Chapitre 22

Jurgis reçut la nouvelle d’une façon singulière. Il blêmit affreusement, mais se ressaisit aussitôt. L’espace d’une demi-minute, il resta immobile au milieu de la cuisine, poings et mâchoires serrés. Puis, écartant Aniele d’un geste brusque, il entra résolument dans la pièce voisine et gravit l’échelle.

Dans un coin du grenier, Jurgis entrevit une forme humaine sous une couverture. Elzbieta, allongée près du corps, semblait pleurer en silence. À moins qu’elle ne fût évanouie... Jurgis n’aurait su le dire. Marija, quant à elle, tournait en rond dans la mansarde en poussant des cris et en se tordant les mains. Jurgis serra les poings un peu plus fort et demanda d’une voix blanche : « Comment c’est arrivé ? »

Marija, toute à sa douleur, l’entendit à peine. Il renouvela sa question, en haussant le ton. « Il est tombé du trottoir ! » gémit-elle. Elle faisait allusion au plancher en bois pourri qui courait devant la maison à environ cinq pieds au-dessus de la chaussée défoncée.

« Qu’est-ce qu’il faisait là ? voulut savoir Jurgis.

— Il était... il était sorti jouer, répondit Marija, la voix étranglée de sanglots. Dans la maison, on n’arrivait pas à le tenir. Il a dû se faire aspirer par la boue et ne plus pouvoir se dégager !

— Tu es sûre qu’il est mort ?

— Oui ! Hélas, oui ! geignit-elle. Le docteur est passé. » Jurgis, indécis, resta là quelques secondes encore, les yeux secs. Il jeta un dernier regard à la petite forme sous la couverture, puis, brusquement, il se dirigea vers l’échelle et redescendit. Quand il pénétra dans la cuisine, le silence se fit à nouveau. Il alla droit à la porte, l’ouvrit et gagna la rue.

 

Lors de la mort de sa femme, Jurgis s’était précipité dans le bar le plus proche. Mais, cette fois-ci, il n’y songea même pas, bien qu’il eût en poche son salaire de la semaine. Il marcha, marcha longtemps, sans rien voir, indifférent aux flaques de boue et de pluie. Enfin, il avisa une marche, s’assit et se cacha le visage dans les mains. Il resta ainsi, comme pétrifié, pendant plus d’une demi-heure. De temps à autre, une plainte s’échappait de ses lèvres : « Mort ! MORT ! »

Au coucher du soleil, il se leva et se remit à errer, jusqu’à la nuit noire. Il fut arrêté par la barrière d’un passage à niveau et regarda défiler devant lui un long convoi de marchandises. Soudain, un désir irrépressible s’empara de lui, une impulsion enfouie au plus profond de son être, une idée folle qu’il n’avait jamais osé s’avouer ni exprimer. Il courut le long de la voie et, lorsqu’il eut dépassé la bicoque du garde-barrière, il prit son élan et se suspendit à l’un des wagons.

Bientôt, le train s’arrêta. Jurgis sauta à terre, disparut sous le wagon et se cacha entre les essieux. Quand le convoi s’ébranla à nouveau, il engagea un dur combat avec lui-même. Il n’avait pas pleuré et il ne pleurerait pas. Il ne verserait pas une larme. Non, jamais plus ! C’était fini, c’était de l’histoire ancienne. Cette nuit même, il allait se débarrasser de ce poids, s’en délivrer. Cet effroyable et sinistre cauchemar allait se dissiper et, au matin, il serait un autre homme. Chaque fois qu’un souvenir émouvant lui revenait, qu’il sentait des picotements dans les yeux, il se raidissait et refoulait d’un juron ces assauts du passé.

C’était son existence qui était en jeu. De rage, il serra les dents. Quel imbécile il avait été ! Oui, vraiment, un imbécile ! À cause de sa maudite faiblesse il avait gâché sa vie et couru à sa perte. Mais il serait plus fort que ses sentiments ; il en effacerait toute trace dans son cœur. Plus de larmes, plus d’attendrissement ! Il en avait assez ! C’était ce qui avait fait de lui un esclave. Dorénavant, il serait un homme libre. Il allait briser ses chaînes, faire front, se battre. Il était content d’en avoir fini avec son ancienne vie. De toute façon, il fallait bien que cela arrive un jour ou l’autre. Alors, pourquoi pas aujourd’hui ? Cette terre n’était pas faite pour des femmes et des enfants ; autant qu’ils la quittent le plus vite possible. Quels que fussent les tourments qu’Antanas endurait là où il était, ils ne pouvaient être pires que ceux qu’il aurait connus en demeurant ici-bas. Jurgis se promit qu’il pensait à son fils pour la dernière fois. Désormais, il allait se soucier de lui-même, lutter pour son propre compte contre ce monde qui l’avait leurré et maltraité !

