Chapitre 25

Jurgis se releva, fou de rage. Mais la porte était close et l’imposante bâtisse se dressait, imprenable, dans les ténèbres. Le malheureux, cédant à la morsure de la bise, partit à toutes jambes.

Par crainte d’attirer l’attention, il ralentit en atteignant les rues passantes. Malgré cette toute dernière humiliation, il se sentait triomphant. Son cœur battait à tout rompre ; il était sorti gagnant de l’aventure ! De temps en temps, il palpait dans sa poche la précieuse coupure de cent dollars, pour s’assurer qu’elle était toujours là.

Pourtant, il était dans une situation délicate, une situation singulière, tragique même, à bien y réfléchir. En dehors de ce gros billet, il n’avait pas la moindre petite pièce ! Or, s’il voulait dormir à l’abri cette nuit, il devait absolument faire la monnaie !

Tout en marchant, Jurgis retourna la question dans tous les sens. Il ne connaissait personne à qui demander de l’aide. Il devait se tirer d’affaire seul. Changer le billet dans une pension ? Ce serait mettre sa vie en danger ; il se ferait immanquablement voler, peut-être même assassiner, avant la fin de la nuit. Il pourrait essayer dans un hôtel ou une gare, mais comment réagirait-on en voyant un va-nu-pieds en possession de cent dollars ? On l’arrêterait à coup sûr. Et quelle histoire inventer alors ? Au matin, Freddie Jones, en s’apercevant de la disparition de l’argent, lancerait certainement une chasse à l’homme. Et adieu les cent dollars ! La seule solution était de tenter sa chance dans un bar, quitte à payer le patron.

Il regarda à travers les vitrines des divers cafés. Les premiers lui parurent trop fréquentés. Il finit par en trouver un où il n’y avait aucun client. Il prit son courage à deux mains et entra.

« Est-ce que vous pouvez me faire la monnaie de cent dollars ? » demanda-t-il au serveur.

L’homme était un grand costaud, avec une mâchoire de boxeur hérissée d’une barbe de trois semaines. Il regarda Jurgis sans comprendre : « Tu peux répéter ?

— Je vous demande si vous pouvez me faire la monnaie de cent dollars.

— Où tu les as trouvés ? s’enquit l’homme, incrédule.

— Peu importe, répondit Jurgis. J’ai un billet et je veux le changer. Je vous paierai si vous acceptez. »

L’autre le regarda droit dans les yeux. « Montre-le-moi, dit-il.

— Vous allez me le changer ? s’assura Jurgis, en serrant son trésor dans sa poche.

— Et si c’était un faux ? répliqua le cafetier. Tu m’prends pour un imbécile ou quoi ? »

Jurgis, sur ses gardes, s’approcha lentement. Il sortit son billet, le tripota quelques instants, tandis que l’autre, derrière son comptoir, le scrutait d’un œil hostile. Jurgis finit par lui tendre la précieuse coupure.

L’homme la prit, l’examina, la lissa entre ses doigts, en vérifia le filigrane à la lumière, la tourna et la retourna dans tous les sens. Le papier avait la raideur des billets neufs, ce qui augmenta ses soupçons. Jurgis ne quittait pas son interlocuteur des yeux, tel un félin prêt à bondir sur sa proie.

« Hum ! » finit par grommeler le garçon en jaugeant l’inconnu du regard. Comment ce vagabond puant, loqueteux, sans manteau et avec un bras en écharpe pouvait-il avoir cent dollars sur lui ? « Tu prends quelque chose ? proposa-t-il.

— Oui. Donnez-moi un verre de bière.

— Bon, d’accord, fit l’autre. Je te le change. » Il empocha le billet, versa sa consommation à Jurgis et la posa sur le comptoir. Puis il se tourna vers la caisse, enregistra cinq cents et prit de l’argent dans le tiroir. Il pivota ensuite vers son client et compta à haute voix : « Vingt, vingt-cinq et cinquante cents. Voilà. »

Jurgis attendit une seconde, espérant qu’il allait à nouveau se retourner vers la caisse. En vain. « Et mes quatre-vingt-dix-neuf dollars ? réclama-t-il.

— Quels quatre-vingt-dix-neuf dollars ?

— Ma monnaie ! s’écria le Lituanien. Le reste de mes cent dollars !

— T’es dingue ou quoi ? » fit le cafetier.

Jurgis leva vers lui un regard effaré. Un instant, en proie à une terreur sans nom, il resta pétrifié. Puis la rage monta en lui, par bouffées. Il poussa un hurlement, saisit son verre et le lança à la tête du serveur qui se baissa et parvint à l’éviter de justesse. Puis l’homme se redressa et fit face à Jurgis, au moment où ce dernier tentait de sauter par-dessus le comptoir en s’appuyant sur son bras valide. Le Lituanien reçut en plein visage un coup fulgurant qui le projeta à terre. Pendant qu’il se relevait péniblement, l’autre cria à tue-tête : « À l’aide ! À l’aide ! »

Repartant à l’assaut, Jurgis s’empara d’une bouteille qui traînait sur le bar et la catapulta de toutes ses forces vers son adversaire, qui s’apprêtait à bondir sur lui. Mais il manqua son but et le projectile alla se fracasser contre le chambranle de la porte. Alors, Jurgis prit son élan et fondit sur son ennemi qui se tenait maintenant au milieu de la salle. Mais, dans sa fureur aveugle, il oublia cette fois-ci de se munir d’une bouteille. C’était tout ce que demandait le garçon qui se rua aussitôt vers Jurgis et lui décocha entre les deux yeux un véritable coup de massue qui envoya son client au sol. Deux passants firent alors irruption dans le café, au moment où Jurgis se relevait, l’écume aux lèvres, tentant de libérer son bras blessé de ses bandages.

« Attention ! cria le serveur. Il a un couteau ! » Puis, voyant que les deux nouveaux venus avaient l’intention de se ranger à ses côtés, il repartit à l’attaque. Jurgis ne put offrir qu’une faible résistance et roula à terre. Les trois lascars se jetèrent sur leur victime et ce fut une vraie mêlée.

Un policier accourut. « Méfie-toi de son couteau ! » brailla à nouveau le garçon de café. Pendant ce temps, Jurgis avait réussi, non sans peine, à se mettre à genoux ; le policier bondit sur lui et lui assena un coup de matraque au visage. Jurgis chancela, mais, ivre de colère, il trouva la force de se dresser sur ses jambes et se mit à jouer des poings à l’aveuglette. La matraque s’abattit à nouveau, l’atteignant en plein crâne. Il s’écroula d’un bloc.

Le policier se pencha sur lui, la main sur son gourdin, prêt à intervenir si Jurgis tentait le moindre geste. Entre-temps, le serveur s’était remis debout et se tâtait la tête : « Bon sang ! s’écria-t-il. J’ai bien cru que j’allais y passer. Est-ce que je saigne ?

— J’vois rien, Jake, répondit le policier. Qu’est-ce qui lui a pris à celui-là ?

