À sept heures le lendemain matin, on laissa Jurgis aller chercher de l’eau pour nettoyer sa cellule. Il s’acquitta avec soin de cette corvée, dont la plupart des autres prisonniers avaient coutume de se dispenser, jusqu’au moment où leur cachot devenait si sale que les gardes-chiourmes étaient obligés d’intervenir. Puis, une fois qu’il eut avalé son « rata », il eut droit à trois heures de promenade dans une longue cour aux murs cimentés, couverte d’une verrière. Tous les détenus y étaient rassemblés. Sur l’un des côtés, se trouvait un endroit aménagé pour les visites : on avait installé deux solides grillages en vis-à-vis, séparés par un espace suffisamment large pour qu’on ne puisse faire passer aucun objet aux prisonniers. Jurgis scruta les visages anxieusement, mais personne ne vint pour lui.
Peu de temps après que Jurgis eut réintégré sa cellule, un gardien fit entrer un autre pensionnaire. C’était un sémillant jeune homme, bien fait de sa personne, avec une moustache châtain clair et des yeux bleus. Il salua Jurgis d’un signe de tête puis, dès que la porte se fut refermée sur lui, il se mit à examiner les lieux d’un œil critique.
« Salut, l’ami, dit-il quand son regard croisa à nouveau celui de Jurgis.
— Salut, répondit Jurgis.
— Drôle de Noël, hein ? » ajouta l’homme.
Jurgis hocha la tête.
Le nouveau venu s’approcha des couchettes dont il inspecta les couvertures. Il souleva la paillasse et la relâcha aussitôt en s’écriant : « Mon Dieu ! De mieux en mieux ! »
Il jeta de nouveau un coup d’œil à Jurgis : « On dirait que personne n’a couché là-dessus la nuit dernière. Tu ne t’y es pas risqué, hein ?
— Je n’avais pas envie de dormir, lâcha Jurgis.
— Depuis quand tu es là ?
— Hier. »
Le jeune homme regarda encore une fois autour de lui ; puis il fronça le nez : « Qu’est-ce qui pue comme ça ?
— C’est moi, avoua Jurgis.
— Toi ?
— Oui, moi.
— Tu n’es pas passé dans la baignoire ?
— Si, mais ça, ça ne part pas.
— C’est quoi ?
— Des engrais.
— Des engrais ! Diable ! Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
— Je travaille aux abattoirs. Enfin, j’y travaillais jusqu’à l’autre jour. L’odeur a imprégné mes habits.
— On ne me l’avait jamais faite, celle-là ! Moi qui croyais avoir tout vu ! Pourquoi tu es là ?
— J’ai frappé un contremaître.
— Ah ! C’est pour ça ! Qu’est-ce qu’il t’avait fait ?
— Il... il n’a pas été correct avec moi.
— Je vois. Tu es ce qu’on appelle un honnête travailleur !
— Et vous ? demanda Jurgis.
— Moi ? » L’autre partit d’un grand éclat de rire. « Il paraît que je suis un casseur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je fais dans les coffres-forts. Ce genre de choses, répondit l’homme.
— Ah... fit Jurgis, perplexe, en considérant son compagnon avec crainte. Vous voulez dire que vous fracturez les coffres, que vous... vous...
— Oui, dit l’autre en s’esclaffant, à ce qu’on prétend. »
Il semblait n’avoir guère plus de vingt-deux ou vingt-trois ans bien que, comme Jurgis l’apprit par la suite, il en eût trente. Il parlait en homme éduqué. C’était un « monsieur », comme on dit.
« C’est pour ça que vous êtes là ? s’enquit Jurgis.
— Non. On m’a accusé de troubler l’ordre public. En fait, c’était par dépit, parce qu’on n’avait aucune preuve contre moi.
