À sept heures précises le lendemain matin, Jurgis se présenta sur son lieu de travail, devant la porte qu’on lui avait indiquée. Personne ne lui ayant précisé qu’il pouvait entrer, il attendit là près de deux heures. Ce n’est que lorsque le contremaître sortit pour aller embaucher un autre ouvrier qu’il tomba sur Jurgis. Il l’abreuva d’injures. Mais le Lituanien, qui n’y comprenait goutte, resta de marbre. Il suivit son chef, qui lui montra où ranger ses habits de ville et lui laissa le temps d’enfiler sa tenue de travail, achetée chez un fripier et apportée dans un baluchon, avant de le conduire à la « chaîne d’abattage ». Il lui confia une tâche simple que Jurgis ne mit que quelques minutes à apprendre. Armé d’un balai de jonc semblable à celui que les éboueurs utilisent dans la rue, il devait accompagner l’homme qui éviscérait les bœufs et pousser les entrailles encore fumantes dans une fosse, qui était ensuite refermée pour éviter les accidents. Quand Jurgis entra dans la salle, les premières bêtes de la journée arrivaient. Après avoir jeté un rapide coup d’œil autour de lui et sans avoir eu le temps d’adresser la parole à quiconque, il se mit à la besogne. On était en juillet. La chaleur était étouffante, la puanteur suffocante. Les hommes marchaient dans le sang encore chaud qui inondait le sol. Mais Jurgis n’en avait cure, il exultait de joie : enfin il travaillait ! Il travaillait et il touchait un salaire ! Pendant toute la journée, il fit et refit ses comptes. On le payait la somme faramineuse de dix-sept cents et demi de l’heure. Comme il avait dû rester aux abattoirs, en raison d’un coup de feu, jusqu’à près de sept heures du soir, il put annoncer, à son retour chez lui, qu’il avait gagné plus d’un dollar et demi en une seule journée !
À la maison, d’autres bonnes nouvelles l’attendaient. Il y en avait tant d’un coup que toute la famille fit la fête dans la petite pièce qui servait de chambre à Aniele, à l’entrée de la maison. Jonas avait eu une entrevue avec le policier auquel Szedvilas l’avait présenté ; l’homme lui avait fait rencontrer plusieurs contremaîtres et l’un d’eux lui avait promis une place pour le début de la semaine suivante. Quant à Marija Berczynskas, rendue folle de jalousie par le succès de Jurgis, elle s’était mise de son propre chef en quête d’un emploi. Munie de ses deux seuls atouts, les muscles de ses bras et le mot « travail » qu’elle avait appris à grand-peine, elle avait arpenté Packingtown tout le jour, frappant à chaque porte derrière laquelle il lui semblait déceler une activité. On l’insulta et on la chassa parfois, mais Marija ne craignait ni homme ni diable. Elle s’adressa à tous ceux qu’elle croisait : à des étrangers, des visiteurs, des ouvriers comme elle, voire, en une ou deux occasions, à des cadres hautains qui la regardèrent comme si elle avait perdu l’esprit. Ses efforts finirent par porter leurs fruits. Dans une petite usine, elle arriva d’abord dans une salle où des dizaines de femmes et de jeunes filles, assises à de longues tables, mettaient du bœuf fumé en boîte. Puis, poursuivant son chemin, Marija parvint à l’endroit où ces conserves, une fois serties, étaient peintes, puis étiquetées. Là, par le plus heureux des hasards, elle tomba sur la « contremaîtresse ». Marija ne comprit que plus tard en quoi l’infinie bonté de son visage alliée à sa musculature de cheval de trait pouvait bien intéresser une contremaîtresse. Quoi qu’il en soit, cette dernière lui avait fixé rendez-vous pour le lendemain, lui laissant entendre qu’elle lui donnerait peut-être l’occasion d’apprendre à peindre les boîtes de conserve. Comme il s’agissait d’un travail à la tâche qui requérait des compétences particulières, il pouvait rapporter la coquette somme de deux dollars par jour. Marija fit irruption dans la maison en poussant des cris d’Indien et se mit à faire des cabrioles dans la chambre, si bien que le bébé, terrorisé, faillit être pris de convulsions.
