Chapitre 7

Tout l’été, la famille travailla sans relâche. À l’automne, elle avait réuni la somme nécessaire pour que Jurgis et Ona puissent se marier dans les règles, selon les traditions de leur pays natal. Fin novembre, ils louèrent une grande salle et invitèrent toutes leurs nouvelles connaissances qui leur laissèrent, pour seul cadeau, à la fin de la noce... une dette de plus de cent dollars.

Cette douloureuse épreuve emplit Jurgis et Ona d’amertume et les plongea dans le désespoir. Fallait-il que cela se produise dans ce moment de tendresse partagée ? Quelle tristesse de commencer ainsi leur vie conjugale ! Ils s’aimaient tant ; n’avaient-ils pas droit à quelque répit ? Tout semblait pourtant concourir à leur bonheur et leurs cœurs émerveillés s’embrasaient au moindre souffle. Ce mystère de l’amour accompli les remuait jusqu’au plus profond d’eux-mêmes. Était-ce faiblesse de leur part que d’aspirer à un peu de paix ? Leur âme s’était ouverte comme la fleur au printemps, et voilà que l’hiver impitoyable s’abattait sur eux ! Ils se demandaient si jamais, dans le monde, une passion s’était ainsi épanouie pour se voir ensuite étouffer et piétiner de la sorte.

Au-dessus de leur tête, le fouet cruel de la misère faisait entendre ses féroces claquements. Le matin même qui suivit la noce, il vint les tirer de leur sommeil pour les pousser vers l’usine avant le lever du jour. Ona, épuisée, tenait à peine debout. Mais qu’elle vînt à perdre sa place et ils seraient ruinés ; on ne manquerait pas de la chasser si elle arrivait en retard ce jour-là. Tout le monde dut aller travailler, y compris le petit Stanislovas, qui souffrait d’une indigestion de saucisses et de salsepareille. Il resta debout devant sa machine toute la journée ; il chancelait, ses paupières se fermaient malgré lui et il faillit être renvoyé car, par deux fois, le contremaître dut lui botter les fesses pour le réveiller.

Pour se rétablir complètement, une bonne semaine fut nécessaire, durant laquelle, entre les pleurnicheries des enfants et la mauvaise humeur des adultes, l’atmosphère du foyer ne fut pas des plus détendues. Seul Jurgis perdait rarement patience. Ce calme, il le devait à Ona. Un simple coup d’œil vers sa femme suffisait à l’apaiser. Elle était tellement sensible ! Elle n’était pas faite pour pareille vie. Cent fois par jour, lorsqu’il pensait à elle, il serrait les poings et se remettait à la besogne avec un regain d’énergie. Il était indigne d’elle, se disait-il, et cette idée l’effrayait. Il l’avait longtemps convoitée, mais, maintenant qu’elle était sienne, il était convaincu de ne pas l’avoir méritée. La confiance qu’elle lui témoignait était preuve de sa bonté à elle, non de ses qualités à lui. Mais il s’était promis qu’elle ne saurait jamais rien de cela et il se surveilla pour ne pas trahir ses mauvais penchants. Aussi était-il toujours vigilant et veillait-il à bien se tenir et à ne pas jurer. Il voyait si souvent Ona fondre en larmes et jeter vers lui des regards implorants, qu’il prenait mille résolutions pour lui être agréable. Et cela s’ajoutait à ses autres tracas. Jamais il n’avait eu autant de choses en tête.

C’était à lui de la protéger, de la préserver des horreurs qui les entouraient. Il était son seul soutien. S’il venait à trébucher, elle serait perdue. Il la tiendrait donc à l’abri dans ses bras pour la soustraire au monde. Il avait à présent compris que la vie était une lutte où chacun était seul contre tous, où chacun ne devait penser qu’à soi. Plutôt que d’organiser soi-même des banquets, il valait mieux attendre d’être invité. Il fallait rester sur ses gardes, le cœur plein de haine, conscient que rôdaient alentour des puissances hostiles qui en voulaient à votre bien et usaient de toutes leurs séductions pour vous prendre au piège. Les devantures des magasins étaient constellées d’inscriptions faussement alléchantes ; les clôtures le long des routes, les réverbères, les poteaux télégraphiques étaient recouverts d’affiches trompeuses. La gigantesque Compagnie qui vous employait vous mentait, à vous et au monde entier ; tout, du haut jusqu’en bas, n’était qu’une phénoménale mystification.