« Comment tu t’appelles ? reprit le jeune homme après un silence. Moi, c’est Duane. Jack Duane. J’ai plus d’une douzaine de noms, mais c’est celui-ci que j’utilise dans la bonne société. » Assis par terre contre le mur, jambes croisées, il bavardait tranquillement et s’adressa bientôt à Jurgis comme à un ami. C’était manifestement un homme du monde, qui savait vivre et ne trouvait pas déshonorant de converser avec un simple ouvrier. Il gagna la confiance du Lituanien qui lui raconta sa vie, à l’exception du seul événement inavouable. Puis, à son tour, Duane relata quelques-uns des épisodes de son existence. Il avait un talent de conteur indéniable, même si ses histoires n’étaient pas toujours des plus édifiantes. Son incarcération n’avait pas altéré sa bonne humeur. C’était apparemment la troisième fois qu’on le mettait « à l’ombre » et il acceptait la chose avec insouciance. S’imaginait-on la vie agitée qu’il menait, entre les femmes, l’alcool et les aléas de sa profession ? Il méritait bien un peu de repos à l’occasion !
Bien sûr, l’arrivée d’un compagnon de cellule modifia le quotidien du détenu Rudkus. Plus question de passer ses journées à contempler le mur en ruminant ; il devait répondre quand on lui adressait la parole. D’ailleurs, la conversation de Duane l’intéressait malgré lui, car c’était le premier homme instruit avec qui il lui était donné de bavarder. Comment ne pas être fasciné quand l’autre lui décrivait ses périlleuses équipées nocturnes, ses ripailles, ses orgies et les nuits où il dilapidait de véritables fortunes ? Le jeune homme traitait Jurgis avec un dédain amusé, un peu comme s’il s’était adressé à un mulet. Lui aussi avait subi des injustices, mais, au lieu de courber l’échine, il avait rendu coup pour coup. Et il n’avait pas pris de gants ! Son existence était un perpétuel combat contre la société. C’était un pirate jovial, sans peur et sans scrupules, qui vivait aux crochets de son ennemi. Certes il ne gagnait pas toujours, mais il n’était pas du genre à se laisser abattre ou décourager par une défaite.
Avec cela, il était d’un naturel expansif ; trop peut-être. Pour conter toute son histoire, un jour ne suffisait pas ; ni même deux. Il le fit au cours des heures interminables où les deux hommes n’avaient rien de mieux à faire que de causer et aucun autre sujet de conversation qu’eux-mêmes. Jack Duane était originaire de la côte est. Il avait fait des études d’ingénieur en électricité. Mais, à la suite de revers de fortune, son père s’était suicidé, laissant derrière lui sa femme et trois enfants : lui, un frère cadet et une petite sœur. Duane, pour sa part, avait fait une découverte, dont Jurgis comprit seulement qu’elle avait trait au télégraphe et que c’était une invention majeure qui aurait pu rapporter des millions et des millions de dollars à son concepteur. Mais, une grosse compagnie lui ayant volé son projet, il avait engagé des poursuites et s’était ruiné en procès. Sur ces entrefaites, quelqu’un lui avait donné un « tuyau » sur un cheval et il avait essayé de se renflouer en pariant avec de l’argent qui ne lui appartenait pas. Il avait perdu et avait dû s’enfuir. Tout le reste était venu de là. Jurgis, épouvanté qu’un individu pût gagner sa vie en perçant des coffres-forts, voulut savoir comment son compagnon en était arrivé là. Grâce à un homme qu’il avait rencontré, lui expliqua Jack. Et puis après, de fil en aiguille, tout s’était enchaîné. Ne pensait-il jamais aux siens ? s’enquit Jurgis. Parfois, mais pas souvent. Il s’interdisait de le faire. Cela ne menait à rien. Dans ce monde, mieux valait ne pas s’encombrer d’une famille. Jurgis s’en rendrait compte un jour ; il renoncerait alors à se battre pour les autres et ne s’occuperait plus que de lui-même.
