Mais, avec trois dollars, un grand gaillard comme Jurgis ne peut espérer rester ivre très longtemps. C’était un dimanche matin. Le lundi soir, Jurgis, dégrisé mais nauséeux, rentra chez Aniele, conscient d’avoir dépensé jusqu’au dernier cent l’argent que possédait la famille sans avoir pu acheter un seul instant d’oubli.
Ona n’était pas encore enterrée ; mais la déclaration de décès avait été faite à la police et, après la mise en bière, prévue pour le lendemain matin, le cercueil en sapin serait emporté à la fosse commune. Elzbieta était sortie mendier quelques pièces auprès des voisins pour faire dire une messe à la mémoire de sa belle-fille. Quant aux enfants, ils criaient famine dans la mansarde. Pendant ce temps-là, Jurgis, misérable vaurien qu’il était, avait bu toute leur malheureuse fortune ! Voilà ce que lui dit Aniele avec mépris, en ajoutant, alors qu’il se dirigeait vers le poêle, qu’elle n’accepterait plus que sa cuisine soit empestée par des odeurs de phosphate. Elle avait entassé tous ses autres locataires dans une seule pièce par égard pour Ona, mais, maintenant, Jurgis pouvait vivre au grenier. C’était tout ce qu’il méritait. Et plus pour très longtemps d’ailleurs, s’il ne lui versait pas de loyer.
Jurgis quitta la cuisine sans un mot, puis, après avoir enjambé les corps d’une demi-douzaine de pensionnaires endormis dans la pièce adjacente, il grimpa à l’échelle. Le grenier était plongé dans la pénombre, car la famille ne pouvait s’offrir un quelconque éclairage ; le froid y était presque aussi intense qu’au-dehors. Dans le coin le plus éloigné de la morte, Marija, tenant dans son bras valide le petit Antanas, essayait de l’endormir. Juozapas, quant à lui, terré dans un autre angle, geignait : il n’avait rien mangé de la journée. Marija n’adressa pas un mot à Jurgis. Celui-ci se fit tout petit, comme un chien qui vient de se faire rosser, et alla s’asseoir près du corps d’Ona.
Sans doute aurait-il dû méditer sur les privations imposées aux enfants et sur sa propre vilenie. Mais toutes ses pensées allaient vers Ona, uniquement vers elle ; à nouveau il s’offrit le luxe de s’abandonner entièrement à son chagrin. Trop honteux pour oser troubler le silence par des pleurs, il resta assis, prostré, à frissonner d’angoisse. Pourquoi avait-il attendu qu’Ona ne soit plus de ce monde pour prendre la mesure de l’amour qu’il lui portait ? Il se retrouvait impuissant. Il savait que, le lendemain, on emporterait sa femme et que jamais, plus jamais, il ne la reverrait. Son ancienne passion, que la faim et les coups du sort avaient étouffée et anéantie, se réveilla, ouvrant une brèche dans sa mémoire ; les souvenirs s’y engouffrèrent. Il se remémora toutes les heures qu’ils avaient vécues ensemble ; il la revit telle qu’elle lui était apparue en Lituanie lors de leur première rencontre à la foire, belle comme une fleur, gaie comme un pinson. Il se la rappela au jour de leurs noces, tendre, émerveillée ; les paroles qu’elle avait prononcées lui résonnaient encore aux oreilles, il sentait sur ses joues les larmes qu’elle avait versées. La lutte acharnée contre la pauvreté et la faim l’avait durci, lui, aigri, mais Ona, elle, n’avait pas changé. Les sentiments de sa femme étaient restés intacts jusqu’à la fin ; elle n’avait jamais cessé de tendre vers lui ses bras suppliants, d’implorer un peu d’amour et de tendresse. Pourtant, elle avait souffert elle aussi. Oh ! Si cruellement ! Que d’épreuves, que d’ignominies n’avait-elle pas endurées ! Mon Dieu, comment supporter ce souvenir ? Quel monstre de méchanceté et d’insensibilité il avait été ! Tous les propos blessants qu’il avait adressés à Ona lui revenaient, comme autant de coups de poignard. De quels tourments il payait son égoïsme à présent ! Sa dévotion, son admiration pour elle, il ne pouvait plus les exprimer. C’était trop tard, oui, trop tard. Il en étouffait ; sa poitrine semblait prête à exploser de ce trop-plein d’émotions. Il était là, dans l’obscurité, tapi à côté de sa femme. Il lui ouvrait ses bras, mais elle était partie à jamais. Elle était morte ! Il avait envie de hurler sa douleur, son désespoir. Sa souffrance était si grande que des gouttes de sueur perlaient à son front. Mais il n’osait pas faire de bruit ; il osait à peine respirer tant il avait de honte et de dégoût pour lui-même.
