CHAPITRE XXVIII

Les wagons de marchandises, au nombre de douze, étaient alignés bout à bout sur un petit terrain plat bordant le ruisseau. Deux rangées de six, à plat sur le sol. Un chemin de caillebotis menait aux grandes portes coulissantes. C'étaient de bons logements, à l'abri de l'eau et des courants d'air ; ils pouvaient abriter vingt-quatre familles, deux par wagons — une à chaque bout. Pas de fenêtres, mais les larges portes restaient toujours ouvertes. Un rideau de toile avait été tendu au milieu de certains wagons, tandis qu'ailleurs, la porte seule marquait la séparation.

Les Joad s'étaient vu attribuer l'extrémité d'un wagon de queue. Le précédent occupant avait installé un poêle de fortune, un vieux bidon à essence auquel il avait adapté un tuyau de tôle qui passait dans un trou de la paroi. Bien que la grande porte fût toujours ouverte, il faisait sombre aux deux bouts. Man tendit la bâche au milieu du wagon.

— C'est bien, dit-elle. C'est presque mieux que tout ce que nous avons eu jusqu'ici, à part le camp du Gouvernement.

Chaque soir, elle étendait les matelas par terre et chaque matin, elle les roulait dans un coin. Tous les jours ils allaient dans les champs cueillir le coton et tous les soirs ils avaient de la viande à souper. Un samedi, ils allèrent à Tulare en camion et firent l'acquisition d'un petit poêle et de salopettes neuves pour Al, Pa, Winfield et l'oncle John. Man donna sa meilleure robe à Rose de Saron et s'en acheta une autre.

— Elle est tellement grosse, dit Man. Ce serait du gaspillage de lui acheter une robe neuve en ce moment.

Les Joad avaient eu de la chance. Ils étaient arrivés assez tôt pour trouver de la place dans un wagon. Depuis, les tentes des derniers arrivants s'étaient accumulées sur le terrain plat, et ceux qui avaient les wagons étaient maintenant des anciens, des aristocrates, en un sens.

Le courant étroit fuyait parmi les roseaux, surgissant d'un bouquet de saules pour se perdre de nouveau dans les fourrés. De chaque wagon, un sentier battu descendait à la rivière. Les cordes à linge avaient été tendues entre les wagons, et chaque jour elles se couvraient de vêtements et de linge à sécher.

Le soir, ils rentraient des champs, leurs sacs roulés sous le bras. Ils allaient à la boutique qui se dressait au carrefour et retrouvaient là de nombreux journaliers en train de faire leurs provisions.

— Combien, aujourd'hui ?

— Oh ! y a pas à se plaindre. Nous avons fait trois dollars et demi. Si seulement ça pouvait durer. Les mioches commencent à bien cueillir. Man leur a fabriqué un petit sac à chacun. Ils ne seraient pas capables de traîner un sac de grande personne. Ils les vident dans les nôtres. Elle les a faits avec de vieilles chemises. Ça tient bien.

Et Man allait au comptoir de boucherie, l'index sur les lèvres, soufflant sur son doigt d'un air profondément absorbé.

— On pourrait prendre des côtelettes de porc. Combien c'est ?

— Trente cents la livre, m'dame.

— Eh bien, mettez-m'en trois livres. Et un beau morceau de pot-au-feu. Ma fille le fera cuire demain. Et une bouteille de lait pour ma fille. Le lait, elle en raffole. Elle va accoucher. La dame infirmière lui a dit de boire le plus de lait possible. Voyons voir, il nous reste des pommes de terre...

Pa s'approcha, une boîte de sirop d'érable à la main.

— On pourrait prendre ça, suggéra-t-il. Si on faisait des crêpes...

Man fronça les sourcils.

— Ma foi... euh... oui. Tenez, mettez ça avec. Attendez... avons-nous assez de saindoux...

Ruthie s'amena, tenant dans ses mains deux grandes boîtes de biscuits secs, et ses yeux avaient une expression morose et quêteuse, qu'un signe d'assentiment ou de refus de la part de Man pouvait transformer en drame ou en excitation joyeuse.

— Man ?

Elle levait les boîtes, les balançant de haut en bas pour les rendre plus tentantes.

— Veux-tu les remettre...

Le drame commença à se former dans les yeux de Ruthie. Pa dit :

— Elles ne coûtent qu'un nickel pièce. Ils ont bien travaillé aujourd'hui, les gosses.

Les yeux de Ruthie s'animèrent...

— Hum...

— C'est bon.

Ruthie pivota et se sauva. A mi-chemin de la porte elle attrapa Winfield et l'entraîna dehors, dans la pénombre du soir.

L'oncle John palpait une paire de gants de toile renforcés de cuir jaune ; il les essaya puis les remit en place. Insensiblement, il se rapprochait du rayon des alcools. Là, il s'absorba dans la contemplation des étiquettes ornant les bouteilles. Man l'aperçut.

— Pa, dit-elle en montrant l'oncle John d'un geste de la main.

Pa obliqua nonchalamment vers lui.

— Tu te sens le gosier à sec, John ?

— Non, pas du tout.

— Attends qu'on ait fini le coton, dit Pa. A ce moment-là tu pourras prendre une sacrée cuite.

— Ça ne me tracasse pas, dit l'oncle John. Je travaille dur et je dors comme une souche. Pas de rêves, ni rien.

— Je te voyais là en train de loucher sur les bouteilles.

— A peine si je les voyais. C'est drôle. J'ai envie d'acheter des trucs. Des trucs que j'ai pas besoin. J'aimerais avoir un de ces rasoirs mécaniques. J'avais idée de m'acheter des gants, comme il y en a là-bas. C'est fou ce qu'ils sont bon marché.

— On ne peut pas cueillir de coton avec des gants, dit Pa.

— Je le sais bien. Et j'ai pas besoin de rasoir mécanique non plus. Mais suffit que les choses sont là exposées pour vous donner envie de les acheter, qu'on en ait besoin ou non.

Man les appela :

— Vous venez ? J'ai tout ce qu'il me faut.

Elle prit un paquet. L'oncle John et Pa prirent les deux autres. Ruthie et Winfield attendaient dehors, les yeux las, les joues gonflées de biscuits.

— Ils n'auront plus faim à souper, je parie, dit Man.

Les gens affluaient vers les tentes et les wagons. Les tentes étaient éclairées. De la fumée montait des tuyaux. Les Joad gravirent leur allée en caillebotis et pénétrèrent dans leur compartiment du wagon. Rose de Saron était assise sur une caisse près du poêle. Elle avait allumé le feu et le petit poêle de fonte commençait à prendre une teinte rouge vineuse.

— T'as pris du lait ? interrogea-t-elle.

— Oui. Je l'ai là.

— Donne. J'en ai pas bu depuis midi.

— Elle prend ça comme un médicament.

— C'est la dame infirmière qui l'a dit.

— Tu as préparé les pommes de terre ?

— Elles sont là — tout épluchées.

— On va les mettre à frire, dit Man. J'ai des côtes de porc. Coupez les pommes de terre en tranches dans la poêle neuve. Avec un peu d'oignon. Allez vous débarbouiller, les hommes, et ramenez-moi un seau d'eau. Où sont passés Ruthie et Winfield ? Il faudrait qu'ils se lavent, eux aussi. Ils ont eu une boîte de biscuits, dit-elle à Rose de Saron. Une pleine boîte à chacun.

Les hommes allèrent se laver à la rivière. Rose de Saron coupa les pommes de terre de la pointe de son couteau et les remua dans la poêle.

Soudain, la bâche fut violemment écartée. Une grosse figure suante se montra entre les deux compartiments.

— Alors, ça a-t-il bien rendu à vous tous, aujourd'hui, mâme Joad ?

Man fit volte-face.

— Tiens, bonsoir, mâme Wainwright. Ça a bien marché. Trois dollars et demi. Trois dollars cinquante-sept cents, exactement.

— Nous, on s'est fait quatre dollars.

— Eh bien... fit Man. C'est vrai qu'il y a plus de monde chez vous.

— Ouais. Jonas commence à pousser. Des côtes de porc, à ce que je vois ?

