Après les élections, Jurgis conserva sa place à Packingtown. Devant l’agitation que continuait à susciter la collusion entre la pègre et la police, il trouvait plus prudent de « se faire oublier ». Avec les trois cents dollars qu’il avait en banque, il aurait pu s’estimer en droit de prendre des vacances. Mais son travail était peu pénible et, l’habitude aidant, il préféra rester. En outre, au cours d’un entretien, Mike Scully lui avait laissé entendre que quelque chose pourrait bien « se présenter » d’ici peu.
Jurgis s’installa dans une pension avec quelques compères. Par Aniele, il avait appris qu’Elzbieta et le reste de la famille avaient déménagé en ville et il avait cessé de se soucier de leur sort. Il frayait avec une nouvelle bande de jeunes célibataires « bambocheurs » et avait depuis longtemps délaissé son costume de préposé aux engrais pour porter, maintenant qu’il était entré en politique, un faux col et une cravate rouge. Pourquoi n’aurait-il pas soigné sa mise ? Il touchait quelque onze dollars par semaine et pouvait en consacrer les deux tiers à satisfaire ses caprices, sans entamer ses économies.
De temps en temps, ses amis et lui prenaient le tramway pour se rendre en ville dans les théâtres bon marché, les cafés-concerts ou bien encore pour faire des virées dans leurs tripots favoris. De nombreux établissements de Packingtown possédaient des billards, certains même des pistes de jeu de quilles, et des cartes et des dés étaient toujours à disposition. Un samedi soir, Jurgis eut une chance insensée et gagna des sommes folles. N’étant pas homme à « faire Charlemagne », il continua à jouer avec les autres jusqu’à la fin de l’après-midi du dimanche et se fit « nettoyer » de vingt dollars.
Des bals étaient également organisés le samedi soir. Chaque homme amenait sa cavalière, payait cinquante cents l’entrée et dépensait encore plusieurs dollars en consommations tout au long de la fête, qui pouvait durer jusqu’à trois ou quatre heures du matin si quelque bagarre ne venait pas l’interrompre prématurément. Les couples ne se quittaient pas de la soirée et dansaient pendant des heures, ivres de désir et d’alcool.
Jurgis ne mit pas longtemps à découvrir ce qui allait « se présenter », selon la formule de Mike Scully. Au mois de mai, la convention conclue entre les syndicats et les patrons arrivant à son terme, il fallait en signer une autre pour la période suivante. Alors que les négociations se déroulaient, il n’était question que de grève aux abattoirs. L’échelle des salaires précédente ne concernait que les ouvriers qualifiés ; or les deux tiers des membres du Syndicat de la Viande étaient de simples manœuvres. À Chicago, ces derniers touchaient pour la plupart dix-huit cents et demi de l’heure et les syndicats souhaitaient que ce salaire-là soit généralisé et garanti à l’ensemble des ouvriers pour l’année à venir. Qu’on n’aille pas croire qu’il se fût agi là d’une somme exorbitante ! À l’occasion des négociations, les syndicats examinèrent les comptes, d’après les carnets de paiement, sur une masse salariale de dix mille dollars. Il leur apparut que les rémunérations s’échelonnaient entre deux dollars cinq cents et quatorze dollars par semaine, la moyenne étant de six dollars soixante-cinq cents. Ce n’était vraiment pas trop pour faire vivre une famille. Le prix de la viande de boucherie ayant augmenté de presque cinquante pour cent sur les cinq dernières années, pendant que celui de « la viande sur pied » diminuait d’autant, on pouvait raisonnablement penser que les patrons étaient en mesure de faire face à cette dépense. Mais telle n’était pas leur intention. Ils rejetèrent la revendication syndicale et, pour bien enfoncer le clou, une ou deux semaines après l’expiration de l’accord, ils réduisirent le salaire d’un millier d’ouvriers à seize cents et demi de l’heure. Le bruit courait même que le vieux Jones s’était juré de le faire descendre à quinze cents avant de céder la place. Il y avait, dans tout le pays, un million et demi de chômeurs, dont cent mille à Chicago même. Croyait-on vraiment que les patrons allaient permettre aux délégués syndicaux d’investir la place et se laisser ligoter par un accord qui leur ferait perdre quotidiennement, pendant un an, plusieurs milliers de dollars ! Allons donc !
Cela se passait en juin. À l’issue d’un référendum organisé par les syndicats, la grève fut décidée à Chicago, ainsi que dans tous les autres centres de conserverie du pays. Un beau matin, à leur réveil, la presse et le public se retrouvèrent brutalement confrontés à la perspective d’une pénurie de viande. On supplia les patrons de reconsidérer leurs positions, mais ils firent la sourde oreille. Pire, ils continuèrent à diminuer les salaires, renvoyèrent les convois de bétail et firent venir des cargaisons entières de matelas et de lits de camp. Les ouvriers étaient fous de rage. Si bien qu’une nuit, la direction du syndicat expédia un télégramme à toutes les grosses conserveries (St Paul, South Omaha, Sioux City, St Joseph, Kansas City, East St Louis, New York) et le lendemain, à midi, cinquante à soixante mille ouvriers ôtèrent leurs vêtements de travail et quittèrent les usines en cortège. La grande « grève des bouchers » était déclarée.
Après le déjeuner, Jurgis se rendit chez Mike Scully, qui habitait une belle demeure, dans une rue que la ville avait fait paver et éclairer spécialement à son intention. Scully s’était en partie retiré des affaires. Il paraissait inquiet et nerveux. « Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.
