CHAPITRE XX

Juchés en haut du chargement, Connie, Rose de Saron, les deux enfants et le pasteur, étaient moulus et engourdis. Ils étaient restés assis en pleine chaleur devant le bureau du coroner à attendre Pa et l'oncle John. A un moment donné on avait apporté une sorte de grand panier et on avait descendu le long ballot du camion. Alors ils étaient restés assis en plein soleil, tandis que l'enquête suivait son cours, le temps de déterminer la cause de la mort et de signer le certificat de décès.

Al et Tom déambulaient dans la rue, s'arrêtant devant les étalages et dévisageant tous ces inconnus qu'ils croisaient sur le trottoir.

Et finalement Pa, Man et l'oncle John étaient ressortis, silencieux, accablés. L'oncle John était remonté au sommet du chargement, tandis que Pa et Man reprenaient leur place à l'avant. Tom et Al s'amenèrent à leur tour et Tom s'assit au volant. Il resta là, sans mot dire, attendant une décision quelconque. Pa regardait au loin, l'air absent, son chapeau noir baissé sur ses yeux. Man se frottait les coins de la bouche, le regard perdu, vide à force de fatigue.

Pa soupira profondément :

— Y avait rien d'autre à faire, dit-il.

— Je sais, dit Man. Et pourtant, elle aurait tant aimé avoir un bel enterrement. Elle en parlait toujours.

Tom les regarda de biais :

— Le terrain du comté ? interrogea-t-il.

— Ouais.

Pa secoua vivement la tête, comme pour chasser un cauchemar :

— On n'avait pas assez. On n'aurait pas pu.

Il se tourna vers Man :

— Faut pas prendre ça trop à cœur. On a tout essayé, mais on a eu beau faire, c'était pas possible. On n'avait pas de quoi, alors que veux-tu ? L'embaumement, le cercueil, le pasteur, et puis une concession au cimetière, ça nous aurait demandé au moins dix fois ce que nous avons. On a fait tout ce qu'on a pu.

— J' sais bien, dit Man. Mais elle y tenait tant à son bel enterrement que je n'arrive pas à me l'ôter de l'idée. Maintenant, faudra bien.

Elle eut un profond soupir et se frotta machinalement le coin de la bouche.

— Il était bien brave, cet homme qu'était là. Terriblement autoritaire, mais bien brave.

— Oui, dit Pa. Il n'y a pas été par quatre chemins, ça faut l' dire.

Man repoussa en arrière une mèche de cheveux. Sa mâchoire se contracta.

— Il est temps de repartir, fit-elle. Il nous faut trouver un coin où nous installer. Et du travail. C'est pas le moment de laisser les gosses avoir faim. Grand-mère ne l'aurait pas permis. Elle mangeait toujours de bon appétit aux enterrements.

— Où est-ce qu'on va ? demanda Tom.

Pa souleva son chapeau et se gratta la tête.

— Camper, répondit-il. Pas question de dépenser ce qui nous reste tant que nous n'aurons pas de travail. Conduis-nous dans la campagne.

Tom démarra, et à travers les rues de la ville, ils se dirigèrent vers la campagne. Et près du pont, ils aperçurent un amas de tentes et de bicoques. Tom dit :

— On peut s'arrêter là. Voir ce qui se passe et où il y a du travail.

Il descendit un petit chemin en pente raide et se rangea au bord du camp.

Le camp était aménagé sans ordre. Tentes, baraques, autos étaient disséminées au hasard. La première demeure avait un aspect invraisemblable. Trois plaques de tôle rouillée en constituaient la façade sud, un carré de tapis moisi tendu entre deux planches la façade est, un bout de papier goudron et un lambeau de toile déchiquetée la façade nord, et six vieux sacs la façade ouest. Au-dessus de cette armature carrée, sur des branches de saule non élaguées, on avait empilé, de l'herbe, non pas du chaume, mais des mottes de gazon en forme de pyramide. L'entrée, côté sacs, était encombrée d'ustensiles divers. Un bidon de pétrole de cinq gallons servait de poêle. Il était posé sur le flanc et était muni à une extrémité d'un bout de tuyau rouillé. Une vieille lessiveuse traînait à côté, en équilibre instable, et toute une série de caisses gisaient çà et là, caisses pour s'asseoir, caisses pour manger. Une antique Ford conduite intérieure série T et une remorque à deux roues étaient garées près de la bicoque ; l'ensemble avait un air minable et désolé.

Un peu plus loin se dressait une petite tente grise, délavée par les intempéries, mais montée avec beaucoup de soin. Les caisses étaient bien alignées devant la tente ; un bout de tuyau de poêle émergeait de l'entrée et sur le devant, la poussière avait été balayée et arrosée. Un plein baquet de lessive humide était posé sur une caisse. Le campement avait une allure soignée et rude. Un roadster Ford série A et une petite remorque improvisée pour le transport de la literie stationnaient contre la tente.

