Le révérend Casy et le jeune Tom, debout sur la hauteur, regardaient la ferme des Joad. La petite maison de bois brut était écrasée d'un côté, et elle avait été arrachée à ses fondations de sorte qu'elle avait basculé et les trous des fenêtres de devant fixaient un point du ciel bien au-dessus de l'horizon. Les clôtures avaient disparu et le coton poussait dans la cour et contre la maison, et le coton entourait l'écurie. La guérite des cabinets gisait sur le côté et le coton poussait tout contre elle. Là où la cour avait été tassée solidement par les pieds nus des enfants, par les sabots des chevaux et par les larges roues des charrettes, ce n'était plus que culture et le coton y poussait, le coton vert foncé et poussiéreux. Le jeune Tom regarda longuement le saule échevelé près de l'abreuvoir sec, le carré de ciment où la pompe se trouvait autrefois.
— Nom de Dieu, dit-il enfin. Tous les diables ont dû passer par là. Y a plus âme qui vive.
Puis il se remit à descendre rapidement la colline et Casy le suivit. Il regarda dans l'écurie abandonnée un peu de litière par terre, et le box de la mule dans le coin. Et tandis qu'il regardait il entendit un froissement précipité par terre, et toute une famille de souris disparut sous la paille. Joad s'arrêta à l'entrée de l'appentis où l'on gardait les outils, et il n'y vit pas d'outils... une pointe de soc de charrue brisée, un fouillis de fil de fer dans le coin, la roue de fer d'un fauchet, un collier de mule rongé par les rats, un bidon d'huile plat encrassé de terre et d'huile, et une paire de bleus tout déchirés pendus à un clou.
— Il n' reste plus rien, dit Joad. On avait d'assez bons outils. Il n' reste plus rien.
Casy dit :
— Si je prêchais encore, je dirais que le bras du Seigneur a frappé. Mais maintenant j' sais pas ce qui s'est passé. J'étais parti. J'ai rien entendu dire.
Ils se dirigèrent vers le soubassement en ciment du puits, et pour s'y rendre ils durent traverser les plants de coton et partout les cocons étaient en formation et la terre était cultivée.
— On n'avait jamais planté ici, dit Joad. On avait toujours gardé ce coin-là libre. Non mais, rendez-vous compte, on n' pourrait pas y faire passer un cheval sans abîmer le coton.
Ils s'arrêtèrent près de l'abreuvoir desséché et les herbes qui normalement poussent sous un abreuvoir avaient disparu et le vieux bois épais de l'abreuvoir était sec et craquelé. Sur le soubassement du puits, les boulons qui avaient autrefois retenu la pompe, saillaient des orifices. Les pas de vis étaient rouillés et les écrous avaient disparu. Joad regarda dans le puits, cracha et écouta. Il y fit tomber une motte de terre et tendit l'oreille.
— C'était un bon puits, dit-il. J'entends pas d'eau.
On eût dit qu'il évitait de s'approcher de la maison. Il lança motte après motte dans le puits.
— Ils sont peut-être tous morts, dit-il. Mais on me l'aurait dit. On m'aurait envoyé un mot, quelqu'un.
— Ils ont peut-être laissé une lettre ou quelque chose dans la maison pour vous dire. Est-ce qu'y savaient que vous deviez revenir ?
— J' sais pas, dit Joad. Non, j' pense pas. J'le savais pas moi-même il y a huit jours.
— Allons voir dans la maison. Elle est toute de travers. Y a quéq' chose qui a dû lui en foutre un sacré coup.
Ils se dirigèrent lentement vers la maison renversée. Deux des poteaux qui soutenaient la véranda avaient été décalés et le toit s'était affaissé à un bout. Et le coin de la maison avait été défoncé. A travers un fouillis de planches brisées on pouvait apercevoir la chambre du coin. La porte d'entrée pendait à l'intérieur et un solide portillon qui fermait le bas de la porte pendait au-dehors, soutenu par ses charnières de cuir.
— Là c'était le pas de la porte, dit-il. Mais ils sont partis... ou bien Man est morte. (Il montra le portillon.) Si Man était dans les parages, ce portillon serait fermé et le crochet mis. C'était une chose qu'elle n'oubliait jamais... de fermer ce portillon. (Ses yeux s'attendrirent.) Depuis le jour où un cochon était entré chez les Jacobs et avait mangé le bébé. Milly Jacobs venait juste d'aller à la grange. Elle est revenue quand le cochon était en train de le manger. Alors, Milly Jacobs qu'en attendait un autre en est devenue folle à lier. Elle ne s'en est jamais remise. La tête dérangée, depuis. Mais ça a servi de leçon à Man. Elle ne laissait jamais ce portillon ouvert sauf quand elle était dans la maison. Jamais oublié. Non, ils sont partis... ou morts.
Il grimpa sous la véranda délabrée et regarda dans la cuisine. Les fenêtres étaient brisées, des cailloux gisaient sur le plancher, le plancher et les murs s'enfonçaient profondément au-dessous du niveau de la porte et la fine poussière recouvrait toutes les planches. Joad montra le verre brisé et les pierres.
— Les gamins, dit-il, ils feraient vingt milles pour casser un carreau. Je le sais, je l'ai fait. Ils savent quand une maison est vide, ils le sentent. C'est la première chose que font les gosses quand les gens sont partis.
Il n'y avait plus de meubles dans la cuisine, le fourneau avait disparu, et dans le mur, le trou rond du tuyau laissait passer la lumière. Sur la planche de l'évier il y avait une vieille clef à ouvrir les bouteilles de bière et une fourchette cassée qui avait perdu son manche de bois. Joad se faufila prudemment dans la pièce et le plancher gémit sous son poids. Un vieux numéro du Philadelphia Ledger était par terre contre le mur. Les pages en étaient jaunes et fripées. Joad regarda dans la chambre à coucher... plus de lits, plus de chaises, rien. Au mur, une image en couleurs d'une jeune Indienne, intitulée Aile Rouge. Une traverse de lit était appuyée au mur et dans un coin gisait une haute bottine à boutons, éculée et retournée du bout. Joad la ramassa et la regarda.
— J' me souviens de ça, dit-il. C'était à Man. Elle est tout usée, maintenant. Man aimait beaucoup ces bottines. Des années qu'elle les portait. Non, ils sont partis... et ils ont tout emporté.
Le soleil avait tellement baissé qu'il pénétrait maintenant par les fenêtres obliques et scintillait sur les arêtes des morceaux de verre. Joad se retourna enfin, sortit et franchit le seuil. Il s'assit sur le bord de la véranda et posa ses pieds nus sur la marche de bois. La lumière du soir baignait les champs, les plants de coton projetaient de longues ombres sur le sol et le saule en mue projetait loin une ombre oblique. Casy s'assit auprès de Joad :
— Ils ne vous ont jamais écrit ? demanda-t-il.
— Non. Comme je l' disais ils étaient point écrivassiers. Pa savait écrire mais il ne le faisait pas. Il aimait pas ça. Ça le crispait d'écrire. Il était tout aussi capable qu'un autre pour ce qui était de commander les choses sur catalogue, mais il n'aurait pas écrit une lettre pour un empire.
Ils étaient assis côte à côte, les yeux perdus dans le lointain. Joad posa son veston roulé près de lui sous la véranda. Ses mains libres roulèrent une cigarette, la lissèrent et l'allumèrent et il aspira profondément et rejeta la fumée par le nez.
— Y a sûrement quelque chose qui cloche, dit-il. J' peux pas m'imaginer quoi. Mais c' qu'est sûr, c'est que c'est du vilain. Cette maison sens dessus dessous et tous les miens partis...
Casy dit :
— C'est juste là-bas qu'était le canal où j'ai fait le baptême. C'est pas que vous étiez méchant mais vous étiez pas commode à mener. Fallait vous voir vous cramponner à la tresse de cette petite fille comme un bouledogue. On vous avait déjà baptisés tous les deux au nom du Saint-Esprit que vous tiriez encore. Le vieux Tom dit : « Foutez-le sous l'eau. » Et je vous ai poussé la tête sous l'eau jusqu'à ce que vous ayez commencé à faire des bulles. Y a qu'à ce moment-là que vous avez lâché c'te tresse. C'est pas que vous étiez méchant, mais vous étiez pas commode à mener. Les gosses difficiles, en grandissant, y en a des fois qu'il leur vient une fameuse dose d'Esprit-Saint.
