Une fois de plus, le pauvre Jurgis redevint un proscrit et un vagabond. Il était comme mutilé, tel un fauve ayant perdu ses griffes ou une tortue sa carapace. D’un coup, on l’avait dépouillé de ces armes mystérieuses qui lui permettaient, il n’y a pas longtemps encore, de gagner sa vie sans effort et de se soustraire aux conséquences de ses actes. Désormais, plus question d’obtenir un travail d’un simple claquement de doigts ou de voler en toute impunité ; il devait reprendre sa place dans le troupeau. Non, c’était pire encore ! Il n’osait même plus se mêler au commun des mortels ; il devait se cacher, s’isoler. Il était marqué au fer rouge, condamné à l’anéantissement. Ses anciens camarades étaient prêts à le trahir pour se faire valoir. On le châtierait non seulement pour la faute qu’il avait commise, mais aussi pour d’autres qu’on lui imputerait, de la même façon qu’on avait fait payer à un pauvre diable l’agression du « péquenaud » que lui et Duane avaient détroussé.
Il y avait une difficulté supplémentaire. Jurgis s’était habitué à une manière de vivre à laquelle il ne pouvait pas renoncer si aisément. Lorsqu’il était au chômage, il s’estimait heureux quand il réussissait à se mettre à l’abri de la pluie pour la nuit, sous une porte cochère ou sous une charrette, et qu’il parvenait à recueillir quinze cents par jour pour manger dans un bar. Mais aujourd’hui, toutes sortes de désirs le taraudaient et il souffrait de ne pouvoir les assouvir. Il avait besoin de prendre un verre de temps en temps, de boire pour le plaisir de boire, indépendamment du repas gratuit. Cette habitude était devenue si forte qu’il en oubliait toute autre considération. Rien ne le retiendrait de dépenser sa dernière pièce pour satisfaire son envie, dût-il passer le reste de la journée le ventre vide.
Il recommença à faire le siège des usines. Mais, jamais, depuis son arrivée à Chicago, il n’avait eu aussi peu de chances de trouver un travail. D’abord, avec la crise économique qui sévissait, les quelque deux millions d’ouvriers qui avaient été mis à pied au cours du printemps et de l’été n’avaient pas tous retrouvé un emploi, tant s’en faut. Et puis, il y avait la grève ; elle avait mis sur le pavé soixante-dix mille hommes et femmes à travers le pays, dont vingt mille à Chicago, et la plupart d’entre eux, aujourd’hui, cherchaient une place. Et ce ne fut pas la reprise du travail quelques jours plus tard, ni la décision des patrons de réembaucher près de la moitié des grévistes qui améliora la situation puisque, pour chaque ouvrier réintégré, un « jaune » prenait la fuite. Quant aux dix à quinze mille « bleus », immigrés, Noirs et délinquants, ils avaient été relâchés dans la nature et devaient maintenant se débrouiller par eux-mêmes. On les voyait partout en ville et Jurgis vivait dans la terreur que l’un d’entre eux ne le reconnût et ne sût qu’il était recherché. Il aurait volontiers quitté Chicago, mais, quand il prit conscience du danger qu’il courait, il n’avait quasiment plus un sou vaillant. Plutôt la prison que le chômage en hiver à la campagne !
Au bout de dix jours, Jurgis n’avait plus que quelques pièces en poche et n’avait toujours pas déniché le moindre petit emploi ; il n’avait pas même trouvé une valise à porter. À nouveau, comme à sa sortie de l’hôpital, il était totalement démuni et confronté au spectre sinistre de la faim. Une terreur affreuse s’était emparée de lui, une peur irréductible, à rendre fou, qui le rongeait et l’épuisait plus sûrement que le manque de nourriture. Il allait mourir de faim ! Le démon tendait vers lui ses doigts lépreux, le touchait, lui soufflait son haleine à la figure. Et Jurgis, face à cette horreur, se réveillait en hurlant, frissonnant et inondé de sueur. Alors, il se levait et partait courir la ville, quémandant de l’ouvrage jusqu’à s’écrouler de fatigue. Impossible de rester en place. Silhouette décharnée, il rôdait dans les rues, l’œil hagard. Partout où il allait dans cette cité immense, il rencontrait des centaines de pauvres hères dans le même cas que lui. Partout s’étalait devant eux le spectacle de l’abondance, et partout on les chassait impitoyablement. Il existe deux sortes de prison : dans l’une, c’est l’homme qui est enfermé, tandis que ce qu’il convoite est à l’extérieur ; dans l’autre, l’homme est laissé en liberté, mais les objets désirés sont, eux, derrière des barreaux.