Jamais Jurgis et ses compagnons n’auraient cru que la chance allait leur sourire ainsi. Un seul membre de la famille n’avait pas encore trouvé d’emploi. Jurgis avait décidé que Teta Elzbieta s’occuperait de tenir la maison avec l’aide d’Ona. Il jugeait inconcevable d’envoyer sa fiancée travailler au-dehors. C’était indigne de lui, disait-il, et tout aussi indigne d’elle. Ce serait quand même un comble qu’un homme tel que lui ne puisse faire vivre sa famille, d’autant plus que Jonas et Marija allaient payer leur pension. Pour les enfants, la chose était également exclue. Il savait qu’il y avait des écoles gratuites en Amérique. L’idée que le curé pût être hostile à ce genre d’établissements ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Pour le moment, sa résolution était prise : les gamins de Teta Elzbieta auraient les mêmes avantages que les autres. Le plus âgé, Stanislovas, n’avait que treize ans et était petit pour son âge. Le fils aîné de Szedvilas, qui n’en avait que douze, avait beau travailler chez Jones depuis plus d’un an, Jurgis n’en démordait pas : Stanislovas apprendrait l’anglais et deviendrait un ouvrier qualifié.
Restait Dede Antanas, que Jurgis aurait bien aimé voir se reposer un peu. Mais il devait bien reconnaître que ce n’était pas possible. De toute façon, le vieil homme ne voulait rien entendre : il avait autant d’allant que n’importe quel jeunot, se plaisait-il à dire. Il était venu en Amérique avec les mêmes espoirs que les plus enthousiastes de ses compagnons, mais il constituait maintenant le principal sujet de préoccupation de son fils. Tous ceux avec qui Jurgis avait abordé la question l’avaient convaincu : c’était peine perdue que d’essayer de trouver une place pour son père à Packingtown. Szedvilas lui expliqua que les patrons ne gardaient même pas les ouvriers qui avaient passé leur vie à leur service, alors pourquoi iraient-ils engager des vieillards qu’ils ne connaissaient pas ? Pour autant qu’il le sache, cette règle valait non seulement pour Chicago mais pour toute l’Amérique. Afin de donner satisfaction à Jurgis, il était allé se renseigner auprès du policier, qui avait confirmé. Personne n’en ayant soufflé mot au vieil Antanas, celui-ci parcourut Packingtown en tout sens pendant deux jours. Quand, à son retour, on lui annonça la réussite des autres, il sourit bravement : son tour viendrait.
La chance étant avec eux, Ona et les siens pouvaient bien maintenant songer à s’installer sous leur propre toit. Par ce soir d’été, assis sur le pas de la porte, ils en évoquèrent longuement la possibilité. Jurgis en profita pour aborder un sujet qui le taraudait depuis le matin. Dans l’avenue qu’il empruntait pour se rendre au travail, il avait vu deux garçons faire du porte-à-porte pour déposer des prospectus. Comme ceux-ci étaient illustrés, il en avait demandé un qu’il avait roulé et glissé dans sa chemise. À la pause de midi, un de ses collègues le lui avait lu et lui avait donné quelques explications. Une idée folle avait alors germé dans l’esprit de Jurgis.