Un chat gris, efflanqué, se faufila hors de l'écurie et à travers les pieds de coton, arriva jusqu'à l'extrémité de la véranda. D'un bond silencieux, il sauta sous le porche et rampa sur le ventre vers les hommes. Arrivé derrière et entre eux deux, il s'assit, et sa queue s'étendit toute droite, à plat sur le plancher ; seul le bout effilé remuait. Et le chat se mit lui aussi à regarder au loin du côté où regardaient les hommes.
Joad l'aperçut en se retournant.
— Ça par exemple, dit-il, regardez donc qui nous arrive. Il est resté quelqu'un.
Il allongea la main, mais le chat s'éloigna d'un bond, se rassit, et lécha le dessous de sa patte levée. Joad le regarda d'un air intrigué.
— J' comprends maintenant, s'écria-t-il. Ce chat m'a fait comprendre ce qu'il y a qu'est pas normal.
— Il me semble qu'il y a des tas de choses qui n' sont pas normales, dit Casy.
— Non, c'est qu'il n'y a pas que cette maison. Pourquoi que ce chat n'est pas allé chez des voisins... les Rance, par exemple ? Comment que ça se fait que personne n'est venu arracher des planches dans cette maison. Y a plus de trois ou quatre mois qu'il n'y a plus personne et personne n'a volé de bois. Des belles planches dans l'écurie, un tas de bonnes planches dans la maison, des châssis de fenêtres... et personne ne les a pris. C'est ça qu'est pas normal. C'est ça qui me chiffonnait et j' pouvais pas mettre le doigt dessus.
— Alors, comment que vous interprétez ça ?
Casy se pencha, enleva ses espadrilles et agita ses longs orteils sur la marche.
— J' sais pas. On dirait qu'il n'y a plus de voisins. S'il y en avait, est-ce que toutes ces belles planches seraient ici ? Mais vingt nom de Dieu, un jour, à la Noël, Albert Rance avait emmené toute sa famille à Oklahoma City, y compris les gosses et les chiens. Ils étaient allés voir le cousin à Albert. Eh ben, les gens d'ici ont pensé qu'Albert était parti sans piper mot... ils ont pensé que peut-être bien il avait des dettes ou quéq' bonne femme qui lui faisait des histoires. Huit jours après, quand Albert est revenu, y restait plus rien dans la maison... le fourneau avait foutu le camp, les lits avaient foutu le camp, les châssis de fenêtres avaient foutu le camp et huit pieds de planches sur le côté sud de la maison, au point qu'on pouvait voir le jour à travers. Il est arrivé juste comme Muley Graves s'en allait avec les portes et la pompe du puits. Le pauvre Albert a mis quinze jours à faire le tour de tous les voisins pour se faire rendre ce qui était à lui.
Casy se grattait les pieds voluptueusement.
— Et personne n'a protesté ? On lui a rendu toutes ses affaires comme ça ?
— Bien sûr. On ne voulait point le voler. On croyait qu'il avait tout laissé et on l'avait pris. On lui a tout rendu, sauf un coussin de canapé, en velours, avec un Indien dessus. Albert a prétendu que c'était Grand-père qui l'avait. Il prétendait que Grand-père avait du sang indien, et que c'est pour ça qu'il voulait avoir ce portrait-là. En fait, c'est Grand-père qui l'avait mais il se foutait pas mal de l'Indien. Ça lui plaisait, comme ça. Il l'emportait toujours avec lui et il le posait partout où il voulait s'asseoir. Il n'a jamais voulu le rendre à Albert. Il disait : « Si Albert en a tant envie de son coussin, qu'il vienne le chercher. Mais je lui conseille de prendre son fusil, parce que je lui ferai sauter sa sacrée sale gueule, s'il vient m'embêter avec mon coussin ! » Finalement Albert a renoncé et il a fait cadeau du coussin à Grand-père. Seulement, ça lui a donné des idées, à Grand-père. Il s'est mis à garder les plumes de poulets. Il disait qu'il voulait se faire tout un lit de plumes. Mais il ne l'a jamais eu, son lit de plumes. Un jour Pa s'est foutu en rogne contre un putois qu'était sous la maison. Pa lui a foutu un coup de planche et l'a fallu que Man brûle toutes les plumes de Grand-père pour qu'on ne soit pas tous asphyxiés. (Il se mit à rire.) Grand-père est un sacré vieux bougre. Il était là assis sur son Indien et il disait : « Qu'il vienne donc le chercher, Albert, son coussin. Pfft, qu'il faisait, j'le prendrai, cet avorton et je le tordrai comme un vieux caleçon. »
Le chat se rapprocha de nouveau des deux hommes. Sa queue était allongée bien à plat et ses moustaches frissonnaient par instants. Le soleil touchait le bord de l'horizon et l'air poussiéreux était rouge et doré. Le chat allongea timidement une patte grise et toucha la manche de Joad. Il se retourna.
— Nom de Dieu, j'ai oublié la tortue. J'ai pas envie de la traîner jusqu'à perpète avec moi.
Il dégagea la tortue et la poussa sous la maison. Mais un moment plus tard elle était ressortie et se dirigeait vers le sud-ouest comme elle l'avait fait tout d'abord. Le chat bondit sur elle et frappa la tête tendue et les pattes en mouvement. La vieille tête dure et ironique se rétracta, et la queue épaisse disparut brusquement sous la carapace, et quand le chat, fatigué d'attendre, se fut éloigné, la tortue reprit sa route vers le sud-ouest.
Le jeune Tom et le pasteur regardèrent la tortue s'en aller... agitant ses pattes, propulsant droit devant elle sa lourde écaille bombée. Le chat rampa derrière elle pendant un moment, mais au bout d'une douzaine de mètres, il fit le gros dos, bâilla et revint furtivement vers les deux hommes assis.
— Où diable croyez-vous qu'elle s'en va ? dit Joad. J'en ai vu des tortues dans ma vie. Elles ont toujours un but. Elles ont toujours l'air d'avoir envie d'arriver quelque part.
Le chat gris se rassit entre les deux hommes et un peu en arrière. Il cligna lentement les yeux. La peau sur ses épaules frissonna brusquement sous la piqûre d'une puce, puis reprit lentement son immobilité. Le chat leva une patte et l'examina, sortit ses griffes et les rentra comme pour les essayer, puis se lécha le dessous des pattes avec une langue rose de coquillage. Le soleil rouge touchait l'horizon et s'étalait comme une méduse, et au-dessus de lui le ciel semblait plus brillant et plus vibrant que jamais. Joad sortit ses souliers jaunes neufs de son veston et brossa avec sa main ses pieds couverts de poussière avant de les enfiler.
Le pasteur, les yeux perdus sur la campagne, dit :
— Voilà quelqu'un qui s'approche. Regardez ! Là, en bas, tout droit dans le champ de coton.
Joad suivit la direction qu'indiquait le doigt de Casy :
— Il vient à pied, dit-il. J' peux pas le voir à cause de la poussière qu'il soulève. Qui diable ça peut-il être ?
Ils regardèrent la silhouette s'approcher dans la lumière du soir, et la poussière soulevée rougeoyait dans le soleil couchant.
— Un homme, dit Joad.
L'homme approchait et comme il passait devant la grange, Joad fit :
— Tiens, mais je le connais. Vous le connaissez aussi... c'est Muley Graves. (Et il appela : ) Hé, Muley ! Ça va ?