Il rumina ainsi, arrachant et piétinant toutes les fleurs de son jardin intime. Dans un fracas assourdissant, le train poursuivait sa progression, soulevant des rafales de poussière qui fouettaient le visage du fugitif. Maintes fois durant la nuit, le convoi s’arrêta. Jurgis aurait eu l’occasion de descendre. Mais il était résolu à ne pas quitter sa cachette ; on ne l’en délogerait que par la force, car chaque mile qui l’éloignait de Packingtown allégeait un peu plus le fardeau qui pesait sur lui.

À chaque halte, il sentait une brise chaude l’envelopper, un souffle embaumant l’herbe, le chèvrefeuille et le trèfle. Il l’aspirait à pleins poumons et son cœur bondissait dans sa poitrine : il était revenu à la campagne ! Il allait y VIVRE ! Quand l’aube pointa, il scruta avidement le paysage et entrevit, entre les roues, des prairies, des bois et des rivières. Il finit par ne plus y tenir. Dès que le train s’arrêta de nouveau, il se laissa glisser à terre. Du toit du wagon, un garde-frein l’insulta en brandissant un poing menaçant. Jurgis lui fit un salut ironique de la main et s’enfuit à travers champs.

Songez qu’il avait été un paysan toute sa vie et que, pendant trois longues années, il n’avait pas vu la moindre parcelle de verdure, pas entendu un seul bruit champêtre ! En dehors de la longue marche qu’il avait faite à sa sortie de prison (mais il était trop soucieux, ce jour-là, pour prêter attention à quoi que ce soit), à part les quelques fois où il s’était reposé dans les squares de Chicago, l’hiver précédent, quand il était au chômage, il n’avait pour ainsi dire jamais posé les yeux sur un arbre ! Il se sentait maintenant comme un oiseau porté par une forte brise. À chaque instant, il s’extasiait des merveilles qui s’offraient à ses yeux : un troupeau de vaches, une prairie parsemée de pâquerettes, une haie envahie d’églantines, des oiseaux qui chantaient dans les arbres.

Il arriva en vue d’une ferme. Après s’être muni d’un bâton, par précaution, il s’approcha. Le fermier était occupé à graisser les moyeux d’une charrette devant sa grange : « Je voudrais quelque chose à manger, s’il vous plaît, dit-il.

— Tu veux travailler ? demanda le fermier.

— Non, répondit Jurgis, merci.

— Dans ce cas, tu n’auras rien, rétorqua sèchement l’homme.

— Mais j’avais l’intention de payer, plaida Jurgis.

— Ah bon ! fit le paysan en ajoutant, sur un ton narquois : Nous ne servons plus de petit déjeuner passé sept heures.

— J’ai très faim, insista Jurgis avec gravité. Je vous paierai.

— Demande à la patronne », finit par dire l’homme, en lui indiquant la maison d’un signe de tête. La « patronne » se montra plus affable que son mari et, pour dix cents, Jurgis se procura deux gros sandwiches, deux pommes, ainsi qu’une part de gâteau, peu commode à transporter, qu’il mangea aussitôt. Il parvint peu après à une petite rivière. Il escalada une clôture, suivit à travers bois un sentier qui courait le long de la rive et trouva bientôt un endroit confortable où il s’installa pour dévorer son repas, étanchant sa soif à même le ruisseau. Il resta là plusieurs heures, s’enivrant d’eau fraîche et de la contemplation de la nature autour de lui. Enfin, quand il sentit le sommeil le gagner, il alla s’allonger à l’ombre d’un buisson.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil lui chauffait le visage. Il se redressa, s’étira, puis observa paresseusement le courant. Un peu en aval, il découvrit une vasque profonde et paisible, abritée par des arbres. Une idée merveilleuse le traversa brusquement : et s’il se baignait ? L’eau appartenait à tout le monde ; il pouvait s’y tremper, s’y plonger entièrement même ! Ce serait la première fois depuis la Lituanie !

