Le matin, après le déjeuner, on conduisit Jurgis au tribunal. La salle était comble car, outre les prisonniers, il y avait une foule de badauds venus par curiosité ou dans l’espoir de reconnaître l’un des accusés, qu’ils pourraient ensuite faire chanter. On fit comparaître d’abord les messieurs, à qui le juge adressa une réprimande collective avant de les acquitter. À son grand effroi, Jurgis fut appelé séparément ; son cas était jugé suspect. C’était précisément devant cette cour de justice qu’il avait été déféré le jour où il avait bénéficié d’une « suspension » de peine. Même juge, même greffier. Ce dernier dévisagea Jurgis comme si sa tête lui disait quelque chose, mais le juge, lui, n’eut pas même un froncement de sourcils. Seul le préoccupait le message téléphonique que devait lui transmettre un ami du brigadier du secteur, pour l’informer des dispositions à prendre concernant « Polly » Simpson, ainsi qu’on appelait la tenancière de la maison close. En attendant, il écouta Jurgis lui expliquer qu’il s’était trouvé là parce qu’il recherchait sa sœur, et il lui conseilla sèchement de surveiller de plus près les lieux que fréquentait celle-ci. Puis il relaxa Jurgis et infligea une amende de cinq dollars à chacune des filles. Madame Polly tira une liasse de billets de dessous ses jupes et paya pour l’ensemble de ses pensionnaires.
Jurgis attendit Marija dehors et la raccompagna jusqu’à la maison. La police avait vidé les lieux et quelques nouveaux clients avaient déjà fait leur apparition. Le soir même, les choses auraient repris leur cours normal, comme si rien ne s’était passé. Marija fit monter Jurgis dans sa chambre. Ils s’assirent et se mirent à causer. À la lumière du jour, Jurgis constata que les joues de sa cousine avaient perdu ce bel éclat naturel qui témoignait, autrefois, de sa santé florissante. Elle avait maintenant le teint jaune, parcheminé, et des cernes sous les yeux.
« Tu as été malade ? demanda-t-il.
— Malade ! s’exclama-t-elle. Bon Dieu de bon Dieu ! » (Marija avait appris à émailler ses propos de jurons dignes d’un fort des halles ou d’un charretier). « Comment veux-tu que je ne tombe pas malade avec la vie que je mène ? »
Elle se tut, regardant devant elle d’un air morose. « C’est la morphine, finit-elle par dire. J’ai besoin de doses un peu plus fortes tous les jours.
— Ça sert à quoi ? voulut savoir Jurgis.
— C’est comme ça ; je ne peux pas t’expliquer. Quand ce n’est pas ça, c’est l’alcool. Si les filles ne se soûlaient pas, elles ne pourraient jamais tenir le coup. Madame leur donne systématiquement de la drogue à leur arrivée. Et puis, peu à peu, elles s’y habituent. Elles en prennent aussi pour calmer leurs migraines ou quand elles ont mal quelque part. Petit à petit, elles ne peuvent plus s’en passer. C’est ce qui m’est arrivé. J’ai essayé d’arrêter, mais je n’y parviendrai pas tant que je serai là.
— Combien de temps tu comptes rester dans cette maison ? demanda Jurgis.
— Je ne sais pas. Jusqu’au bout, sans doute. Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ?
— Tu ne mets pas d’argent de côté ?
— De l’argent de côté ! s’écria Marija. Seigneur, non ! Je gagne pas mal ma vie, c’est vrai. Mais tout file. Je suis à cinquante pour cent avec Madame Polly, ce qui me fait deux dollars et demi par client et, parfois, jusqu’à vingt-cinq ou trente dollars par nuit. Tu te dis qu’avec ça je devrais pouvoir faire des économies, hein ? Mais il faut que je paye ma chambre et mes repas, à des prix que tu ne soupçonnes même pas. Et puis il y a les extra, les boissons, bref, tout m’est compté... et même plus d’ailleurs. Rien que chez la blanchisseuse, j’en ai presque pour vingt dollars par semaine, tu te rends compte ! Mais que faire d’autre ? C’est soit ça, soit la porte. Ailleurs, ce serait pareil. Tout ce que j’arrive à faire, c’est à donner quinze dollars toutes les semaines à Elzbieta pour que les enfants aillent à l’école. »
Marija resta quelques instants perdue dans ses pensées. Puis, comme Jurgis semblait vouloir en savoir plus, elle poursuivit : « C’est comme ça qu’ils tiennent leurs pensionnaires. Ils les laissent s’endetter pour qu’elles ne puissent pas s’échapper. Une fille qui arrive de l’étranger, par exemple, qui ne connaît pas un mot d’anglais et qui atterrit dans une maison comme celle-ci : eh bien, quand elle veut partir, Madame lui met sous le nez une facture de plusieurs centaines de dollars et menace de la faire arrêter si elle ne reste pas et ne se montre pas obéissante. Alors, elle reste. Et plus le temps passe, plus elle s’endette. Souvent, les filles ne se doutaient de rien au départ. Elles croyaient être engagées comme domestiques. Tu as remarqué cette petite Française aux cheveux blonds décolorés qui était à côté de moi au tribunal ? »
Jurgis fit oui de la tête.