La nuit était bien avancée quand Elzbieta revint. Elle avait recueilli le prix d’une messe, qu’elle avait réglée d’avance pour ne pas céder aux tentations qui l’attendaient à la maison. On lui avait donné un morceau de pain rassis, grâce auquel elle put apaiser les enfants et les endormir. Elle vint s’asseoir à côté de Jurgis.
Elle avait décidé, en accord avec Marija, de ne lui adresser aucun reproche. Elle se contenterait d’essayer de le raisonner, ici même, en présence de la défunte. La peur de l’avenir l’ayant emporté sur le chagrin, Elzbieta avait réussi à ravaler ses larmes. Il lui fallait à nouveau enterrer un de ses enfants. C’était le quatrième ! Mais, à chaque fois, elle s’était relevée et avait repris la lutte pour ceux qui restaient. Elzbieta était toute d’instinct. Elle était comme le ver qui, même coupé en deux, continue à vivre ; comme la poule à qui on retire ses poussins les uns après les autres, mais qui s’occupe du dernier qu’on lui a laissé. C’était là sa nature. Elle ne se demandait pas s’il y avait une justice dans tout cela, si une vie vouée à l’anéantissement et à la mort valait la peine d’être vécue.
Ce réflexe de bon sens, elle tenta de le communiquer à Jurgis. Elle lui parla patiemment, les yeux pleins de larmes. Certes Ona n’était plus, mais il y avait les autres à sauver. Elle ne plaidait pas pour ses propres enfants (avec Marija, elle trouverait le moyen de les tirer d’affaire), mais pour Antanas, son fils à lui. Ona lui avait fait don de ce petit bonhomme, qui était le seul vestige qu’il eût d’elle ; il devait veiller sur lui, le protéger comme un trésor, se comporter en père et en homme. Il savait bien ce qu’Ona aurait souhaité, ce qu’elle lui demanderait en ce moment même si elle pouvait parler. Certes, c’était atroce de mourir ainsi ; mais la vie avait été trop dure pour Ona. La pauvre avait dû s’en aller. Oui, bien sûr c’était terrible qu’on ne puisse lui offrir un enterrement décent et que Jurgis ne bénéficie pas d’un seul jour pour la pleurer. Mais c’était comme ça. La situation réclamait des décisions urgentes. Ils n’avaient pas un cent devant eux, les petits allaient périr : il fallait trouver de l’argent. Pour l’amour d’Ona, Jurgis ne pouvait-il pas se ressaisir et montrer qu’il était un homme ? Dans quelque temps, le danger se serait éloigné : maintenant qu’ils n’avaient plus la maison, ils pourraient vivre à meilleur compte. Comme tous les enfants travaillaient, les choses finiraient par s’arranger, à condition que lui, Jurgis, tienne le coup. Elzbieta poursuivit ainsi, avec une éloquence fébrile. C’était pour elle une question de vie ou de mort. Non qu’elle craignît que Jurgis ne continuât à se soûler ; il n’en avait pas les moyens. Mais l’idée qu’il puisse les abandonner pour s’en aller sur les routes, comme l’avait fait Jonas, la terrorisait.
Heureusement, avec le corps sans vie de sa femme à ses côtés, Jurgis pouvait difficilement songer à abandonner son enfant. Oui, promit-il, il essaierait, pour Antanas. Il donnerait sa chance au petit. Il allait se mettre au travail tout de suite, oui, dès demain, sans même attendre qu’Ona soit ensevelie. On pouvait lui faire confiance, il tiendrait parole, advienne que pourra.
