Il était quatre heures quand, la cérémonie terminée, les équipages commencèrent à arriver. Une foule de curieux, attirés par l’exubérance de Marija Berczynskas, les avait escortés tout au long du parcours. C’était sur les solides épaules de Marija que reposait la responsabilité de la noce. Elle devait veiller à ce que tout se passât selon les règles et les traditions de leur pays. Courant en tout sens, bousculant son monde, houspillant l’un, exhortant l’autre de sa voix tonitruante, Marija était trop soucieuse de faire respecter les convenances pour les observer elle-même. Dernière à quitter l’église, mais résolue à arriver la première à la salle du banquet, elle avait ordonné au cocher d’aller plus vite. Celui-ci en ayant décidé autrement, Marija avait, d’un coup, relevé la fenêtre de la portière et, penchée à l’extérieur, s’était mise en devoir de lui dire son fait, en lituanien d’abord, puis, devant son incompréhension, en polonais. Le cocher, fort de sa position dominante, n’avait pas lâché pied et s’était même risqué à répliquer, déclenchant une violente altercation qui s’était poursuivie tout le long d’Ashland Avenue et avait attiré, au débouché de chaque ruelle, des nuées de galopins. Ce qui était fâcheux, car il y avait déjà affluence devant la porte. Les musiciens avaient commencé à jouer et tout le quartier résonnait du « broum, broum » sourd d’un violoncelle et du grincement de deux violons se livrant à un concours de haute voltige. À la vue de cette foule, Marija renonça bien vite à la polémique engagée sur les ancêtres du cocher et, bondissant de la voiture qui roulait toujours, elle se jeta dans la cohue où elle entreprit de se frayer un chemin jusqu’à la salle. Une fois à l’intérieur, elle fit volte-face et tenta de faire reculer les gens en vociférant des « Eik ! Eik ! Uzdaryk-duris !1 », d’une voix telle que le vacarme des musiciens semblait, en comparaison, une musique céleste.
« Z. Graiczunas, Pasilinsksminimams darzas. Vynas. Sznapsas2. Vins et spiritueux. Quartier général de l’Union3 », annonçait l’enseigne. Le lecteur, à qui la langue de la lointaine Lituanie n’est peut-être pas familière, sera heureux d’apprendre que l’endroit choisi était l’arrière-salle d’un bar situé dans cette partie de Chicago connue sous le nom de « quartier des abattoirs ». Ce renseignement précis pourrait satisfaire un esprit prosaïque, mais il aurait semblé d’une triste insuffisance à qui aurait compris qu’en cet instant l’une des plus aimables créatures du Bon Dieu vivait là son heure de suprême félicité, qu’en ces lieux se célébraient les noces de la petite Ona Lukoszaite, transfigurée par la joie !
Sous l’œil vigilant de la cousine Marija, que sa course à travers la foule avait mise hors d’haleine, Ona se tenait dans l’embrasure de la porte, si heureuse qu’elle en était touchante. Ses yeux brillaient, ses paupières tressaillaient, son petit visage, d’ordinaire blafard, était en feu. Elle avait une robe de mousseline d’une blancheur éclatante et un petit voile empesé lui tombant jusqu’aux épaules, sur lequel étaient fixées cinq roses en papier ainsi que onze feuilles de rosier d’un vert vif. Elle portait aussi des gants de coton blanc tout neufs et se tordait fébrilement les doigts en jetant des regards alentour. C’en était presque trop pour elle. Son émotion était si vive que son visage paraissait douloureux et que tout son corps tremblait. Elle était si jeune ! Seize ans à peine, et si petite pour son âge : une enfant encore. Pourtant, elle venait de se marier ; avec Jurgis4 de surcroît, oui, Jurgis Rudkus lui-même, celui qu’on voyait là, avec ses épaules puissantes et ses mains de géant, une fleur blanche à la boutonnière de son habit neuf.
Ona était blonde, avec des yeux bleus, tandis que Jurgis avait de grands yeux noirs sous un front proéminent et une épaisse chevelure noire, dont les boucles retombaient en cascade sur les oreilles. Ils formaient un de ces couples aussi disparates qu’invraisemblables, que la Nature se plaît si souvent à unir pour confondre les prophètes de malheur. Jurgis était homme à soulever son quartier de bœuf de deux cent cinquante livres et à le charger sur une carriole sans vaciller, sans même y penser. Et maintenant, il était là dans un coin, pétrifié comme un animal traqué, s’humectant les lèvres chaque fois qu’il devait répondre aux félicitations de ses amis.
Petit à petit, on tenta de séparer les spectateurs des invités, autant qu’il le fallait, en tout cas, pour s’y reconnaître. Néanmoins, pendant toute la durée des festivités, les badauds ne cessèrent de s’agglutiner aux portes et de s’infiltrer dans la salle. Si l’un d’entre eux s’approchait suffisamment ou paraissait trop affamé, on lui tendait une chaise et on l’invitait à prendre part au festin. Les lois de la veselija imposent en effet que nul ne reparte le ventre creux. Une règle née au cœur des forêts lituaniennes est certes malaisée à appliquer dans le quartier des abattoirs de Chicago, avec ses deux cent cinquante mille habitants. Cependant, les hôtes faisaient de leur mieux pour respecter la tradition et les enfants accourus de la rue, les chiens même, étaient repus en ressortant. L’atmosphère était d’une charmante simplicité. Les hommes pouvaient tout à loisir garder leur chapeau et leur pardessus, ou bien les retirer, manger quand et où bon leur semblait et se lever aussi souvent qu’ils le souhaitaient. Il y aurait des discours et des chansons, mais nul n’était tenu d’écouter ; s’il venait à tel ou tel l’envie de prendre la parole ou d’entonner un air, il était parfaitement libre de le faire. La cacophonie qui en résultait ne dérangeait personne, si ce n’est peut-être les nombreux bébés présents, car toute la progéniture des invités était là. Une partie des préparatifs avait d’ailleurs consisté à regrouper dans un coin les berceaux et les landaus, où les enfants étaient couchés par trois ou quatre. Ils y dormaient ensemble ou se réveillaient ensemble, selon les moments. Quant à ceux qui étaient assez grands pour se servir sur les tables, ils déambulaient en mâchonnant, avec un air de profonde satisfaction, des os de côtelette et des rondelles de mortadelle.