À son arrivée aux abattoirs, Jurgis prenait soin de sa personne aussi bien qu’un ouvrier pouvait le faire. Mais, au fil du temps, avec la maladie, le froid, la faim, le découragement, la saleté de l’atelier, la vermine à la maison, il avait renoncé à toute toilette en hiver et, en été, se contentait de se nettoyer à la va-vite dans une cuvette. Il avait pris un bain en prison, et, depuis, rien. Et voilà qu’il allait pouvoir nager !

L’eau était bonne et il y barbota comme un gamin. Puis, assis dans le ruisseau près du bord, il entreprit de se frotter avec du sable, lentement, méthodiquement, en ne négligeant aucune parcelle de peau. Il se frotta même la tête. Autant faire les choses à fond pour retrouver le plaisir de se sentir propre. Il tenta d’éliminer la vermine de sa longue tignasse noire en maintenant la tête sous l’eau aussi longtemps que possible. Après quoi, comme le soleil était encore chaud, il se mit à laver un par un ses vêtements, qu’il avait déposés sur la berge. Tandis que le courant emportait la crasse et la graisse, Jurgis poussait des soupirs de contentement ; il plongeait et replongeait ses habits dans la rivière, caressant le rêve d’en finir définitivement avec l’odeur d’engrais.

Il suspendit sa lessive, puis, en attendant qu’elle sèche, s’étendit au soleil et s’endormit profondément. À son réveil, il trouva ses vêtements chauds et raides sur le dessus, et légèrement humides à l’intérieur. Mais comme il avait faim, il se rhabilla et s’en alla. Bien qu’il ne possédât pas de couteau, il réussit à se confectionner un solide gourdin dans une branche cassée. Ainsi paré, il regagna la route.

Il ne tarda pas à arriver à proximité d’une grosse ferme et s’engagea dans l’allée qui y conduisait. C’était l’heure du dîner ; le fermier se lavait les mains devant la porte de la cuisine. « Excusez-moi, dit Jurgis, est-ce que je pourrais avoir quelque chose à manger ? J’ai de quoi payer. » L’homme répliqua immédiatement : « On ne nourrit pas les vagabonds ici. Fiche le camp ! »

Jurgis partit sans broncher. Mais, après avoir contourné la grange, il traversa un champ récemment labouré et hersé, où le fermier avait planté de jeunes pêchers. En longeant une rangée de ces arbustes, il tira à pleines mains sur les jeunes pousses, déracinant à moitié une centaine d’arbres. Telle fut sa riposte, qui témoignait de son nouvel état d’esprit : il était désormais résolu à se battre et à rendre coup pour coup.

Arrivé de l’autre côté du verger, Jurgis s’enfonça dans un bosquet, puis franchit un pré ensemencé pour l’hiver avant de déboucher sur une route. Il aperçut bientôt une autre ferme et, comme le ciel se couvrait, il y demanda le gîte et le couvert. Voyant que le paysan le regardait d’un air soupçonneux, il s’empressa d’ajouter : « La grange fera très bien mon affaire.

— Ouais, je sais pas, dit l’homme. Tu fumes ?

— Ça m’arrive, répondit Jurgis. Mais j’irai fumer dehors. »

L’homme accepta. Jurgis s’enquit alors : « Combien ça va me coûter ? Je n’ai pas beaucoup d’argent.

— Disons, vingt cents pour le dîner, fit l’homme. Je te laisse la grange pour rien. »

Jurgis entra dans la maison et s’assit à table avec le fermier, sa femme et leurs six enfants. Le repas fut plantureux : haricots, purée de pommes de terre, marmite d’asperges, fraises, le tout accompagné d’épaisses tranches de pain et d’un pot de lait. Jurgis n’avait pas eu droit à pareil festin depuis le jour de ses noces, et il fit son possible pour ingurgiter la valeur de ses vingt cents.