Winfield se coula dans la pièce.

— Man !

— Tais-toi une minute. Oui, mes hommes raffolent des côtes de porc.

— Moi, je fais du lard grillé, dit Mme Wainwright. Vous sentez ?

— Non... Je sens rien avec ces pommes de terre aux oignons.

— Ça y est, il brûle ! s'écria Mme Wainwright en retirant brusquement sa tête.

— Man, dit Winfield.

— Quoi ? T'es malade d'avoir mangé trop de biscuits ?

— Man... Ruthie a raconté.

— Raconté quoi ?

— Sur Tom.

Man ouvrit de grands yeux.

— Elle l'a raconté ?

Puis elle s'agenouilla devant lui.

— Winfield, à qui l'a-t-elle raconté ?

La gêne s'empara de Winfield. Il recula.

— Ben, elle n'en a jus' raconté qu'un petit peu.

— Winfield. Tu vas me dire ce qu'elle a dit.

— Elle... elle ne mangeait pas tous ses biscuits. Elle en mangeait qu'un petit bout à la fois, doucement, comme elle fait toujours, et elle m'a dit : « T'as tout mangé d'un coup, et maintenant tu bisques parce qu'il m'en reste... »

— Winfield ! s'exclama-t-elle impérativement. Raconte tout de suite.

Elle eut un regard inquiet vers le rideau de séparation.

— Rosaharn, va faire la causette avec mâme Wainwright, pour l'empêcher d'écouter.

— Et les pommes de terre ?

— Je vais les surveiller. Va vite. Je ne tiens pas à ce qu'elle écoute derrière le rideau.

La jeune femme se traîna pesamment vers l'autre partie du wagon et disparut derrière la bâche.

Man dit :

— Maintenant, raconte.

— Comme je te disais, elle en mangeait qu'un petit bout à la fois, et encore elle les cassait pour les faire durer plus longtemps.

— Dépêche-toi.

— Eh ben, y a des gosses qui sont venus, alors bien sûr, ils lui en ont demandé, mais Ruthie, elle était là à grignoter et à grignoter, et elle voulait pas leur en donner. Alors ils se sont mis en colère, et y a un petit qui lui a arraché sa boîte de biscuits des mains.

— Winfield, raconte vite pour l'autre chose...

— J'y arrive, dit-il. Alors Ruthie s'a fâchée et s'a mise à les poursuivre. Elle s'a battue avec l'un et pis elle s'a battue avec l'autre, et v'là qu'une grande fille s'est amenée et qu'elle a collé un marron à Ruthie. Un bon coup, qu'elle y a mis. Alors Ruthie, elle a pleuré et elle a dit qu'elle allait chercher son grand frère et que son grand frère, il la tuerait, la fille. Et v'là que la fille elle fait : « Qu'il y vienne ! » Elle aussi elle a un, de grand frère.

Winfield était hors d'haleine en racontant son histoire.

— Alors, elles s' sont battues, et la grande fille a collé un bon marron à Ruthie, pis Ruthie a dit que son grand frère allait tuer le grand frère à la grande fille. Alors la grande fille elle a dit que si c'était son frère à elle qui tuerait not' frère. Et alors... et alors, Ruthie, elle a dit que not' frère il avait déjà tué deux types. Et pis... et pis... la grande elle a dit : « Viens-y voir, tiens ! T'es qu'une sale petite menteuse. » Et Ruthie, elle répond : « Ah ! j' suis une menteuse ? Même que not' frère il se cache en ce moment à cause qu'il a tué un type, et il est capab' de tuer le frère à la grande fille aussi. » Pis après ça, elles s' sont traitées de tous les noms et Ruthie lui a jeté un caillou, pis la grande fille elle l'a poursuivie et moi je suis revenu à la maison.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! dit Man d'une voix lasse. Mon doux Seigneur Jésus couché dans sa crèche ! Qu'allons-nous faire maintenant ? (Elle se prit le front et se frotta les yeux.) Qu'allons-nous faire, maintenant ?

Une odeur de brûlé monta du poêle ronflant. Mue par une réaction automatique, Man se releva et tourna les pommes de terre dans la poêle.

— Rosasharn ! cria-t-elle. (La tête de la jeune femme se montra au coin du rideau.) Viens surveiller le souper. Winfield, va-t'en chercher Ruthie et ramène-la ici.

— Tu vas la corriger, Man ? demanda Winfield, avec une lueur d'espoir dans les yeux.

— Non. Ça n'avancerait à rien. Ce qui est fait est fait. Mais qu'est-ce qui a bien pu la pousser à le dire ? Non. Ça n'avancerait à rien de la fesser. Allons cours, trouve-la et ramène-la tout de suite.

Winfield s'élança vers la porte du wagon au moment où les trois hommes rentraient. Il s'effaça pour les laisser passer.

Man dit à mi-voix :

— Pa, j'ai à te parler. Ruthie a été raconter à d'aut' gosses que Tom était caché.

— Quoi ?

— Elle a tout dit. Elle s'est battue et elle leur a dit.

— La sale petite garce !

— Non, elle ne savait pas ce qu'elle faisait. Écoute-moi, Pa. Tu vas rester ici. Moi je vais sortir, tâcher de trouver Tom pour le prévenir. Il faut que je lui dise de faire attention. Ne bouge pas de là, Pa, à cause qu'il arriverait quéq'chose. Je lui porte à manger.

— Bon, dit Pa.

— Ne parle même pas à Ruthie de ce qu'elle a fait. Je lui dirai moi-même.

Au même instant Ruthie rentra, suivie de Winfield. La petite était crottée des pieds à la tête. Elle avait les lèvres barbouillées et son nez saignait légèrement du coup qu'elle avait reçu. Elle était honteuse et effrayée. Winfield la suivait, triomphant. Ruthie regarda autour d'elle d'un air farouche, puis elle alla s'adosser au mur dans un coin du wagon. La honte et le défi luttaient en elle.

— J' lui ai dit ce qu'elle a fait, déclara Winfield.

Man disposait deux côtes de porc et des frites sur une assiette de fer-blanc.

— Tais-toi, Winfield, dit-elle. Inutile de lui faire plus de peine qu'elle n'en a déjà.

Ruthie traversa le wagon en bolide. Se cramponnant à la ceinture de Man, elle enfouit sa tête dans son tablier, le corps secoué de sanglots étranglés. Man voulut lui faire lâcher prise, mais les doigts crasseux s'agrippaient désespérément. Man lui caressait doucement les cheveux et lui donnait de petites tapes sur l'épaule.

— Chut ! fit-elle. Tu ne pouvais pas savoir.

Ruthie leva une pauvre petite figure toute barbouillée de crasse, de larmes et de sang.

— Ils m'ont volé mes bi... biscuits ! dit-elle. Cette espèce de grande salope, elle m'a tapée à coups de ceinture...

Et ses sanglots la reprirent plus fort.

— Chut ! fit Man. Ne dis pas des choses comme ça. Allons, lâche-moi. Il faut que je m'en aille.

— Pourquoi que tu ne la corriges pas, Man ? Si elle avait pas fait tant de chichis avec ses biscuits, ça serait pas arrivé. Vas-y, fiche-lui une raclée.

— Oui, eh bien, mêle-toi de ce qui te regarde, dit Man d'un ton menaçant, sinon c'est toi qui vas la prendre, la raclée, mon bonhomme ! Allons, lâche, Ruthie.

Winfield se retira sur un matelas roulé, considérant la famille d'un air cynique et désabusé. Et il prit soin de se ménager une bonne position stratégique, car Ruthie allait l'attaquer à la première occasion, il le savait. L'air navré, Ruthie alla silencieusement se réfugier dans l'autre coin du wagon.

Man recouvrit l'assiette d'un morceau de papier journal.

— Maintenant, je m'en vais, dit-elle.

— Tu ne manges pas quéq' chose ? demanda l'oncle John.

— Plus tard. En revenant. J'ai pas le cœur à manger maintenant.

Man gagna l'ouverture de la porte et descendit prudemment le caillebotis.