Jurgis disait avoir conscience de tout cela. Pourtant, il enrageait, car la lutte était inégale ; un des deux camps était par trop avantagé. Lui, par exemple, avait fait vœu, à genoux devant Ona, de lui épargner toute épreuve. Or, une semaine plus tard, sa femme allait endurer les pires souffrances sous les coups d’un ennemi contre lequel il allait se trouver totalement désarmé.

Un matin de décembre, il se mit à pleuvoir à torrents. Pour Ona, la perspective de rester trempée toute la journée, en cette saison, dans une cave glaciale de chez Brown, n’avait rien de réjouissant. Elle n’était qu’une pauvre ouvrière qui ne pouvait s’offrir des vêtements imperméables. Aussi Jurgis l’accompagna-t-il jusqu’au tramway. Il faut savoir que ces messieurs les propriétaires de la compagnie de transports essayaient de faire le maximum de bénéfices. Or, un arrêté municipal venait de les obliger à délivrer des billets de correspondance à leurs clients. Outrés par cette directive, ils avaient décidé que, pour obtenir ce titre, l’usager devait le demander en même temps qu’il payait sa place. Puis ils avaient encore durci le règlement en interdisant aux receveurs de proposer ce fameux billet de correspondance aux passagers : c’était à ces derniers de prendre l’initiative. On avait bien expliqué à Ona ce qu’elle devait faire, mais, comme il n’était pas dans ses habitudes de réclamer, elle attendit, suivant l’employé du regard, espérant qu’il ne l’oublierait pas. Au moment de changer de tramway, elle finit par demander son billet, qui lui fut refusé. Désemparée, elle se mit à plaider sa cause dans une langue dont le receveur ne comprit pas un mot. Après lui avoir adressé plusieurs avertissements, l’employé donna le signal et le tramway repartit. Ona fondit en larmes. Bien sûr, elle descendit à l’arrêt suivant, mais, comme il ne lui restait plus d’argent, elle dut faire le reste du trajet à pied sous une pluie battante. Elle passa toute la journée à grelotter. Quand elle rentra le soir, elle claquait des dents et avait mal à la tête et au dos. Elle souffrit atrocement pendant deux semaines, tout en continuant, malgré tout, à se traîner à son travail chaque jour. La contremaîtresse était particulièrement stricte avec Ona, qu’elle soupçonnait de faire la mauvaise tête depuis le jour où on lui avait refusé un congé pour le lendemain de ses noces. Ona, quant à elle, sentait bien que sa supérieure ne voyait pas d’un bon œil le mariage de ses ouvrières ; peut-être était-ce parce qu’elle-même était vieille fille et laide de surcroît.

Jurgis et les siens étaient exposés à toutes sortes de dangers et se trouvaient toujours du côté des victimes. Les enfants ne se portaient pas aussi bien qu’au pays. Comment leurs parents auraient-ils pu savoir que leur maison ne disposait pas de tout-à-l’égout et que les eaux usées de quinze années stagnaient dans une fosse creusée sous leur habitation ? Comment auraient-ils pu savoir que le lait bleuâtre qu’ils achetaient au coin de la rue était étendu d’eau et additionné de formol ? Dans leur pays, Teta Elzbieta soignait les petits avec des plantes qu’elle cueillait dans la campagne ; ici, elle devait aller les acheter à la pharmacie sous forme d’extraits. Comment aurait-elle pu deviner que ceux-ci étaient falsifiés ? Comment Jurgis et les siens se seraient-ils doutés que leur thé, leur café, leur sucre, leur farine étaient frelatés, que, pour en rehausser la teinte, on avait ajouté des sels de cuivre dans leurs conserves de petits pois et des colorants azoïques dans leurs confitures ? Et même l’auraient-ils su, qu’auraient-ils pu y faire puisqu’on ne pouvait rien se procurer d’autre dans un rayon de plusieurs miles ?