Ils avaient tous trop faim pour bavarder. Mais, après le repas, les deux hommes s’assirent sur les marches pour fumer et le fermier interrogea son convive. Jurgis lui expliqua qu’il avait été ouvrier à Chicago et qu’il n’avait actuellement aucun but précis. Le paysan lui fit une proposition : « Pourquoi tu restes pas ici ? Je pourrais te donner du travail.

— Je ne cherche pas de travail pour le moment, répondit Jurgis.

— T’auras un bon salaire, insista l’autre en examinant d’un œil approbateur la stature imposante de l’étranger. Un dollar par jour, nourri, logé. C’est qu’on a tellement de mal à trouver des bras par ici.

— Ce serait aussi pour l’hiver ? s’empressa de s’informer Jurgis.

— Eh bien... non, concéda le paysan. Je pourrai pas te garder au-delà du mois de novembre. Ma propriété est trop petite.

— Je vois, dit le Lituanien. C’est bien ce que je pensais. Et, quand vous n’aurez plus besoin de vos chevaux à l’automne, est-ce que vous les mettrez dehors dans la neige ? » On voit que Jurgis commençait à penser par lui-même.

« C’est pas tout à fait pareil, argumenta le fermier, qui avait saisi où Jurgis voulait en venir. En hiver, un gars robuste comme toi doit pouvoir trouver du travail, en ville ou ailleurs.

— Oui, répondit Jurgis. C’est ce que tout le monde croit. C’est pour ça que les gens se ruent dans les villes. Et puis, quand ils sont obligés de mendier ou de voler pour survivre, on leur demande pourquoi ils ne vont pas à la campagne où on manque de main-d’œuvre. »

Le fermier réfléchit quelques instants avant de demander : « Quand t’auras plus d’argent, il faudra bien que tu travailles, non ?

— On n’en est pas encore là, dit Jurgis. J’aviserai le moment venu. »

Jurgis dormit tout son soûl dans la grange, puis s’offrit un copieux petit-déjeuner : café, pain, bouillie d’avoine et compote de cerises. Son hôte, influencé peut-être par ses arguments de la veille, ne lui réclama que quinze cents. Le voyageur fit alors ses adieux et se remit en route.

 

Ainsi débuta sa vie de vagabond. Jurgis fut rarement aussi bien traité que chez ce fermier ; aussi prit-il peu à peu l’habitude d’éviter les habitations et de dormir à la belle étoile. Par temps de pluie, il essayait de dénicher quelque bâtisse abandonnée ou, à défaut, il attendait la nuit, son gourdin à la main, pour s’approcher subrepticement d’une grange. En général, il parvenait à s’y glisser avant que le chien n’ait le temps de flairer sa présence ; il se cachait alors dans le foin et n’avait plus rien à craindre jusqu’au matin. Mais parfois, le chien l’attaquait ; dans ce cas, il faisait front, avant d’opérer une retraite en bon ordre. Jurgis n’était plus le colosse qu’il avait été, mais il avait encore le bras solide et peu de bêtes insistaient après le premier coup.

Bientôt, il put ramasser des framboises, puis des mûres, ce qui lui permit de faire des économies. Il apprit à repérer les vergers où cueillir des pommes, les champs où déterrer des patates ; la nuit venue, il s’emplissait les poches de ses larcins. À deux reprises, il réussit même à capturer un poulet. Il se régala du premier dans un hangar abandonné et du second dans un endroit isolé au bord d’un ruisseau. Quand rien de tout cela ne s’offrait à lui, il puisait dans ses réserves d’argent, avec parcimonie mais sans inquiétude, puisqu’il savait qu’il pourrait les reconstituer quand bon lui semblerait. Il était doué d’une telle vitalité qu’une demi-heure passée à scier du bois suffisait à lui assurer un repas et, quand le paysan l’avait vu à l’œuvre, il lui faisait parfois des promesses alléchantes pour le garder.

Mais Jurgis refusait obstinément. Il était un homme libre, à présent, un aventurier. Il sentait se réveiller en lui la vieille Wanderlust1, ce plaisir de la découverte, cette joie d’une vie sans entraves où tous les espoirs sont permis. Certes, une telle existence n’était pas exempte d’embûches ni de désagréments, mais, toujours, elle apportait du nouveau. Que l’on songe à ce que cela représente, pour un homme resté cloîtré au même endroit des années durant, qui n’a eu pour tout horizon qu’un morne alignement de masures et d’usines, de se retrouver tout à coup à l’air libre, de pouvoir chaque jour découvrir de nouveaux paysages, de nouveaux lieux, de nouvelles gens ? Cet homme qui n’avait vécu que pour répéter inlassablement les mêmes tâches chaque jour, qui finissait, le soir, si épuisé qu’il ne pensait qu’à se coucher et à dormir, voilà qu’il était maintenant son propre maître, qu’il pouvait choisir de travailler à sa guise et se lancer, à chaque instant, dans des aventures nouvelles !