— Il était paf, c’est tout, expliqua l’autre. C’est un pauvre type. N’empêche qu’il a bien failli m’assommer. T’aurais intérêt à faire venir le fourgon, Billy.

— Non, dit l’agent. J’ai l’impression qu’il a son compte. Et puis le poste est pas loin. » Il saisit brutalement Jurgis au col. « Debout, toi ! » ordonna-t-il.

Mais Jurgis demeurait inerte. Le serveur retourna derrière le comptoir pour ranger le billet de cent dollars en lieu sûr, avant de revenir verser un verre d’eau sur la tête du blessé. Jurgis geignit faiblement. Le policier le mit alors sur ses jambes et le traîna jusqu’au poste de police, tout proche. C’est ainsi qu’en quelques minutes le Lituanien se retrouva sous les verrous.

Jurgis passa la moitié de la nuit évanoui et le restant à gémir de douleur, dévoré par la soif, la tête près d’éclater. De temps en temps, il appelait pour qu’on lui apportât de l’eau, mais personne ne l’entendait. Il n’était pas le seul ici à avoir le crâne fendu et à délirer de fièvre. Ils étaient des centaines comme lui dans la grande ville et des dizaines de milliers à travers le continent ; mais nul ne leur prêtait attention.

Au matin, on donna à Jurgis une tasse d’eau et un morceau de pain, avant de le pousser dans un fourgon cellulaire pour le conduire au tribunal de simple police le plus proche. Là, on le parqua, avec une vingtaine d’autres, dans une pièce où il attendit son tour.

Le garçon de café, qui était apparemment connu pour avoir le sang chaud, fut appelé à la barre. Il jura de dire toute la vérité et exposa sa version des faits. Minuit avait déjà sonné quand le prévenu était entré dans son établissement. Il était fin soûl et cherchait la bagarre. Pour régler sa bière, il avait présenté un billet de un dollar. Le serveur lui avait rendu sa monnaie, quatre-vingt-quinze cents, mais son client avait réclamé quatre-vingt-dix-neuf dollars de plus. Avant même que le plaignant n’ait eu le temps de répliquer, l’accusé lui avait jeté son verre à la tête, puis l’avait attaqué avec une bouteille, avant de s’en prendre au mobilier. Il avait pratiquement tout cassé.

Ensuite, ce fut au tour de Jurgis de prêter serment. Vision pitoyable : l’air hagard, la barbe hirsute, un bras enveloppé dans une écharpe crasseuse, des plaies sanguinolentes sur les joues et le crâne, un œil violacé entièrement fermé, il s’avança. « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? interrogea le magistrat.

— Votre Honneur, commença Jurgis, je suis entré dans le café de cet homme et je lui ai demandé de me changer un billet de cent dollars. Il a accepté à condition que je prenne une consommation. Je lui ai donné l’argent, et après, il n’a pas voulu me rendre la monnaie. »

Le juge le regarda, éberlué : « Vous lui avez donné un billet de cent dollars ? s’exclama-t-il.

— Oui, Votre Honneur.

— Et vous le teniez d’où ce billet ?

— C’est un monsieur qui me l’avait donné, Votre Honneur.

— Un monsieur ? Quel monsieur ? Pour quelle raison ?

— Un jeune homme que j’avais rencontré dans la rue, Votre Honneur. Je mendiais. »

On entendit des ricanements dans la salle. Le garde qui tenait Jurgis dissimula un sourire derrière sa main, mais le juge, lui, ne cacha pas son amusement. « C’est la vérité, Votre Honneur ! insista Jurgis avec véhémence.

— Je suppose que vous n’avez pas fait que mendier hier soir. Vous aviez pris de l’alcool aussi, n’est-ce pas ? demanda le magistrat.

— Non, Votre Honneur, protesta Jurgis. Je...

— Vous n’aviez rien bu ?

— Eh bien ! Si, Votre Honneur. J’avais bu...

— Quoi ?

— Une bouteille de quelque chose... Je ne sais pas ce que c’était... ça brûlait... »

Des rires fusèrent à nouveau dans l’assistance. Ils s’arrêtèrent net lorsque le juge leva les yeux en fronçant les sourcils. « Avez-vous déjà été condamné ? » demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Jurgis fut pris au dépourvu. « Je... je..., balbutia-t-il.

— Dites-moi la vérité maintenant ! ordonna le juge d’un ton cinglant.

— Oui, Votre Honneur, avoua Jurgis.

— Combien de fois ?

— Une seule fois, Votre Honneur.

— Pour quel motif ?

— Pour avoir assommé un contremaître, Votre Honneur. Je travaillais alors aux abattoirs et il...

— Je vois, coupa Son Honneur. Je crois que cela suffira. Vous devriez vous abstenir de boire si cela vous fait perdre votre sang-froid. Dix jours et les dépens. Affaire suivante. »

Jurgis laissa échapper un cri de stupeur, aussitôt étouffé par le policier qui le saisit au collet et l’entraîna sans ménagement vers une pièce où se trouvaient les autres condamnés. Là, Jurgis s’assit et, comme un enfant, pleura de rage impuissante. Il trouvait monstrueux que la justice et la police estiment sa parole moins digne de foi que celle du garçon de café. Il ne pouvait savoir que le patron du bar versait chaque semaine cinq dollars au policier qui était intervenu, pour acheter, entre autres menues faveurs, le droit d’ouvrir le dimanche. Tout comme il ignorait que le serveur, si habile de ses poings, était un des hommes de main les plus dévoués du chef local du Parti démocrate et que, quelques mois auparavant, il avait joué un rôle actif dans l’élection remportée haut la main par le juge. Cette victoire avait très justement récompensé ce magistrat, en butte, depuis quelque temps, aux odieuses attaques d’une bande de réformistes bêlants.

 

Jurgis, pour la deuxième fois de sa vie, reprit le chemin de Bridewell. Comme il s’était à nouveau démis le bras lors de l’échauffourée, au lieu de l’envoyer casser des cailloux, on le dirigea vers l’infirmerie, où le médecin dut également lui bander l’œil et la tête. On peut imaginer quel charmant spectacle il offrait lorsque, le deuxième jour après son arrivée, il descendit dans la cour pour la promenade et se trouva nez à nez avec... Jack Duane !

Le jeune homme fut si heureux de voir Jurgis qu’il faillit lui sauter au cou. « Bon sang ! Mais, oui ! C’est “le putois” ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’es passé dans un hachoir à saucisses ?

— Non, répondit Jurgis. Je me suis fait renverser par un wagonnet et puis j’ai été pris dans une bagarre aussi. » D’autres détenus firent cercle et il raconta ses folles aventures, qui laissèrent sceptiques la plupart des auditeurs. Mais Duane savait bien que son ami n’aurait pu inventer des histoires pareilles.

« Pas de chance, mon vieux, dit-il quand ils furent seuls. Mais j’espère que ça t’a servi de leçon.