« Eh bien, elle est arrivée en Amérique il y a un an environ. En France, elle était vendeuse. Un homme lui a fait miroiter une place en usine ici, et elle s’est embarquée avec cinq autres compagnes. Elles se sont toutes retrouvées dans une maison, un peu plus loin dans la rue. On a isolé la fille dont je te parle dans une pièce ; on a mélangé un soporifique à sa nourriture et, quand elle a repris conscience, elle s’est aperçue qu’on avait abusé d’elle. Elle a eu beau pleurer, tempêter, s’arracher les cheveux, comme on ne lui avait laissé qu’un peignoir, elle n’a pas pu s’enfuir. On l’a abrutie de drogue jusqu’à ce qu’elle cède. Elle est restée enfermée dans cette maison pendant dix mois et à la fin, on l’a flanquée à la porte parce qu’elle ne faisait pas l’affaire. Je parie qu’on va la renvoyer d’ici aussi. Elle a des crises de démence à cause de l’absinthe. Sur les six filles parties ensemble, une seule a réussi à s’échapper. Elle s’est jetée du deuxième étage une nuit. Ça a fait tout un scandale. Tu en as peut-être entendu parler ?
— Oui, fit Jurgis. J’en ai eu des échos. » (Le drame avait eu lieu dans l’établissement où il s’était réfugié avec Duane après l’agression de leur « péquenaud ». La fille était devenue folle, heureusement pour la police.)
« On brasse beaucoup d’argent dans ce commerce, continua Marija. Les gens qui ramassent les filles peuvent gagner jusqu’à quarante dollars par tête. Ils les font venir de partout dans le monde. On est dix-sept pensionnaires ici, de neuf nationalités différentes, et parfois c’est encore plus mélangé. Il y a six Françaises parmi nous. Probablement parce que la patronne parle leur langue. Pourtant, les Françaises, elles sont méchantes ; ce sont les pires, après les Japonaises. Pas loin d’ici, il y a une maison qui en est pleine de ces Japonaises. Moi, pour rien au monde, je ne vivrais avec elles. »
Marija s’interrompit un instant avant d’ajouter : « La plupart des femmes, ici, sont très convenables. Tu n’en reviendrais pas. Au début, je croyais qu’elles faisaient ce métier par goût. Mais t’imagines un peu ! Se vendre par plaisir au premier venu, qu’il soit vieux, jeune, noir ou blanc !
— Il y en a qui disent que ça leur plaît, objecta Jurgis.
— Je sais. Elles sont prêtes à raconter n’importe quoi. Elles sont prises dans l’engrenage et elles savent qu’elles ne peuvent pas s’en sortir. Mais quand elles ont commencé, elles n’aimaient pas ça. Tu t’apercevrais vite que c’est toujours la pauvreté qui les a conduites là ! Je connais une petite Juive qui était trottin chez une modiste. Elle est tombée malade et elle a perdu sa place. Elle est restée quatre jours dans la rue sans rien à se mettre sous la dent. Finalement, elle s’est présentée à quelques pas d’ici pour offrir ses charmes. On l’a obligée à se déshabiller complètement avant de lui donner quelque chose à manger ! »
Marija resta assise à ruminer une ou deux minutes. « Parle-moi de toi, Jurgis, dit-elle brusquement. Qu’est-ce que tu deviens ? »
Et Jurgis lui dressa la longue liste de ses aventures depuis qu’il avait fui la famille : sa vie de vagabond, les tunnels souterrains et l’accident. Il parla aussi de Jack Duane, de sa carrière politique aux abattoirs, de sa disgrâce et des malheurs qui avaient suivi. Marija écoutait avec compassion. Comment ne pas croire qu’il avait failli mourir de faim quand on voyait son visage ? « Tu m’as retrouvée juste à temps, dit-elle. Je ne te laisserai pas tomber. Je vais t’aider en attendant que tu aies du travail.
— Ça ne me plaît pas trop que ce soit toi qui..., commença-t-il.
— Et pourquoi ? Parce que je suis ici ?
— Non, non. Ce n’est pas pour ça, protesta-t-il. C’est simplement que je suis parti en vous abandonnant...
— Ridicule ! coupa Marija. Oublie ça. Je ne t’en veux pas. »
Puis, au bout de quelques minutes, elle ajouta : « Au fait, tu dois avoir faim. Reste déjeuner. Je vais faire monter un repas. »
Elle appuya sur un bouton. Une femme de couleur apparut à la porte pour prendre sa commande. « C’est chic d’avoir des domestiques », s’esclaffa Marija en s’allongeant sur son lit.
Comme le déjeuner servi le matin à la prison avait été tout sauf copieux, Jurgis était en appétit et ils firent un petit festin, tout en causant d’Elzbieta, des enfants, du temps jadis. Ils n’avaient pas tout à fait terminé leur repas quand une autre jeune Noire apporta un message : Madame avait besoin de Marija, « Marie-la-Lituanienne » comme on l’appelait ici.
« Ça veut dire qu’il faut t’en aller », expliqua-t-elle à Jurgis.