Le froid hivernal commençait à pincer et il leur fallait économiser pour acheter des vêtements et des couvertures. Mais ils auraient beau épargner, où trouveraient-ils de quoi s’habiller chaudement ? Tout ce qu’on pouvait se procurer dans les magasins était en coton additionné de déchets de laine retissés. En payant plus cher, avec un peu de chance, ils pourraient s’offrir quelques fanfreluches ; mais de la bonne qualité, jamais. Un ami de Szedvilas, un jeune homme récemment arrivé de son pays et qui était commis dans un bazar d’Ashland Avenue, jubilait en relatant la farce que son chef avait jouée à un compatriote crédule. Le client désirant un réveil, le commerçant lui en avait proposé deux absolument identiques, l’un pour un dollar et l’autre pour un dollar soixante-quinze. Interrogé sur la raison de cette différence de prix, le marchand remonta le premier à moitié et le second à fond pour prouver que la sonnerie du plus cher durait deux fois plus longtemps ; l’acheteur avait alors déclaré que, comme il avait le sommeil profond, il avait intérêt à prendre le plus coûteux !

Un poète chante ces vers :

Plus profonde est l’âme et plus noble la conduite
De ceux qui aux flammes de l’angoisse
Ont consumé leur jeunesse.

Il est peu probable qu’il faisait là allusion à cette sorte d’angoisse qui vient de la misère, qui est certes infiniment âpre et cruelle, mais surtout sordide, triviale, laide, humiliante et ne peut être rachetée par aucune noblesse de sentiment, ni même par aucune compassion. Les poètes ont rarement décrit cette angoisse-là ; ils n’ont d’ailleurs dans leur vocabulaire aucun mot pour le faire, car il serait fort inconvenant d’en raconter les détails dans la bonne société. Comment, par exemple, espérer susciter de la sympathie chez les amoureux des belles lettres en décrivant les souffrances, la gêne et la honte d’une famille lituanienne qui trouva un jour sa maison grouillant de vermine et dépensa son argent durement gagné à tenter de l’éliminer ? Après bien des hésitations, Jurgis et les siens se procurèrent, pour vingt-cinq cents, un gros paquet d’insecticide, une préparation brevetée constituée en fait de quatre-vingt-quinze pour cent de plâtre, qui avait dû coûter deux cents au fabricant. Bien sûr, cette poudre resta sans effet, sauf sur quelques cafards qui, ayant eu la mauvaise idée de boire de l’eau après avoir avalé la mixture, eurent les intestins bouchés par du blanc de Paris. La famille, qui ne soupçonnait rien et qui n’avait plus d’argent à gaspiller, n’eut d’autre solution que d’abandonner la partie et de se résigner à cette nouvelle épreuve.