Le jour suivant, avant l’aube, il se mit en route, la tête et le cœur meurtris. Il alla droit à l’usine d’engrais de Durham and Company demander s’il pourrait reprendre son poste. Mais le contremaître secoua la tête en le voyant. Non, cela faisait belle lurette qu’on l’avait remplacé ; il n’y avait rien pour lui.
« Est-ce que je peux espérer quelque chose ? interrogea Jurgis. Je suis prêt à attendre un peu.
— Non, répondit l’homme. Ce n’est pas la peine de perdre ton temps. Tu ne trouveras rien ici. »
Jurgis le regarda, perplexe : « Pourquoi ? Vous n’étiez pas satisfait de mon travail ? »
Le contremaître, avec un regard empreint d’une froide indifférence, lui répéta, les yeux dans les yeux : « Tu ne trouveras rien ici, je t’ai dit. »
Jurgis se douta que ce refus n’augurait rien de bon et il partit avec un pincement au cœur. Il alla se mêler à la foule des pauvres diables qui piétinaient dans la neige devant le bâtiment de pointage. Il resta là deux heures, le ventre vide, jusqu’à ce que la police chassât tout le monde à coups de matraque. Il n’y eut rien pour lui ce jour-là.
Depuis le temps qu’il était aux abattoirs, Jurgis s’était fait bon nombre de connaissances. Il y aurait bien des cafetiers pour lui faire crédit d’un sandwich et d’un verre, des camarades de son ancien syndicat pour lui prêter dix cents à l’occasion. L’absence de travail ne mettait donc pas sa vie en péril. Durant la journée, il pourrait chercher une place et tenir ainsi, cahin-caha, pendant des semaines, comme le faisaient des centaines, des milliers d’autres. Pendant ce temps, Elzbieta irait mendier du côté de Hyde Park et les enfants rapporteraient assez d’argent pour amadouer Aniele et leur permettre à tous de subsister.
Jurgis passa une semaine à rôder dans les rues balayées par la bise, ou à traînailler dans les cafés, quand, enfin, la chance lui sourit dans une cave des conserveries Jones. Il aperçut un contremaître sur le pas d’une porte et l’interpella pour lui demander s’il aurait une place pour lui :
« Tu veux pousser un chariot ? », interrogea l’homme. Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Jurgis acquiesçait : « Oui, monsieur !
— Comment tu t’appelles ? s’enquit le contremaître.
— Jurgis Rudkus.
— T’as déjà travaillé aux abattoirs ?
— Oui.
— Où ça ?
— Dans deux endroits. À la chaîne d’abattage de chez Brown et à la fabrique d’engrais de chez Durham.
— Et pourquoi t’es parti ?
— La première fois, j’ai eu un accident, la seconde, j’ai écopé d’un mois de prison.
— Je vois... Bon, je vais te prendre à l’essai. Présente-toi demain de bonne heure et demande M. Thomas. »
Jurgis se précipita aussitôt chez Aniele, porteur de l’heureuse nouvelle. Il était embauché ! C’en était fini d’avoir le couteau sous la gorge ! La famille, ou du moins ce qu’il en restait, fêta dignement l’événement ce soir-là. Le lendemain matin, Jurgis était devant l’usine une demi-heure avant l’ouverture. Le contremaître arriva peu après. Il fronça le sourcil à la vue du Lituanien.
« Ah oui, dit-il. Je t’ai promis du travail, c’est ça ?
— Oui, monsieur.
— Écoute, je suis désolé mais je me suis trompé. Je n’ai pas besoin de tes services. »
Jurgis, abasourdi, ne quittait pas l’homme des yeux. « Qu’est-ce qui se passe ? finit-il par demander d’une voix qui s’étranglait.
— Rien, mais je n’ai pas besoin de tes services », fut la seule réponse.