Il se leva. Elle lui donna la nouvelle adresse de la famille, dans un meublé du Ghetto. « Vas-y, lui conseilla-t-elle. Ils seront contents de te voir. »
Mais Jurgis ne bougea pas. Il hésitait.
« Je... je n’ai pas très envie, dit-il. Écoute, Marija, pourquoi tu ne me donnes pas un peu d’argent d’abord, le temps que je trouve du travail ?
— Qu’est-ce que tu as besoin d’argent, rétorqua-t-elle. Il suffit que tu aies de quoi manger et un endroit pour dormir, non ?
— C’est vrai, concéda-t-il. Mais ça ne me dit rien d’aller là-bas après ce que je leur ai fait. Et tant que je n’ai pas de place et que toi tu... tu...
— File ! dit Marija en le poussant vers la porte. Tu dis des bêtises. Tu n’auras pas un sou, ajouta-t-elle en le reconduisant. Tu irais tout dépenser au bistrot et ça te ferait du mal. Tiens ! Voilà vingt-cinq cents. Et maintenant, vas-y. Ils seront tellement contents que tu sois revenu que tu n’auras pas le temps d’avoir honte. Au revoir ! »
Dehors, Jurgis musarda sur le trottoir pour se donner le temps de réfléchir : mieux valait commencer par se faire embaucher quelque part. Il partit donc au hasard des rues et erra jusqu’au soir, d’usine en entrepôt, sans succès. À la nuit tombante, il résolut de se rendre chez Elzbieta. Mais, en chemin, il vit un restaurant, se laissa tenter et, avec ses vingt-cinq cents, commanda à dîner. Quand il ressortit, il avait changé d’avis. La température était douce : pourquoi ne pas dormir dehors et se remettre en campagne le lendemain matin ? Qui sait si la chance ne lui sourirait pas ? Il reprit donc sa marche et, tout à coup, en regardant autour de lui, il s’aperçut qu’il se trouvait dans la même rue que la veille au soir, devant la salle où il avait assisté au discours du sénateur Spareshanks. Il n’y avait plus ni lumières rouges, ni fanfare, mais une affiche à l’extérieur annonçait une réunion. Une foule de gens se pressait devant les portes. En un éclair, Jurgis décida de tenter à nouveau l’expérience et d’entrer s’asseoir, histoire de se reposer un peu et de faire le point. Comme personne ne lui réclama de billet, il en conclut que l’entrée était gratuite.
La salle était nue cette fois, mais l’estrade était pleine de monde et, au parterre, presque toutes les places étaient occupées. Il prit une des dernières chaises libres, tout au fond, et oublia immédiatement où il était. Elzbieta allait-elle croire qu’il venait pour vivre à ses crochets, ou comprendrait-elle qu’il était déterminé à retrouver du travail et à apporter sa contribution ? Allait-elle l’accueillir à bras ouverts ou l’accabler de reproches ? Si seulement il pouvait se faire engager quelque part avant de se présenter chez elle ! Ah ! Pourquoi ce contremaître n’avait-il pas voulu le prendre à l’essai hier !
Jurgis leva les yeux : une clameur assourdissante montait de l’assistance, qui s’entassait maintenant jusqu’au fond de la salle. Hommes et femmes, tous s’étaient mis debout et agitaient des mouchoirs en hurlant. L’orateur devait être arrivé, pensa Jurgis. Franchement, ces gens étaient d’un ridicule ! Qu’est-ce qu’ils espéraient de cette réunion, hein ? En quoi étaient-ils concernés par les élections, par l’arrivée de tel ou tel parti au pouvoir ? Jurgis, lui, n’était pas dupe ; les coulisses de la politique, il connaissait !
Il se replongea dans ses pensées. Mais les choses se compliquaient un peu : il ne pouvait plus ressortir. La foule était trop dense pour qu’il songe à atteindre les portes. La séance se terminerait tard certainement et il ne pourrait plus décemment se rendre chez Elzbieta. Il devrait donc se rabattre sur la rue. De toute façon, peut-être était-ce préférable d’attendre le matin pour aller chez elle, car les enfants seraient à l’école et il pourrait ainsi s’expliquer tranquillement avec sa compatriote. Elle avait toujours été très raisonnable. Quant à lui, il voulait sincèrement se racheter ; il parviendrait bien à la convaincre de ses bonnes intentions. Du reste, Marija était prête à l’aider et c’était elle qui fournissait l’argent. C’est ce qu’il dirait tout net à Elzbieta si elle se montrait désagréable.
Jurgis continua à méditer de la sorte pendant une heure ou deux. Puis, il sentit que l’épisode catastrophique de la veille allait se reproduire. Les discours, ponctués d’applaudissements frénétiques et d’acclamations enthousiastes, s’enchaînaient sans discontinuer. Peu à peu, Jurgis ne perçut plus qu’un brouhaha confus ; ses pensées se troublèrent et il se mit à dodeliner de la tête. Il se ressaisit à plusieurs reprises, comme la fois précédente, et fit des efforts désespérés pour ne pas succomber au sommeil. Mais l’atmosphère de la salle était chaude et confinée ; il avait beaucoup marché, bien mangé. Il n’y tint plus : il piqua du nez et s’endormit.