Ensuite venait une immense tente complètement en lambeaux, bâillant de partout, aux déchirures réparées tant bien que mal avec du fil de fer. Les pans de l'entrée étaient relevés et du dehors, on apercevait à l'intérieur quatre matelas étendus par terre. Sur une corde à linge tendue contre la tente, des robes de coton rose et plusieurs salopettes étaient mises à sécher. Il y avait en tout quarante tentes ou baraques et à proximité de chacune, un quelconque véhicule automobile. Tout au bout du camp, quelques enfants immobiles regardaient avec de grands yeux l'arrivée du nouveau camion. Ils s'approchèrent, gamins en salopette, nu-pieds, les cheveux gris de poussière.

Tom stoppa et se tourna vers son père :

— Pas très joli, fit-il. Tu veux qu'on aille voir ailleurs ?

— On ne peut pas aller ailleurs tant qu'on ne sait pas ce qui nous attend, répondit Pa. Faut d'abord se renseigner pour ce qui est du travail.

Tom ouvrit la portière et descendit. La famille se laissa dégringoler à bas du chargement, mit pied à terre et considéra le camp avec curiosité. Ruthie et Winfield, mus par l'habitude, descendirent le seau et se dirigèrent vers les roseaux où ils savaient trouver de l'eau ; la file des enfants s'ouvrit pour les laisser passer et se referma derrière eux.

Les pans de l'entrée de la première hutte s'écartèrent et une femme apparut. Elle avait des cheveux gris arrangés en une seule tresse et portait une volumineuse robe d'indienne à fleurs, très crasseuse. Son visage ratatiné reflétait l'abrutissement, avec des poches de chair grises et bouffies sous les yeux et une bouche veule et molle.

Pa demanda :

— Est-ce qu'on peut se ranger n'importe où et camper ?

La tête disparut à l'intérieur de la tente. Rien ne bougea pendant un moment, puis un homme barbu, en manches de chemise, sortit à son tour. La femme le suivit des yeux mais ne s'aventura pas au-dehors.

L'homme barbu fit :

— Jour m'sieu-dames.

Et ses yeux sombres allèrent de l'un à l'autre et s'arrêtèrent finalement sur le camion chargé de matériel.

Pa dit :

— J' demandais juste à vot' femme s'il y avait moyen de nous installer quéq' part.

L'homme barbu le regarda avec une gravité solennelle, comme si Pa avait dit une chose particulièrement intelligente qui demandait réflexion.

— Vous installer quéq' part ici ? fit-il.

— C'est ça. Y a-t-il quelqu'un à qui ça appartient et à qui faut demander la permission de camper ?

L'homme barbu ferma un œil à demi et considéra attentivement Pa.

— Vous voulez camper ici ?

Pa sentit la moutarde lui monter au nez. La femme aux cheveux gris vint lorgner par l'ouverture rapiécée de la tente.

— Vous ne m'avez pas entendu ? fit Pa.

— Eh ben si vous voulez camper ici, pourquoi que vous ne le faites pas ? C'est pas moi qui vous empêcherai.

Tom se mit à rire.

— Il a saisi, fit-il.

Pa se maîtrisa :

— Je voulais simplement savoir si ça appartient à quelqu'un. S'il faut payer.

Le barbu avança le menton.

— A qui ça appartient ? jeta-t-il.

Pa se détourna :

— Qu'il aille au diable, fit-il.

La tête de la femme disparut de nouveau à l'intérieur de la tente.

L'homme barbu s'avança, l'air menaçant :

— A qui que ça appartient ? vociféra-t-il. Qui c'est qui va nous foutre à la porte d'ici ? Venez un peu me le dire, à moi !

Tom se plaça devant Pa.

— Vous feriez bien d'aller dormir un bon coup, dit-il.

L'homme ouvrit la bouche d'un air hébété et fourra un doigt sale contre sa gencive inférieure. Il resta un moment à considérer Tom d'un air profond et méditatif, après quoi il fit demi-tour et disparut dans la cabane à la suite de la femme aux cheveux gris.

Tom se tourna vers Pa :

— Qu'est-ce que c'est que ce coco-là ? fit-il.

Pa haussa les épaules. Il regardait quelque chose. Devant une tente, un peu plus loin, stationnait une vieille Buick dont la culasse était démontée. Un jeune homme était occupé à roder les soupapes et, tout en tordant et tordant sans arrêt son corps sur l'outil, il regardait du coin de l'œil le camion des Joad. Ils le voyaient rire à part lui. Quand le barbu eut disparu, le jeune homme abandonna son travail et s'avança nonchalamment vers Pa et Tom.

— Ça va ? dit-il.

