Chapitre 31

Une des premières choses que fit Jurgis après avoir trouvé du travail fut d’aller voir Marija. Elle descendit dans le sous-sol pour l’accueillir. Jurgis, son chapeau à la main, se tenait sur le pas de la porte. « Je gagne ma vie, maintenant. Tu n’as plus besoin de rester ici », lui dit-il.

Mais Marija secoua la tête. Que pouvait-elle faire d’autre ? Personne ne voudrait l’employer. Et il lui était impossible de cacher son passé. D’autres filles avaient essayé, mais, un jour ou l’autre, quelqu’un avait fini par découvrir le pot aux roses. Ici, elle voyait défiler des hommes par milliers ; alors, tôt ou tard, elle tomberait sur l’un d’eux. « De toute façon, ajouta-t-elle, je ne suis plus bonne à rien, avec la drogue que je prends. Tu as une solution ?

— Tu ne peux pas t’en passer ? demanda Jurgis.

— Non, répondit-elle. Je ne pourrai jamais arrêter. Et puis, à quoi bon parler de ça ? Il faut se rendre à l’évidence. Je resterai sans doute ici jusqu’au bout. C’est tout ce que je peux faire. » Jurgis ne put rien tirer d’autre de sa cousine ; il n’insista pas. Quand il ajouta qu’il interdirait à Elzbieta d’accepter l’argent de Marija, elle ne manifesta que de l’indifférence : « Eh bien ! Je le dépenserai ici et il sera gaspillé, voilà tout. » Elle avait les paupières lourdes, le visage congestionné et boursouflé. Jurgis comprit qu’il l’ennuyait et qu’elle était impatiente de le voir partir. Il s’en alla, la mort dans l’âme.

À la maison, la vie n’était pas très rose pour le pauvre Jurgis. Elzbieta tombait souvent malade ; les garçons, à force de traîner dans les rues, commençaient à mal tourner. Malgré tout, au nom du bonheur qu’il avait partagé avec eux autrefois, il restait fidèle à la famille. Lorsque les choses allaient vraiment mal, il se consolait en se jetant à corps perdu dans la lutte. Depuis qu’il avait rejoint le grand courant socialiste, tout ce qu’il avait considéré jusque-là comme primordial dans sa vie lui paraissait relativement secondaire. Il s’intéressait dorénavant au monde des idées. À première vue, il menait une existence banale et terne, sans autre ambition que de demeurer un simple portier d’hôtel. Mais, intellectuellement, il allait d’aventure en aventure. Il avait tant à apprendre, tant de merveilles à découvrir !

Jurgis devait se souvenir toute sa vie du jour qui précéda l’élection présidentielle. Harry Adams avait reçu d’un de ses amis un appel téléphonique le priant de venir lui présenter le Lituanien le soir même. C’est ainsi que Jurgis rencontra l’un des maîtres à penser du mouvement.

L’invitation émanait d’un certain Fisher, un millionnaire de Chicago qui avait consacré sa vie aux œuvres sociales et habitait une petite maison au cœur des quartiers les plus misérables de la ville. Bien qu’il ne fût pas membre du Parti, il était sympathisant des idées progressistes. Ce soir-là, il recevait le rédacteur en chef d’un magazine de la côte est, qui écrivait des articles antisocialistes sans savoir le moins du monde de quoi il parlait. Si le millionnaire avait souhaité la présence de Jurgis, c’était parce qu’il comptait aborder la question de la qualité des aliments en Amérique, sujet auquel s’intéressait le journaliste.

Fisher occupait une petite maison en briques d’un étage, d’apparence miteuse. Jurgis y découvrit un intérieur accueillant. Les murs du salon étaient presque entièrement recouverts de livres, ainsi que de tableaux, que l’on distinguait mal à la lueur des lampes. La nuit étant froide et pluvieuse, un grand feu de bois brûlait dans la cheminée. Quand Adams et son compagnon arrivèrent, sept ou huit invités étaient déjà réunis autour de l’âtre et, à sa grande stupeur, Jurgis constata qu’il y avait trois femmes parmi eux. C’était la première fois qu’il se trouvait en compagnie si distinguée et il se sentit atrocement mal à l’aise. Il resta debout dans l’encadrement de la porte, les mains crispées sur son chapeau, puis entra et s’inclina profondément devant chacun des convives au fur et à mesure qu’on le présentait. Enfin, lorsqu’on le pria de prendre place, il s’assit sur le bord d’une chaise, dans un coin sombre, et essuya la sueur de son front d’un revers de manche. Il tremblait à la seule pensée qu’on pût lui demander de prendre la parole.

Le maître de maison, un grand jeune homme d’allure athlétique, était en tenue de soirée, tout comme le rédacteur en chef du magazine, un M. Maynard, dont le teint laissait deviner qu’il souffrait de dyspepsie. Parmi les trois dames, se trouvait l’épouse de Fisher, une femme jeune et gracile. La deuxième femme, qui travaillait dans le jardin d’enfants du centre d’assistance sociale, était plus âgée. Quant à la troisième, c’était une étudiante, très belle, au regard profond et sérieux, qui n’ouvrit la bouche qu’en une ou deux occasions au cours de la soirée. Assise près de la table au milieu de la pièce, le menton posé sur ses mains, elle suivait la conversation avec une extrême attention. Les deux autres messieurs répondaient au nom de M. Lucas et M. Schliemann. En les entendant appeler Adams « camarade », Jurgis comprit qu’ils étaient socialistes.

Le dénommé Lucas était un petit homme doux et affable, qui avait tout d’un clergyman. D’ailleurs, comme l’apprit Jurgis, il avait été prédicateur itinérant avant d’être touché par la grâce et de devenir un des prophètes de la nouvelle doctrine. Il parcourait tout le pays, comptant, comme les premiers apôtres, sur l’hospitalité des gens pour subsister, et prêchant au coin des rues lorsqu’il ne trouvait pas de salle. M. Schliemann, lui, avait déjà entamé une discussion avec Maynard quand Adams et son protégé firent leur entrée. Après les présentations, à la prière de son hôte, il reprit le cours du débat. Jurgis se laissa peu à peu envoûter : aucun doute, il avait en face de lui l’homme le plus extraordinaire qui ait jamais existé.