Jurgis étant manifestement incapable de la moindre duplicité, son compagnon s’ouvrait à lui de tous ses secrets, comme un enfant. Notre ami était si prompt à s’émerveiller, si peu au fait des mœurs américaines, que c’était un vrai plaisir pour Duane de lui raconter ses aventures. Il ne prenait pas même la précaution de taire le nom des personnes impliquées ou des lieux où il avait opéré. Il lui dévoilait ses succès et ses déboires, ses amours et ses peines. Il présenta Jurgis à près de la moitié des prisonniers, qu’il connaissait pour la plupart par leur nom. Ceux-ci avaient vite surnommé Jurgis, assez cruellement, « le putois ». Mais ils n’y mettaient aucune malice et Jurgis prenait la chose du bon côté, se contentant de sourire.
Jurgis avait déjà eu l’occasion de respirer les effluves des bas-fonds de la ville, mais là, pour la première fois, il était atteint de plein fouet par les éclaboussures de cette fange. La prison était une véritable Arche de Noé du crime. On trouvait là, pêle-mêle, des assassins, des auteurs d’attaques à main armée, de cambriolages, de détournements de fonds, des faux-monnayeurs, des faussaires, des bigames, des voleurs à l’étalage, des escrocs, des voleurs à la petite semaine, des pickpockets, des parieurs endettés, des souteneurs, des noctambules tapageurs, des mendiants, des vagabonds, des ivrognes... Il y avait des Blancs et des Noirs, des vieux et des jeunes, des Américains et des étrangers de toutes les nationalités imaginables. Certains étaient des récidivistes endurcis, d’autres des innocents trop pauvres pour verser une caution. Des vieillards côtoyaient de jeunes garçons d’à peine douze ans. Ici s’écoulait le pus des plaies béantes de la société. Regarder ces hommes était un supplice pour les yeux ; leur adresser la parole donnait la nausée. La vie n’était pour eux que pourriture et puanteur ; l’amour, un acte bestial, le bonheur, un traquenard, Dieu, un simple juron. Quand ils déambulaient dans la cour, Jurgis, ingénu parmi les initiés, les écoutait. Ils avaient tout vu, tout connu. Les turpitudes du monde n’avaient plus de secrets pour eux. Ils dévoilaient la face cachée d’une ville où la justice et l’honneur, le corps des femmes et l’âme des hommes étaient à l’encan sur la place publique ; où les êtres humains se battaient et s’entre-dévoraient comme des loups dans une fosse, où les désirs des hommes alimentaient le brasier ardent de la luxure, où l’humanité, vautrée dans sa propre corruption, croupissait et pourrissait. Engagés malgré eux dans cette mêlée sauvage, ils n’avaient pu faire autrement que d’y prendre part. La prison n’était pas un déshonneur pour eux ; dès le départ, le jeu avait été faussé, les dés pipés. Pour avoir extorqué ou volé quelques cents, ils avaient été pris au piège et mis au ban de la société par des hommes qui avaient extorqué et volé des millions de dollars.
Jurgis s’efforçait de ne pas prêter attention à toutes les histoires qu’il entendait ; l’ironie féroce de ces hommes l’effrayait. Son cœur était loin : il était resté avec ceux qu’il aimait. Quand le prisonnier s’échappait ainsi par la pensée, ses yeux s’emplissaient de larmes. Mais les railleries de ses compagnons le ramenaient à la réalité.
Une semaine s’écoula, pendant laquelle il ne reçut aucune nouvelle des siens. Il consacra une pièce d’un cent, sur les quinze qu’il possédait, à l’achat d’une carte postale qu’il fit écrire par Duane. Il voulait informer sa famille de l’endroit où il se trouvait et de la date de son procès. Mais sa missive resta sans réponse et, la veille du Jour de l’An, il fit ses adieux à Jack Duane, qui lui donna son adresse, ou plus exactement celle de sa maîtresse, en lui faisant promettre de passer le voir. « Qui sait ? Je pourrai peut-être te tirer d’embarras un jour », lui dit-il, en ajoutant qu’il regretterait sa compagnie. Jurgis reprit le fourgon cellulaire pour se rendre à son rendez-vous avec le juge Callahan.