Jurgis reconnut le même regard froid et hostile qu’il avait lu dans les yeux du contremaître à la fabrique d’engrais. Il savait que toute discussion était inutile. Il tourna les talons et s’éloigna.
Dans les bars, il eut l’explication du mystère. Ses camarades le considérèrent avec compassion : le malheureux, il était sur la liste noire ! Qu’avait-il fait ? voulurent-ils savoir. Quoi ? Il avait assommé son chef ? Bonté divine ! Mais alors, il aurait dû s’y attendre ! Il avait dorénavant autant de chances d’être embauché à Packingtown que d’être élu maire de Chicago. Pourquoi diable avait-il perdu son temps à chercher du travail ? Il était désormais inscrit sur une liste secrète qui circulait partout, dans le moindre bureau de la ville ; et, déjà, il était signalé aux quatre coins du pays, à Saint Louis, New York, Omaha et Boston, à Kansas City et à Saint Joseph. On l’avait jugé et condamné, sans procès et sans appel. Jamais plus il ne pourrait travailler pour les patrons de Packingtown ; on ne l’engagerait plus nulle part, pas même pour nettoyer les parcs à bestiaux ou conduire une charrette. Libre à lui de s’obstiner s’il en avait envie, comme des centaines d’hommes l’avaient fait avant lui, en pure perte. Oh ! Cette liste ne serait jamais mentionnée ; il n’obtiendrait jamais d’explications supplémentaires. Non, cela ne lui servirait à rien de se présenter sous un faux nom. Des « espions » opéraient dans les entreprises pour déjouer ce stratagème. Il ne garderait pas sa place plus de trois jours. Cette liste noire rendait des services si inestimables aux patrons qu’ils mettaient tout en œuvre pour la tenir à jour. Ils comptaient sur son rôle dissuasif auprès des autres ouvriers pour prévenir toute agitation syndicale et politique.
Jurgis rentra annoncer cette nouvelle péripétie au conseil de famille. Le revers était on ne peut plus cruel. Ce quartier, si pauvre fut-il, était le sien ; Jurgis y avait ses habitudes, ses amis. Et voici que, désormais, tout espoir d’embauché lui était interdit. Comme Packingtown dépendait entièrement des abattoirs, cela ne revenait-il pas à le chasser de chez lui ?
Il passa toute la journée et la moitié de la nuit à discuter de la situation avec Marija et Elzbieta. Déménager dans le centre-ville ? Ce serait pratique pour les enfants, puisque c’était là qu’ils gagnaient leur vie. Mais Marija, qui était en voie de guérison, espérait trouver une place, ici, aux abattoirs ; en outre, même si les conditions précaires dans lesquelles elle vivait ne lui permettaient de voir son fidèle amoureux qu’une fois par mois, elle ne pouvait se faire à l’idée de partir et de se séparer de lui. Quant à Elzbieta, elle avait entendu dire qu’une place de laveuse de parquets allait peut-être se libérer dans les bureaux de Durham and Company ; elle attendait des nouvelles d’un jour à l’autre. Les trois adultes finirent par se mettre d’accord : Jurgis irait tenter sa chance tout seul en ville et aucune décision définitive ne serait prise tant qu’il n’aurait pas trouvé de travail. Comme il ne connaissait personne à qui emprunter un peu d’argent dans cette zone éloignée et qu’il n’osait pas mendier de crainte de se faire arrêter, ils convinrent que Jurgis fixerait tous les jours un rendez-vous à l’un des enfants pour qu’il lui donne quinze cents sur sa recette. Cette somme devrait suffire pour le maintenir à flot.
Jurgis passa les jours qui suivirent, de même que des centaines ou des milliers de sans-abri comme lui, à arpenter les rues, à entrer dans les magasins, les entrepôts ou les usines, en quête d’un heureux hasard. La nuit, il se réfugiait sous une porte cochère ou une charrette et y restait caché jusqu’à minuit. Avec un peu de chance, il finissait la nuit dans un poste de police ; il étalait un journal sur le sol et s’allongeait dessus, au milieu d’un ramassis de va-nu-pieds et de mendiants empestant l’alcool et le tabac, rongés par la maladie et couverts de vermine.