Et ses yeux bleus pétillaient de malice.

— Je vous ai vu faire connaissance avec le maire.

— Qu'est-ce qu'il a qui le démange ?

Le jeune homme eut un petit rire :

— Il est simplement un peu dingo, comme vous et moi. Peut-être un peu plus dingue que moi, mais j' sais même pas.

Pa dit :

— Je lui demandais seulement s'il y avait moyen de camper ici.

Le jeune homme essuya ses mains huileuses à son pantalon.

— Nature. Pourquoi pas ? Vous venez juste de traverser ? Vous n'avez encore jamais été à Hooverville ?

— Hooverville ? Où c'est ?

— Vous y êtes.

— Ah ! fit Tom. On n'est là que d'ce matin.

Winfield et Ruthie rappliquèrent, portant à eux deux un plein seau d'eau.

— Montons le campement, dit Man. Je suis vannée. On va peut-êt' pouvoir tous se reposer.

Pa et l'oncle John grimpèrent en haut du camion pour décharger la bâche et les lits.

Tom s'avança vers le jeune homme et le raccompagna jusqu'à la voiture qu'il était en train de réparer. Le vilebrequin à main reposait sur le bloc-moteur découvert et une petite boîte jaune de pâte émeri était perchée en haut de l'exhausteur. Tom demanda :

— Qu'est-ce qui lui a pris à ce sacré vieux barbu ?

Le jeune homme s'empara du vilebrequin et se remit au travail, tordant son corps à droite et à gauche, à droite, à gauche, meulant la soupape contre le siège de soupape.

— Le maire ? Dieu sait... fit-il. Vous venez d'arriver. Peut-êt' que c'est vous qui pourrez nous le dire. Y en a qui disent une chose, d'autres une autre. Mais installez-vous seulement dans un coin un petit bout de temps, et vous verrez comment vous vous ferez virer par les shérifs et les shérifs adjoints.

Il prit une soupape et enduisit le siège de pâte émeri.

— Mais pour quoi foutre ?

— Eh bien ! j'en sais rien. Y en a qui disent qu'ils ont peur qu'on vote, qu'ils nous pourchassent d'un coin à l'autre pour nous empêcher de voter. Et y en a d'autres qui disent que c'est pour qu'on ne puisse pas toucher le chômage. Et pis d'autres que c'est pour nous empêcher de nous organiser. J' sais pas pourquoi. Tout ce que je sais, c'est qu'on les a tout le temps aux fesses. Attends seulement, et tu verras.

— Nous ne sommes pas des clochards, s'entêta Tom. Nous cherchons du travail. N'importe quel genre de travail.

Le jeune homme s'arrêta de roder sa soupape. Il considéra Tom avec stupéfaction.

— Chercher du travail ? fit-il... Alors, comme ça, tu cherches du travail ? Et qu'est-ce que tu t'imagines que nous cherchons, nous aut', tous autant que nous sommes ? Des diamants, p'têt' ? Et si je me suis crevé le cul comme un malheureux depuis que j' suis là, c'est à chercher quoi, selon toi ?

Il se remit à son rodage.

Tom laissa son regard errer sur les tentes crasseuses, le misérable bric-à-brac, les antiques tacots, les paillasses bosselées étalées au soleil et les bidons noircis posés au-dessus des trous tapissés de cendres qui servaient de foyers. Il demanda calmement :

— Y a donc pas de travail ?

— J' sais pas. Doit bien y en avoir. Pour l'instant, y a pas de moissons par ici. La vendange, c'est pour plus tard, et le coton pour plus tard. Mais on va pousser plus loin dès que j'aurai fini de roder mes soupapes. Avec ma femme et mes gosses. Paraît qu'on trouve de l'embauche là-haut, dans le Nord. On va pousser jusque là-haut, du côté de Salinas.

Tom vit l'oncle John, aidé de Pa et du pasteur, en train de hisser la bâche sur des piquets de tente, tandis que Man, à genoux à l'intérieur, époussetait les matelas. Un groupe d'enfants s'était rassemblé sans bruit autour des nouveaux arrivants et les regardait s'installer, enfants silencieux aux pieds nus et aux visages sales. Tom dit :

— Chez nous, au pays, l'était venu des types avec des prospectus-réclame... de ces papiers jaunes. Ça disait qu'on avait besoin de main-d'œuvre pour les récoltes.

Le jeune homme se mit à rire :

— Paraîtrait qu'on est quéq' chose comme trois cent mille, ici, et je donnerais ma tête à couper que tous ces gens-là ont vu ces foutus prospectus.

— Peut-être, mais s'ils n'avaient pas besoin de monde, pourquoi qu'ils ont pris la peine de faire imprimer ces machins-là ?

— Fais un peu marcher tes méninges... qu'est-ce que t'attends ?

— Oui, mais je voudrais savoir.