Et puis il y eut le vieil Antanas. C’était l’hiver. Dede Antanas travaillait dans une cave sombre et non chauffée de l’usine où, toute la journée, l’haleine des ouvriers se condensait en vapeur et où leurs doigts risquaient de geler. La toux du vieil homme empira, jusqu’au jour où elle ne lui laissa plus aucun répit et devint une gêne pour ses collègues. Un autre malheur, plus terrible encore, vint s’ajouter à celui-ci. Les produits chimiques dans lesquels il pataugeait eurent tôt fait de ronger ses bottes neuves. Ses pieds se couvrirent de plaies. Était-ce dû à un problème sanguin ou à quelque coupure qu’il s’était faite ? Il n’aurait su le dire. Il apprit qu’il s’agissait d’une affection courante, causée par le salpêtre ; à plus ou moins long terme, personne n’y échappait. Bientôt, il ne pourrait plus travailler, en tout cas à son poste actuel. Les lésions ne cicatriseraient jamais et ses orteils finiraient par tomber, à moins qu’il ne parte avant. Mais Antanas refusait d’abandonner sa place. Il savait à quelles difficultés sa famille se heurtait ; il se souvenait des efforts qu’il avait déployés pour obtenir son emploi. Il se banda les pieds et continua à boitiller et à tousser, jusqu’au jour où il s’effondra d’un coup, comme la voiture du poème « The One-Horse-Shay1 ». On l’allongea dans un endroit sec puis, ce soir-là, deux de ses collègues l’aidèrent à rentrer chez lui. Là, on le mit au lit et, malgré ses tentatives quotidiennes pour se remettre sur ses deux pieds, il ne se releva jamais plus. Il gisait là, à tousser nuit et jour. Il s’amaigrissait. Très vite, il ne fut plus qu’un squelette. Les os lui transperçaient la peau. C’était terrible à voir ; on frémissait rien que d’y penser. Une nuit, il eut une crise d’étouffement et un filet de sang s’écoula de sa bouche. Ses proches, affolés, firent venir un médecin, à qui ils donnèrent un demi-dollar pour s’entendre dire qu’il n’y avait plus rien à faire. Compatissant, le praticien veilla à ce que ses paroles ne parviennent pas aux oreilles du malade, qui s’accrochait toujours à l’espoir que son état allait s’améliorer et qu’il retournerait travailler sous peu. L’usine lui avait fait dire qu’elle lui gardait sa place (plus exactement, Jurgis avait payé un collègue pour qu’il vienne annoncer cette nouvelle à son père un dimanche après-midi). Malgré les trois hémorragies dont il fut encore victime, Dede Antanas continua à croire qu’il allait se rétablir. Puis un matin, on le trouva raide mort. Les finances de la famille n’étaient guère florissantes à ce moment-là ; bien que cela brisât le cœur de Teta Elzbieta, ils durent renoncer en grande partie aux rituels funéraires. Ils ne purent s’offrir qu’un corbillard et une voiture de louage pour les femmes et les enfants. Jurgis, qui apprenait vite, passa tout le dimanche à marchander le prix de la cérémonie, en présence de témoins, si bien que lorsque le croque-mort tenta de lui réclamer toutes sortes de suppléments, il put refuser de payer. La disparition du vieil Antanas Rudkus était d’autant plus douloureuse que le père et son fils avaient passé vingt-cinq ans de leur vie ensemble dans la forêt. Mais Jurgis, tout occupé à organiser les obsèques sans se ruiner entièrement, n’avait pas le temps de se laisser aller à ses souvenirs et à son chagrin. Peut-être était-ce mieux ainsi.

 

Le terrible hiver s’était maintenant abattu sur eux. Dans les forêts, en été, les branches des arbres luttent pour se faire une place à la lumière ; les plus fragiles n’y parviennent pas et meurent. Puis, les violentes bourrasques ou les tempêtes de neige et de grêle les jettent à terre. Il en allait de même à Packingtown. Le quartier tout entier se préparait à cette lutte à mort et ceux dont l’heure avait sonné périssaient en masse. Toute l’année, ils avaient été les rouages indispensables de la gigantesque machine industrielle ; le moment était maintenant venu de la remettre à neuf et de remplacer les pièces défaillantes. La pneumonie et la grippe battaient le quartier à la recherche des constitutions affaiblies ; la mort fauchait aussi ceux que la tuberculose avait diminués. Les bises cruelles et les tourmentes de neige s’acharnaient impitoyablement sur les plus fatigués et les plus anémiés. Tôt ou tard, ceux qui n’étaient plus en mesure de leur résister cessaient leur travail. Alors, sans perdre un instant, sans manifester le moindre intérêt ou le moindre regret, on offrait leur place à d’autres.

Des nouveaux candidats, il y en avait par milliers. Tous les matins, des hordes de crève-la-faim et de sans-le-sou se pressaient à la grille des conserveries et bataillaient pour gagner le droit de survivre. Blizzard, froid, rien ne les décourageait. Ils étaient là, deux heures avant le lever du soleil, une heure avant l’ouverture de l’usine. Parfois leur visage, leurs pieds, leurs mains gelaient, quand eux-mêmes ne gelaient pas tout entiers. N’importe, ils venaient, car ils n’avaient nul autre endroit où aller. Un jour, l’entreprise Durham fit annoncer dans le journal qu’elle recherchait deux cents hommes pour débiter de la glace. Tout le jour, sur l’étendue des deux cents miles carrés de la ville, les affamés et les sans-abri affrontèrent la neige pour s’acheminer jusqu’à l’usine. Le soir, pas loin d’un millier d’entre eux envahirent le poste de police du quartier des abattoirs. Ils se répandirent dans les salles, s’endormirent adossés les uns aux autres, s’entassèrent dans les couloirs, tant et si bien que les policiers durent fermer les portes et en laisser quelques-uns dehors dans le froid glacial. Le lendemain, à l’aube, ils étaient trois mille devant chez Durham ; des renforts de police durent intervenir pour réprimer l’émeute. Puis les contremaîtres en choisirent vingt parmi les plus vaillants : l’imprimeur de l’annonce s’était trompé d’un zéro.

