la foule des autres candidats au travail, il avait passé des matinées à attendre, si bien que les policiers eux-mêmes, qui finissaient par le connaître, lui conseillaient de rentrer chez lui et d’abandonner tout espoir. Il avait aussi frappé aux portes de toutes les boutiques, de tous les bars dans un rayon d’un mile, en quémandant quelque occupation. On l’avait chassé de partout, parfois avec des insultes, sans jamais prendre le temps de lui poser la moindre question.
Le bel édifice que Jurgis s’était bâti, avec sa foi inébranlable dans l’organisation sociale telle qu’elle était, s’était craquelé au fur et à mesure des rebuffades essuyées par son père. Mais quand celui-ci trouva du travail, les fissures s’élargirent encore davantage. Un soir, le vieillard était rentré tout joyeux : dans un des couloirs des salles de saumurage de Durham and Company, un homme l’avait abordé pour lui demander ce qu’il était prêt à payer en échange d’une place. Antanas n’avait pas bien compris au début ; son interlocuteur lui avait alors déclaré tout net, comme si cela allait de soi, qu’il pouvait le faire embaucher s’il s’engageait en contrepartie à lui abandonner un tiers de son salaire. Était-il contremaître ? avait demandé Antanas. L’autre avait rétorqué que cela ne le regardait pas mais qu’il tiendrait sa promesse.
Jurgis alla demander à l’un des ouvriers avec qui il s’était lié d’amitié ce que signifiait cette proposition. Cet ami, un certain Tamoszius Kuszleika, était un petit homme vif qui pliait les peaux à la chaîne d’abattage. L’histoire de Jurgis ne parut pas le surprendre. Ces petites combines étaient monnaie courante. Il s’agissait sans doute d’un contremaître qui se proposait d’arrondir ses fins de mois. Avec le temps, Jurgis s’apercevrait que ces agissements crapuleux étaient coutumiers ; les contremaîtres achetaient les ouvriers ou se soudoyaient entre eux, jusqu’au jour où leur supérieur découvrait leurs manœuvres et, à son tour, faisait chanter ses subalternes. De plus en plus pris par son sujet, Tamoszius poursuivit son exposé. L’entreprise Durham, par exemple, appartenait à un homme dont le seul but était de s’enrichir autant qu’il le pouvait, quels que soient les moyens. Au-dessous de lui, on trouvait les cadres, organisés selon une hiérarchie toute militaire, avec en tête les directeurs, suivis des chefs de service puis des contremaîtres, chacun commandant celui qui était à l’échelon directement inférieur et essayant de tirer de lui le maximum. Tous les salariés d’un même grade étaient mis en concurrence ; comme on tenait une comptabilité séparée pour chacun, ils vivaient dans la terreur d’être renvoyés si l’un de leurs collègues obtenait de meilleurs résultats. Du haut jusqu’en bas de l’échelle, l’usine était un véritable chaudron, bouillonnant de jalousies et de haines. Il n’y avait place ni pour la loyauté ni pour le respect ; ici, un dollar avait plus de valeur qu’un être humain. Pire, la probité y était tout aussi inconnue que le respect humain. Quelle en était la raison ? Personne n’aurait pu le dire. Peut-être, à l’origine, était-ce la faute du fondateur, le vieux Durham. Il n’était pas impossible que cet homme, qui avait réussi à la force du poignet, eût légué tout cela à son fils, en même temps que ses millions.
Jurgis découvrirait ces mécanismes par lui-même s’il restait assez longtemps. Les ouvriers, qui étaient chargés des sales besognes, n’étaient pas dupes. Ils prenaient vite le pli et faisaient comme tout le monde. En arrivant là, Jurgis croyait qu’il allait se rendre utile, monter en grade, devenir un ouvrier qualifié. Mais il s’apercevrait bientôt de son erreur, car personne à Packingtown n’avait jamais été promu pour avoir bien fait son travail. C’était la règle de base. À Packingtown, seules les crapules s’élevaient dans la hiérarchie. L’homme qui, à l’instigation d’un contremaître, avait approché le père de Jurgis, celui-là aurait de l’avancement ; celui qui cafardait et espionnait ses collègues aussi. Mais l’ouvrier qui ne s’occupait que de ses propres affaires et s’acquittait seulement de sa tâche, celui-là, on le « pressurait » jusqu’à l’épuisement. Puis on le jetait dans le ruisseau.