Nicholas Schliemann était un Suédois, grand et dégingandé, aux mains velues et à la barbe blonde et drue. Dans son pays, il avait enseigné la philosophie à l’université jusqu’au jour où il avait pris conscience que, selon sa propre formule, il faisait par trop « commerce » de son esprit et de son temps. Il avait alors décidé de venir aux États-Unis et avait élu domicile dans ce quartier pauvre de Chicago, où il habitait une mansarde non chauffée. S’il se passait de feu, c’est que l’énergie volcanique qui l’animait lui en tenait lieu. Il étudiait la diététique et savait avec précision la quantité de protéines et d’hydrates de carbone dont son corps avait besoin. Il prétendait qu’en mastiquant scientifiquement sa nourriture il en triplait la valeur nutritive, si bien que onze cents lui suffisaient pour ses repas quotidiens. Tous les ans, vers le 1er juillet, il prenait ses vacances : il quittait Chicago à pied et allait moissonner dans les campagnes pour un salaire de deux dollars et demi par jour. Il ne revenait qu’après avoir amassé cent vingt-cinq dollars, c’est-à-dire de quoi vivre pendant un an. Dans un « régime capitaliste », c’était, selon lui, la seule façon de mener une vie à peu près indépendante. Il ne se marierait pas, car aucun homme sensé ne pouvait se permettre de tomber amoureux tant que la Révolution n’aurait pas eu lieu.

Il était enfoncé dans un grand fauteuil, les jambes croisées, la tête dans l’ombre, si bien qu’on ne voyait de son visage que deux points brillants qui reflétaient la lumière du feu. Il parlait avec simplicité, sans la moindre trace d’émotion, comme un professeur qui énonce à ses élèves des axiomes de géométrie. Pourtant, il exposait des théories à faire dresser les cheveux sur la tête ! Quand son auditoire manifestait quelque incompréhension, il explicitait ses propos en avançant des idées encore plus scandaleuses. Jurgis n’aurait pas été plus impressionné par un tremblement de terre ou une tornade. Néanmoins, si étrange que cela puisse paraître, un lien subtil s’était tissé entre les deux hommes. Jurgis parvenait à suivre presque pas à pas l’argumentation du professeur. Sans savoir comment, il franchissait tous les obstacles du cheminement de sa pensée, emporté, tel Mazeppa, par le cheval sauvage de la spéculation intellectuelle.

Nicholas Schliemann connaissait tout de l’univers et donc de l’homme, qui n’en était qu’un élément infinitésimal. Les institutions humaines n’avaient aucun secret pour lui ; il les démontait implacablement, comme on crève des bulles de savon. Comment un seul cerveau pouvait-il contenir une telle force destructrice ? C’était là un mystère. Parlait-on du pouvoir politique ? Les gouvernements ne servaient qu’à protéger la propriété individuelle, à perpétuer les anciennes tyrannies en leur ajoutant l’immoralité des temps modernes. La question du mariage venait-elle sur le tapis ? Cette institution et la prostitution étaient les deux faces d’une même médaille, celle de l’exploitation sans scrupule par l’homme du plaisir sexuel. La différence entre les deux était une simple question d’appartenance sociale. Une femme riche pouvait dicter ses conditions : être traitée sur un pied d’égalité, bénéficier d’un contrat à vie et avoir l’assurance que ses enfants profiteraient des privilèges de la légitimité, c’est-à-dire de leur droit à hériter du patrimoine familial. Une prolétaire sans le sou, elle, devait se vendre pour vivre.

Puis la discussion roula sur la religion, qu’il considérait comme l’arme la plus meurtrière de Satan. Si le gouvernement opprimait le corps des salariés, la Religion, elle, opprimait leur âme et empoisonnait à sa source le fleuve du Progrès. Elle demandait à l’ouvrier de placer ses espoirs dans une vie future, pendant qu’ici-bas on lui faisait les poches et on lui inculquait toutes les fausses vertus prônées par le capitalisme : frugalité, humilité, obéissance. Le sort de l’humanité se jouait là, dans l’ultime corps à corps entre l’Internationale Rouge du Socialisme et l’Internationale Noire de l’Église Catholique, tandis qu’ici, aux États-Unis, « régnaient les ténèbres insondables de l’Évangélisme américain... »

En entendant ces mots, l’ancien prédicateur monta au front. La discussion devint plus vive. Le « camarade » Lucas était loin d’être ce que l’on peut appeler un érudit ! Il n’avait lu que la Bible, mais il l’interprétait à la lumière de son expérience quotidienne. Comment pouvait-on mettre dans le même sac la vraie Religion et les parodies que des hommes malintentionnés en avaient fait ? Que le Temple fût à l’heure actuelle entre les mains des marchands, nul ne pouvait le contester. Mais déjà, on devinait quelques signes de rébellion et « si le camarade Schliemann était encore de ce monde dans quelques années... »

« Ah oui ! répliqua l’autre, évidemment. Je ne doute pas un instant que, dans une centaine d’années, le Vatican niera s’être un jour opposé au socialisme, exactement comme il nie aujourd’hui avoir torturé Galilée.

— Je ne défends pas le Vatican, protesta Lucas avec véhémence, je défends la parole de Dieu, qui est le cri immémorial de l’esprit humain opprimé implorant la délivrance. Prenez le chapitre XXIV du Livre de Job, dans lequel, comme j’ai coutume de dire, “Dieu nous parle du Trust de la Viande” ; ou bien encore ce que dit Isaïe ou le Maître lui-même. Je ne parle pas du Prince que nos peintres débauchés et corrompus représentent paré de somptueux atours, ni de l’idole dorée de nos églises bien-pensantes, mais du Jésus qui a affronté la vraie vie dans toute son atrocité, de l’homme qui a connu le chagrin et la douleur, de l’exclu méprisé du monde qui n’avait nulle part où reposer sa tête...

— Pour ce qui est de Jésus, je te l’accorde, interrompit l’autre.