Quand la fortune de Jurgis se fut réduite à vingt-cinq cents, il apprit que les boulangeries, le soir, bradaient à moitié prix leurs invendus. Il achetait pour cinq cents deux miches de pain rassis, qu’il divisait en petits morceaux et fourrait dans ses poches. De temps à autre, il mâchonnait un quignon pour tromper sa faim. Il ne dépensa plus un cent en dehors de cet achat quotidien. Au bout de deux ou trois jours, il en vint même, pour économiser son pain, à fouiller dans les poubelles. Parfois, il en retirait des aliments qu’il essuyait, retardant l’échéance fatale de quelques précieuses minutes.
Il passa ainsi plusieurs jours, l’estomac vide, dépérissant d’heure en heure. Un matin, il fut victime d’une mésaventure pitoyable dont il faillit ne pas se remettre. Alors qu’il longeait une rue bordée d’entrepôts, un contremaître lui proposa du travail ; il s’attela à la besogne, mais le contremaître, ne le jugeant pas suffisamment costaud, le renvoya sur-le-champ. Tandis que Jurgis s’attardait sur les lieux, il vit qu’on mettait un autre homme à sa place. Alors, il enfila son manteau, s’éloigna, et dut faire des efforts surhumains pour ne pas éclater en sanglots comme un enfant. Il était perdu ! Condamné ! Sans espoir ! Puis, brusquement, son angoisse se changea en rage. Il se mit à jurer et se promit de revenir après la tombée de la nuit montrer à ce scélérat qu’il conservait encore quelques forces !
Il marmonnait encore ces propos vengeurs quand, au coin de la rue, il aperçut, devant l’étalage d’un marchand de légumes, un plateau de choux. Il jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne le regardait, se baissa et s’empara du chou le plus gros avant de détaler. Il y eut des cris et des protestations. Une douzaine d’hommes et de gamins se lancèrent à sa poursuite. Il s’engagea dans une première ruelle, puis dans une autre, qui débouchait sur une rue passante. Là, il se remit à marcher normalement, glissa son butin sous son manteau et se fondit dans la foule. Quand il s’estima en sûreté, il s’assit et dévora tout cru la moitié de son larcin. Le reste, il le mit en réserve dans ses poches, pour le lendemain.
Ce fut à cette époque qu’un des journaux de Chicago, qui s’intéressait beaucoup au « petit peuple », ouvrit une « soupe populaire » à l’intention des chômeurs. Était-ce pour se faire de la publicité, comme on le prétendait ici ou là, ou bien par crainte de voir la faim le priver de tous ses lecteurs ? Qu’importe. La soupe était épaisse et chaude et on en servait toute la nuit. Quand Jurgis entendit parler de cette aubaine par un autre clochard, il se promit de faire plusieurs passages avant le matin. En fait, il dut se contenter d’une seule ration car la queue interminable devant le guichet ne diminua pas jusqu’à la fermeture.
Le quartier, situé aux environs de la « Levée », était dangereux pour lui ; Jurgis y était connu. Mais il était tellement aux abois qu’il se sentait prêt à tout. Il songeait même sérieusement à se réfugier à Bridewell. Jusque-là, la clémence du temps lui avait permis de dormir à la belle étoile dans un terrain vague. Mais, brusquement, une bise de nord se mit à souffler, accompagnée de pluies diluviennes, signes avant-coureurs de l’hiver.
Un jour, Jurgis alla par deux fois au café pour pouvoir s’abriter et, le soir, il dépensa le reste de son pécule dans un « débit de bière frelatée ». L’établissement en question était tenu par un Noir, qui récupérait la lie dans les tonneaux de bière laissés dehors par les cafetiers et « l’accommodait » ensuite avec des produits chimiques pour la faire pétiller. Il vendait alors la mixture deux cents la canette, et, pour cette somme, le client avait en outre le privilège de passer la nuit par terre, au milieu d’un ramassis de loques humaines des deux sexes.
Ces vicissitudes affectaient d’autant plus cruellement Jurgis qu’il ne cessait de repenser aux occasions qu’il avait laissées échapper. On était alors en période électorale ; dans cinq ou six semaines, le pays serait appelé à se choisir un nouveau Président. Jurgis entendait ses compagnons d’infortune en discuter entre eux et voyait les affiches et les banderoles envahir les rues. Aucun mot ne peut décrire la douleur et le désespoir qu’il ressentait.
