Avec l’été, l’activité reprit à plein régime dans les conserveries et Jurgis vit son salaire augmenter. Il touchait cependant moins que l’année précédente à la même époque, car les patrons s’étaient mis à embaucher davantage. Chaque semaine, semblait-il, arrivaient de nouveaux contingents d’ouvriers. C’était là une politique délibérée. L’entreprise gardait des hommes en surnombre jusqu’à la morte-saison suivante et pouvait ainsi diminuer la paye de chacun. Cela permettait en outre de former toute la main-d’œuvre inoccupée de Chicago au travail des abattoirs. On ne pouvait imaginer organisation plus astucieuse ! Les hommes qui connaissaient le métier l’enseignaient aux nouvelles recrues et celles-ci, en cas de grève, étaient prêtes à prendre leur place. En attendant, ils étaient maintenus dans une telle misère qu’ils n’avaient aucun moyen de se préparer à l’épreuve qui les attendait !
Mais n’allez surtout pas croire que cet excédent de bras améliorait les conditions de travail ! Au contraire ! Les cadences semblaient chaque jour un peu plus inhumaines. On inventait sans cesse de nouvelles méthodes, que n’auraient pas reniées les adeptes de cette torture moyenâgeuse où l’on donnait à intervalles réguliers un tour de vis supplémentaire pour broyer les doigts du supplicié et extorquer de lui ce qu’on voulait. Les patrons engageaient, avec un bon salaire à la clé, des « meneurs de train » chargés de tenir leurs camarades à l’allure requise par les machines modernes, afin de pousser les hommes à la limite de leurs possibilités. Ainsi, dans les salles d’abattage des cochons, la vitesse de défilement des bêtes était réglée par un système d’horlogerie qui permettait d’accélérer le train un peu plus tous les jours. Dans le cas du travail aux pièces, la tactique consistait à réduire le temps imparti à chaque tâche. Le même travail devait être accompli plus rapidement, pour un même salaire. Ensuite, dès que les ouvriers s’étaient habitués au nouveau rythme, la direction diminuait le tarif par pièce pour qu’il corresponde au temps passé ! Ce procédé était si fréquent dans les fabriques de boîtes de conserve que les ouvrières étaient au bord du désespoir. Au cours des deux dernières années, elles avaient ainsi perdu un bon tiers de leurs revenus.
Un vent de mécontentement soufflait et l’orage qui grondait menaçait d’éclater d’un jour à l’autre. Un mois seulement après les débuts de Marija en tant qu’apprêteuse de carcasses, son ancienne fabrique annonça que les salaires seraient diminués de moitié. L’indignation des ouvrières fut telle que, sans même se concerter, elles quittèrent leur poste et organisèrent une manifestation sauvage devant l’usine. L’une d’entre elles avait lu quelque part que les prolétaires opprimés se devaient d’avoir un drapeau rouge comme emblème. Elles en confectionnèrent un qu’elles promenèrent dans tous les abattoirs en clamant leur révolte. Cette explosion de colère déboucha sur la création d’un nouveau syndicat. Mais les patrons recrutèrent massivement et, en trois jours, le mouvement de grève improvisé fut disloqué. La femme qui avait brandi le drapeau rouge dut partir en ville, où elle fut engagée dans un grand magasin pour deux dollars et demi par semaine.
Jurgis et Ona étaient atterrés : quand leur tour viendrait-il ? À une ou deux reprises, le bruit avait couru qu’un des gros établissements de Packingtown n’allait plus donner que quinze cents de l’heure à ses manœuvres. Jurgis savait que, dans ce cas, il ferait partie des victimes. Il avait compris maintenant qu’il n’existait pas plusieurs entreprises à Packingtown, mais une seule : le Trust de la Viande. Toutes les semaines, les directeurs se réunissaient pour comparer leurs bilans. L’échelle des salaires et les normes de production étaient les mêmes pour tous les ouvriers des abattoirs. Jurgis apprit que les patrons fixaient également pour l’ensemble du pays le prix du bétail sur pied et de la viande fraîche, mais il n’entendait rien à tout cela et ne se sentait pas concerné.
Marija était la seule à ne pas redouter une diminution de salaire : la direction de sa fabrique en avait décidé une quelque temps avant son arrivée, ce dont la Lituanienne se félicitait, un peu naïvement d’ailleurs. Elle était maintenant ouvrière qualifiée et sa rémunération atteignait à nouveau des sommets. Durant l’été et l’automne, Jurgis et Ona réussirent à lui rembourser jusqu’au dernier cent de leur dette. Elle ouvrit un compte à la banque, comme Tamoszius l’avait lui-même fait ; c’était à qui des deux économiserait le plus. Ils recommencèrent à faire des projets pour monter leur ménage.