— Je suis passé voir si vous ne pourriez pas, par hasard, me trouver une place pendant la grève. »
Scully fronça les sourcils et scruta le visage de son interlocuteur. Dans les journaux du matin, Jurgis avait lu une violente diatribe de l’Irlandais contre les patrons, où il déclarait que, si ceux-ci ne traitaient pas mieux leur personnel, les autorités municipales régleraient la question en faisant démolir les usines. Quelle ne fut donc pas la surprise de Jurgis d’entendre tout à coup Scully lui dire : « Écoute, Rudkus, pourquoi tu ne restes pas là où tu es ? »
Jurgis sursauta : « Être un jaune ? se récria-t-il.
— Pourquoi pas, fit l’autre. Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Mais... mais, bredouilla Jurgis, que l’idée de ne pas suivre les mots d’ordre du syndicat n’avait jamais effleuré.
— Les patrons manquent de bons ouvriers, surtout en ce moment, poursuivit Scully. Ils sauront récompenser les gars qui se rangent de leur côté. Pourquoi t’en profites pas pour te faire ta petite pelote ?
— Mais alors, je ne pourrai plus vous être utile... politiquement parlant, protesta Jurgis.
— De toute façon, tu ne pourras plus, déclara Scully sèchement.
— Pourquoi ? demanda Jurgis.
— Mais bon sang, mon gars ! s’écria Scully. Tu as oublié de quel parti tu étais ? Tu crois que je vais passer ma vie à faire élire des Républicains ? Le brasseur a découvert notre combine et ça risque de chauffer. »
Jurgis était stupéfait. Il n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle. « Je pourrais devenir Démocrate, proposa-t-il.
— Peut-être, fit l’autre. Mais pas tout de suite. On ne peut pas tourner sa veste comme ça. Et puis, je n’ai pas besoin de toi. Je n’aurais pas de boulot à te donner. D’ailleurs, les élections sont loin. En attendant, qu’est-ce que tu ferais ?
— Je croyais pouvoir compter sur vous..., commença Jurgis.
— Oui, répondit Scully. C’est vrai. Ça ne m’est encore jamais arrivé de laisser tomber un ami. Mais tu trouves ça normal de quitter la place que je t’ai obtenue et de venir m’en demander une autre ? Rien qu’aujourd’hui, je me suis fait harceler par une vingtaine de types comme toi. Qu’est-ce que je peux faire ? Tu as une idée, toi ? Cette semaine, par exemple, j’ai réussi à en caser dix-sept à la mairie comme balayeurs. Tu crois que je vais pouvoir continuer longtemps comme ça ? Il n’y a personne d’autre à qui je pourrais dire ce que je te dis là. Mais toi qui as été de ce côté-ci de la barrière, tu devrais être un peu plus lucide. Qu’est-ce que tu as à gagner à faire grève ?
— Je n’y ai pas réfléchi, avoua Jurgis.
— C’est bien ce que je dis, répliqua Scully. Mais tu devrais y réfléchir. Crois-moi. Dans quelques jours, la grève sera terminée et les ouvriers auront perdu. Et dans l’intervalle, ce que tu auras pris sera à toi. Tu comprends ? »
Oui, Jurgis comprenait. Il retourna dans son atelier aux abattoirs. Les grévistes avaient laissé en plan une longue rangée de carcasses de porcs à différents stades de préparation. Le contremaître, à la tête d’une petite vingtaine d’employés de bureau, de sténographes et de commis, tous aussi inexpérimentés et inefficaces les uns que les autres, essayait de leur faire achever les opérations commencées pour pouvoir entreposer la viande dans les chambres froides. Jurgis alla directement vers lui et annonça : « Je viens reprendre mon poste, monsieur Murphy. »
Le visage de l’homme s’éclaira. « T’es un brave gars ! s’écria-t-il. Viens par ici !
— Attendez ! intervint Jurgis pour tempérer l’enthousiasme du contremaître. Il me semble que j’ai droit à une augmentation.
— Bien sûr, répondit l’autre. Combien tu veux ? »
Jurgis avait retourné la question dans sa tête en chemin. Il faillit reculer au dernier moment, mais, prenant son courage à deux mains, il se jeta à l’eau : « Trois dollars par jour, ça me paraît correct.
— D’accord », acquiesça aussitôt le contremaître. Avant la fin de la journée, Jurgis apprenait que les employés de bureau et les sténographes étaient payés cinq dollars pour faire la même besogne que lui. Il se serait volontiers giflé !
Jurgis devint ainsi l’un des nouveaux « héros de l’Amérique », un homme égal en vertu aux martyrs de Lexington et de Valley Forge1. La comparaison n’était pas tout à fait exacte, bien sûr, car Jurgis était grassement payé et très décemment vêtu ; il disposait d’un lit à ressorts garni d’un matelas, avait droit à trois repas copieux par jour et était en parfaite sécurité tant que l’envie de boire une bière ne l’incitait pas à s’aventurer hors des abattoirs.
Encore que, pour jouir de ce privilège, il ne fut pas laissé sans protection. Une bonne partie des forces de police, pourtant en nombre insuffisant à Chicago, abandonnaient sur-le-champ leur chasse aux bandits pour lui faire escorte.