Quand Jurgis revint chez lui, sa tête était prête à exploser. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à croire ce qu’il venait d’entendre ; non, c’était impossible. Tamoszius n’était qu’un grincheux. Un de plus ! D’ailleurs, il passait son temps à jouer du violon ; le soir, il courait les fêtes et ne rentrait pas avant l’aube. Rien d’étonnant à ce qu’il n’eût pas le cœur à l’ouvrage. En outre, c’était un gringalet ; dans la lutte pour la vie, il ne faisait pas le poids. Voilà pourquoi il était aigri. Pourtant, tous les jours, Jurgis remarquait de bien étranges choses.
Il tenta de dissuader son père de donner suite à la proposition faite par le contremaître. Mais Antanas était las de mendier du travail ; il avait épuisé tout son courage et était prêt à accepter n’importe quelle place, à n’importe quel prix. Le lendemain, il alla trouver l’homme qui l’avait abordé et promit de lui remettre le tiers de tout ce qu’il gagnerait ; le jour même, on l’engagea dans les caves de chez Durham. Il était dans une « salle de saumurage », sans un seul endroit sec où poser les pieds ; le salaire de sa première semaine fut pratiquement entièrement consacré à l’achat d’une paire de bottes à semelles épaisses. Il était « essuyeur », c’est-à-dire qu’il passait ses journées à manier un long balai à franges pour éponger le sol. Si l’on oublie l’humidité et l’obscurité, ce n’était pas, somme toute, un travail désagréable... du moins en été.
Il faut savoir qu’Antanas Rudkus était la créature la plus douce que Dieu eût jamais mise sur terre. Ce fut donc pour son fils une terrible confirmation de la véracité de tout ce qu’il avait entendu, lorsqu’il vit son père, deux jours à peine après son embauche chez Durham, montrer autant d’amertume que les autres et maudire l’entreprise de toute son âme. À l’usine, le vieil homme était chargé du nettoyage des siphons. La famille, assise autour de lui, l’écouta, sidérée, relater en quoi cela consistait. Il travaillait dans la pièce où la viande de bœuf était préparée pour la conserve. Des hommes munis de fourches la sortaient de cuves pleines de produits chimiques, où elle était restée à mariner, puis la lançaient dans des wagonnets qui l’emportaient vers les cuisines. Quand ils avaient récupéré tout ce qu’ils pouvaient, ils vidangeaient les cuves dont le contenu se déversait par terre, puis, avec des pelles, raclaient les restes qu’ils jetaient eux aussi dans le wagonnet. Bien que le sol fût répugnant, Antanas devait pousser la « saumure » dans un trou qui communiquait avec un bac, où elle était recueillie pour être indéfiniment réutilisée. Comme si cela ne suffisait pas, tous les deux ou trois jours, le vieil Antanas devait dégager d’une grille située dans le conduit tous les petits bouts de viande et autres résidus qui y étaient retenus, et les charger à l’aide d’une pelle dans un des wagonnets, avec le reste de la viande !
Voilà ce qu’avait constaté Antanas. Mais Marija et Jonas avaient eux aussi des histoires à raconter. Marija était employée par une des conserveries indépendantes du quartier ; les sommes faramineuses qu’elle touchait à peindre des boîtes de conserve la faisaient exulter de joie et d’un orgueil presque insolent. Mais, un jour, elle fit le chemin du retour avec Jadvyga Marcinkus, une petite femme au teint blafard qui travaillait en face d’elle et qui lui expliqua comment elle, Marija, avait été recrutée. Elle avait pris la place d’une Irlandaise, employée dans l’usine depuis plus de quinze ans. Elle s’appelait Mary Dennis. Il y a bien longtemps, cette femme avait connu un homme et avait eu un petit garçon qui, bien qu’infirme et épileptique, était le seul être qu’elle eût à aimer en ce monde. Ils habitaient tous les deux une petite chambre derrière Halsted Street, dans le quartier irlandais. Mary était poitrinaire ; on l’entendait tousser à longueur de journée. Ces derniers temps, elle avait commencé à dépérir, si bien que, lorsque Marija s’était présentée, la contremaîtresse avait brusquement décidé de mettre Mary à la porte. La responsable était elle-même tenue de respecter les chiffres de production et ne pouvait s’embarrasser de malades, expliqua Jadvyga. L’ancienneté de Mary dans l’usine ne changea rien à sa décision ; d’ailleurs, c’était là un détail que la contremaîtresse ignorait vraisemblablement car, tout comme le chef de service, elle n’exerçait dans l’entreprise que depuis deux ou trois ans. Jadvyga ne savait pas ce que la pauvre femme était devenue. Elle lui aurait bien rendu visite, mais elle aussi était tombée malade. Son dos la faisait continuellement souffrir et elle craignait d’avoir des problèmes gynécologiques. Ce n’était pas une tâche pour des femmes que de manipuler toute la journée des bidons de quatorze livres.