Il sortit la feuille : une véritable œuvre d’art. Elle faisait deux pieds de haut et était imprimée sur papier glacé, dans un assortiment de teintes vives qui brillaient, même sous la lune. Au centre, était peinte une superbe maison neuve aux couleurs éclatantes. Le toit était dans les tons pourpres, bordé d’un filet doré ; les murs étaient gris argent, les portes et les fenêtres rouges. C’était un bâtiment d’un étage, avec une véranda sur le devant et des volutes fantaisie sur les côtés. Tout était minutieusement dessiné, jusqu’aux boutons de porte ; il y avait un hamac suspendu sous l’auvent, des rideaux blancs en dentelle aux fenêtres. Dans un coin, en bas de l’annonce, on voyait un mari et sa femme tendrement enlacés ; dans l’autre angle, un chérubin souriant, aux ailes argentées, voletait au-dessus d’un berceau entouré d’un voilage plissé. Afin de dissiper tout reste d’ambiguïté, une légende précisait en polonais, en lituanien et en allemand : « Dom. Namai. Heim. » « Pourquoi louer ? continuait ce prospectus polyglotte. Pourquoi ne pas devenir propriétaire de votre habitation ? Savez-vous qu’il coûte moins cher d’acheter un logement que de payer un loyer ? Nous avons construit des milliers de maisons, qui font en ce moment même le bonheur de leurs occupants. » Tout était limpide maintenant : Jurgis et ses amis avaient sous les yeux l’évocation d’une vie conjugale radieuse, dans une maison où l’on n’avait rien à débourser chaque mois. Même la chanson « Home, Sweet Home » était citée. Quelqu’un s’était risqué à la traduire en polonais, mais avait omis de le faire en lituanien, on ne sait trop pourquoi. Peut-être l’interprète avait-il éprouvé quelque peine à faire du sentiment dans une langue où un sanglot se dit « gukcziojimas » et un sourire « nusiszypsojimas ».
La famille étudia longuement le document tandis qu’Ona le déchiffrait à haute voix. Il s’agissait d’un logement de quatre pièces, sans compter le sous-sol, et l’ensemble s’élevait à mille cinq cents dollars, terrain compris. On ne versait que trois cents dollars à la signature, le solde étant à régler par mensualités de douze dollars. Cela représentait certes des sommes exorbitantes, mais qui, en Amérique, n’avaient rien d’extraordinaire. Ils avaient appris que louer un appartement leur reviendrait à neuf dollars par mois et qu’il ne fallait pas compter trouver moins cher, sauf à loger à douze dans une ou deux pièces, comme ils le faisaient actuellement. En outre, ils paieraient un loyer jusqu’à leur mort sans en recueillir aucun bénéfice. Tandis que, s’ils parvenaient à faire face aux dépenses supplémentaires qu’entraînait au début l’achat d’une maison, ils seraient tôt ou tard libérés à jamais de ces ponctions mensuelles.
Ils firent les calculs. Il restait quelques économies à Teta Elzbieta, ainsi qu’à Jurgis. Marija avait environ cinquante dollars cousus dans un de ses bas. Le grand-père Antanas, quant à lui, possédait encore une partie de ce que lui avait rapporté la vente de sa ferme. S’ils mettaient le tout en commun, cela leur suffirait pour le premier versement. Dans la mesure où ils avaient un emploi qui leur assurait l’avenir, l’achat d’une maison apparaissait comme la meilleure solution. Bien sûr, ce n’était pas une décision à prendre à la légère ; il fallait examiner la question sous tous ses aspects. Mais, par ailleurs, s’ils se lançaient dans l’aventure, mieux valait le faire le plus tôt possible : n’allaient-ils pas continuer à payer un loyer dans l’intervalle, en vivant toujours dans des conditions épouvantables ? Jurgis avait l’habitude de la saleté. Rien ne pouvait effrayer quelqu’un qui avait connu les chantiers sur les voies ferrées, où les dortoirs étaient tellement infestés de puces qu’on les ramassait par poignées. Mais Ona n’était pas faite pour ce genre de vie. Ils devaient très vite trouver un endroit plus convenable, proclamait Jurgis avec l’assurance de celui qui vient d’empocher un dollar et cinquante-sept cents en une seule journée. Il ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi, avec les salaires qu’ils touchaient, les gens de ce quartier vivaient dans des taudis.