— Eh bien alors ! s’écria Lucas. Pourquoi Jésus serait-il différent de son Église ? Pourquoi Sa parole et Sa vie n’auraient-elles aucune autorité parmi ceux qui font profession de l’adorer ? Voilà un homme qui fut le premier révolutionnaire de tous les temps, le véritable fondateur du mouvement socialiste ; un homme qui haïssait de tout son être la richesse et les maux qu’elle engendre : l’orgueil, le luxe ou la tyrannie. Un homme du peuple qui était lui-même un mendiant, un vagabond, qui fréquentait les tenanciers de bars et les femmes de mauvaise vie, qui n’a cessé de vilipender ouvertement ceux qui possédaient des biens. “Ne vous amassez point de trésors sur la terre !”... “Vendez ce que vous possédez et donnez-le aux pauvres !”... “Heureux, vous les pauvres, car le Royaume des Cieux est à vous” !... “Malheur à vous, les riches, car vous avez déjà votre consolation !”... “En vérité, je vous le dis, il sera difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux !” Il ne mâchait pas ses mots quand il s’élevait contre les exploiteurs de son époque. “Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !”... “Malheur à vous aussi les docteurs de la loi”... “Serpents, engeance de vipères ! Comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne ?” C’est lui encore qui a chassé à coups de fouet les affairistes et les boursicoteurs hors du Temple ! Lui qu’on a crucifié, ne l’oubliez pas, pour sédition et agitation sociale ! Et pourtant, c’est de ce même homme qu’on a fait le grand prêtre de la propriété privée et de la respectabilité bourgeoise ; c’est en Son nom qu’on cautionne les atrocités commises par notre civilisation commerciale moderne ! On le représente couvert de bijoux ; des prêtres libidineux brûlent de l’encens devant son image et les capitaines d’industrie, ces forbans des temps modernes, avec les dollars que la sueur de femmes et d’enfants sans défense leur a permis d’amasser, lui édifient des temples où, assis sur des coussins moelleux, ils écoutent de soi-disant théologiens exposer des théories d’un autre âge sur ses enseignements...

— Bravo ! » applaudit Schliemann en riant. Mais l’autre était lancé. Depuis cinq ans qu’il prodiguait ses discours, il ne s’était encore jamais laissé interrompre par personne. « Oui, Jésus de Nazareth ! continua-t-il. Cet ouvrier qui avait une conscience de classe ! Ce charpentier syndicaliste ! Cet agitateur, ce transgresseur des lois, ce brandon de discorde, cet anarchiste ! Il serait donc le Maître Souverain d’un monde qui broie les âmes et les corps des êtres humains pour produire des dollars ? Ah ! S’il revenait sur terre aujourd’hui et s’apercevait de ce que les hommes ont fait en son nom, ne serait-il pas anéanti d’horreur ? N’en perdrait-il pas la raison, lui, le Prince de la Miséricorde et de l’Amour ? Lors de cette nuit fatale dans le Jardin de Gethsémani où il souffrit tant qu’il sua des gouttes de sang, croyez-vous que ce qu’il vit alors était pire que le spectacle qui s’offrirait à ses yeux, ce soir même, dans les steppes de Mandchourie, où des hommes, brandissant son effigie richement ornée, se préparent à perpétrer des massacres dans l’intérêt de quelques monstres lubriques et cruels ? Ne pensez-vous pas que, s’il se trouvait à Saint- Pétersbourg en ce moment, il reprendrait le fouet avec lequel il chassa les marchands de son temple ?... »

L’orateur fit une pause pour reprendre son souffle. Schliemann en profita pour rectifier sèchement : « Non, camarade. Car c’était un homme pratique. Il prendrait avec lui une poignée de ces petites grenades qui ressemblent à des citrons, comme on en expédie en Russie actuellement. Elles sont très faciles à cacher dans les poches et assez puissantes pour réduire en poussière le temple tout entier. »

Lucas attendit que les rires provoqués par cette boutade se fussent calmés. Puis il reprit : « Envisage les choses du point de vue de la tactique politique, camarade. Nous avons là un personnage historique, que tout le monde vénère et adore, que certains considèrent comme le fils de Dieu et qui, en outre, a été un homme comme nous, a vécu la même vie que nous, a professé la même doctrine que nous. Allons-nous maintenant l’abandonner à ses ennemis ? Allons-nous laisser ses adversaires mettre sous le boisseau et discréditer l’exemple qu’Il nous a laissé ? Nous avons conservé sa parole, dont personne ne peut mettre en doute l’authenticité. Devons-nous renoncer à la faire connaître et à faire savoir qui Il était, ce qu’Il a voulu et ce qu’Il a fait ? Non, non, mille fois non ! Nous utiliserons son autorité morale pour débarrasser son Église de ses prêtres scélérats et fainéants et pour inciter le peuple à se soulever ! »

Lucas s’arrêta à nouveau. « Tiens, camarade, voilà une belle occasion de t’y mettre ! s’esclaffa son interlocuteur, le doigt pointé vers un journal posé sur la table. Il est question là d’un évêque dont la femme vient de se faire dérober pour cinquante mille dollars de diamants ! C’était un évêque on ne peut plus onctueux, un homme d’une grande érudition, un philanthrope, un ami de la classe ouvrière ! En fait, un leurre utilisé par la Fédération Civique1 pour endormir les travailleurs ! »