La salle du banquet a trente pieds de côté. Les murs nus, blanchis à la chaux, n’ont pour toute décoration qu’un calendrier, un tableau représentant un cheval de course et, dans un cadre doré, un arbre généalogique. À droite, quelques curieux traînent devant la porte qui ouvre sur le café. Un peu plus loin, est installé un bar où trône le génie de ces lieux, avec ses vêtements d’un blanc douteux, sa moustache noire cirée et son accroche-cœur, soigneusement gominé, collé contre la tempe. En face, deux grandes tables, chargées de hors-d’œuvre et de viandes froides que les invités les plus affamés ont déjà entamés, occupent à elles seules le tiers de la salle. Devant la mariée, assise à la place d’honneur, est posé un gâteau tout blanc constellé de petits bonbons multicolores ; l’ensemble est surmonté d’une tour Eiffel ornée de roses en sucre et d’un couple d’anges. Au fond, la porte entrebâillée de la cuisine laisse entrevoir, dans un nuage de vapeur, des femmes de tous âges qui s’affairent autour d’un fourneau. Dans l’angle gauche, sur une petite estrade, se tiennent les trois musiciens qui, héroïques, s’évertuent à dominer le tohu-bohu ambiant, imités en cela par les bébés. Enfin, dans la rue, il y a la foule des passants qui viennent s’imprégner, par une fenêtre ouverte, des images, des bruits et des odeurs de la noce.
Tout à coup, un nuage de vapeur s’échappe de la cuisine et, en regardant bien, on y distingue la marâtre d’Ona, tante Elizabeth (que tout le monde appelle Teta Elzbieta), portant à bout de bras au-dessus de sa tête un gigantesque plat de fricassée de canard. Elle est suivie de Kotrina, qui avance avec précaution, chancelant sous un fardeau identique ; puis, trente secondes plus tard, apparaît la vieille grand-mère Majauszkiene, chargée d’un énorme récipient jaune presque aussi gros qu’elle, débordant de pommes de terre fumantes. Ainsi, peu à peu, le festin s’organise. Il y a un jambon, un plat de choucroute, du riz bouilli, des macaroni, de la mortadelle, des amoncellements de gâteaux secs à deux cents pièce, des jattes de lait, des pots de bière mousseuse. À deux pas, se trouve le bar où vous pouvez vous faire servir tout ce que vous voulez, sans rien débourser.
« Eiksz ! Graicziau !5 » s’égosille Marija Berczynskas et, la fourchette à la main, elle donne elle-même l’exemple, car il reste encore sur les fourneaux des monceaux de victuailles qui vont se gâter si elles ne sont pas consommées.
Dans un joyeux tumulte, ponctué d’éclats de rire et de plaisanteries, les invités gagnent leur place. Les jeunes gens qui, pour la plupart, étaient restés à l’écart près de la porte, s’enhardissent et se décident à avancer. Jurgis, cédant aux bourrades et aux admonestations des anciens, va timidement s’asseoir à droite de la mariée. Suivent les demoiselles d’honneur, arborant des colliers de fleurs en papier, insignes de leur fonction ; enfin arrive le reste des convives, jeunes et vieux, garçons et filles. L’auguste serveur, gagné lui aussi par l’atmosphère de la fête, accepte avec condescendance une assiettée de fricassée. Le gros policier lui-même, à qui il incombera plus tard de prévenir les rixes, approche une chaise au bout de la table. Les enfants crient, les bébés braillent, on rit, on chante, on caquette et, par-dessus ce brouhaha assourdissant, on entend la cousine Marija hurler des ordres aux musiciens.
Les musiciens... Ils sont là depuis le début, à jouer avec frénésie. Comment les décrire ? Il faudrait le faire en musique, car c’est la musique qui est l’essence même de cette fête, c’est elle qui métamorphose cette arrière-salle d’un café du quartier des abattoirs en un lieu féerique, un pays merveilleux, un coin de paradis.
Le petit personnage qui dirige le trio est un homme inspiré. Son violon est désaccordé, son archet ne connaît pas la colophane, pourtant il est touché par la grâce : les muses se sont penchées sur son berceau. Il joue comme s’il était possédé par une véritable horde de démons, que l’on devine autour de lui, cabriolant furieusement et marquant la mesure de leurs pieds invisibles. Il s’efforce de suivre leur rythme, les cheveux dressés sur la tête et les yeux exorbités.
Il répond au nom de Tamoszius Kuszleika. Le violon, il l’a appris tout seul en s’exerçant la nuit, après sa journée de travail à la « chaîne d’abattage ». Il est en manches de chemise, porte un gilet décoré de fers à cheval d’un jaune passé et une chemise à rayures rose acidulé. Un pantalon militaire, bleu ciel avec une bande jaune, contribue à lui donner l’air d’autorité qui sied à un chef. Il est de petite taille — il ne mesure guère plus de cinq pieds — mais son pantalon est trop court d’au moins huit pouces. On se demande où il a bien pu se le procurer... Sa présence est tellement envoûtante que personne ne songe à de pareils détails.
Car c’est un être inspiré. Chaque partie de son corps est comme animée d’une énergie propre. Martelant le sol de ses pieds, secouant la tête, se balançant d’avant en arrière, de gauche à droite, il est, avec son petit visage parcheminé, d’une irrésistible drôlerie. Quand il exécute des fioritures ou des gruppetti, ses sourcils se froncent, ses lèvres se tordent, ses paupières clignent ; jusqu’aux pointes de sa cravate qui se hérissent. À tout moment, il se retourne vers ses compagnons et leur fait des signes véhéments de la tête, du doigt, des yeux, de tout son corps, pour les supplier, les implorer, au nom des muses qui l’appellent.
Les deux autres musiciens sont loin de valoir Tamoszius. Le second violon est un grand Slovaque décharné, dont les yeux sont cachés derrière des lunettes à monture noire ; il a l’air taciturne et résigné d’une mule surmenée, qui réagit mollement au coup de fouet, mais retombe toujours dans sa routine. Le violoncelliste, quant à lui, est un homme énorme au gros nez rouge attendrissant. Il joue, les yeux tournés vers le ciel, d’un air infiniment languissant, indifférent à la fièvre des deux autres. Tandis que ceux-ci se démènent dans les aigus, sa tâche consiste à tirer inlassablement de son violoncelle les notes basses, interminables et lugubres requises par la partition, et cela de quatre heures de l’après-midi à la même heure le lendemain matin, pour un tiers du salaire horaire d’un dollar versé au trio.