Marija découvrit bientôt que la gestion d’une grosse fortune entraîne bien des soucis et des responsabilités. Sur les conseils d’un ami, elle avait placé son pécule dans une banque d’Ashland Avenue dont elle ne savait rien, sinon qu’elle était située dans une imposante bâtisse. Qu’est-ce qu’une pauvre ouvrière immigrée comme elle aurait pu comprendre au système bancaire d’un pays où les financiers se livraient à une spéculation effrénée ? Marija vivait dans la crainte permanente de voir sa banque frappée par quelque catastrophe. Tous les matins, elle faisait un détour pour s’assurer que l’établissement était toujours là. C’était l’incendie qu’elle redoutait par-dessus tout, car elle avait déposé ses économies en liquide : si les billets brûlaient, lui en donnerait-on d’autres ? Jurgis se moquait de ses frayeurs. Un homme était plus averti de ces choses, disait-il fièrement en étalant son savoir : les millions de dollars de la banque étaient cachés dans les sous-sols, bien à l’abri, dans des salles à l’épreuve du feu.
Pourtant, un matin, alors que Marija faisait son petit tour habituel, elle se sentit défaillir, en voyant devant l’agence une foule compacte qui bloquait l’avenue sur la longueur d’un demi-pâté de maisons. Elle s’élança en hurlant, questionnant les gens autour d’elle sans s’arrêter pour écouter leurs réponses, jusqu’à ce que la cohue soit si compacte qu’il lui fut impossible d’avancer. Il y avait « une ruée sur la banque », lui dit-on, explication qu’elle ne comprit naturellement pas. Prise de panique, elle s’adressa à plusieurs personnes au hasard pour tenter d’avoir des éclaircissements. S’était-il passé quelque chose ? Personne n’en était certain, mais c’était probable. Est-ce qu’elle pourrait reprendre son argent ? On n’en savait rien ; les gens craignaient que non, mais ils étaient là pour essayer de se faire restituer leur bien. C’était encore trop tôt pour être sûr de quoi que ce soit, il fallait attendre. L’établissement n’ouvrirait que dans deux ou trois heures. Ne sachant plus à quel saint se vouer, Marija, toutes griffes dehors, entreprit de se frayer un chemin vers le bâtiment, à travers un océan d’hommes, de femmes et d’enfants tout aussi énervés qu’elle. La confusion était à son comble : les femmes hurlaient, se tordaient les mains, s’évanouissaient ; les hommes se battaient et piétinaient tout sur leur passage. Au cœur de la mêlée, Marija se rappela tout à coup qu’elle n’avait pas son livret sur elle et qu’elle ne pouvait donc pas retirer son argent. Elle s’extirpa de la cohue et rentra chez elle au pas de course. Bien lui en prit car, quelques minutes après son départ, des renforts de police arrivèrent.
Une demi-heure plus tard, Marija était de retour, accompagnée de Teta Elzbieta. Toutes deux étaient hors d’haleine et malades d’inquiétude. Les gens étaient maintenant rangés en une longue file qui s’étirait sur la distance de plusieurs pâtés de maisons, sous la surveillance d’une cinquantaine de policiers. Il n’y avait rien d’autre à faire pour les deux femmes que de prendre leur tour. À neuf heures, l’agence ouvrit et les clients commencèrent à retirer leurs fonds. Mais que pouvait bien espérer Marija avec trois mille personnes devant elle ? Il y avait là assez de monde pour dévaliser une douzaine de banques !
Pour ne rien arranger, une petite pluie fine se mit à tomber, qui trempa les deux femmes jusqu’aux os. Malgré cela, pendant toute la matinée, elles attendirent, avançant vers leur but à une allure d’escargot. Elles passèrent là l’après-midi, de plus en plus découragées, comprenant que l’heure de la fermeture viendrait et qu’elles ne seraient pas payées. Marija résolut de rester pour garder sa place, quoi qu’il advienne. Mais elle n’était pas la seule à avoir pris cette décision ! Et la nuit interminable et froide s’écoula sans que Marija se fût vraiment rapprochée de l’entrée. Dans la soirée, Jurgis, que les enfants avaient mis au courant, apporta de la nourriture et des vêtements secs, ce qui la réconforta un peu.