Le reste de l’auditoire assistait à cette passe d’armes en spectateurs. Mais M. Maynard, le rédacteur en chef de la revue, profita de l’interruption pour faire remarquer, non sans quelque naïveté, qu’il avait toujours cru que les socialistes avaient un programme clairement défini ; or, il voyait là deux militants actifs du parti qui, pour autant qu’il pût en juger, n’étaient d’accord sur rien. Les deux camarades pouvaient-ils éclairer sa lanterne et tenter de préciser ce qu’ils avaient en commun et ce qui justifiait leur appartenance au même mouvement politique ? Un long débat s’engagea alors, qui aboutit à deux conclusions aux termes soigneusement pesés. La première était qu’un socialiste croit à la propriété collective et à la gestion démocratique des moyens de production pour les biens de première nécessité. La seconde était que, pour atteindre cet objectif, il fallait amener les salariés à acquérir une conscience de classe et les organiser en conséquence. Sur ces principes et sur eux seuls, les deux hommes s’accordaient. Pour Lucas, le fanatique religieux, la société coopérative représentait la nouvelle Jérusalem, la Terre promise qui est « en chacun de nous ». Pour l’autre, le socialisme n’était qu’une étape vers un idéal très lointain, mais une étape qu’il fallait dépasser au plus vite. Schliemann se disait « anarchiste philosophe », c’est-à-dire, expliqua-t-il, qu’il croyait que le but de l’existence était de développer librement sa personnalité en dehors de toute loi, à l’exception de celles qu’on se fixait soi-même. Puisque n’importe quelle allumette peut allumer du feu ou n’importe quelle miche de pain remplir l’estomac d’un homme, rien n’empêchait de déterminer la politique industrielle par un vote à la majorité absolue. Il n’y a qu’une seule planète Terre et les réserves naturelles sont limitées. Par contre, dans la sphère morale et intellectuelle, les ressources sont infinies et, dans ces domaines-là, un homme peut fort bien s’enrichir sans léser quiconque. C’est pourquoi la devise du prolétariat devrait proclamer « le Communisme pour la production matérielle et l’anarchisme pour la production intellectuelle ». Quand les douleurs de l’enfantement du monde nouveau se seraient apaisées et les blessures de la société cicatrisées, on mettrait en place un système simple dans lequel chaque homme serait crédité de ce qu’il produit et débité de ce qu’il consomme. Ainsi, les processus de production et de consommation s’équilibreraient d’eux-mêmes et on n’y prendrait pas plus garde qu’aux battements de son cœur. Ensuite, poursuivit Schliemann, la société se diviserait en petites communautés autonomes où les gens se regrouperaient par affinités, à l’exemple de ce qui se passe actuellement dans les clubs, les Églises et les partis politiques. Après la révolution, toutes les activités intellectuelles, artistiques et spirituelles seraient prises en charge par ces « associations libres ». Les auteurs romanesques seraient entretenus par les lecteurs friands d’œuvres romanesques, les peintres impressionnistes par les amateurs de tableaux impressionnistes, et il en irait de même pour les prédicateurs, les savants, les journalistes, les acteurs et les musiciens. Si quelqu’un souhaitait écrire, ou peindre ou prier et s’il ne trouvait personne pour le faire vivre, il pourrait travailler une partie du temps pour subvenir à ses besoins. Du reste, c’était ce qui avait déjà lieu, à cette différence près cependant, qu’en raison de la concurrence les salariés étaient obligés de consacrer tout leur temps à leur travail pour gagner leur pain. Mais, lorsque les privilèges et l’exploitation seraient abolis, une heure de travail quotidien suffirait pour vivre. En outre, pour le moment, les gens auxquels s’adressaient les artistes constituaient un public restreint et ils sortaient avilis et abrutis des efforts qu’ils avaient dû déployer pour s’imposer dans la bataille commerciale. On ne pourrait se faire une idée de l’essor que connaîtraient les activités intellectuelles et culturelles que lorsque l’humanité tout entière serait libérée du cauchemar de la concurrence.

Sur quoi le Dr Schliemann se fondait-il pour affirmer qu’une société pouvait survivre en ne faisant travailler ses membres qu’une heure par jour ? voulut savoir le rédacteur en chef. « Ce que serait exactement la capacité de production si on utilisait les ressources actuellement offertes par la science, nous n’avons pas les moyens de l’évaluer avec précision, répondit l’autre. Mais ce dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’elle dépasserait de loin ce que des esprits accoutumés à la barbarie du capitalisme sont raisonnablement capables d’imaginer. Après la victoire de l’internationale des prolétaires, la guerre n’aura tout bonnement plus de raison d’être. Or le coût qu’elle représente pour l’humanité est incalculable. Pas seulement en vies humaines, en matériel détruit, en dépenses pour entretenir des millions d’hommes dans l’oisiveté, pour les armer et les équiper pour le combat et la parade. Je parle surtout du gaspillage d’énergie vitale dont sont responsables l’esprit guerrier, la peur, la violence, l’ignorance, l’alcoolisme, la prostitution et les crimes qu’enfante le militarisme en général, sans oublier l’arrêt des activités industrielles et la perte des valeurs morales. Pensez-vous qu’il soit exagéré de dire que chaque homme actif sacrifie, par jour, deux heures de travail au démon sanglant de la guerre ? »

Schliemann entreprit ensuite de dresser la liste des maux engendrés par la concurrence économique : les pertes occasionnées par les rivalités industrielles, l’anxiété, les tensions incessantes, les vices, l’éthylisme en particulier, dont le durcissement de la lutte économique avait presque fait doubler le taux en vingt ans, l’existence de classes oisives ou improductives, riches frivoles ou indigents sans emploi. Il y avait aussi les lois et leur arsenal répressif, le désir d’ostentation et l’argent dépensé en modistes, tailleurs, coiffeurs, maîtres de danse, cuisiniers et domestiques... « Vous comprenez bien, disait-il, que, dans une société régie par la compétition, l’argent est nécessairement une marque de supériorité, le luxe l’unique critère de la puissance. C’est pourquoi aujourd’hui nous vivons dans un monde où trente pour cent de la population sont occupés à produire des biens superflus tandis qu’un pour cent s’emploie à les détruire. Et ce n’est pas tout ! Car les serviteurs et les fournisseurs de ces parasites sont eux-mêmes des parasites. Les membres utiles de la communauté doivent entretenir les modistes, les joailliers et autres laquais. Notez bien que cette monstrueuse maladie n’affecte pas seulement les oisifs et leurs valets ; elle ronge l’ensemble du corps social. Derrière les cent mille femmes appartenant à l’élite2, il y a le million de femmes de la classe moyenne qui souffrent d’en être exclues, mais qui s’efforcent d’avoir l’air d’en être. Et puis, viennent les cinq millions de provinciales qui lisent les “journaux de mode” et veulent faire les coquettes ; et que dire des demoiselles de magasin et des servantes qui vendent leur corps dans les lupanars pour se payer des bijoux de pacotille et des manteaux en fausse loutre ! Songez encore, circonstance aggravante, que cette course à l’apparence est exacerbée par la concurrence commerciale, érigée en véritable système. Pensez aux fabricants qui conçoivent des attrape-nigauds par dizaines de milliers pour nous soutirer de l’argent, aux marchands qui les exposent dans leur étalage, aux journaux et aux magazines qui en font la réclame à longueur de page !