— Écoute, fit le jeune homme. Mettons que t'aies du travail juste pour un type, et qu'il y en ait qu'un qui se présente. T'es forcé de lui payer ce qu'il demande. Mais suppose qu'il s'en présente un cent.

Il posa son outil. Son regard durcit et sa voix se fit incisive :

— Mettons qu'il s'en présente un cent pour ce travail. Mettons que tous ces gars-là, ils aient des gosses, et que ces gosses aient faim. Mettons qu'une pièce de dix cents suffise à leur payer une boîte de bouillie de maïs, à ces gosses. Mettons qu'un nickel1 suffise à leur payer ne serait-ce qu'un truc quelconque, à ces gosses. Et ils sont là un cent. Propose-leur seulement un nickel, et je te promets qu'ils vont s'entre-tuer pour l'avoir, ce nickel. Tu sais combien on payait, à la dernière place que j'ai faite ? Quinze cents de l'heure. Dix heures pour un dollar et demi et encore t'as pas le droit de loger sur place. Faut consommer de l'essence pour y aller. Il haletait de fureur et la haine brillait dans ses yeux.

— C'est pour ça qu'ils ont fait imprimer les prospectus. Avec ce qu'ils économisent en payant les gens quinze cents de l'heure pour travailler aux champs, ils ont de quoi en faire imprimer un foutu paquet, tu peux êt' tranquille.

— Ça tient pas debout, dit Tom.

Le jeune homme eut un rire sarcastique :

— Reste seulement ici un petit bout de temps, et si t'as la belle vie, fais-moi signe, que je vienne voir ça de près.

— Mais il y a du travail, insista Tom. Nom de Dieu de bon Dieu, avec tout ce qui pousse, c'est pas possible : des vergers, de la vigne, des légumes... Je l'ai vu. Faut bien qu'ils embauchent du monde. Je l'ai vu, de mes propres yeux.

Dans la tente dressée à côté de la voiture, un bébé se mit à pleurer. Le jeune homme rentra dans la tente et, de l'intérieur, sa voix arrivait assourdie par l'épaisseur de la toile.

Tom s'empara du vilebrequin, l'adapta à la fente de la soupape et commença à roder, tout son corps suivant le va-et-vient de sa main. Les cris du bébé cessèrent. Le jeune homme ressortit et observa le travail de Tom.

— Tu sais y faire, dit-il. C'est une bonne chose, bon sang ça te servira.

— Et pour ce que je te disais, t'à l'heure, reprit Tom, j'ai vu tout ce qui pousse par ici.

Le jeune homme s'accroupit sur ses talons.

— J' vais te dire, fit-il calmement. Il y a c'te saloperie de verger où j'ai travaillé. Il faut neuf hommes d'un bout de l'année à l'autre.

Il s'interrompit pour donner plus de poids à ce qui allait suivre :

— Mais quand les pêches sont mûres, il faut trois mille hommes quinze jours durant. Il les leur faut, sans ça toutes leurs pêches pourrissent. Alors, qu'est-ce qu'ils font ? Ils t'expédient des prospectus en veux-tu en voilà. Il leur en faut trois mille et il s'en amène six mille. Ils les embauchent au tarif qui leur plaît. Et si tu trouves que c'est pas suffisant, y en a mille derrière toi qui attendent la place, bon Dieu ! Alors tu cueilles, tu cueilles, et en un rien de temps c'est fini. Presque tout le pays, c'est que des pêches. Elles mûrissent toutes en même temps. Quand t'en as cueilli une, elles sont toutes cueillies. Y a plus rien d'autre à foutre dans le pays. Et après ça, les patrons ne veulent plus te voir, tu penses. Trois mille que vous êtes ! Le travail est fini. Tu pourrais voler, te soûler, faire les quatre cents coups. Et d'ailleurs, tu ne fais pas bien dans le paysage, à force de vivre sous une vieille tente. La campagne est jolie, mais toi t'as une sale allure. Ils ne veulent plus te voir dans les parages. Alors ils te foutent à la porte, ils t'expédient. Et voilà.

Tom, jetant un regard du côté de la tente des Joad, vit sa mère, alourdie par la fatigue, pesamment courbée sur ses casseroles que léchaient les flammes d'un petit feu de détritus et de brindilles.

Le cercle des enfants se resserra, et les grands yeux calmes des petits suivirent avidement tous les gestes de Man. Un vieux, très vieux bonhomme tout cassé, se coula comme un furet hors d'une tente et s'approcha furtivement, humant l'air autour de lui. Il croisa les mains derrière son dos et se joignit au groupe des enfants pour observer Man. Ruthie et Winfield montaient la garde près d'elle, regardant les intrus d'un air belliqueux.

Tom dit avec colère :

— Faut que ces pêches soient cueillies tout de suite, pas vrai ? Juste quand elles sont à point ?