Le lendemain matin, avant le lever du jour, la foule grossit encore. Des forces de police supplémentaires furent envoyées. Marija se cramponna furieusement à sa place et enfin, vers le milieu de l’après-midi, elle entra dans le bâtiment et récupéra ses économies, en grosses pièces d’argent dont elle emplit un mouchoir. Une fois qu’elle eut sa fortune entre les mains, ses craintes s’évanouirent et elle voulut la confier à nouveau à la banque. Mais l’employé derrière le guichet, exaspéré, lui déclara que l’établissement n’accepterait plus aucun dépôt des clients qui avaient cédé à la panique. Elle fut contrainte de rapporter ses dollars chez elle. Durant tout le trajet, elle jeta des regards inquiets autour d’elle, s’attendant à tout moment à se faire voler. Elle ne fut pas plus rassurée lorsqu’elle arriva à son domicile. En attendant de trouver une autre banque et en l’absence d’une meilleure solution, elle cousit les pièces à l’intérieur de ses vêtements. Pendant au moins une semaine, elle circula ainsi, chargée de son trésor. Elle n’osait pas traverser la rue devant chez elle car Jurgis lui avait dit qu’elle risquait d’être engloutie par la boue. Ainsi lestée, elle retourna aux abattoirs. Elle avait la peur au ventre, mais pour un autre motif. Allait-elle trouver sa place prise par quelqu’un d’autre ? Heureusement, dix pour cent des ouvriers de Packingtown avaient connu la même mésaventure que Marija ; il aurait été trop compliqué de renvoyer autant de monde d’un coup ! Finalement, le mystère de ce vent de panique fut élucidé : en tentant d’arrêter un ivrogne dans un bar situé à côté de la banque, à l’heure où les gens se rendaient à leur travail, un policier avait attiré une nuée de badauds et provoqué la « ruée ».
Vers cette époque, Jurgis et Ona ouvrirent à leur tour un compte. Ils avaient non seulement remboursé Jonas et Marija, mais aussi presque fini de payer leurs meubles. Ils pouvaient maintenant mettre de côté les sommes ainsi économisées en prévision des mauvais jours ; tant qu’ils rapporteraient chacun neuf ou dix dollars par semaine, tout irait bien.
Arrivèrent de nouvelles élections. Jurgis, en récompense de ses services, empocha l’équivalent d’une demi-semaine de salaire, net d’impôts ! Le scrutin promettait d’être serré cette année-là et la passion n’épargna pas Packingtown. Afin de séduire les électeurs, les deux bandes rivales qui se disputaient le pouvoir louèrent des salles pour leurs réunions, organisèrent des feux d’artifice, firent des discours. Bien que Jurgis ne comprît pas tout ce qui se passait, il en savait assez maintenant pour se rendre compte qu’il était peu honorable de se laisser acheter son bulletin de vote, mais, comme tout le monde cédait à cette pratique et comme un refus de sa part n’aurait absolument rien changé aux résultats, l’idée de rejeter cette offre lui aurait paru absurde, en supposant d’ailleurs qu’elle lui fût venue à l’esprit.
Les vents glacés, les journées moins longues avertirent Jurgis et sa famille du retour imminent de l’hiver. Le répit leur sembla avoir été bien court ; ils n’avaient pas eu assez de temps pour se préparer à la mauvaise saison. Mais celle-ci arriva inexorablement. Le petit Stanislovas retrouva ses airs d’animal traqué et la perspective des intempéries effrayait également Jurgis ; il savait qu’Ona n’était pas en état d’affronter le froid et la neige cette année-là. Si, un jour, le blizzard se mettait à souffler et si les tramways ne circulaient plus, sa femme renoncerait à se rendre au travail et découvrirait le lendemain sa place prise par une ouvrière qui habitait plus près et sur qui on pouvait compter...
