Quand Joad entendit le camion s'éloigner dans un bruit de changements de vitesse successifs et le sol haleter sous la pression des roues caoutchoutées, il s'arrêta, se retourna et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu. Quand il fut hors de vue, il continua à regarder l'horizon et la vibration bleue de l'air. Pensif, il sortit sa bouteille de sa poche, en dévissa la capsule d'acier et sirota délicatement le whisky, passant sa langue dans le goulot, puis autour de ses lèvres pour ne rien perdre de la saveur qui pouvait y adhérer. Il dit, pour voir ce que cela donnerait : « Là, j'ai vu un moricaud... » mais c'était tout ce qu'il pouvait se rappeler. Finalement il se retourna face au chemin poudreux qui coupait à angle droit, à travers champs. Le soleil était brûlant et nulle brise ne venait déranger la poussière tamisée. La route était coupée d'ornières où la poussière avait glissé et s'était entassée dans les traces laissées par les roues des charrettes. Joad fit quelques pas et une poussière fine comme de la farine jaillit sous le bout de ses souliers neufs, dont le jaune disparaissait sous la couche grise.
Il se courba et détacha ses lacets, puis il enleva ses souliers l'un après l'autre. Et il enfouit avec délices ses pieds humides dans la chaude poussière sèche jusqu'à ce qu'elle giclât en petits geysers et que la peau de ses pieds se rétrécît sous l'effet de la sécheresse. Il enleva son veston, y enveloppa ses souliers et glissa le paquet sous son bras. Et finalement il se mit en marche, lançant la poussière devant lui, laissant derrière lui un nuage qui planait à ras du sol.
Le côté droit de la route était clôturé, deux rangs de fil de fer barbelé sur des pieux faits de branches de saule. Les pieux étaient tordus et grossièrement élagués. Quand une fourche se trouvait à bonne hauteur, le fil y reposait et quand il n'y avait pas de fourche, le fil barbelé était assujetti au pieu par des fils de fer rouillés. Au-delà de la clôture, le maïs gisait, abattu par le vent, la chaleur et la sécheresse, et à la jonction des feuilles et des tiges, les cornets étaient remplis de poussière.
Joad cheminait, traînant derrière lui son nuage poudreux. A quelques pas devant lui il aperçut la carapace bombée d'une tortue qui rampait lentement dans la poussière, de ses pattes raides et saccadées. Joad s'arrêta à la regarder, et son ombre tomba sur la tortue. Instantanément tête et pattes se rétractèrent et la petite queue épaisse se cala obliquement sous l'écaille. Joad la ramassa et la retourna. Elle avait le dos brun-gris, comme la poussière, mais le dessous de la carapace était d'un jaune crémeux, propre et doux. Joad remonta d'une secousse son balluchon sous son bras, caressa du doigt le dessous lisse de la carapace et appuya. C'était plus doux que le dos. La vieille tête dure apparut et s'efforça de voir le doigt qui appuyait, tandis que les pattes s'agitaient follement. La tortue pissa sur la main de Joad et se débattit en vain dans le vide. Joad la remit à l'endroit et la roula dans son veston avec ses souliers. Il la sentit qui poussait, luttait, se démenait sous son bras. Il marchait plus vite maintenant, en traînant un peu ses pieds dans la poussière fine.
Un peu plus bas, sur le bord du chemin, un saule rachitique et poussiéreux projetait sur le sol des mouchetures d'ombre. Joad le voyait devant lui, avec ses pauvres branches en arceau au-dessus du chemin, feuillage déchiqueté et minable, pareil à un poulet en train de muer. Maintenant, Joad était en sueur. Sa chemise bleue fonçait sur son dos et aux aisselles. Il tira sur la visière de sa casquette et la craqua au milieu, brisant le carton qui la doublait si radicalement qu'elle ne pourrait jamais plus passer pour neuve. Et d'un pas plus rapide et plus déterminé il se dirigea vers l'ombre éloignée du saule. Près du saule il savait qu'il y aurait de l'ombre, tout au moins une raie bien marquée d'ombre compacte projetée par le tronc, maintenant que le soleil avait dépassé le zénith. A présent le soleil lui frappait la nuque et lui occasionnait un léger bourdonnement dans les oreilles. Il ne pouvait pas voir le pied de l'arbre, car il sortait d'un petit creux où l'eau séjournait plus longtemps que sur les surfaces plates. Joad hâta le pas dans sa course contre le soleil et s'engagea dans la descente. Il ralentit prudemment, car la raie d'ombre épaisse était occupée. Un homme était assis par terre, adossé à l'arbre. Il avait les jambes croisées et levait un de ses pieds nus presque à la hauteur de sa tête. Il n'avait pas entendu Joad arriver, car il sifflait avec application l'air de Yes, Sir, That's My Baby1. Son pied tendu battait lentement la mesure. Ce n'était pas un rythme de danse. Il cessa de siffler et d'une voix de ténor léger il entonna :
Yes, sir, that's my Saviour2,
Je — sus is my Saviour,
Je — sus is my Saviour now.
On the level
S'not the devil
Jesus is my Saviour now.