— J’ai appris quelques petits trucs depuis la dernière fois qu’on s’est vus », convint Jurgis d’un air sombre. Puis il expliqua à son compagnon qu’il avait passé l’été à « trimarder ». « Et toi ? demanda-t-il enfin. T’es resté ici tout ce temps-là ?

— Non, Dieu merci ! s’exclama l’autre. Je ne suis arrivé qu’avant-hier. Mais c’est la deuxième fois qu’on me condamne à tort après un procès truqué. J’ai eu des ennuis et j’ai pas pu payer la caution. Pourquoi on ne partirait pas de Chicago tous les deux, Jurgis ?

— Je n’ai nulle part où aller, dit ce dernier tristement.

— Moi non plus, rétorqua Duane avec un petit rire insouciant. On n’a qu’à attendre de sortir d’ici, et on avisera. »

Dans la maison de correction, Jurgis reconnut très peu des détenus qu’il avait côtoyés lors de sa première visite. Mais il en croisa des dizaines d’autres, jeunes et vieux, qui leur ressemblaient en tout point. Il en est ainsi du ressac sur les plages : l’eau n’est jamais la même, mais les vagues se ressemblent toutes. Durant la promenade, il engagea la conversation avec les autres prisonniers. Les plus endurcis racontaient leurs prouesses tandis que les plus timides, ou les plus jeunes, les novices, buvaient leurs paroles. Lors de son séjour précédent, Jurgis n’avait guère eu de pensées que pour sa famille, mais, à présent, libéré de ces préoccupations, il pouvait écouter ces hommes. Il s’aperçut qu’il était lui-même l’un d’entre eux ; que leur façon de voir était aussi la sienne et que les moyens qu’ils utilisaient pour survivre étaient ceux qu’il comptait désormais mettre en œuvre.

 

Lorsqu’on le relâcha, il n’avait pas un cent. Il alla directement chez Jack Duane, plein d’humilité et de gratitude envers cet homme qui, bien qu’il fût un « monsieur » et eût un vrai métier, était prêt à unir son sort à celui d’un simple ouvrier, un mendiant et un vagabond qui plus est. Il ne voyait pas en quoi il pouvait lui être utile. Jurgis était de ces hommes en qui on peut avoir entière confiance quand on leur a témoigné quelques égards ; il ignorait qu’en cela, il était une perle rare parmi les criminels comme, d’ailleurs, dans toutes les classes de la société.

L’adresse que Jurgis possédait était celle d’une mansarde du Ghetto, où demeurait la maîtresse de Duane, une petite Française très jolie. De jour, elle était couturière, mais elle ne parvenait à joindre les deux bouts qu’en se prostituant. Duane était allé loger ailleurs par crainte de la police, apprit-elle à Jurgis. À la nouvelle adresse indiquée par la jeune fille, Jurgis trouva un tripot en sous-sol. Le propriétaire commença par dire qu’il ne connaissait personne du nom de Duane. Mais, après avoir fait subir un interrogatoire serré à son visiteur, il lui montra un escalier dérobé qui menait chez un receleur, installé dans l’arrière-boutique d’un prêteur sur gages, et de là à une série de chambres destinées à des rendez-vous galants. Duane se cachait dans l’une d’entre elles.

Duane fut ravi de voir son ami ; il n’avait plus d’argent, avoua-t-il, et il comptait sur Jurgis pour l’aider à s’en procurer. Il exposa son plan, ou plus exactement, il passa la journée à révéler à son compagnon les secrets du monde de la pègre et à lui expliquer comment il pourrait y gagner sa vie. Cet hiver, ce ne serait pas facile à cause de son bras et aussi parce que la police faisait actuellement preuve d’un zèle inaccoutumé. Mais, tant qu’il n’était pas connu, il n’avait rien à craindre, à condition d’être prudent. Ici, chez « papa » Hanson (c’est sous ce nom qu’était connu le vieil homme qui tenait le tripot), il serait en sécurité. « Papa » Hanson était « régulier » ; il ne trahirait pas son locataire tant que celui-ci paierait normalement son loyer et il le préviendrait une heure à l’avance en cas de descente de police. Quant à Rosensteg, le prêteur sur gages, il lui achèterait tout objet qu’il rapporterait au tiers de sa valeur, en s’engageant à garder le butin en lieu sûr pendant un an avant de le mettre en vente.

Il y avait un réchaud à pétrole dans le réduit qui servait de chambre. Les deux hommes se préparèrent un repas. Vers onze heures du soir, ils firent une sortie, en empruntant une issue à l’arrière du bâtiment. Duane était armé d’un slung-shot, sorte de lanière terminée par une bille de plomb. Une fois dans la zone résidentielle, Jack escalada un bec de gaz dont il souffla la flamme. Puis les deux compères se cachèrent en hâte sous un escalier de service en contrebas de la rue. Ils restèrent là, sans faire un bruit.

Bientôt, un homme se présenta. Comme c’était un ouvrier, ils le laissèrent continuer son chemin. Puis, au bout d’un long moment, ce fut un policier, dont ils reconnurent le pas lourd au-dessus d’eux. Ils retinrent leur souffle jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Malgré le froid, ils attendirent encore un bon quart d’heure, et, enfin, ils entendirent quelqu’un approcher à vive allure. Duane donna un petit coup de coude à Jurgis. Dès que l’homme eut dépassé leur cachette, ils se relevèrent. Duane, silencieux comme une ombre, se glissa sur le trottoir et, une seconde plus tard, un bruit mat et un cri étouffé parvinrent aux oreilles de Jurgis. Comme il n’était qu’à quelques pas de là, il bondit, plaqua sa main sur la bouche de sa victime tandis que Duane, ainsi qu’ils en étaient convenus, lui bloquait les bras. Mais l’homme était inerte et ses jambes se dérobaient sous lui. Jurgis se contenta donc de le retenir par le col pendant que son complice, de ses doigts agiles, fouillait les poches, celles de son pardessus, puis de sa veste, puis de son gilet, et transférait leur contenu dans ses propres poches. Enfin, après avoir tâté les doigts et la cravate de l’homme, Duane chuchota : « C’est tout ! » Ils traînèrent le passant jusqu’à l’escalier et le poussèrent en bas. Ensuite, ils se séparèrent et décampèrent.

Duane atteignit le premier leur repaire. Quand Jurgis arriva à son tour, son camarade faisait l’inventaire du « butin », qui se composait d’une montre en or, d’une chaîne avec un médaillon, d’un stylo en argent, d’une boîte d’allumettes, d’une poignée de pièces et... d’un portefeuille, que Duane ouvrit fébrilement. Il y trouva des lettres, des chèques, deux billets de théâtre et enfin, dans le compartiment arrière, une liasse de billets, qu’il compta : un de vingt dollars, cinq de dix, quatre de cinq et trois de un. Il poussa un profond soupir de satisfaction : « Ça va nous donner un peu d’air ! » fit-il.