Quand la première grosse tempête s’abattit sur la ville, la semaine précédant Noël, Jurgis, tel un lion qui se réveille, se prépara au combat. Depuis quatre jours, les tramways restaient dans les hangars. Pour la première fois de sa vie, Jurgis comprit pleinement ce qu’était l’adversité. Il avait déjà été confronté à des difficultés, mais qui n’étaient que des broutilles en comparaison de la lutte à mort dans laquelle il était maintenant engagé. Les furies semblaient s’être déchaînées en lui. Le premier jour, les travailleurs de la famille quittèrent la maison deux heures avant l’aube. Ona était enveloppée dans des couvertures et Jurgis la portait sur son épaule comme un sac de farine, tandis que le petit garçon, qui disparaissait sous des couches de vêtements et de châles, s’accrochait aux basques de son pardessus. De violentes bourrasques frappaient Jurgis au visage. Le thermomètre affichait moins vingt degrés. La neige lui arrivait jusqu’aux genoux, voire jusqu’aux aisselles par endroits. Elle lui prenait les pieds, s’efforçait de le faire trébucher, dressait des murs devant lui pour le faire battre en retraite. Mais il se jetait dans les amoncellements de neige, y plongeait comme un buffle blessé, en soufflant et renâclant de rage. Il progressa ainsi mètre après mètre. Quand enfin il arriva devant Brown and Company, ses jambes flageolaient, il ne voyait plus clair. Haletant, il s’appuya contre un pilier et remercia Dieu du retard pris par le bétail ce jour-là. Le soir et les jours suivants, la même épreuve se renouvela. Comme Jurgis n’avait aucun moyen de savoir à quelle heure il finissait sa journée, il s’était arrangé avec un cafetier pour qu’Ona puisse s’asseoir dans un coin de la salle en l’attendant. Un soir, il ne passa la chercher qu’à onze heures. Bien que la nuit fut d’encre, ils parvinrent à rentrer chez eux.
À cause du blizzard, un grand nombre d’ouvriers perdirent leur emploi, car jamais la foule des candidats au travail qui battaient le pavé devant les grilles n’avait été aussi immense et les patrons n’avaient que faire d’attendre les retardataires. Quand le temps redevint plus clément, Jurgis fut pris d’une irrésistible envie de chanter : il avait fait face à l’ennemi et il avait triomphé. Il se sentait maître de son destin. Ainsi le roi de la forêt peut-il vaincre ses ennemis en un combat loyal. Mais, la nuit venue, il n’échappe pas au piège perfide qu’on lui tend.
Le travail aux chaînes d’abattage devenait particulièrement périlleux lorsqu’un bœuf s’échappait. Parfois, dans la hâte du travail, on couchait une bête sur le flanc avant qu’elle ne soit complètement assommée. Elle se relevait alors, folle de rage, et chargeait au hasard. Quelqu’un criait pour donner l’alerte. Les ouvriers abandonnaient aussitôt leur ouvrage et couraient s’abriter derrière le pilier le plus proche, glissant sur le sol humide, culbutant les uns sur les autres. En été, encore, ils voyaient où ils se déplaçaient, mais, en hiver, c’était à vous faire dresser les cheveux sur la tête, car il y avait tellement de buée dans la pièce qu’on ne distinguait rien à trois pas. Le plus dangereux n’était pas le bœuf qui, en général, aveuglé et affolé, n’avait aucune intention particulière de tuer. Mais les risques étaient grands de se blesser avec un couteau, car presque tous les hommes en tenaient un entre les mains. Pour couronner le tout, le contremaître arrivait avec un fusil et se mettait à tirer à l’aveuglette !
C’est au cours d’un de ces sauve-qui-peut que le piège cruel se referma sur Jurgis. Il n’existe pas d’autre terme pour désigner ce qui lui arriva de façon si imprévisible. Au début, Jurgis ne remarqua rien. Rien de grave, en tout cas. En sautant de côté pour éviter la bête, il s’était tordu la cheville. Il avait ressenti aussitôt un élancement, mais il avait l’habitude de souffrir et n’était pas du genre à s’écouter. Cependant, sur le chemin du retour, il dut se rendre à l’évidence : il avait vraiment très mal. Le lendemain matin, l’articulation avait presque doublé de volume, si bien qu’il ne put enfiler sa chaussure. Il se contenta de proférer quelques jurons, puis s’enveloppa le pied dans de vieux chiffons avant de clopiner jusqu’au tramway. Or, ce jour-là, chez Brown, il y eut plus de travail que d’habitude. Pendant toute la matinée, qui lui parut bien longue, Jurgis boitilla sur son pied blessé. À midi, la douleur était devenue tellement intolérable qu’il s’évanouit. Il resta pourtant encore quelques heures à son poste puis, s’avouant vaincu, il dut prévenir le contremaître. On envoya chercher le médecin de l’entreprise qui, après l’avoir examiné, lui conseilla de rentrer se coucher. En se montrant aussi peu raisonnable, ajouta-t-il, il s’était probablement condamné à rester alité pendant des mois. On ne pouvait rendre Brown and Company responsable de l’accident. Voilà, c’est tout ce que pouvait dire le médecin.