Il commençait à recouvrer sa santé d’autrefois. Avec surprise et émerveillement, il sentit tout à coup renaître en lui la vigueur de sa jeunesse, son enthousiasme, sa force, toutes choses dont il avait fait le deuil. Comme si l’enfant qu’il avait été, mort depuis longtemps, ressuscitait et l’appelait en riant ! La nourriture abondante, l’air pur, l’exercice l’arrachaient petit à petit à son long assoupissement. De nouveau, il débordait d’énergie, il s’étirait, riait et chantait les vieilles chansons de son pays qui lui revenaient à l’esprit. Bien sûr, de temps à autre, il ne pouvait s’empêcher de songer au petit Antanas, qu’il ne reverrait jamais, dont il n’entendrait plus la petite voix. Alors, il devait se faire violence. Parfois, la nuit, il rêvait d’Ona. Il se réveillait pour la prendre dans ses bras... mais ne pouvait qu’inonder le sol de ses larmes. Cependant, au matin, il se levait, se secouait et repartait d’un pas décidé à l’assaut du vaste monde.

Il ne se préoccupait jamais de savoir où il était exactement, ni même où il allait. Le pays était vaste, il ne l’ignorait pas ; nul danger qu’il en atteignît le bout. En outre, il n’était jamais en manque de compagnie. Il rencontrait partout d’autres hommes qui vivaient la même vie que lui et qui étaient tout disposés à l’accueillir parmi eux. Il n’était pas de la « corporation », mais ces nomades avaient l’esprit large et lui enseignaient les ficelles du métier : quelles villes et quels villages éviter, comment déchiffrer les codes secrets que leurs camarades inscrivaient sur les pieux des clôtures, à quel moment mendier ou marauder ou bien encore faire l’un et l’autre. Ses compagnons se moquaient de lui quand, pour se procurer ce dont il avait besoin, il proposait de payer en argent ou en travail. Eux obtenaient ce qu’ils voulaient sans contrepartie. Quelquefois, Jurgis passait la nuit dans un de leurs campements, installés sous le couvert d’une forêt, et participait à leurs pillages nocturnes. Puis, l’un des hommes se prenait d’amitié pour lui et tous deux partaient sur les routes une semaine entière, en échangeant des souvenirs.

Un grand nombre de ces vagabonds de profession étaient, il est vrai, des dépravés et des fainéants invétérés. Mais, pour la plupart, il s’agissait d’anciens ouvriers qui, comme Jurgis, s’étaient dépensés sans compter pendant de longues années, avant d’admettre que le combat était perdu d’avance et qu’il valait mieux baisser les bras. Quelque temps plus tard, Jurgis fit connaissance avec une autre catégorie de vagabonds, sans abri, itinérants, mais n’ayant pas renoncé à trouver du travail ; ils se faisaient embaucher, à cette période de l’année, comme moissonneurs. Ils formaient une véritable armée, un immense réservoir de main-d’œuvre, dans lequel la Nature impitoyable allait puiser pour accomplir les besognes saisonnières, toutes ces tâches temporaires, intermittentes, qui n’en étaient pas moins indispensables à la société. Bien sûr, ces hommes n’avaient pas conscience de leur dépendance ; ils savaient seulement qu’ils étaient sans cesse en quête de travail et que celui-ci était éphémère. Ils entamaient leur périple au Texas, au début de l’été, puis remontaient vers le Nord, où les récoltes étaient plus tardives, pour finir dans le Manitoba à l’automne. Ils se mettaient alors en route vers les camps de bûcherons, où ils se faisaient engager pour l’hiver ; s’ils ne trouvaient rien de ce côté-là, ils se rabattaient sur les grandes villes, où ils vivotaient des petites économies réalisées pendant la belle saison tout en s’employant, selon la demande, à charger et décharger les bateaux et les fardiers, à nettoyer les fossés ou à déneiger les rues. S’il y avait davantage de candidats que de places à pourvoir, les plus faibles, victimes une fois encore des dures lois naturelles, mouraient de faim et de froid.