Un soir, après avoir mendié toute la journée sans que personne lui prêtât attention, Jurgis aida une vieille dame, encombrée par son parapluie et ses paquets, à descendre du tramway et il lui raconta sa « triste histoire ». Une fois qu’il eut apporté des réponses satisfaisantes à toutes les questions de son interlocutrice, celle-ci l’emmena dans un restaurant et déposa vingt-cinq cents sur le comptoir pour qu’il prît un repas. Il se régala de soupe et de pain, de bœuf bouilli, de pommes de terre et de haricots, et termina par une pâtisserie et un café, si bien qu’il ressortit avec le ventre gonflé comme un ballon. C’est alors que, tout au bout de la rue, malgré l’obscurité et la pluie, il distingua des lumières rouges et entendit un roulement sourd de grosse caisse. Le cœur battant, il se hâta vers cette zone éclairée, sachant déjà, sans avoir besoin de demander, que se tenait là une réunion politique.
Jusque-là, la campagne s’était « engluée » comme disaient les journalistes. Pour on ne sait trop quelle raison, les gens refusaient de se passionner pour le débat politique ; il était presque impossible de les faire venir aux réunions, ou bien, lorsqu’ils y assistaient, de les inciter à manifester leur enthousiasme. Celles qui avaient été organisées à Chicago s’étaient soldées par des échecs cuisants et, comme l’orateur attendu ce soir-là n’était rien de moins que le postulant à la vice-présidence de la République, les responsables politiques étaient morts d’inquiétude. Heureusement, grâce à cette averse providentielle, quelques pétards et quelques roulements de tambour suffiraient à faire accourir, dans un rayon d’un mile, tous les miséreux ; et la salle serait remplie ! Le lendemain, les journaux pourraient faire état de l’ovation extraordinaire réservée à l’orateur alors même, préciserait-on, que l’auditoire n’était pas de ces assistances « en manteau de fourrure » ; preuve que les salariés américains n’envisageaient pas d’un mauvais œil la hausse des prix prônée par le distingué candidat.
Jurgis se retrouva dans une grande salle entièrement pavoisée. Après la courte allocution du président du comité d’organisation, l’orateur vedette se leva en même temps que l’orchestre se déchaînait. Qu’on imagine un peu l’émotion de Jurgis quand il s’aperçut que l’homme n’était autre que le célèbre sénateur Spareshanks, celui-là même qui, aux abattoirs, s’était adressé avec une telle éloquence au « Groupe de soutien au candidat républicain Doyle » et qui avait aidé à faire élire au conseil municipal de Chicago le « gérant de jeu de quilles » recruté par Scully !
Jurgis sentit les larmes lui monter aux yeux. Peut-on concevoir quels cruels regrets lui causa le souvenir de ces heures bénies, où lui aussi avait eu sa place au soleil, où lui aussi avait frayé avec les heureux élus qui dirigent le pays et touché sa part de la manne électorale ? Encore une élection où l’argent coulait à flots chez les Républicains. Sans cette malencontreuse péripétie, il en aurait profité comme les autres et n’en serait pas là !
L’éloquent sénateur expliquait ce qu’était le régime de la Protection : un ingénieux système grâce auquel les patrons, avec l’accord des travailleurs, augmentaient le prix des produits manufacturés qu’ils leur vendaient et, en contrepartie, leur allouaient des salaires plus élevés... Ainsi, ce qu’ils prenaient d’une main aux ouvriers, ils le leur reversaient de l’autre, en partie du moins. Selon Spareshanks, cet incomparable dispositif reflétait les lois supérieures et inébranlables de l’univers ; grâce à lui, la terre de Christophe Colomb était devenue le joyau de l’océan. Les futurs triomphes de ce pays, sa place prédominante parmi les autres nations, sa réputation, tout dépendait du zèle et de la ténacité avec lesquels chaque citoyen soutiendrait les efforts des hommes qui travaillaient sans relâche à préserver ce système. Ce régiment de soldats héroïques s’appelait le « Grand Old Party1 »...