— Naturellement.

— Alors, admettons que tous ces gens s'entendent ensemble et disent : « Qu'elles pourrissent ! » Les prix ne tarderaient pas à monter, bon Dieu, quoi !

Le jeune homme leva les yeux de son travail et considéra Tom d'un air goguenard :

— Tiens ! tiens ! T'as trouvé ça tout seul, hein ?

— J' suis fatigué, dit Tom. Tenu le volant toute la nuit. J'ai pas envie de discuter. J' suis crevé. J' suis tellement crevé que j' me foutrais en rogne pour un rien. Ne fais pas le malin avec moi. Je te l' demande.

Le jeune homme sourit :

— C'était pas dans mes intentions. T'es pas d'ici. Y en a qu'ont eu cette idée-là. Et les types à qui appartiennent les pêches, ils les ont vus venir. Tu comprends, si les gars s'entendent, c'est qu'il y a un chef — c'est forcé — le type qui tient le crachoir. Eh ben, ils ne lui laissent même pas le temps d'ouvrir le bec ; ils te l'attrapent et te le fourrent en taule. Et si un autre se présente, ils lui en font autant.

Tom dit :

— En tout cas, le gars a toujours de quoi bouffer, en taule.

— Lui, mais pas ses gosses. Ça te plairait d'être enfermé pendant que tes gosses crèvent de faim ?

— Je comprends, fit Tom. Je comprends.

— Et attends, c'est pas tout. Tu as entendu parler de la liste noire ?

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

— Eh ben, essaie seulement de l'ouvrir à propos de se réunir ou un truc dans ce genre, et tu verras. On te prend la photo et on l'envoie partout. Après ça, tu ne peux plus trouver de travail nulle part. Et si t'as des gosses...

Tom ôta sa casquette et la tortilla entre ses mains.

— Alors, faut prendre ce qu'on veut bien vous donner, hein ? ou crever de faim, et, si on rouspète, on crève de faim ?

Le jeune homme balaya l'espace d'un geste de la main, embrassant les tentes en loques et les voitures rouillées.

Tom abaissa de nouveau les yeux vers sa mère qui était assise en train de gratter des pommes de terre. Et les enfants s'étaient encore rapprochés. Il dit :

— Je ne marche pas. Nom de Dieu de bon Dieu, on n'est pas des moutons, moi et les miens. J' m'en vas foutre ma main sur la gueule à quelqu'un.

— Un flic, par exemple ?

— N'importe qui, je m'en fous.

— T'es cinglé, dit le jeune homme. Tu te feras ramasser tout de suite. T'es pas connu. T'as pas de bien. On te trouvera dans un fossé, le nez et la bouche pleins de sang caillé. Et t'auras juste une petite note dans le journal. Tu sais c' que ça dira ? « Mort d'un vagabond. » C'est tout. T'en verras des tas de petites notes comme ça : « Mort d'un vagabond. »

Tom dit :

— Oui, ben y aura quelqu'un d'autre qu'on trouvera mort à côté du vagabond en question.

— T'es cinglé, dit le jeune homme. Ça n'avancera à rien.

— Et toi, alors, qu'est-ce que tu fais contre cet état de choses ?

Il considéra le visage strié de graisse et d'huile. Les yeux du jeune homme se voilèrent.

— Rien. D'où vous venez ?

— Nous aut' ? De tout près de Sallisaw, dans l'Oklahoma.

— Vous arrivez ?

— Juste aujourd'hui.

— Vous allez rester longtemps ici ?

— J' sais pas. On restera où qu'on trouvera du travail. Pourquoi ?

— Rien.

Et de nouveau les yeux se voilèrent.

— J' vais aller dormir un coup, dit Tom. Demain, on va chercher du travail.

— Tu peux toujours essayer.

Tom se détourna et s'en alla vers la tente des Joad.

Le jeune homme se saisit de la boite de pâte émeri et y plongea le doigt :

— Hé ! J' voulais te dire...

Il agita un doigt auquel adhérait une boule de pâte :

— J' voulais juste te dire : Ne va pas chercher d'histoires. Tu te rappelles la gueule d'abruti du type de tout à l'heure ?

— Le type de la tente, là, plus haut ?

— Ouais, l'air idiot, complètement braque.

— Et alors ?

— Ben, quand les flics s'amèneront, et ils sont là tout le temps, tâche de lui ressembler. Prends l'air crétin. Tu ne sais rien, tu ne comprends rien. C'est comme ça que les flics aiment qu'on soit. Ne t'avise pas de taper sur un flic. Autant te suicider. Fais l'abruti.

— Me laisser chahuter par ces nom de Dieu de flics, et ne rien faire ?