Comme la veille, quelqu’un le poussa du coude et il se redressa d’un coup, affolé. Eh oui ! Il avait ronflé ! Qu’allait-il faire ? Il se força à fixer son regard vers l’estrade, à se concentrer, comme si rien d’autre au monde, de sa vie, n’avait jamais autant compté pour lui. Il imaginait déjà les réactions furibondes de ses voisins, leurs coups d’œil hostiles, le policier qui allait s’approcher de lui pour le saisir au collet. Mais peut-être lui donnerait-on une dernière chance ? Allait-on le laisser tranquille cette fois-ci ? Il attendit, tout tremblant.
C’est alors que lui parvint aux oreilles une voix féminine, douce et caressante : « Si tu essayais d’écouter un peu, camarade, ce qui se dit t’intéresserait peut-être. »
Ces paroles firent revenir Jurgis sur terre plus sûrement que ne l’aurait fait la main d’un policier s’abattant sur son épaule. Il garda les yeux braqués droit devant lui, sans bouger. Mais son cœur battait la chamade. Camarade ! Qui donc était cette femme qui l’avait appelé « camarade » ?
Il patienta un long moment. Puis, lorsqu’il fut certain que personne ne l’observait plus, il risqua un regard en coin vers sa voisine. Elle était jeune et jolie, habillée avec élégance : une vraie « dame », comme on dit. Et elle l’avait appelé « camarade » !
Il se retourna imperceptiblement, avec précaution, pour mieux l’examiner. Puis, fasciné, il ne la quitta plus des yeux. Elle, semblait l’avoir complètement oublié et regardait vers l’estrade où se tenait un orateur dont Jurgis entendait confusément la voix ; seul comptait pour lui le visage de cette inconnue. Tandis qu’il la contemplait ainsi, il sentit une vague d’inquiétude l’envahir. Il en eut la chair de poule. Qu’avait donc cette femme ? Qu’est-ce qui pouvait bien produire un tel effet sur elle ? Immobile comme une statue de pierre, elle tenait ses mains si serrées sur ses genoux que les tendons saillaient à ses poignets. Son visage exprimait l’exaltation et la tension nerveuse de quelqu’un qui lutte de toutes ses forces, ou qui assiste à un combat. Ses narines frémissaient. De temps à autre, elle humectait ses lèvres d’un petit coup de langue rapide et fiévreux. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration. Son excitation enflait, montait, puis retombait, comme un navire dans la houle. Pourquoi ? Que se passait-il donc ? Ce devait être le discours de cet homme, là-bas, sur l’estrade. Qui était cet individu ? Que faisait-il là, au fait ? Tout à coup, Jurgis comprit que le mieux était de regarder l’orateur.
Ce qu’il vit lui évoqua un paysage dans la tourmente : une forêt battue par la tempête en montagne ou un bateau ballotté sur une mer déchaînée... Jurgis éprouva un sentiment désagréable, une sensation de confusion, de désordre, d’agitation incompréhensible. Grand et dégingandé, l’homme avait aussi mauvaise mine que Jurgis. Une barbe noire et rase lui mangeait la moitié du visage, ne laissant voir que deux trous sombres à la place des yeux. Il parlait très vite, sur un ton passionné, et ne cessait de gesticuler en se déplaçant de long en large sur la scène. Il tendait ses longs bras vers ses auditeurs comme pour saisir chacun d’entre eux. Sa voix profonde avait des sonorités d’orgue. Mais cela, Jurgis ne le remarqua pas tout de suite. Il était trop absorbé par ce qu’il voyait pour prêter attention à ce qu’il entendait. Soudain, l’orateur sembla le désigner du doigt, comme s’il avait voulu faire de Jurgis son unique auditeur. Alors, seulement, le Lituanien fut frappé par cette voix qui tremblait, qui vibrait d’émotion, de douleur, d’espérance impatiente, de mille choses indicibles ; une voix qui envoûtait, subjuguait ses auditeurs.