Joad était entré dans l'ombre imparfaite des feuilles en mue avant que l'homme se fût aperçu de sa présence. Il s'arrêta de chanter et tourna la tête. C'était une longue tête osseuse à la peau tendue et placée sur un cou aussi tendineux et musclé qu'un pied de céleri. Il avait de gros yeux saillants sur lesquels la peau des paupières se tendait, et les paupières étaient à vif et rouges. Ses joues imberbes étaient brunes et luisantes et sa bouche charnue était ironique et sensuelle. Le nez, busqué et dur, tirait la peau si étroitement que l'arête en était toute blanche. Il n'y avait pas trace de sueur sur son visage, pas même sur le grand front pâle. C'était un front extraordinairement haut, strié de fines veines bleues sur les tempes. Une bonne moitié de sa figure était au-dessus des yeux. Ses cheveux gris et raides étaient rejetés en arrière en désordre comme s'il les avait simplement peignés avec ses doigts. Ses vêtements consistaient en un bleu de mécano et une chemise bleue. Un veston de toile à boutons de cuivre et un chapeau brun tout taché et plus ridé qu'un accordéon se trouvaient par terre auprès de lui. Des espadrilles grises de poussière reposaient là où elles étaient tombées quand il les avait fait sauter d'un coup de pied.
L'homme regarda longuement Joad. La lumière semblait pénétrer profondément dans ses yeux bruns et faire jaillir des étincelles d'or tout au fond des iris. Le paquet de muscles et de tendons faisait saillie sur son cou.
Joad se tenait immobile dans l'ombre mouchetée. Il enleva sa casquette, s'épongea le visage avec, puis il laissa tomber sur le sol sa casquette et son veston roulé.
L'homme allongé dans l'ombre compacte décroisa ses jambes et creusa la terre du bout de ses orteils.
Joad dit :
— Salut. Il fait une sacrée chaleur sur la route.
L'homme assis lui jeta un regard interrogateur :
— Vous seriez pas le jeune Tom Joad, des fois, le gars au vieux Tom ?
— Tout juste, répondit Joad. J' m'en retourne à la maison.
— J' pense pas que vous vous souveniez de moi, dit l'homme. (Il sourit et ses lèvres pleines découvrirent de grandes dents de cheval.) Oh ! non, vous n' pouvez pas vous rappeler. Vous étiez bien trop occupé à tirer les petites filles par leurs nattes pendant que j' vous apportais le Saint-Esprit. Vous n'aviez qu'une idée en tête, tirer sur cette natte jusqu'à ce qu'elle vous reste dans les mains. Peut-êt' bien que ça ne vous revient pas, mais moi j'ai pas oublié. Vous êtes venus à Jésus tous les deux ensemble, à cause de c't' affaire de tirage de tresses. J' vous ai baptisé tous les deux en même temps dans le canal d'irrigation. Fallait vous voir vous débattre et brailler comme deux chats sauvages...
Joad le regarda, les yeux baissés, puis il éclata de rire.
— Comment donc, mais vous êtes le pasteur ! Vous êtes le pasteur. J' parlais justement de vous à un type, il n'y a pas une heure.
— J'étais le pasteur, dit l'homme avec gravité. Le Révérend Jim Casy — de la secte du Buisson Ardent. J' gueulais de toutes mes forces le nom de Jésus et de Sa gloire. Et il m'arrivait d'avoir un canal d'irrigation si plein de pécheurs repentants que ça grouillait fallait voir comme, et que la moitié a bien manqué se noyer. Mais plus maintenant, soupira-t-il. Jim Casy tout court, maintenant, j' me sens plus la vocation. Il m' vient un tas de pensées coupables... mais qui m'ont l'air pourtant assez sensées.
Joad dit :
— C'est forcé qu'il vous vienne des idées du moment qu'on se met à réfléchir à un tas de trucs. Pour sûr que je me souviens de vous. Vos prêches étaient rudement bien. J'ai souvenance qu'une fois vous avez prêché tout votre sermon en marchant sur les mains et en gueulant comme un possédé. Man vous aimait mieux que tout le monde. Et grand-mère prétendait que l'esprit du Seigneur vous dégoulinait de partout.
Joad fouilla dans son veston roulé, trouva la poche et sortit sa bouteille. La tortue remua une patte, mais il l'enveloppa bien serré. Il dévissa la capsule et tendit la bouteille.
— Buvez un petit coup.
Casy prit la bouteille et la regarda pensivement.
— Je prêche plus guère. Les gens n'ont plus guère l'esprit du Seigneur en eux, et le pire, c'est que l'esprit du Seigneur n'est plus en moi non plus. Bien sûr, il arrive des fois que l'esprit se remet à me travailler, alors je m'arrange encore pour monter un meeting, ou bien quand les gens m'offrent à manger je récite une prière, mais le cœur n'y est plus. Si je le fais, c'est simplement parce qu'ils l'attendent de moi. De nouveau Joad s'essuya la figure avec sa casquette.
— Vous n'êtes tout de même pas trop saint pour boire un coup, je pense ?
Casy parut remarquer la bouteille pour la première fois. Il la renversa en l'air et en avala trois bonnes lampées.
— Ça se laisse boire, fit-il.
— J' comprends, dit Joad. C'est de la gnôle manufacturée. Un dollar, qu'elle m'a coûté.
Casy but encore une gorgée avant de rendre la bouteille.