Pendant deux semaines encore, Jurgis se débattit contre le désespoir. Une fois, on l’employa une demi-journée à charger des chariots et, un autre jour, une vieille dame lui donna vingt-cinq cents pour qu’il lui porte sa valise. Grâce à ce petit apport, il passa plusieurs nuits dans un meublé, à l’abri du froid, et échappa ainsi à la mort. Il put aussi de temps en temps s’acheter un journal le matin et y consulter les offres d’emploi avant ses concurrents moins fortunés qui devaient attendre qu’un passant se débarrasse du sien pour le récupérer. Cet avantage ne se révéla pas aussi décisif qu’on aurait pu le croire, car les petites annonces lui firent perdre un temps précieux en déplacements inutiles et fatigants. Une bonne moitié des propositions étaient des « attrape-nigauds », tels qu’en font insérer les innombrables entreprises qui spéculent sur la crédulité des pauvres chômeurs. Si Jurgis ne gaspilla que du temps, c’est parce qu’il ne possédait rien d’autre. Quand un employé d’agence lui faisait miroiter, la bouche en cœur, les occasions merveilleuses qu’il avait à lui offrir, Jurgis hochait tristement la tête en expliquant qu’il ne pouvait pas verser le dollar de garantie. Lorsqu’on lui vantait le « magot » que lui et sa famille pourraient amasser en coloriant des photographies, il ne pouvait que promettre de repasser dès qu’il aurait deux dollars à investir dans le matériel nécessaire.
Jurgis finit par trouver son bonheur. Il rencontra de façon fortuite un de ses anciens camarades du syndicat qui se rendait dans les gigantesques usines du « Trust des Moissonneurs ». Il invita Jurgis à l’accompagner. Il glisserait quelques mots de recommandation à son contremaître avec qui il était en bons termes. Après avoir parcouru quatre bons miles, Jurgis arriva devant l’établissement et, toujours escorté de son ami, fendit la foule des sans-emploi qui attendaient à la grille. Il sentit ses genoux se dérober sous lui quand le contremaître, une fois qu’il l’eut examiné et questionné, lui annonça qu’il aurait peut-être quelque chose pour lui.
Jurgis ne prit conscience que progressivement des avantages de sa nouvelle situation. Il apprit en effet que le Trust des Moissonneurs était l’une de ces entreprises que les philanthropes et les réformateurs célèbrent à grands cris. On y avait des égards pour les ouvriers : ils travaillaient dans des ateliers spacieux et avaient à leur disposition un restaurant qui leur proposait une nourriture saine à prix coûtant. Il y avait même un salon de lecture et des salles de repos convenables pour les femmes. À la différence de ce qui se passait dans les abattoirs, la plupart des tâches effectuées n’étaient ici ni sales, ni répugnantes. Jurgis découvrit, au fil des jours, toutes ces merveilles dont il n’avait jamais soupçonné ou imaginé l’existence, si bien que cette nouvelle usine lui apparut bientôt comme une sorte de paradis.