Le banquet n’a pas débuté depuis cinq minutes que Tamoszius Kuszleika, débordant d’enthousiasme, s’est levé ; une ou deux minutes encore et le voilà qui se dirige insensiblement vers les tables. Narines dilatées, souffle rapide, il semble mû par ses démons et adresse force mouvements de la tête et de son violon à ses compagnons, jusqu’à ce que la grande silhouette du second violoniste se dresse à son tour. Alors tous trois, pas à pas, s’approchent des convives attablés, Valentenavycsia, le violoncelliste, heurtant le sol de son instrument entre chaque note. Enfin, le trio se trouve réuni au bout de la rangée de tables. Là, Tamoszius monte sur un tabouret.
Dominant l’assemblée, il apparaît maintenant dans toute sa gloire. Certains mangent, d’autres bavardent et s’esclaffent, mais ne vous y méprenez pas, tous l’entendent ! Il ne joue jamais juste, son violon bourdonne dans les graves, crie et grince dans les aigus, mais les invités n’y prennent pas plus garde qu’à la saleté, au bruit et à la misère qui les entourent. Ont-ils d’autre choix que cette pauvreté pour se construire une vie, malgré tout, pour tenter d’exprimer leur âme ? Et c’est par cette musique que celle-ci s’exprime ; tantôt joyeuse et tapageuse, tantôt mélancolique et plaintive, tantôt véhémente et rebelle, cette musique est la leur, c’est la musique de leur pays. Elle leur tend les bras, ils n’ont plus qu’à s’abandonner à elle. Chicago disparaît, avec ses bars et ses taudis ; surgissent des prairies verdoyantes, des rivières étincelantes sous le soleil, de majestueuses forêts et des collines enneigées. Ils revoient des paysages de leur pays natal, revivent des scènes de leur enfance, des amours et des amitiés, des joies et des peines d’autrefois, à rire et à pleurer. Certains se renversent en arrière en fermant les yeux, d’autres battent la cadence sur la table. De temps en temps, l’un d’eux se lève soudain pour demander telle ou telle chanson. Les yeux de Tamoszius s’enflamment alors davantage, il relève brusquement son violon, hurle des ordres à ses compagnons, et les voilà lancés dans une folle chevauchée. L’assemblée reprend les refrains, les hommes et les femmes beuglent tels des possédés ; on en voit qui bondissent de leur chaise, frappent du pied sur le plancher en levant leur verre à la santé de la compagnie. Bientôt, une voix réclame une de ces vieilles chansons que l’on chantait jadis dans les noces, où l’on exalte la beauté de la mariée et les joies de l’amour. Tout au plaisir que procure ce chef-d’œuvre, Tamoszius Kuszleika commence à se faufiler lentement entre les tables vers la place d’honneur où est assise la mariée. Les chaises sont si serrées et Tamoszius si petit qu’il plante son archet dans les côtes des convives chaque fois qu’il s’aventure sur la corde de sol, mais cela ne l’empêche pas d’avancer toujours, enjoignant sans répit à ses compagnons de le suivre. Inutile de dire que, durant cette progression, le violoncelle reste quasiment muet. Les trois compères atteignent enfin leur but et Tamoszius, prenant position à la droite de la mariée, se met à épancher son âme en un flot de notes émouvantes.
La petite Ona est trop énervée pour manger. De temps en temps, elle se force à avaler quelque chose quand la cousine Marija lui pince le coude pour la faire redescendre sur terre ; mais, la plupart du temps, elle reste immobile sur sa chaise, avec le même regard craintif et émerveillé. Teta Elzbieta, tel un oiseau-mouche, s’affaire en tout sens ; ses sœurs virevoltent derrière elle en chuchotant, haletantes. Pourtant, Ona semble à peine les entendre. Envoûtée par l’appel pressant de la musique, elle reste assise là, les mains serrées contre son cœur, les yeux de nouveau perdus dans le vague. Les larmes perlent à ses paupières et, comme elle a honte de les essuyer, honte aussi de les laisser couler sur ses joues, elle se détourne, secoue doucement la tête, puis rougit brusquement en s’apercevant que Jurgis la regarde. Quand enfin Tamoszius Kuszleika est parvenu à ses côtés, agitant sa baguette magique au-dessus d’elle, elle est écarlate et semble prête à prendre ses jambes à son cou.
Elle est sauvée de cette situation critique par la cousine Marija Berczynskas, que les muses viennent soudain cajoler. Il y a une chanson que Marija affectionne, l’histoire de deux amants qui se séparent, et qu’elle aimerait bien écouter. Mais, comme les musiciens ne la connaissent pas, elle se lève et se met en devoir de la leur apprendre. Marija est petite mais solidement bâtie. Elle travaille dans une conserverie où elle soulève à longueur de journée des boîtes de bœuf qui pèsent leurs quatorze livres. Elle a le visage large, de type slave, les pommettes saillantes et rouges. Quand elle ouvre la bouche, son visage évoque un masque tragique, mais on ne peut s’empêcher de penser à une tête de cheval. Elle est vêtue d’un chemisier bleu en flanelle, dont les manches retroussées laissent voir ses bras musclés. Elle tient à la main une fourchette à découper, et elle martèle la table en cadence. Tandis qu’elle braille sa chanson, d’une voix qui envahit la salle jusque dans ses moindres recoins, les trois musiciens tentent désespérément de la suivre, note après note, mais avec, toujours, au moins un temps de retard. Néanmoins ils s’acharnent et, laborieusement, couplet après couplet, ils exécutent la complainte d’un amoureux transi :
Après la chanson, le vieux Dede Antanas se met debout : c’est l’heure du discours. « Grand-père Antanas », le père de Jurgis, bien qu’âgé de tout juste soixante ans, en paraît quatre-vingts. Il y a seulement six mois qu’il est en Amérique et le changement ne lui a pas réussi. Quand il était dans la force de l’âge, il travaillait dans une filature de coton, mais une vilaine toux l’avait obligé à quitter la ville. À la campagne, les symptômes avaient disparu. Malheureusement, depuis qu’il est employé au saumurage chez Durham and Company, l’air humide et froid qu’il inhale à longueur de journée a provoqué une rechute. Au moment où il se lève, il est pris d’une quinte et se retient à sa chaise, détournant son visage blême et ravagé, en attendant de retrouver son souffle.