Tout de suite, il remarqua au fond de la salle d’audience la présence de Teta Elzbieta et de la petite Kotrina, blêmes et tremblantes. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine mais, pas plus qu’Elzbieta, il n’osa faire un signe de la main. Sans les quitter des yeux, plein d’une rage impuissante, il prit place dans le box des accusés. Il se rendit compte qu’Ona n’était pas là ; aussitôt, il fut assailli de mauvais pressentiments. Pendant une demi-heure il se perdit en conjectures sur ce qui avait pu arriver à sa femme. Puis, tout à coup, il se raidit ; le sang lui monta au visage. Un homme était entré dont les bandages qui lui emmaillotaient la tête empêchaient Jurgis de distinguer les traits. Mais impossible de s’y tromper. Cette silhouette corpulente était celle de Connor ! Des spasmes secouèrent Jurgis. Il banda ses muscles ; il était prêt à bondir, quand il sentit une main s’abattre sur son épaule et entendit une voix derrière lui : « Assieds-toi, fils de... ! »
Il obéit, sans perdre de vue son ennemi. Connor était encore en vie, ce que, d’une certaine façon, il regrettait. Par contre, quel doux spectacle de le voir, pour sa pénitence, recouvert de pansements ! Le contremaître vint s’asseoir, avec l’avocat de la compagnie, du même côté de la balustrade que le juge. Une minute après, le greffier appela l’affaire Rudkus. Le policier fit alors lever brutalement le prisonnier et le conduisit à la barre, en le maintenant fermement par le bras de peur qu’il ne se jette sur Connor.
Jurgis écouta le plaignant qui, après s’être installé sur le siège des témoins et avoir prêté serment, donna sa version des faits : la femme du prévenu avait été employée dans un service voisin du sien et avait été renvoyée pour insolence à son égard. Une demi-heure plus tard, on l’avait sauvagement attaqué, jeté à terre et il avait failli mourir étranglé. Il avait des témoins...
« Ils ne seront vraisemblablement pas nécessaires, interrompit le juge en se tournant vers Jurgis. Reconnaissez-vous avoir agressé le plaignant ? demanda-t-il.
— Lui ? s’assura Jurgis en désignant le contremaître.
— Oui, répondit le juge.
— Je l’ai frappé, Monsieur, admit Jurgis.
— On dit “Votre Honneur”, lui souffla le garde en lui pinçant méchamment le bras.
— Votre Honneur, répéta docilement Jurgis.
— Vous avez essayé de l’étrangler ?
— Oui, Monsieur, Votre Honneur.
— Avez-vous déjà eu des condamnations ?
— Non, Monsieur, Votre Honneur.
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »
Jurgis hésita. Que pouvait-il ajouter ? En deux ans et demi, il avait appris suffisamment d’anglais pour se débrouiller dans les situations de la vie quotidienne, pas pour accuser quelqu’un d’avoir séduit sa femme par la force. Il fit une ou deux tentatives, en balbutiant, sans parvenir à la fin de ses phrases, ce qui agaça fort le juge, déjà incommodé par l’odeur suffocante d’engrais. Le prisonnier finit par faire comprendre qu’il ne disposait pas du vocabulaire adéquat pour exposer son cas. Un jeune homme élégant, à la moustache cirée, s’avança alors et l’invita à s’exprimer dans la langue de son choix.