À quatre ou cinq miles à l’est s’étendait le lac, balayé par les rafales hurlantes d’un vent polaire. Parfois, la nuit, les températures tombaient à moins vingt ou moins trente et, au matin, les rues étaient bloquées par une couche de neige qui atteignait les fenêtres des rez-de-chaussée. Les artères qu’empruntaient nos amis pour se rendre au travail n’étaient pas pavées. La chaussée était ravinée et pleine de trous. L’été, par fortes pluies, en certains endroits, on s’enfonçait dans l’eau jusqu’à la taille pour entrer chez soi ; en hiver, suivre ces rues dans le noir, matin et soir, relevait du défi. Les habitants s’emmitouflaient dans tous les vêtements qu’ils possédaient, mais ne pouvaient se protéger contre l’épuisement. Nombreux étaient ceux qui laissaient toutes leurs forces dans la bataille ; alors, ils s’allongeaient et s’endormaient pour toujours.

Si les hommes peinaient, on peut imaginer ce qu’enduraient les femmes et les enfants. Parfois, les uns ou les autres prenaient le tramway, lorsqu’il circulait. Mais, lorsqu’on ne gagne que cinq cents l’heure, comme le petit Stanislovas, on rechigne à gaspiller son salaire pour un trajet de deux miles. Les enfants s’enveloppaient dans de grands châles qu’ils s’enroulaient plusieurs fois autour de la tête pour se protéger les oreilles. Malgré tout, il y avait des accidents. Par un matin glacial de février, le petit partenaire de Stanislovas à la machine à saindoux arriva avec une heure de retard en hurlant de douleur. On lui ôta quelques couches de vêtements et un homme se mit à lui frotter vigoureusement les oreilles. Comme elles étaient gelées, elles se détachèrent net au bout de deux ou trois frictions. Cet incident déclencha chez le petit Stanislovas une peur panique du froid, qui tourna presque à la phobie. Tous les matins, au moment de partir, il se mettait à pleurer et à renâcler. Personne ne savait comment le prendre. C’était peine perdue de le menacer ; il semblait incapable de se dominer. Sa famille craignait parfois qu’il ne fût pris de convulsions. On décida finalement que, dorénavant, Stanislovas ferait le chemin en compagnie de Jurgis, à l’aller comme au retour. Quand la neige était profonde, celui-ci portait l’enfant sur ses épaules pendant tout le trajet. Lorsque Jurgis restait à travailler tard dans la nuit, le petit, ne disposant malheureusement d’aucun endroit où attendre, s’assoupissait sur un pas de porte ou dans un coin de la salle d’abattage, au risque de mourir de froid.