Lors d’une veselija, les orateurs choisissent en général leur discours dans un livre et l’apprennent par cœur. Mais, dans son jeune temps, Dede Antanas était fort savant et ses amis lui demandaient de rédiger leurs lettres d’amour. Aujourd’hui, tout le monde se doute bien qu’il a écrit lui-même son compliment en l’honneur des mariés. C’est là un des grands moments de la journée. Même les petits garçons se sont arrêtés de gambader. Ils s’approchent et écoutent. Des femmes sanglotent, s’essuient les yeux dans leur tablier. Une grande solennité règne, car Antanas Rudkus s’est mis en tête qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à passer auprès de ses enfants. L’assistance est si triste, tout à coup, qu’un des invités, Jokubas Szedvilas, un gros homme jovial qui tient une boutique de plats cuisinés dans Halsted Street, croit devoir se lever pour prononcer quelques mots de réconfort. Il se lance à son tour dans un petit discours de sa composition, où il multiplie félicitations et promesses de bonheur à l’intention des époux, en entrant dans certains détails qui réjouissent fort les jeunes gens de l’assistance, mais qui font rougir plus violemment encore la petite Ona. Jokubas possède ce que sa femme appelle, en se rengorgeant, « poetiszka vaidinture » — une imagination poétique.
La plupart des convives ont maintenant terminé de manger. Comme il n’est pas question de faire des manières, ils commencent à quitter la table et se rassemblent autour du bar ou bien flânent dans la salle en chantonnant et en riant. Çà et là, de petits groupes entonnent bruyamment des chants joyeux, sans se soucier le moins du monde des autres, ni de l’orchestre. L’assemblée semble donner des signes d’impatience ; on dirait que quelque chose se prépare. En effet, à peine les retardataires ont-ils fini leur repas que, déjà, on repousse dans un coin les tables et les détritus, qu’on empile les chaises et les bébés dans un autre. La vraie cérémonie peut maintenant débuter. Tamoszius Kuszleika, après avoir refait le plein de bière, retourne à son estrade et, du haut de ses cinq pieds, jette sur la salle un regard circulaire. Puis il frappe quelques coups impérieux sur le côté de son instrument, le cale avec soin sous son menton et, d’un moulinet très étudié du bras, abat finalement son archet sur les cordes. Il ferme alors les yeux et son esprit s’envole, emporté par une valse langoureuse. Le second violon lui emboîte le pas, mais en gardant les yeux ouverts et en prenant garde, si l’on peut dire, à ne pas trébucher. Valentenavycsia enfin, après avoir battu quelques mesures du pied pour prendre le rythme, se met à scier les cordes du violoncelle avec son archet en regardant au plafond : « Broum ! Broum ! Broum ! »
Les couples se forment aussitôt et la salle est bientôt tout entière en mouvement. Personne ne semble savoir danser la valse, mais quelle importance ? Il y a de la musique et ils dansent, chacun à sa façon, tout aussi librement qu’ils chantaient tout à l’heure. Une majorité des jeunes préfère le two-step, qui est actuellement en vogue. Les anciens se contentent des danses de chez eux, des danses aux pas bizarres et compliqués, qu’ils exécutent avec gravité. D’autres ne dansent rien de particulier mais, main dans la main, se laissent simplement guider par le plaisir spontané d’évoluer sur la musique. Parmi eux se trouvent Jokubas Szedvilas et son épouse Lucija, qui tiennent ensemble la boutique de plats cuisinés, plats dont ils profitent presque autant que leur clientèle. Ils sont trop gros pour danser, mais, étroitement enlacés au milieu de la piste, ils se balancent lentement de gauche à droite, un sourire béat aux lèvres, suants et édentés, image même de l’extase.
Parmi les personnes les plus âgées, nombreuses sont celles dont un détail vestimentaire rappelle la mère patrie : ici un gilet ou un corselet brodé, là un foulard aux couleurs vives, là encore un habit orné de larges parements et de boutons fantaisie. Les jeunes, qui ont presque tous appris à parler anglais et à suivre la mode, évitent soigneusement d’imiter leurs aînés. Les jeunes filles, pour certaines très jolies, portent des robes de confection ou des chemisiers. La plupart des jeunes gens passeraient aisément pour des Américains moyens, s’ils n’avaient préféré garder leur chapeau sur la tête. Ils dansent en couples, chacun à sa manière : tantôt serrés l’un contre l’autre, tantôt au contraire à distance respectueuse, les bras le long du corps ou tendus devant eux. Les uns évoluent d’un pas élastique, d’autres en semblant glisser sur le sol, d’autres encore d’un air grave et digne. Quelques-uns, déchaînés, caracolent dans la pièce en bousculant tout le monde, au grand dam des plus réservés, qui, effarés par cette exubérance, leur crient au passage : « Nustok ! Kas yra ?7 » Chaque tandem est formé pour la soirée entière ; jamais vous ne les verrez changer. Ainsi Alena Jasaityte danse depuis une éternité avec Juozas Raczius, à qui elle est promise. Alena est la reine de beauté ce soir. Elle serait effectivement très belle, si elle n’était pas si fière. Elle est vêtue d’un chemisier blanc, qui a dû lui coûter trois ou quatre journées de travail passées à peindre des boîtes de conserve. Elle tourne en relevant sa jupe d’un geste sûr et majestueux, à la façon des grandes dames8. Juozas, lui, voiturier chez Durham and Company, gagne bien sa vie. Il se donne l’air d’un « dur », avec son chapeau sur l’oreille et la cigarette qui n’a pas quitté ses lèvres de la soirée. Il y a également Jadvyga Marcinkus, qui est tout aussi belle qu’Alena, mais plus humble. Jadvyga peint aussi des boîtes de conserve mais, comme elle doit subvenir aux besoins de sa mère infirme et de ses trois jeunes sœurs, elle ne peut gaspiller son salaire en chemisiers. Elle est petite et gracile, avec des yeux noirs de jais de la même couleur que ses cheveux, noués en un discret chignon. Elle porte une robe blanche usagée, qu’elle s’est faite elle-même il y a cinq ans, et qu’elle met depuis à toutes les fêtes. C’est une robe peu seyante, dont la taille haute lui arrive presque sous les bras ; mais Jadvyga n’en a cure, puisqu’elle danse avec son Mikolas. Elle est menue, lui grand et puissant. Elle s’est blottie contre sa poitrine, comme pour se soustraire à la vue du monde et a posé la tête contre son épaule. Mikolas la serre étroitement dans ses bras, comme s’il voulait l’emporter avec lui. C’est dans cet état de bonheur absolu qu’elle danse, qu’elle dansera toute la soirée et qu’elle danserait pour l’éternité. Votre envie de sourire se dissiperait bien vite si vous connaissiez toute leur histoire. Cela fait maintenant cinq ans que Jadvyga est fiancée à Mikolas et le cœur lui saigne. Ils se seraient bien mariés tout de suite mais voilà, le père de Mikolas ne dessoûle pas de la journée et, à part lui, Mikolas est le seul homme d’une nombreuse famille. Les deux jeunes gens auraient malgré tout pu mener leur projet à bien (car Mikolas est un bon ouvrier) s’il n’y avait eu ces terribles accidents qui faillirent les mettre au désespoir. Mikolas est désosseur : c’est un métier dangereux, surtout quand vous êtes payé à la pièce et que votre mariage en dépend. Tout glisse : les doigts glissent, le couteau glisse. Alors que vous trimez comme un forcené, quelqu’un, subitement, vous adresse la parole ou votre lame vient à buter sur un os. Votre main dérape et vous voilà avec une affreuse entaille. Ce ne serait rien si l’infection meurtrière ne s’en mêlait pas. La coupure guérira peut-être, mais comment en être sûr ? À deux reprises déjà, au cours des trois dernières années, Mikolas, atteint par un empoisonnement du sang, a été cloué au lit, d’abord trois mois, puis près de sept. La seconde fois, il a en prime perdu son travail, ce qui l’a obligé pendant encore six semaines à faire la queue devant les conserveries, dès six heures du matin, par un froid hivernal et sous une neige qui tombait dru. Des personnes savantes vous expliqueront que, statistiquement, un désosseur gagne quarante cents de l’heure, mais peut-être ces personnes-là n’ont-elles jamais regardé de près les mains de l’ouvrier.