— Pour sûr, dit-il, pour sûr !
Joad lui reprit la bouteille et par politesse, il se dispensa d'en essuyer le goulot sur sa manche, avant de boire. Il s'accroupit sur les talons et posa la bouteille debout contre son veston roulé. Ses doigts trouvèrent une brindille de bois pour tracer ses pensées par terre. Il déblaya un carré, balaya les feuilles et aplanit la poussière. Et il dessina des angles et traça de petits cercles.
— Ça fait longtemps que j' vous ai pas vu, fit-il.
— Personne ne m'a vu, dit le pasteur. J' suis parti tout seul et j' suis resté à méditer. L'esprit est fort en moi, seulement c'est plus le même. J'suis plus très sûr, pour ce qui est d'un tas de choses.
Il se redressa contre l'arbre. Tel un écureuil, sa main osseuse se fraya un chemin dans la poche de son bleu et en tira une chique noire et déjà entamée. Soigneusement, il enleva des brins de paille et la bourre grise de sa poche qui s'y étaient collés, puis il mordit un coin de la chique et se la cala dans la joue. Joad agita son bâton en signe de refus quand il lui offrit ce qui restait de tabac. La tortue se débattait dans le veston roulé. Casy tourna son regard vers le vêtement animé.
— Qu'est-ce vous que avez là... un poulet ? Vous allez l'étouffer.
Joad roula son veston plus serré.
— Une vieille tortue, dit-il. J' l'ai ramassée sur la route. Un vieux tank. Une idée qui m'a pris comme ça de l'apporter à mon petit frère. Les gosses, ça aime les tortues.
Le pasteur opina lentement.
— Tous les gosses ont eu une tortue à un certain moment. Pourtant personne ne peut garder une tortue. Elles s'acharnent, elles s'acharnent, et puis un beau jour, hop, les voilà parties... quelque part, on ne sait pas. C'est comme moi. J' pouvais pas m'en tenir au bon vieil évangile qu'était là à portée de ma main. Fallait que je le pioche et que je l'épluche jusqu'à ce qu'il s'en aille en morceaux. Maintenant y a des fois que l'esprit souffle en moi et j'ai rien à prêcher. J'ai la vocation de guider les hommes, mais j' sais pas où les guider.
— Vous avez qu'à les faire tourner en rond sans arrêt, dit Joad. Flanquez-les dans le canal. Dites-leur qu'ils brûleront en enfer s'ils ne pensent pas comme vous. Pourquoi foutre voulez-vous les guider quelque part ? Contentez-vous de les guider.
L'ombre droite du tronc s'était allongée sur le sol. Joad y pénétra avec plaisir, s'assit sur ses talons et aplanit un nouveau carré pour y inscrire ses pensées du bout de son bâton. Un chien de berger jaune à longs poils s'amena en trottinant sur la route, tête basse, langue pendante et baveuse. Sa queue pendait, légèrement recourbée, et il haletait bruyamment. Joad le siffla, mais il se contenta de baisser un peu plus le museau et d'accélérer son trot vers un but bien déterminé.
— Il va quelque part, expliqua Joad, un peu vexé. Chez lui, peut-être bien.
Le pasteur ne se laissait pas écarter de son sujet.
— Il va quelque part, répéta-t-il, c'est ça, il va quelque part. Moi... j' sais pas où je vais. J' vais vous dire... J'arrivais à faire bondir les gens, à les faire parler en charabia et gueuler la gloire du Seigneur jusqu'à en tomber par terre et tourner de l'œil. Et il y en avait que je baptisais pour les faire revenir à eux. Et puis... vous savez ce que je faisais ? J'emmenais une des filles dans les herbes et je couchais avec. A chaque coup, j' faisais ça. Et après, ça me tracassait et je priais, je priais, mais ça ne servait à rien. A la première occasion que l'esprit se remettait à souffler en elles et en moi, je recommençais. J'ai compris qu'il n'y avait vraiment pas d'espoir et que je n'étais qu'un sacré sale hypocrite. Mais c'était malgré moi.
Joad sourit, ses longues dents s'entrouvrirent et il se lécha les lèvres.
— Y a rien de tel qu'un bon meeting, quand tout le monde est bien échauffé, pour les culbuter, dit-il. Moi aussi j' l'ai fait.
Casy, très agité, se pencha en avant :
— Vous voyez, s'écria-t-il, j' me suis rendu compte que c'était comme ça, alors ça m'a donné à réfléchir.
Il agita sa main noueuse aux grosses articulations, de haut en bas, dans un geste caressant.
— J' me suis dit comme ça : « Me voilà en train de prêcher la grâce de Dieu, et voilà ces gens qui sont tellement pénétrés de la grâce qu'ils sautent et braillent à n'en plus pouvoir. Or il paraît que coucher avec les femmes c'est l'œuvre du démon, mais plus la femme est en état de grâce, plus elle est pressée de s'en aller dans l'herbe. Et je m' suis demandé, sacré bon Dieu, faites excuse, comment le diable peut-il entrer quand une femme est tellement possédée par le Saint-Esprit qu'il lui ressort par le nez et les oreilles. On croirait que ça serait justement là le moment où le diable n'aurait pas plus de chances qu'une boule de neige en enfer. » Et pourtant c'était comme ça.
