Ces étranges manifestations débutèrent au cours de l’été. D’une voix étranglée de peur, Ona promettait chaque fois que cela ne se reproduirait plus. En vain. Les appréhensions de Jurgis augmentaient au fil des crises ; il se méfiait chaque jour davantage des propos lénifiants d’Elzbieta, persuadé qu’on lui cachait quelque terrible secret. Au cours de ces épisodes, il avait à une ou deux reprises croisé le regard de sa femme : c’était celui d’un animal traqué. Les sanglots éperdus d’Ona étaient entrecoupés de bribes de phrases qui disaient son angoisse et son désespoir. Si Jurgis ne s’inquiétait pas davantage de l’état de son épouse, c’est qu’il était lui-même trop abattu pour réagir. Il n’y pensait jamais, sauf lorsque les circonstances l’y forçaient. Comme une bête de somme, il vivait dans un état d’abrutissement tel qu’il ne se souciait que du moment présent.
L’hiver approchait à nouveau, plus menaçant, plus cruel que jamais. On était en octobre et la période de presse avait commencé. Pour produire la nourriture qui serait consommée pendant les fêtes de Noël, les machines, dans les usines, devaient tourner jusque tard dans la nuit ; Marija, Elzbieta et Ona, qui en étaient les rouages, faisaient des journées de quinze ou seize heures. Elles n’avaient pas le choix : pour conserver leur place, il leur fallait accepter de travailler aussi longtemps que nécessaire. Et puis, cela leur permettait de gagner un peu plus. Elles continuèrent donc, vaille que vaille, à supporter leur lourd fardeau. Elles démarraient le travail à sept heures tous les matins, déjeunaient à midi, puis ne s’arrêtaient plus, même pour avaler un morceau, jusqu’à dix ou onze heures du soir. Jurgis aurait aimé les attendre pour les aider à rentrer, mais elles repoussèrent son offre ; dans l’usine d’engrais, le travail cessait à l’heure habituelle et Jurgis n’aurait eu d’autre choix que d’aller dans un bar pour patienter. Chacune d’elles sortait seule dans la nuit et, titubant de fatigue, gagnait le coin de rue où elle devait rejoindre les deux autres ; si celles-ci étaient déjà parties, elle montait dans un tramway où elle luttait contre le sommeil tout au long du trajet. Quand les trois femmes arrivaient à la maison, trop fatiguées pour manger ou pour se déshabiller, elles se glissaient dans leur lit, sans même ôter leurs chaussures, et s’endormaient comme des souches. Pas question de céder au découragement, sinon ce serait leur perte, à coup sûr ; par contre, si elles tenaient bon, il y aurait peut-être assez de charbon pour aller jusqu’à la fin de l’hiver.
Un ou deux jours avant Thanksgiving, une tempête de neige éclata dans l’après-midi. Le soir, une couche de deux pouces d’épaisseur recouvrait les rues. Jurgis décida de ne pas repartir sans les femmes ; il dut pour cela aller se mettre au chaud dans un café, où il prit deux verres avant de se sauver pour échapper à son démon. Arrivé chez lui, il s’allongea en attendant le retour de ses compagnes et s’endormit aussitôt. Il fut soudain tiré d’un cauchemar par Teta Elzbieta qui le secouait en hurlant. Il mit du temps à comprendre ce qu’elle voulait : Ona n’était pas rentrée. Quelle heure était-il ? demanda-t-il. C’était le matin, l’heure de se lever. Ona n’était pas revenue de la nuit ! Il faisait un froid glacial et il y avait une neige haute d’un pied dans les rues !
Jurgis se redressa d’un coup. Marija, dans tous ses états, pleurait ; les enfants, par contagion, gémissaient, et le petit Stanislovas, terrorisé à l’idée de devoir affronter la neige, se lamentait lui aussi. Jurgis n’avait que ses chaussures et son manteau à enfiler. En trente secondes il fut dehors. Il réfléchit alors que cela ne servait à rien de se presser puisqu’il ne savait où aller. La nuit était encore noire. Dans le profond silence, Jurgis entendait les frémissements légers des gros flocons qui tombaient autour de lui. En quelques secondes, le temps que durèrent ses hésitations, il était devenu tout blanc.