Quand Tamoszius et ses compagnons, à bout de forces, sont contraints de prendre quelques instants de repos, les danseurs s’arrêtent sur place et attendent patiemment. Ils semblent n’être jamais fatigués ; d’ailleurs, le seraient-ils, qu’ils ne pourraient s’asseoir nulle part. De toute façon, la pause ne dure jamais plus d’une minute, car, malgré les protestations véhémentes des deux autres, le chef Tamoszius attaque sans tarder un autre air. Cette fois-ci, c’est une danse lituanienne. Certains choisissent de continuer leur two-step, mais pour la plupart ils se lancent dans un enchaînement compliqué de mouvements qui évoquent davantage des figures de patinage. Au moment où le morceau atteint son paroxysme dans un prestissimo débridé, les couples se prennent les mains et partent dans des tourbillons éperdus. Personne n’y résiste. Tous s’y abandonnent ; bientôt la salle n’est plus qu’un enchevêtrement vertigineux de jupes et de corps tournoyants. C’est Tamoszius Kuszleika qui, à ce moment-là, offre le spectacle le plus extraordinaire. Son vieux crincrin grince, hurle, proteste, mais Tamoszius est sans pitié. La sueur perle à son front. Le voici plié en deux tel un coureur sur sa bicyclette dans le dernier tour de piste. Son corps palpite et frémit comme une locomotive emballée. L’oreille ne parvient plus à suivre ce déluge de notes, l’œil ne distingue plus que l’image brouillée, bleu pâle, du bras qui manie l’archet. Dans un dernier et magnifique assaut, Tamoszius achève le morceau, jette les bras en l’air puis, fourbu, recule en vacillant. Alors les danseurs, dans un ultime cri de bonheur, se séparent, s’éparpillent en titubant et vont s’échouer contre les murs de la salle.
Ensuite, il y a de la bière pour tout le monde, y compris les musiciens. Les fêtards en profitent pour reprendre leur souffle en prévision du grand événement de la soirée : l’acziavimas. La cérémonie de l’acziavimas dure trois ou quatre heures d’affilée et consiste en une danse unique et ininterrompue. Les invités, main dans la main, forment un large cercle et, au signal de la musique, se mettent à tourner. La mariée est debout, au centre, et, chacun à son tour, les hommes se détachent du cercle pour danser avec elle pendant plusieurs minutes, ou plus longtemps encore s’ils le désirent. Tout se passe dans la bonne humeur, les rires et les chansons. À la fin de sa danse, chaque cavalier se retrouve face à Teta Elzbetia qui lui tend un chapeau. Il y jette un dollar, ou parfois cinq, selon ses moyens et la valeur qu’il accorde au privilège d’avoir eu la mariée pour partenaire. La tradition veut que les invités paient les frais de la fête et, s’ils se montrent à la hauteur de l’événement, ils veillent en général à ce qu’il reste suffisamment d’argent aux jeunes époux pour monter leur ménage.
Elles sont effrayantes, lorsqu’on y songe, les dépenses qu’entraîne cette noce. Elles dépasseront sans doute les deux cents, peut-être même les trois cents dollars, somme qui, pour beaucoup, est supérieure au gain d’une année de travail. Il y a là des hommes robustes qui peinent de l’aube à la nuit noire, dans des caves glacées, les pieds dans l’eau, des hommes qui, pendant six ou sept mois, ne voient pas la lumière du soleil entre le dimanche soir et le dimanche matin suivant et qui, pourtant, ne gagnent pas trois cents dollars l’an. Il y a des enfants aussi, d’à peine treize ans, tout juste assez grands pour apercevoir le dessus des étals, des enfants dont les parents ont menti sur leur âge pour qu’ils soient embauchés, et qui ne rapportent pas à la maison la moitié, voire le tiers de trois cents dollars. Alors imaginez ! Dépenser tout cet argent en une seule journée pour des épousailles ! (Bien sûr, cela revient au même de le débourser d’un coup pour son propre mariage, ou en plusieurs fois pour ceux de ses amis.)
C’est follement imprudent et c’est tragique, mais c’est tellement beau ! Peu à peu, ces pauvres gens ont tout perdu. Mais ils sont attachés à la vesejila, ils s’y accrochent de toute la force de leur âme. Y renoncer voudrait dire pour eux non seulement qu’ils sont vaincus, mais surtout qu’ils reconnaissent cette défaite. C’est cette nuance-là qui fait tourner le monde. La vesejila est une coutume qui a traversé les âges. Elle a une signification profonde : on peut supporter de vivre dans une caverne, en contemplant les ombres, pourvu qu’une fois dans son existence, on puisse briser ses chaînes, sentir ses ailes pousser, voir le soleil ; pourvu qu’une fois, au moins, on puisse proclamer qu’après tout, la vie, malgré ses soucis et ses terreurs, n’est pas affaire si sérieuse ni si grave, n’est rien qu’une bulle à la surface d’une rivière, une petite balle dorée qu’on lance en l’air à la façon des jongleurs, un verre de vin vieux qu’on avale d’un trait. S’étant un jour senti le maître des choses, l’homme peut reprendre son labeur et vivre sur ce souvenir jusqu’à la fin de ses jours.