Ses yeux brillaient d'excitation. Il malaxa ses joues un moment puis il cracha par terre, et le crachat roula sur lui-même et s'agglutina à la poussière jusqu'à ressembler à une boulette de terre séchée. Le pasteur étendit la main et en regarda la paume comme s'il lisait un livre.
— Et me v'là, continua-t-il doucement, me v'là avec l'âme de tous ces gens dans ma main — responsable et conscient de ma responsabilité — et à chaque fois j' couchais avec une des filles.
Il leva les yeux vers Joad, montrant un visage accablé. Il semblait implorer du secours.
Avec application, Joad dessina un torse de femme dans la poussière, seins, hanches, bassin.
— J'ai jamais été pasteur, dit-il, et j'ai jamais raté une occasion quand elle s'est présentée. Et j'ai jamais eu d'idées là-dessus, sauf que j'étais bougrement content chaque fois que j'avais pu m'en envoyer une.
— Oui, mais vous n'étiez pas pasteur, insista Casy. Pour vous, une fille c'était une fille et pas aut' chose. Elles ne comptaient pas pour vous. Mais pour moi c'étaient des vases sacrés. Je devais sauver leurs âmes. Et dire qu'avec toute cette responsabilité sur mes épaules, je leur communiquais le Saint-Esprit au point qu'elles en avaient l'écume aux lèvres et après je les attirais dans l'herbe.
— Peut-être que j'aurais dû me faire pasteur, dit Joad.
Il sortit son tabac et son papier et roula une cigarette. Il l'alluma et regarda le pasteur en clignant les yeux à travers la fumée.
— Y a longtemps que j'ai pas eu de femme, dit-il. J' vais avoir du travail pour me rattraper.
Casy poursuivit :
— Ça me tracassait tellement que j' pouvais pas dormir. Par exemple, il m'arrivait de partir en tournée et de me dire : « Cette fois, nom de Dieu, j' le ferai pas. » Et au moment même que je le disais j' savais que je le ferais.
— Vous auriez dû vous marier, dit Joad. Une fois y a un pasteur et sa femme qu'ont logé chez nous. Ils étaient de la secte de Jéhovah. Couchaient au premier. Prêchaient dans notre cour. Nous, les gosses, on écoutait. Ben, j' vous prie de croire que la bonne femme au pasteur, elle en prenait un sacré coup après chaque meeting.
— J' suis content que vous me disiez ça, fit Casy. Il m'arrivait de penser que j'étais le seul. A la fin ça me faisait tellement souffrir que j'ai tout plaqué et que je me suis en allé tout seul pour y réfléchir une bonne fois. (Il plia les jambes et se mit à éplucher ses orteils secs et poussiéreux.) Je m' suis dit : « Qu'est-ce qui te turlupine ? C'est-il d'avoir baisé ? » et je m' disais : « Non, c'est le péché. » Et je m' disais : « Pourquoi c'est-il que lorsqu'on devrait être dur comme fer à l'abri du péché, quand on est tout plein de Jésus-Christ, pourquoi que c'est justement le moment qu'on se met à tripoter les boutons de sa culotte ? » (Il plaça deux doigts dans la paume de sa main, en mesure, comme s'il déposait chaque mot doucement côte à côte. (Je m' dis : « Peut-être que c'est pas un péché. C'est peut-être simplement que les gens sont comme ils sont. Peut-être bien qu'on se crée des emmerdements pour rien. » Et je me suis mis à penser à celles qu'allaient jusqu'à se fouetter avec des lanières plombées de trois pieds de long. Et j'ai pensé que c'est peut-être bien parce qu'elles aimaient à se faire du mal, et que moi aussi peut-être bien que j'aimais à me faire du mal. Toujours est-il que j'étais couché sous un arbre quand j'ai réfléchi à tout ça, et que je me suis endormi. Et v'là que la nuit est venue et quand je me suis réveillé il faisait noir. Y avait un coyote qui jappait pas loin. Et v'là qu'avant d'avoir eu le temps de me rendre compte, je me mets à crier tout haut : « Au diable toutes ces conneries ! Y a pas de péché, y a pas de vertu. Y a que ce que les gens font. Tout ça fait partie d'un tout. Et il y a des choses que les gens font qui sont belles et y en a d'autres qui n' sont pas belles. C'est tout ce que les gens ont le droit d'en dire... »
Il s'arrêta et leva les yeux de dessus la paume de sa main où il avait aligné ses mots.
Joad le regardait en souriant, mais son regard était éveillé et intéressé aussi.
— Pour ça, vous avez bien vu la question, dit-il, vous avez trouvé le joint.