Jurgis, pensant qu’on lui donnerait le temps nécessaire, se mit à expliquer comment Connor avait profité de la situation qu’occupait sa femme à l’usine pour lui faire des avances, en la menaçant de la renvoyer si elle ne cédait pas. Quand l’interprète eut traduit, le juge, préoccupé par son emploi du temps surchargé et par l’automobile qu’il avait commandée pour une heure précise, l’interrompit : « Bon, je vois. Mais si cet homme a fait la cour à votre épouse, pourquoi ne s’est-elle pas plainte au chef de service, ou pourquoi n’est-elle tout simplement pas partie ? »
Jurgis, interloqué, hésita ; il invoqua leur pauvreté, la difficulté à trouver du travail...
« Je comprends, dit le juge Callahan. Donc, vous avez préféré assommer cet homme. » Il se tourna vers le plaignant : « Y a-t-il quelque chose de vrai dans cette histoire, monsieur Connor ?
— Pas un mot, Votre Honneur. C’est très déplaisant à la fin ! Ils racontent tous ce genre de fables quand on doit congédier une ouvrière...
— Oui, je sais, intervint le juge. Ce n’est pas la première fois que j’entends pareille excuse. Le gaillard semble ne pas vous avoir fait de cadeau ! Trente jours et les dépens. Affaire suivante. »
Jurgis avait écouté cet échange sans bien comprendre. Ce ne fut que lorsque le policier commença à le tirer par le bras qu’il prit conscience que la sentence avait été rendue. Il jeta des regards éperdus autour de lui : « Trente jours ! » s’exclama-t-il, pantelant. Puis il se retourna brusquement vers le juge : « Que va devenir ma famille ? s’écria-t-il fiévreusement. J’ai une femme et un bébé, monsieur le juge. Ils n’ont pas d’argent ! Ils vont mourir de faim !
— Il fallait penser à eux avant », répondit sèchement Callahan en se tournant vers le prévenu suivant.
Jurgis aurait continué à plaider sa cause si le policier ne l’avait empoigné par le col de sa chemise tandis qu’un autre s’avançait avec des intentions manifestement peu amicales. Jurgis se laissa emmener. Tout au fond de la salle, il vit Elzbieta et Kotrina qui s’étaient levées et qui fixaient sur lui des yeux affolés. Il fit un mouvement pour se diriger vers elles, mais il sentit l’étreinte autour de son cou se resserrer. Alors il baissa la tête et abandonna la lutte. On le jeta dans une cellule où d’autres prisonniers attendaient. Dès la fin des audiences, on embarqua tout ce petit monde dans un « panier à salade ».
Cette fois-ci, Jurgis échoua à Bridewell1, centre de détention pour les petits délinquants du comté de Cook. Cette prison, encore plus crasseuse et surpeuplée que la précédente, était l’endroit où l’on transférait, depuis la maison d’arrêt régionale, tout le menu fretin convaincu de vols mineurs, de petites escroqueries, de désordre sur la voie publique ou de vagabondage. Le compagnon de cellule de Jurgis était un marchand de fruits italien qui, ayant refusé de graisser la patte au policier de son quartier, avait été arrêté pour port d’armes : on l’avait trouvé en possession d’un gros canif ! Comme l’homme ne comprenait pas un mot d’anglais, le Lituanien ne regretta pas son départ quelques jours plus tard. L’Italien fut remplacé par un marin norvégien qui avait laissé la moitié d’une oreille dans une rixe entre ivrognes. Cet individu passait son temps à chercher des noises à tout le monde et injuriait Jurgis parce que, en se retournant dans son lit, il faisait tomber les cafards sur la couchette inférieure. La compagnie de cette brute était insupportable. Heureusement, pendant la journée, on mettait tous les prisonniers à casser des cailloux.
Pendant les dix premiers jours de son incarcération, sur les trente qu’il devait purger, Jurgis resta sans nouvelles de sa famille. Le onzième, un gardien vint le prévenir qu’il avait de la visite. Jurgis pâlit. Il sentit ses jambes se dérober sous lui, au point qu’il eut de la peine à sortir de sa cellule.