À ce moment, la fanfare se mit à jouer ; Jurgis, surpris, se redressa sur sa chaise. Si étrange que cela puisse paraître, il s’efforçait à tout prix de suivre l’exposé sur la prospérité de la République américaine, sa formidable expansion commerciale, l’influence qu’elle aurait bientôt dans le Pacifique et en Amérique du Sud, et partout où les opprimés renâclaient sous le joug qui les écrasait. Jurgis tentait ainsi de rester éveillé. Il savait que, s’il cédait au sommeil, il se mettrait à ronfler bruyamment. Il devait donc écouter, s’intéresser à ce qui se disait. Mais il avait fait un bon repas, il était épuisé et la chaleur de la salle était tellement agréable, son siège si confortable... Peu à peu la silhouette squelettique du sénateur perdit de sa netteté, s’allongea démesurément et commença à danser devant ses yeux, sous une avalanche de statistiques sur les importations et les exportations. Le voisin de Jurgis lui donna un violent coup de coude dans les côtes, qui le fit sursauter. Il se rassit convenablement en prenant un air innocent. Mais, peu après, il sombra à nouveau. On se mit à lui lancer des regards irrités et à l’invectiver. Quelqu’un finit par appeler un policier, qui empoigna au collet un Jurgis terrifié et ahuri et le souleva brutalement de sa chaise. Une partie de l’assistance détourna son attention de l’orateur pour observer l’incident et le sénateur Spareshanks perdit le fil de son discours. Une voix lui cria bientôt d’un ton enjoué : « C’est un clochard qu’on flanque dehors ! C’est rien ! Continue, mon vieux ! » Cette intervention provoqua l’hilarité générale et le sénateur, souriant avec indulgence, reprit son allocution. En quelques secondes, Jurgis se retrouva dans la rue, sous la pluie, non sans avoir, au préalable, reçu un bon coup de pied et essuyé une bordée d’injures.
Il s’abrita sous une porte cochère pour faire le point. Il n’était pas blessé et on ne l’avait pas arrêté : c’était plus qu’il n’aurait pu espérer. Il resta quelques instants à maugréer contre lui-même et le sort qui s’acharnait sur lui, et puis, il revint à la réalité. Il n’avait ni argent, ni lieu pour dormir. Il devait se remettre à mendier.
Courbant les épaules, frissonnant sous la pluie glaciale, il se mit en route. Une femme élégante, abritée derrière un parapluie, arrivait dans sa direction. Il fit demi-tour et lui emboîta le pas. « S’il vous plaît, madame, commença-t-il, vous ne pourriez pas me donner de quoi passer la nuit à l’abri ? Je suis un pauvre travailleur... »
Il s’arrêta net. À la lumière d’un bec de gaz, il avait entrevu le visage de la passante. Il la connaissait.
C’était Alena Jasaityte, qui avait été la reine du bal lors de ses noces avec Ona ! Oui, Alena Jasaityte, si belle ce soir-là et si majestueuse lorsqu’elle dansait avec Juozas Raczius, le conducteur de charrettes. Jurgis ne l’avait revue qu’en une ou deux occasions depuis, car Juozas l’avait laissée tomber pour une autre et Alena avait quitté Packingtown sans laisser d’adresse. Et voilà qu’il la rencontrait ici !
Elle n’était pas moins surprise que lui. « Jurgis Rudkus ! s’étrangla-t-elle. Mais pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Je... j’ai eu des tas d’ennuis, bredouilla-t-il. Je n’ai pas de travail, pas de toit et pas d’argent. Et toi, Alena... est-ce que tu es mariée ?
— Non, répondit-elle. Je ne suis pas mariée, mais j’ai trouvé une bonne situation. »
Ils se considérèrent l’un l’autre encore quelques instants, puis Alena rompit le silence : « Jurgis, je t’aiderais si je pouvais. Je t’assure. Mais, malheureusement, je n’ai pas pris mon sac et je n’ai pas un cent sur moi. C’est vrai. Par contre, je peux faire mieux. Je peux te dire où trouver du secours. Je sais où est Marija. »
Jurgis tressaillit. « Marija ?
— Oui, répondit Alena. Elle acceptera de t’aider. Elle a du travail et elle s’en sort bien. Elle sera contente de te voir. »
Une année tout au plus s’était écoulée depuis que Jurgis avait quitté Packingtown. Il avait eu l’impression de s’évader d’une prison et, plus précisément, de fuir Marija et Elzbieta. Mais à présent, à la seule mention de leurs noms, il se sentait transporté de joie. Il voulait les revoir, rentrer à la maison ! Elles le soutiendraient, elles seraient bonnes pour lui. En un éclair, il imagina ce qu’il allait dire. Il était excusable de s’être sauvé comme il l’avait fait après le chagrin que lui avait causé la mort de son fils ; excusable aussi de ne pas être revenu, puisque la famille n’était plus à Packingtown. « D’accord, dit-il, je vais y aller. »
Alena lui indiqua un numéro dans Clark Street et ajouta : « Ce n’est pas la peine que je te donne mon adresse. Marija la connaît. » Sans plus de cérémonies, Jurgis s’éloigna.