« Vous écoutez mes paroles, disait l’homme, et vous pensez : “Oui, c’est vrai. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?” Ou bien encore : “Ce jour viendra peut-être, mais je ne serai plus là pour le voir. Alors, à quoi bon ?” Et là-dessus, vous reprenez votre routine quotidienne et vous retournez entre les mâchoires de la puissante machine à produire du profit qui fait tourner l’économie mondiale. Vous vous remettez à trimer, pendant d’interminables journées, au bénéfice d’un autre. Vous continuez à habiter des taudis sordides, à travailler dans des ateliers dangereux et insalubres, à vous débattre contre la faim et les privations, à risquer l’accident, la maladie et la mort. Et chaque jour la lutte devient plus âpre, les cadences plus cruelles. Chaque jour vous devez peiner un peu plus. Chaque jour le joug de la nécessité pèse plus lourd sur vos épaules. Les mois, les années peut-être, passeront avant que vous ne reveniez ici. Mais je serai toujours là à essayer de vous convaincre, en espérant que le besoin et la misère auront enfin fait leur œuvre dans vos esprits, que l’injustice et la tyrannie vous auront enfin ouvert les yeux ! J’attendrai sans faiblir. Je ne peux rien faire d’autre. Il n’est aucun désert où je puisse me soustraire à cette douleur, aucun havre où je puisse y échapper. Quand bien même j’irais jusqu’au bout du monde, je me heurterais toujours au même odieux système ; je trouverais toujours les bons et nobles penchants de l’humanité, les rêves des poètes comme les souffrances des martyrs, garrottés, mis de force au service de la Cupidité toute-puissante, du vol organisé ! Voilà pourquoi je ne peux me reposer, ni rester muet. Voilà pourquoi je sacrifie mon confort et mon bonheur, ma santé et ma réputation, pour clamer au monde entier ce qu’endure mon âme ! Rien ne pourra me faire taire ; ni la pauvreté, ni la maladie, ni la haine ou la calomnie, ni les menaces ou le ridicule, ni même, si l’on s’en avisait, la prison ou les persécutions. Ni d’ailleurs aucun pouvoir, fût-il terrestre ou surnaturel, passé, présent ou futur ! Si j’échoue ce soir, je réessaierai demain ; je sais bien que ce sera ma faute car, si je parvenais, ne serait-ce qu’une seule fois, à faire partager aux hommes ce que je sens en moi, à traduire en mots les affres de mon âme, alors les préjugés les plus tenaces s’effondreraient, les êtres les plus veules se dresseraient pour réagir, les cyniques seraient confondus, les égoïstes terrifiés ! Tous les railleurs seraient réduits au silence. Les imposteurs et les menteurs rentreraient dans leur tanière et la vérité seule rayonnerait ! Car, par ma bouche, résonne la voix des millions d’êtres privés de parole, la voix des opprimés que rien ne vient jamais réconforter, celle des déshérités pour qui il n’y a ni répit, ni salut, pour qui le monde est un bagne, une chambre de torture, un tombeau ! La voix du petit enfant qui, au moment où je vous parle, travaille dans une filature de coton quelque part dans le Sud, accablé de fatigue, engourdi de douleur, sans autre perspective qu’une mort prochaine ! Celle de la mère qui, brisée par la lassitude et le chagrin de voir ses petits affamés, coud à la lumière d’une chandelle dans sa misérable soupente. Celle de l’homme qui agonise sur son grabat en songeant qu’il condamne ceux qu’il aime à leur perte ! Celle de la jeune fille qui, quelque part, en ce moment, à bout de forces, le ventre vide, arpente les rues de cette abominable cité, hésitant entre le lupanar et les eaux noires du lac ! La voix de tous ceux, quels qu’ils soient, qui périssent, étranglés par l’insatiable Cupidité ! La voix de l’humanité qui réclame la délivrance ! La voix de l’âme éternelle de l’Homme qui renaît de la poussière, enfonce les portes de sa geôle, brise les fers de la tyrannie et de l’ignorance et cherche à tâtons le chemin vers la lumière ! »
L’orateur fit une pause. Pendant le silence qui suivit, l’assistance retint son souffle, puis, de ces mille poitrines, s’éleva une acclamation unanime. Jurgis, lui, resta assis, paralysé. Les genoux tremblants, comme envoûté, il ne pouvait détacher les yeux du tribun.
Tout à coup, l’homme leva les bras pour réclamer le calme et reprit son discours.
« Je fais appel à vous, qui que vous soyez, pour peu que la vérité vous importe. Mais c’est surtout aux travailleurs que je m’adresse, à ceux pour qui les maux que je dépeins ne sont pas un simple prétexte à faire du sentiment, des propos futiles dont on se distrait un moment et qu’on oublie aussitôt. Je m’adresse à ceux pour qui ces maux sont la triste et impitoyable réalité quotidienne : les chaînes qui entravent leurs membres, les fouets qui leur lacèrent le dos, les poignards qui leur fouaillent les entrailles. À vous, les travailleurs qui avez construit ce pays, mais qui n’êtes pas représentés dans ses instances ! À vous, qui êtes condamnés à semer ce que d’autres récoltent, à peiner sans broncher, à vous contenter de salaires de bêtes de somme vous permettant juste de vous maintenir en vie au jour le jour. C’est à vous que je viens délivrer mon message de salut. C’est