Entre les wagons et le ruisseau, les tentes avaient été dressées toutes proches les unes des autres ; cordons et filins s'entrecroisaient, les piquets de l'une touchant le bord de la toile de l'autre. Les lampes étaient visibles à travers la toile, et toutes les cheminées vomissaient de la fumée. Hommes et femmes conversaient devant l'entrée de leurs tentes. Les femmes galopaient fébrilement. Man s'avançait avec majesté entre les tentes. Çà et là, on la reconnaissait au passage.

— Soir, mâme Joad.

— Soir.

— Vous emportez quéq' chose de bon, mâme Joad ?

— C'est pour une amie. Du pain de maïs qu'elle m'avait prêté.

Elle atteignit enfin la dernière tente de la file. Là, elle s'assit et se retourna. Un halo de lumière planait au-dessus du camp, tandis que s'élevait le ronron harmonieux de multiples voix. De temps à autre, un éclat de voix perçait. L'air était plein de l'odeur de fumée. Quelqu'un jouait de l'harmonica en sourdine, cherchant un accord, reprenant sans arrêt la même phrase.

Man se fraya un chemin parmi les roseaux et les saules nains qui bordaient la rive. Elle s'écarta du sentier et s'immobilisa, l'oreille aux aguets, craignant d'avoir été suivie. Un homme remontait le sentier en direction du camp, rajustant ses bretelles et boutonnant son pantalon en marchant. Man se tint coite et l'homme passa sans la voir. Elle patienta cinq minutes, puis se leva et reprit le sentier raboteux qui suivait la rive. Elle marchait furtivement, si doucement que le murmure de l'eau dominait le bruit étouffé de ses pas sur les feuilles mortes du sentier. Ruisseau et sentier dévièrent à gauche, puis à droite, se rapprochant de la route. A la pâle lueur des étoiles, elle reconnut la berge et le trou rond et noir de la conduite d'eau où elle avait l'habitude de déposer la nourriture de Tom. Elle s'avança prudemment, poussa son paquet dans le trou et en retira l'assiette de fer-blanc qui s'y trouvait, puis elle regagna sans bruit les taillis, pénétra au cœur d'un fourré et s'assit. A travers le fouillis de branchages, elle distinguait le trou noir du tuyau. Elle étreignit ses genoux et attendit, silencieusement. Au bout de quelques instants, la vie reprit dans le fourré. Les mulots couraient sans bruit sur les feuilles. Désinvolte, une moufette descendit le sentier en trottant pesamment, traînant après elle d'imperceptibles effluves. Une légère brise agita doucement les saules, comme pour les mettre à l'épreuve, et une pluie de feuilles d'or s'en vint doucement joncher la terre. Et soudain une rafale inattendue secoua les arbres, provoquant une avalanche de feuilles tourbillonnantes. Man les sentait tomber sur ses cheveux et sur ses épaules. Un épais nuage noir passa dans le ciel, effaçant les étoiles. Les grosses gouttes de pluie s'écrasèrent avec fracas sur les feuilles mortes, tandis que le nuage, poursuivant sa route, découvrait de nouveau les astres. Man frissonna. Le vent avait fui et le calme était revenu dans le fourré, mais le bruissement des feuilles continuait plus bas, au bord de l'eau. Du campement, vint le son aigu, pénétrant, d'un violon en quête d'une mélodie.

Man entendit des pas furtifs au loin sur sa gauche. Elle se figea, les nerfs tendus. Elle libéra ses genoux et releva la tête pour mieux entendre. Le mouvement s'arrêta, mais reprit au bout d'un long moment. Il y eut un crissement rêche d'herbe sur les feuilles séchées.

Man vit une forme sombre se détacher du couvert et se couler vers l'entrée du tuyau. Le trou rond et noir fut un instant dérobé à ses yeux, puis l'ombre réapparut et se remit en mouvement.

— Tom ! appela-t-elle à voix basse.

La silhouette s'immobilisa, se figea si près du sol qu'on eût pu la prendre pour une souche. Elle appela de nouveau :

— Tom ! Tom !

Alors la silhouette remua.

— C'est toi, Man ?

— Par ici.

Elle se redressa et s'avança à sa rencontre.

— T'aurais pas dû venir, dit-il.

— Fallait que je te voie, Tom. J'ai à te parler.

— Le sentier est tout près. Il pourrait passer quelqu'un.

— Tu n'as pas une cachette, Tom ?

— Si... mais... enfin, admettons que quelqu'un te voie en train de me parler... Toute la famille serait dans le pétrin.

— Il le faut, Tom.

— Alors viens. Mais ne fais pas de bruit.

Il traversa le ruisseau, poussant négligemment ses longues jambes dans le courant, et Man le suivit. Puis il se glissa à travers les broussailles et suivit la trace des sillons. Les branches noirâtres des cotonniers découpaient sur le sol leur profil heurté ; quelques flocons pendaient çà et là. Tom suivit le bord du champ pendant près d'un quart de mille puis il s'enfonça de nouveau dans la brousse. Il se dirigea vers un haut fourré de ronces et de mûriers sauvages, se courba et écarta un matelas d'herbes.

— Faut que tu te mettes à quatre pattes, dit-il.

Man obéit. Ses mains touchèrent du sable, la masse des ronces ne l'enveloppait plus, et elle sentit sous elle la couverture de Tom. Il remit en place le matelas d'herbes. L'obscurité était complète dans la caverne.

— Où es-tu, Man ?

— Ici. Tiens, ici. Parle bas, Tom.

— N'aie pas peur, Man. Ça fait un bout de temps que je fais le lapin de garenne.

Elle l'entendit déballer l'assiette de fer-blanc.

— Des côtes de porc, dit-elle. Et des frites.

— Dieu Tout-Puissant ! Encore toutes chaudes !

Man ne le voyait pas dans le noir, mais elle l'entendait mastiquer, mordre à même la viande et avaler.

— C'est pas mal comme terrier, dit-il.

Man lui dit, gênée :

— Tom... Ruthie a bavardé... sur toi.

Il faillit s'étrangler.

— Ruthie ? Comment ça se fait ?

— Ben, c'était pas sa faute. Elle s'est battue avec d'aut' gosses et elle s'est vantée que son frère flanquerait une raclée au frère de l'aut' fille. Tu sais comment ça se passe. Et elle a dit que son frère avait tué un homme et se cachait.

Tom rigolait doucement.

— Moi, de mon temps, je les menaçais toujours d'envoyer l'oncle John à leurs trousses, mais il n'a jamais voulu s'en mêler. C'est des histoires de gosses, Man. C'est pas grave.

— Si, c'est grave, dit Man. Tous ces gamins vont aller le raconter à droite et à gauche, ça viendra aux oreilles des gens, les gens en parleront... et on ne sait jamais... ils sont capables d'envoyer des hommes voir si y a pas du vrai là-dedans. Tom, il faut que tu partes.

— C'est ce que j'avais dit dès le début. Je craignais toujours que quelqu'un ne te voie poser des trucs dans le tuyau et ne se mette à l'affût.

— Je sais. Mais je voulais t'avoir près de moi. J'avais peur qu'il t'arrive quelque chose. Je ne t'ai pas encore vu. Je ne peux pas te voir en ce moment. Comment va ta figure ?

— Ça guérit vite.

— Approche-toi, Tom. Laisse-moi te toucher. Viens tout près.

A quatre pattes, il vint près d'elle. La main de Man tâtonna, trouva sa tête dans le noir et ses doigts se glissèrent sur son visage, le long du nez, puis sur sa joue gauche.

— Tu as une profonde cicatrice, Tom. Et ton nez est tout de travers.

— C'est peut-être une bonne chose. Comme ça personne ne me reconnaîtra, peut-êt' bien. Si on n'avait pas pris nos empreintes digitales, je serais plus content.

Il se remit à manger.

— Chut ! dit-elle. Écoute !

— C'est le vent, Man. Rien que le vent.

Une rafale courut dans le creux du ruisseau, soulevant un léger bruissement sur son passage.

Se guidant sur sa voix, elle se rapprocha.

— Laisse-moi te toucher encore, Tom. J'ai l'impression d'être aveugle, il fait tellement sombre. Je veux pouvoir me rappeler, même si c'est que mes doigts qui se rappellent. Il faut que tu partes, Tom.