Il arriva devant une grande bâtisse grise, d’allure aristocratique. Il sonna au sous-sol. Une jeune Noire entrebâilla la porte et le dévisagea avec méfiance.
« Vous désirez ? demanda-t-elle.
— Est-ce que Marija Berczynskas habite ici ?
— J’sais pas. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Je veux la voir. C’est une de mes parentes. »
La jeune fille hésita quelques secondes avant d’ouvrir plus grand la porte. « Entrez », dit-elle. Jurgis pénétra dans un grand vestibule. « J’vais voir. C’est quoi vot’ nom ?
— Dites-lui que Jurgis la demande », répondit-il. La jeune Noire monta l’escalier et revint une ou deux minutes plus tard : « Il y a personne de c’nom-là ici. »
Jurgis eut un coup au cœur. « On m’a dit qu’elle habitait ici ! » s’écria-t-il.
Mais la fille hochait la tête. « Madame dit qu’y a personne de c’nom-là », répéta-t-elle.
Jurgis, hésitant, resta un moment désemparé. Puis, au moment précis où il s’apprêtait à repartir, quelqu’un frappa. La fille alla ouvrir. Jurgis entendit des bruits de pas sur le perron. Alors, la jeune Noire poussa un cri d’épouvante, pivota sur elle-même et courut vers l’escalier qui montait au rez-de-chaussée, en hurlant : « La police ! La police ! On est faits ! »
Jurgis resta interdit. Puis, à la vue de la marée d’uniformes bleus qui se précipitait sur lui, il s’élança à la suite de la servante qui, en donnant l’alerte, avait déclenché un tumulte à l’étage. Là-haut, la maison grouillait de monde. Parvenu dans le couloir, Jurgis vit des hommes plus ou moins déshabillés et des femmes en peignoir courir en tout sens en poussant des cris. Par une porte entrouverte, il aperçut un grand salon, avec des chaises recouvertes de tissu luxueux et des tables chargées de plateaux et de verres. Des cartes à jouer étaient éparpillées sur le sol. Une des tables était renversée. Des bouteilles de vin avaient roulé par terre et finissaient de se vider sur le tapis. Deux hommes soutenaient une jeune femme évanouie ; une douzaine d’autres se hâtaient, pêle-mêle, vers la porte d’entrée.
Soudain, celle-ci fut ébranlée par des coups violents. Les fuyards battirent en retraite. Au même instant, une femme corpulente, aux joues fardées, parée de boucles d’oreilles en diamants, dévala l’escalier, hors d’haleine, en ordonnant : « Par-derrière ! Vite ! »
Tout le monde, y compris Jurgis, se rua à sa suite vers un escalier de service. Dans la cuisine, elle actionna un ressort : un placard s’ouvrit sur un corridor obscur. « Par ici ! » cria-t-elle à la meute qui comptait maintenant une trentaine d’individus. À peine le dernier eut-il disparu, que les premiers de la file se mirent à pousser des cris et la troupe, affolée, reflua. « Il y en a là aussi ! On est encerclés !
— L’escalier ! » vociféra la matrone. Il y eut un nouveau mouvement de foule. Hommes et femmes juraient, criaient, se battaient pour passer devant. Ils montèrent. Un, deux, trois étages... puis ils parvinrent au pied d’une échelle qui menait sur le toit. Ils s’agglutinèrent là, la tête en l’air, tandis qu’un homme essayait en vain d’ouvrir la trappe. La grosse femme lui cria d’ôter le crochet. « C’est fait ! Mais il y a quelqu’un assis sur la trappe ! » répondit-il.
Quelques instants plus tard, une voix les apostropha du rez-de-chaussée : « Eh ! Là-haut ! Vous feriez mieux de vous rendre. On ne plaisante pas cette fois-ci. »
Les fuyards capitulèrent. Ils virent monter plusieurs policiers qui furetèrent ici et là, tout en jetant à leurs prisonniers des regards goguenards. La gent masculine semblait dans l’ensemble apeurée et penaude ; les femmes, elles, prenaient les choses avec philosophie, comme si toute cette effervescence n’avait rien d’exceptionnel. Il faut dire que, eussent-elles pâli, personne ne l’aurait remarqué sous la couche de maquillage qui recouvrait leurs joues. Perchée sur la balustrade, une jeune fille aux yeux noirs, en chaussons, s’amusait à donner des coups de pied dans les casques des policiers. L’un d’entre eux, agacé, la tira par la cheville pour la faire descendre. À l’étage au-dessous, quatre ou cinq filles, assises sur des malles, lançaient des quolibets aux hommes qui défilaient devant elles. Elles riaient bruyamment, manifestement ivres. L’une d’entre elles, vêtue d’un kimono rouge vif, dominait le tumulte de sa voix claironnante. Jurgis la regarda. Il sursauta : « Marija ! »
Elle chercha des yeux qui l’appelait. Quand elle le vit, elle eut d’abord un mouvement de recul, puis se leva d’un bond. « Jurgis ! » s’étrangla-t-elle.