à vous que je lance mon appel. Je sais que c’est beaucoup vous demander, car j’ai été à votre place, j’ai vécu votre vie, et personne ici ne la connaît mieux que moi. Moi aussi j’ai été un enfant des rues, un cireur de chaussures. Je sais ce que c’est que de vivre d’un croûton de pain et de dormir dans des escaliers de cave ou sous des charrettes. Moi aussi j’ai eu de l’audace et des ambitions, j’ai fait des rêves grandioses qui se sont écroulés. Moi aussi j’ai vu les plus belles fleurs de mon esprit piétinées dans la boue par les puissances féroces de ce monde. Je sais ce qu’il en coûte à un travailleur d’acquérir le savoir. J’en ai payé le prix avec ma chair et mon sang, en me privant de nourriture et de sommeil, en mettant en jeu ma santé, ma vie presque. Alors, lorsque je viens vous parler d’espérance et de liberté, faire miroiter devant vous ce monde nouveau qu’il vous faut créer de toutes pièces, cette nouvelle organisation du travail qu’il faut avoir l’audace d’imaginer, je ne suis pas surpris de vous trouver terre à terre et matérialistes, apathiques et incrédules. Si je résiste au découragement, c’est que je sais ce que vous avez enduré ; j’ai connu le fouet cuisant de la misère, le mépris cinglant des maîtres, “la morgue du fonctionnaire et toutes les rebuffades1”. Mais j’ai la certitude que parmi vous qui êtes là ce soir, si nombreux que vous soyez à avoir sombré dans l’abrutissement et l’indifférence, à être venus par simple curiosité ou pour me tourner en ridicule, il y aura au moins un homme que le chagrin et la souffrance auront poussé à bout, à qui la soudaine révélation des injustices et des horreurs du monde aura fait dresser l’oreille. Pour celui-là, mes paroles seront comme l’éclair qui illumine le chemin du voyageur dans les ténèbres. Elles lui montreront les obstacles et les dangers de la route. Elles résoudront tous les problèmes qui se posent à lui, balaieront toutes les difficultés ! Ses yeux s’ouvriront, ses chaînes tomberont, il bondira de joie et de gratitude, et s’avancera, enfin, en homme libre ! Il sera affranchi de l’esclavage auquel il s’était lui-même condamné ! Il saura déjouer tous les pièges ! Jamais plus il ne prêtera le flanc aux flatteries ou aux menaces. Dès ce soir, au lieu de reculer, il avancera. Il étudiera et il comprendra. Ceint de son épée, il rejoindra les rangs de ses camarades et de ses frères. Il portera la bonne parole aux autres comme moi-même je la lui ai apportée. Il leur fera don de la liberté, de la lumière, ces biens précieux qui ne sont ni à moi ni à lui, mais sont le patrimoine commun de l’humanité ! Travailleurs, travailleurs... camarades ! Ouvrez les yeux et regardez autour de vous ! Vous suez sang et eau depuis si longtemps que vos sens sont émoussés, vos cœurs engourdis. Mais, une fois au moins dans votre vie, déchirez le voile des préjugés et des conventions et prenez conscience de la réalité de ce monde que vous habitez. Regardez-le tel qu’il est, dans toute sa hideuse nudité ! Prenez conscience, oui, CONSCIENCE ! En ce moment même, dans les steppes de Mandchourie, deux armées ennemies s’affrontent ; ce soir, pendant que nous sommes ici, dans cette salle, un million d’êtres sont peut-être déjà en train d’en découdre, de tenter de se massacrer comme des fous furieux ! Nous sommes pourtant au XXe siècle, mille neuf cents ans après la naissance du Prince de la Paix ! Depuis mille neuf cents ans, on nous prêche Sa Parole, qu’on nous dit Divine, et voici deux armées qui se déchirent et s’étripent comme des bêtes sauvages dans la jungle ! Malgré les appels à la raison des philosophes, les anathèmes des prophètes, les larmes et les supplications des poètes, le monstre affreux de la guerre continue, en toute liberté, à faire des ravages ! Nous avons des universités et des écoles, des journaux et des livres. Nous avons fouillé la terre et le ciel. Nous avons réfléchi, médité, raisonné. Et tout cela pour quoi ? Pour donner aux hommes les moyens de s’entre-tuer ! Nous disons : “C’est la guerre”, et nous n’y pensons plus. Mais épargnez-moi les platitudes et les clichés ! Suivez-moi, rejoignez-moi ! Prenez CONSCIENCE de ce dont il s’agit ! Voyez ces cadavres criblés de balles, déchiquetés par des obus ! Écoutez le craquement des os quand la baïonnette s’enfonce dans le corps d’un homme ! Écoutez les gémissements, les hurlements de douleur des mourants ! Voyez ces visages tordus par la souffrance, défigurés par la fureur et la haine. Posez votre main sur ce morceau de chair : il est chaud et il palpite ? Il y a quelques instants, il appartenait à un homme ! Ce sang encore fumant circulait dans ses veines tout à l’heure ! Dieu Tout-Puissant ! Nous savons bien que tout cela existe et que ces atrocités sont systématiques, organisées, préméditées ! Mais nous avons beau en être informés et en lire des récits, nous nous résignons. Nos journaux y consacrent des articles, mais les rotatives n’arrêtent pas de tourner pour autant ; nos églises savent ce qui se passe, mais ne ferment pas leurs portes. Le peuple contemple l’horreur de ce spectacle et ne se révolte pas !