Sous la conduite du garde, il parcourut un couloir, puis grimpa quelques marches jusqu’au parloir, une salle qui, avec ses barreaux, ressemblait fort à une cellule. À travers le grillage, Jurgis aperçut quelqu’un assis sur une chaise. Quand il pénétra dans la pièce, la personne se dressa d’un bond : c’était le petit Stanislovas. Notre géant fut sur le point de défaillir en voyant quelqu’un de sa famille. Il dut se retenir d’une main à une chaise tandis qu’il portait l’autre à son front comme pour dissiper un nuage. « Alors ? » dit-il d’une voix mal assurée.
Le petit Stanislovas tremblait lui aussi, si effrayé qu’il osait à peine parler. « Elles... elles m’ont envoyé te dire..., bredouilla-t-il, la gorge serrée.
— Quoi ? » insista Jurgis.
Le petit jeta un coup d’œil dans la direction du geôlier qui les surveillait. « Ne t’occupe pas de lui, ordonna Jurgis qui perdait patience. Comment ça va à la maison ?
— Ona est très malade et on n’a presque plus rien à manger. On ne s’en sort pas. On pensait que tu pourrais peut-être nous aider. »
Les doigts de Jurgis se crispèrent sur la chaise. Des gouttes de sueur perlaient à son front. « Je... je ne peux pas... vous aider, dit-il.
— Ona reste couchée dans sa chambre toute la journée, reprit le petit qui avait du mal à respirer. Elle ne veut rien manger. Elle n’arrête pas de pleurer. Elle ne veut pas dire pourquoi et elle refuse de retourner travailler. Et puis, l’agent est venu pour le loyer, il y a déjà longtemps. Il était très en colère. Il est repassé la semaine dernière. Il a juré qu’il nous jetterait dehors. En plus, il y a Marija qui... »
Stanislovas fut interrompu par un sanglot. « Qu’est-ce qu’elle a, Marija ? hurla Jurgis.
— Elle s’est coupée à la main ! répondit le garçonnet. Drôlement profond, pire que la dernière fois. Elle ne peut plus travailler. Ça devient tout vert. Le docteur de l’entreprise dit qu’il faudra peut-être... peut-être lui couper la main. Et elle pleure sans arrêt. Elle n’a presque plus d’argent et on ne peut plus payer les traites et les intérêts. On n’a plus de charbon, plus de nourriture et l’épicier menace de... »
Le petit s’arrêta à nouveau et se mit à pleurnicher. « Continue ! siffla Jurgis, fou de rage. Continue !
— Oui, oui, sanglota Stanislovas. Il fait très... très froid tout le temps. Dimanche dernier, il a recommencé à neiger... ça ne s’arrêtait pas... je n’ai pas pu... je n’ai pas pu aller à l’usine.
— Mon Dieu ! » vociféra Jurgis en faisant un pas vers l’enfant. Une inimitié tenace persistait entre eux depuis ce jour où Stanislovas avait eu les doigts gelés et où Jurgis avait dû lui donner une raclée pour le forcer à se rendre à l’usine. Le prisonnier serra les poings comme s’il s’apprêtait à arracher le grillage du parloir. « Sale petit vaurien, tonna-t-il, tu n’as pas essayé !
— Si, si ! protesta Stanislovas en reculant, terrorisé. J’ai essayé. Toute la journée, deux jours de suite. Elzbieta m’a accompagné et elle non plus n’y est pas arrivée. La neige était trop profonde. On ne pouvait pas avancer. On n’avait rien à manger et puis... il faisait tellement froid ! J’ai fait tout ce que j’ai pu et puis, le troisième jour, Ona est venue avec moi...
— Ona !
— Oui. Elle voulait aller à la fabrique. Il fallait bien. On avait tous le ventre vide. Mais elle avait perdu sa place... »
Tout tourna autour de Jurgis. Il suffoquait. « Elle est retournée là-bas ? cria-t-il.