Ils se regardèrent une seconde sans rien dire.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? s’écria Marija.
— Je suis venu te voir, répondit Jurgis.
— Quand ?
— À l’instant.
— Mais comment tu as su... qui t’a dit que j’étais ici ?
— Alena Jasaityte. Je l’ai rencontrée dans la rue. »
Il y eut un nouveau silence. Ils s’observèrent. Le reste de l’assistance ayant les yeux rivés sur eux, Marija se rapprocha. « Et toi, s’enquit Jurgis, tu habites ici ?
— Oui, j’habite ici. »
On entendit alors appeler d’en bas : « Dépêchez-vous, les filles ! Mais habillez-vous d’abord ! Sinon, vous risquez de le regretter. Il pleut dehors.
— Brrr ! » fit quelqu’un. Les femmes se levèrent et se dispersèrent dans les chambres qui donnaient sur le couloir.
« Viens », dit Marija, en entraînant Jurgis dans la sienne. C’était une pièce minuscule de huit pieds sur six, meublée d’un lit, d’une chaise, d’une coiffeuse et d’un portemanteau derrière la porte, où des robes étaient accrochées. Un désordre indescriptible régnait dans la pièce : vêtements éparpillés sur le sol, pots de rouge à joues, flacons de parfum, chapeaux, vaisselle sale sur la coiffeuse ; une paire de chaussons, un réveil et une bouteille de whisky sur une chaise complétaient le tableau.
Bien que Marija ne portât que des bas sous son kimono, elle se déshabilla devant Jurgis, sans même prendre la peine de refermer la porte. Jurgis avait déjà compris dans quelle sorte de maison il se trouvait ; il avait suffisamment couru le monde depuis son départ de chez lui pour ne plus s’offusquer facilement. Malgré tout, il eut un serrement de cœur à voir Marija manquer ainsi de pudeur. Ils avaient toujours respecté les règles de la décence chez eux, et il trouvait que le souvenir des temps anciens aurait dû la retenir. À peine cette pensée eut-elle traversé son esprit qu’il se traita intérieurement d’imbécile. Qui était-il pour se permettre de donner des leçons de morale ?
« Ça fait combien de temps que tu es ici ? demanda-t-il.
— Bientôt un an, répondit-elle.
— Pourquoi tu es venue là ?
— Il fallait bien vivre. Je ne pouvais pas rester les bras croisés à regarder les enfants crever de faim. »
Il la considéra un instant sans rien dire. « Tu étais au chômage ? finit-il par demander.
— Je suis tombée malade, expliqua-t-elle. Après, je n’avais plus d’argent Et puis Stanislovas est mort...
— Stanislovas est mort !
— Oui. J’avais oublié. Tu n’étais pas au courant ?
— Comment est-il mort ?
— Il s’est fait attaquer par des rats. »
Jurgis eut la respiration coupée. « Par des rats !
— Oui, fit-elle en se penchant pour lacer ses chaussures. Il travaillait dans une fabrique d’huile. Ou plutôt... on l’avait engagé pour apporter de la bière aux ouvriers. Il transportait les canettes au bout d’une longue perche et il en profitait pour se servir au passage. Et puis, un jour, il a trop bu et s’est endormi dans un coin. Il est resté enfermé dans le bâtiment toute la nuit. Le lendemain matin, on l’a retrouvé presque entièrement dévoré par les rats. »
Jurgis s’assit, glacé d’horreur. Marija, elle, continuait à nouer ses souliers. Un long silence s’installa.
Tout à coup, un grand gaillard en uniforme apparut dans l’encadrement de la porte. « Dépêchez-vous là-dedans, ordonna-t-il.
— Je fais aussi vite que je peux », lança Marija. Elle se redressa et enfila son corset fébrilement.
« Est-ce que les autres sont toujours en vie ? finit par demander Jurgis.
— Oui.
— Où sont-ils ?
— Ils vivent pas loin d’ici. Ça va bien pour eux maintenant.
— Ils ont du travail ?
— Elzbieta, oui. Quand elle peut. Mais, en général, c’est moi qui les entretiens. Je gagne plein d’argent maintenant. »
Jurgis se tut un moment avant de reprendre : « Est-ce qu’ils savent que tu habites ici... ce que tu fais ?