Finalement, il partit au pas de course vers les abattoirs, tout en se renseignant en chemin dans les bars qui n’étaient pas fermés. Ona avait-elle été victime d’un malaise en chemin ou d’un accident aux machines ? Lorsqu’il parvint à la fabrique où elle travaillait, il questionna un veilleur de nuit. Il n’y avait rien à signaler, lui répondit l’homme. Dans la salle de pointage, qui était déjà ouverte, l’employé lui expliqua que le jeton de présence d’Ona avait été retourné la veille au soir ; elle était donc partie normalement.
Il ne restait plus qu’à attendre et Jurgis fit les cent pas dans la neige pour éviter de geler sur place. On s’affairait déjà aux abattoirs. Au loin, on déchargeait le bétail des trains. Dans un autre secteur, les « porteurs de carcasses » peinaient dans l’obscurité, transportant sur leurs épaules, jusqu’aux wagons frigorifiques, des quartiers de bœuf de deux cents livres. Puis, avant même les premières lueurs de l’aube, les ouvriers affluèrent à pas rapides, en grelottant, chacun avec sa gamelle à la main. Jurgis se posta près de la fenêtre du bureau de pointage, le seul endroit où il y eût suffisamment de lumière pour discerner les visages. La neige tombait tellement dru, qu’il devait être vigilant s’il ne voulait pas manquer Ona.
Il était maintenant sept heures. L’énorme machine industrielle s’ébranlait. Alors qu’il aurait dû être à son poste à la fabrique d’engrais, Jurgis, la peur au ventre, continuait à guetter. Ce ne fut que quinze minutes plus tard qu’une silhouette familière émergea du brouillard. Il bondit vers elle en poussant un cri. C’était Ona ! Elle courait. Quand elle le vit, elle chancela et s’effondra dans ses bras tendus.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Où étais-tu ? » s’écria-t-il, anxieux.
Elle mit plusieurs secondes à reprendre son souffle avant de répondre : « Je n’ai pas pu rentrer. La neige... il n’y avait plus de tramways.
— Mais tu étais où alors ? insista Jurgis.
— J’ai été obligée d’aller chez une amie, chez Jadvyga », haleta Ona.
Jurgis poussa un profond soupir de soulagement. Mais il s’aperçut que sa femme sanglotait et tremblait, comme si elle allait avoir une de ces crises de nerfs qu’il redoutait tant. « Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi ce qui s’est passé ! supplia-t-il.
— Oh, Jurgis, j’ai eu si peur ! dit-elle en l’étreignant comme une folle. J’ai été si inquiète ! »
Ils se tenaient près de la fenêtre du bureau de pointage. Comme on les dévisageait, Jurgis emmena Ona à l’écart. « Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il, perplexe.
— J’ai eu peur... J’ai eu peur, c’est tout, expliqua-t-elle à travers ses larmes. Comme tu ne savais pas où j’étais, je me demandais ce que tu allais faire. J’ai essayé de rentrer, mais j’étais trop fatiguée. Oh, Jurgis, Jurgis ! »
Il était si heureux de l’avoir retrouvée que rien d’autre ne comptait pour le moment. Il ne s’étonna pas de la voir aussi bouleversée. Sa panique, ses protestations incohérentes, tout cela n’avait pas d’importance puisqu’elle était revenue. Il la laissa pleurer, jusqu’à ce qu’elle s’apaise. Puis, comme huit heures approchaient et comme ils allaient perdre encore une heure de salaire s’ils s’attardaient davantage, il la quitta devant la porte de la conserverie. Elle était d’une pâleur mortelle ; il y avait dans ses yeux une lueur d’épouvante.
Ils connurent un bref répit. Noël était proche. La neige et la froidure persistaient. Aussi Jurgis continuait-il à accompagner sa femme au travail, titubant dans le noir sous son poids. Puis, une nuit, le cataclysme se produisit.
On était à trois jours des fêtes. Vers minuit, à leur retour, Marija et Elzbieta s’alarmèrent de ne pas trouver Ona à la maison. Les deux femmes avaient prévu de la rejoindre à l’endroit habituel ; elles avaient attendu, puis, ne la voyant pas, s’étaient rendues dans son atelier où elles avaient appris que les ouvrières chargées de l’emballage des jambons étaient toutes parties depuis une heure. Il ne neigeait pas ce soir-là et le froid n’était pas particulièrement rigoureux. Pourtant, aucun signe d’Ona ! Cette fois-ci, quelque chose de grave avait dû se produire.