— Sans compter le gaspillage dû à la fraude, intervint le jeune Fisher.

— Quand on aborde le domaine ultramoderne de la publicité, renchérit Schliemann, c’est-à-dire l’art de pousser les gens à acheter ce dont ils n’ont pas besoin, on est au cœur du sinistre système édifié par le capitalisme. Et là, impossible de savoir par quelle horreur commencer. Avez-vous jamais pensé à la perte de temps et d’énergie qu’entraîne la fabrication de dix mille modèles différents d’un même objet, dans l’unique but de flatter notre snobisme et notre désir de paraître ? Au gâchis que représente la production d’articles de mauvaise qualité, de marchandises destinées à abuser les clients trop crédules, de contrefaçons telles que les toiles retissées ou les couvertures en coton ? Songez aux immeubles sans fondations, aux bouées en sciure de liège, au lait trafiqué, à l’eau gazéifiée à l’azote, aux saucisses en farine de pomme de terre... !

— Il ne faut pas négliger l’aspect moral de la chose, coupa l’ex-prédicateur.

— Précisément, approuva Schliemann. Crapulerie, cruauté, complots, mensonges, corruption, vantardise, égoïsme outrancier, travail bâclé, tous ces maux sont inséparables du processus. Et, bien sûr, il y a aussi les imitations et les falsifications, qui sont l’essence même de la concurrence et qui illustrent le fameux principe : “Acheter au meilleur prix et revendre le plus cher possible”. Selon une statistique officielle, les aliments frelatés font perdre à la nation un milliard deux cent cinquante millions de dollars par an ; ce déficit inclut, naturellement, non seulement le prix des denrées de base qui entrent dans leur composition et qu’on aurait pu réserver à d’autres fins qu’à celle de remplir des estomacs humains, mais aussi les soins prodigués par les médecins et les infirmières à des malades qui n’auraient pas dû l’être, ainsi que la rémunération des employés des pompes funèbres devant intervenir vingt ou trente ans avant l’heure. En outre, songez une fois de plus au coût, en temps et en énergie, que suppose l’existence d’une douzaine de magasins, là où un seul suffirait. Le pays totalise un ou deux millions de maisons de commerce et cinq à dix fois plus d’employés de bureau ; considérez les frais de manutention, de comptabilité et de contrôle des livres, d’organisation, d’équilibrage des profits et des pertes. Considérez la formidable machine juridique que cette situation met en branle : les bibliothèques pleines de volumineux livres de code civil, les tribunaux et les jurys chargés d’interpréter les textes, les juristes payés pour étudier les façons de contourner les lois, les chicaneries et les arguties, les rancœurs et les mensonges ! Considérez le gâchis engendré par une production aveugle et non planifiée : fermetures d’usines, ouvriers mis à pied, marchandises pourrissant dans les entrepôts ! Considérez l’activité des boursicoteurs qui paralysent des secteurs industriels entiers et en stimulent d’autres artificiellement dans le seul but de spéculer ! Pensez aux transferts de capitaux et aux faillites bancaires, aux crises, aux paniques qui vident les villes de leurs habitants et réduisent les populations à la famine ! Pensez à l’énergie stérilement dépensée en recherche de débouchés et en métiers inutiles, comme ceux de commis voyageur, d’avoué, de colleur d’affiches, d’agent publicitaire ! Songez aux conséquences néfastes de la surpopulation des villes, rendue inévitable par la concurrence et le prix trop élevé des transports dû à la situation de monopole des chemins de fer : taudis, air vicié, maladies, vies gâchées. Songez au temps et à la quantité de matériaux nécessaires à la construction de gigantesques immeubles de bureaux et au creusement de leur sous-sol ! Gardez-vous d’oublier le secteur de l’assurance et la masse énorme de travail de bureau qu’il génère, tout cela en pure perte...

— Là, je ne suis plus, interrompit le rédacteur de la revue.

— La Société Coopérative est une caisse d’assurance et d’épargne, universelle et automatique, pour l’ensemble de ses membres. Son capital étant la propriété de tous ses membres, les déficits éventuels doivent être supportés et comblés par tous. Elle est la banque universelle offerte à tous, le grand livre où sont reportés les gains et les dépenses de chacun. Elle publie également dans son bulletin une liste détaillée de tout ce que la communauté propose à la vente. Comme personne ne tire de profits personnels des transactions, exagérations et fausses déclarations deviennent inutiles ; fini les tricheries, fraudes, falsifications, et autres “pots-de-vin”.

— Comment détermine-t-on le prix d’un objet ?

— Par un calcul arithmétique élémentaire, basé sur le travail accompli dans sa fabrication et sa distribution. Par exemple, si un million d’hommes ont travaillé cent jours chacun dans les champs de blé du pays et ont récolté en tout un milliard de boisseaux, la valeur d’un boisseau est égale au dixième d’une journée d’un travailleur agricole. Ainsi, pour prendre un chiffre arbitraire, disons que, si on paye le travailleur agricole au tarif de cinq dollars par jour, un boisseau de blé vaudra cinquante cents.

— Vous parlez de “travail agricole”, intervint M. Maynard. Voulez-vous dire que tout travail n’est pas rémunéré de la même façon ?

— Évidemment non, car certains travaux sont moins pénibles que d’autres. Sinon, on se retrouverait avec des millions de facteurs de campagne et aucun mineur. Bien sûr, on peut envisager de verser le même salaire à tout le monde et de faire varier le nombre d’heures ouvrées. Il faudrait alors ajuster en permanence l’un ou l’autre paramètre en fonction du nombre de travailleurs nécessaire dans tel ou tel secteur de l’industrie. C’est exactement ce qui se passe à l’heure actuelle, mais le transfert de main-d’œuvre est réalisé à l’aveuglette et de façon imparfaite, sur la foi de rumeurs et de petites annonces. Tandis qu’avec un bulletin officiel, il se ferait instantanément et exactement.