Casy reprit d'une voix où résonnaient la douleur et la confusion :
— Je m' dis : « Qu'est-ce que cette vocation, ce Saint-Esprit ? » et je m' dis : « C'est l'amour. J'aime tellement les gens que des fois j' suis prêt à éclater. » Et je m' dis : « Et Jésus, c'est-il donc que tu ne l'aimes pas ? » Alors là, j'ai tourné et retourné ça dans ma tête et finalement j'ai dit : « Non, j' connais personne du nom de Jésus. J' connais des histoires, ça oui, mais il n'y a que les gens que j'aime. Et des fois j'les aime à en éclater et j' voudrais les rendre heureux, c'est pourquoi je leur ai prêché des choses que je pensais qu'elles pouvaient les rendre heureux. » Et alors... V'là bougrement longtemps que je parle. Vous vous étonnez peut-être de m'entendre employer des vilains mots. Ben, c'est que pour moi ils ne sont plus vilains. C'est tout simplement des mots que les gens emploient, et pour eux ils n'ont pas un vilain sens. Enfin j' vais vous dire encore une chose que j'ai pensée, et pour un pasteur, y a rien de plus irréligieux, et je ne peux plus jamais être pasteur parce que je l'ai pensée et que j' crois que c'est vrai.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Joad.
Casy lui jeta un regard embarrassé.
— Si ça n' vous plaît pas, n'en prenez pas offense, hein ?
— J' m'offense de rien sauf d'un coup de poing sur le nez, dit Joad. Qu'est-ce que c'est que vous avez pensé ?
— C'est à propos du Saint-Esprit et du chemin de Jésus. Je m' suis dit : « Pourquoi faut-il qu'on mette ça au compte de Dieu ou de Jésus ? Des fois, j' me suis dit, c'est peut-être bien tous les hommes et toutes les femmes que nous aimons, c'est peut-être bien ça, le Saint-Esprit — l'esprit humain – tout le bazar. Peut-être bien que les hommes n'ont qu'une grande âme et que chacun en a un petit morceau. » Et comme j'étais en train de penser ça, tout d'un coup, j'en ai été sûr. J'en étais tellement sûr tout au fond de moi, que c'était vrai. Et je le suis toujours.
Joad baissa les yeux vers le sol comme s'il ne pouvait affronter l'honnêteté toute simple dans les yeux du pasteur.
— Vous ne pouvez pas avoir d'église avec des idées pareilles, dit-il. Les gens vous forceraient à quitter le pays avec des idées pareilles. Sauter et gueuler c'est ça qui plaît aux gens. Ils se sentent bien après. Quand ma grand-mère entrait en transe et se mettait à parler charabia, y avait pas moyen de la tenir. Elle vous aurait estourbi un diacre dans la fleur de l'âge d'un seul coup de poing.
Casy le regarda, l'air tourmenté :
— Y a quelque chose que je voudrais vous demander, dit-il, quelque chose qui me trotte dans la tête.
— Allez-y. Des fois, je parle.
— Ben voilà, dit le pasteur lentement, vous voilà, vous que j'ai baptisé du temps que j'étais plongé dans la grâce et la gloire de Dieu. J'avais des petits morceaux de Jésus qui me tombaient de la bouche, ce jour-là. Vous n' pouvez pas vous rappeler parce que vous étiez trop occupé à tirer sur cette tresse.
— Je me rappelle, dit Joad. C'était Suzy Little. Elle m'a cassé un doigt l'année d'après.
— Alors... en avez-vous retiré du bien de ce baptême ?. Étiez-vous meilleur après ?
Joad réfléchit.
— N... n... non, j' peux pas dire que ça m'ait rien fait.
— Alors... ça vous aurait-il fait du mal ? Pensez-y bien. Joad prit la bouteille et but un coup.
— Ça n' m'a rien fait, ni bien, ni mal. Je trouvais ça comique, c'est tout.
Il tendit la bouteille au pasteur.
Il soupira et but, regarda le niveau bas du whisky et avala une autre petite gorgée.
— Tant mieux, dit-il. Parce que ça m'a souvent inquiété, l'idée qu'avec tous ces trucs-là, j'aurais pu des fois faire du tort à quelqu'un.
Joad tourna les yeux vers son veston et vit la tortue, qui s'était débarrassée de l'étoffe et qui se hâtait dans la direction qu'elle suivait lorsque Joad l'avait trouvée. Joad l'observa un moment puis lentement il se leva, la reprit et la renveloppa dans son veston.
— J'ai pas de cadeau pour les gosses, dit-il. Rien que cette vieille tortue.
— C'est drôle, dit le pasteur, je pensais au vieux Tom Joad, quand vous êtes arrivé. Je m' disais que j'irais lui faire visite. Autrefois je pensais que c'était un homme sans Dieu. Comment va-t-il, Tom ?
— J' sais pas comment il va. Y a quatre ans que j'ai pas été à la maison.
— Il ne vous a jamais écrit ?
Joad fut embarrassé.
— Oh ! Pa n'a jamais été très fort pour ce qui est d'écrire, que ça soit par fantaisie ou pour dire d'écrire. Il peut signer son nom aussi bien qu'un autre, et lécher son crayon. Mais Pa n'a jamais écrit de lettres. Il dit toujours que ce qu'il ne peut pas dire aux gens avec sa bouche ne vaut pas la peine de se décarcasser avec un crayon.
— Vous étiez parti en voyage ? demanda Casy.
Joad le considéra d'un œil méfiant.
— Comment, vous n'avez pas entendu parler de moi ? C'était dans tous les journaux.
— Non... jamais... quoi ?
Il passa une jambe par-dessous l'autre et se laissa glisser un peu contre l'arbre. L'après-midi avançait rapidement, et le soleil prenait un ton plus chaud.