Elles réveillèrent Jurgis qui se redressa, de fort méchante humeur, pour écouter leur histoire. Ona était certainement retournée chez Jadvyga, dit-il. Celle-ci n’habitait qu’à deux rues des abattoirs et peut-être qu’Ona n’avait pas eu la force de rentrer jusqu’à la maison. Mais non, il ne lui était rien arrivé ! De toute façon, on ne pouvait rien faire avant le matin. Sur ce, Jurgis tourna le dos aux deux femmes. Il ronflait déjà quand elles refermèrent la porte.
Le matin, cependant, Jurgis se leva et sortit une heure plus tôt que d’habitude. Jadvyga Marcinkus vivait avec sa mère et ses sœurs derrière Halsted Street, de l’autre côté des abattoirs, dans une unique chambre située en sous-sol. Mikolas venait d’être amputé d’une main à la suite d’un empoisonnement du sang et le mariage des deux amoureux avait été renvoyé aux calendes grecques. La pièce ne donnant pas sur la rue, on y accédait par une étroite cour. Jurgis vit de la lumière à la fenêtre et entendit au passage un grésillement de friture. Il frappa, s’attendant presque à voir Ona venir lui ouvrir. Mais il se trouva nez à nez avec une des petites sœurs de Jadvyga, qui le dévisagea par la porte entrouverte. « Où est Ona ? » demanda-t-il sans préambule. La fillette ne comprit pas. « Ona ? demanda-t-elle, les yeux toujours levés vers lui.
— Oui, dit Jurgis. Elle n’est pas ici ?
— Non », répondit la petite. Jurgis tressaillit. Puis Jadvyga arriva derrière sa sœur. Une fois qu’elle eut reconnu le visiteur, elle se cacha car elle n’était qu’à moitié vêtue. Jurgis voudrait bien l’excuser, commença-t-elle, sa mère était très malade...
Jurgis était trop inquiet pour la laisser finir : « Ona n’est pas ici ?
— Mais non, dit Jadvyga. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire ça ? Elle vous a dit qu’elle viendrait ?
— Non, répondit-il, mais elle n’est pas rentrée à la maison et je pensais qu’elle était venue ici comme la dernière fois.
— Comme la dernière fois ? répéta Jadvyga, ne sachant que penser.
— Oui, quand elle a passé la nuit chez vous, dit Jurgis.
— Vous devez vous tromper, se hâta-t-elle de répondre. Ona n’a jamais passé la nuit chez moi. »
Sur le moment, les implications de ce qu’il venait d’entendre lui échappèrent. « Mais !... Mais ! s’écria-t-il. Il y a quinze jours, Jadvyga ! C’est elle-même qui me l’a dit. La nuit où il a tellement neigé qu’elle n’a pas pu rentrer.
— Vous devez faire erreur, persista Jadvyga. Elle n’est pas venue ici. »
Jurgis se rattrapa au chambranle. Jadvyga aimait bien Ona et, inquiète elle aussi, elle ouvrit complètement la porte, en maintenant le col de sa camisole croisé sur sa gorge. « Vous êtes sûr d’avoir bien compris ? Ça devait être ailleurs. Elle...
— Non, c’était ici, l’interrompit Jurgis. Elle m’a donné de vos nouvelles, m’a parlé de ce qui vous était arrivé. Elle m’a rapporté votre conversation. Vous êtes certaine de ne pas avoir oublié ? Vous ne vous êtes pas absentée ?
— Non, je vous assure ! » protesta-t-elle. Une voix agacée se fit alors entendre : « Jadvyga ! Le bébé va prendre froid. Ferme cette porte ! » Jurgis resta planté là encore quelques instants, à bafouiller devant la porte presque close. Puis, comme il n’y avait plus rien à ajouter, il s’excusa et s’en alla.
Il erra au hasard des rues, dans un état second. Ona l’avait trompé ! Elle lui avait menti ! Mais pourquoi ? Où était-elle allée ? Où était-elle maintenant ? Il pouvait à peine concevoir la chose, encore moins trouver une explication. Mais mille hypothèses, plus folles les unes que les autres, lui venaient à l’esprit. Une catastrophe était imminente. Il le sentait.