« Peut-être la Mandchourie est-elle une contrée trop éloignée ? Eh bien ! Accompagnez-moi ici, à Chicago. Ce soir, dans cette ville, dix mille femmes, parquées dans d’ignobles maisons, sont contraintes par la famine de vendre leur corps. Nous le savons et nous en plaisantons ! Pourtant ces femmes sont peut-être vos mères, vos sœurs, vos enfants. La petite fille que vous avez laissée à la maison et qui vous accueillera de ses yeux rieurs demain matin, êtes-vous sûrs qu’elle ne subira pas ce sort ? Ce soir à Chicago, il y a dix mille hommes sans feu ni lieu, découragés, qui ne demandent qu’à travailler ; pourtant, ils n’ont rien et vont devoir affronter le froid terrible de l’hiver le ventre creux ! Ce soir à Chicago, cent mille enfants s’épuisent à la tâche, compromettant irrémédiablement leur santé pour gagner une croûte de pain ! Cent mille mères se débattent contre la misère pour trouver de quoi nourrir leurs petits ! Cent mille vieillards, sans ressources, sans soutien, attendent que la mort mette un terme à leurs tourments ! Il y a un million d’hommes, de femmes et d’enfants réduits à l’esclavage, qui s’échinent pour avoir à peine de quoi se maintenir en vie et qui ne connaîtront rien d’autre, jusqu’à la fin de leurs jours, que leur besogne monotone, la fatigue, la faim, les privations, le froid, la canicule, la crasse, la maladie. Un million d’êtres humains condamnés à croupir dans l’ignorance, l’alcool et le vice ! Maintenant tournez la page avec moi et regardez la suite. Vous verrez mille hommes... mettons dix mille... qui sont les maîtres de ces esclaves, qui profitent de leur labeur. Ils ne font rien pour gagner ce qu’ils reçoivent ; ils n’ont même pas à demander, leurs bénéfices viennent tout seuls. Leur unique souci est de savoir comment les employer. Ils habitent des demeures somptueuses, ils se vautrent dans le luxe et le faste ; leurs dépenses sont à peine concevables. C’est à vous faire tourner la tête, à vous donner la nausée. Ils paient des centaines de dollars pour une paire de bottines, un mouchoir, une jarretière... Ils dépensent des millions pour leurs chevaux, leurs automobiles, leurs yachts, mais aussi pour leurs palais, leurs banquets, ou les petits cailloux brillants dont ils se parent. Ils passent leur temps à rivaliser d’ostentation et d’insouciance, à détruire mille choses utiles, à gaspiller le travail et la vie de leurs semblables, les efforts et les sacrifices des nations, la sueur, les larmes et le sang de l’espèce humaine ! Tout leur appartient. Tout leur est dû. De même que les ruisseaux se jettent dans les rivières, les rivières dans les fleuves et les fleuves dans l’océan, les richesses de la société affluent automatiquement, inéluctablement jusqu’à eux. Le paysan laboure les champs, le mineur creuse des galeries, le tisserand fait courir sa navette, le maçon taille les pierres, l’inventeur crée, l’homme clairvoyant dirige, l’érudit étudie, l’homme inspiré chante. Mais les produits de ces activités humaines, de ce labeur physique et intellectuel, tout cela se fond en un immense courant qui va se déverser dans les poches de ce millier de nantis ! La société entière est entre leurs mains, les travailleurs du monde entier sont à leur merci ! Ils s’acharnent à tout détruire, à tout mettre en pièces, à tout s’approprier, avec la férocité de loups, la voracité de vautours ! Aussi loin que remonte la mémoire, le travail de l’homme leur a toujours appartenu et il leur appartiendra jusqu’à la fin des temps. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle tente, l’humanité vit et meurt pour ces gens-là ! Non contents de jouir du labeur de la société, ils ont, en plus, acheté les gouvernements. Partout, ils utilisent leur pouvoir usurpé pour s’abriter derrière leurs privilèges, pour creuser plus larges et plus profonds les canaux par lesquels ils drainent leurs richesses ! Et vous, les travailleurs ! Oui, vous ! On vous a inculqué que tel était l’ordre des choses et vous avancez comme des bêtes de trait, pas à pas, jour après jour, incapables de penser à autre chose qu’à votre malheur quotidien. Cependant, y a-t-il un seul homme parmi vous qui puisse croire que ce système est éternel ? Y a-t-il un membre de cette assemblée assez vil et assez endurci pour oser se lever et me dire en face qu’il est certain que cette situation se perpétuera indéfiniment ? Que le produit du travail et les moyens d’existence de l’espèce humaine seront toujours entre les mains d’oisifs et de parasites qui s’en serviront pour satisfaire leur vanité et leurs appétits, pour assouvir le moindre de leurs désirs ? Que la façon d’utiliser ces biens sera laissée au bon vouloir d’un seul individu ? Que l’humanité est vouée à perdre éternellement le bénéfice de son labeur, à ne jamais en jouir pour son propre compte, à ne jamais en avoir la maîtrise ? Et si les choses doivent malgré tout changer un jour, par quel moyen croyez-vous que cela se produira ? Quel pouvoir décidera de ce bouleversement ? Croyez-vous que vos maîtres s’en chargeront ? Qu’ils rédigeront la charte de vos libertés ? Qu’ils forgeront pour vous l’épée de la délivrance ? Qu’ils lèveront une armée pour mener la bataille en votre nom ? Qu’ils