Joad dit d'un ton affable :
— Autant vous le dire tout de suite et qu'on n'en parle plus. Mais si vous prêchiez encore, j' vous le dirais pas, des fois que vous vous mettiez à prier pour moi.
Il siffla ce qui restait de la bouteille et la jeta au loin, et la bouteille brune et plate ricocha légèrement dans la poussière.
— Je viens de passer quatre ans à Mac-Alester.
Casy se tourna vivement vers lui et ses sourcils s'abaissèrent de telle façon que son grand front parut encore plus haut.
— Vous tenez pas à en parler, hein ? J' vous poserai pas de questions, si vous avez fait quéqu' chose de mal...
— Si c'était à refaire je le referais, dit Joad. J'ai tué un gars dans une bagarre. On était saouls, dans un bal. Il m'a foutu un coup de couteau et j' l'ai assommé avec une pelle qui se trouvait là. J' lui ai mis la tête en bouillie. Les sourcils de Casy reprirent leur position normale.
— Comme ça, vous n'avez pas de honte ?
— Non, dit Joad. Pas du tout. J'ai écopé de sept ans, vu qu'il y avait le coup de couteau. On m'a relâché au bout de quatre, sur parole.
— Alors, ça fait quatre ans que vous n'avez pas eu de nouvelles de chez vous ?
— Oh ! si, j'en ai eu. Man m'a envoyé une carte postale il y a deux ans, et l'an dernier, à Noël, Grand-mère m'a envoyé une carte avec une vue. Bon Dieu, ce que les types ont pu rigoler dans la cellule. Il y avait dessus un arbre et des trucs brillants qui faisaient comme de la neige. Et puis il y avait une poésie qui disait :
Merry Christmas, purty child,
Jesus meek an' Jesus mild,
Underneath the Christmas tree
Ther's a gift for you from me3.
J' parie que Grand-mère l'avait jamais lue. Elle l'avait sans doute achetée à un commis voyageur et choisi celle qui avait le plus de brillant dessus. Les types dans ma cellule ont failli en crever de rire. Doux Jésus, ils m'avaient surnommé, après ça. Grand-mère avait pas fait ça pour être drôle ; elle l'avait trouvée si jolie qu'elle s'était pas donné la peine de lire. Elle avait perdu ses lunettes l'année que j'ai été coffré. Peut-être bien qu'elle ne les a jamais retrouvées, après tout.
— Comment qu'on vous traitait, à Mac-Alester ? demanda Casy.
— Oh ! pas mal. On est sûr d'avoir à bouffer, on vous donne des vêtements propres et y a des endroits où qu'on peut prendre des bains. C'est pas déplaisant, d'un côté. Ce qui est dur c'est d'pas avoir de femmes. (Brusquement il se mit à rire : ) Y a un gars qu'on avait libéré sur parole, dit-il. Au bout d'un mois il était de retour comme récidiviste. Y en a un qui lui a demandé pourquoi il avait fait ça. « Eh merde, qu'il dit, y a pas de confort chez mes vieux, y a pas l'électricité, pas de douches. Y a pas de livres et la nourriture est dégueulasse. » Il a dit qu'il était revenu là où il y avait du confort et où la croûte était correcte. Il disait qu'il se sentait tout perdu là-bas, en pleine campagne, obligé de penser à ce qu'il faudrait qu'il fasse. Alors il a volé une auto et il est revenu. (Joad sortit son tabac et, soufflant sur une feuille de papier, il la tira du paquet et roula une cigarette.) Sans compter qu'il avait raison, le type, dit-il. La nuit dernière rien que de penser où j'allais roupiller, j'en avais la trouille. Et je me suis mis à penser à ma couchette et à me demander c' que devenait le cheval de retour que j'avais comme copain de cellule. Avec d'autres types j'avais monté un orchestre. Un bon. Y en avait un qui disait qu'on devrait jouer à la T.S.F. Et ce matin je savais pas à quelle heure me lever. J' restais là couché à attendre que la cloche sonne.
Casy gloussa :
— On peut en arriver au point de regretter le bruit d'une scierie.
Le poudroiement jaunâtre de la lumière d'après-midi mettait une teinte d'or sur toute la campagne. Les tiges de maïs paraissaient dorées. Un vol d'hirondelles cingla l'espace, en route vers quelque mare. Dans le veston de Joad la tortue tenta une nouvelle évasion. Joad plia la visière de sa casquette. Elle avait acquis maintenant la longue courbe en saillie d'un bec de corbeau.
— Ah ! il est temps que je me mette en route, dit-il. L'idée de me remettre au soleil ne me dit rien, mais il ne tape plus si dur, maintenant.
Casy se redressa :
— Y a bougrement longtemps que j'ai pas vu le vieux Tom, dit-il. J' m'apprêtais à aller le voir, du reste. Pendant longtemps j'ai apporté Jésus à votre famille et jamais une fois j'ai fait la quête... jamais rien demandé qu'un morceau à manger de temps en temps.
— Venez, dit Joad. Pa sera content de vous voir. Il disait toujours que vous aviez la bite trop longue pour un pasteur.
Il ramassa son veston roulé et le serra commodément autour des souliers et de la tortue. Casy reprit ses espadrilles et y glissa ses pieds nus.