Ne sachant que faire d’autre, il retourna reprendre son guet devant le bureau de pointage. Il attendit jusqu’à près de huit heures. Il pénétra alors dans l’atelier d’Ona pour se renseigner auprès de la contremaîtresse. Celle-ci n’était pas encore arrivée. Aucun tramway n’avait circulé depuis la veille au soir à cause d’une panne d’électricité. Tout le trafic en provenance du centre-ville était interrompu. Cependant, l’emballage des jambons continuait, sous le contrôle d’une autre surveillante. L’ouvrière à qui Jurgis s’adressa était occupée ; tout en parlant, elle regardait autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’espionnait. Un homme, qui poussait un wagonnet, arriva. Il savait que Jurgis était le mari d’Ona. Aiguillonné par la curiosité, il s’approcha.
« C’est vraisemblablement à cause des tramways ; peut-être qu’elle est allée en ville, avança-t-il.
— Non, elle ne descend jamais en ville, répliqua Jurgis.
— Si vous le dites... », lança l’homme.
Jurgis crut le voir échanger un rapide coup d’œil avec l’ouvrière pendant qu’il parlait. Il intervint aussitôt : « Vous savez quelque chose ? »
Mais l’homme s’était aperçu que son supérieur le regardait du coin de l’œil. Il s’éloigna avec son chariot. « Je ne sais rien, dit-il par-dessus son épaule. Comment voulez-vous que je sois au courant des allées et venues de votre femme ? »
Jurgis ressortit et fit les cent pas devant le bâtiment pendant toute la matinée, oubliant son travail. Vers midi, il se rendit au poste de police pour tenter d’obtenir des informations, puis reprit sa garde anxieuse. Finalement, en milieu d’après-midi, il décida de regagner ses pénates.
Il marchait dans Ashland Avenue. Les tramways avaient recommencé à circuler. Il en vit passer plusieurs, tellement bondés que des voyageurs étaient debout sur les marchepieds. À la vue des véhicules, il repensa à la remarque ironique de l’ouvrier, dans l’atelier d’Ona. Inconsciemment, il suivit des yeux les rames qui défilaient devant lui. Tout à coup, il poussa une exclamation de surprise et s’arrêta net.
Puis il se mit à courir derrière le tramway jusqu’à la rue suivante. Ce chapeau couleur rouille avec sa fleur rouge qui pendait n’était peut-être pas celui d’Ona, mais il lui ressemblait fort. Il en aurait très vite le cœur net car l’arrêt le plus proche de chez eux ne se trouvait qu’à deux pâtés de maisons. Il ralentit, laissant la voiture s’éloigner.
La passagère descendit. Dès qu’elle eut disparu dans une rue transversale, Jurgis reprit sa course. Trop de soupçons s’étaient insinués en lui pour qu’il eût honte de filer ainsi cette femme. Il la vit disparaître au coin de la rue où ils habitaient. Il accéléra et l’aperçut au moment où elle montait les marches de leur perron. Il fit demi-tour et marcha de long en large sur le trottoir pendant cinq minutes, poings et mâchoires serrés, dans un état d’extrême agitation. Enfin, il se dirigea vers leur logis et entra.
Quand il ouvrit la porte, il trouva Elzbieta qui, elle aussi, était partie à la recherche d’Ona et était de retour. Elle avança sur la pointe des pieds, un doigt sur les lèvres. Jurgis attendit qu’elle soit à côté de lui.
« Ne fais pas de bruit, chuchota-t-elle, très vite.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Ona dort, dit-elle dans un souffle. Elle est très malade. J’ai peur qu’elle n’ait plus toute sa tête, Jurgis. Elle s’est perdue en ville et a erré dans les rues toute la nuit. Je viens seulement de réussir à la calmer.
— Quand est-elle rentrée ? s’enquit Jurgis.
— Peu après ton départ ce matin, répondit Elzbieta.
— Et elle n’est pas ressortie depuis ?
— Non, bien sûr que non. Elle est trop faible, Jurgis. Elle... »
La mâchoire de Jurgis se contracta : « Vous mentez. »
Elzbieta sursauta et blêmit. « Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? » s’étrangla-t-elle.
Mais Jurgis ne répliqua rien. Il écarta Elzbieta et se dirigea d’un pas résolu vers la porte de la chambre. Il l’ouvrit.