— Et pour les métiers où il est difficile de comptabiliser le temps passé ? Quel est le coût d’un livre par exemple ?

— Tout simplement celui qu’ont nécessité la fabrication du papier, l’impression et la reliure, soit environ un cinquième du prix d’aujourd’hui.

— Et l’auteur ?

— J’ai déjà dit que la production intellectuelle ne pouvait être contrôlée par l’État, car celui-ci estimerait par exemple qu’un livre a demandé un an de travail et l’auteur affirmerait de son côté qu’il lui en a fallu trente. Goethe disait que chacun de ses bons mots3 coûtait une pleine bourse de pièces d’or. Ce que je présente ici est l’esquisse d’un système national, ou plutôt international, pour la production de biens matériels. Pour ce qui est de ses besoins intellectuels, l’homme devra travailler plus longuement et gagner davantage pour les satisfaire, selon ses goûts et ses désirs. Je vis sur la même planète que tout le monde, je porte le même style de chaussures et je dors dans le même genre de lit, mais j’ai mes propres goûts intellectuels et je ne souhaite pas payer pour des penseurs élus par une majorité. Je veux que ce domaine-là soit laissé à la libre initiative de chacun, comme c’est le cas à présent. Ceux qui veulent écouter tel prédicateur n’ont qu’à se cotiser pour le rétribuer et lui faire construire une église. Ils pourront alors assister à ses sermons à leur guise. Moi qui n’ai aucune envie de l’entendre, je ne m’associe pas à l’entreprise et je ne débourse rien. De la même façon, je sais qu’il existe des revues dédiées à la numismatique égyptienne, aux saints de l’Église catholique, aux aérostats, aux prouesses sportives, mais je ne connais aucune de ces publications. Par contre, si les salariés cessaient d’être traités comme des esclaves et si je pouvais gagner un peu plus sans payer de tribut à quelque exploiteur capitaliste, alors je contribuerais à la parution d’une revue consacrée à l’interprétation et à la vulgarisation des théories de Friedrich Nietzsche, le prophète de l’Évolution, ou à celles d’Horace Fletcher, l’inventeur de la noble science de la diététique ! Il ne me déplairait pas non plus de publier, pourquoi pas, un magazine pour mener campagne contre le port des jupes longues, un autre pour prôner les vertus d’une pédagogie scientifique et un en faveur du divorce par consentement mutuel. »

Schliemann s’arrêta un instant, puis il ajouta en riant : « C’est une vraie conférence que je viens de faire là, et pourtant je n’en suis qu’à l’introduction !

— Qu’avez-vous à démontrer encore ? demanda Maynard.

— J’ai exposé quelques-uns des aspects négatifs de la concurrence. Mais je n’ai pas dit grand-chose des économies qu’on réaliserait dans un système coopératif. Dans ce pays, en comptant cinq personnes par foyer en moyenne, on peut estimer à quinze millions le nombre de familles. Au moins dix millions d’entre elles vivent dans un logement indépendant et les corvées ménagères y sont accomplies soit par la femme soit par une bonne. Laissons de côté les gains de temps que permettraient l’utilisation d’un service d’aspirateurs et la préparation collective des repas. Attachons-nous à la seule vaisselle. Il n’est pas excessif de dire, vous en conviendrez, que cette tâche prend une demi-heure par jour pour une famille de cinq membres ; si l’on table sur une journée de dix heures, cela signifie que cinq cent mille personnes bien portantes, essentiellement des femmes, sont occupées à plein-temps à cette besogne dans le pays. Il s’agit en outre d’un travail sale, abrutissant, qui rend anémique, nerveux, acariâtre, qui enlaidit ; qui peut pousser à la prostitution, au suicide, à la folie, qui favorise l’alcoolisme chez les maris et multiplie les naissances d’enfants dégénérés. Et c’est la collectivité qui doit payer le prix de tout cela. Imaginez maintenant que chacune de mes petites communautés autonomes soit équipée d’une machine qui laverait et sécherait la vaisselle dans les règles de l’art, non pas seulement pour la satisfaction de la vue et du toucher, mais scientifiquement, en la stérilisant. On supprimerait ainsi une besogne rebutante et on gagnerait les neuf dixièmes du temps ! Tous ces renseignements, vous les trouverez dans le livre de Mme Gilman. Lisez ensuite “Champs, Usines et Ateliers”, un traité où Kropotkine présente la toute nouvelle science de l’agronomie, née il y dix ans à peine ; en amendant correctement les sols et en pratiquant une culture intensive, un jardinier peut obtenir dix à douze récoltes par saison et un rendement de deux cents tonnes de légumes à l’arpent ; on pourrait nourrir toute la population du globe rien qu’avec les terres actuellement cultivées aux États-Unis, grâce à ces méthodes ! Mais il est impossible, pour le moment, de les mettre en pratique ; la population paysanne est trop dispersée, trop pauvre et trop ignorante. Imaginez cependant ce que serait la production agricole de notre pays si des savants la géraient de façon rationnelle et systématique ! Toutes les terres pauvres et rocailleuses seraient transformées en domaines forestiers nationaux pour l’exploitation du bois. Nos enfants pourraient s’y ébattre, nos jeunes y chasser et nos poètes y élire domicile ! On choisirait le sol et le climat les mieux adaptés à chaque plante et on fixerait avec précision la superficie à cultiver en fonction des besoins de la communauté ; on utiliserait, sous la direction de chimistes spécialisés en agriculture, les techniques les plus perfectionnées ! Ayant grandi dans une ferme, je sais l’épouvantable monotonie du travail des champs et j’aime à me représenter ce qu’il deviendra après la révolution. Je vois déjà l’énorme machine à planter les pommes de terre, tirée par quatre chevaux ou mue à l’électricité, qui creusera les sillons où elle enterrera à intervalles réguliers les tubercules qu’elle aura au préalable découpés, le tout à raison de vingt arpents par jour ! Je vois aussi le superbe engin à ramasser les pommes de terre, fonctionnant à l’électricité peut-être, qui parcourra un champ de mille arpents, soulèvera la terre pour en extraire les tubercules et les entasser dans des sacs ! Et tous les autres légumes, tous les autres fruits seront récoltés de même, les pommes et les oranges cueillies mécaniquement, les vaches traites électriquement ! D’ailleurs, peut-être savez-vous qu’on procède déjà ainsi dans certaines campagnes. J’imagine déjà les moissons futures : des millions d’hommes et de femmes, qui se réjouiront de venir passer l’été au grand air, transportés par trains spéciaux, libérés de la crainte du chômage puisque la quantité de bras nécessaires aura été calculée à l’avance. Comparez maintenant ce tableau au spectacle navrant qu’offre notre système actuel de petites exploitations indépendantes : voyez ce paysan ignorant, hagard et rabougri, et sa femme efflanquée, au teint jaune et à la mine triste. Ils triment de quatre heures du matin à neuf heures du soir, mettent leurs enfants à la besogne dès que ceux-ci sont en âge de marcher, grattent le sol avec leurs outils primitifs. On leur refuse tout savoir, tout espoir, toute joie de l’esprit ; ils ne tirent aucun bénéfice des progrès de la science et végètent sous la loi de la concurrence économique... tout en s’enorgueillissant de leur liberté parce qu’ils sont trop aveugles pour voir les chaînes qui les entravent ! »