— Elzbieta le sait, répondit Marija. Je ne pouvais pas lui mentir. Quant aux enfants, ils doivent s’en douter. Il n’y a pas de quoi avoir honte. On ne peut pas faire autrement.
— Et Tamoszius ? poursuivit Jurgis, est-ce qu’il est au courant ? »
Marija haussa les épaules. « Comment veux-tu que je le sache ? Ça fait plus d’un an que je ne l’ai pas vu. Il a eu un empoisonnement du sang et on l’a amputé d’un doigt. Il ne pouvait plus jouer de violon. Alors, il est parti. »
Marija, debout en face du miroir, boutonnait sa robe. Jurgis était assis et ne la quittait pas des yeux. Il ne parvenait pas à croire que la femme qui était devant lui était la même que celle qu’il avait connue autrefois. Elle était si froide, si dure ! Elle lui faisait peur.
Soudain, elle le regarda furtivement. « On dirait que tout n’a pas été rose pour toi non plus, dit-elle.
— C’est vrai, avoua-t-il. Je n’ai pas un cent en poche et pas de travail.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai vadrouillé un peu partout. Et puis je suis revenu aux abattoirs... juste avant la grève. » Il hésita. « J’ai essayé de prendre de vos nouvelles, finit-il par ajouter. Vous étiez partis, personne ne savait où. Tu dois penser que je vous ai joué un sale tour en me sauvant comme ça, Marija...
— Non, répondit-elle. Je ne t’en veux pas. Aucun de nous ne t’a jamais reproché quoi que ce soit. Tu as fait de ton mieux. On avait trop de choses sur les épaules. » Elle s’arrêta de parler quelques instants, puis continua. « Nous étions trop ignorants. C’est ça la vraie raison. Nous n’avions pas la moindre chance d’y arriver. Si j’avais su à l’époque ce que je sais aujourd’hui, on s’en serait sortis.
— Tu serais venue ici ? dit Jurgis.
— Oui, admit-elle. Mais ce n’est pas ça dont je parlais. C’est toi... tu n’aurais pas réagi comme tu l’as fait... avec Ona. »
Jurgis resta muet. Il n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle.
« Quand on crève la faim, poursuivit Marija, et qu’on a quelque chose qui vaut de l’argent, il faut le vendre. C’est ce que je crois. Je suppose que tu t’en rends compte maintenant qu’il est trop tard. Ona aurait pu nous faire vivre tous, au début. » Marija s’exprimait sans émotion, comme quelqu’un qui parle affaires.
« Je... Oui, probablement », acquiesça Jurgis du bout des lèvres. Il se garda de raconter que le plaisir d’estourbir « Phil » Connor une seconde fois lui avait coûté trois cents dollars et sa place de contremaître.
Le policier réapparut à la porte. « Allez ! Venez maintenant, dit-il. Et que ça saute !
— Voilà, j’arrive », répondit Marija en attrapant au passage son chapeau, piqué d’une multitude de plumes d’autruche, et qui, vu sa taille, aurait pu être celui d’un tambour-major. Elle sortit dans le couloir, suivie par Jurgis, tandis que le policier s’attardait pour vérifier que personne n’était caché sous le lit ou derrière la porte.
« Qu’est-ce qui va se passer ? s’enquit Jurgis comme ils s’engageaient tous deux dans l’escalier.
— Tu parles de la descente de police ? Oh, rien du tout. Ça nous arrive de temps à autre. La patronne est en bisbille avec la police en ce moment. Je ne sais pas trop pourquoi. Mais ils vont sûrement régler ça avant demain matin. De toute façon, on ne te fera rien. On relâche toujours les hommes.
— Peut-être, insista Jurgis, mais moi on ne me relâchera pas. Je crois qu’ils ne vont pas me louper.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je suis recherché, lui glissa-t-il à l’oreille, bien que naturellement leur conversation eût lieu en lituanien. Je vais écoper d’un ou deux ans.