Ona était assise sur le lit. Quand son mari entra, elle se retourna et le regarda d’un air interloqué. Il ferma la porte au nez d’Elzbieta et s’approcha de sa femme. « Où as-tu été ? » demanda-t-il.
Elle tenait ses mains jointes, crispées sur ses genoux. Elle était pâle comme un linge, avait les traits tirés par la douleur. À une ou deux reprises elle essaya de répondre, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Enfin, elle se mit à parler rapidement, à voix basse : « Jurgis, je... je crois que je n’étais pas dans mon état normal. Quand j’ai voulu rentrer hier soir, je n’ai plus retrouvé le chemin. J’ai marché... j’ai marché toute la nuit, je crois et... je ne suis arrivée... que ce matin.
— Tu avais donc besoin de te reposer, dit-il durement, pourquoi tu es ressortie ? »
Il la regardait droit dans les yeux. Il y discerna une soudaine lueur de crainte, mêlée d’affolement et de confusion. « Il... il a fallu que j’aille... faire des courses, dit-elle d’une voix haletante à peine audible. J’ai dû aller...
— Tu mens », coupa Jurgis.
Il serra les poings et fit un pas vers sa femme. « Pourquoi tu mens ? s’écria-t-il sauvagement. Qu’est-ce que tu as à me cacher ?
— Jurgis ! s’écria-t-elle en se levant, pleine d’effroi. Jurgis, comment peux-tu dire ça ?
— Tu m’as menti, hurla-t-il. Tu m’as raconté que tu étais allée chez Jadvyga l’autre soir. Ce n’est pas vrai. Tu étais quelque part en ville, comme la nuit dernière. Je t’ai vue descendre du tramway. Où as-tu été ? »
Ce fut pour Ona comme un coup de poignard. Elle semblait se décomposer sur place. Elle resta debout une seconde, chancelante, fixant sur Jurgis un regard horrifié, puis, avec un cri d’angoisse, elle avança en titubant, les bras tendus vers son mari.
Mais il s’écarta délibérément, la privant de son soutien. Elle se raccrocha au bord du lit, puis s’affaissa par terre, le visage dans les mains, et se mit à pleurer éperdument.
Elle fut prise d’une de ces crises d’hystérie qui avaient si souvent jeté Jurgis en plein désarroi. Elle sanglotait, libérant ainsi, avec chaque crise de larmes, la peur et l’angoisse accumulées en elle. De violentes émotions la submergeaient, la secouaient tout entière, comme les bourrasques de vent font ployer les arbres au sommet des collines. Elle frissonnait de tout son corps, tressaillait, comme si une force monstrueuse s’était emparée d’elle pour la torturer et la déchirer. Il y a quelque temps encore, Jurgis aurait été fou d’inquiétude ; mais aujourd’hui, il restait de marbre, les poings et les lèvres serrés. Elle pouvait bien pleurer à en mourir, il ne se laisserait pas ébranler cette fois-ci, il tiendrait bon. Cependant, son sang se glaçait dans ses veines malgré lui, ses lèvres tremblaient en entendant les cris de sa femme. Aussi accueillit-il avec soulagement la diversion créée par Teta Elzbieta qui, blême d’angoisse, ouvrit la porte et se précipita dans la chambre. Pourtant, il fit volte-face et lança rageusement : « Sortez ! Fichez le camp ! » Comme elle hésitait, cherchait ses mots, il la saisit par le bras et la jeta dehors sans ménagement. Il claqua la porte qu’il bloqua avec une table. Puis il revint vers Ona et se planta devant elle en hurlant : « Maintenant, tu vas me répondre ! »
Mais elle ne l’entendait pas ; elle était toujours entre les griffes de son démon. Jurgis voyait les mains de sa femme, agitées de spasmes, courir çà et là sur le couvre-lit devant elle, comme des créatures vivantes ; il voyait son corps et ses membres se tétaniser en soubresauts convulsifs. Elle sanglotait, elle étouffait, comme si sa gorge était encombrée de sons qui, par vagues successives, cherchaient à se frayer un passage. Des cris de plus en plus aigus, de plus en plus stridents, s’échappèrent de sa bouche et se transformèrent en atroces et sauvages éclats de rire. Jurgis endura ce spectacle un moment, puis il n’y tint plus. Il se jeta sur Ona, l’empoigna par les épaules et la secoua en lui martelant dans les oreilles : « Arrête, tu m’entends ! Arrête ! »
Elle leva vers lui un regard plein de souffrance, avant de tomber à ses pieds. Elle lui saisit les chevilles, malgré les efforts de Jurgis pour se dégager. Elle se tordait en tout sens, le visage contre le plancher. Jurgis sentit sa gorge se contracter et il répéta plus férocement encore : « Arrête, tu m’entends ! »
Cette fois-ci, elle obéit. Elle reprit haleine et se tut, sans pouvoir, cependant, réprimer les hoquets qui lui déchiraient la poitrine. Elle resta allongée ainsi, totalement immobile, durant une minute entière. Jurgis fut pris d’une crainte terrible : était-elle en train de mourir ? Mais soudain, il l’entendit murmurer : « Jurgis ! Jurgis !
— Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.
Elle était si faible qu’il dut se pencher. Elle l’implorait. Elle parlait avec difficulté, par saccades : « Aie confiance en moi ! Crois-moi !
— Croire quoi ? s’écria-t-il.
— Crois-moi quand je dis... que je sais ce qu’il faut faire... que je t’aime ! Ne me demande pas... ce que tu m’as demandé. Jurgis, je t’en prie ! Je t’en prie ! C’est mieux ainsi... C’est... »
Il voulut intervenir mais elle le coupa et continua fiévreusement : « Si seulement tu voulais ! Si tu voulais... seulement me croire ! Ce n’est pas ma faute... Je ne pouvais pas faire autrement... Tout ira bien... Ce n’est rien... Je n’ai rien fait de mal. Oh, Jurgis... s’il te plaît, je t’en supplie ! »
Elle lui étreignait les jambes et tentait de se redresser pour le regarder. Il sentait les tremblements de ses mains et les palpitations de sa poitrine qu’elle pressait contre lui. Elle réussit à lui agripper une main, qu’elle attira contre son visage et baigna de larmes : « Oh, crois-moi, crois-moi ! » se remit-elle à gémir. Il hurla de rage : « Non ! Je ne te crois pas ! »
Mais elle se cramponnait encore à lui, désespérée, en se lamentant : « Jurgis ! Réfléchis à ce que tu es en train de faire ! Nous sommes perdus... perdus ! Il ne faut pas ! Non, non, ne me demande pas ça ! Il ne faut pas ! Cela va me rendre folle...me tuer... Non, non, Jurgis, je perds la tête... Ce n’est rien. Tu n’as pas vraiment besoin de savoir. Nous pouvons être heureux... nous pouvons nous aimer quand même. Oh, je t’en prie, je t’en supplie, crois-moi ! »
Ces paroles le mirent hors de lui. Il libéra brutalement ses mains et repoussa violemment sa femme. « Réponds-moi, hurla-t-il. Mais tu vas répondre, nom de Dieu ! »
Elle s’affala sur le plancher, à nouveau en pleurs. On aurait cru les gémissements d’une âme damnée. Jurgis ne les supporta pas. Il abattit son poing sur la table à côté de lui et rugit une nouvelle fois : « Réponds-moi ! »
Elle se mit à pousser des cris aigus, comme une bête sauvage : « Noooon ! Je ne peux pas ! C’est impossible !
— Et pourquoi ? fulmina-t-il.
— Je ne sais pas comment le dire ! »
Il bondit, l’attrapa par un bras et la redressa, en la fixant méchamment. « Dis-moi où tu étais la nuit dernière ! » Il haletait. « Dépêche-toi, ça suffit maintenant ! »
Alors, elle se mit à égrener des mots à voix basse : « J’étais... dans... une... maison... en ville...
— Quelle maison ? De quoi tu parles ? »
Elle tenta de se cacher les yeux, mais il lui maintenait les bras. « Celle de Mlle Henderson », avoua-t-elle dans un souffle.
Il ne comprit pas tout de suite. « Celle de Mlle Henderson », fit-il en écho. Puis tout à coup, ce fut comme une explosion : la vérité lui éclata en plein visage. Tout se mit à tourner autour de lui. Les jambes flageolantes, il recula avec un hurlement. Il se rattrapa au mur, hagard, et porta la main à son front en murmurant : « Doux Jésus ! Doux Jésus ! »
Ona restait vautrée à ses pieds. Il se jeta sur elle et la saisit à la gorge. « Dis-moi ! souffla-t-il d’une voix rauque. Vite ! Qui t’a emmenée là-bas ? »
En tentant de se dégager, elle ne fit qu’accroître la fureur de son mari. Il crut qu’Ona avait peur ou qu’il lui faisait mal. Il ne comprenait pas qu’elle était tenaillée par la honte. Elle finit par répondre. « Connor.