Jurgis revint chez lui comme il put, la vue brouillée par la souffrance et le cœur serré d’angoisse. Elzbieta l’aida à se mettre au lit, avant de lui appliquer des compresses d’eau froide sur le pied. Elle fit de son mieux pour ne pas laisser paraître son inquiétude. Quand les autres membres de la famille arrivèrent le soir, elle alla à leur rencontre pour les prévenir. Eux aussi feignirent l’insouciance, assurant à Jurgis que ce n’était l’affaire que d’une ou deux semaines et qu’ils le sortiraient de là.
Mais, une fois que le blessé fut enfin endormi, ils s’assirent autour du poêle de la cuisine pour discuter à voix basse. Il ne fallait pas se voiler la face : la situation était critique. Jurgis n’avait qu’une soixantaine de dollars à la banque et la morte-saison arrivait. Les salaires de Jonas et Marija ne suffiraient peut-être bientôt plus qu’à couvrir leur pension. On ne pouvait guère compter que sur les revenus d’Ona et le maigre apport du petit Stanislovas. Or, il y avait les traites de la maison à honorer, les derniers versements pour les meubles à faire, les sacs de charbon à acheter mois après mois, sans compter l’assurance qui allait venir à échéance d’un jour à l’autre. On était en janvier, en plein cœur de l’hiver, la pire époque pour affronter les privations. Les rues disparaîtraient bientôt sous la neige. Qui porterait Ona jusqu’à l’usine ? Elle perdrait sans doute sa place ; autant dire que c’était déjà fait. Le petit Stanislovas se mit à pleurnicher : qui s’occuperait de lui désormais ?
Comment un accident aussi stupide, que personne n’aurait pu empêcher, pouvait-il provoquer pareil malheur ? Jurgis, plein d’amertume, ressassait cette question à l’infini. Inutile d’essayer de le tromper ; il comprenait la situation aussi bien que le reste de la famille. Il savait qu’ils risquaient tous de mourir de faim. L’inquiétude le minait. Dès le deuxième ou troisième jour, son visage était devenu hagard. Pour un homme de sa robustesse, un lutteur tel que lui, c’était à devenir fou de devoir rester là, impuissant, allongé sur le dos. La vieille histoire de Prométhée enchaîné recommençait. Contraint, heure après heure, de demeurer dans la même position, Jurgis était envahi d’émotions nouvelles pour lui. Jusque-là, il avait pris la vie à bras-le-corps. Elle comportait son lot d’épreuves bien sûr, mais aucune n’était insurmontable. À présent, la nuit, se débattant sur sa couche, il voyait pénétrer dans sa chambre un spectre macabre qui lui donnait le frisson et lui hérissait les cheveux. C’était comme si le sol s’effondrait sous ses pieds, comme s’il basculait dans un abîme sans fond, dans le gouffre béant du désespoir. Finalement, ses camarades avaient peut-être raison lorsqu’ils lui disaient qu’un homme, aussi fort soit-il, n’est pas de taille à affronter les vicissitudes de l’existence ! Oui ! C’était peut-être vrai. Il avait beau lutter et se démener, il n’était pas sûr de l’emporter. Rien n’empêcherait sans doute qu’il fût anéanti ! À cette pensée, il sentit comme une main glacée lui étreindre le cœur. Dans cette maison de toutes les horreurs, lui et ceux qu’il aimait allaient peut-être périr de faim et de froid, sans que personne entende leur appel, leur tende une main secourable ! Oui, c’était vrai ! C’était bien vrai ! Ici, dans cette ville gigantesque dont les magasins regorgeaient de richesses, des êtres humains pouvaient être traqués et détruits par les forces bestiales de la nature, exactement comme à l’époque des cavernes !