Le lendemain, Marija alla voir sa contremaîtresse qui lui dit de se présenter le lundi suivant, pour apprendre à peindre les boîtes de conserve. Marija parcourut le chemin du retour en chantant à tue-tête. Elle arriva juste à temps pour se joindre à Ona qui, accompagnée de Teta Elzbieta, sortait pour aller se renseigner sur la maison. Le soir, les trois femmes firent leur rapport aux hommes. Tout correspondait bien à ce qu’ils avaient lu dans l’annonce, du moins au dire de l’agent immobilier. Les habitations étaient situées à environ un mile et demi au sud des abattoirs. De son point de vue, leur avait déclaré ce monsieur, il s’agissait d’affaires exceptionnelles. S’il se permettait de les leur recommander, c’était uniquement pour leur bien, car lui-même n’était pas intéressé à la vente ; il n’était que l’intermédiaire de l’entreprise qui les avait construites. Celle-ci allait cesser son activité, c’étaient les dernières maisons sur le marché. Les personnes désireuses de profiter de cette fantastique occasion d’économiser un loyer devaient donc se hâter. D’ailleurs, l’agent n’était même plus tout à fait sûr qu’il en reste encore, car il les avait fait visiter à tant de clients que l’entreprise avait peut-être tout vendu à l’heure qu’il était. En voyant les traits de Teta Elzbieta se décomposer à cette nouvelle, il avait ajouté, après quelques hésitations, que, si elles avaient vraiment l’intention d’acheter, il téléphonerait à ses frais pour leur réserver une maison. Elles avaient fini par accepter et la famille devait aller voir les lieux le dimanche matin suivant.
Ceci se passait le jeudi. Tout le reste de la semaine, l’équipe d’abattage de Brown and Company travailla à plein régime, si bien que Jurgis récolta un dollar soixante-quinze par jour, soit un salaire de dix dollars cinquante cents la semaine ou de quarante-cinq dollars le mois. Jurgis ne savait guère résoudre que les additions simples, mais Ona, très douée pour le calcul, fit les comptes pour l’ensemble de la famille. Marija et Jonas devaient apporter chacun une contribution mensuelle de seize dollars pour leur pension. Le vieil Anthony répétait qu’il pourrait faire de même dès qu’il aurait du travail, ce qui n’était peut-être qu’une question de jours. Cela ferait un total de quatre-vingt-treize dollars. Il était entendu que Marija et Jonas, à eux deux, participeraient pour un tiers à l’achat de la propriété. Jurgis n’aurait donc plus que huit dollars à verser par mois pour le remboursement. Il leur resterait quatre-vingt-cinq dollars ou soixante-dix dans le cas où Dede Antanas tarderait à être embauché. Cette somme devait bien suffire à faire vivre une famille de douze personnes.
Le dimanche matin, une heure avant le rendez-vous, tout le monde se mit en route. De temps en temps, ils montraient à un passant le bout de papier où l’adresse était inscrite. Le mile et demi annoncé se révéla bien long mais, enfin, ils arrivèrent. Trente minutes plus tard, l’agent se présentait. C’était un personnage patelin, au teint rubicond, vêtu avec élégance ; il parlait leur langue avec aisance, ce qui lui procurait un avantage certain pour traiter avec eux. Il les accompagna jusqu’à la maison, qui faisait partie d’une longue rangée de ces habitations en bois caractéristiques du quartier, où l’architecture est un luxe inconnu. Ona eut un coup au cœur lorsqu’elle découvrit que ce qu’ils avaient devant eux ne correspondait pas au prospectus : d’abord, les couleurs étaient différentes, et puis ce n’était pas aussi grand qu’il lui avait semblé. Néanmoins, la maison venait d’être peinte et faisait très bel effet. Tout était flambant neuf au dire de l’agent dont le déluge de paroles ne laissait guère le temps aux visiteurs de l’interroger. Ils avaient préparé dans leur tête toute une liste de questions ; mais, maintenant que le moment était venu de les poser, ils n’osaient plus le faire ou oubliaient ce qu’ils voulaient demander. Quand ils firent timidement remarquer que les habitations voisines ne semblaient pas neuves et que peu d’entre elles avaient l’air occupées, l’agent leur expliqua que les acquéreurs emménageraient prochainement. Insister aurait paru mettre sa parole en doute, or jamais aucun des membres de la famille ne s’était, de sa vie, adressé à des « messieurs » autrement qu’avec déférence et humilité.