Les ateliers n’étaient pas chauffés ; à l’intérieur, la température était la même qu’à l’extérieur. Il en était ainsi dans presque tout le bâtiment, sauf dans les cuisines. Mais c’était là, en fait, que les hommes étaient le plus exposés car, pour passer d’une pièce à l’autre, ils devaient traverser des couloirs glacés avec un simple maillot sans manches sur la poitrine. À l’abattage, les ouvriers étaient le plus souvent couverts de sang et celui-ci, sous l’effet du froid, se figeait sur eux. Pour peu que l’un d’eux s’adossât à un pilier, il y restait collé ; s’il touchait la lame de son couteau, il y laissait des lambeaux de peau. Les hommes s’enveloppaient les pieds dans des journaux et de vieux sacs, qui s’imbibaient de sang et se solidifiaient en glace ; puis une nouvelle couche s’ajoutait à la précédente, si bien qu’à la fin de la journée ils marchaient sur des blocs de la taille d’une patte d’éléphant. De temps en temps, à l’insu des contremaîtres, ils se plongeaient les pieds dans la carcasse encore fumante d’un bœuf ou se précipitaient à l’autre bout de la salle s’arroser le bas des jambes avec des jets d’eau chaude. Le plus cruel était qu’il était interdit à la majorité d’entre eux, en tout cas à ceux qui maniaient le couteau, de porter des gants ; leurs bras étant blancs de givre et leurs mains engourdies, les accidents étaient inévitables. En outre, en raison de la vapeur qui se formait au contact du sang fumant et de l’eau chaude, on ne voyait pas à plus de trois pas devant soi. Quand on considère de surcroît que, pour respecter les cadences imposées, les ouvriers des chaînes d’abattage couraient en tout sens avec, à la main, un couteau de boucher aiguisé comme un rasoir, on peut être étonné qu’il n’y eût pas davantage d’hommes éventrés que d’animaux.

Une seule et unique chose aurait pu leur faire supporter tous ces désagréments : un endroit où manger. Jurgis pouvait décider de déjeuner dans la puanteur de son lieu de travail ou bien filer, comme le faisaient tous ses camarades, dans l’un des débits de boissons qui lui tendaient les bras par centaines. À l’ouest des abattoirs, dans Ashland Avenue, (« Whisky Row2 », comme on disait), les bars se succédaient sans interruption ; au nord, dans la quarante-septième rue, il y en avait une demi-douzaine par pâté de maisons. À l’angle de ces deux artères, « Whisky Point3 » était un espace de quinze à vingt arpents où se trouvait une fabrique de colle forte entourée d’environ deux cents cafés.

On avait l’embarras du choix : « Aujourd’hui, soupe aux pois chaude et chou bouilli », « Entrez ! Choucroute et saucisses chaudes », « Bienvenue ! Soupe de haricots et ragoût d’agneau ». Tous les menus étaient écrits en plusieurs langues, comme l’étaient aussi les enseignes, qui rivalisaient d’imagination pour attirer les clients. On trouvait : « Le Cercle Familial » et « Au Nid Douillet ». Il y avait aussi : « Au Coin du Feu », « La Chaleur de l’Âtre », « Le Palais des Plaisirs ». Et encore : « Au Pays des Merveilles », « Le Château des Rêves », « Aux Charmes de l’Amour ». Quel que soit leur nom, ces établissements ajoutaient aussi la mention « Quartier Général de l’Union » et promettaient de faire bon accueil aux travailleurs. On était sûr d’y trouver une chaise à côté d’un poêle allumé et des amis avec qui plaisanter et bavarder. Une seule condition pour s’installer : commander à boire. Si telle n’était pas votre intention, on vous mettait dehors en un clin d’œil et, pour peu que vous ne décampiez pas assez vite, vous risquiez fort de vous retrouver le crâne fendu par une bouteille. Mais tous les ouvriers respectaient cette règle et consommaient. Ils avaient l’impression qu’on leur offrait quelque chose sans contrepartie car, pour le prix d’un seul verre, ils avaient droit à un repas chaud gratuit. Mais tout cela n’était que théorique. En pratique, on rencontrait inévitablement un ami qui offrait une tournée et il fallait lui rendre la pareille. Puis un autre arrivait. De toute façon, quelques verres ne pouvaient faire que du bien à un travailleur dont la tâche était si pénible. Quand il retournait à l’usine, il grelottait moins, il se remettait à l’ouvrage avec davantage de courage, un peu moins abattu par la désespérante monotonie de sa tâche ; des idées lui venaient tout en travaillant et il envisageait les choses sous un meilleur jour. Le soir cependant, sur le chemin du retour, il recommençait à frissonner. Il devait alors s’arrêter une ou deux fois dans un bistrot pour retrouver la force de supporter la morsure du froid. Parfois, on servait des dîners chauds dans un bar ou dans un autre. Du coup, l’ouvrier arrivait chez lui en retard ou bien ne rentrait pas du tout. Dans ce cas, sa femme partait à sa recherche, mais elle aussi souffrait de la froidure. Et, comme il lui arrivait d’emmener ses enfants, c’étaient des familles entières qui, irrésistiblement, sombraient dans l’alcool. Enfin, pour boucler la boucle, les patrons payaient toujours leurs ouvriers avec des chèques, refusant catégoriquement de le faire en liquide. Où donc, à Packingtown, ces hommes pouvaient-ils échanger ce titre de paiement sinon dans un café où, en guise de remerciement, ils dépensaient une partie de leur salaire ?