L'homme qui s'approchait s'arrêta, sidéré, puis il hâta le pas. Il était mince, plutôt petit. Ses mouvements étaient saccadés, prestes. Il portait un sac en serpillière à la main. Les genoux et le fond de son pantalon de treillis bleu étaient déteints, et il portait un vieux veston noir, taché et gras, les manches déchirées derrière les épaules et aux coudes. Son chapeau noir était aussi taché que son veston, et le ruban à moitié détaché flottait au vent à mesure qu'il marchait. Muley avait le visage lisse et sans rides, mais il avait l'expression pétulante d'un méchant gosse, la bouche petite et pincée et des petits yeux vifs et rageurs.
— Vous vous souvenez de Muley ? demanda à mi-voix Joad au pasteur.
— Qui est là ? cria l'homme qui avançait.
Joad ne répondit pas. Muley ne reconnut les visages que lorsqu'il fut tout proche.
— Ça par exemple, le diable m'emporte, dit-il. C'est Tommy Joad. Quand c'est que t'es sorti, Tommy ?
— Y a deux jours, répondit Joad. A pied, ça fait une trotte pour rentrer chez soi. Et pour trouver quoi ? Regarde-moi ça. Où est ma famille, Muley ? Pourquoi c'est-il que la maison est toute démolie, et que le coton pousse dans la cour ?
— Nom de Dieu, c'est de la veine que je sois passé par ici, dit Muley, parce que le vieux Tom se faisait un mauvais sang du diable. Quand ils se sont décidés à partir, j'étais assis là, dans la cuisine. Je venais de dire à Tom que moi je m'en irais jamais, sacré bon sang ! Je lui ai dit ça, et Tom me fait : « Ce qui m'embête, c'est à cause de Tommy. Des fois qu'il s'amènerait et n' trouverait plus personne. Qu'est-ce qu'il penserait ? » Alors, moi j' lui dis : « Pourquoi que tu lui écris pas ? » Et Tom me répond : « Peut-être que j' m'y mettrai tout de même. J' m'en vas y réfléchir. Mais si je le fais pas, tâche de le guetter des fois qu'y viendrait, si t'es encore dans le pays. — Oh ! j'y serai, que j'y dis, j'y serai jusqu'à ce qu'il gèle en enfer, cré bon Dieu ! Personne ne forcera un Graves à quitter le pays. Personne ne l'a encore fait et personne n'est prêt de le faire. »
Joad dit impatiemment :
— Où qu'ils sont partis ? Tu me raconteras ce que tu leur as dit plus tard, mais où qu'ils sont mes parents ?
— Ben, ils voulaient rester là et tenir tête quand la banque a envoyé son tracteur labourer la ferme. Ton Grand-père était planté là avec son fusil, et il a bousillé les phares de leur sacrée chenille, mais ça ne l'a pas empêchée de s'amener. Ton Grand-père ne voulait pas tuer le gars qui la conduisait. C'était Willy Feeley, et Willy le savait, alors il s'est amené tout simplement et il a foutu un gnon à la maison et l'a secouée comme un chien secoue un rat. Ben, ça lui a fait quelque chose à Tom. Ça le ronge par en dedans, comme qui dirait. C'est plus le même homme, depuis.
— Où qu'ils sont ? demanda Joad, furieux.
— J'te le dis. Il a fallu trois voyages dans la charrette de ton oncle John. Ils ont emporté le fourneau et la pompe et les lits. T'aurais dû les voir ces lits qui s'en allaient avec les gosses, et ta Grand-mère et ton Grand-père assis contre la planche de chevet, et ton frère Noah qui fumait sa cigarette et crachait par-dessus la ridelle.
Joad ouvrit la bouche pour parler. « Sont tous chez ton oncle John », dit rapidement Muley.
— Ah ? Tous chez John ? Mais qu'est-ce qu'ils foutent là-bas ? Attends, attends, Muley, ne t'embarque pas dans tes histoires. Dans une minute tu pourras laisser tourner ton phonographe. Qu'est-ce qu'ils foutent là-bas ?
— Ben, ils ont tous décortiqué du coton, même les gosses et le Grand-père. Pour ramasser de quoi s'en aller dans l'Ouest. Ils vont acheter une bagnole et s'en aller dans l'Ouest où on se la coule douce. Y a plus rien à faire ici. Cinquante cents l'arpent pour décortiquer du coton, et tout le monde à supplier pour un peu de travail.
— Et ils n' sont pas encore partis ?
— Non, répondit Muley, pas que je sache. La dernière fois que j'ai eu de leurs nouvelles, c'est il y a quatre jours quand j'ai rencontré ton frère Noah en train de tirer des lapins et il m'a dit qu'ils ont dans l'idée de partir dans une quinzaine. John a reçu l'avis qu'il fallait qu'il foute le camp. T'as qu'à continuer tout droit, à huit milles d'ici, tu tomberas chez John. T'y trouveras les tiens entassés dans la maison de John comme des mulots en train d'hiverner dans leur trou.
— Ça va, dit Joad. Maintenant t'es libre d'aller où que tu veux. T'as pas changé un brin, Muley. Si tu veux parler de quelque chose qu'est au nord tu commences par le sud.
Muley dit vertement :
— T'as pas changé non plus. T'étais un petit dessalé quand t'étais gosse et t'es resté un dessalé. Tu n' voudrais pas m'apprendre à vivre, des fois ?
— Non, dit Joad avec un sourire. Si t'as envie de te foutre la tête la première dans un tas de verre cassé, y a personne pour t'en empêcher. Tu connais le pasteur, dis donc, Muley ? Le révérend Casy.
— Pour sûr, pour sûr. J' l'avais pas regardé. Je me le rappelle bien.
Casy se leva et ils se serrèrent la main.
— Ça fait plaisir de vous revoir, dit Muley. Y a bougrement longtemps qu'on n' vous a pas vu par ici.
— J' m'étais retiré pour chercher à savoir le pourquoi de certaines choses, dit Casy. Qu'est-ce qui se passe par ici ? Comment que ça se fait qu'on fout les gens à la porte ?
Muley ferma la bouche et la tint si serrée qu'un petit bec de perroquet, au milieu de sa lèvre supérieure, vint s'appuyer sur la lèvre inférieure. Il gronda :
— Les enfants de garce, les salauds d'enfants de garce ! Moi, je vous le dis, les gars, je reste. Ils n' se débarrasseront pas de moi. S'ils me foutent dehors, je reviendrai, et s'ils se figurent que je resterai plus tranquille une fois sous terre, ben j'en emmènerai deux ou trois avec moi de ces enfants de putain, pour me tenir compagnie. (Il caressa un objet lourd dans la poche de côté de son veston.) J' partirai pas. Mon père est venu ici il y a cinquante ans, et j' m'en irais pas.
Joad dit :
— Qu'est-ce qu'il leur prend de foutre les gens dehors ?
— Oh ! ils ont bien enjolivé la chose. Vous savez les années qu'on vient d'avoir. Les pluies de sable qui viennent tout gâter au point qu'un homme n' peut même pas récolter de quoi remplir le cul d'une fourmi. Et tout le monde a des dettes chez le marchand. Vous savez ce que c'est. Alors, les gens qui possèdent la terre, ils disent : « Nous ne pouvons plus garder nos métayers. » « La part du métayer est juste la part de bénéfice que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre », qu'ils disent : « Même en mettant toutes nos terres en une seule, c'est tout juste si on pourra la faire rapporter », qu'ils disent. Alors avec leurs tracteurs ils ont chassé tout le monde. Tout le monde sauf moi, et j' partirai pas, nom de Dieu ! Tu me connais, Tommy. Tu me connais d'puis qu' t'es au monde.
— Foutre oui, dit Joad, depuis que j' suis au monde.
— Ben tu sais que j' suis pas un con. J' sais bien que cette terre ne vaut pas grand-chose. Elle n'a jamais été bien bonne sauf comme pâturage. Jamais on n'aurait dû la cultiver. Et maintenant ils l'ont bourrée de coton de quoi la faire crever. Si seulement ils n'avaient pas voulu me forcer à partir, ben sans doute que je serais en Californie à l'heure qu'il est, à manger du raisin et à cueillir des oranges quand ça me chanterait. Mais ces enfants de putain qui viennent me dire de foutre le camp ! Ça, nom de Dieu, c'est une chose qu'un homme n' peut pas admettre !