Schliemann reprit son souffle quelques instants avant de poursuivre : « Et puis il faut ajouter à cette production agricole illimitée la récente découverte de certains physiologistes qui affirment que la plupart des troubles dont souffre le corps humain sont dus à la suralimentation ! Qui plus est, il a été prouvé que l’homme peut se passer de viande. Or celle-ci est évidemment plus difficile à produire que les denrées d’origine végétale, plus déplaisante à préparer et à manipuler, plus délicate à conserver. Mais qu’importe, n’est-ce pas, du moment qu’elle nous flatte plus agréablement le palais !

— Comment le socialisme peut-il changer ces habitudes ? » se permit de demander l’étudiante. C’était la première fois qu’elle intervenait.

« Tant que le salariat sera de règle, répondit Schliemann, il sera toujours facile de trouver des bras pour s’acquitter des tâches les plus avilissantes et les plus répugnantes. Mais, dès que le travail sera libre, le prix de ce genre de besogne augmentera. On abattra une par une les vieilles usines sales et insalubres, car il sera moins onéreux d’en bâtir de nouvelles. On équipera les bateaux à vapeur de machines capables d’alimenter automatiquement les chaudières, on éliminera les risques dans les métiers dangereux ou on élaborera des produits de substitution pour les substances toxiques actuellement utilisées. De la même façon, chaque année, au fur et à mesure que les citoyens de notre République industrielle verront leurs goûts s’affiner, le coût des produits carnés augmentera, si bien, qu’un beau jour, les amateurs de viande devront tuer eux-mêmes les bêtes qu’ils mangent. Combien de temps croyez-vous, alors, que la coutume survivra ? Dans un autre ordre d’idée, j’ajouterai ceci : dans une démocratie, le capitalisme ne va jamais sans corruption politique. Or, l’une des conséquences de la gestion des affaires publiques par des politiciens véreux et ignares est que la moitié de notre population succombe à des maladies qu’il serait possible d’éviter. Même si nous autorisions les savants à tenter de les prévenir, ils resteraient impuissants, car les hommes, pour la plupart, ne sont pas encore de véritables êtres humains ; ils sont de simples machines à produire des richesses pour une minorité. On les parque dans des maisons crasseuses où on les laisse macérer et croupir dans leur misère. Leurs conditions de vie font qu’ils tombent malades plus vite que les docteurs ne peuvent les soigner. Ils sont contagieux et mettent nos vies à tous en péril, rendant ainsi le bonheur impossible, même aux plus égoïstes d’entre nous. C’est pour cette raison que je suis prêt à affirmer que, lorsque les déshérités auront enfin acquis le droit de vivre comme des êtres humains, nous n’aurons plus à nous en remettre aux découvertes futures de la médecine et de la chirurgie. Il suffira d’appliquer nos connaissances actuelles. »

Le Dr Schliemann se tut à nouveau. Jurgis avait remarqué que la très belle jeune fille assise près de la table au milieu de la pièce avait la même expression que lui lorsqu’il avait découvert le socialisme. Il aurait aimé lui parler ; il était sûr qu’elle l’aurait compris. Plus tard dans la soirée, alors que l’assemblée se dispersait, il entendit Mme Fisher glisser à l’oreille de l’étudiante : « Je me demande si M. Maynard continuera à écrire le même genre d’articles critiques sur le socialisme. » Et elle avait répondu : « Je n’en sais rien. Mais, si c’est le cas, nous saurons que c’est une canaille ! »

 

À peine quelques heures plus tard, le jour tant attendu des élections arriva. La longue campagne était terminée. Tout le pays semblait retenir son souffle dans l’attente des résultats. Jurgis et ses collègues de l’hôtel Hinds prirent tout juste le temps d’avaler leur dîner avant de se précipiter vers la grande salle que le parti avait louée pour l’occasion.