investiront leur fortune dans cette noble entreprise, qu’ils bâtiront des écoles et des églises pour vous instruire, qu’ils imprimeront des journaux pour annoncer vos victoires, qu’ils organiseront des partis politiques pour guider et accompagner vos luttes ? Ne voyez-vous pas que ce combat est de votre seul ressort ? Que c’est à vous de le concevoir, de l’entreprendre, de le mener à bien ? Que s’il a lieu un jour, vous devrez surmonter tous les obstacles que la richesse et le pouvoir dresseront devant vous, que vous devrez affronter le ridicule et la calomnie, la haine et les persécutions, les matraques et la prison ? Pour triompher, il vous faudra braver la vindicte de vos oppresseurs avec vos poitrines nues. Vos seules armes seront les amers et cruels enseignements que vous avez retirés de vos malheurs. Ignorants, incultes, vous n’aurez comme secours que vos tâtonnements, vos balbutiements, la dure solitude de la quête intellectuelle ! Il vous faudra chercher, lutter, souffrir et désespérer, verser des larmes et du sang ! Vous devrez économiser sur votre nourriture, sur vos heures de sommeil pour vous instruire ! Vos idées, vous les échangerez à l’ombre des gibets ! Ce changement demandera du temps. Ce sera une longue évolution, une œuvre obscure, sans gloire, objet de sarcasmes et de mépris, qui aura l’apparence peu engageante d’un acte de vengeance et de haine ; sauf pour toi, le prolétaire, l’esclave, qui entendras l’appel insistant, impérieux de cette voix à laquelle tu ne pourras rester sourd, où que tu te trouves sur terre ! C’est la voix de tous tes malheurs, de tous tes désirs ! La voix de ton devoir et de ton espérance, de tout ce qui est précieux pour toi en ce monde ! C’est la voix du miséreux qui réclame l’abolition de la pauvreté ! Celle de l’opprimé qui déclare la fin de l’oppression ! Celle d’une force nouvelle forgée dans la souffrance, d’une volonté neuve puisée dans la faiblesse ! C’est la voix joyeuse et résolue qui monte de l’abîme insondable du désespoir et de l’angoisse ! C’est la voix du Prolétariat, foulé aux pieds et outragé ! Ce géant puissant, phénoménal, gisait à terre, aveugle, ligoté, inconscient de son pouvoir... Mais voilà que ce colosse se prend à rêver de résistance. Espoir et peur se livrent bataille en lui. Il frémit ; une de ses entraves se brise, un long frisson parcourt son corps immense. Et, tout à coup, son rêve devient réalité. Il s’ébroue, il se soulève et tous ses liens se rompent, son joug roule à terre. Il se dresse. Il est debout. Il exulte d’une joie toute neuve... »
Submergé par son émotion, l’orateur se tut brusquement. Il avait les bras tendus vers le ciel et semblait flotter au-dessus du sol, comme mû par la puissance de sa vision. L’auditoire, debout, l’ovationnait. Les hommes agitaient les bras en tout sens, criaient et riaient. Jurgis, comme les autres, s’égosillait, incapable de se dominer. Ce n’était pas seulement les paroles et la volubilité de l’orateur qui l’avaient touché. C’était sa présence même et sa voix : une voix dont les inflexions étranges résonnaient dans l’âme comme un tocsin, qui empoignait l’auditeur d’une main puissante, le faisait vibrer et sursauter par instants, une voix qui évoquait des choses d’un autre monde, des mystères inouïs, des ombres terrifiantes ! Devant lui, se déployaient des perspectives nouvelles ; sous ses pieds, le sol se crevassait, se soulevait, tremblait. Il avait tout à coup l’impression de ne plus être un simple humain. En lui, montaient des forces insoupçonnées ; des pulsions démoniaques se libéraient, des merveilles enfouies luttaient pour faire surface. Jurgis se rassit, entre bonheur et douleur. Il sentait maintenant le sang battre à ses tempes, sa respiration s’accélérer. Le discours de cet homme eut sur lui l’effet d’un coup de foudre. Ses aspirations d’autrefois, ses désirs, ses chagrins, ses rages et ses désespoirs, tout cela venait de resurgir en lui. Tous les émois qu’il avait éprouvés au cours de sa vie semblaient lui revenir en même temps. Mais il était troublé aussi par un sentiment nouveau, difficile à décrire. C’était déjà un mal assez grand d’avoir enduré une telle servitude et de telles horreurs ; mais qu’il se soit laissé écraser, broyer par elles, qu’il s’y soit soumis, qu’il les ait oubliées en continuant à vivre paisiblement, voilà ce qu’aucune parole ne pouvait expliquer. C’était intolérable, terrifiant, c’était à rendre fou ! « Ceux qui tuent l’âme, demande le prophète, ne sont-ils pas plus à craindre que ceux qui tuent le corps ? » L’âme de Jurgis avait été tuée puisqu’il avait renoncé à espérer et à lutter, qu’il s’était accommodé des humiliations et de la désespérance. Et voilà qu’on lui révélait brutalement la terrible réalité, dans toute sa noirceur, dans toute son atrocité ! Tout s’effondrait en lui. Il lui semblait que le ciel se déchirait au-dessus de sa tête. Les poings levés, les yeux injectés de sang, les veines du visage gonflées et violacées, il rugissait comme une bête fauve, comme un dément. Quand, à bout de forces, il cessa de crier, il resta debout, haletant, en se murmurant à lui-même d’une voix éraillée : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! »