L’édifice avait un sous-sol, à environ deux pieds au-dessous du niveau de la rue, et un seul étage à six pieds au-dessus, auquel on accédait par un escalier. Sous la noue du toit, il y avait un grenier troué d’une lucarne sur chaque pignon. La rue n’était ni pavée ni éclairée et n’offrait comme seule perspective que quelques maisons parfaitement identiques, éparpillées ici et là sur des terrains envahis d’herbes sauvages d’un brun sale. L’intérieur se composait de quatre pièces aux murs enduits de plâtre. Le sous-sol était en terre battue et n’était pas crépi. L’agent leur expliqua que toutes les constructions étaient livrées ainsi, car les occupants préféraient généralement faire les finitions selon leur goût. La mansarde aussi était à l’état brut. Ils avaient pensé pouvoir la louer en cas de nécessité, mais il n’y avait même pas de plancher, rien que les solives, avec le lattis et le plâtre du plafond de l’étage inférieur. Toutes ces constatations ne refroidirent cependant pas leur enthousiasme autant qu’on aurait pu l’imaginer : l’agent était tellement volubile ! Il leur énumérait les innombrables avantages des lieux sans cesser une seconde de parler. Il leur montra tout, jusqu’au fonctionnement des serrures sur les portes et des systèmes de fermeture des fenêtres. Il n’oublia pas l’évier, équipé d’un robinet d’eau courante, chose que Teta Elzbieta, même dans ses rêves les plus fous, n’avait jamais espéré posséder un jour. Après une telle découverte, il aurait été mal venu de trouver quoi que ce soit à redire. Ils essayèrent donc de fermer les yeux sur les défauts.
Jurgis et ses compagnons n’en étaient pas moins des paysans et se cramponnaient instinctivement à leur argent. L’agent tenta en vain de les presser ; ils verraient, ils allaient réfléchir, ils ne pouvaient pas donner une réponse tout de suite, dirent-ils. Ils s’en retournèrent chez eux et passèrent le reste de la journée et toute la soirée en calculs et en discussions. C’était une véritable torture de devoir choisir. Jamais ils ne parvenaient à une décision unanime. Il y avait trop d’arguments qui faisaient pencher la balance tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. L’un d’entre eux prenait-il un parti quelconque ? À peine ses compagnons avaient-ils réussi à le faire changer d’avis, que les raisons qu’il avait invoquées en faisaient hésiter un autre. Dans la soirée, alors qu’ils étaient tous tombés d’accord et que la maison était pour ainsi dire achetée, Szedvilas arriva et les ébranla à nouveau dans leur résolution. Il ne voyait pas l’intérêt d’être propriétaire. Il leur raconta l’histoire cruelle de gens qui s’étaient laissé prendre à ce type d’escroquerie et s’étaient retrouvés sur la paille. À coup sûr ils se mettraient dans un mauvais pas et perdraient toute leur fortune. Les dépenses imprévues étaient sans fin. Peut-être la maison était-elle pourrie du toit jusqu’aux fondations ? Comment des gens comme eux pouvaient-ils le savoir ? Et puis il y avait le contrat ; ils allaient se faire flouer. Qu’est-ce que de pauvres bougres comprenaient à un contrat ? C’était du vol organisé et, pour ne pas en être victime, la seule chose à faire était de ne pas mettre le doigt dans l’engrenage. Et le loyer ? demanda Jurgis. Oui, bien sûr, répondit l’autre, ça aussi c’était du vol. C’était le sort des malheureux comme eux de se faire dépouiller. Après une demi-heure de mises en garde aussi décourageantes, ils conclurent qu’ils avaient frôlé la catastrophe. Mais, quand Szedvilas fut parti, Jonas, qui était un petit homme malin, leur rappela que, au dire même de son propriétaire, la boutique de plats cuisinés était loin d’être florissante. Cela ne pouvait-il pas expliquer les propos défaitistes de Jokubas ? Et le débat fut relancé !