Après une nouvelle vérification, ils brûlèrent le portefeuille et son contenu, à l’exception de l’argent ; ils détruisirent aussi la photographie d’une fillette que contenait le médaillon. Ensuite, Duane descendit la montre et les bijoux à Rosensteg et remonta avec seize dollars. « Ce vieux grigou prétend qu’il ne sait plus quoi faire de toute la pacotille qu’on lui donne ! dit-il. C’est un menteur, mais j’ai besoin d’argent, et ça il le sait. »

Les deux amis partagèrent la prise. La part de Jurgis s’élevait à cinquante-cinq dollars et quelques cents. Il protesta que c’était trop, mais Duane avait décidé dès le départ de diviser les bénéfices équitablement. La pêche avait été bonne, assura Duane, meilleure qu’elle n’était en général.

Quand ils se levèrent le lendemain matin, Jake envoya Jurgis acheter un journal. L’un des charmes que les voleurs trouvent à leur activité, c’est de lire le compte-rendu de leurs exploits. « J’avais un ami qui ne manquait jamais d’éplucher la presse, raconta Duane en riant, jusqu’au jour où un article lui apprit qu’il avait laissé trois mille dollars dans une des poches intérieures de son client ! »

Une demi-colonne était consacrée à l’affaire. C’était la troisième attaque nocturne en une semaine, ce qui prouvait, d’après le journal, qu’une bande organisée opérait dans le secteur. Et la police restait impuissante. Cette fois-ci, la victime était un agent d’assurances que l’on avait dépouillé de cent dix dollars qui ne lui appartenaient pas. Heureusement, sa chemise était marquée à son nom, sans quoi, on ne l’aurait pas encore identifié. L’agresseur avait eu la main lourde et l’homme souffrait d’une commotion cérébrale. Enfin, le malheureux avait été trouvé à moitié gelé et il devrait être amputé de trois doigts à la main droite. L’entreprenant journaliste était allé porter la nouvelle à la famille et racontait comment elle avait pris la chose.

Jurgis étant encore inexpérimenté, ces détails lui causèrent, bien sûr, quelque émoi. Son ami, lui, n’avait aucun état d’âme. C’était la règle du jeu, expliqua-t-il en riant, et on n’y pouvait rien. D’ici peu, Jurgis ne se soucierait pas plus de ses victimes que les ouvriers des abattoirs ne se préoccupaient des bœufs quand ils les assommaient. « C’est notre peau ou la leur, fit remarquer Duane. Et franchement, je préfère que ce soit la leur.

— Oui, mais quand même, insista Jurgis, pensif, il ne nous avait fait aucun mal.

— À nous, non. Mais il en faisait à d’autres et sans aucun scrupule. Mets-toi bien ça dans la tête », répliqua son ami.

 

Duane avait déjà averti Jurgis que, dans leur profession, on avait tout intérêt à ne pas se faire remarquer. Sinon, on finissait par ne travailler que pour acheter le silence de la police. Par conséquent, il valait mieux que Jurgis reste caché et qu’on ne le voie jamais en public avec son acolyte. Mais Jurgis se lassa bientôt de cette clandestinité. Au bout de deux semaines, comme il avait repris des forces et recouvré en partie l’usage de son bras, la situation lui devint insupportable. Duane qui, à la suite d’une certaine opération qu’il avait réalisée en solo et dont il refusait de parler avait conclu une trêve avec les autorités, fit venir Marie, la petite Française, pour égayer la solitude de son complice. Mais même ce geste ne suffit pas à faire patienter Jurgis bien longtemps. Duane dut renoncer à le raisonner et se résoudre à le laisser sortir de sa cachette. Il le présenta dans les bars et les maisons de rendez-vous, fréquentés par des malfaiteurs et autres escrocs de haut vol.

C’est ainsi que Jurgis se frotta à la « fine fleur » de la pègre de Chicago. Bien que la ville fût officiellement gérée par les élus du peuple, elle était en fait entre les mains d’une oligarchie d’hommes d’affaires. Pour opérer ce transfert de pouvoir, il fallait lever une véritable armée d’intermédiaires. Deux fois l’an, à l’automne et au printemps, au moment des élections, les hommes d’affaires versaient des millions de dollars à ces hommes de main, qui avaient pour mission d’organiser des réunions publiques, de payer des orateurs, des fanfares et des feux d’artifice, de faire distribuer des tonnes de tracts et de l’alcool à foison. Ils achetaient également au comptant des dizaines de milliers de voix. Bien entendu, le reste de l’année, il fallait entretenir cette troupe. Les chefs et les organisateurs recevaient leur « solde » directement de la main des hommes d’affaires : les conseillers municipaux et les députés étaient payés en pots-de-vin, les représentants du parti sur les fonds de campagne, les membres des groupes de pression et les avocats d’entreprises en honoraires, les entrepreneurs en commandes, les leaders syndicalistes en subventions, les propriétaires de journaux et leurs rédacteurs en chef en achats publicitaires. Quant aux sans-grade, soit ils émargeaient au budget municipal, soit ils se payaient directement sur la population. Dans la commune, on les trouvait dans la police, chez les pompiers, au service des eaux, bref dans tous les secteurs et à tous les échelons, du petit gratte-papier au maire adjoint. Pour tous ceux à qui on ne pouvait trouver une affectation restaient les ressources du monde du vice et du crime et la liberté de corrompre, d’escroquer et de piller à leur guise. La loi, en interdisant la consommation d’alcool le dimanche, avait livré les patrons de bar aux mains de la police ; ils devaient donc s’entendre avec elle. La prostitution était illégale ? Ces « dames » avaient, elles aussi, été obligées d’entrer dans la combine. Il en allait de même pour les tenanciers de tripots et de salles de billard, en un mot pour tout individu, homme ou femme, qui se livrait à quelque trafic et était prêt à reverser une partie des bénéfices qu’il en tirait : contrebandiers, bandits de grand chemin, pickpockets, voleurs à l’étalage, receleurs, marchands de lait frelaté, de fruits blets et de viande avariée, propriétaires de logements insalubres, guérisseurs, usuriers, mendiants, vendeurs à la sauvette, boxeurs, gros bras, bookmakers, proxénètes, agents de la traite des blanches, pourvoyeurs de chair fraîche. Toute cette canaille se serrait les coudes et formait, avec les hommes politiques et la police, une famille très unie. Souvent, un même individu portait deux casquettes à la fois : le commissaire de police était propriétaire de la maison de passe dans laquelle il simulait une descente de police, ou bien tel dirigeant politique établissait son quartier général dans son propre bar. Les patrons des bouges les plus notoires de Chicago, « Hinkydink », « Bath-house John » et consorts, jouaient en même temps les éminences grises au conseil municipal, permettant à celui-ci de livrer la ville aux appétits des hommes d’affaires. Quant à la clientèle de leurs établissements, elle était constituée de joueurs et de bagarreurs professionnels en marge des lois, de cambrioleurs et de bandits qui semaient la terreur dans toute la cité. Les jours d’élections, ces puissances du vice et du crime faisaient cause commune. Ces scélérats connaissaient à l’avance, et à un pour cent près, le résultat du scrutin dans leur secteur, et pouvaient en changer l’issue en moins d’une heure.