— J' suis point si confiant que vous, dit-il. J'ai toujours peur qu'il y ait des fils de fer ou du verre dans le sable. Y a rien que je crains autant qu'une coupure au pied.
Ils hésitèrent au bord de l'ombre, puis ils plongèrent dans la lumière jaune comme deux nageurs pressés de regagner la rive. Après quelques pas rapides ils adoptèrent une allure paisible et réfléchie. Maintenant les tiges de maïs projetaient une ombre latérale et l'air était saturé de l'odeur âpre de sable chaud. Le champ de maïs se termina et fut remplacé par du coton vert foncé, des feuilles d'un vert sombre sous leur pellicule de poussière, et des cocons en formation. Le coton était irrégulier, épais dans les dépressions, là où l'eau avait séjourné, clairsemé sur les hauteurs. Les plants luttaient contre le soleil. A l'horizon, tout se noyait dans une teinte marron. Le chemin s'allongeait devant eux avec des montées et des descentes. Les saules d'une rivière traçaient une ligne à l'ouest, et au nord-ouest les terres en jachère se recouvraient déjà de broussailles. Mais l'odeur de sable brûlé était dans l'air, et l'air était sec, si bien que les mucosités du nez se desséchaient en croûtes et que les yeux pleuraient pour préserver l'humidité des pupilles.
Casy dit :
— Vous voyez comme le maïs promettait avant la pluie de sable. C'était une fameuse récolte.
— Tous les ans, dit Joad, d'aussi loin que je peux me rappeler, notre récolte promettait d'être fameuse, et ça n'a jamais rien donné. Grand-père vous dira qu'elle était bonne pendant les cinq premiers labours, tant que les herbes sauvages y poussaient encore.
La route descendit une petite côte et remonta sur un autre vallonnement. Casy dit :
— La maison au vieux Tom ne doit pas être à plus d'un mille. Est-ce qu'elle n'est pas derrière cette troisième hauteur ?
— Oui, dit Joad, à moins qu'on ne l'ait volé comme l'a fait Pa.
— Votre papa l'a volée ?
— Bien sûr. Il l'a trouvée à un mille et demi à l'est et il l'a traînée jusqu'ici. Y avait une famille qui y habitait puis ils sont partis. Grand-père et Pa et mon frère Noah auraient bien pris la maison entière en une fois mais elle n'a rien voulu savoir. Ils n'en ont pris qu'un morceau. C'est pour ça qu'elle est si bizarre à un bout. Ils l'ont coupée en deux et ils l'ont traînée avec douze chevaux et deux mules. Ils s'apprêtaient à retourner chercher l'autre moitié pour les recoller ensemble, mais avant qu'ils aient pu arriver, Wink Manley s'était amené avec ses garçons et avait volé l'autre moitié. Pa et Grand-père n'étaient pas contents, mais quelque temps après ils ont pris une cuite avec Wink et ils en ont ri à en crever. Wink, il disait que sa maison était un étalon et que si on lui amenait la nôtre pour la faire couvrir, on aurait peut-être bien toute une portée de goguenots. Parlez d'un type, Wink, quand il était seul. Après ça, lui, Pa et Grand-père étaient bons amis. Ils ne perdaient pas une occasion de se saouler la gueule ensemble.
— Tom est un fameux gaillard, acquiesça Casy.
Ils avancèrent péniblement dans la poussière jusqu'au fond de la dépression et ralentirent le pas pour remonter. Casy s'essuya le front avec sa manche et remit son chapeau à fond plat.
— Oui, répéta-t-il. Tom était fameux gaillard. Pour un homme sans Dieu, c'était un fameux gaillard. J' l'ai vu parfois à des meetings quand l'esprit commençait juste à souffler un peu sur lui, je l'ai vu faire des sauts de douze pieds. Je vous prie de croire que quand le vieux Tom tenait une bonne dose de Saint-Esprit, fallait se cavaler en vitesse de crainte d'être renversé et piétiné. Y se cabrait comme un étalon dans son box.
Ils arrivèrent au haut de la côte et la route descendit dans une vieille ravine, laide et défoncée. Un lit raboteux, avec des creux de ruisselets qui l'entamaient des deux côtés. Quelques pierres servaient de gué. Joad le passa pieds nus.
— Vous parlez de Pa, dit-il. Vous avez sans doute jamais vu l'oncle John, la fois qu'on l'a baptisé là-bas, chez Polk. Il en faisait des sauts et des plongées. Il sautait par-dessus un buisson qu'était aussi haut qu'un piano. Et il sautait d'un côté et il sautait de l'autre, en hurlant comme un loup pendant la pleine lune. Bref, v'là-t-il pas que Pa le voit et Pa se figure être le meilleur sauteur de Dieu dans tout le pays. Alors, comme ça, il choisit un buisson qu'était bien deux fois plus haut que le buisson à l'oncle John, et Pa pousse un cri comme une truie en train d'accoucher de tessons de bouteilles, prend son élan, saute le buisson et se pète la jambe droite en retombant. Ça lui a enlevé le Saint-Esprit, à Pa. Le pasteur voulait lui remettre sa jambe avec des prières, mais Pa a dit non, bon Dieu, il lui fallait un docteur. Seulement comme y avait pas de docteur, c'est un dentiste ambulant qui lui a arrangé ça. Le pasteur a prié pour lui de toute façon.