Ce fut à la fin de juillet que Jurgis, alors dans le Missouri, fit la moisson pour la première fois. Les fermiers de la région avaient consacré trois ou quatre mois à leurs cultures et risquaient de perdre presque entièrement leurs récoltes s’ils ne trouvaient personne pour les aider pendant une ou deux semaines. Par toute la campagne, on réclamait des bras. Des bureaux de recrutement furent mis en place. On vida les villes de tous les travailleurs disponibles ; même les étudiants arrivèrent par wagons entiers. Des meutes de paysans déchaînés entravèrent la circulation des trains pour emmener de force les voyageurs dans les champs. Sans doute, la paye était bonne : n’importe qui pouvait se faire deux dollars par jour en plus du gîte et du couvert, et les meilleurs gagnaient même cinquante cents, voire un dollar, de plus.

La fièvre de la moisson était dans l’air. Aucun homme valide ne pouvait y résister. Jurgis s’intégra à une équipe et travailla dix-huit heures par jour, de l’aube à la nuit noire. Il se retrouva avec un pécule qui aurait représenté pour lui une véritable fortune du temps où il vivait dans la misère. Mais, à présent, que pouvait-il bien faire de cet argent ? Bien sûr, il aurait pu le placer en banque et, avec un peu de chance, le récupérer plus tard quand il en aurait eu besoin. Mais pour l’heure, Jurgis était un homme sans domicile, errant dans un vaste continent. Il ignorait tout des opérations bancaires, des mandats, des lettres de crédit. Garder la somme sur lui ? C’était s’exposer fatalement à se la faire voler un jour ou l’autre. La meilleure solution n’était-elle pas d’en profiter tout de suite ? Un samedi soir, il poussa jusqu’à la ville avec quelques compagnons. Il pleuvait et ils entrèrent dans un bar, faute de trouver un autre abri. Chacun paya sa tournée. On chanta, on plaisanta. L’humeur était joyeuse. Quand du fond de la salle, une jeune fille aux joues vermillon et aux yeux pétillants sourit à Jurgis, il sentit sa gorge se nouer d’un coup. Il lui fit un signe et elle vint s’asseoir près de lui. Ils burent encore quelques verres ensemble, puis montèrent à l’étage ; et la brute en lui se déchaîna soudain, en hurlant, comme celles qui hantent la jungle depuis le commencement des temps. Un peu plus tard, des souvenirs lui revinrent ; il se sentit tout honteux et il fut soulagé quand d’autres hommes et femmes vinrent les rejoindre. On but encore ; toute la nuit se passa en débauches.

À l’arrière de cette armée d’hommes, suivait une autre armée, composée de femmes qui, elles aussi, luttaient pour survivre, sous le joug implacable de la loi naturelle. Tant qu’elles avaient été assez jeunes et belles pour satisfaire les désirs des riches, elles n’avaient manqué de rien et avaient mené une vie facile. Ensuite, supplantées par d’autres, plus jeunes et plus jolies, elles avaient dû se raccrocher à ces cohortes de travailleurs. Certaines venaient de leur propre chef et partageaient leurs bénéfices avec les tenanciers de bar ; d’autres étaient recrutées par des agences spéciales, de la même manière que la main-d’œuvre itinérante. On les trouvait dans les villages à l’époque des moissons, à proximité des campements de bûcherons en hiver, dans les grandes villes quand les hommes y migraient. Un régiment établissait-il son bivouac ? Construisait-on une voie ferrée ou un canal ? Préparait-on une grande exposition ? Les femmes accouraient en masse, logeant dans des cabanes, dans des cafés ou dans des chambres misérables, parfois par huit ou dix dans une pièce.