Un mois plus tôt, Jurgis avait failli mourir de faim dans les rues. Aujourd’hui, il possédait le sésame qui lui ouvrait un monde où il n’y avait qu’à tendre la main pour se remplir les poches et profiter des douceurs de la vie. Duane le présenta à un Irlandais du nom de « Buck » Halloran qui, en tant que « militant politique », connaissait le système de l’intérieur. Après avoir bavardé avec Jurgis, il lui exposa un plan qui permettait à un homme comme lui, qui avait une allure d’ouvrier, de se faire facilement de l’argent. Mais c’était un secret qu’il ne fallait pas ébruiter. Jurgis se déclara intéressé et l’Irlandais l’emmena l’après-midi même (c’était un samedi) au bureau où les employés municipaux touchaient leur salaire. Le trésorier-payeur, sous la garde de deux policiers, était assis dans un petit réduit derrière une pile d’enveloppes. Jurgis, conformément aux instructions, s’approcha et annonça : « Michael O’Flaherty ». L’homme lui remit une enveloppe qu’il apporta à Halloran, dans un bar tout proche. Puis il retourna au guichet une deuxième, puis une troisième fois, en se faisant passer d’abord pour « Johan Schmidt », puis pour « Serge Reminitsky ». Halloran avait ainsi une liste assez impressionnante de travailleurs fictifs et, pour chacun d’entre eux, Jurgis reçut une enveloppe. Ce travail lui rapporta cinq dollars. Halloran lui promit qu’il en aurait autant toutes les semaines, à condition de tenir sa langue, chose à laquelle Jurgis excellait désormais. Il gagna ainsi la confiance de « Buck », qui l’introduisit auprès de ses amis comme quelqu’un sur qui l’on pouvait compter.

Cette relation fut utile au Lituanien à un autre titre. Il découvrit bientôt le sens du mot « piston » et comprit pourquoi le contremaître Connor et le serveur au sang chaud avaient pu le faire envoyer en prison. Un soir, un bal fut organisé au bénéfice de « Larry-le-Borgne », un éclopé qui jouait du violon dans un des lupanars chics de Clark Street. C’était un boute-en-train et une figure très populaire du quartier de la « Levée ». La fête se tenait dans une grande salle de réception et était, pour les caïds de la pègre, l’occasion d’une nuit de folie. Jurgis y fut invité. Il but plus que de raison et se laissa entraîner dans une bagarre à propos d’une fille. Comme il avait recouvré l’usage de son bras, il entreprit de faire du ménage dans la salle... et se retrouva dans une cellule du poste de police. L’idée de rester là à cuver son vin ne l’enchantait guère, car l’endroit grouillait de clochards malodorants. Il fit prévenir Halloran, qui appela le responsable du secteur, lequel téléphona à l’officier de police. À quatre heures du matin, Jurgis fut libéré sous caution. Quand, quelques heures plus tard, le Lituanien comparut devant le tribunal, le chef du secteur avait déjà expliqué au greffier que Jurgis Rudkus était un garçon bien, qui s’était simplement montré imprudent. De sorte que le prévenu fut condamné à une amende de dix dollars avec « sursis », ce qui signifiait qu’il n’était pas tenu de la verser, ni maintenant ni par la suite, sauf si quelqu’un décidait un jour de remettre l’affaire sur le tapis.

Dans le milieu que le Lituanien fréquentait désormais, l’argent n’avait pas la même valeur que pour les habitants de Packingtown. Pourtant, si étrange que cela puisse paraître, Jurgis buvait beaucoup moins que lorsqu’il était ouvrier ; tout simplement parce qu’il n’y était plus poussé par la fatigue et le désespoir. Il avait maintenant un but, une raison de se battre. Il comprit vite qu’en gardant les idées claires il pourrait profiter de nouvelles ouvertures. Comme il était actif de nature, il ne se contenta pas de rester sobre ; il s’efforça également de modérer Duane, qui était autrement porté que lui sur l’alcool et les femmes.

Une chose en entraîna une autre. Une nuit où Jurgis était assis avec Duane dans le bar où il avait fait la connaissance de « Buck » Halloran, un « péquenaud », c’est-à-dire un acheteur qui travaillait pour un négociant établi en province, entra avec « un bon coup dans le nez ». Il n’y avait personne d’autre que le serveur dans le café. Quand le client ressortit, Jurgis et Duane le suivirent. Dès qu’il eut tourné le coin de la rue et qu’il fut dans un endroit sombre coincé entre le métro aérien et un bâtiment inhabité, Jurgis bondit pour lui barrer la route et lui braqua un revolver sous le nez, tandis que Duane, le chapeau rabattu sur les yeux, explorait ses poches de ses doigts experts. Les deux compères lui prirent sa montre et son « liquide ». Puis ils détalèrent et regagnèrent le bistrot avant que leur victime n’ait eu le temps d’appeler au secours. Le garçon, qu’ils avaient prévenu d’un simple clin d’œil, leur avait déjà ouvert la porte de la cave. Ils disparurent dans l’escalier et rejoignirent, par un passage secret, une maison de passe attenante. Du toit, on accédait à trois autres établissements du même genre. Grâce à ce réseau de vases communicants, on pouvait faire sortir les clients de chacune des « maisons » lorsque la police, à l’occasion d’un conflit quelconque avec les malfrats, décidait d’une opération de représailles. Il fallait aussi pouvoir éloigner les filles en cas d’urgence. Elles étaient des milliers à venir à Chicago, sur la foi de petites annonces qui promettaient des places de « bonnes à tout faire » et « d’ouvrières ». Elles se retrouvaient alors piégées par de fausses agences de recrutement et enfermées dans des lupanars. Pour les y retenir, il suffisait en général de les mettre toutes nues et de leur confisquer leurs vêtements ; mais, parfois, il fallait les droguer et les maintenir dans leur prison durant des semaines entières. Les parents signalaient alors à la police, par télégramme, la disparition de leur fille et certains finissaient par se déplacer en personne, s’étonnant qu’aucune recherche n’ait été entreprise. Il arrivait qu’on soit contraint de céder à leurs exigences et de les laisser fouiller la maison où leur fille avait été vue pour la dernière fois.

En remerciement pour sa complaisance, le serveur reçut vingt dollars sur les cent trente que les deux compères s’étaient appropriés. Cette attention leur assura immédiatement son amitié et, quelques jours plus tard, il leur fit faire la connaissance d’un petit « youpin » (comme il disait), du nom de Goldberger, qui « racolait » pour la maison de passe qui leur avait servi de cachette dans les premiers temps. Après quelques verres et quelques hésitations, Goldberger leur raconta qu’un tricheur professionnel, avec qui il avait eu une altercation à propos de sa meilleure pensionnaire, lui avait envoyé son poing dans la figure. L’individu n’étant pas de Chicago, personne ne ferait d’histoires si on devait le retrouver un jour sur un trottoir avec le crâne fendu. Jurgis, qui s’était endurci et aurait volontiers réglé leur compte à tous les joueurs de Chicago, s’informa de ce qu’il retirerait personnellement de l’opération. Goldberger se fit encore plus confidentiel. Il avait des tuyaux de première main sur les courses de La Nouvelle-Orléans. Il les tenait du commissaire de police du secteur, qu’il avait un jour sorti d’une sale affaire et qui était « en cheville » avec un puissant syndicat de propriétaires de chevaux. Duane pressentit aussitôt l’importance de l’information. Mais Jurgis dut se faire expliquer par le menu le fonctionnement du monde des courses, avant de comprendre la chance qui s’offrait à eux.