— Fichtre ! s’écria Marija. C’est un sale coup. Je vais voir si je ne peux pas te faire filer. »
En bas, où la majeure partie des prisonniers étaient regroupés, elle s’approcha de la matrone aux boucles d’oreilles en diamants et échangea discrètement quelques mots avec elle. Cette dernière aborda alors le sergent qui dirigeait la rafle. « Billy, dit-elle en désignant Jurgis, ce type est là pour voir sa sœur. Il venait juste d’entrer quand vous avez frappé à la porte. Vous n’embarquez pas les vagabonds, hein ? »
Le sergent partit d’un éclat de rire en regardant Jurgis. « Désolé, mais j’ai ordre d’emmener tout le monde, sauf les domestiques. »
Et Jurgis se glissa piteusement au milieu des autres hommes qui, tous, essayaient de se dissimuler derrière le dos de leur voisin. On eût dit des moutons ayant flairé la présence d’un loup. Il y en avait de tous âges, des collégiens et des vieux à la barbe grisonnante qui auraient pu être leur grand-père. Jurgis était le seul à montrer des signes de pauvreté.
Quand tout le monde fut rassemblé, on ouvrit la porte et la troupe sortit en rang. Trois fourgons stationnaient le long du trottoir ; tout le voisinage était là pour assister à la scène. On se moquait beaucoup et on tendait le cou pour mieux voir. Les femmes défiaient la foule du regard, lançaient des piques. Les hommes, eux, gardaient la tête basse et se cachaient le visage sous leur chapeau. Bientôt, les voitures cellulaires, bondées comme des tramways, s’ébranlèrent, sous les acclamations. Au commissariat, Jurgis donna un nom polonais avant d’être enfermé dans une cellule avec une demi-douzaine de messieurs. Tandis que ceux-ci s’asseyaient et se mettaient à discuter à voix basse, Jurgis s’allongea dans un coin pour s’abandonner à ses pensées.
Il avait connu les bas-fonds de la société et s’était habitué à ce spectacle. Souvent, il en avait conclu que l’humanité entière n’était que bassesse et laideur. Pourtant, il avait toujours épargné dans son cœur sa propre famille, qu’il avait aimée. Et voilà que tout à coup, il était confronté à cette terrible réalité : Marija était une putain et Elzbieta et les enfants vivaient de son déshonneur ! Il avait beau essayer de se raisonner (n’avait-il pas fait pire, lui ? Quel idiot il était de faire des histoires !), il ne réussissait pas à surmonter le choc de cette brutale découverte ; son chagrin était plus fort que lui. Troublé et ébranlé jusqu’au tréfonds de son être, il sentait se réveiller des souvenirs endormis depuis si longtemps qu’il les avait crus morts. Des souvenirs de sa vie passée, de ses espérances et de ses aspirations de jadis, de ses vieux rêves de respectabilité et d’indépendance ! Il revoyait Ona, il l’entendait l’implorer de sa voix si douce. Il revoyait le petit Antanas dont il avait voulu faire un homme. Il revoyait son vieux père qui, malgré la maladie, les avait toujours entourés de son immense amour. Il se remémora chaque minute de ce jour d’horreur où il avait appris l’infamie qu’avait subie Ona. Mon Dieu ! Que de tourments n’avait-il pas endurés ! À quelles folies n’avait-il pas été poussé ! Tout cela lui avait paru si effroyable alors. Pourtant, tout à l’heure, il avait écouté Marija sans broncher, lorsqu’elle lui avait reproché de s’être comporté comme un imbécile ! Oui... quand elle lui avait déclaré qu’il aurait dû vendre l’honneur de sa femme pour vivre ! Et Stanislovas ! Avec quel calme, quelle indifférence Marija avait parlé de ce terrible malheur ! Il se rappelait le pauvre gamin, avec ses doigts gelés et sa peur panique de la neige... Jurgis, allongé dans l’obscurité, le front trempé de sueur, entendait encore sa voix plaintive. Par moments, il frissonnait d’horreur en évoquant le malheureux enfant, enfermé dans le bâtiment désert, en train de se débattre contre les rats !
Cela faisait si longtemps que Jurgis refoulait ses émotions qu’il avait pensé en être définitivement délivré. Dans la situation où il se trouvait, sans recours et pris au piège, en quoi pouvaient-elles lui être d’un quelconque secours ? Pourquoi les laissait-il le tourmenter encore ? Depuis un an, il n’avait eu de cesse qu’il ne les combatte, qu’il ne les chasse de son âme. Jamais elles n’auraient pu avoir prise sur lui si elles ne l’avaient assailli par surprise avant qu’il n’ait eu le temps de s’en défendre. Des voix anciennes chuchotaient, des fantômes oubliés lui faisaient signe, tendaient les bras vers lui. Mais ces spectres n’étaient que des ombres lointaines, séparées de lui par un abîme noir et profond, qui s’évanouiraient à nouveau dans les brumes du passé. Leurs voix se tairaient et plus jamais il ne les entendrait. La dernière étincelle d’humanité qui brillait encore dans son âme s’éteindrait alors pour toujours.