— Ouais ! Je le savais depuis le début.

— Nous avons gagné pas mal, dit-elle. J'ai pu gratter un peu et en mettre de côté. Donne ta main, Tom, j'ai là sept dollars.

— Je ne veux pas de ton argent, dit-il. Je me débrouillerai.

— Ouvre ta main, Tom. Je ne pourrai pas dormir si tu pars sans argent. Il se peut que t'aies besoin de prendre l'autobus, ou aut' chose. Il faut que tu t'en ailles très loin, à trois ou quatre cents milles d'ici.

— J' le prendrai pas.

— Tom, dit-elle sévèrement. Prends cet argent. Tu entends ? Tu n'as pas le droit de me faire du mal.

— C'est pas loyal c' que tu fais là, Man.

— Je me suis dit que tu pourrais peut-êt' aller dans une grande ville. A Los Angeles, par exemple. Il ne viendrait à l'idée de personne d'aller te chercher là-bas.

— Hum, fit-il. Écoute voir, Man. Ça fait des jours et des nuits que je suis là caché tout seul. Devine un peu à quoi je pensais ? A Casy ! Il causait tout le temps. Ça me tracassait, je me rappelle. Mais là j'ai réfléchi à ce qu'il disait, et je me le suis rappelé... tout. Il disait qu'une fois il était allé dans le désert pour tâcher de trouver son âme, et qu'il avait découvert qu'il n'avait pas d'âme à lui tout seul. Il disait qu'il avait découvert que tout ce qu'il avait, c'était un petit bout d'une grande âme. Disait que le désert et la solitude, ça ne rimait à rien, à cause que ce petit bout d'âme c'était zéro s'il ne faisait pas partie du reste, s'il ne formait pas un tout. Drôle que j'aie souvenance de tout ça. J' me rendais même pas compte que je l'écoutais. Maintenant je sais qu'on ne peut arriver à rien tout seul.

— C'était un brave homme, dit Man.

Tom reprit :

— Une fois il nous a sorti des trucs de l'Écriture Sainte, mais ça ressemblait pas du tout à l'Écriture où il est toujours question du Feu de l'Enfer. Deux fois il l'a répété, je m'en souviens bien. Il disait que c'était tiré du Prédicateur.

— Comment que ça dit, Tom ?

— Ça dit : « Deux valent mieux qu'un, car ils sont mieux payés de leurs peines. Car s'ils tombent, l'un aidera l'autre à se relever. Mais malheur à qui est seul. S'il tombe, il n'a personne pour le relever. » En voilà un bout.

— Continue, dit Man. Continue, Tom.

— Y en a plus qu'un peu. Et encore : « Si deux sont couchés côte à côte, ils se réchauffent, mais comment se réchauffer lorsqu'on est seul ? Et si un l'emporte sur lui, deux le soutiendront, et une corde à trois brins ne se rompt pas aisément. »

— Et c'est dans les Saintes Écritures ?

— C'est ce que disait Casy. Il appelait ça « Le Prédicateur ».

— Chut... Écoute.

— Ce n'est que le vent, Man. Je connais le vent. Alors j'ai réfléchi, Man... que presque tous les sermons c'est toujours sur les pauvres et la pauvreté. Si vous ne possédez rien, eh ben, joignez les mains, ne vous occupez pas du reste ; quand vous serez mort, vous mangerez des ortolans dans de la vaisselle en or. Et voilà que le Prédicateur en question, il dit que deux sont mieux payés de leur peine.

— Tom, fit-elle. Qu'est-ce que t'as dans l'idée de faire ?

Il resta longtemps silencieux :

— J'ai pensé à ce qui se passait là-bas au camp du Gouvernement... Les nôtres s'arrangeaient très bien tout seuls ; quand il y avait une bagarre, ils liquidaient l'affaire eux-mêmes ; et y avait pas de flics qui venaient vous secouer leur revolver sous le nez, et pourtant il y avait beaucoup moins de grabuge qu'avec toute cette police et toutes leurs histoires. Je me suis demandé pourquoi on ne pourrait pas refaire la même chose en grand. Foutre à la porte tous ces flics qui n'ont rien à voir avec nous, qui ne sont pas des nôtres. Travailler tous pour une même chose — cultiver notre propre terre.

— Tom, répéta Man. Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Ce qu'a fait Casy, répondit-il.

— Mais ils l'ont tué !

— Ouais, dit Tom. Il n'a pas esquivé assez vite. Il ne faisait rien d'illégal, Man. T' sais, j'ai réfléchi un sacré bout à la question — à me dire que les nôtres vivaient comme des cochons avec toute cette bonne terre qu'était en friche, ou dans les mains d'un type qu'en a p'têt' bien un million d'arpents, pendant que plus de cent mille bons fermiers crèvent de faim. Et je me suis dit que si tous les nôtres s'unissaient tous ensemble et commençaient à gueuler comme les autres à la grille l'aut' jour — et ils n'étaient que quèq' z' uns, note bien, à la ferme Hooper...

Man dit :

— Tom, tu seras pourchassé, traqué et coincé comme le garçon des Floyd.

— Ils me pourchasseront de toute façon. Ils pourchassent tous les nôtres.

— T'as pas dans l'idée de tuer quelqu'un, Tom ?

— Non, j'avais pensé... tant qu'à faire, puisque j' suis hors-la-loi, que j' pourrais peut-être... Bon Dieu, c'est pas encore bien clair dans ma tête, Man. Ne me tourmente pas. Laisse-moi réfléchir.

Ils restèrent silencieusement accroupis dans le trou noir, au creux du buisson de ronces. Man dit enfin :

— Comment que j'aurais de tes nouvelles ? Ils pourraient te tuer que j' en saurais rien. Il pourrait t'arriver du mal. Comment que je le saurais ?

Tom eut un rire gêné :

— Ben, peut-êt' que, comme disait Casy, un homme n'a pas d'âme à soi tout seul, mais seulement un morceau de l'âme unique ; à ce moment-là...

— A ce moment-là, quoi, Tom ?

— A ce moment-là, ça n'a plus d'importance. Je serai toujours là, partout, dans l'ombre. Partout où tu porteras les yeux. Partout où y aura une bagarre pour que les gens puissent avoir à manger, je serai là. Partout où y aura un flic en train de passer un type à tabac, je serai là. Si c'est comme Casy le sentait, eh ben dans les cris des gens qui se mettent en colère parce qu'ils n'ont rien dans le ventre, je serai là, et dans les rires des mioches qu'ont faim et qui savent que la soupe les attend, je serai là. Et quand les nôtres auront sur leurs tables ce qu'ils auront planté et récolté, quand ils habiteront dans les maisons qu'ils auront construites... eh ben, je serais là. Comprends-tu ? Ça y est, bon sang, v'là que je cause comme Casy. Ça vient de tant penser à lui. Des fois, j'ai comme l'impression qu'il est là, que je le vois.

— Je ne peux pas te dire... fit Man. Je ne comprends pas assez bien.

— Moi non plus, fit Tom. C'est simplement des trucs à quoi j'ai réfléchi. C'est que la cervelle travaille dur quand on est là à ne rien faire. Il est temps que tu rentres, Man.

— Alors prends l'argent.

Il resta un instant silencieux.

— C'est bon, dit-il finalement.

— Et dis-moi, Tom... Plus tard... Quand tout se sera tassé, tu nous reviendras. Tu saurais nous retrouver ?

— Tu peux êt' sûre, fit-il. Maintenant va vite. Tiens, donne-moi la main.

Il la guida vers l'entrée. Les doigts de Man agrippaient son poignet. Il écarta les herbes et sortit avec elle.

— Suis le bord du champ jusqu'au sycomore qu'est au bout, et là, tu passeras le ruisseau. Au revoir.

— Au revoir, dit-elle.