Une foule déjà nombreuse se pressait et les télégraphes avaient commencé à crépiter. Quand on fit les comptes définitifs, il s’avéra que les socialistes avaient obtenu plus de quatre cent mille voix, soit une augmentation de trois cent cinquante pour cent en quatre ans. C’était déjà un très bon résultat. Mais, en début de soirée, l’assistance, trompée par la précipitation des bureaux locaux qui avaient enregistré les meilleurs résultats et les avaient communiqués avant les autres, avait cru un instant que le Parti allait totaliser jusqu’à six, sept, voire huit cent mille suffrages. Il n’en restait pas moins que la progression avait été foudroyante à Chicago même, où le nombre des bulletins socialistes était passé de 6 700 en 1 900 à 47 000 aujourd’hui, et, dans l’État d’Illinois, de 9 600 à 69 000 ! Inutile de dire qu’au fur et à mesure que la soirée avançait, l’effervescence montait et la foule grossissait : c’était un spectacle qu’il eût été dommage de manquer. Des hurlements accueillaient chaque communiqué, suivis de discours, à leur tour salués par d’autres ovations ; puis, un bref silence se faisait... jusqu’à l’annonce suivante. Des messages arrivaient des États voisins. Dans l’Indiana, les suffrages socialistes avaient grimpé de 2 300 à 12 000, dans le Wisconsin de 7 000 à 28 000, dans l’Ohio de 4 800 à 36 000 ! Le bureau national recevait des télégrammes de partisans enthousiastes qui faisaient état, dans les petites villes, de progressions spectaculaires et sans précédent : Bénédicte (Kansas), 260 voix contre 26 en 1 900 ; Henderson (Kentucky), 111 contre 19 ; Holland (Michigan), 208 contre 14 ; Cleo (Oklahoma), 104 au lieu de zéro ; Martin’s Ferry (Ohio), 296 au lieu de zéro... La liste de ces petites villes était sans fin. Il y en avait des centaines. Les télégrammes affluaient sans discontinuer. Les hommes qui lisaient les dépêches à l’assemblée étaient de vieux militants qui étaient allés faire campagne dans ces bourgades et avaient contribué à cette victoire ; ils pouvaient donc ajouter des commentaires. Quincy (Illinois), 831 au lieu de 189 : c’était là que le maire avait fait arrêter un orateur socialiste ! Crawford County (Kansas), c’était le berceau de L’Appel à la Raison, 1975 contre 285 en 1900 ! Battle Creek (Michigan), 10 184 voix, contre 4 261 quatre ans plus tôt : telle était la réponse des travailleurs au Mouvement pour l’Alliance des Bons Citoyens !

Puis arrivèrent les résultats des circonscriptions et arrondissements de Chicago proprement dit. La progression socialiste était aussi sensible dans les quartiers chics que dans les quartiers ouvriers. Mais ce qui surprit le plus les cadres du Parti fut la formidable percée du Parti à Packingtown. Packingtown comprenait trois circonscriptions. Au printemps 1903, les socialistes avaient recueilli cinq cents suffrages, à l’automne suivant mille six cents et aujourd’hui, seulement un an plus tard, plus de six mille trois cents alors que les Démocrates n’obtenaient que huit mille huit cents voix ! Ces derniers avaient même été dépassés dans quelques circonscriptions et, dans deux quartiers, des candidats du Parti avaient obtenu des sièges dans les instances dirigeantes de l’Illinois. Chicago était à la tête du mouvement dans le pays. Chicago avait donné l’exemple. Chicago avait ouvert la voie aux travailleurs !

 

Voilà ce que clamait un orateur sur l’estrade. Et deux mille paires d’yeux étaient braquées sur lui ; deux mille poitrines ponctuaient chacune de ses phrases de leurs acclamations. Celui qui parlait avait dirigé le bureau d’assistance sociale aux abattoirs jusqu’au jour où le spectacle de la misère et de la corruption l’avait par trop écœuré. Il était jeune, famélique, plein de flamme ; en le voyant agiter ses longs bras et exhorter la foule, Jurgis avait l’impression d’avoir sous les yeux le génie même de la révolution. « Organisez-vous ! Organisez-vous ! Organisez-vous ! » C’était son cri de guerre. Il craignait le pire, car ce scrutin impressionnant, le Parti ne l’avait ni espéré, ni mérité. « Ces électeurs ne sont pas de vrais socialistes ! tonnait-il. Les élections n’ont qu’un temps. Ensuite, l’enthousiasme retombera et les gens oublieront. Mais, si vous aussi, vous oubliez, si vous vous endormez sur vos lauriers, ces suffrages que nous avons recueillis aujourd’hui, nous les perdrons et nos ennemis auront beau jeu de se rire de nous ! C’est à vous de prendre une résolution inébranlable, maintenant, dans l’euphorie de la victoire ; à vous d’aller au-devant de ces hommes qui ont voté pour nous, de les amener à nos réunions, de les organiser, d’en faire des partisans fidèles ! Toutes nos campagnes ne seront pas aussi faciles. Ce soir même, partout dans le pays, les vieux partis bourgeois analysent déjà les chiffres et fixent leur stratégie à venir. Et c’est dans notre ville qu’ils se montreront particulièrement diligents et rusés. Ces cinquante mille voix socialistes signifient pour eux, s’ils n’y remédient, l’avènement d’une vraie démocratie à Chicago, dès le printemps prochain ! Ils vont donc faire tout ce qui est en leur pouvoir pour tromper à nouveau les électeurs et rétablir dans leurs fonctions tous les pilleurs et les escrocs ! Mais, quand ils reviendront aux commandes, vous pouvez être sûrs qu’ils n’appliqueront pas le programme pour lequel ils auront été élus ! Ils ne laisseront pas au peuple la direction des affaires de notre ville. Ils n’en ont pas la moindre intention et ne feront rien en ce sens. Pourtant, tous leurs efforts ne pourront qu’offrir au Parti socialiste de Chicago la plus merveilleuse occasion que le socialisme ait jamais connue aux États-Unis ! Grâce à nous, les réformateurs de pacotille tomberont le masque et se condamneront eux-mêmes ! Les radicaux démocrates n’auront plus un seul mensonge à leur disposition pour couvrir leur nudité ! Et alors jaillira le courant que personne ne pourra jamais arrêter ; alors déferlera la marée montante qui submergera tout sur son passage. Alors se rallieront à notre étendard tous les travailleurs outragés de Chicago ! Nous les organiserons, nous les disciplinerons, nous les conduirons à la victoire ! Nous briserons la résistance, nous balaierons tout devant nous et Chicago sera à nous ! Chicago sera à nous ! CHICAGO SERA À NOUS ! »

1 « The Civic Federation of Chicago », fondée en 1893, regroupait des citoyens révoltés par la gestion municipale et l’usage fait des impôts. (N.d.T.)
2 En français dans le texte. (N.d.T.)
3 En français dans le texte. (N.d.T.)