— C'est ça... mais écoute. Je viendrai te chercher ce soir. J'ai peut-êt' tort, c'est plein de mouchards dans tous les coins ici ; je risque gros, et j'ai un gosse, en plus. Mais je viendrai te chercher. Et si tu vois un flic, eh ben quoi... t'es pas aut' chose qu'un foutu Okie, t'as compris ?

— Je veux bien, du moment qu'on fait quéq' chose, dit Tom.

— T'en fais pas. On fait quéq' chose, seulement on ne va pas le crier sur les toits. Un gosse, ça ne met pas longtemps à crever de faim. Deux ou trois jours... un gosse.

Il se remit à son ouvrage, étala la pâte sur un siège de soupape et dans un rapide mouvement de va-et-vient, sa main actionna le vilebrequin. Et son visage était morne et indifférent.

Tom regagna lentement son camp.

— Faire l'abruti, marmonnait-il. Faire l'abruti.

Pa et l'oncle John s'amenèrent, les bras chargés de bois mort. Ils le jetèrent à côté du feu et s'accroupirent.

— Plus grand-chose à glaner par ici, déclara Pa. L'a fallu aller plus loin pour trouver du bois.

Il leva les yeux sur le cercle des enfants.

— Miséricorde divine ! s'exclama-t-il. D'où c'est-il qu' vous sortez, vous tous ?

D'un même mouvement, les enfants baissèrent la tête et contemplèrent leurs orteils d'un air confus.

— J'ai idée qu'ils ont senti l'odeur de cuisine, dit Man. Winfield, cesse de tourner autour de mes jupes.

Elle l'écarta de son chemin.

— ... Tâcher de faire un peu de fricassée, dit-elle. Nous n'avons pas mangé un plat cuisiné depuis que nous avons quitté la maison. Pa, va jusqu'au magasin me chercher un peu de viande. Prends des plates-côtes.

Pa se redressa et partit dare-dare.

Al avait soulevé le capot et contemplait le moteur luisant de graisse. Lorsqu'il vit Tom s'avancer, il leva les yeux :

— T'as l'air gai comme une porte de prison, dit Al.

— Je suis heureux comme une grenouille sous une averse de printemps, fit Tom.

— Regarde-moi ce moteur, dit Al en le montrant du doigt. C'est quéq' chose, hein ?

Tom plongea son regard sous le capot :

— M'a l'air pas mal.

— Pas mal ? Formidable, tu veux dire ! Pas une goutte d'huile qu'a fui, ni rien.

Il dévissa une bougie et plongea son doigt dans l'orifice :

— Un peu calaminé, mais c'est sec.

Tom dit :

— T'as eu l'œil quand tu l'as choisi. C'est ça que tu voulais que je te dise ?

— Ben, j' peux t'avouer que j'étais pas fier, tout au long de la route ; j'avais la frousse qu'il ne nous lâche, et ç'aurait été de ma faute.

— Non, t'as eu l'œil. Tu ferais bien de lui donner un coup de fion, parce que demain on va chercher du travail.

— Oh ! il gazera, dit Al. Ne t'inquiète pas.

Il prit son couteau de poche et gratta le culot de la bougie.

Tom contourna la tente et trouva Casy assis par terre, contemplant son pied nu d'un air profondément absorbé. Tom s'assit lourdement près de lui :

— Croyez qu'ils tiendront le coup ?

— Quoi ? demanda Casy.

— Vos doigts de pied.

— Oh ! j'étais juste assis là à réfléchir.

— Vous vous installez toujours confortablement pour réfléchir, à ce que je vois, dit Tom.

Casy agita le gros orteil, puis le second, et sourit doucement :

— Déjà assez dur de se concentrer sans qu'on soit encore obligé de se démancher les jointures pour y arriver.

— Ça fait des jours que vous n'avez pas soufflé mot, dit Tom. Vous passez vot' temps à réfléchir.

— Ouais, je passe tout mon temps à réfléchir.

Tom ôta sa casquette, à présent crasseuse et minable, à la visière pointue comme un bec d'oiseau. Il retourna la bande de cuir intérieure et changea le ruban de papier.

— J'ai tellement sué qu'il n'en reste plus, dit-il.

Il regarda frétiller les orteils de Casy.

— Pourriez pas vous arrêter de réfléchir et m'écouter une minute ?

Casy tourna une tête emmanchée sur un cou long comme une tige :

— J'écoute tout le temps. C'est pour ça que je réfléchis. J'écoute les gens parler et bientôt je sais tout ce qui se passe en eux. Comme ça, tout le temps... je les entends et je les sens. Ils battent des ailes comme un oiseau perdu dans un grenier. Et ils vont se les casser contre un carreau sale en essayant de sortir.