Ona gagnait une trentaine de dollars par mois, le petit Stanislovas environ treize. À cette somme il fallait ajouter les quarante-cinq dollars versés par Jonas et Marija pour leur pension. Une fois déduits les intérêts, les mensualités sur la maison et les meubles ainsi que les dix dollars du charbon, il leur restait cinquante dollars. Ils se privaient de tout ce dont on peut humainement se passer. Ils s’habillaient de vieux haillons qui les laissaient à la merci du froid. Quand les chaussures des enfants étaient usées, ils les réparaient avec des bouts de ficelle. Ona se ruinait la santé à aller au travail à pied, dans la pluie et le froid, alors que, affaiblie comme elle l’était, elle aurait dû se ménager et prendre un tramway. Leurs seules et uniques dépenses étaient consacrées à acheter de quoi manger. Pourtant, ils ne pouvaient pas survivre avec cinquante dollars par mois. Peut-être y seraient-ils parvenus si seulement ils avaient pu se procurer des aliments sains à des prix raisonnables, ou s’ils avaient été des consommateurs avisés, en un mot s’ils n’avaient pas été aussi effroyablement ignorants ! Mais ils étaient dans un nouveau pays où tout était différent, y compris la nourriture. En Lituanie, ils mangeaient souvent des saucisses fumées. Comment auraient-ils pu savoir que celles qu’on vendait en Amérique n’étaient pas les mêmes que chez eux ? Que leur couleur et leur goût s’obtenaient par l’addition de produits chimiques ? Qu’on y incorporait une grosse proportion de « farine de pomme de terre », autrement dit ce qui reste de ce tubercule une fois qu’on en a extrait la fécule et l’alcool ? (Cette « farine » n’a pas plus de valeur nutritive que de la sciure de bois ; son utilisation dans l’alimentation étant illégale en Europe, des milliers de tonnes sont expédiées chaque année par bateau vers l’Amérique.) A-t-on idée de la quantité d’aliments de ce type que onze personnes affamées peuvent consommer quotidiennement ? Ils avaient beau faire leur possible, un dollar soixante-cinq par jour ne suffisait tout simplement pas. Ils étaient donc obligés d’écorner chaque semaine les pauvres petites économies qu’Ona avait déposées sur son livret bancaire. Le compte étant à son nom, elle pouvait effectuer ces retraits à l’insu de son mari et garder pour elle tout son chagrin.
Il aurait mieux valu que Jurgis fût atteint d’une maladie qui l’empêchât de penser ! À la différence de beaucoup d’invalides, il ne pouvait que rester allongé, se tourner et se retourner. Par moments, il se mettait à jurer ; c’était plus fort que lui. D’autres fois, à bout de patience, il essayait de se lever. La malheureuse Teta Elzbieta devait se répandre en supplications éperdues pour l’en dissuader. Elle était seule avec son gendre la plus grande partie du temps et restait assise près de lui pendant des heures, à lui essuyer le front en lui parlant pour qu’il oublie ses soucis. Quand les enfants ne pouvaient aller à l’école à cause du froid, ils étaient forcés de jouer dans la cuisine, là où reposait Jurgis, car c’était la seule pièce un peu chaude. Ces moments-là étaient terribles. Jurgis se mettait dans des fureurs noires. Comment le lui reprocher ? Il avait suffisamment de tracas, sans devoir en plus supporter les pleurnicheries et les chamailleries des gamins qui l’empêchaient de s’assoupir un peu.
Le seul recours d’Elzbieta était le petit Antanas. Sans lui, Dieu sait comment ils auraient pu continuer. Jurgis trouvait dans la contemplation de son fils l’unique consolation à sa réclusion. Teta Elzbieta posait le panier à linge qui servait de berceau au bébé près du matelas de Jurgis et celui-ci, pendant des heures, appuyé sur un coude, observait son enfant en imaginant mille choses. Le bébé était à l’âge où il commençait à prendre conscience de ce qui l’entourait. Quelle merveille que ce sourire qui éclairait le visage d’Antanas quand il ouvrait les yeux ! Alors Jurgis oubliait tout et était heureux. Un monde où existait quelque chose d’aussi beau ne pouvait être foncièrement mauvais. Elzbieta, sachant que cela faisait plaisir au malade, ne cessait de lui répéter que son fils lui ressemblait de plus en plus. La pauvre femme mourait d’angoisse et s’ingéniait à trouver les moyens d’apaiser ce géant enchaîné qu’on lui avait confié. Jurgis, qui ne savait rien de l’éternelle hypocrisie féminine, mordait à l’hameçon et gloussait de contentement. Il partait d’un grand éclat de rire quand le petit Antanas suivait du regard le doigt qu’il faisait passer devant ses yeux. Aucun animal n’est aussi fascinant qu’un bébé. Le petit scrutait le visage de son père avec un sérieux déconcertant. Jurgis s’exclamait : « Palauk !1 Regardez, Muma2, il reconnaît son papa ! Si, si, je vous assure ! Tu mano szirdele, le petit coquin ! »