— J' comprends, dit Joad. Ça m'étonne que Pa soit parti si facilement. Ça m'étonne que Grand-père n'ait tué personne. Personne ne s'est jamais permis de dire à Grand-père ce qu'il avait à faire. Man n'est pas quelqu'un à se laisser chahuter comme ça non plus. Une fois j'lui ai vu foutre une de ces tripotées à un colporteur, avec un poulet vivant, parce qu'il prétendait discuter. Elle tenait le poulet d'une main et la hache de l'autre, prête à lui couper le cou. Elle avait idée de se jeter sur le type avec la hache mais elle s'est trompée de main et la v'là qui lui saute dessus à coups de poulet. On n'a même pas pu le manger, ce poulet, quand ça a été fini. Lui restait plus qu'une paire de pattes dans la main. Grand-père s'en est déboîté la hanche à force de rigoler. Comment ont-ils pu partir si facilement ?
— Ben le type qu'est venu était tout miel, il leur a fait des belles phrases. « Faut que vous partiez. C'est pas de ma faute. — Ben, que j'ai dit, c'est la faute de qui ? Que j'aille lui dire un mot, au copain. — C'est la Société d'Exploitation Agricole et d'Élevage de Shawnee. Je ne fais que transmettre ses ordres. — Et qui c'est la Société d'Exploitation Agricole et d'Élevage de Shawnee ? — C'est personne. C'est une société. » Y a de quoi vous rendre marteau. Y avait personne sur qui tomber. Y a un tas de gens qu'en ont eu assez de chercher sur qui passer leur colère... mais pas moi. J' peux pas digérer ça. Je reste.
Une large goutte de soleil rouge s'attardait à l'horizon, puis elle tomba et disparut ; le ciel restait brillant au-dessus de l'endroit où elle s'était évaporée, et un nuage déchiqueté pendait comme une guenille sanglante au-dessus du point de la disparition. Et du fond de l'est, le crépuscule peu à peu envahit le ciel, tandis que sur la terre les ténèbres s'avançaient, venant de l'est. L'étoile du Berger apparut scintillante dans le crépuscule. Le chat gris se coula vers la grange ouverte et y disparut comme une ombre.
Joad dit :
— En tout cas, pas question qu'on se tape huit milles à pied ce soir pour aller chez l'oncle John. J'ai les arpions en feu. Si on allait chez vous, Muley ? C'est pas à plus d'un mille.
— Ça ne rimerait à rien, dit Muley légèrement embarrassé. Ma femme et les gosses avec mon beau-frère ont tout pris et y sont partis en Californie. Y avait plus rien à manger. Ils étaient pas si en rogne que moi, alors ils sont partis. Y avait plus rien à manger ici.
Le pasteur s'agita.
— Vous auriez dû partir aussi. Fallait pas disperser la famille comme ça.
— Mais j'ai pas pu, dit Muley Graves. Y avait là quéqu' chose qui m'en empêchait.
— Ben moi, j'ai faim, nom de Dieu, dit Joad. V'là quatre ans que je mange à heures fixes. J'ai les boyaux qui gueulent au secours. Qu'est-ce que tu vas manger, Muley ? D'où c'est que tu tires ta croûte ?
— Pendant un temps, avoua Muley un peu confus, j'ai mangé des grenouilles et des écureuils et des fois des chiens de prairie1. Fallait bien. Mais maintenant je pose des lacets dans les broussailles du ruisseau à sec. J' prends des lapins et des fois une poule sauvage. Des putois se font prendre, des ratons-laveurs aussi.
Il se pencha pour saisir son sac qu'il vida sous la véranda. Deux petits lapins de garenne et un gros mâle en tombèrent et roulèrent, flasques, doux et fourrés.
— Dieu tout-puissant, fit Joad. Y a plus de quatre ans que j'ai pas vu de viande fraîche.
Casy ramassa un des lapins et le soupesa.
— Tu partages avec nous, Muley Graves ? demanda-t-il. Muley s'agita, embarrassé.
— J' vois pas comment j' pourrais faire autrement. (Il s'interrompit, étonné lui-même de son manque d'aménité.) Ce n'est pas ce que je veux dire. C'est-à-dire... C'est pas... (Il s'embrouillait.) Ce que je veux dire c'est que quand un gars a quelque chose à manger, et qu'un autre gars crève de faim, ben, le premier n'a pas le choix. J' veux dire, supposons que j' ramasse mes lapins et que j' m'en aille les manger ailleurs. Voyez c' que j' veux dire ?
— Je vois, dit Casy. Je vois ça. Y a quelque chose dans le raisonnement de Muley, Tom. Muley a mis le doigt sur quelque chose, seulement c'est trop compliqué pour lui : pour moi aussi, du reste.
Tom, le jeune, se frottait les mains :
— Qui c'est qu'a un couteau ? Qu'on s'occupe un peu de ces pauvres petits rongeurs. Qu'on s'en occupe, bon sang !
Muley chercha dans la poche de son pantalon et en tira un grand couteau à manche de corne. Tom Joad le lui prit des mains, l'ouvrit et le flaira. A plusieurs reprises il plongea la lame dans la terre et de nouveau il la renifla, puis il l'essuya à sa jambe de pantalon et en vérifia le fil avec le pouce.
Muley sortit un litre d'eau de sa poche-revolver et le posa sous la véranda.
— Allez-y doucement avec cette eau, dit-il. C'est tout c' qu'il y a. Le puits qu'est là est comblé.
Tom se saisit d'un des lapins.
— Que l'un de vous deux aille chercher du fil de fer dans l'écurie. On va faire du feu avec ces bouts de planche. (Il regarda le lapin mort.) Y a rien de plus facile à préparer qu'un lapin, dit-il.
Il souleva la peau du dos, la fendit, mit ses doigts dans la fente et le dépiauta. La peau glissa comme un bas, glissa du corps jusqu'au cou, puis découvrit les pattes jusqu'aux ongles. Joad reprit son couteau et trancha la tête et les pieds. Il posa la peau par terre, fendit le lapin le long des côtes, secoua les entrailles pour les faire tomber dans la peau et jeta le paquet de déchets dans le champ de coton. Et le petit corps aux muscles propres fut prêt. Joad coupa les pattes et sépara le dos charnu en deux morceaux. Il ramassait le second lapin quand Casy revint avec un écheveau embrouillé de fil de fer.
— Maintenant préparez le feu et plantez des fourches, dit Joad. Nom de Dieu, ce que ça me donne faim, ces bestioles !
Il nettoya et découpa les autres lapins et les suspendit le long du fil de fer. Muley et Casy arrachèrent des planches fendues de l'angle écroulé de la maison et allumèrent le feu. Puis ils plantèrent un piquet de chaque côté pour soutenir le fil de fer.
Muley revint vers Joad.
— Regarde voir s'il n'avait pas des abcès, ce mâle, dit-il. J' veux point manger de lapin avec des abcès.
Il tira de sa poche un petit sac d'étoffe et le posa sous la véranda.
Joad dit :
— Il était propre comme un sou. Nom de Dieu, t'as du sel aussi ? T'aurais pas des assiettes et une tente dans ta poche, par hasard ?
Il versa du sel dans sa main et en saupoudra les morceaux de lapin pendus au fil de fer.
Les flammes bondirent et projetèrent des ombres sur la maison et le bois sec péta et craqua. Maintenant, le ciel était presque noir et les étoiles brillaient, très nettes. Le chat gris sortit de la grange et s'approcha du feu en miaulant, mais quand il fut tout près, il se détourna et alla droit à un des petits tas d'entrailles par terre. Il mâchait et avalait et les entrailles lui pendaient de la gueule.
Casy s'assit par terre, près du feu qu'il alimentait de morceaux de planches, poussant les longues planches à mesure que les flammes en dévoraient les bouts. Les chauves-souris zigzaguaient dans la lumière. Le chat se coucha, se lécha les babines et se lava la figure et les moustaches.