Un immense « Cartel des Courses » avait à sa botte les deux chambres législatives de chaque État où il opérait. Il possédait même certains grands journaux qui faisaient la pluie et le beau temps dans l’opinion publique. Aucune autre organisation dans le pays n’était assez puissante pour lui tenir tête, à l’exception, peut-être, du Cartel des Bookmakers. Il avait parsemé le territoire américain de splendides champs de courses où il attirait les parieurs en leur faisant miroiter des gains colossaux. En réalité, les dés étaient pipés : les participants se faisaient dépouiller de centaines de millions de dollars chaque année. Les courses de chevaux, naguère un sport, étaient devenues une affaire commerciale. On dopait ou on droguait les bêtes, on les sous-entraînait ou au contraire on les surentraînait. On provoquait une chute au moment opportun. On détraquait un cheval d’un coup de cravache intempestif, que tous les spectateurs interprétaient comme un effort désespéré pour le maintenir en tête. Il existait ainsi des dizaines de combines pour truquer une course. Tantôt c’étaient les propriétaires de chevaux qui y avaient recours et en retiraient des gains phénoménaux ; tantôt c’étaient les jockeys et les entraîneurs, ou bien des personnes extérieures au monde hippique qui soudoyaient les gens du métier. Mais, la plupart du temps, les coupables étaient les dirigeants mêmes du Cartel.

Ainsi, comme tous les hivers, des courses se tenaient à La Nouvelle-Orléans. Un comité était chargé d’établir à l’avance le programme quotidien et envoyait ses agents dans les villes du Nord « ratisser » les salles de pari. Quelques instants avant chaque départ, un message téléphonique codé expédié de loin arrivait au pesage, et quiconque était mis dans le secret était sûr de gagner le gros lot. Si Jurgis avait des doutes, il n’avait qu’à essayer, ajouta le petit Juif. Ils pourraient se retrouver le lendemain à un certain endroit pour tenter l’expérience. Jurgis et Duane ne demandaient pas mieux. Ils se rendirent donc dans une salle de pari huppée, fréquentée par des courtiers et des négociants (qui pouvaient aussi profiter de la compagnie de « dames » dans un salon privé), et ils misèrent chacun dix dollars sur « Dame Noire », une jument cotée à six contre un, qui arriva première. Pour pareil secret, les deux amis auraient bien passé à tabac tous les gens qu’on voulait. Malheureusement, Goldberger les informa le lendemain que le tricheur professionnel avec qui il avait eu maille à partir, ayant eu vent de ce qui se tramait, avait quitté la ville.

 

Le métier connaissait des hauts et des bas, mais, l’un dans l’autre, on parvenait toujours à subsister, qu’on soit à l’air libre... ou derrière des barreaux. Les élections, prévues début avril, annonçaient une période de choux gras pour toute la pègre locale. Jurgis, à force de traîner dans les gargotes, les tripots et autres hôtels borgnes, rencontra des agents électoraux des deux partis. En causant avec eux, il en vint à connaître toutes les ficelles du jeu politique et à entrevoir plusieurs façons de se rendre utile. « Buck » Halloran étant « démocrate », Jurgis le devint également. Mais « Buck » n’était pas sectaire. Après tout, les Républicains étaient des gens bien, eux aussi. Et puis ils allaient disposer de coquettes sommes d’argent pour la campagne à venir. Aux dernières élections, ils avaient acheté le bulletin de vote quatre dollars, alors que les Démocrates n’en avaient offert que trois. Un soir, Jurgis et « Buck » jouaient aux cartes avec un troisième larron, qui raconta l’histoire suivante : « Buck » s’était un jour vu confier la tâche de faire voter dans le bon sens une « fournée » de trente-sept Italiens fraîchement débarqués. Or lui-même avait rencontré le Républicain chargé, de son côté, de contacter ces mêmes immigrants ; les trois hommes étaient convenus entre eux que les Italiens partageraient à parts égales leurs voix entre les deux partis, moyennant un verre de bière pour chacun. Ainsi, le reste de l’argent était allé aux comploteurs !

Peu de temps après, Jurgis, las des risques et des vicissitudes de la petite délinquance, se sentit tenté par la carrière politique. Mais il y eut, à cette même période, un formidable mouvement de protestation contre la collusion entre la pègre et la police. En effet, l’industrie du crime ne profitait pas directement au monde des affaires. C’était là une « activité annexe », comme on dit, dont la police avait le monopole. Or, si la possibilité de s’adonner au grand jour à des jeux d’argent et à la débauche favorisait le « commerce », les cambriolages et les agressions avaient l’effet inverse. Un soir, il advint que Jack Duane se fit prendre en flagrant délit à percer le coffre-fort d’un magasin de vêtements. Le veilleur de nuit qui l’avait surpris le remit entre les mains d’un policier qui, par chance, connaissait bien Jack et prit sur lui de le laisser s’échapper. La presse fit un tel vacarme qu’on décida de sacrifier Duane et il eut tout juste le temps de quitter la ville.

Sur ces entrefaites, Jurgis fut présenté à un certain « Harper ». Il eut la surprise de reconnaître le veilleur de nuit de Brown and Company qui l’avait aidé à acquérir la citoyenneté américaine lors de son arrivée aux abattoirs. L’homme trouva la coïncidence piquante, bien qu’il n’eût aucun souvenir de Jurgis. Combien de « bleus » n’avait-il pas vu passer ! expliqua-t-il. Ils se rendirent au bal, en compagnie de Halloran, et restèrent jusqu’à deux ou trois heures du matin à évoquer leurs souvenirs. Harper raconta comment, à la suite d’une querelle avec son chef de service, il était redevenu simple ouvrier et avait adhéré au syndicat. Jurgis ne comprit que plusieurs mois plus tard que cette dispute avait été concertée ; en réalité, les patrons versaient chaque semaine vingt dollars à Harper pour qu’il les informe des délibérations secrètes de son syndicat. Les abattoirs étaient en pleine effervescence, expliqua le faux syndicaliste. Les ouvriers de Packingtown étaient à la limite de ce qu’ils pouvaient supporter ; une grève risquait d’éclater dans les semaines à venir.