Une chose était sûre : il leur était impossible de rester là où ils étaient, il leur fallait trouver un autre point de chute. Quand ils renonçaient à leur projet et optaient pour une location, la perspective de se défaire éternellement de neuf dollars tous les mois leur paraissait tout aussi absurde. Jour et nuit, pendant près d’une semaine, ils tournèrent le problème dans tous les sens. Finalement, Jurgis décida pour les autres. Jonas avait un emploi, il poussait un chariot chez Durham. L’équipe d’abattage de chez Brown continuait à travailler de l’aube jusqu’à la nuit noire, ce qui augmentait d’heure en heure la confiance de Jurgis en lui-même et en l’avenir. Dans ces situations-là, se disait-il, il revenait au chef de famille de faire un choix et de tout mettre en œuvre pour que ce soit le bon. Peut-être d’autres avaient-ils échoué, mais il réussirait, lui. Il leur montrerait comment s’y prendre. Il travaillerait toute la journée, toute la nuit même, si nécessaire. Il ne s’accorderait pas un instant de repos tant que tout n’aurait pas été payé et que les siens ne seraient pas dans leurs murs. Telles furent ses paroles ; l’achat fut décidé.
Ils avaient bien envisagé de prospecter ailleurs avant de s’engager définitivement, mais ils ignoraient où et comment se renseigner. Ils ne pouvaient s’empêcher d’avoir une préférence pour la maison qu’ils avaient visitée. Chaque fois qu’ils s’imaginaient vivant dans une maison à eux, c’était celle-là. Ils allèrent donc annoncer à l’agent immobilier qu’ils étaient prêts à signer. Ils savaient qu’en affaires il fallait s’attendre à traiter avec des gens malhonnêtes. Mais comment auraient-ils pu ne pas se laisser influencer par les belles paroles de leur intermédiaire ? Ils étaient persuadés qu’en tardant à donner leur accord ils couraient le risque de passer à côté de cette occasion. Ils poussèrent un profond soupir de soulagement quand ils apprirent qu’il n’était pas trop tard.
Ils prirent rendez-vous pour le lendemain avec l’agent, qui devait préparer tous les documents. Jurgis se rendait compte qu’il fallait faire preuve de la plus grande prudence avant de signer. Mais il lui était impossible d’aller au rendez-vous en personne. Tout le monde l’avait prévenu qu’il ne fallait pas songer à s’absenter, que le simple fait de demander un congé risquait de lui coûter sa place. Il n’y avait d’autre solution que de s’en remettre aux femmes et à Szedvilas, qui avait promis de les accompagner. Pendant toute la soirée, Jurgis leur répéta que la mission qu’elles allaient accomplir était lourde de conséquences. Apparurent finalement les précieuses liasses de billets de banque que les membres de la famille avaient cachées sur eux et dans leurs bagages. Ils les glissèrent dans un petit sac qu’ils fermèrent soigneusement avant de le coudre à petits points dans la doublure du vêtement de Teta Elzbieta.
Tôt le matin, les émissaires se mirent en route. Les femmes étaient blêmes de peur en pensant à toutes les recommandations et les mises en garde de Jurgis. Même l’imperturbable marchand de plats cuisinés, qui se targuait pourtant d’être un homme d’affaires, n’était pas à l’aise. L’agent les invita à s’asseoir. Puis il leur donna à lire l’acte de vente qu’il avait préparé, ce que Szedvilas fit à voix haute. Ce fut une opération pénible et laborieuse, pendant laquelle l’agent ne cessa de tambouriner sur son bureau. Teta Elzbieta se sentait tellement gênée que de grosses gouttes de sueur perlaient à son front. En se livrant à cet examen, Jokubas ne mettait-il pas ouvertement en doute l’honnêteté du « monsieur » ? Mais le Lituanien, sans s’émouvoir, continua, page après page. Il comprit bientôt qu’il avait eu raison. Un horrible soupçon commençait à poindre dans son esprit. Plus il avançait dans le document, plus ses sourcils se fronçaient. À sa connaissance, il ne s’agissait en aucun cas d’un acte de vente, mais seulement d’un bail de location ! C’était difficile à dire avec tout ce jargon juridique qui lui était totalement étranger, mais cette phrase-là n’était-elle pas claire : « La première des deux parties susmentionnée certifie par le présent acte accepter de louer à la deuxième partie susmentionnée... » ? Et celle-ci : « ... d’une valeur locative mensuelle de douze dollars sur une période de huit années et quatre mois ! » Là-dessus, Szedvilas ôta ses lunettes, regarda l’agent et bredouilla une question.