Et elle s'éloigna rapidement. Ses yeux étaient humides et la piquaient, mais elle ne pleura pas. Elle s'avançait pesamment à travers les broussailles, insoucieuse du bruit que faisaient ses souliers sur les feuilles sèches. Et tandis qu'elle s'acheminait vers le camp, du ciel sombre la pluie se mit à tomber, en grosses gouttes isolées qui s'écrasaient lourdement sur les feuilles. Man s'arrêta et se tint immobile au cœur du fourré ruisselant. Elle fit demi-tour.... fit trois pas vers la masse sombre du buisson de ronces ; puis elle se retourna brusquement et se remit en marche vers le camp aux wagons. Elle prit directement par la conduite et grimpa sur la route. La pluie avait cessé ; mais le ciel restait couvert. Elle entendit des pas derrière elle et se retourna, pas très rassurée. La faible lueur d'une lampe de poche clignotait sur la route. Man continua son chemin. L'instant d'après, un homme la rattrapa. Poliment, il tint le jet de la lampe par terre, s'abstenant de lui éclairer le visage.

— Soir, fit-il.

— Salut bien, dit Man.

— M'est avis que nous allons avoir un peu de pluie.

— J'espère que non. Ça arrêtera la cueillette du coton. Nous avons trop besoin de travailler.

— Moi aussi, ça m'embêterait. Vous restez dans le camp ?

— Oui, m'sieur.

Ils allaient au pas, maintenant.

— J'ai vingt arpents de coton. Un peu en retard, mais maintenant il est prêt à êt' cueilli. Je venais voir si des fois j' pourrais pas trouver un peu de monde.

— Vous n'aurez pas de mal à en trouver. La saison est bien près d'êt' finie.

— Espérons-le. Ma ferme est un peu plus haut, à un mille.

— On est six chez nous, dit Man. Trois hommes, moi, et deux gosses.

— Je mettrai une pancarte. Deux milles — sur cette route-ci.

— Nous serons là demain matin.

— J'espère qu'il ne pleuvra pas.

— Moi aussi, dit Man. Vingt arpents, c'est vite cueilli.

— Moins ça durera, plus j' serai content. Mon coton est en retard. Venu tard, quoi.

— Qu'est-ce que vous payez, m'sieur ?

— Quatre-vingt-dix cents.

— D'accord. J'en ai entendu qui disaient que l'année prochaine, ça serait soixante-quinze, ou même soixante.

— C'est ce qu'on m'a dit, aussi.

— Ça fera du vilain, dit Man.

— C'est sûr. Un petit fermier comme moi n'a pas son mot à dire, vous comprenez. C'est l'Association qui fixe les prix et y a qu'à obéir. Sinon... J' peux dire au revoir à ma ferme. Les petits sont toujours coincés, y a rien à faire.

Ils arrivèrent au camp.

— Comptez sur nous, dit Man. Il n'en reste plus guère à cueillir ici.

A hauteur du dernier wagon, elle s'engagea sur le caillebotis. La faible clarté de la lanterne projetait des ombres sinistres dans le wagon. Pa et l'oncle John étaient accroupis contre la paroi, en compagnie d'un homme d'âge mûr.

— Me voilà, dit Man. Soir, m'sieur Wainwright.

Il leva vers elle un visage aux traits finement burinés. Ses yeux bleus étaient profondément enchâssés sous l'arête des sourcils. Il avait des cheveux d'un blanc bleuté, très soyeux. Son menton et ses mâchoires étaient recouverts d'une légère patine argentée.

— Soir, madame, répondit-il.

— Nous avons du coton à cueillir, demain, annonça Man. Un mille plus au nord, vingt arpents.

— Vaudrait mieux prendre le camion, dit Pa. Ça avancerait le travail.

Wainwright leva des yeux anxieux.

— Croyez qu'il y aura du travail pour nous ?

— Mais bien sûr. J'ai fait un bout de chemin avec le fermier. Il venait exprès pour chercher du monde.

— La saison du coton va êt' bientôt finie. C'est pas grand-chose, ces deuxièmes tournées. Ça va êt' dur de gagner sa vie. C'est jamais que du raccroc. Surtout que nous l'avons nettoyé à fond la première fois.

— Vous pourriez peut-êt' monter dans le camion avec nous, dit Man. On se cotiserait pour l'essence.

— Mais... c'est bien honnête à vous, m'dame.

— Ça nous arrange, nous aussi, dit Man.

Pa dit :

— M'sieur Wainwright... il a quelque chose sur le cœur, c'est pour ça qu'il est venu nous voir. On en causait, justement.

— Qu'est-ce qu'il y a donc ?

Wainwright baissa les yeux et fixa le sol.

— C'est not' petite Aggie, dit-il. C'est une grande fille ; elle va sur ses seize ans, déjà faite pour son âge.

— Et jolie fille, dit Man.

— Laisse-le dire, fit Pa.

— Bref, Aggie et votre garçon Al, ils sortent ensemble tous les soirs. Et notre Aggie est une brave fille, saine et solide, à qui il faudrait un mari, sans ça il pourrait bien lui arriver des malheurs. Nous n'avons jamais eu d'histoires dans not' famille. Mais vu que not' situation n'est pas très brillante en ce moment, alors mâme Wainwright et moi, on s' fait du tourment. Supposez qu'il lui arrive quèq' chose ?

Man roula un matelas et s'assit dessus.

— Ils sont dehors, en ce moment ? demanda-t-elle.

— Toujours dehors, répondit Wainwright. Ensemb' tous les soirs.

— Hum. Vous savez, Al est un bon garçon. J' dis pas qu'il aime pas à faire le coq, comme ça, mais c'est un garçon sérieux. Je n' pourrais pas en souhaiter de meilleur.

— Oh ! c'est pas que nous avons à nous plaindre de lui, pour ce qui est d'être un brave gars. Il nous plaît bien. Mais c' qui nous donne de la crainte, à mâme Wainwright et à moi... eh ben, c'est qu'Aggie est une grande fille, une femme faite. Et si on était forcés de nous en aller, ou vous de vous en aller, et qu'il lui arrive un malheur ? Nous n'avons jamais eu à rougir dans not' famille.

Man dit à mi-voix :

— Nous veillerons à ce que vous n'ayez pas à rougir.

Il se releva vivement.

— Merci, m'dame. Aggie est une femme faite. Une bonne fille — aussi sage qu'elle est belle. Ça sera bien honnête à vous m'dame, de veiller à ce qu'il n'y ait pas de honte dans not' famille. C'est pas de la faute d'Aggie. Elle est en âge maintenant.

— Pa va en causer à Al, dit Man. S'il ne veut pas, c'est moi qui lui en causerai.

— Alors bonne nuit, dit Wainwright, et merci bien.

Il disparut derrière la bâche. Ils l'entendirent à l'autre bout du wagon qui rendait compte à voix basse du résultat de sa mission.

Man écouta un instant, puis :

— Dites donc, les hommes, fit-elle. Venez vous asseoir ici.

Pa et l'oncle John se relevèrent péniblement de leur position accroupie. Ils prirent place sur le matelas à côté de Man.

— Où sont les gosses ?

Pa désigna un matelas dans un coin de la pièce.

— Ruthie a sauté sur Willie et l'a mordu. Je les ai renvoyés se coucher, tous les deux. Ils doivent dormir. Rosasharn est allée tenir compagnie à une voisine.

Man poussa un soupir.

— J'ai trouvé Tom, dit-elle à voix basse. Je l'ai... Je l'ai fait partir. Loin d'ici.

Pa hocha lentement la tête. L'oncle John laissa retomber son menton sur sa poitrine.

— Il ne pouvait rien faire d'autre, dit Pa. C'est pas ton avis, John ?

L'oncle John leva les yeux.

— J' sais pas, répondit-il. J' suis plus capable d'avoir des idées. L'impression d'êt' un somnambule.

— Tom est un brave petit gars, dit Man. (Ensuite elle s'excusa : ) Je ne voulais pas te vexer en disant que je causerais à Al.

— Je sais, dit tranquillement Pa. Je ne suis plus bon à grand-chose. Je passe tout mon temps à penser au temps jadis. Je passe tout mon temps à penser à notre maison et à me dire que je ne la reverrai plus jamais.

— Le pays est plus joli... la terre est meilleure, par ici, dit Man.