Après cette conversation, Harper fit son enquête sur Jurgis et, le surlendemain, revint le voir. Il avait une proposition intéressante à lui soumettre. Il n’en était pas absolument certain, mais il pensait pouvoir lui faire toucher un salaire régulier, à condition qu’il accepte de se rendre à Packingtown, de faire ce qu’on lui dirait et de tenir sa langue. Harper, mieux connu sous le nom de « Bush » Harper, était l’un des bras droits de Mike Scully, le Démocrate qui régnait sur le quartier des abattoirs. La conjoncture électorale était inhabituelle. On avait suggéré à Scully de choisir comme candidat à la mairie un riche brasseur qui habitait une avenue chic à la périphérie de la circonscription. Cet homme ambitionnait d’arborer l’insigne de magistrat municipal et d’en recevoir tous les honneurs. C’était un Juif, pas très malin mais inoffensif et, surtout, disposé à investir des sommes faramineuses dans la campagne. Scully avait accepté, puis était allé rendre visite aux Républicains pour leur proposer un marché. Il n’était pas sûr de pouvoir faire passer le « youpin », leur avait-il expliqué, et il n’avait pas l’intention de perdre la circonscription. Mais il avait un ami complaisant, totalement inconnu, qui était actuellement gérant d’une salle de jeu de quilles dans la cave d’un bar d’Ashland Avenue. Les Républicains pourraient lui donner leur investiture et lui, Scully, s’arrangerait pour le faire élire avec l’argent du « youpin ». Les Républicains retireraient toute la gloire de cette opération, ce qui était plus qu’ils ne pouvaient espérer autrement. En retour, ils s’engageaient à ne présenter personne l’année suivante, quand Scully lui-même briguerait le second siège de conseiller municipal de la circonscription. Les Républicains avaient donné leur accord sans hésiter. L’ennuyeux, selon Harper, était que les Républicains étaient tous des imbéciles. D’ailleurs, pouvait-il en être autrement, quand on soutenait ce parti dans le quartier des abattoirs où Scully était roi ! Bref, ils n’étaient pas très habiles. Et bien sûr, il était impensable de demander aux militants démocrates, ces nobles guerriers de la War-Whoop League, d’apporter ouvertement leur appui au candidat républicain.

L’obstacle n’aurait pas été insurmontable si, depuis un ou deux ans, le paysage politique du quartier des abattoirs n’avait connu une curieuse évolution avec l’émergence d’un nouveau parti : les Socialistes. Et ça, ça semait une fichue pagaille, disait « Bush » Harper. La seule image qu’évoquait pour Jurgis le mot « socialiste » était celle du pauvre petit Tamoszius Kuszleika, qui revendiquait cette étiquette et qui, le samedi soir, avec quelques camarades, perché sur une caisse à savon au coin d’une rue, s’égosillait à haranguer les passants. Tamoszius avait bien essayé d’expliquer de quoi il retournait à Jurgis, mais ce dernier, qui manquait d’imagination, n’avait jamais bien compris. Il se satisfit pour l’heure de la description qu’en donna son interlocuteur : les socialistes étaient des ennemis des institutions américaines. Ils ne se laissaient pas corrompre et refusaient toute alliance et tout marchandage. Mike Scully redoutait que la situation créée par ses tractations avec les Républicains ne tournât à l’avantage de cette troisième force. En effet, les Démocrates de Packingtown voyaient d’un très mauvais œil la candidature d’un riche capitaliste pour représenter leur parti. Et, quitte à changer leurs habitudes de vote, ils décideraient peut-être qu’un agitateur socialiste était préférable à une crapule de Républicain. Voilà donc l’occasion qui s’offrait à Jurgis de se faire une place au soleil, déclara « Bush » Harper. En tant qu’ancien syndicaliste et ouvrier aux abattoirs, il devait connaître des foules de gens. Comme il ne s’était jamais mêlé de politique, il n’éveillerait aucun soupçon à se déclarer républicain. Il y avait des tonnes d’argent à ramasser pour qui savait se montrer digne de confiance, et Jurgis pouvait compter sur Mike Scully. Celui-ci n’était pas homme à laisser tomber un ami. Mais, bon, que fallait-il faire au juste ? demanda Jurgis, qui ne voyait pas bien où l’autre voulait en venir. Harper lui détailla l’affaire. Pour commencer, Jurgis devait retourner travailler aux abattoirs. Bien sûr, la perspective n’était pas très réjouissante, mais il toucherait un salaire en plus de ce qu’il gagnait déjà. Il reprendrait ses activités au syndicat, où il pourrait tenter d’obtenir un mandat, comme lui, Harper, l’avait fait. Il vanterait à tous ses amis les mérites de Doyle, le candidat Républicain, et, parallèlement, noircirait l’image du « youpin ». Ensuite, Scully lui procurerait un lieu de réunion et Jurgis mettrait sur pied une « Association des Jeunes Républicains », ou quelque chose de ce genre. On y boirait la meilleure bière du riche brasseur, il y aurait des feux d’artifice, des discours, exactement comme à la War-Whoop League. Jurgis en connaissait sûrement plus d’un qui apprécierait de telles festivités. Il pouvait par ailleurs compter sur l’aide des dirigeants et des militants du Parti républicain, et, le jour du scrutin, la victoire serait assurée.

À la fin de cet exposé, Jurgis demanda : « Mais comment est-ce que je peux trouver une place à Packingtown ? Je suis sur la liste noire. »

« Bush » Harper éclata de rire. « Je m’occupe de ça, ne t’inquiète pas, promit-il.

— Affaire conclue, dans ce cas. Je suis votre homme », répondit Jurgis.

C’est ainsi que le Lituanien reprit le chemin des abattoirs. On le présenta au seigneur du fief politique local, auprès de qui le maire de Chicago prenait ses ordres. C’était cet homme, Scully, qui était propriétaire de la briqueterie, de la décharge et de la mare où l’on taillait des blocs de glace, mais Jurgis ne le savait pas. C’était à cause de lui que la rue où Antanas s’était noyé n’avait pas été pavée. Lui encore qui avait nommé le juge responsable de la première incarcération de Jurgis ; lui toujours le principal actionnaire de la société qui avait vendu à la famille cette bicoque délabrée et l’avait récupérée frauduleusement. Mais le Lituanien ignorait tous ces détails, comme il ignorait que Scully n’était que l’instrument et le jouet des patrons des conserveries. Pour lui, Scully avait un pouvoir sans limites ; c’était l’homme le plus puissant qu’il eût jamais rencontré.

C’était un petit Irlandais tout sec, dont les mains étaient agitées de tremblements. Il accorda un bref entretien à Jurgis, qu’il jaugea de ses yeux de rat. Puis il lui remit une lettre à l’intention de M. Harmon, l’un des directeurs de Durham and Company :

« Le porteur de la présente, Jurgis Rudkus, est un de mes meilleurs amis et je vous serais reconnaissant de lui trouver un bon poste. C’est de la plus haute importance. Il a commis autrefois une imprudence, mais je vous saurais gré de ne pas lui en tenir rigueur. »

Après avoir lu la missive, M. Harmon posa sur Jurgis des yeux interrogateurs. « Que veut-il dire par “une imprudence” ? demanda-t-il.