L’homme ne se départit pas de son extrême politesse et expliqua qu’il s’agissait de la formule consacrée, qu’il était toujours stipulé que la propriété devait être seulement louée. Il insista à plusieurs reprises pour attirer leur attention sur un point du paragraphe suivant, mais Szedvilas butait sur l’expression « valeur locative ». Quand il la traduisit à Teta Elzbieta, celle-ci fut prise de panique. Il fallait attendre près de neuf ans avant que la maison ne leur appartienne ! L’agent, avec une infinie patience, recommença ses explications, mais en vain. Dans la tête d’Elzbieta était gravé le dernier avertissement solennel de Jurgis : « Si quelque chose ne va pas, ne lui donnez pas d’argent. Allez chercher un homme de loi. » Ce fut un instant atroce. Mais, assise sur sa chaise, les poings tellement serrés que le sang n’y circulait plus, Elzbieta fit un immense effort sur elle-même et, dans un souffle, fit part de son intention de recourir à un tiers.
Jokubas traduisit ses propos. Elle s’attendait à voir l’agent exploser de fureur, mais, à sa grande surprise, il ne broncha pas. Il proposa de se mettre lui-même en quête d’un notaire, mais elle déclina son offre. Jokubas et les trois femmes parcoururent des kilomètres pour trouver quelqu’un qui ne pût être soupçonné de complicité. Imaginez donc leur effarement lorsqu’ils entendirent l’homme avec qui ils étaient revenus une demi-heure plus tard saluer l’agent en l’appelant par son prénom !
Ils crurent que tout était perdu ; ils étaient assis là, comme des prisonniers attendant leur arrêt de mort. Ils ne pouvaient rien faire de plus, ils étaient pris au piège ! Le nouvel homme de loi lut l’ensemble de l’acte de vente et, quand il eut fini, il déclara à Szedvilas que tout était en règle, que c’était le contrat en usage dans ce genre de transactions. Le prix était-il bien celui qui avait été convenu ? demanda le vieux Jokubas. C’est-à-dire trois cents dollars comptant et le solde en mensualités de douze dollars jusqu’à ce que le total de mille cinq cents dollars ait été payé ? Oui, parfaitement. Et cela correspondait bien à la vente de la maison à l’adresse indiquée, terrain compris ? Oui. L’homme lui indiqua où tout cela était écrit. Tout était régulier, on ne leur cachait rien ? Ils étaient pauvres, cette somme était tout ce qu’ils possédaient et, si on les trompait, ils seraient ruinés. Szedvilas, tout tremblant, posa ainsi une multitude de questions, tandis que les femmes, muettes d’effroi, gardaient le regard rivé sur lui. Elles ne comprenaient pas ce qu’il disait, mais savaient que leur sort en dépendait.
Lorsque enfin, il n’eut plus rien à demander et qu’il fallut décider de conclure ou d’abandonner l’affaire, Teta Elzbieta eut grand-peine à s’empêcher d’éclater en sanglots. Jokubas voulait savoir si elle désirait signer. Par deux fois il le lui demanda. Mais que pouvait-elle bien répondre ? Comment être sûre que cet homme de loi disait la vérité, qu’il n’était pas de connivence avec l’autre ? Mais comment faire part de ce doute, quelle excuse trouver ? Tous dans le bureau avaient le regard tourné vers elle, attendant son verdict. Enfin, à demi aveuglée par les larmes, elle se mit à fouiller dans sa veste où était épinglée la précieuse fortune. Elle la sortit et la tira de son étui devant les trois hommes. Ona était assise dans un coin de la pièce, d’où elle observait la scène en se tordant les mains d’effroi. Elle brûlait de crier à sa marâtre d’arrêter, de ne pas tomber dans le traquenard. Mais elle avait la gorge nouée ; elle ne put émettre aucun son. Teta Elzbieta posa donc les billets sur la table ; l’agent les ramassa, les compta, remplit un reçu qu’il lui remit en même temps que le contrat. Il poussa alors un soupir de satisfaction, se leva et, toujours aussi affable et courtois, leur donna une poignée de main à chacun. Ona se rappelait vaguement que le notaire avait réclamé un dollar d’honoraires à Szedvilas et qu’une autre discussion et un nouveau moment d’affolement s’en étaient suivis. Enfin, après avoir réglé ce dernier dollar, ils sortirent. Elzbieta serrait convulsivement l’acte de vente dans ses mains. Ils avaient eu tellement peur que leurs jambes flageolaient et ils durent s’asseoir en chemin.