Joad prit le fil de fer d'où pendaient les lapins et, le tenant à deux mains, il le porta vers le feu.
— Tiens, prends l'autre bout, Muley. Entortille-le autour de ce piquet. Bon, c'est ça. Maintenant il faut le tendre. On devrait attendre que le feu ait baissé, mais tant pis, j'ai pas la patience.
Il tendit le fil de fer, puis avec un bâton il fit glisser les morceaux de viande le long du fil jusqu'au-dessus du feu. Et les flammes léchèrent la viande, la durcirent et en croustillèrent la surface. Joad était assis près du feu, mais avec son bâton il remuait et retournait les morceaux de lapin pour les empêcher de coller au fil de fer.
— Vous parlez d'un gueuleton, dit-il ; Muley a du sel, et de l'eau et du lapin. Si seulement il avait une bonne soupe au maïs dans sa poche, j'en demanderais pas plus.
Muley dit, par-dessus le feu :
— Vous devez me trouver dingo, de vivre de cette façon, hein ?
— Dingo ? pas du tout, fit Joad. Si t'es dingo, alors je souhaiterais que tout le monde le soit.
Muley poursuivit :
— Eh ben, voyez-vous, il m'est arrivé quelque chose de curieux. Il s'est passé quelque chose en moi quand on m'a dit qu'il fallait que je m'en aille. D'abord l'envie m'a pris de zigouiller toute une tripotée de gens. Et puis tous les miens sont partis dans l'Ouest. Alors j'ai commencé à vadrouiller. A marcher, comme ça. J'allais jamais bien loin. J' dormais où que je me trouvais. J'allais dormir ici cette nuit. C'est pour ça que j'étais venu. J' me disais : « Je surveille les choses, comme ça quand les gens reviendront ils retrouveront tout comme il faut. » Mais je savais que c'était pas vrai. Y a rien à surveiller. Les gens n' reviendront jamais. Je me balade comme ça, tout comme un sacré vieux fantôme de cimetière.
— On s'habitue aux endroits et c'est difficile de s'en aller, dit Casy. On s'habitue à certaines façons de penser et c'est difficile de changer. J' suis plus pasteur et je me surprends tout le temps à prier, sans même penser à ce que je fais.
Joad retourna les morceaux de viande sur le fil. A présent, le jus en dégouttait et chaque goutte, tombant sur le feu, faisait jaillir une flamme. La surface lisse de la viande se craquelait et prenait une teinte brunâtre.
— Sentez-moi ça, fit Joad. Nom de Dieu, regardez-moi ça et sentez un peu.
Muley reprit :
— Comme un sacré vieux fantôme de cimetière. Je m' suis baladé partout là où il s'est passé des choses. Par exemple, y a un coin là-bas tout près de notre terre... où y a un buisson dans un ravin. C'est là que j'ai couché pour la première fois avec une fille. J'avais quatorze ans, et je te piétinais, et j'te sautais et j'te reniflais comme un bouc, tout excité que j'étais. J' suis donc retourné là-bas, et je me suis couché par terre et tout m'est revenu comme ça s'était passé. Et il y a aussi cet endroit, près de l'étable où Pa a été éventré par un taureau. Et son sang est encore sur cette terre. Il doit y être. Personne ne l'a jamais lavé. Et j'ai posé ma main sur le sol là où que le sang de mon père s'y est mêlé.
Il s'arrêta, embarrassé :
— Vous me trouvez un peu dingo, hein ?
Joad retournait la viande, et son regard semblait tourné vers l'intérieur. Casy, les pieds ramenés vers lui, contemplait le feu. A quinze pieds derrière les hommes, le chat maintenant rassasié était assis, sa longue queue grise soigneusement enroulée autour de ses pattes de devant. Un gros hibou ulula en passant au-dessus de leurs têtes et la lueur du foyer révéla la blancheur de son ventre et l'envergure de ses ailes.
— Non, dit Casy, vous vous sentez seul... mais vous n'êtes pas dingo.
La petite figure tirée de Muley était rigide.
— J'ai posé ma main juste à la place où qu'y a encore son sang. Et j'ai revu mon père avec un trou dans la poitrine, et je l'ai senti frissonner contre moi de la façon qu'il l'a fait, et je l'ai vu se renverser en étirant les mains et les pieds. Et j'ai revu ses yeux tout vitreux de souffrance, et puis tout d'un coup il est resté tranquille, les yeux tout clairs... tournés vers le ciel. Et moi, tout gosse, j'étais là assis, sans pleurer, ni rien, juste assis.
Il secoua la tête rudement. Joad tournait et retournait la viande.
— Et j'ai été dans la chambre où Joe est venu au monde. Le lit n'y était plus, mais c'était bien la chambre.
Et tout ça c'est vrai, et ça se trouve exactement à la place où que ça s'est passé. Joe est venu au monde juste là. Il a ouvert la bouche toute grande, il a fait une espèce de couac, s'est mit à gueuler qu'on l'entendait bien à un mille à la ronde, et sa Grand-mère qu'était là à répéter sans arrêt : « Guili guili guili, guili, guili guili... » Tellement fière qu'elle en a cassé trois tasses, ce soir-là.
Joad s'éclaircit la gorge :
— J' crois qu'on peut s'y mettre.
— Laisse-lui le temps de bien cuire, qu'elle soit bien à point, presque noire, dit Muley mécontent. J' veux parler. J' n'ai parlé à personne. Si je suis dingo, j' suis dingo, voilà tout. Comme un vieux fantôme de cimetière qui va chez les voisins la nuit. Chez les Peter, les Rance, les Jacob, les Joad ; et les maisons toutes noires qui sont là comme des pauvres petites cahutes à rats, là où il y avait des fêtes et de la danse. Et des services divins et des cris à la gloire du Seigneur. Y avait des mariages dans toutes ces maisons. Et alors il me prend des envies d'aller à la ville tuer des gens. Parce que qu'est-ce que ça leur rapportera de nous avoir chassés avec leurs tracteurs ? Leur « marge de bénéfices » comme ils disent, avec quoi ils se la procureront. Qu'est-ce qu'ils ont pris, en fin de compte ? Ils ont pris Pa mourant sur la terre et Joe donnant son premier coup de gueule, et moi caracolant comme un bouc, la nuit sous le buisson. Qu'est-ce qu'ils y gagnent ? Dieu sait que la terre n'est pas bonne. Y a des années qu'on ne peut plus y faire rien pousser. Mais ces enfants de putain derrière leurs bureaux, ils coupent les gens en deux pour avoir leur marge de bénéfices. Ils les coupent en deux tout bonnement. L'endroit où qu'on vit c'est ça qui est la famille. On n'est pas soi-même quand on est empilé dans une auto tout seul sur une route. On n'est plus vivant. On a été tué par ces enfants de putain.
Et il se tut. Ses minces lèvres remuaient encore et sa poitrine haletait. Il s'assit et regarda ses mains à la lueur du foyer.
— Y a... y a longtemps que j'avais pas parlé à personne, dit-il doucement pour s'excuser. Je vadrouillais comme un vieux fantôme de cimetière.
Casy poussait les longues planches dans le feu et les flammes les léchaient et bondissaient de nouveau vers la viande. La maison craquait fortement à mesure que l'air frais de la nuit faisait se contracter le bois. Casy dit tranquillement :
— Faut que j'aille voir ces gens qui sont partis sur les routes. J'ai le sentiment qu'il faut que j'aille les voir. Ils ont besoin de secours que les sermons ne pourraient pas leur donner. Espérer le ciel quand on n'a pas encore vécu sa vie ? Le Saint-Esprit, quand leur propre esprit est abattu et triste ? Ils vont avoir besoin d'aide. Il faut qu'ils vivent avant de pouvoir mourir.
Joad, énervé, s'écria :
— Sacré nom de Dieu, on la mange cette viande ? Si ça continue, il n'en restera pas gros comme un rôti de souris. Regardez-la... Sentez-moi ça.