— Connor ? hoqueta-t-il, qui c’est, ce Connor ?
— Le contremaître. L’homme... »
Dans sa fièvre, il resserra son étreinte. Mais, voyant les yeux d’Ona se fermer, il s’aperçut qu’il l’étranglait. Il détendit ses doigts et s’accroupit à côté d’elle en attendant qu’elle rouvre les paupières. Ona sentait l’haleine brûlante de son mari sur son visage.
« Dis-moi, chuchota-t-il enfin, raconte-moi tout. »
Elle gisait dans une totale immobilité. Il dut retenir sa respiration pour entendre ce qu’elle disait : « Je ne voulais pas... faire ça. J’ai essayé... j’ai essayé de résister. J’ai cédé uniquement... pour nous sauver. C’était notre seule chance. »
À nouveau on n’entendit plus que le souffle oppressé de Jurgis. Ona ferma les yeux et ne les rouvrit pas quand elle se remit à parler. « Il m’a dit... qu’il me ferait mettre à la porte. Il m’a juré qu’il le ferait... que nous perdrions tous notre place. Qu’on ne retrouverait plus de travail... ici... jamais. Il... ne plaisantait pas... Il nous aurait mis sur la paille. »
Jurgis tremblait tellement en écoutant Ona qu’il dut à plusieurs reprises s’agripper à un meuble pour ne pas perdre l’équilibre. « Quand est-ce... quand est-ce que ça a commencé ? murmura-t-il.
— Dès le début. » Elle semblait en transe. « Tout ça, c’est... c’est eux qui ont tout manigancé... C’est Mlle Henderson. Elle me détestait. Et lui... il me voulait. Il a commencé par me faire la conversation. Et puis il s’est mis à... me faire la cour. Il m’a proposé de l’argent. Il me suppliait... il disait qu’il m’aimait. Après, il m’a menacée. Il savait tout sur nous. Qu’on mourrait de faim si... Il connaissait ton chef... et celui de Marija aussi. Il disait qu’il nous pourchasserait jusqu’à la mort. Et puis il a promis que si je... si j’acceptais... on aurait toujours du travail... nous tous. Un jour, il m’a attrapée... il ne voulait plus me lâcher... il... il...
— Et ça se passait où ?
— Dans le hall d’entrée... la nuit... quand tout le monde était parti. Je ne pouvais rien faire. Je pensais à toi... au bébé... à Elzbieta et aux enfants. J’avais peur de lui... d’appeler au secours. »
En quelques minutes, le visage d’Ona était passé du gris à l’écarlate. Sa respiration redevenait difficile. Jurgis demeurait muet.
« Ça, c’était il y a deux mois. Après, il a voulu que j’aille... dans cette maison. Il voulait que j’y reste. Il disait... qu’on n’aurait plus besoin de travailler... aucun de nous. Il m’a obligée à y aller... le soir. Je t’ai dit... tu croyais que j’étais à l’usine. Et puis, l’autre nuit... il a tellement neigé que je n’ai pas pu rentrer. Et hier soir... les tramways étaient bloqués. Si peu de chose... et ça risquait de nous perdre tous. J’ai essayé de revenir à pied, mais je n’ai pas réussi. Je ne voulais pas que tu sois au courant. On... s’en serait sortis. On aurait continué à vivre... comme d’habitude... tu ne l’aurais jamais su. Il commençait à se lasser de moi... tôt ou tard, il m’aurait laissée tranquille. Je suis enceinte... je deviens laide. C’est ce qu’il m’a lancé... hier soir... il m’a dit ça deux fois. Et il m’a donné des coups de pied... hier soir... aussi. Et maintenant tu vas... tu vas... aller le tuer... et on va tous mourir. »
Elle avait débité tout cela sans bouger, sans même un battement de paupières. Elle était étendue là, comme une morte. Jurgis ne dit pas un mot. Il se releva en prenant appui sur le bord du lit. Sans un regard pour sa femme, il se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Il ne vit pas Elzbieta, recroquevillée de peur dans un coin. Il sortit tête nue, sans refermer la porte derrière lui. Dès que ses pieds touchèrent le trottoir, il se mit à courir.