Les trois femmes retournèrent chez elles, épouvantées. Quand Jurgis rentra ce soir-là, elles lui firent le récit de l’entretien. Tout était fini ! Jurgis était sûr qu’elles s’étaient fait escroquer, qu’ils étaient ruinés. Il était déchaîné. Il s’arrachait les cheveux, tempêtait, jurait qu’il tuerait l’agent le soir même. Après s’être emparé du document, il s’élança hors de la maison et courut à travers le quartier jusqu’à Halsted Street. Jurgis arracha Szedvilas à son dîner et les deux amis se ruèrent chez un deuxième notaire. Quand ils pénétrèrent dans son étude, l’homme se leva d’un bond car, en voyant Jurgis les cheveux en bataille et les yeux injectés de sang, il crut être en présence d’un fou échappé de l’asile. Jokubas expliqua la situation à leur interlocuteur et lui remit l’acte de vente qu’il commença à lire, tandis que Jurgis, debout, se cramponnait au bureau en tremblant de tout son corps.
Une ou deux fois, l’homme de loi s’interrompit pour poser une question à Szedvilas ; Jurgis ne comprenait rien à ces échanges mais, le regard empli de terreur, il scrutait le visage du notaire pour essayer de lire dans ses pensées. Il sursauta en le voyant relever la tête, éclater de rire et s’adresser à Szedvilas. Jurgis se tourna vers son ami ; son cœur avait cessé de battre.
« Alors ? demanda-t-il dans un hoquet.
— Il dit qu’il n’y a pas de problèmes, répondit Szedvilas.
— Pas de problèmes !
— Oui. Tout est en règle. » Jurgis éprouva un tel soulagement qu’il s’affala sur sa chaise.
« Tu es sûr ? » L’air lui manquait. Il fit traduire à Szedvilas une kyrielle de questions. Il ne se lassait pas d’entendre les réponses, identiques à chaque fois ; il formulait et reformulait la même interrogation de mille et une façons différentes. Oui, ils avaient acheté la maison pour de bon. Elle leur appartenait ; il leur suffisait de payer régulièrement et tout irait bien. Puis Jurgis se cacha le visage : il avait honte des larmes qui lui montaient aux yeux. Mais il avait eu tellement peur que, tout géant qu’il fût, il avait à peine la force de se lever.
L’homme de loi leur expliqua que le terme de « valeur locative » était purement formel, qu’il ne s’appliquait que jusqu’à ce que le dernier versement ait été encaissé, ceci afin de pouvoir expulser plus facilement les mauvais payeurs. Mais, s’ils s’acquittaient de ce qu’ils devaient, ils n’auraient rien à craindre, la maison serait à eux.
Jurgis fut si reconnaissant qu’il donna le demi-dollar d’honoraires sans sourciller. Puis il se précipita chez lui pour annoncer la nouvelle à sa famille. Il trouva Ona évanouie, les bébés en pleurs, la maison sens dessus dessous : tous avaient cru qu’il était parti tuer l’agent immobilier. L’agitation ne se calma qu’au bout de plusieurs heures. Durant cette terrible nuit, Jurgis se réveilla à de multiples reprises. Chaque fois, il entendait Ona et Teta Elzbieta sangloter doucement dans la pièce voisine.