Il se releva d'un bond et fit glisser les morceaux de viande sur le fil de fer, hors de l'atteinte du feu. Il prit le couteau de Muley et scia dans un morceau de viande jusqu'à ce qu'il l'eût détaché du fil.
— V' là pour le pasteur, dit-il.
— J' vous ai dit que j'étais plus pasteur.
— Bon, alors, v'là pour l'homme. (Il détacha un autre morceau.) Tiens, Muley, si tu n'es pas trop retourné pour manger. C'est un morceau de mâle. Plus coriace que du vieux chien.
Il se rassit et incrusta ses longues dents dans la viande dont il détacha une grosse bouchée qu'il se mit à mastiquer.
— Nom de Dieu ! Écoutez-moi ça comme ça croque ! Et voracement il en déchira un autre morceau.
Muley, assis, continuait à contempler sa viande.
— J'aurais peut-être pas dû parler comme ça, dit-il. Des choses comme ça on ferait peut-être bien de les garder dans sa tête.
Casy le regarda, la bouche pleine. Il mâchait et sa gorge musculeuse se contracta pour avaler.
— Si, faut parler, dit-il. Des fois, un homme triste peut se débarrasser de sa tristesse rien qu'en parlant. Des fois, un homme prêt à tuer peut se débarrasser de l'idée de tuer par la bouche et ne pas tuer du tout. Vous avez eu raison. Il ne faut tuer personne quand on peut s'en dispenser.
Et il mordit dans un autre morceau de lapin. Joad lança les os dans le feu, se leva vivement et coupa un morceau de plus à même le fil. Maintenant Muley mangeait lentement, et ses petits yeux inquiets allaient de l'un à l'autre de ses compagnons. Joad mangeait en grondant comme un animal et un cercle de graisse s'arrondissait autour de sa bouche.
Muley le considéra longuement, presque timidement. Il abaissa la main qui tenait la viande.
— Tommy, fit-il.
Joad leva les yeux sans cesser de ronger sa viande :
— Ouais ? dit-il la bouche pleine.
— Tommy, ça t'a pas fâché que je parle de tuer des gens ? Tu m'en veux pas, Tom ?
— Non, dit Tom, je ne t'en veux pas. C'est de ces choses qu'arrivent.
— Tout le monde sait que c'était pas de ta faute, dit Muley. Le vieux Turnbull a dit qu'il aurait ta peau quand tu serais libéré. Il disait que personne ne peut tuer un de ses garçons et s'en tirer comme ça. Seulement tout le monde ici lui a ôté cette idée de la tête.
— On était saouls, fit à mi-voix Joad. Saouls, à un bal. J' sais pas comment que ça a commencé. Et puis j'ai senti ce couteau qui me rentrait dedans et ça m'a dessaoulé d'un coup. Et v'là que je vois Herb qui se ramène encore une fois avec son couteau. Y avait cette pelle qu'était là contre le mur de l'école, alors je l'ai attrapée et je lui en ai foutu un coup sur la tête. J'avais jamais rien eu à reprocher à Herb. C'était un brave type. Il courait tout le temps après ma sœur Rosasharn2 quand il était tout gosse. Non, je l'aimais bien, Herb.
— C'est bien ce que tout le monde a dit à son père, et finalement ça l'a calmé. Quelqu'un a dit que le vieux Turnbull avait du sang des Hatfield, du côté de sa mère, et qu'il fallait qu'il lui fasse honneur. Ça, j' sais pas trop. Lui et les siens, ils sont partis en Californie il y a d'ça six mois.
Joad détacha le dernier morceau de lapin du fil de fer et le passa à la ronde. Il se rassit et se remit à manger, mais plus lentement, maintenant. Il mâchait régulièrement et du revers de sa manche essuyait la graisse autour de sa bouche. Et ses yeux, sombres et mi-clos, regardaient pensivement dans le feu mourant.
— Tout le monde s'en va dans l'Ouest, dit-il. J'ai ma parole à tenir. J' peux pas passer la frontière de l'État.
— Ta parole ? demanda Muley. J'ai entendu parler de ça. Comment que ça fonctionne ?
— Ben, on m'a libéré plus tôt, trois ans plus tôt. Y a des choses qu'il faut que je fasse, sans quoi on me renverra là-bas. Faut que je me présente de temps en temps.
— Comment qu'on est traité là-bas, à Mac-Alester ? Y a le cousin à ma femme qu'a été à Mac-Alester et on lui a fait un tas d'emmerdements.
— C'est pas mal, dit Joad. Comme partout ailleurs. On vous emmerde si vous créez des emmerdements. On est pas mal, à moins qu'un des gardes ne vous prenne en grippe. Dans ce cas-là on est drôlement mal parti. Moi j'ai pas à me plaindre. J' m'occupais de ce qui me regardait, comme tout un chacun. J'ai appris à écrire, et bougrement bien. Des oiseaux et des trucs dans ce goût-là ; pas seulement de l'écriture de mots. Mon père serait pas content s'il me voyait sortir un oiseau comme ça d'un seul coup de crayon. Pa va faire une sale gueule quand il me verra faire des choses pareilles. Les fantaisies de ce genre-là, ça lui plaît pas. Déjà l'écriture, il aime pas ça. J'ai idée qu' ça lui fait un peu peur. A chaque fois que Pa a vu de l'écriture, y a toujours eu quelqu'un qui lui a pris quelque chose.
— On ne t'a pas battu, ni rien fait de ce genre-là ?
— Non, j' m'occupais de mes affaires. Évidemment, on finit par en avoir plein le dos de faire la même chose jour après jour pendant quatre ans. Ceux qu'ont fait quéqu' chose qu'il y ait pas de quoi être fiers, ils ont tout le temps d'y réfléchir ; mais, moi, nom de Dieu, si je voyais Herb Turnbull s'amener vers moi avec un couteau, sûr que je lui foutrais encore un coup de pelle sur la tête.
— N'importe qui le ferait, dit Muley.
Le pasteur regardait le feu et son grand front était blanc dans la nuit tombante. Le reflet des petites flammes faisait ressortir les muscles de son cou. Ses mains jointes autour de ses genoux s'occupaient à faire craquer ses phalanges.
Joad jeta les derniers os dans le feu et se lécha les doigts avant de les essuyer à son pantalon. Il se leva et alla chercher la bouteille d'eau sous la véranda. Il en but un petit coup et passa la bouteille avant de se rasseoir. Il continua :
— Ce qui m'embêtait le plus c'était que tout ça ne rimait à rien. On ne cherche pas c' que ça veut dire quand le tonnerre vous tue une vache ou quand il y a une inondation. Tout ça, c'est comme ça doit être. Mais quand une bande de types vous prennent et vous coffrent pour quatre ans, ça devrait avoir un sens. Un homme, c'est censé penser. Eux ils me prennent, ils m'enferment et me nourrissent pendant quatre ans. Admettons... mais alors ou bien ça aurait dû me changer de façon que je ne le refasse plus, ou bien ç'aurait dû me punir de façon que j'aie peur de le refaire. (Il s'interrompit.) Mais si Herb ou un autre s'amenait, je le referais. Je le referais avant même d'avoir pu réfléchir. Surtout si j'étais saoul. Ce manque de raison, c'est ça qui vous embrouille.
Muley remarqua :
— Le juge a dit qu'il te donnait une condamnation légère parce que c'était pas entièrement de ta faute.