— Elle a essayé de retrouver son travail, répondit Stanislovas sans comprendre. Pourquoi pas, Jurgis ? »
Ce dernier inspira profondément, à plusieurs reprises. « Continue, finit-il par dire dans un souffle.
— Je suis allé avec elle. Mais Mlle Henderson a refusé de la reprendre. Connor l’a vue et il l’a injuriée. Il avait encore tous ses pansements. Pourquoi tu l’as frappé, Jurgis ? » C’était là un mystère qui fascinait le petit, mais il ne put obtenir aucun éclaircissement.
Jurgis était incapable de prononcer une parole. Il avait le regard fixe, les yeux exorbités. « Elle a cherché une autre place, poursuivit l’enfant. Mais elle est tellement faible qu’elle n’arrive pas à tenir la cadence. Mon chef non plus n’a plus voulu de moi. Ona dit que c’est parce qu’il connaît Connor. Ils nous en veulent tous. Maintenant je vais en ville vendre les journaux avec mes frères et Kotrina...
— Kotrina !
— Oui, elle aussi, elle crie les journaux. Comme c’est une fille, elle se débrouille mieux que nous. Mais il fait un froid terrible ; c’est affreux pour revenir la nuit, Jurgis. Parfois les autres ne peuvent pas rentrer du tout. Ce soir, je vais essayer d’aller les retrouver pour dormir avec eux, là où on pourra. Il est déjà tard et on est loin de la maison ici. J’ai dû venir à pied, et je ne connaissais pas le chemin. Je ne sais pas comment je vais rentrer non plus. Mais maman m’a dit de venir parce qu’elle était sûre que tu voudrais avoir des nouvelles. Elle pensait que peut-être quelqu’un t’aiderait maintenant qu’on t’a mis en prison et que tu ne peux pas travailler. Ça m’a pris toute la journée pour arriver jusqu’ici et je n’ai mangé qu’un morceau de pain ce matin, Jurgis. Maman n’a plus de travail non plus parce que la fabrique de saucisses a fermé. Elle va mendier chez les gens avec un panier et on lui donne à manger. Mais, hier, elle n’a pas rapporté grand-chose. Elle a eu trop mal aux doigts à cause du froid et aujourd’hui elle pleurait... »
Stanislovas parlait, sans cesser de sangloter, pendant que Jurgis, debout, cramponné à la table, la tête prête à éclater, restait muet. Il lui semblait qu’on entassait de gros poids sur ses épaules et qu’il allait mourir écrasé sous la charge. Un combat terrible se livrait en lui ; comme dans un cauchemar où on souffre atrocement sans pouvoir crier ni bouger, où on sent sa raison s’échapper, son cerveau bouillir...
Au moment où Jurgis pensait succomber sous le coup suivant, le petit Stanislovas s’arrêta. « Tu ne peux pas nous aider ? » demanda-t-il d’une petite voix.
Jurgis secoua la tête.
« On ne veut rien te donner ici ? »
Jurgis fit à nouveau signe que non.
« Quand est-ce que tu sors ?
— Pas avant trois semaines », répondit Jurgis.
Le garçon regarda autour de lui d’un air désorienté : « Je ferais bien de m’en aller alors. »
Jurgis acquiesça. Puis, tout à coup, il se rappela qu’il lui restait quatorze cents. Il plongea la main dans sa poche et en ressortit l’argent qu’il tendit à l’enfant, en tremblant : « Tiens. Rapporte ça à la maison. »
Stanislovas prit les pièces puis, après encore quelques hésitations, se dirigea vers la porte. « Au revoir », lança-t-il à Jurgis, qui remarqua alors sa démarche vacillante.
Jurgis fut pris de vertiges. Il resta une minute entière, totalement immobile, agrippé à la chaise, jusqu’à ce que le gardien lui touchât le bras. Il retourna alors à ses cailloux.