Tom le regarda en écarquillant les yeux, puis il détourna la tête et considéra une tente grise, dressée à une dizaine de mètres de là. Un pantalon de coutil, des chemises et une robe séchaient sur les cordes de la tente. Il dit à mi-voix :

— C'était à peu près ce que j'allais vous dire. Et vous avez déjà remarqué.

— Oui, j'ai remarqué, convint Casy. Nous sommes toute une armée qu'est lâchée sans bride ni harnais.

Il baissa la tête et se passa lentement la main dans les cheveux.

— J'ai remarqué depuis le début, ajouta-t-il. Partout où on s'est arrêté, j'ai remarqué des gens qu'avaient faim d'un peu de lard, et quand ils réussissaient à en avoir ça ne leur tenait pas au ventre. Et quand ils avaient faim à n'en plus pouvoir, eh ben, ils me demandaient de leur dire une prière et des fois je le faisais.

Il croisa les mains autour de ses genoux et ramena ses jambes contre lui.

— Autrefois, je croyais que ça suffisait à faire passer la faim, dit-il. J'arrachais un bout de prière de ma tête et tous les soucis venaient se coller après comme sur du papier à mouches, et la prière s'en allait au vent, emportant tous les soucis avec. Mais maintenant, ça ne marche plus.

Tom dit :

— Une prière n'a jamais procuré de lard. Faut un cochon pour avoir du lard.

— Ouais, admit Casy. Et le Tout-Puissant n'a encore jamais augmenté les salaires. Tous ces gens qui sont là ne demandent qu'à vivre convenablement et à élever leurs gosses convenablement. Et quand ils seront vieux, ils veulent pouvoir s'asseoir sur le pas de leur porte et regarder le soleil se coucher. Et quand ils sont jeunes, ils ont envie de danser, de chanter, et de coucher ensemble. Ils veulent manger, se soûler, et travailler. Eh oui ! c'est ça, ils ont simplement besoin de se servir de leurs muscles, de se démener, de gigoter, de se fatiguer, quoi. Cré bon Dieu !... Qu'est-ce que je radote là ?

— J' sais pas, fit Tom. C'était pas désagréable à entendre. Quand c'est que vous croyez pouvoir cesser de réfléchir un petit bout de temps et commencer à travailler ? Faut qu'on s'y mette. On est presque à sec. Pa vient de payer cinq dollars pour faire planter sur la tombe de Grand-mère un bout de latte avec un coup de peinture dessus. Il ne nous reste plus grand-chose.

Un maigre roquet à poil roux contourna la tente en reniflant. Il était inquiet et sur le qui-vive. Il s'approchait sans avoir décelé la présence des deux hommes ; soudain, en levant la tête il les aperçut ; il fit un bond de côté et détala, les oreilles couchées, sa queue osseuse craintivement rétractée. Casy le suivit des yeux et le vit qui filait derrière une tente pour se dérober à la vue des deux hommes. Casy soupira :

— Je n'amène rien de bon à personne, dit-il. Pas plus moi qu'un autre. J'avais dans l'idée de m'en aller tout seul. Je mange vos provisions et je prends de la place. Et j' vous ai rien apporté. P'têt' que j' pourrais trouver un travail fixe et vous rendre un peu de ce que j' vous dois.

Tom ouvrit la bouche, avança la mâchoire inférieure et se tapota les dents avec une tige d'herbe sèche. Il regardait d'un air absent par-delà les huttes de roseaux, de tôle et de carton :

— Qu'est-ce que je donnerais pour avoir un paquet de Durham, fit-il. Ça fait un temps fou que j'ai pas fumé. A Mac-Alester, j'avais du tabac. C'est tout juste si je ne regrette pas de ne plus y être.

Il recommença à se tapoter les dents et, brusquement, se tourna vers le pasteur :

— Déjà été en prison ?

— Non, répondit Casy. Jamais.

— Ne partez pas encore, dit Tom. Pas tout de suite.

— Plus vite je ferai à chercher du travail, plus vite j'en trouverai.

Tom le regarda entre ses paupières mi-closes et remit sa casquette :

— Écoutez, fit-il, ici c'est pas le pays où coulent le lait et le miel comme les pasteurs vous le racontent. Il se passe du vilain ici. Les gens ont peur de nous, peur de tout ce monde qu'ils voient s'amener dans l'Ouest. Alors ils s'arrangent pour que les flics nous foutent la frousse, de façon à nous faire repartir.

— Oui, dit Casy. Je sais. Pourquoi que vous m'avez demandé si j'avais été en prison ?

Tom répondit lentement :

— En prison... on finit par... avoir du flair pour certaines choses. On ne laisse pas souvent les types se parler entre eux, pouvez être sûr... à deux, des fois, mais jamais en groupe. Alors on finit par flairer les choses. Quand ça s'apprête à barder... quand par exemple un type va piquer sa crise et tomber sur un gardien à coups de manche de pelle... eh ben ! on le sent avant que ça arrive. Et quand une évasion s' prépare, ou qu'une émeute va éclater, personne n'a besoin de vous prévenir. On le sait.