Les danseurs tournoyaient et tournoyaient sans fin. Quand ils étaient étourdis, ils repartaient dans l’autre sens. Cela durait depuis des heures. La nuit était tombée maintenant ; deux lampes à pétrole fumeuses éclairaient faiblement la pièce. Les musiciens avaient épuisé toute leur belle énergie et ne jouaient plus, avec lassitude, que la vingtaine de mesures d’un seul et même morceau. Lorsqu’ils arrivaient au bout, ils recommençaient. Toutes les dix minutes environ, au lieu de reprendre, ils s’affalaient sur leur chaise, épuisés ; ce qui ne manquait pas d’engendrer un tapage effroyable qui troublait le repos du gros policier assoupi derrière la porte.
L’unique responsable en était Marija Berczynskas. Marija était un de ces êtres insatiables qui s’accrochent désespérément à la jupe des muses quand elles font mine de s’éclipser. Elle avait passé toute la journée dans un état d’exaltation prodigieuse qu’elle sentait maintenant retomber. Elle ne pouvait s’y résoudre. Son âme criait, comme Faust : « Reste ! Tu es si belle ! » La bière, les cris, les chansons, le bal, tout était bon pour retenir les muses. Mais à peine était-elle relancée à leur poursuite que son élan était brisé par ces maudits musiciens. Chaque fois, elle se jetait sur eux en rugissant, rouge de colère, les menaçant du poing et trépignant de rage. En vain Tamoszius, malgré sa peur, essayait-il de plaider sa cause, d’expliquer que le corps humain a ses limites ; en vain ponas9 Jokubas, soufflant et suant, insistait-il ; en vain Teta Elzbieta suppliait-elle. « Szalin !10 vociférait Marija. Palauk ! isz kelio !11 »
« Pourquoi vous paye-t-on, enfants de Satan ? » criait-elle au trio, qui, complètement terrorisé, reprenait ; Marija regagnait sa place et repassait à l’action.
Il n’y avait maintenant plus qu’elle qui pût assumer la charge de la fête. Ona, dans l’état de surexcitation qui était le sien, résistait encore, mais toutes les autres femmes, ainsi que la plupart des hommes, étaient exténués. Seule l’âme de Marija était indomptable. C’est elle qui aiguillonnait les danseurs. La ronde n’en était plus vraiment une, mais Marija, véritable volcan d’énergie, tirait les uns, poussait les autres, criant, tapant du pied, chantant. Parfois, un courant d’air glacé pénétrait dans la salle par la porte que quelqu’un avait oublié de refermer. En passant, Marija décochait un coup de pied sur la poignée et vlan, la porte claquait ! Cette manœuvre provoqua d’ailleurs un drame dont Sebastijonas Szedvilas fut la malheureuse victime. Le petit Sebastijonas, âgé de trois ans, déambulait dans la pièce, étranger à tout ce qui l’entourait, tétant un biberon plein d’un liquide rose, glacé et délicieux qu’on appelle « soda ». Comme il franchissait la porte, celle-ci le frappa de plein fouet et ses hurlements arrêtèrent net les danseurs. Marija, qui, cent fois par jour, menaçait son monde d’une mort atroce, mais s’effondrait en larmes à la vue d’une mouche blessée, prit le petit Sebastijonas dans ses bras et manqua l’étouffer sous ses baisers. Cet incident offrit à l’orchestre un long répit et, à tout le monde, l’occasion de se désaltérer, tandis que Marija, debout devant le comptoir où elle avait assis l’enfant, faisait la paix avec sa victime et l’aidait à boire un peu de bière mousseuse dans un énorme verre.
Cependant, dans un autre coin de la salle, Teta Elzbieta et Dede Antanas tenaient un conciliabule avec quelques-uns des amis les plus intimes de la famille. Ils semblaient soudain préoccupés. La vesejila est fondée sur un contrat d’autant plus astreignant qu’il est tacite. Les contributions varient selon les invités et chacun sait parfaitement quelle doit être sa part et s’efforce de donner un peu plus. Or, dans ce nouveau pays, tout était en train de changer. On eût dit qu’un subtil poison s’était mêlé à l’air qu’on respirait ici et que tous les jeunes gens en étaient intoxiqués. Ils venaient en nombre, se régalaient d’un bon dîner, puis décampaient. L’un jetait le chapeau d’un ami par la fenêtre, tous deux sortaient le chercher et on ne les revoyait plus ni l’un ni l’autre. Ou bien, à une demi-douzaine, ils s’en allaient en défilant devant vous d’un air effronté en vous narguant. Pis encore, ils assiégeaient le bar et buvaient jusqu’à plus soif, aux frais de leurs hôtes, sans prêter la moindre attention à quiconque, feignant d’avoir déjà dansé avec la mariée ou d’attendre leur tour.
Voilà ce qui se passait, et la famille en était totalement désemparée. Ils avaient tant peiné, pendant si longtemps, et ils avaient tellement dépensé ! Ona était accablée. Jour et nuit, ces terribles factures n’avaient cessé de la hanter, de la torturer ! Combien de fois avait-elle fait et refait les comptes dans sa tête en se rendant à l’usine : quinze dollars pour la salle, vingt-deux dollars vingt-cinq pour les canards, douze dollars pour les musiciens, cinq dollars pour l’église, sans compter la bénédiction de la Vierge, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini ! Le pire était cette redoutable note de bière et de liqueurs que Graiczunas n’avait pas encore envoyée. Jamais un cafetier n’en précisait le montant à l’avance. Le moment venu, il arrivait en se grattant la tête et vous expliquait qu’il avait calculé trop juste, qu’il avait fait tout son possible, mais que voulez-vous, vos invités s’étaient tellement soûlés... Avec lui, vous étiez sûr de vous faire impitoyablement rouler, même si vous pensiez être le meilleur de ses centaines d’amis. Il commençait par servir vos convives en tirant de la bière d’un tonnelet à moitié plein, puis d’un autre à moitié vide et vous réclamait le prix de deux tonnelets. Vous vous étiez mis d’accord sur telle qualité, à tel prix, mais en fait, vous et vos amis vous retrouviez à ingurgiter un breuvage atroce d’un goût indescriptible. Bien sûr, vous pouviez vous plaindre, mais qu’aviez-vous à y gagner, sinon une soirée gâchée ? Quant à porter l’affaire devant les tribunaux, autant vouloir s’adresser directement au bon Dieu ! Le cafetier était au mieux avec tous les politiciens influents du quartier ; quand il vous était arrivé une fois d’avoir des ennuis avec ces gens-là, vous saviez qu’il était préférable de payer ce qu’on vous réclamait et de vous taire.