— J' sais bien. Je ne la vois même pas ; j' suis toujours à penser que le peuplier doit êt' en train de perd' ses feuilles... ou bien des fois à me dire que j' devrais bien boucher le trou de la haie, derrière la maison. C'est drôle ! La femme prend le commandement de la famille. La femme dit : « On fera ci, on ira là. » Et ça ne me touche même plus.

— Une femme, ça se fait plus vite aux changements qu'un homme, dit Man pour le consoler. Une femme, toute sa vie est dans ses bras. Chez l'homme, c'est tout dans sa tête. Ne te fais donc pas de tourments. Peut-êt'... enfin peut-êt'... que nous aurons un chez-nous l'année qui vient.

— Pour le moment, nous n'avons rien, dit Pa. Et nous n'aurons plus rien d'ici longtemps... pas de travail, pas de récoltes. Qu'est-ce que nous ferons ? Comment nous débrouillerons-nous pour manger ? Et n'oublie pas aussi que Rosasharn ne va pas tarder à accoucher. Ça en vient au point que je n'ose même plus penser. C'est pour ça que je fouille dans les histoires du temps passé, c'est pour m'empêcher de penser. J'ai idée que not' vie est finie et bien finie.

— Tu te trompes, dit Man avec un sourire. Elle n'est pas finie, Pa. Et ça c'est encore une chose que les femmes savent. Je l'ai remarqué. Chez l'homme, tout marche par sauts — un enfant vient au monde, un homme meurt, ça fait un saut. Il prend une ferme, il perd sa femme, un autre saut. Chez la femme, ça coule comme une rivière, avec des petits remous, des petites cascades, mais la rivière, elle coule sans jamais s'arrêter. C'est comme ça que la femme voit les choses. Nous ne mourrons pas, n'aie crainte, Pa. Les nôtres continueront à vivre — possib' qu'ils changent un petit peu — mais ils continueront sans se laisser arrêter.

— Comment peux-tu le savoir ? demanda l'oncle John. Qu'est-ce qui empêcherait que tout s'arrête tout d'un coup, que tout le monde en ait assez et se couche tout simplement ?

Man réfléchit. Elle frotta le dos luisant de ses mains l'un contre l'autre, et croisa ses doigts.

— Difficile à dire, répondit-elle. Tout ce que nous faisons — à mon idée, c'est toujours dans le sens de la vie. C'est comme ça que je vois les choses. Même la faim, même la maladie ; y en a qui meurent, mais les autres n'en sont que plus résistants. Faut simplement essayer de vivre jusqu'au lendemain, passer seulement la journée.

L'oncle John dit :

— Si seulement elle n'était pas morte, cette fois-là.

— Vis donc dans le présent. Passe la journée d'aujourd'hui. Ne te tourmente pas.

— La récolte sera p' êt' bonne là-bas au pays, l'année prochaine, dit Pa.

— Écoutez ! dit Man.

Des pas feutrés gravirent le caillebotis et, peu après, la tête d'Al se montra au coin du rideau.

— Tiens, fit-il. Je vous croyais tous endormis, à c't' heure-ci.

— Al, dit Man. On causait. Viens t'asseoir.

— Bon... bon. Moi aussi, j'ai à causer, j' vais êt' forcé de partir bientôt, vous savez.

— C'est impossible. Nous avons besoin de toi, ici. Qu'est-ce qui te force à partir ?

— Ben, Aggie Wainwright et moi, on a dans l'idée de nous marier, puis j' vais me dégotter une place dans un garage, et on s'louera une petite maison pendant un bout de temps et puis... (Il les regarda d'un air de défi.) Voilà, c'est comme ça, et personne ne nous empêchera de le faire !

Ils le considéraient avec de grands yeux.

— Al, dit enfin Man, nous sommes contents. Nous sommes bien contents.

— Vraiment ?

— Mais bien sûr, voyons. T'es un homme, maintenant. Il te faut une femme. Mais ne pars pas tout de suite, Al.

— J'ai promis à Aggie, dit-il. Il faut qu'on parte. On ne peut plus supporter ça, pas plus l'un que l'autre.

— Reste jusqu'au printemps, supplia Man. Rien que jusqu'au printemps. Tu ne veux pas rester jusqu'au printemps ? Qui est-ce qui conduirait le camion ?

— Ben...

Mme Wainwright passa la tête au coin du rideau.

— Vous avez appris la nouvelle ? demanda-t-elle.

— Ouais. Juste maintenant.

— Oh mon Dieu, Seigneur ! J' voudrais... j' voudrais qu'on ait un gâteau. J' voudrais qu'on ait... un gâteau ou quéq'chose...

— Je vais mettre du café à chauffer et faire des crêpes, dit Man. Nous avons du sirop d'érable.

— Eh ben ça par exemple ! s'exclama Mme Wainwright. Oh ben... ça alors ! Dites, je vais apporter du sucre. Pour mettre dans les crêpes.

Man cassa quelques brindilles qu'elle mit dans le poêle, et les charbons encore incandescents du déjeuner ne tardèrent pas à les enflammer. Ruthie et Winfield sortirent de leur lit comme des bernard-l'ermite de leurs coquilles. Ils se tinrent un moment sur leurs gardes, épiant leurs parents pour tâcher de savoir si leurs crimes étaient oubliés ou non. Voyant que personne ne faisait attention à eux, ils s'enhardirent. Ruthie alla jusqu'à la porte et en revint à cloche-pied sans toucher le mur.

Man était occupée à verser de la farine dans un bol quand Rose de Saron gravit le caillebotis. Elle s'arrêta une seconde pour reprendre son souffle et s'avança, circonspecte.

— Qu'est-ce qui se passe ? interrogea-t-elle.

— Oh ! mais une grande nouvelle ! s'écria Man. Al et Aggie Wainwright vont se marier, alors on va fêter ça.

Rose de Saron ne fît pas un mouvement. Elle tourna lentement la tête vers Al, qui restait planté là, l'air confus et désemparé.

Mme Wainwright cria, de l'autre bout du wagon :

— J'ai dit à Aggie de mett' sa robe des dimanches. On vient tout de suite.

Rose de Saron se détourna lentement. Elle reprit le chemin de la porte et descendit tant bien que mal l'escalier improvisé. Arrivée sur le sol ferme, elle se traîna vers le sentier qui longeait le cours d'eau. Elle prit le chemin que Man avait emprunté plus tôt par les fourrés. Le vent soufflait maintenant avec régularité, agitant les buissons dans un bruissement continu. Rose de Saron se mit à quatre pattes et s'enfonça profondément dans les broussailles. Les ronces lui déchiraient la peau et s'accrochaient à ses cheveux, mais elle ne s'en souciait pas. Elle ne s'arrêta que lorsque les ronces se furent complètement refermées sur elle. Alors elle se coucha sur le dos et s'abandonna à la masse de l'enfant qu'elle sentait tressaillir en elle.

 

Dans l'obscurité du wagon, Man remua légèrement, puis elle repoussa la couverture et se leva. La clarté grisâtre des étoiles s'insinuait par la porte ouverte. Man alla regarder au-dehors. Les étoiles pâlissaient à l'est. Le vent caressait la cime des saules et l'eau chuchotait doucement, plus bas dans le ruisseau. La plupart des familles dormaient encore, mais un petit feu était allumé devant une des tentes, et des gens se chauffaient autour. Ils tendaient leurs mains au feu et les frottaient l'une contre l'autre ; ensuite ils se retournaient, les mains derrière le dos. Man les regarda un moment, ses doigts croisés sur son ventre. Le vent capricieux passa en rafale et l'air fraîchit encore.

Man frissonna et se frotta les mains. Elle rentra et chercha son chemin à l'aveuglette, tâtonnant autour de la lanterne à la recherche des allumettes. Le verre grinça. Elle alluma la mèche, regarda un moment la petite flamme bleue vêtir son manteau de lumière jaune, aux lignes finement incurvées. Elle prit la lanterne, la posa devant le poêle et se mit à casser des branches sèches qu'elle introduisit ensuite dans le foyer. Le feu ne tarda pas à ronfler dans la cheminée.

Rose de Saron se retourna lentement dans son lit et se mit sur son séant.

— Je me lève tout de suite, dit-elle.