Joad dit :
— Y a un type, à Mac-Alester... un à perpète. Il passe son temps à étudier. Il est secrétaire du directeur. Il lui écrit ses lettres et des trucs comme ça. Bref, il est tout ce qu'il y a de plus calé, il connaît le droit et un tas de machins dans ce genre-là. Ben, j'lui en ai causé un jour, vu qu'il lit tellement de livres. Et il m'a dit que ça n'avançait à rien de lire des livres. Il m'a dit qu'il avait lu tout ce qu'on a écrit sur les prisons, aujourd'hui et dans l'ancien temps ; et il m'a dit qu'il comprenait encore moins maintenant qu'il avait lu tout ça qu'avant de commencer à lire. Il dit que c'est quelque chose qui remonte au diable sait quand et que personne semble capable de l'arrêter, et que personne n'a l'air d'avoir assez de jugeote pour le changer. « Ne va surtout pas te mettre à lire là-dessus, qu'il disait, parce que ça ne fera que t'embrouiller davantage et en plus tu perdras tout respect pour les types qui sont dans le gouvernement. »
— J'ai déjà pas grand respect pour eux, dit Muley. Le seul genre de gouvernement qu'on ait qui s'appuie sur nous, c'est la « marge de bénéfices ». Y a une chose qui me hérisse le poil, c'est ce Willy Feeley avec son tracteur, qui devient une espèce de patron à la manque sur les terres que ses parents cultivaient. C'est ça qui me chiffonne. Je comprendrais si c'était un type qui vienne d'ailleurs, sans savoir, mais Willy est d'ici. Ça me chiffonnait tellement que j' suis allé lui demander. Ça l'a mis en rogne tout de suite : « J'ai deux petits gosses, qu'il m'a dit. J'ai une femme et la mère de ma femme. Faut bien qu'ils mangent, non ? (Il était dans une colère bleue.) La première et la seule chose qu'il faut que je pense, c'est les miens, qu'il dit. Ce qui arrive aux autres, ça les regarde. »
On aurait dit qu'il avait honte et que c'était ça qui le foutait en rogne.
Jim Casy contemplait depuis un moment le feu mourant et ses yeux s'étaient agrandis et les muscles de son cou s'étaient raidis. Soudain il s'écria :
— J'y suis ! Si jamais un homme a senti le souffle en lui, c'est bien moi. J'y suis ! Ça m'est venu comme un éclair.
Il sauta sur ses pieds et se mit à marcher de long en large en balançant la tête.
— A une époque, j'avais une tente. J'attirais des cinq cents personnes chaque soir. C'était avant que vous me connaissiez, vous deux. (Il s'arrêta et les dévisagea.) Avez-vous remarqué que je ne faisais jamais la quête quand je venais prêcher aux paysans, par ici, dans les granges et en plein air ?
— Ça jamais, nom de Dieu, dit Muley. Les gens par ici avaient tellement pris l'habitude de ne pas vous donner d'argent que quand un autre pasteur s'amenait et passait le chapeau, ils le regardaient de travers. C'est un fait.
— J'acceptais quelque chose à manger, dit Casy. Je prenais un pantalon quand le mien était usé ou une vieille paire de souliers quand mes pieds passaient par les trous, mais ce n'était pas comme quand j'avais ma tente. Il m'arrivait de me faire dix à vingt dollars. Seulement j'étais pas heureux, de cette façon-là, alors j'ai renoncé et pendant un temps je me suis senti plus heureux. J' crois que j'ai compris, maintenant. J' sais pas si je vais pouvoir m'expliquer. J' crois que j'essaierai pas... mais peut-être bien qu'il y a là une place à prendre pour un pasteur. J' vais peut-être pouvoir recommencer à prêcher. Les gens tout seuls sur les routes, les gens sans foyer, qui n'ont nulle part où aller. Ils devraient avoir un foyer, quelque chose. Peut-être...
Il se dressait au-dessus du feu. Les cent muscles de son cou se détachaient en plein relief, et la lueur du feu lui entrait profondément dans les yeux et allumait des points rouges. Debout, il regardait le feu, le visage tendu comme s'il écoutait, et ses mains qui avaient été activement occupées à ramasser, à manier et à lancer des idées, se calmèrent et bientôt disparurent dans ses poches. Les chauves-souris passaient et repassaient dans la lueur moribonde du feu et le murmure doux et larmoyant de l'engoulevent arrivait de l'autre côté des champs.
Tom chercha silencieusement dans sa poche, en sortit son tabac et roula lentement une cigarette, tout en contemplant la braise. Il ignora tout le discours du pasteur comme si c'était quelque affaire privée qu'on n'avait pas à examiner. Il dit :
— Je ne sais combien de fois, la nuit, dans ma couchette, je me représentais comment ça serait quand je reviendrais à la maison. Je pensais que Grand-père et Grand-mère seraient peut-être morts et qu'il y aurait peut-être quelques nouveaux gosses. Pa serait peut-être un peu moins dur. Man prendrait peut-être un peu de repos et laisserait l'ouvrage à Rosasharn. Je savais que ça ne serait plus pareil qu'avant. Enfin, va falloir dormir ici, j'imagine, et au petit jour on ira trouver l'oncle John. Du moins, c'est ce que je ferai. Vous venez avec moi, Casy ?
Le pasteur, debout, continuait à fixer la braise. Il répondit lentement :
— Oui, j'irai avec vous. Et quand votre famille se mettra en route, j'irai avec eux. Et là où il y aura des gens sur la route, je serai avec eux.
— Vous serez le bienvenu, dit Joad. Man a toujours eu un faible pour vous. Elle disait que comme pasteur on pouvait avoir confiance en vous. Rosasharn était encore toute petite. (Il tourna la tête.) Muley, tu viendras avec nous ? (Muley regardait dans la direction de la route par laquelle ils étaient venus.) Alors, tu es des nôtres, Muley ? répéta Joad.
— Hein ? Non. J' vais nulle part ; je reste où je suis. Vous voyez cette lueur, là-bas, qui monte et qui descend ? Probab' que c'est le surveillant de ce champ de coton. On a dû voir notre feu, p'têt' bien.
Tom regarda. La lueur approchait du sommet de la colline.
— On ne fait pas de mal, dit-il. Restons donc tranquillement assis. On ne fait rien.
Muley ricana :
— Que tu dis ! Rien que le fait d'être ici, c'est faire quelque chose. C'est empiéter sur la propriété d'autrui.
Nous ne pouvons pas rester ici. V'là deux mois qu'ils essaient de m'attraper. Écoutez bien. Si c'est une auto qui s'amène, nous irons nous cacher au milieu du coton. Pas besoin d'aller bien loin. Et après ça, nom de Dieu, ils pourront toujours nous chercher. Faudra qu'ils regardent dans chaque sillon. Y aura qu'à baisser la tête.
Joad demanda :
— Qu'est-ce qui te prend, Muley ? Tu n'étais pas un type à te cacher, dans le temps. T'étais mauvais ?
Muley regardait approcher les lumières :
— Ouais, fit-il, j'étais mauvais comme un loup. Maintenant, j' suis mauvais comme une belette. Quand on chasse quelque chose, on est le chasseur et on est fort. Personne ne peut avoir raison d'un chasseur. Mais quand c'est vous qu'êtes chassé... c'est pas la même chose. Il se passe quelque chose en vous. Vous n'êtes pas fort ; vous avez beau montrer les dents, vous n'êtes pas fort. Ça fait longtemps qu'on me chasse. Je ne suis plus chasseur. J'tirerais peut-être bien sur quelqu'un dans le noir, mais je n'assomme plus les gens à coups de bâton. Ça n'avancerait à rien d'essayer de vous raconter des histoires. C'est comme ça que sont les choses.
— Bon, eh bien va te cacher, dit Joad, Casy et moi on va leur dire leur fait, à ces salauds-là.
Le faisceau lumineux s'était rapproché. Il bondissait au ciel, disparaissait, rebondissait. Les trois hommes l'observaient.
Muley reprit :
— Y a encore autre chose. Quand on est chassé, on se met à penser à tout ce qui peut être dangereux. Quand on chasse on n' pense pas et on n'a pas peur. Comme c' que tu me disais là, tout à l'heure, s'il t'arrive une sale histoire ils te renverront à Mac-Alester finir ton temps.
— C'est vrai, dit Joad. C'est ce qu'on m'a dit, mais être là assis, à se reposer ou bien dormir par terre c'est pas s'attirer des histoires. Y a pas de mal à ça. C'est pas comme de se saouler la gueule et de faire des blagues.