Policiers et grévistes étaient résolus à éviter tout acte de violence. Mais, dans cette affaire, il y avait une tierce partie impliquée, qui ne l’entendait pas de cette oreille : la presse. Le premier jour de sa vie de briseur de grève, Jurgis quitta son travail de bonne heure et, par bravade, mit au défi trois de ses camarades de sortir prendre un verre avec lui. Ils acceptèrent et les quatre hommes franchirent le grand portail donnant sur Halsted Street entre une rangée de policiers d’un côté et, de l’autre, un petit groupe de syndiqués en faction qui notaient les entrées et les sorties. Jurgis et ses acolytes s’engagèrent dans Halsted Street vers le Sud. À peine eurent-ils dépassé l’hôtel le plus proche qu’une demi-douzaine de grévistes, traversant brusquement la rue à leur rencontre, tentèrent de leur faire entendre raison et de les convaincre de rejoindre leurs rangs. Comme leurs arguments ne reçurent pas l’accueil escompté, ils en vinrent aux menaces ; puis, tout à coup, l’un d’entre eux arracha le chapeau d’un des amis de Jurgis et l’envoya voler par-dessus la clôture. La victime se précipita pour le rattraper, bientôt suivie par un autre de ses compagnons, effrayé par les cris de « jaune ! » qui fusaient et par la vue d’une douzaine d’hommes qui accouraient des bars et des maisons alentour. Jurgis et le quatrième compère s’attardèrent un instant, histoire d’échanger quelques coups, puis détalèrent et disparurent derrière l’hôtel avant de se replier vers les abattoirs. Pendant ce temps, bien sûr, des policiers étaient arrivés au pas de charge et, devant l’attroupement qui se formait, certains, perdant leur sang-froid, avaient envoyé un avis d’émeute. Jurgis ne sut rien de ces péripéties, mais une fois arrivé devant le centre de pointage de « l’Avenue des Patrons », il vit un de ses compagnons, surexcité, raconter en haletant à une foule de plus en plus nombreuse, comment lui et ses trois amis s’étaient fait encercler et écharper par une meute hurlante qui avait failli les réduire en charpie. Tandis que Jurgis, un petit sourire railleur au coin des lèvres, restait là à écouter le récit, quelques jeunes gens élégants prenaient des notes dans un calepin. À peine deux heures plus tard, des crieurs chargés de piles de journaux sillonnaient les rues. Jurgis put lire les titres qui s’étalaient à la une en gros caractères rouges et noirs de six pouces de haut :
VIOLENCE AUX ABATTOIRS !
DES BRISEURS DE GRÈVE
ASSAILLIS PAR UNE FOULE DÉCHAÎNÉE !
S’il avait pu acheter toute la presse diffusée aux États-Unis le lendemain matin, il se serait aperçu que son envie de trinquer avec des copains s’était transformée en une véritable affaire d’État, suivie par vingt-cinq millions de lecteurs et commentée dans les éditoriaux de la moitié des journaux sérieux lus par les hommes d’affaires du pays.
Jurgis constaterait encore bien des fois que les journalistes s’y entendaient à manipuler les faits. Pour l’heure, comme il avait terminé sa journée, il avait le choix entre prendre un tramway qui l’emmènerait directement en ville, ou bien passer la nuit dans une pièce où on avait installé des rangées de lits de camp. Il opta pour cette seconde solution mais le regretta bien vite, car, tout au long la nuit, des groupes de briseurs de grève arrivèrent les uns après les autres. Comme très peu d’ouvriers honnêtes se laissaient recruter, ces nouveaux héros de l’Amérique comptaient dans leurs rangs tout un échantillon de malfrats et de voyous, ainsi que des Noirs et une foule d’immigrés divers parmi les plus misérables : Grecs, Roumains, Siciliens, Slovaques. C’était moins la perspective de salaires élevés qui les avait attirés là que celle du désordre même. La nuit fut épouvantable. Ils burent et braillèrent sans s’arrêter et ne s’endormirent que lorsqu’il fut l’heure d’aller travailler.
Le matin, avant que Jurgis n’eût terminé de déjeuner, « Pat » Murphy l’envoya chez un administrateur, qui l’interrogea sur son expérience passée dans les salles d’abattage. Jurgis sentit son cœur battre à tout rompre ; il comprit que son heure de gloire était venue. Il allait commander !
En effet, un certain nombre de contremaîtres étaient syndiqués et beaucoup de ceux qui ne l’étaient pas avaient quitté leur poste en même temps que les ouvriers. C’était dans les salles d’abattage qu’il y avait eu le plus de défections, précisément là où l’interruption du travail était la moins tolérable pour les patrons. En effet, le fumage, la mise en conserve ou la salaison n’avaient rien d’urgent ; on pouvait se dispenser des produits dérivés, quitte à les laisser perdre. Mais il fallait continuer à produire de la viande fraîche, sinon les restaurateurs et les hôteliers, sans parler des classes aisées, se ressentiraient de la pénurie. Et Dieu sait comment « l’opinion publique » réagirait alors !
Pareille occasion ne se représenterait pas deux fois ; aussi Jurgis s’empressa-t-il de la saisir. Non, ce métier n’avait plus aucun secret pour lui. Oui, il pouvait l’enseigner à d’autres. Mais s’il acceptait ce poste et s’il donnait satisfaction, il voulait être sûr de le garder. On ne le renverrait pas à la fin de la grève, n’est-ce pas ? L’administrateur lui assura qu’il pouvait faire confiance à la maison Durham. Les directeurs se proposaient de donner une leçon aux syndicats, bien sûr, mais surtout aux contremaîtres qui avaient trahi. Jurgis toucherait cinq dollars par jour jusqu’à la fin du conflit et ensuite vingt-cinq dollars par semaine.
Notre ami, une fois qu’il eut enfilé une paire de bottes de « boucher » et un pantalon de coutil, se jeta à corps perdu dans la besogne. Les chaînes d’abattage offraient un spectacle bien étrange, avec cette cohorte ahurie de Noirs et d’étrangers qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’on leur disait, auxquels se mêlaient des employés de bureau pâles et frêles que la chaleur tropicale et la puanteur du sang frais faisaient défaillir. Tous se démenaient pour essayer de dépecer une ou deux douzaines de bêtes quand, vingt-quatre heures auparavant, l’ancienne équipe, avec des gestes d’une précision et d’une rapidité extraordinaires, débitait quatre cents carcasses par heure !