C’était un établissement énorme qui couvrait une superficie de cent soixante arpents, employait cinq mille personnes et produisait plus de trois cent mille engins par an, c’est-à-dire l’immense majorité des moissonneuses et des faucheuses du pays. Mais Jurgis, bien entendu, ne vit qu’une infime partie de l’ensemble. Comme aux abattoirs, on avait recours ici à la division du travail. Chacun des innombrables éléments que comportait une moissonneuse était fabriqué séparément et passait parfois entre les mains de centaines d’ouvriers. Au poste où Jurgis était affecté, une machine découpait et emboutissait des morceaux d’acier de deux pouces carrés de section, qui tombaient ensuite en vrac sur un plateau. L’intervention humaine se limitait à les empiler en rangées régulières et à changer les plateaux quand il le fallait. Un enfant seul était chargé de cette opération. Il était entièrement concentré sur sa besogne ; ses doigts allaient si vite que le bruit fait par les bouts de métal en s’entrechoquant rappelait la musique rythmée qu’on entend la nuit dans un wagon-lit. C’était un travail « à la pièce » naturellement. Pour retirer au garçon toute envie de musarder, on réglait la machine sur l’allure maximum que pouvaient suivre les mains humaines les plus habiles. Il manipulait trente mille morceaux de métal par jour, soit neuf ou dix millions par an. Combien dans sa vie ? Dieu seul pouvait le dire. À côté de lui, des hommes assis, penchés au-dessus de meules, parachevaient les lames d’acier de la moissonneuse : de la main droite, ils les tiraient d’un panier, appliquaient tour à tour chacune des faces contre la pierre à aiguiser puis, de la main gauche, les laissaient tomber dans un autre panier. Un des ouvriers raconta à Jurgis que, depuis treize ans, il affûtait ainsi trois mille lames par jour. Dans l’atelier voisin, étaient installées de fabuleuses machines qui avalaient par à-coups de longues tiges d’acier, qu’elles débitaient en tronçons avant d’en aplatir une extrémité, de les ébarber, de les polir et de les fileter. Le produit fini, destiné à l’assemblage des moissonneuses, était jeté dans un panier. Une autre machine fabriquait, par dizaines de milliers, des écrous adaptés à ces boulons. Ailleurs, ces diverses pièces étaient plongées dans des bains de peinture, puis suspendues à des câbles pour le séchage. On les faisait ensuite défiler devant des hommes qui les peignaient en rouge et jaune. Voilà une touche de couleur qui devait égayer le travail des moissons !
L’ami de Jurgis travaillait à l’étage supérieur, aux fonderies. Il était chargé de confectionner des moules pour une pièce bien précise. À l’aide d’une pelle, il versait dans un récipient en fer du sable noir, qu’il tassait le plus possible contre les parois et laissait durcir. Puis on retirait le moule en sable et on le remplissait de métal en fusion. Le camarade de Jurgis, lui aussi, était payé aux pièces, mais on ne lui comptait que celles qui ne présentaient aucun défaut, si bien qu’il travaillait presque la moitié du temps pour rien. Avec des dizaines d’autres travailleurs comme lui, il s’affairait, comme aiguillonné par une horde de démons. Ses bras, telles des bielles de locomotive, allaient et venaient ; ses longs cheveux noirs volaient en tout sens. Il avait les yeux exorbités, le visage ruisselant de sueur. Quand il saisissait le pilon pour tasser le sable qu’il avait chargé, on eût dit un pagayeur, descendant des rapides, qui s’empare d’une perche pour tenter d’éviter un écueil. Il passait ainsi ses journées, ne songeant qu’à une chose : gagner vingt-trois cents de l’heure au lieu de vingt-deux et demi. Un statisticien calculerait ensuite son rendement et, lors de leurs banquets, les capitaines d’industrie pavoiseraient en citant en exemple les ouvriers américains, capables de produire deux fois plus que dans n’importe quel autre pays ! Si nous sommes la plus grande nation qui ait jamais existé sous le soleil, c’est avant tout, semble-t-il, parce que nous avons réussi à susciter cette frénésie de travail chez nos salariés ! Nous possédons bien sûr d’autres raisons de nous glorifier, comme par exemple notre consommation d’alcool qui atteint une valeur annuelle d’un milliard deux cent cinquante millions de dollars et qui double tous les dix ans.
Il y avait aussi une machine qui découpait des plaques de métal et une autre qui, d’un coup sec, les ajustait à la forme du postérieur des agriculteurs américains. Ensuite, on les empilait dans un wagonnet que Jurgis devait pousser jusqu’à l’atelier d’assemblage. C’était un jeu d’enfant, qui lui rapportait un dollar soixante-quinze par jour. Le samedi, il paya à Aniele les soixante-quinze cents du loyer hebdomadaire qu’elle lui réclamait pour sa place dans la soupente et récupéra son pardessus, qu’Elzbieta avait mis au clou pendant sa détention.