— Pourquoi qu' t'attends pas qu'il fasse plus chaud ? demanda Man.

— Non, je me lève.

Man plongea la cafetière dans le seau et la remplit d'eau. Puis elle la posa sur le feu et mit la poêle enduite de graisse à chauffer pour les galettes de maïs.

— Qu'est-ce qui te prend, tout d'un coup ? demanda-t-elle à mi-voix.

— Je vais sortir, dit Rose de Saron.

— Où vas-tu ?

— Cueillir du coton.

— Mais tu ne peux pas, dit Man. Tu es bien trop avancée.

— Pas du tout. J' vais avec vous.

Man dosa le café dans l'eau.

— Rosasharn, tu n'es pas restée pour les crêpes, hier soir.

La jeune femme ne répondit pas.

— Qu'est-ce qui te prend de vouloir cueillir du coton ?

Toujours pas de réponse.

— C'est à cause de ton frère Al et d'Aggie ?

Cette fois, Man examina attentivement sa fille.

— Oh ! t'as pas besoin de venir travailler.

— Je viens, j'te dis.

— Bon, bon. Mais ne force pas.

— Lève-toi, Pa ! Allons, debout !

Pa bâilla et ses yeux clignotèrent à la lumière.

— J'ai point dormi à ma suffisance, gémit-il. Devait pas êt' loin d'onze heures quand on s'est couchés.

Les habitants du wagon s'arrachèrent peu à peu au sommeil, se dépêtrèrent de leurs couvertures et enfilèrent leurs vêtements avec force contorsions. Man coupa des tranches de porc salé qu'elle mit à frire dans la seconde poêle.

— Dehors, tout le monde ; allez vous débarbouiller, ordonna-t-elle.

Une clarté subite illumina l'autre bout du wagon. Des craquements de branches cassés vinrent du coin des Wainwright.

— Mâme Joad, appela une voix. Nous nous apprêtons. Nous serons bientôt prêts.

Al grommela :

— Pourquoi qu'on se lève de si bonne heure ?

— Il n'y a que vingt arpents, dit Man. Faut se dépêcher. Reste plus guère de coton. Faut y être avant que tout soit cueilli.

Man les secouait, les pressait de s'habiller, d'ingurgiter leur café.

— Allons, buvez vot' café, dit-elle. Il est temps de partir.

— On ne peut pas cueillir de coton la nuit, Man.

— Non mais on peut êt' sur place quand il fera jour.

— Ça sera peut-être encore mouillé.

— Il n'a pas assez plu. Allons vite buvez vot' café. Al, dès que t'auras fini, tu ferais bien de mettre ton moteur en route.

Elle cria :

— Bientôt prêts, mâme Wainwright ?

— Encore en train de manger. Nous serons prêts dans deux minutes.

Dehors, le camp s'animait. Les feux brûlaient devant les tentes. Les tuyaux de cheminée des wagons crachaient de la fumée.

— Nous sommes prêts, mâme Wainwright, cria Man.

Elle se tourna vers Rose de Saron et dit :

— Tu vas rester là.

La jeune femme serra les mâchoires.

— J' vais avec vous, dit-elle d'un ton décidé. Man, il faut que j'y aille.

— Mais tu n'as pas de sac pour le coton. Tu n'es pas assez solide pour traîner un sac.

— Je cueillerai avec le tien.

— Je préférerais qu' tu ne viennes pas.

— Je viens, j'te dis.

Man soupira.

— Je garderai l'œil sur toi. Si seulement on pouvait se payer un docteur.

Rose de Saron allait et venait dans le wagon, en proie à une agitation fébrile. Elle passa un léger manteau, puis l'ôta.

— Prends une couverture, dit Man. Si tu veux te reposer, ça te tiendra chaud.

Ils entendirent ronfler le moteur du camion derrière le wagon.

— Nous serons les premiers, exulta Man. Alors, allons-y. Prenez vos sacs. Ruthie, n'oublie pas les chemises que je vous ai arrangées pour mettre le coton.

Dans la nuit, les Wainwright et les Joad montèrent dans le camion. L'aube se levait lentement, une aube grise et morne.

— Tourne à gauche, dit Man, s'adressant à Al. Il y aura une pancarte là où on va.

Ils suivirent la route obscure. D'autres véhicules venaient derrière eux et là-bas, au camp, les moteurs démarraient et les familles s'entassaient à l'intérieur des voitures qui toutes s'engageaient sur la grand-route et tournaient à gauche.

A droite de la route, un morceau de carton était fixé sur le poteau d'une boîte aux lettres, et l'on y lisait, dessiné au crayon bleu :

 

ON DEMANDE DES JOURNALIERS

POUR LA CUEILLETTE DU COTON

 

Al s'engagea dans l'entrée et conduisit le camion dans la cour de la grange. Et la cour de la grange était déjà pleine d'autos. A une extrémité du bâtiment blanc, un globe électrique éclairait un groupe d'hommes et de femmes, debout près des balances, leurs sacs roulés sous le bras. Quelques-unes des femmes portaient leur sac sur l'épaule, croisé par-devant.

— Nous ne sommes pas tellement en avance, dit Al.

Il rangea le camion contre une clôture. Les deux familles descendirent et allèrent se joindre au groupe qui attendait ; d'autres voitures arrivèrent de la route et vinrent se ranger près des premières, et d'autres familles se joignirent au groupe. A la clarté du globe électrique fixé à l'extrémité de la grange, le fermier inscrivait les arrivants.

— Hawley ? dit-il. H.a.w.l.e.y ? Combien ?

— Quatre. Will.

— Will.

— Benton.

— Benton.

— Amélia.

— Amélia.

— Claire.

— Claire. Suivant ? Carpenter ? Combien ?

— Six.

Il inscrivit les noms dans son livre, en ménageant une marge pour les pesées.

— Vous avez vos sacs ? J'en ai là quelques-uns. Un dollar pièce.

Et les voitures continuaient à affluer dans la cour. Le propriétaire remonta le col de sa canadienne doublée de peau de mouton. Il regarda d'un air soucieux du côté de l'entrée.

— Mes vingt arpents seront vite cueillis, avec tout ce monde, dit-il.

Les enfants grimpèrent dans la grande remorque qui amenait le coton aux balances, passant leurs orteils nus dans les trous du grillage.

— Filez de là ! cria le propriétaire. Allons, descendez de là. Vous allez me démolir le grillage.

Alors les enfants descendirent lentement, muets et confus. Un jour gris se levait.

— Va falloir que je décompte une taxe pour la rosée, dit le propriétaire. Je la changerai quand le soleil sera levé. Alors... quand vous voudrez. Il fait assez clair pour y voir.

Les gens se dirigèrent rapidement vers le champ de coton et prirent chacun leur rangée. Ils attachèrent les sacs à leur ceinture et se frottèrent les mains afin de réchauffer et d'assouplir leurs doigts pour la cueillette. A l'ouest, l'aurore se colorait au-dessus des montagnes, et la longue file prenait possession des rangées à cueillir. Les voitures continuaient à déferler de la grand-route et à se rassembler dans la cour de la ferme. Lorsqu'elle fut pleine, elles se rangèrent des deux côtés de la route. Un petit vent sec balayait les champs.

— Je ne sais pas comment vous l'avez tous su, dit le propriétaire. Vous devez avoir un drôle de service de renseignements.

La longue chaîne s'étirait à travers le champ, et le vent d'ouest qui soufflait avec une violence soutenue agitait les vêtements. Leurs doigts volaient vers les capsules entrouvertes, volaient vers les longs sacs qui s'alourdissaient derrière eux.

Pa s'adressa à son voisin de la rangée de droite.

— Chez nous, au pays, un vent comme celui-là amènerait probablement de la pluie. M'a l'air de pincer un peu trop pour que ça donne de la pluie. Il y a longtemps que vous êtes par ici ?

Il gardait les yeux baissés sur son ouvrage tout en parlant.

Son voisin ne leva pas les yeux non plus.

— Ça fait pas loin d'un an.

— A vot' idée, c'est-il de la pluie ?