Les Noirs et les « mauvais garçons » de la « Levée » rechignaient au travail ; certains s’absentaient à tout bout de champ sous prétexte de reprendre des forces. En quelques jours, l’entreprise Durham fit installer à leur intention des ventilateurs électriques ainsi que des couchettes de repos. En attendant, rien n’empêchait ces ouvriers occasionnels de sortir et de se trouver un coin à l’ombre pour faire un petit somme. Comme personne n’avait de lieu qui lui fût réservé et qu’aucune équipe n’était organisée, les contremaîtres mettaient parfois plusieurs heures avant de dénicher ces tire-au-flanc. Quant aux malheureux employés de bureau, aiguillonnés par la peur, ils faisaient ce qu’ils pouvaient. On en avait « flanqué dehors » trente d’un coup le premier jour parce qu’ils avaient refusé de se mettre au service des contremaîtres, sans compter un certain nombre de secrétaires et dactylographes qui n’avaient pas voulu jouer les bonniches.
Telle était la troupe que Jurgis devait diriger. Il faisait de son mieux, courant d’un endroit à l’autre pour mettre ses hommes en rangs et leur montrer comment procéder. Il n’avait jamais donné un ordre de sa vie, mais en avait suffisamment reçu pour ne pas être pris de court. Il ne fut pas long à prendre le pli ; bientôt, il hurlait et tempêtait comme un vieux routier. Ses élèves n’étaient cependant pas des plus dociles. « Écoute voir, patron, se rebiffait un grand Noir, si t’aimes pas comment je fais, trouve-toi quelqu’un d’autre. » Un attroupement se formait. On marmonnait des menaces. Dès le premier repas, presque tous les couteaux avaient disparu. Désormais, tous les Noirs en possédaient un, soigneusement aiguisé, caché dans une de leurs bottes.
Jurgis se rendit vite compte que vouloir mettre de l’ordre dans pareil chaos relevait de l’utopie. Et il s’adapta. Pourquoi s’égosiller ? Si des peaux ou des boyaux étaient lacérés de coups de couteau et rendus inutilisables, il n’y avait aucun moyen de trouver le responsable. Si un homme prenait une pause et oubliait de revenir, mieux valait ne pas partir à sa recherche, sinon, au retour, on ne trouvait plus personne dans l’atelier. Pendant la grève, les patrons acceptaient tout et payaient rubis sur l’ongle. Jurgis s’aperçut même que des petits rusés profitaient des repos accordés pour se faire engager dans différents ateliers à la fois et gagner ainsi chaque jour plusieurs billets de cinq dollars. Une fois, il prit un homme la main dans le sac et le congédia sur-le-champ. Mais, comme cela se passait dans un coin à l’écart, le coupable, avec un clin d’œil, tendit à Jurgis un billet de dix dollars que le Lituanien accepta. Cette pratique ne tarda pas à se généraliser et Jurgis fit ainsi de coquets bénéfices.
Dans de telles conditions, les patrons s’estimaient heureux lorsqu’ils parvenaient à faire abattre les bœufs blessés pendant le transport et les porcs malades. Ces derniers voyageaient pendant deux ou trois jours, sans rien à boire malgré la température élevée qui régnait dans les wagons ; souvent, l’un d’eux contractait le choléra et mourait sur place. Ses congénères n’attendaient même pas son dernier spasme pour se ruer sur lui et, quand on ouvrait les portes, on ne trouvait plus que la carcasse. Si on n’abattait pas toutes les bêtes du wagon immédiatement, la redoutable maladie se propageait et les porcs n’étaient alors plus bons qu’à faire du saindoux. Il en allait de même pour les bovins éventrés par des coups de corne ou qui s’étaient cassé une patte. Il fallait les tuer sur l’heure, dussent les courtiers, les acheteurs et les administrateurs mettre la main à la pâte pour les conduire aux chaînes d’abattage, les écorcher et les débiter.
Pendant ce temps, les patrons envoyaient des recruteurs au fin fond des campagnes du sud des États-Unis pour enrôler des Noirs, à qui on promettait cinq dollars par jour en plus du gîte et du couvert, en omettant de leur signaler qu’il y avait une grève. Ils commençaient à arriver par trains entiers, à tarif réduit et dans des convois prioritaires. De nombreuses villes profitèrent de l’occasion pour vider leurs prisons et leurs maisons de correction. À Detroit, les juges relaxaient tous les accusés qui promettaient de quitter le secteur dans les vingt-quatre heures ; des agents, envoyés par les patrons des conserveries dans la salle d’audience, les embarquaient. Parallèlement, on acheminait par wagons de marchandises tout ce qui était nécessaire à leur confort, y compris la bière et le whisky, pour qu’ils ne soient pas tentés de sortir. On engagea trente jeunes filles à Cincinnati, soi-disant pour conditionner des fruits ; mais dès leur arrivée à Packingtown, elles furent affectées à la mise en conserve du corned beef. On leur installa des lits de camp dans un vestibule où le passage, y compris des hommes, était continuel. De nouvelles équipes de travailleurs arrivaient jour et nuit, sous la garde d’escadrons de police. On les entassait dans des ateliers, des entrepôts désaffectés ou des hangars, dans lesquels les matelas étaient à touche-touche. Certaines salles tenaient lieu à la fois de dortoir et de réfectoire ; la nuit, les hommes montaient leur lit sur les tables pour se protéger des rats qui grouillaient au sol.
Cependant, malgré tous leurs efforts, les patrons n’avaient pas le moral. Ayant perdu quatre-vingt-dix pour cent de leur personnel, ils devaient songer à reconstituer la totalité de leur main-d’œuvre et faire face, en outre, à une hausse de trente pour cent du prix de la viande fraîche ainsi qu’au mécontentement de l’opinion publique qui réclamait à grands cris un règlement du conflit. Ils proposèrent de soumettre le litige à un comité d’arbitrage. Au bout de dix jours, les syndicats accep-tèrent et levèrent le mot d’ordre de grève. Les patrons s’engagèrent à reprendre tous les ouvriers dans un délai de quarante-cinq jours et à ne pratiquer « aucune discrimination à l’encontre des syndiqués ».