Il était comme possédé. Il était lancé dans une course aveugle, éperdue. Il regardait droit devant lui. Il était déjà dans Ashland Avenue quand la fatigue le contraignit à ralentir. Il aperçut un tramway, se précipita et l’attrapa au vol. Il avait des yeux de dément, les cheveux en bataille, le souffle rauque d’un taureau blessé. Mais les voyageurs n’y prirent pas garde : cette allure convenait à un homme qui dégageait pareille odeur. Comme d’habitude, ils firent le vide autour de lui. Le receveur prit sa pièce de cinq cents avec précaution, du bout des doigts, puis lui abandonna la plate-forme. Jurgis n’y prêta pas attention. Son esprit était ailleurs. Il bouillait intérieurement. Il attendait, à l’affût, prêt à bondir.
Quand le tramway arriva à l’entrée des abattoirs, Jurgis avait un peu récupéré son souffle. Il jaillit hors de la voiture et se remit à courir à toutes jambes. Les passants se retournaient sur son passage, mais lui ne voyait personne. L’usine était là. Il franchit la porte d’un bond et s’élança dans le couloir. Il savait où se trouvait l’atelier d’Ona. Il connaissait Connor, qui dirigeait l’équipe de chargement de la viande, à l’extérieur. En débouchant dans la salle, il chercha l’homme du regard.
Les ouvriers étaient en plein travail, occupés à transborder des caisses et des tonneaux dans les wagons. Jurgis parcourut rapidement le quai du regard. L’homme n’était pas là. Soudain, il entendit une voix dans le couloir. Il se rua dans cette direction. Une seconde encore et il était face à face avec le contremaître.
C’était un gros Irlandais rougeaud, aux traits taillés à la serpe, qui sentait l’alcool. En voyant Jurgis franchir le seuil, il pâlit. Il eut une seconde d’indécision, comme s’il voulait fuir. Trop tard. Son assaillant était déjà sur lui. Il porta les mains à son visage pour se protéger, mais Jurgis, de toute la force de son bras, de tout le poids de son corps, le frappa entre les deux yeux et le fit basculer en arrière. En un clin d’œil, il s’était jeté sur lui et lui enfonçait les doigts dans la gorge.
Il semblait à Jurgis que cet homme exsudait par tous ses pores les relents du crime qu’il avait commis. Quand il le toucha, il devint fou ; ses nerfs se mirent à vibrer, le démon qui l’habitait se réveilla. Ce monstre infâme avait peut-être assouvi son caprice sur Ona, mais maintenant, il le tenait, il le tenait ! C’était son tour ! Jurgis eut la vue brouillée par une vision de sang. Il poussa un hurlement de rage, souleva sa victime et lui écrasa la tête contre le sol.
Autour des deux hommes, ce fut l’émeute. Les femmes s’évanouirent en poussant des cris, les hommes accoururent. Jurgis, dans son emportement, ne pouvait s’en rendre compte ; il s’aperçut à peine qu’on essayait de le maîtriser. Mais, quand une demi-douzaine d’hommes l’eurent saisi aux épaules et aux jambes, il comprit que sa proie allait lui échapper. En un éclair, il se pencha et planta ses dents dans la joue de Connor. Quand on finit par l’arracher à sa victime, il dégouttait de sang et des lambeaux de peau pendaient à sa bouche.
Les hommes le plaquèrent au sol en s’accrochant à ses bras et à ses jambes. Mais ils avaient de la peine à le maintenir. Il se défendait comme un lion, se débattait, se tordait en tout sens ; dès qu’il sentait la prise se relâcher, il tentait aussitôt de se relancer à l’assaut de son adversaire, qui avait perdu connaissance. Des renforts arrivèrent. On ne vit bientôt plus qu’un monceau de corps et de membres enchevêtrés, agité de soubresauts, qui s’avançait en cahotant dans la pièce. Finalement, par le simple effet de leur poids, les hommes réussirent à empêcher Jurgis de respirer. Ils le transportèrent au poste de garde de l’entreprise où il resta allongé sans bouger jusqu’à l’arrivée du fourgon cellulaire.