Le plus intolérable, dans cette affaire, était que la charge la plus lourde retombait sur le petit nombre de ceux qui s’étaient le plus sacrifiés. Le vieux ponas Jokubas, par exemple, avait déjà donné cinq dollars. Pourtant, n’était-il pas de notoriété publique qu’il venait d’hypothéquer sa boutique de plats cuisinés pour deux cents dollars afin de régler plusieurs mois de loyer de retard ? Et puis il y avait la vieille poni12 Aniele, toute ratatinée, veuve avec trois enfants, rhumatisante par-dessus le marché, qui faisait la lessive pour les commerçants de Halsted Street contre un salaire à vous fendre le cœur. Aniele avait donné tout l’argent que lui avaient rapporté ses poulets pendant plusieurs mois. Elle en possédait huit, qu’elle gardait dans un petit enclos à l’arrière de sa maison. Ses enfants passaient leurs journées à fouiller dans la décharge, à la recherche de nourriture pour les volatiles. Parfois, quand la concurrence était trop acharnée, on apercevait les enfants longeant les caniveaux dans Halsted Street, surveillés par leur mère qui craignait qu’on ne leur dérobât leur butin. La vieille Mme Jukniene n’était pas guidée par un quelconque intérêt financier. Ses poulets avaient pour elle une valeur différente : elle avait le sentiment que, grâce à eux, elle gagnait quelque chose sans rien avoir à donner en retour, qu’elle reprenait le dessus sur un monde qui l’écrasait de tant d’autres façons. Elle montait donc la garde, à chaque heure du jour et même de la nuit, car elle avait appris à voir dans le noir, comme les chouettes. Il y a longtemps, on lui avait chapardé une volaille et il ne se passait pas de mois sans qu’on essayât de recommencer. Si l’on songe aux efforts déployés pour déjouer ces tentatives et aux fausses alertes ainsi occasionnées, on aura une idée de ce que représentait la contribution de Mme Jukniene. Teta Elzbieta ne lui avait-elle pas prêté pour quelques jours le peu qu’il lui fallait pour ne pas être expulsée de chez elle ?
Pendant que les membres de la famille se lamentaient sur l’attitude de la jeune génération, des invités de plus en plus nombreux étaient venus faire cercle autour d’eux. Ceux-là mêmes qui n’avaient pas versé leur obole s’approchaient plus près encore dans l’espoir de surprendre des bribes de la conversation. Il aurait fallu être un saint pour ne pas perdre patience. Jurgis, qu’on avait alerté, arriva enfin et on lui raconta à nouveau l’affaire. Il écouta en silence, fronçant ses épais sourcils noirs. Par instants, ses yeux lançaient des éclairs et parcouraient la salle. Ses gros poings serrés laissaient penser qu’il aurait aimé s’expliquer avec l’un de ces messieurs ; mais il se rendait bien compte que cela n’arrangerait pas ses affaires. Mettre quelqu’un dehors à l’heure qu’il était n’allégerait pas la note. Et puis cela ferait scandale... Or Jurgis ne souhaitait qu’une chose, partir avec Ona et laisser le reste du monde se débrouiller tout seul. Il desserra donc les poings et se contenta de dire calmement : « Ce qui est fait est fait ; cela ne sert à rien de pleurer, Teta Elzbieta. » Puis il se tourna vers Ona, qui était tout près de lui, et vit l’épouvante dans ses yeux. « Petite, murmura-t-il, ne t’inquiète pas. Ça ne changera rien pour nous. On trouvera bien le moyen de payer. Je travaillerai encore plus. » C’est ce que Jurgis répétait toujours. Ona s’était habituée à cette phrase qui dissipait toutes les difficultés : « Je travaillerai encore plus ! » C’est ce qu’il avait dit déjà en Lituanie, quand un agent de la douane avait gardé son passeport, qu’un autre l’avait arrêté sous prétexte qu’il ne l’avait pas et que les deux hommes lui avaient confisqué le tiers de ce qu’il possédait, avant de se le partager. C’est encore ce qu’il avait dit à New York quand un fonctionnaire à la voix doucereuse les avait pris en charge, lui et ses compagnons, et leur avait soutiré une somme exorbitante, essayant en plus de les empêcher de poursuivre leur voyage. Aujourd’hui, c’était la troisième fois. Ona poussa un profond soupir. N’était-ce pas merveilleux d’être devenue une vraie femme, avec un mari, et, qui plus est, un mari capable de résoudre tous les problèmes, un mari si grand et si fort ?
Le petit Sebastijonas a étouffé ses derniers sanglots et les trois musiciens ont, une fois de plus, été rappelés à leur devoir. La ronde se reforme, mais il ne reste que très peu d’hommes avec qui danser maintenant. Aussi la collecte se termine-t-elle rapidement. Les cavaliers retrouvent leurs cavalières. Mais il est minuit passé et l’atmosphère n’est plus la même. Tout le monde se sent lourd et las ; la plupart des danseurs ont bu ferme et ont depuis longtemps dépassé le stade de la griserie. Ils évoluent sur le même rythme monotone, morceau après morceau, heure après heure, les yeux dans le vide, dans un état d’hébétude croissant. Les hommes serrent les femmes de plus en plus étroitement, mais de longues minutes peuvent s’écouler sans qu’ils se regardent. Plusieurs couples, ne cherchant même plus à danser, se sont dispersés aux quatre coins et sont assis, enlacés. Certains hommes, qui ont bu davantage encore, marchent au hasard, en se cognant partout ; d’autres, par groupes de deux ou trois, poussent une chanson dans une totale cacophonie. À ce point de la soirée, on assiste au spectacle de différentes formes d’ébriété, particulièrement chez les jeunes gens. Les uns zigzaguent en se tenant par les épaules, susurrant des mots doux d’une voix larmoyante. D’autres se disputent au moindre prétexte et en viennent aux mains, si bien qu’il faut intervenir pour les séparer. À l’heure qu’il est, le gros policier est complètement réveillé et tâte sa matraque pour s’assurer qu’elle est prête à entrer en action. Il lui faut ouvrir l’œil, car ces rixes de deux heures du matin, si on ne parvient pas à les contenir, se propagent comme des feux de forêt et obligent alors à appeler tous les renforts du poste de police. Il n’y a qu’une seule méthode : assommer tout individu qui commence à se battre, avant d’être débordé par le nombre de combattants à étourdir. Il existe peu de recensements officiels du nombre de victimes assommées dans le quartier des abattoirs, et cela pour une bonne raison : les hommes ont tellement pris l’habitude d’assommer des animaux à longueur de journée qu’ils ne peuvent s’empêcher de se faire la main de temps à autre sur leurs amis, voire sur leur famille. On ne peut que s’en féliciter : au nom du monde civilisé et grâce aux méthodes modernes, il suffit d’une poignée d’hommes pour accomplir ce pénible et nécessaire travail qui consiste à neutraliser tout ce qui bouge.