Coïncidence frappante, Jonas devait aussi sa place à l’infortune d’un autre. Jonas poussait un chariot chargé de jambons de la salle de fumage jusqu’à un monte-charge, et de là, aux ateliers d’emballage. Les chariots, entièrement métalliques, étaient très lourds. On y entassait jusqu’à soixante jambons qui pesaient au total plus d’un quart de tonne. À moins d’être un colosse, ce n’était pas une mince affaire de faire avancer un de ces engins sur le sol inégal ; une fois qu’on avait réussi à le lancer, il fallait évidemment faire tout son possible pour le maintenir dans la bonne direction. Un contremaître était toujours là à rôder ; si vous preniez une seconde de retard, il vous accablait d’insultes. Tous ces Lituaniens, ces Slovaques et autres immigrés qui ne comprenaient rien à ce qu’on leur disait, les chefs avaient coutume de les faire marcher à coups de pied, comme des chiens. En conséquence, les bennes roulaient à un train d’enfer sur la majeure partie du parcours. Le prédécesseur de Jonas avait été écrasé par l’une d’entre elles contre un mur, de la manière la plus horrible qu’on puisse imaginer.
Ces incidents n’auguraient rien de bon, mais étaient des peccadilles à côté de ce que Jurgis eut l’occasion de voir, de ses propres yeux, quelque temps plus tard. Dès son premier jour en sa qualité de balayeur de boyaux, il avait remarqué le curieux manège des responsables d’étage chaque fois qu’un veau « mort-né » arrivait. Quiconque connaît un tant soit peu la boucherie vous dira que la viande d’une vache qui est sur le point de vêler, ou qui vient de vêler, n’est pas comestible. Or, tous les jours, de nombreuses femelles prêtes à mettre bas parvenaient aux abattoirs. Bien sûr, si les patrons l’avaient voulu, il leur aurait été facile de garder les bêtes dans les parcs jusqu’à ce qu’elles soient bonnes à consommer. Mais, pour économiser du temps et du fourrage, il était de règle d’amener les vaches prêtes à mettre bas avec les autres. Quiconque en remarquait une informait le contremaître, qui engageait alors la conversation avec l’inspecteur et s’éloignait nonchalamment avec lui. En un clin d’œil, la carcasse de la vache était éviscérée et les entrailles avaient disparu. Jurgis était chargé de les faire glisser dans la trappe, veau compris. À l’étage au-dessous, les ouvriers récupéraient ces veaux « mort-nés » pour les débiter comme viande de boucherie. On utilisait même leur peau.
Un jour, un des employés dérapa et se blessa à la jambe. Ce soir-là, quand les derniers animaux eurent été expédiés, au moment où tout le monde s’en allait, on ordonna à Jurgis de rester pour accomplir une certaine besogne dont son collègue estropié s’acquittait habituellement. Il était tard. La nuit tombait. Tous les inspecteurs étaient partis. Il n’y avait dans la salle qu’une vingtaine d’hommes tout au plus. Au cours de la journée, ils avaient tué environ quatre mille bêtes. Le bétail était convoyé par train de marchandises, quelquefois depuis le fin fond des États-Unis, et tous les bestiaux ne supportaient pas le voyage. Certains avaient une patte cassée ou les flancs entaillés par des coups de cornes ; d’autres étaient morts, personne n’aurait su dire de quoi. On allait tous les abattre, là, dans le silence et l’ombre de ces lieux déserts. C’était les « ratés », comme on les appelait. L’usine était équipée d’un monte-charge spécial pour les amener jusqu’à la chaîne d’abattage, où les hommes de l’équipe les dépeçaient avec un détachement de spécialistes, qui disait mieux que maint discours qu’il s’agissait là d’une routine quotidienne. Il fallut à peine quelques heures pour venir à bout de toutes les carcasses. À la fin, Jurgis vit qu’on entreposait cette viande dans les chambres froides en la mélangeant au reste pour qu’on ne pût pas l’identifier. Quand il rentra ce soir-là, il était d’humeur morose. Il commençait à comprendre que ceux qui s’étaient moqués de sa foi aveugle en l’Amérique avaient peut-être raison.