Muley se mit à rire :
— Vous verrez. Restez ici et laissez s'amener cette auto. C'est peut-être bien Willy Feeley ; Willy est adjoint au shérif, maintenant. « Qu'est-ce que vous faites ici, sur la propriété des autres ? » dit Willy. Évidemment tout le monde sait que Willy est le type qui vous le fait à l'esbroufe, alors on répond : « Qu'est-ce que ça peut te foutre ? » Là-dessus Willy se met en rogne et dit : « Foutez le camp ou bien je vous coffre. » Tout de même vous n'allez pas vous laisser bousculer par un Feeley, sous prétexte qu'il est en colère et qu'il a la frousse. Il a commencé à bluffer et il faut bien qu'il continue et d'un autre côté y a vous qu'avez commencé à vous fâcher et qui ne pouvez pas vous dégonfler... oh ! eh puis merde, c'est bien plus facile de se cacher dans le coton et de les laisser chercher. C'est plus rigolo aussi, parce qu'ils ragent et ils ne peuvent rien faire et vous pendant ce temps-là vous vous foutez de leur gueule. Tandis que si vous vous avisez de discuter avec Willy ou avec un patron, vous finissez par leur tomber sur le paletot et ils vous embarquent et vous renvoient pour trois ans à Mac-Alester.
— C'est bien la vérité, dit Joad. Chaque mot que tu dis est la vérité. Mais, nom de Dieu, j'aime pas qu'on me bouscule. J'aimerais cent fois mieux coller un gnon à Willy.
— Il a un revolver, dit Muley, et il s'en servira parce qu'il est de la police. Et alors, ou bien c'est lui qui vous tue ou bien c'est vous qui lui chipez son revolver et qui le tuez. Viens, Tommy, t'auras pas de mal à te convaincre que c'est toi qui te fous d'eux, couché comme ça dans le coton. Et tout revient à ce qu'on se dit à soi-même, après tout.
Le faisceau lumineux remonta dans le ciel et le ronflement égal du moteur devint perceptible.
— Viens, Tommy. On n'a pas à aller loin, quatorze ou quinze sillons, et on pourra les regarder faire.
Tom se leva :
— Tu as raison, nom de Dieu ! dit-il. De toute manière, j'ai rien à y gagner.
— Alors, venez par ici.
Muley tourna le coin de la maison et fit environ cinquante mètres dans le champ de coton.
— On sera bien là, dit-il. Couchez-vous. Vous n'avez qu'à baisser la tête s'ils promènent leurs projecteurs par là. Dans un sens, c'est amusant.
Les trois hommes s'étendirent de tout leur long et se soulevèrent sur leurs coudes. Muley se leva d'un bond et courut vers la maison. Il revint au bout d'un instant avec un paquet de vêtements et de souliers.
— Ils les auraient emportés pour se venger, dit-il.
Les lumières apparurent au sommet de la montée et plongèrent sur la maison.
Joad demanda :
— Ils ne vont pas descendre avec des lampes de poche nous chercher ? Si seulement j'avais un bâton !
Muley gloussa :
— Pas question. J' vous ai dit que j'étais mauvais comme une belette. Willy l'a fait une nuit et je lui en ai foutu un coup par-derrière avec un pieu. J'l'ai étendu raide par terre. Plus tard il a été raconter comme quoi il avait été attaqué par cinq types.
L'auto arriva devant la maison et un rayon de lumière jaillit :
— Baissez-vous, dit Muley.
Le faisceau de lumière blanche et froide passa au-dessus d'eux et balaya le champ. Les hommes cachés ne pouvaient voir aucun mouvement, mais ils entendirent un claquement de portière et des voix.
— Ils ont peur de se mettre devant la lumière, murmura Muley, une ou deux fois j'ai visé les phares. Ça rend Willy prudent. Il a amené quelqu'un avec lui ce soir.
Ils entendirent des pas résonner sur le bois, puis à l'intérieur de la maison ils virent la lueur d'une lampe de poche.
— Faut-il que je tire dans la maison ? souffla Muley. Ils ne verraient pas d'où ça vient. Ça les ferait réfléchir.
— Vas-y, dit Joad.
— Non, murmura Casy, ça ne rimerait à rien. Ça serait autant de perdu. Il serait temps de réfléchir à ce qu'on fait et de n'agir vraiment que quand ça sert à quelque chose.
Une sorte de grattement se fit entendre près de la maison.
— Ils éteignent le feu, murmura Muley. Foutent de la poussière dessus à coups de pied.
Les portières claquèrent, les phares décrivirent une courbe et firent de nouveau face à la route.
— Attention, planquez-vous ! dit Muley.
Ils courbèrent la tête et le faisceau de lumière passa au-dessus d'eux et balaya à plusieurs reprises le champ de coton. Ensuite l'auto se mit en marche, elle s'éloigna, monta la côte et disparut.
Muley se mit sur son séant :
— Willy le fait chaque fois, le coup du projecteur, pour finir. Il l'a fait si souvent que j'en sais exactement le moment. Et il croit toujours que c'est le fin du fin.
— Ils ont peut-être laissé des types dans la maison, dit Casy. Pour nous pincer quand on y retournera.
— Peut-être. Attendez-moi ici. J' connais la musique.
Il s'éloigna silencieusement, seul un léger écrasement de mottes trahissait son passage. Les deux hommes qui l'attendaient s'efforçaient de l'entendre, mais il s'était évanoui dans le noir. Au bout d'un moment il les appela de la maison.
— Ils n'ont laissé personne. Revenez.
Casy et Joad se relevèrent et se dirigèrent vers la masse sombre de la maison. Muley les attendait près du petit tas de poussière fumante qui avait été leur feu.
— J' pensais bien qu'ils ne laisseraient personne, dit-il fièrement. Le gnon que j'ai foutu à Willy et les phares que je leur ai bousillés, ça les a rendus prudents. Ils ne savent pas trop qui c'est, et je me laisserai pas prendre. Je ne dors pas près des maisons. Si vous voulez me suivre, je vous montrerai où je dors, un coin où qu'y a pas de danger qu'on vienne vous buter dedans.
— Va devant, dit Joad. On te suit. J'aurais jamais pensé qu'il faudrait que je me cache sur les terres de mon père.
Muley prit à travers champs, et Joad et Casy le suivirent. Tout en marchant ils butaient dans les pieds de coton.
— T'auras à te cacher de plus d'un truc, dit Muley.
Ils marchaient en file indienne à travers les champs. Ils arrivèrent à une ravine et se laissèrent glisser facilement au fond.
— Nom de Dieu, j' parie que je sais, s'écria Joad. C'est une caverne dans la berge.
— Tout juste. D'où que tu sais ça ?
— C'est moi qui l'ai creusée, dit Joad. Moi et mon frère Noah. On cherchait de l'or, soi-disant, mais en fait, on creusait juste une caverne comme font les gosses.
Les parois de la ravine s'élevaient maintenant au-dessus de leur tête.
— On devrait pas être loin, dit Joad. Il me semble me rappeler que c'était par là.
Muley dit :
— Je l'ai recouverte de branchages. Personne ne pourrait la trouver.
Le lit du ravin s'aplanit, leurs pieds foulaient le sable. Joad s'installa sur le sable propre.
— J' vais pas dormir dans une caverne, dit-il. J' vais dormir là où je suis. Il fit un rouleau de son veston et le plaça sous sa tête.
Muley tira les broussailles qui recouvraient l'orifice de la caverne et se coula à l'intérieur.
— Moi, je me plais là-dedans, cria-t-il. J'ai l'impression que personne ne viendra me chercher ici.
Jim Casy s'assit sur le sable près de Joad.
— Dormez, dit Joad. Au petit jour on ira chez l'oncle John.
— J' dormirai pas, dit Casy. J'ai trop de choses dans la tête.
Il releva ses genoux et croisa ses bras autour de ses jambes. Il renversa la tête et regarda scintiller les étoiles. Joad bâilla et ramena une main sous sa tête. Ils se taisaient, et peu à peu la vie furtive du sol, la vie des trous et des terriers, la vie des broussailles reprit. Les mulots s'agitaient, les lapins se glissaient vers les choses vertes, les souris gravissaient les mottes de terre et les chasseurs ailés passaient en silence au-dessus d'eux.