Au matin, Jurgis n’avait plus un cent en poche ; il repartit sur la grand-route. Il avait la nausée. Il se dégoûtait. Mais, se conformant à la ligne de conduite qu’il s’était fixée, il se força à refouler ses sentiments. Bien sûr, il s’était comporté comme un imbécile ; mais ce qui était fait était fait. Il ne pouvait que veiller à ce que cela ne se reproduise plus. Il poursuivit obstinément son chemin. Sous l’effet de l’exercice physique et de l’air pur, sa migraine finit par se dissiper et il recouvra ses forces et sa gaieté. La même aventure se répéta plusieurs fois. Jurgis était toujours un impulsif, pour qui prendre du plaisir n’était pas encore devenu une routine. Il était loin de ressembler à ces vagabonds qui errent sur les routes et qui, soudain gagnés par le désir de boire et de rencontrer des femmes, se mettent à travailler juste pour avoir de quoi se payer une orgie.

Au contraire, malgré ses efforts, il ne pouvait empêcher sa conscience de le tarauder. Elle refusait de s’avouer vaincue ; elle l’assaillait sans crier gare. Alors, pour lui échapper, il se réfugiait parfois dans la boisson.

Une nuit, surpris par un orage, il demanda asile dans une petite maison située en bordure d’un village. Elle appartenait à un ouvrier, slave comme lui, récemment émigré de la Russie Blanche. Il salua Jurgis dans sa langue maternelle et l’invita à se sécher près du poêle de la cuisine. Il n’avait pas de lit à lui offrir mais Jurgis pouvait coucher dans la paille au grenier. Sa femme préparait le dîner, tandis que les enfants jouaient par terre autour de la table. Jurgis s’assit avec son hôte et tous deux discutèrent du pays natal, des endroits qu’ils connaissaient, des différents emplois qu’ils avaient occupés. Après le repas, ils s’installèrent pour fumer et parlèrent de l’Amérique en échangeant leurs impressions. Brusquement, Jurgis s’interrompit au milieu d’une phrase : la femme avait apporté une grande bassine d’eau et commençait à déshabiller son dernier-né. Les autres enfants s’étaient glissés dans l’alcôve qui leur servait de chambre à coucher ; mais le bébé devait prendre un bain, expliqua le Russe. Quand les nuits avaient commencé à fraîchir, son épouse, dans son ignorance du climat américain, avait emmailloté le bébé pour l’hiver. La température s’étant réchauffée, l’enfant avait eu des boutons. Le docteur avait recommandé de le baigner tous les soirs et sa mère, dans sa naïveté, suivait la prescription !

Jurgis ne prêta qu’une oreille distraite à ces explications. Il observait le bébé, un petit bonhomme vigoureux d’environ un an, aux jambes potelées, au ventre rebondi et aux yeux noir anthracite, qui ne semblait guère gêné par ses boutons. À la vue de la cuvette, le petit ne se tint plus de joie : il se mit à agiter les pieds, à gigoter en tout sens en gloussant de bonheur, saisissant tantôt le nez de sa mère, tantôt ses propres orteils. Une fois dans l’eau, il s’assit tout droit, souriant de toute sa bouche et entreprit de s’éclabousser en poussant des petits cris aigus de porcelet. Il parlait russe, langue que Jurgis comprenait un peu, avec ces adorables modulations qu’ont les bébés. Pour Jurgis, qui se rappelait les gazouillis de son propre enfant disparu, chacune des paroles du marmot était comme un coup de poignard. Il se figea, incapable de prononcer un mot. Seules ses mains se crispèrent tandis que son cœur battait à tout rompre et qu’un flot de larmes lui montait aux yeux. À la fin, il n’y put tenir. Il enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots, à la grande stupéfaction de ses hôtes. Puis, honteux de s’être laissé aller à une telle effusion et, ne contenant plus son chagrin, il se leva précipitamment et s’enfuit sous la pluie.

Il marcha longtemps et finit par se réfugier dans l’obscurité d’un bois où il put pleurer toutes les larmes de son corps. Quelle souffrance, quel désespoir, de voir s’entrouvrir le tombeau de sa mémoire et resurgir les fantômes du passé, revenus pour le châtier ! Quelle horreur de repenser à ce qu’il avait été et ne serait jamais plus ! De voir Ona, le petit Antanas et son propre spectre tendre les bras vers lui et l’appeler par-dessus un infranchissable abîme. De se dire qu’ils l’avaient quitté pour toujours alors que lui restait là à se débattre et à se noyer dans la vase de sa turpitude !

1 En allemand dans le texte. (N.d.T.)