— Peux pas dire, et ça n'a rien de vexant, en plus. Les gens qu'ont vécu ici toute leur existence n'en savent rien eux-mêmes. Si on craint la pluie pour une récolte, on peut êt' sûr qu'il pleuvra. C'est ce qu'ils disent par ici.

Pa jeta un rapide coup d'œil sur les montagnes de l'ouest. De gros nuages gris chassés par le vent planaient au-dessus des crêtes.

— M'ont tout l'air de pointes d'orage, dit-il.

Son voisin loucha brièvement vers les nuages.

— Peux pas dire, fit-il.

Et sur toute la longueur de la file, les gens se retournèrent pour regarder les nuages. Puis ils reprirent leur travail, un peu plus courbés, et leurs doigts volèrent vers le coton. Ils menaient une course, une course avec le temps, avec le poids et avec la pluie, avec leurs voisins — plus que tant de coton à cueillir, plus que tant d'argent à gagner. Arrivés à l'autre bout du champ, ils couraient pour s'approprier une nouvelle rangée. Et maintenant, ils avaient le vent dans la figure et voyaient les nuages gris planer très haut dans le ciel à la rencontre du soleil levant. Et toujours de nouvelles voitures venaient se garer au bord de la route, amenant de nouveaux noms à inscrire. Les gens s'agitaient frénétiquement tout au long de leur rangée, pesaient leur coton à chaque extrémité, l'estampillaient, vérifiaient les poids sur leurs propres carnets et couraient prendre possession de nouvelles rangées.

A onze heures, le champ était cueilli et le travail terminé. Les remorques aux parois de treillage furent attelées derrière des camions dont les ridelles avaient été remplacées par un treillis de fil de fer ; gagnant la grande route, elles portèrent leur chargement aux égreneuses. Le coton s'effilochait à travers le treillis, de petits nuages de coton s'accrochaient aux herbes et aux branches et se balançaient au vent tout au long de la route. Tristement, les ramasseurs s'en revinrent par petits groupes, s'attroupèrent dans la cour et firent la queue pour se faire payer.

 

— Hume, James. Vingt-deux cents. Ralph, trente cents. Joad Thomas, quatre-vingt-dix cents. Winfield, quinze cents.

La paie s'étalait en rouleaux — pièces d'argent, de nickel, de bronze. Et chacun consultait son propre carnet lorsque son tour arrivait.

— Wainwright Agnès, trente-quatre cents. Tobin, soixante-trois cents.

La file s'épuisait lentement. Les familles regagnaient leurs autos en silence. Et elles reprenaient lentement le chemin du retour.

Les Joad et les Wainwright attendaient dans le camion que l'entrée fût dégagée. Et pendant qu'ils patientaient les premières gouttes de pluie commencèrent à tomber. Al étendit la main par la portière pour les sentir sur sa peau. Rose de Saron avait pris place au centre et Man à l'extérieur. Les yeux de la jeune femme étaient redevenus ternes.

— T'aurais pas dû venir, dit Man. Tu n'en as pas cueilli plus de dix à quinze livres.

Rose de Saron baissa les yeux et contempla son ventre proéminent sans répondre. Brusquement, elle frissonna et tendit le cou. Man, qui l'observait attentivement, déroula son sac, en recouvrit les épaules de sa fille et l'attira contre elle.

Finalement, l'entrée se dégagea et la voie redevint libre. Al embraya et monta sur la grand-route. Les grosses gouttes isolées s'abattaient comme des dards et giclaient sur la chaussée, mais en cours de route elles devenaient plus petites et plus drues. La pluie dégringolait avec un tel fracas sur le toit de la cabine, qu'elle dominait le martèlement des pistons du moteur usagé. Sur le plancher du camion, les Wainwright et les Joad tendirent leurs sacs et s'en couvrirent la tête et les épaules.

Appuyée contre le bras de Man, Rose de Saron grelottait sans arrêt. Man s'écria :

— Va plus vite, Al, Rosasharn a pris froid. Faut lui mettre les pieds dans l'eau chaude.

Al accéléra l'allure du vieux moteur poussif et lorsqu'il eut regagné le camp, il serra de près la file des wagons rouges. Man distribuait des ordres avant même que le camion ne fût complètement arrêté.

— Al, ordonna-t-elle, tu vas aller avec John et Pa dans le bosquet de saules chercher tout le bois mort que vous pourrez trouver. Il va falloir la tenir au chaud.

— Je me demande si le plafond fuit.

— Non. Je ne crois pas. On sera bien au sec, mais il nous faut du bois. Faut qu'on soit bien chauffés. Emmenez Ruthie et Winfield avec vous. Ils ramasseront des petites branches. Rosasharn ne va pas bien du tout.

Man sortit et Rosasharn tenta de la suivre, mais ses genoux se dérobèrent et elle s'assit lourdement sur la marche.

La grosse Mme Wainwright l'aperçut.

— Qu'est-ce qui se passe ? Elle est à terme ?

— Non, je ne crois pas, répondit Man. Des frissons, peut-êt' pris froid. Donnez-moi un coup de main, tenez.

Les deux femmes aidèrent Rose de Saron à se lever. Au bout de quelques pas, ses forces lui revinrent — ses jambes parurent la porter.

— J' vais mieux, Man, dit-elle. Ça m'a pris comme ça, une minute.

Les deux femmes continuèrent de la soutenir.

— Un bain de pieds chaud, dit Man, du ton de quelqu'un qui connaît son affaire.

Ils l'aidèrent à regagner son matelas.

— Occupez-vous de la frictionner, dit Mme Wainwright. Je vais faire du feu.

Elle utilisa les dernières brindilles de bois sec et fit ronfler le poêle. La pluie tombait à torrents, maintenant ; l'eau ruisselait en cascades sur le toit du wagon.

Man leva les yeux vers le plafond :

— Dieu soit loué, nous avons un toit étanche, dit-elle. Sous les tentes, ça coule toujours, même avec la meilleure toile. Mettez seulement un peu d'eau chauffer, mâme Wainwright.

Rose de Saron était allongée, immobile, sur un matelas. Elle se laissa enlever ses chaussures, et frictionner les pieds. Mme Wainwright se pencha sur elle :

— T'as des douleurs ? demanda-t-elle.

— Non. C'est seulement que je m' sens pas bien. Je m' sens toute retournée.

— J'ai du remède et des sels, dit Mme Wainwright. Si ça te dit, ne te gêne pas. Ils sont là pour ça.

La jeune femme était agitée de frissons violents :

— Couvre-moi, Man. J'ai froid.

Man rassembla toutes les couvertures et les empila sur elle. La pluie crépitait sur le toit.

Sur ces entrefaites, l'équipe des ramasseurs de bois entra, les bras lourdement chargés de branchages, trempée de la tête aux pieds.

— Nom d'un chien, ça mouille, dit Pa. On est saucé en un rien de temps.

Man dit :

— Feriez bien d'y retourner. C'est fou ce que ça brûle vite. Il ne va pas tarder à faire nuit.

Ruthie et Winfield rentrèrent tout ruisselants et jetèrent leur butin sur la pile. Ils s'apprêtaient à repartir.

— Restez là vous deux, ordonna Man. Venez vous sécher près du feu.

Le ciel de l'après-midi était d'argent sous la pluie, et l'eau luisait sur les routes. D'heure en heure les plants de coton semblaient moisir et se racornir.

Pa, Al et l'oncle John retournaient infatigablement dans les fourrés et en ramenaient des charges de bois mort. Ils l'empilèrent près de la porte jusqu'à ce que le tas eût presque atteint le plafond ; finalement, ils s'arrêtèrent et s'approchèrent du poêle. Des torrents d'eau dégoulinaient de leurs chapeaux sur leurs épaules. Les ourlets de leurs vestes ruisselaient et l'eau giclait de leurs souliers avec des gargouillis.

— C'est bon. Maintenant, enlevez-moi tout ce que vous avez sur le dos, dit Man. Je vous ai préparé une bonne tasse de café, mes enfants. Et vous avez des affaires sèches à vous mettre. Allons, ne restez pas là.

Le soir tombait rapidement. Dans les wagons, les familles serrées les unes contre les autres écoutaient la pluie tomber sur leurs toits.