Jurgis était très inquiet. Si la réintégration des hommes se faisait effectivement « sans discrimination », il perdrait son poste actuel. Il alla trouver l’administrateur, qui l’accueillit avec un sourire ironique et lui conseilla de « laisser passer le grain ». La plupart des briseurs de grève de chez Durham allaient rester.
« L’accord » qui avait été conclu était-il seulement une manigance des patrons pour gagner du temps ou bien était-ce un moyen de faire avorter la grève et de discréditer les syndicats ? Nul ne peut le dire. Toujours est-il que le soir même, l’administration de Durham and Company envoya un télégramme à toutes les grosses conserveries du pays : « Ne reprenez aucun responsable syndical. » Le lendemain matin, lorsque les vingt mille ouvriers affluèrent aux abattoirs, avec leur gamelle et leur tenue de travail, Jurgis se tenait à l’entrée de la salle de préparation des cochons, là où il avait travaillé avant la grève. Il considéra cette foule impatiente qui attendait sous la surveillance d’une vingtaine de policiers. Un chef de service s’avança et passa les hommes en revue, choisissant un à un ceux qu’il lui plaisait de réembaucher. Et, un à un, les élus sortaient du rang. Mais d’autres, en tête de la file, n’étaient jamais désignés : c’étaient des dirigeants et des délégués syndicaux, ou bien des hommes que Jurgis avait entendus prendre la parole lors des réunions. À chaque fois, naturellement, la grogne enflait, les regards se faisaient plus agressifs. Jurgis eut l’oreille attirée par un grand tumulte, un peu plus loin, à l’endroit où les « bouchers » faisaient la queue. Il courut voir. Un grand gaillard de boucher, président du Comité des Professionnels de la Mise en Conserve, avait été « oublié » à cinq reprises par le contremaître. Ses camarades, fous de rage, avaient désigné trois d’entre eux pour se rendre en délégation auprès du chef de service. Mais, par trois fois, la police, en jouant de la matraque, les empêchèrent d’entrer, ce qui déclencha un vacarme de protestations et de sifflets qui ne s’apaisa que lorsque le responsable parut enfin à la porte. « C’est tout le monde ou personne ! » vociférèrent une centaine de voix. L’homme leur montra le poing en hurlant : « Vous êtes sortis d’ici comme du bétail et c’est comme du bétail que vous reviendrez ! »
Alors, l’imposant président du Comité sauta sur un tas de pierres pour haranguer ses partisans : « Tout est annulé, les gars ! Personne ne reprend le travail ! » On décida, toute affaire cessante, de se remettre en grève. Rameutant leurs camarades des autres ateliers, où le même tour leur avait été joué, les bouchers défilèrent dans « l’Avenue des Patrons », sous les ovations d’une foule compacte d’ouvriers. Aux chaînes d’abattage, ceux qui s’étaient déjà mis à la tâche lâchèrent leurs outils pour se joindre aux manifestants ; d’autres enfourchèrent un cheval et partirent au galop annoncer la nouvelle par toute la ville. En une demi-heure, toute activité avait à nouveau cessé à Packingtown et la fureur était à son comble.
À Packingtown, l’atmosphère changea du tout au tout. Le quartier était en ébullition. Gare au « jaune » qui s’aventurait dans les parages ! Tous les jours, deux ou trois incidents éclataient. Les journaux en relataient complaisamment les moindres détails et en attribuaient la responsabilité aux syndicats. Pourtant, dix ans auparavant, alors qu’aucun syndicat n’existait à Packingtown, il y avait déjà eu une grève ; il avait fallu appeler en renfort les troupes fédérales, qui s’étaient livrées à de véritables batailles rangées avec les ouvriers, en pleine nuit, à la lueur des trains de marchandises incendiés. Packingtown avait toujours connu la violence : à « Whisky Point », avec sa centaine de bars et son usine de colle forte, pas un jour ne se passait sans qu’il y eût de rixes et la situation s’aggravait encore par temps de canicule. Il suffisait de consulter les livres d’écrou du commissariat pour s’apercevoir qu’il y avait eu beaucoup moins de débordements cet été-là qu’à l’ordinaire, alors même que vingt mille hommes étaient au chômage et n’avaient d’autre passe-temps que de ruminer sur l’amère injustice de leur sort. Personne ne prit la peine de décrire les efforts déployés par les dirigeants syndicaux durant ces six longues semaines de famine, de désillusion et de désespoir, pour contenir cette gigantesque armée, pour l’empêcher de rôder et de piller, pour réconforter, encourager et guider cent mille personnes qui parlaient une douzaine de langues différentes.
Les patrons, quant à eux, avaient bel et bien entrepris de reconstituer totalement leur personnel. Toutes les nuits, arrivaient un ou deux milliers de non-grévistes que l’on répartissait dans les différentes usines. Certains avaient une expérience de la profession : bouchers, vendeurs ou gérants de diverses filiales des conserveries. Il y avait aussi quelques syndiqués qui avaient fui leur ville pour venir à Chicago où ils n’étaient pas connus. Mais la majorité était des Noirs inexpérimentés, amenés des plantations de coton du Sud, que l’on parquait dans les usines de conserves comme des moutons. Une loi interdisait d’utiliser les locaux industriels comme logements, sans agrément préalable ; ils devaient pour cela être équipés du nombre nécessaire de fenêtres, d’escaliers et de dégagements en cas d’incendie. Pourtant, on ne se gênait pas pour entasser une centaine d’hommes, sur des matelas alignés par terre, dans un « atelier de peinture » ne disposant que d’une porte comme seule et unique ouverture sur l’extérieur et où débouchait un « toboggan » fermé par des cloisons. Chez Jones, dans une salle de stockage au troisième étage du « bâtiment des cochons », on avait regroupé sept cents hommes qui dormaient à même les ressorts de leur sommier et devaient laisser leur place chaque matin à l’équipe de nuit. Quand, sous la pression de l’opinion publique, on ouvrit une enquête et qu’on mit le maire en demeure de faire appliquer la loi, les patrons s’arrangèrent pour qu’un juge lui enjoignît de passer outre !