— On m’a mis sur une liste noire, monsieur », répondit Jurgis.

L’autre fronça le sourcil : « Une liste noire ? Je ne comprends pas. »

Jurgis rougit. Il avait oublié que les listes noires n’étaient pas censées exister. « Je... en fait... j’avais du mal à trouver du travail, bégaya-t-il.

— Pour quel motif ?

— Je m’étais disputé avec un contremaître... mais ce n’était pas mon chef à moi, monsieur... et je l’ai frappé.

— Je vois », fit l’autre. Puis il réfléchit un peu. « Que souhaites-tu faire ? demanda-t-il.

— N’importe quoi, monsieur, répondit Jurgis. Seulement, je me suis cassé le bras l’hiver dernier. Alors, il faut que je fasse attention.

— Que dirais-tu d’être veilleur de nuit ?

— Ce n’est pas possible, monsieur. Le soir, il faut que je sois avec les camarades.

— Ah bon ! Tu fais de la politique. Alors, ça te dirait d’apprêter les cochons ?

— Oui, monsieur », dit Jurgis.

M. Harmon appela un pointeur. « Emmène cet homme voir Pat Murphy et dis-lui de se débrouiller pour lui trouver une place », ordonna-t-il.

Jurgis pénétra dans la salle d’abattage des porcs, là où, jadis, il était venu quémander du travail. Cette fois-ci, il avançait d’un air dégagé et il rit dans sa barbe quand il vit le contremaître faire la moue en écoutant le pointeur : « M. Harmon vous fait dire de prendre cet homme. » Le contremaître aurait un excédent de main-d’œuvre dans son atelier et n’atteindrait pas les chiffres escomptés, mais il se contenta de répondre : « D’accord. »

 

Jurgis redevint donc ouvrier. Il se mit aussitôt en devoir de renouer les contacts avec ses anciens amis. Il adhéra au syndicat et entreprit de « faire campagne » pour « Scotty » Doyle. Doyle lui avait rendu un fier service un jour, prétendait-il. C’était un gars vraiment épatant, et c’était un travailleur, quelqu’un qui représenterait la classe ouvrière. Quelle idée d’aller voter pour un « youpin » millionnaire ! Qu’est-ce que Mike Scully avait jamais fait en leur faveur pour qu’ils soutiennent ses candidats les yeux fermés ? demandait Jurgis à ses camarades. Pendant ce temps, Scully avait rédigé à l’intention de Jurgis une lettre d’introduction auprès du chef du Parti républicain de la circonscription. Jurgis rencontra donc les « gars » avec qui il devait faire campagne. Ils s’étaient déjà occupés de louer un grand local, toujours avec l’argent du brasseur, et tous les soirs, Jurgis amenait une douzaine de nouveaux adhérents au « Groupe de soutien au Candidat républicain Doyle ». Peu de temps après, se tint la soirée d’inauguration, avec fanfare et guirlandes lumineuses rouges, feux d’artifice et pétards. L’affluence fut telle qu’il fallut faire deux réunions supplémentaires : le pauvre candidat, pâle et tremblant, dut réciter trois fois le petit discours, rédigé par l’un des sbires de Scully, qu’il avait mis un mois à apprendre par cœur. Le clou de la soirée fut l’allocution du célèbre sénateur Spareshank1, qui arriva en automobile. Orateur de talent, candidat à la présidence de la République, il rappela les privilèges sacrés attachés au titre de citoyen américain en promettant protection et prospérité à la classe laborieuse des États-Unis. Tous les journaux du matin reproduisirent, sur une bonne demi-colonne, ce discours enflammé, en ajoutant que, selon des sources sûres, la popularité inattendue de Doyle, le candidat républicain au poste de magistrat municipal, donnait des cauchemars à M. Scully, président de la Commission démocrate de la ville.

Il y eut aussi une retraite aux flambeaux monstre, qui accentua encore l’inquiétude dudit président. Le Groupe de soutien au Candidat républicain Doyle défila en cape et chapeau rouges. On distribua de la bière à volonté à tous les électeurs de la circonscription. De l’avis général, on n’en avait jamais bu d’aussi bonne pendant une campagne électorale. À cette occasion, et lors des innombrables réunions en plein air qui se déroulaient autour d’une charrette2, Jurgis se donna sans compter. Lui-même ne faisait pas d’allocutions ; pour cela il y avait des avocats et des experts. Mais il participait à l’organisation : distribution de tracts, affichage, racolage pour rameuter la foule. C’est lui aussi qui s’occupait des feux d’artifice et de la bière pendant les manifestations. Au cours de la campagne, des centaines de dollars, fournis par le brasseur israélite, lui passèrent entre les mains. Il géra cette fortune scrupuleusement, avec la plus tou chante candeur. Vers la fin cependant, il s’aperçut que les autres « gars » lui vouaient une haine féroce, lui reprochant de se mettre en valeur à leurs dépens et de les empêcher de prélever leur part du gâteau. Il fit alors de son mieux pour leur être agréable et rattraper lui-même le temps qu’il avait perdu avant de découvrir les avantages qu’on pouvait tirer de cette vache à lait électorale.

Il s’attira également les faveurs de Mike Scully. À quatre heures, le matin des élections, il était dehors pour faire « la chasse aux voix ». Avec une voiture à deux chevaux, il passa chercher ses amis un par un et les conduisit triomphalement aux urnes. Lui-même vota une demi-douzaine de fois et en fit faire autant à ses camarades. Il convoya des groupes de Lituaniens, Polonais, Tchèques, Slovaques, fraîchement débarqués. Une fois qu’ils avaient déposé leur bulletin, il les repassait à un collègue qui les conduisait dans un autre bureau de vote. Le matin, le chef du district lui avait remis cent dollars et Jurgis vint se réapprovisionner à trois reprises au cours de la journée. À chaque fois, il eut l’honnêteté de ne garder pour lui que vingt-cinq dollars, les soixante-quinze dollars restants étant effectivement consacrés à acheter les électeurs. Ce jour-là, malgré un raz de marée démocrate partout ailleurs, « Scotty » Doyle, ex-gérant d’un jeu de quilles, l’emporta avec mille voix d’avance. Jurgis s’offrit alors une « bringue » d’enfer, qui dura de cinq heures de l’après-midi à trois heures du matin. La quasi-totalité des habitants de Packingtown fit de même, manifestant ainsi leur joie de voir que, grâce aux prolétaires, un candidat du peuple avait triomphé et qu’un arrogant ploutocrate avait subi une défaite écrasante.

1 De son vrai nom « Charles W. Fairbanks », vice-président républicain de Theodore Roosevelt lors de sa réélection en 1905. (N.d.T.)
2 « Cart-tail meetings ». Moyen de propagande utilisé pour la première fois en 1897 lors des élections municipales de New York. Les orateurs parcouraient la ville dans une charrette et s’arrêtaient dans les endroits passants pour faire des discours. (N.d.T.)