Ce fut là une vraie bénédiction car, à Chicago, personne ne peut impunément se promener en plein hiver sans manteau. Or, pour se rendre au travail et en revenir, Jurgis devait parcourir cinq ou six miles, matin et soir, à pied ou en tramway. Dans ce dernier cas, la première partie du trajet se faisant sur une ligne et la seconde sur une autre, il était contraint de changer à mi-chemin, ce qui n’aurait pas dû entraîner de dépenses supplémentaires, la loi exigeant des compagnies qu’elles délivrent des billets de correspondance gratuits. Mais les propriétaires des tramways avaient trouvé le moyen de contourner cette directive en prétendant que les lignes appartenaient à des compagnies différentes. De sorte que, chaque fois que Jurgis souhaitait prendre le tram, il devait abandonner deux fois dix cents, soit plus de dix pour cent de son salaire, à ces sociétés qui, depuis fort longtemps, avaient arraché leur concession au conseil municipal à coups de pots-de-vin, en dépit d’un mécontentement populaire qui avait failli tourner à l’émeute. Malgré sa fatigue, le soir venu, malgré le froid et l’obscurité qu’il devait braver le matin, Jurgis décidait en général d’aller à pied. Aux heures d’entrée et de sortie des usines, les compagnies de tramways, fortes de leur situation de monopole, trouvaient astucieux de mettre si peu de rames en circulation que l’arrière des voitures disparaissait sous des grappes humaines, agglutinées sur les marchepieds, et que nombre de voyageurs grimpaient sur le toit couvert de neige. Comme il était exclu de fermer les portes, il faisait aussi froid à l’intérieur qu’à l’extérieur. Voilà pourquoi Jurgis, comme beaucoup d’autres, plutôt que de s’acheter un billet, préférait se payer une consommation et profiter d’un repas gratuit qui lui donnait des forces pour faire la route à pied.
Tous ces désagréments n’étaient cependant que des peccadilles pour un homme qui avait connu la fabrique d’engrais des usines Durham. Jurgis retrouva de l’entrain et se remit à former des projets. Certes, il avait perdu sa maison, mais ne plus avoir à acquitter les traites et les intérêts le libérait d’une lourde charge. Et puis, quand Marija serait rétablie, ils pourraient recommencer à économiser. Dans l’atelier où il travaillait, il y avait un homme, lituanien comme lui, dont les prouesses suscitaient les murmures admiratifs de ses camarades. Le jour, il était assis à serrer des boulons sur une machine ; le soir, il suivait des cours dans une école publique pour apprendre à parler et à lire l’anglais. En outre, comme il avait huit enfants à charge et que son salaire ne suffisait pas, il était employé comme gardien le samedi et le dimanche. Toutes les cinq minutes, il était chargé d’appuyer sur deux boutons, situés chacun à un bout du bâtiment. Il mettait deux minutes pour aller de l’un à l’autre, ce qui lui laissait donc à chaque fois trois minutes de libres pour étudier. Jurgis jalousait l’énergie de cet homme, qui réalisait ce dont lui-même avait rêvé deux ou trois ans auparavant. Tout n’était pas encore perdu d’ailleurs. Il pouvait encore attirer l’attention de ses chefs et être promu ouvrier qualifié, voire contremaître. Cela était arrivé à d’autres. Pour peu que Marija parvienne à trouver une place dans la grosse usine voisine, où l’on produisait de la ficelle à lier les gerbes, la famille pourrait venir habiter à proximité. Alors, il aurait vraiment sa chance. Avec pareil espoir au cœur, comment renoncer à vivre ? Pensez un peu ! Il avait trouvé du travail dans un endroit où on traitait les ouvriers comme des êtres humains ! Il saurait leur montrer sa gratitude, ça oui ! Il riait d’aise en songeant à ce qu’il était capable de faire pour s’accrocher à cette place !
Et puis, l’après-midi de son neuvième jour de travail, comme il allait rechercher son pardessus, il vit un groupe d’hommes qui se pressaient autour d’une affiche placardée sur la porte. Il s’approcha pour se renseigner : le secteur de l’usine de construction de machines agricoles où il était employé serait fermé à partir du lendemain et jusqu’à nouvel ordre !