C’est à cette même époque que le maire se vanta d’avoir éradiqué les jeux d’argent et les combats de boxe dans sa ville. En fait, une nuée de bookmakers s’était entendue avec la police pour « dépouiller » les non-grévistes. Tous les soirs, sur la grande esplanade devant l’usine Brown, des Noirs musclés, torse nu, se battaient à coups de poing pour de l’argent, devant trois ou quatre mille hommes et femmes, qui accompagnaient le combat de leurs vociférations. De jeunes Blanches, tout droit sorties de leur campagne, étaient coude à coude avec de grands Noirs qui dissimulaient des poignards dans leurs bottes ; à toutes les fenêtres des usines alentour, des têtes crépues se pressaient pour regarder le spectacle. Ces Noirs avaient pour ancêtres des sauvages d’Afrique ; depuis, ils avaient vécu comme esclaves ou avaient subi le joug d’une société régie par les traditions esclavagistes. Pour la première fois de leur vie, ils étaient libres, libres de satisfaire leurs plus basses passions, libres de s’abêtir. On avait fait appel à eux pour faire échouer une grève ; mais, une fois l’affaire réglée, on les rembarquerait et leurs maîtres d’aujourd’hui ne les verraient plus jamais. Aussi, n’hésitait-on pas à leur fournir, moyennant finance, des femmes et du whisky en quantité. C’est ainsi que les abattoirs avaient sombré dans l’anarchie. Pas une nuit ne se passait sans un coup de couteau ou de revolver. Les patrons, disait-on, disposaient de permis d’inhumer en blanc, grâce auxquels ils pouvaient transporter les cadavres hors de la ville sans avoir à importuner les autorités. Hommes et femmes logeaient au même étage, si bien qu’avec la nuit, commençaient de véritables saturnales, des scènes d’orgie comme on n’en avait encore jamais vu en Amérique. Les femmes étant le rebut des bordels de Chicago et la plupart des hommes des Noirs ignorants arrivés de leur plantation, les maladies honteuses ne tardèrent pas à se propager dans ces lieux où se préparait la viande destinée à être exportée aux quatre coins de la planète.
Les « Union Stockyards », avec leur ribambelle d’ateliers d’abattage, n’avaient jamais été un endroit particulièrement attrayant. Mais, désormais, ils servaient de campement à une armée de quinze ou vingt mille bêtes humaines. Toute la journée, le soleil d’été dardait ses rayons brûlants sur cet enfer d’un mile carré. Il n’épargnait pas non plus les dizaines de milliers de bovins entassés dans des enclos, sur des sols en planches d’où émanaient des miasmes putrides, ni les voies ferrées chauffées à blanc et noires de scories, ni les immenses bâtiments crasseux des conserveries dont les couloirs labyrinthiques empêchaient le moindre souffle d’air de pénétrer. Les exhalaisons méphitiques ne provenaient pas seulement des ruisseaux de sang chaud, des amoncellements de viande suintante, des cuves de graisse, des marmites de savon, des fabriques de colle et des citernes d’engrais. Il y avait aussi des tonnes de détritus qui fermentaient au soleil, le linge graisseux des ouvriers qui séchait au-dehors, les réfectoires jonchés de nourriture et noirs de mouches, les latrines transformées en égouts à ciel ouvert...
Le soir, il fallait voir cette populace envahir les rues pour se distraire ! On se bagarrait, on pariait, on buvait, on jurait, on hurlait, on riait et on chantait, on jouait du banjo et on dansait ! Ces gens avaient beau travailler sept jours sur sept, le dimanche soir, ils organisaient des combats de boxe et des parties de dés. Et, au milieu de ce désordre, on voyait parfois, au détour d’une rue, devant un grand feu crépitant, une vieille négresse efflanquée et grisonnante à l’allure de sorcière qui, échevelée, l’œil hagard, psalmodiait à tue-tête des mélopées où il était question des flammes de la perdition et du sang de l’Agneau. Autour d’elle, se prosternaient en gémissant et en hurlant des hommes et des femmes en proie à la peur et au remords.
Tel était le spectacle offert par les abattoirs au cours de la grève. Pendant ce temps, les syndicats observaient la situation avec morosité, les gens réclamaient à manger comme des enfants affamés, et les patrons, eux, continuaient leur sinistre besogne. Ils faisaient venir tous les jours de nouveaux ouvriers et se montraient de plus en plus intransigeants avec les anciens ; ils les assignaient au travail aux pièces et les renvoyaient s’ils n’arrivaient pas à suivre la cadence. Jurgis collaborait maintenant à ce processus. Au fil des jours, il prenait conscience du changement qui s’opérait, pareil à la lente mise en train d’une gigantesque machine. Il s’était habitué à commander. La chaleur étouffante, la puanteur, la mauvaise conscience que lui donnait son rôle de « jaune » et le dégoût de lui-même qu’il en éprouvait, tout cela le poussait à boire. Il devenait méchant. Il tempêtait et fulminait contre ses hommes, les accablait d’injures, s’acharnait sur eux jusqu’à ce qu’ils s’écroulent de fatigue.
Puis, un jour de la fin du mois d’août, un chef de service fit irruption dans l’atelier et ordonna à Jurgis et à son équipe d’abandonner leur besogne et de le suivre. Ils sortirent et virent, au milieu d’une foule compacte, plusieurs chars à bancs attelés et trois fourgons pleins de policiers. Aussitôt que Jurgis et ses hommes eurent sauté dans l’une des charrettes, le cocher hurla aux gens de s’écarter et ils partirent au galop. Les grévistes s’étaient emparés de bœufs échappés des abattoirs : il allait y avoir du grabuge !