Ils gravirent la pente de l'autre côté de la ravine. Maintenant que le soleil déclinait, sa force diminuait et bien que l'air fût brûlant, les rayons dardaient moins férocement. Le fil sur les pieux tordus bordait toujours la route. A droite, une clôture en fil de fer divisait le champ de coton et des deux côtés, le coton vert était pareil, poussiéreux, sec, d'un vert sombre.
Joad montra la clôture.
— C'est là que commence notre terre. A vrai dire, on n'avait pas besoin de clôture, mais on avait le fil de fer et puis ça lui plaisait, à Pa, l'idée d'avoir une clôture. Il disait que ça lui donnait le sentiment que quarante arpents, ça faisait bien quarante arpents. On n'aurait pas eu cette clôture si l'oncle John ne s'était pas amené un soir avec six rouleaux de fil de fer dans sa charrette. Il les a donnés à Pa contre un goret. Jamais on n'a su où il avait trouvé le fil de fer.
Ils ralentirent à la montée, avançant dans le sable épais, tâtant la terre de leurs pieds. Joad avait les yeux perdus dans ses souvenirs. Il semblait rire en dedans de lui-même.
— L'oncle John était un drôle de bougre, dit-il. Quand je pense à ce qu'il a fait de ce goret.
Il eut un petit rire.
Casy attendait, impatient. L'histoire ne vint pas. Casy lui donna tout le temps de poursuivre, puis n'y tenant plus :
— Alors, qu'est-ce qu'il a fait de son goret ? demanda-t-il enfin.
— Hein ? Oh ! eh ben, il l'a tué sur place, son goret, et il n'a eu de cesse que Man ait allumé le fourneau. Il a tranché les côtelettes et il les a mises dans la poêle, et il a mis des côtes et une patte dans le four. Il a mangé les côtelettes en attendant que les côtes soient cuites, puis il a mangé les côtes en attendant que la patte soit cuite. Et puis il s'est attaqué à c'te patte. Il en coupait des tranches énormes et se les fourrait dans la bouche. Nous les gosses, on en bavait en le regardant, et il nous en donnait un petit peu mais il a pas voulu en donner à Pa. En fin de compte il a tellement mangé qu'il en a dégueulé et puis il est allé se coucher. Pendant qu'il dormait, nous, les gosses, avec Pa on a fini la patte. Et v'là que quand l'oncle John se réveille le lendemain matin, il colle une autre patte dans le four. Pa dit : « John, tu vas manger tout ce sacré cochon ? » Et il répond : « J'en ai bien l'intention, Tom, mais j'ai peur qu'il ne s'en perde avant que j'aie fini, malgré que j'aie bougrement faim de porc. Tu ferais peut-être aussi bien de t'en prendre une assiettée et de me rendre deux rouleaux de fil de fer. » Seulement, Pa n'est pas un idiot. Il a tout bonnement laissé l'oncle se bourrer de cochon à s'en rendre malade et quand il est reparti dans sa charrette il en avait à peine mangé la moitié. Alors Pa lui dit : « Pourquoi que tu le sales pas ? » Mais c'était pas du goût de l'oncle John. Quand il veut du cochon il veut tout un cochon et quand il a fini il n' veut plus en entendre parler. Alors il est parti et Pa a salé le restant.
Casy dit :
— Quand j'étais encore dans l'esprit de prêcher, j'en aurais tiré une morale et je vous l'aurais expliquée, mais je ne fais plus ça. Pourquoi pensez-vous qu'il s'est conduit de cette façon ?
— J' sais pas, dit Joad. Une envie de cochon qui lui a pris. Ça me donne faim rien que d'y penser. J'ai eu tout juste quatre tranches de rôti de porc en quatre ans... une tranche à chaque Noël.
Casy suggéra, avec une certaine emphase :
— Peut-être bien que Tom va tuer le veau gras, comme pour le fils prodigue, dans l'Écriture.
Joad rit dédaigneusement :
— Vous l' connaissez pas. Quand il tue un poulet c'est pas le poulet qui piaille, c'est Pa. Il se corrigera jamais. Il est toujours en train de garder un cochon pour Noël et puis il meurt toujours en septembre, d'enflure ou de quelque autre maladie qui fait qu'il n'est pas mangeable. Quand l'oncle John voulait du cochon il bouffait du cochon. Il s'en payait.
Ils franchirent le monticule et virent à leurs pieds la ferme des Joad. Et Joad s'arrêta.
— C'est plus pareil, dit-il. Regardez-moi cette maison. Il s'est passé quelque chose. Y a plus personne.
Ils étaient là debout tous les deux, les yeux fixés sur le petit groupe de bâtiments.
1 Yes, sir, that's my Baby : Parfaitement, c'est ma petite gosse.
2 Parfaitement, c'est mon Sauveur,
Jé — sus est mon Sauveur,
Maintenant, c'est lui mon Sauveur.
C'est pas de blague,
C'est pas le diable
C'est Jésus qui est mon Sauveur.
3 Joyeux Noël, enfant joli.
Doux Jésus, Jésus gentil,
Sous l'arbre de Noël je vois
Un cadeau de moi à toi.