Ce soir, il n’y a pas de bagarres, peut-être parce que Jurgis est vigilant lui aussi, plus encore que le policier. Jurgis a beaucoup bu, comme n’importe qui le ferait quand, de toute façon, il faut payer pour ce qui a été consommé comme pour ce qui ne l’a pas été. Mais c’est un homme posé, qui ne s’emporte pas facilement. Une fois seulement, les choses manquent mal tourner, par la faute de Marija Berczynskas. Depuis deux heures déjà, Marija en est apparemment arrivée à la conclusion que, si l’autel où officie cette divinité en habit d’un blanc douteux n’est pas l’authentique refuge des muses, du moins est-il ce qui s’en rapproche le plus en ce bas monde. Alors que l’alcool commence à lui chauffer dangereusement le sang, l’affaire des gredins qui n’ont pas payé leur écot lui parvient aux oreilles. Sans même le préliminaire d’une bonne bordée de jurons, Marija déterre la hache de guerre. Quand on réussit à la maîtriser, elle tient encore à la main les cols qu’elle a arrachés aux habits de deux malotrus. Heureusement, le policier est tout disposé à se montrer raisonnable ; ce n’est donc pas Marija qui est jetée dehors.
Cet incident n’interrompt pas la musique plus d’une ou deux minutes. Implacablement, le morceau reprend, le même, à la note près, que les musiciens jouent sans répit depuis une demi-heure. C’est un air américain cette fois, un de ces airs qu’ils ont entendus dans la rue. Tous semblent en connaître les paroles ou, du moins, les premiers mots, qu’ils se fredonnent pour eux-mêmes, à l’infini : « Ah, les beaux étés d’autrefois !... Ah, les beaux étés d’autrefois !... Ah, les beaux étés d’autrefois !... Ah, les beaux étés d’autrefois ! » Il y a quelque chose de lancinant dans ce leitmotiv qui semble hypnotiser les musiciens aussi bien que l’auditoire. Personne ne peut s’y soustraire, ne songerait même à s’en détacher : il est trois heures du matin. À force de tourner, les danseurs ont épuisé toute leur gaieté, toute leur vigueur et toute l’énergie qu’une consommation immodérée de boisson peut procurer. Cependant, aucun d’eux n’a la volonté de s’arrêter. Bientôt, à sept heures précises, tous, absolument tous, devront se trouver à leur poste, en tenue de travail, chez Durham, chez Brown ou chez Jones. Si l’un d’entre eux arrive avec une minute de retard, on lui retiendra une heure sur son salaire ; s’il a plusieurs minutes de retard, il trouvera vraisemblablement son jeton de présence en laiton retourné contre le mur. Il devra alors rejoindre la horde affamée des sans-travail qui se pressent tous les matins, de six heures à près de huit heures et demie, devant les grilles de l’usine. Cette règle ne souffre aucune exception, pas même pour la petite Ona qui a demandé un jour de congé, sans solde bien sûr, pour le lendemain de son mariage, et qui se l’est vu refuser. Quand les ouvriers prêts à obéir au doigt et à l’œil sont légion, pourquoi s’embarrasser de ceux qui n’en font qu’à leur tête ?
Ona, incommodée par les lourdes vapeurs qui flottent dans la salle, n’est pas loin de s’évanouir. Elle n’a pas bu une goutte, mais l’alcool, tel le pétrole dans une lampe, brûle littéralement dans les veines de tous les autres. Certains hommes, profondément endormis sur leur chaise ou à même le sol, empestent tellement qu’il est impossible de s’en approcher. De temps en temps, Jurgis, qui a oublié depuis un bon moment sa timidité, dévore Ona des yeux. Mais ils ne sont pas tout seuls et il se résigne à surveiller la porte, dans l’attente de la voiture qui doit venir les chercher. Comme elle n’arrive toujours pas, il décide que cela a assez duré et s’approche d’Ona, qui blêmit et se met à trembler. Il lui pose un châle sur les épaules, puis enfile son pardessus. Ils n’habitent qu’à deux pâtés de maisons de là. Jurgis n’a que faire d’une voiture.
Presque personne ne leur dit au revoir. Ceux qui dansent encore ne remarquent pas leur départ ; les plus jeunes et les plus vieux, épuisés, ont sombré dans le sommeil. Dede Antanas dort, les Szedvilas dorment, l’épouse comme le mari, et ce dernier ronfle comme un tuyau d’orgue. Teta Elzbieta et Marija sanglotent bruyamment. Puis, il n’y a plus que le silence de la nuit et les étoiles qui commencent à pâlir vers l’est. Jurgis, sans un mot, prend Ona dans ses bras et l’emmène à grands pas. Avec un gémissement, elle enfouit sa tête contre l’épaule de son mari. Quand il arrive devant chez eux, il ne sait trop si elle est évanouie ou endormie, mais, au moment où il dégage un bras pour déverrouiller la porte, il s’aperçoit qu’elle a ouvert les yeux.
« Tu n’iras pas chez Brown aujourd’hui, petite », lui dit-il à voix basse en montant l’escalier. Prise de terreur, elle lui saisit le bras et dit d’une voix qui s’étrangle :
« Non ! Non ! Je n’oserai jamais ! Ce serait la fin de tout ! »
Mais de nouveau il lui répond :
« Laisse-moi faire. Laisse-moi faire. Je gagnerai davantage. Je travaillerai encore plus. »