L’équipage sortit par la porte d’Ashland Avenue et prit la direction de la décharge sous les huées. Tout au long de la route, des hommes et des femmes sortirent des maisons et des bars pour les invectiver. Mais la présence dans le char à bancs d’une dizaine de policiers était dissuasive et le véhicule arriva sans incident jusqu’à un attroupement qui barrait la rue. Le cocher et les policiers crièrent aux gens de prendre garde et la foule se dispersa, pêle-mêle, abandonnant au milieu de la chaussée un des bœufs qui gisait dans une mare de sang. En raison des événements, beaucoup de bouchers s’étaient retrouvés sur le pavé et leurs enfants criaient famine. Quelqu’un avait estourbi la bête et, comme quelques minutes suffisent à un ouvrier habile pour tuer et débiter un bœuf, une bonne quantité de biftecks et de rôtis avait déjà disparu. Cela méritait un châtiment, bien sûr. Les policiers s’y employèrent prestement : ils sautèrent de la voiture et matraquèrent tout ce qui bougeait. Il y eut des hurlements de fureur et de douleur, un sauve-qui-peut général vers les maisons ou les magasins, des courses éperdues dans la rue. Jurgis et son équipe se joignirent aux réjouissances. Chacun s’arrogeait une victime qu’il s’efforçait de maîtriser avant de la rouer de coups. Si elle s’échappait et se réfugiait dans une maison, son poursuivant enfonçait la porte branlante, continuait sa chasse dans l’escalier, sans hésiter à frapper quiconque était à sa portée, jusqu’à ce qu’il eût découvert sa proie terrorisée sous un lit ou dans un placard derrière un tas de vieilles hardes.
En compagnie de deux policiers, Jurgis pourchassa quelques hommes jusque dans un bar. L’un d’entre eux s’abrita derrière le comptoir où il fut bloqué par un des deux représentants de l’ordre qui le frappa aux épaules et dans le dos ; le policier put ainsi le faire tomber et le frapper à la tête. Les autres fuyards sautèrent par-dessus une clôture à l’arrière du bistrot, contrecarrant les desseins du second policier, à qui son embonpoint ne permit pas de les suivre. Alors que ce dernier, dépité, revenait dans la salle en jurant, une grosse Polonaise, la propriétaire du café, entra précipitamment en poussant des cris. Un coup de poing dans l’estomac l’étendit à terre. Pendant ce temps, Jurgis, qui ne perdait pas la tête, se servait au bar, bientôt rejoint par le premier policier, celui qui avait mis son homme sur le carreau. Il tendit au Lituanien plusieurs bouteilles, se remplit lui-même les poches puis, avant de partir, « nettoya » tout ce qui restait avec sa matraque. En entendant ce fracas de verre brisé, la Polonaise se releva. Mais un autre policier la saisit par-derrière et l’immobilisa en lui plaquant la main sur les yeux et en lui enfonçant son genou dans les reins. Il appela son collègue, qui revint sur ses pas et fractura le tiroir-caisse, dont il fourra le contenu dans ses poches. Les trois hommes sortirent. Le policier qui maintenait immobile la propriétaire du bar la repoussa violemment avant de filer à son tour. Durant cet intermède, les hommes de Jurgis avaient chargé la carcasse dans le char à bancs. La petite troupe repartit au trot, sous des sifflets et une averse de briques et de pierres lancées par des ennemis invisibles. Tous les récits de « l’émeute » qui, d’ici une heure ou deux, seraient envoyés à quelques milliers de journaux, mentionneraient ces projectiles. Rien ne serait dit, par contre, de l’histoire du tiroir-caisse. Celle-ci viendrait simplement s’ajouter aux autres épisodes lamentables de la légende de Packingtown.
Jurgis et son équipe ne regagnèrent les abattoirs qu’en fin d’après-midi. Ils finirent d’apprêter ce qui restait du bœuf et, avant de terminer leur journée, en débitèrent deux autres qui avaient été tués dans les mêmes conditions. Jurgis partit dîner en ville avec trois amis qui avaient participé à l’équipée dans d’autres charrettes, et tous quatre se racontèrent leurs exploits de l’après-midi. Ensuite, ils allèrent jouer à la roulette et Jurgis, qui n’avait jamais de chance au jeu, y laissa une quinzaine de dollars. Pour se consoler, il but plus que de raison et rentra à Packingtown vers deux heures du matin, en piteux état. À dire vrai, il méritait entièrement la catastrophe qui allait suivre.
Alors qu’il regagnait ses pénates, une femme aux joues fardées, vêtue d’un kimono graisseux, lui passa le bras autour de la taille pour l’aider à marcher et l’entraîna dans une pièce plongée dans l’obscurité. À peine eurent-ils franchi le seuil qu’une porte s’ouvrit brusquement. Un homme entra, une lanterne à la main. « Qui va là ? » cria-t-il vivement. Jurgis s’apprêtait à bredouiller une réponse quand l’intrus leva sa lampe à hauteur de visage. Alors, Jurgis le reconnut. Il fut comme foudroyé et son cœur bondit dans sa poitrine. C’était Connor !
Oui, Connor ! Le chef de l’équipe de chargement ! Celui qui avait séduit sa femme, qui l’avait fait mettre, lui, en prison, qui avait détruit son foyer, qui avait brisé sa vie ! C’était bien Connor qui était là, éberlué, le visage dans la lumière de la lanterne !