Grâce à Ona, Jurgis n’entra pas dans cet engrenage. À midi, il ne prenait jamais plus que la consommation obligatoire. Cela lui valut une réputation d’ours mal léché et la désapprobation des cafetiers. Il devait changer d’établissement régulièrement. Le soir, il rentrait directement pour aider Stanislovas et Ona à faire le chemin ou pour mettre cette dernière dans un tramway. Quand il arrivait chez lui, il devait souvent ressortir et se rendre à plusieurs rues de distance pour acheter un sac de charbon, qu’il rapportait sur ses épaules, en titubant dans la neige. Leur maison n’était pas très accueillante, du moins cet hiver-là. Ils n’avaient pu s’acheter qu’un petit poêle, qui ne parvenait même pas à chauffer la cuisine quand le froid était extrême. Les conditions de vie étaient dures, aussi bien pour Teta Elzbieta, qui passait là toute sa journée, que pour les enfants, quand ils ne pouvaient aller à l’école. Le soir, ils s’asseyaient autour du poêle, serrés les uns contre les autres, leur assiette sur les genoux. Jurgis et Jonas fumaient leur pipe ; après quoi, on éteignait le feu pour économiser le charbon et tout le monde courait à son lit à la recherche d’un peu de chaleur. La température était parfois si basse qu’ils passaient des nuits effroyables. Ils dormaient tout habillés, enveloppés dans leur manteau, et empilaient sur eux ce qu’ils possédaient de couvertures et de vêtements de rechange. Les enfants s’entassaient dans le même lit mais ne parvenaient pas à se réchauffer pour autant. Ceux qui étaient sur les bords tremblaient, sanglotaient et grimpaient par-dessus les autres pour se glisser au milieu, ce qui provoquait inévitablement des bagarres. Cette vieille maison de bois pleine de courants d’air était bien différente de celles de leur pays natal, avec leurs gros murs épais enduits de terre des deux côtés. Le froid qui s’abattait sur eux était comme un être vivant. C’était une présence démoniaque qui rôdait dans la pièce. S’ils se réveillaient au milieu de la nuit, à l’heure où les ténèbres sont les plus épaisses, ils entendaient cette créature hurler au-dehors ; ou bien, pire encore, elle restait silencieuse comme une tombe. Ils la sentaient s’insinuer par les fentes, tendre vers eux ses doigts glacés, semeurs de mort. Ils se recroquevillaient, se faisaient tout petits pour qu’elle ne les vît pas. En vain. Elle avançait, elle approchait, tel un spectre macabre et terrifiant, surgi de quelque sombre caverne, puissance primitive, cosmique, annonciatrice des tortures infligées aux âmes perdues promises au chaos et à la destruction. Elle était cruelle, inflexible ; heure après heure, ils courbaient l’échine sous sa poigne de fer. Ils étaient seuls. Personne pour les entendre s’ils criaient : ni secours, ni pitié n’était à espérer. Ce cauchemar durait jusqu’au matin ; un peu plus faibles, un peu plus proches du moment où leur tour serait venu de tomber de l’arbre, ils sortaient alors pour une autre journée de labeur.

1 « Le Cabriolet », poème de Oliver Wendell Holmes (1809-1894), écrit en 1891. Un prêtre conçoit à grand-peine un cabriolet prévu pour avoir une durée de vie infinie. La voiture survit effectivement à son inventeur, à ses enfants, à ses petits-enfants. Puis, cent ans jour pour jour après l’achèvement de la construction, elle se brise brutalement en mille morceaux. (N.d.T.)
2 Littéralement : la « rue du Whisky ». (N.d.T.)
3 Littéralement : le « carrefour du Whisky ». (N.d.T.)