Jurgis avait souvent pensé au contremaître depuis son retour à Packingtown, mais comme à un souvenir très lointain qui ne le concernait plus. Maintenant qu’il voyait l’homme en chair et en os devant lui, il eut la même réaction que le jour où il lui avait réglé son compte : une rage aveugle s’empara de lui. Il se jeta sur son ennemi et le frappa entre les deux yeux. Connor perdit l’équilibre. Jurgis l’empoigna à la gorge et se mit à lui cogner la tête contre le pavé !
La prostituée appela au secours. Des gens accoururent. La lanterne ayant été renversée et s’étant éteinte dans sa chute, ils ne voyaient rien, mais ils entendaient les halètements de Jurgis et les chocs sourds du crâne de sa victime contre le sol. En se guidant au bruit, ils tentèrent de maîtriser le Lituanien. Ce dernier ne lâcha prise, exactement comme la première fois, qu’avec un lambeau de chair de son adversaire entre les dents. Comme la première fois encore, il continua à se débattre entre les mains des hommes qui s’étaient interposés. Finalement un policier arriva, qui le rossa jusqu’à ce qu’il perdît connaissance.
Jurgis passa le reste de la nuit au poste de police des abattoirs. Mais cette fois, il avait de l’argent en poche. Aussi, quand il reprit conscience, put-il obtenir à boire et envoyer un messager à « Bush » Harper pour l’avertir de son arrestation. Malheureusement, Harper se manifesta seulement après que le prisonnier, affaibli et mal en point, eut été traîné devant le tribunal. Là, on décida d’une mise en liberté provisoire sous réserve du versement d’une caution de cinq cents dollars, en attendant le rapport médical sur les blessures de la victime. Jurgis était furieux. Ayant eu affaire à un autre juge que celui devant lequel il avait comparu précédemment, il avait déclaré n’avoir jamais été condamné auparavant et s’être trouvé en état de légitime défense. Si seulement quelqu’un avait intercédé pour lui, il aurait pu être libéré tout de suite, sans condition.
Harper lui expliqua qu’il n’était pas chez lui quand le message était arrivé et qu’il ne l’avait pas reçu. « Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
— J’ai arrangé un type, répondit Jurgis. Et je dois trouver cinq cents dollars de caution.
— Je m’en occupe, fit l’autre. Ça risque de te coûter un peu d’argent, évidemment. C’était à quel propos cette dispute ?
— C’est un bonhomme qui m’a joué un sale tour autrefois, dit Jurgis.
— C’est qui ?
— Il est contremaître chez Brown. Du moins, il l’était. Il s’appelle Connor. »
Harper sursauta. « Connor ! s’écria-t-il. Pas Phil Connor ?
— Si, c’est lui. Pourquoi ? s’étonna Jurgis.
— Mon Dieu ! Tu es cuit, mon vieux. Je ne peux pas t’aider !
— Vous ne pouvez pas m’aider ! Et pourquoi ?
— Mais c’est un des lieutenants de Scully. C’est un membre de la War-Whoop League et il était pressenti comme candidat à une élection ! Phil Connor ! Nom de Dieu ! »
Jurgis était trop abasourdi pour parler.
« Il a les moyens de t’envoyer à Joliet2, s’il veut ! déclara Harper.
— Et si on demandait à Scully de me faire sortir avant qu’il apprenne qui j’ai frappé ? finit par suggérer Jurgis.
— Scully n’est pas à Chicago en ce moment, dit l’autre. Je ne sais même pas où il est. Il est parti se mettre au vert pendant la grève. »
Jurgis était dans de mauvais draps et totalement désemparé. Il s’était heurté à quelqu’un qui avait davantage de piston que lui. Il ne voyait pas d’issue. « Mais qu’est-ce que je vais faire ? demanda-t-il d’une petite voix.
— Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? lança l’autre. Je ne peux même pas me porter garant pour toi. Je risquerais de perdre tout crédit jusqu’à la fin de mes jours ! »
Un nouveau silence se fit. « Vous ne pourriez pas intervenir quand même, insista Jurgis, et faire comme si vous ne saviez pas qui j’avais assommé ?
— Et à quoi cela te servirait le jour du procès ? » rétorqua Harper. Puis il resta pensif quelques instants avant de reprendre : « Il n’y a rien à faire. À moins que... Je pourrais faire baisser la caution. Alors, si tu as l’argent, tu payes et tu mets les bouts.
— Combien ça coûtera ? s’enquit Jurgis, une fois qu’Harper lui eut expliqué l’affaire plus en détail.
— Je ne sais pas, dit l’autre. Combien tu as ?
— Dans les trois cents dollars.
— Bon, déclara Harper. Je ne te promets rien, mais je vais essayer de te faire libérer pour cette somme. Je prends le risque au nom de notre amitié. Ça me ferait de la peine que tu passes un ou deux ans dans une prison fédérale. »
Jurgis sortit son livret bancaire, qu’il avait cousu dans la doublure de son pantalon, et signa un ordre au porteur, que « Bush » Harper rédigea pour lui, qui vidait son compte de tout ce qu’il possédait. Harper alla retirer l’argent puis, sans perdre de temps, se rendit au palais de justice. Là, il expliqua au juge que Jurgis était un gars bien, un ami de Scully, qui s’était fait attaquer par un briseur de grève. Les cinq cents dollars furent réduits à trois cents et Harper se porta lui-même garant. Il n’en souffla mot à Jurgis, pas plus qu’il ne lui avoua que, au moment du procès, ce serait une bagatelle que de faire annuler la caution. Il empocherait alors les trois cents dollars pour se dédommager de s’être exposé à déplaire à Mike Scully ! Il se contenta d’annoncer au Lituanien qu’il était libre et qu’il avait tout intérêt à disparaître le plus rapidement possible. Jurgis, soulagé et débordant de gratitude, retira le dollar et les quatorze cents qu’il avait encore à la banque et les ajouta aux deux dollars et vingt-cinq cents qui lui restaient après son expédition de la veille. Puis il prit un tramway qui l’amena à l’autre bout de Chicago.