— Ah oui ?

— Restez dans les parages, dit Tom. Restez dans les parages jusqu'à demain, en tout cas. Il va se passer quéq' chose. Je parlais à un petit gars, là-haut. Et le gars, il était plus matois et plus finaud qu'un coyote, seulement il l'était un peu trop. Le genre coyote qui se mêle de ce qui le regarde, bien innocent et bien aimable, qui prend la vie du bon côté et s'amuse sans penser à mal... Eh ben ! y a un poulailler pas loin.

Casy l'observa avec attention, voulut formuler une question, puis se ravisa et serra les lèvres. Il fit lentement remuer ses orteils, relâcha l'étreinte de ses genoux et allongea la jambe pour voir son pied.

— Ouais, fit-il. Je ne pars pas tout de suite.

Tom dit :

— Et demain on prendra le camion et on ira chercher du travail.

— Oui, dit Casy, en contemplant avec gravité ses orteils qui frétillaient.

Tom s'accouda en arrière et ferma les yeux. A l'intérieur de la tente, il entendit le murmure de la voix de Rose de Saron et celle de Connie qui lui répondait.

La bâche projetait une ombre épaisse. Le cône de lumière à chaque bout en était plus vif et plus cru. Rose de Saron était allongée sur un matelas, Connie accroupi à côté d'elle.

— J' devrais aller aider Man, dit Rose de Saron. J'ai essayé, mais chaque fois que j'ai remué, j'ai vomi.

Connie avait un regard morose.

— Si j'avais su que ça serait comme ça, j' serais pas venu. Je serais resté chez nous et j'aurais étudié les tracteurs, la nuit, et j' m'aurais fait mes trois dollars par jour. On peut vivre rudement bien avec trois dollars par jour, et aller au cinéma tous les soirs, encore.

Rose de Saron paraissait inquiète.

— Tu vas étudier la nuit pour ce qui est de la T.S.F.? s'enquit-elle.

Il fut long à répondre.

— Tu ne veux plus ? insista-t-elle.

— Si, bien sûr. Dès que j'aurai repris pied ; le temps de me faire un peu d'argent.

Elle se dressa sur ses coudes :

— Tu ne vas pas abandonner !

— Non, non... bien sûr que non. Mais... j' me doutais pas qu'on allait êt' forcés de mener une vie pareille.

Le regard de la jeune femme durcit :

— Tu dois le faire, dit-elle calmement.

— Oui, bien sûr, je sais. Dès que j'aurai repris pied. Le temps de me faire un peu d'argent. J'aurais mieux fait de rester à la maison à étudier pour êt' dans les tracteurs. Trois dollars par jour ils se font, sans compter les suppléments.

Le doute s'éveilla dans les yeux de Rose de Saron. Quand il la regarda, il vit qu'elle le jaugeait.

— Mais j' vais étudier, fit-il. Sitôt que j'aurai repris pied.

Elle dit avec véhémence :

— Faut qu'on ait une maison pour quand l'enfant viendra. Je ne veux pas le mettre au monde dans une tente.

— D'accord, dit-il. Sitôt que j'aurai repris pied.

Il sortit de la tente et vit Man penchée au-dessus du feu. Rose de Saron se rallongea sur le dos et resta les yeux grands ouverts à contempler le toit de la tente. Puis elle enfonça son pouce dans sa bouche pour étouffer ses sanglots et se mit à pleurer silencieusement.

Man s'agenouilla près du feu d'herbes sèches, cassant de petites brindilles pour nourrir la flamme sous la marmite. Le feu s'avivait, retombait, s'avivait et retombait. Les enfants — ils étaient quinze — l'observaient en silence. Et quand l'odeur de fricassée leur passait sous le nez, ils plissaient légèrement les narines.

Leurs cheveux roussis par la poussière luisaient au soleil. Ils se sentaient confus de se trouver là, mais ne faisaient pas mine de s'en aller. Man parlait à voix basse à une petite fille, qui se retenait au milieu du cercle avide.

Elle était plus âgée que les autres. Elle se tenait sur une jambe et de son pied nu se caressait le mollet. Les bras noués derrière le dos, elle regardait Man de ses petits yeux gris et réfléchis.

— J' peux vous casser un peu de bois, si vous voulez, M'dame, proposa-t-elle.

Man leva les yeux de son travail.

— T'as envie de te faire inviter à manger, hein ?

— Oui, m'dame, répondit-elle sans se démonter.

Man glissa les brindilles sous la marmite et les flammes crépitèrent.

— T'as donc pas déjeuné, c' matin ?

— Non, m'dame. Y a pas de travail par ici. Pa essaie de vendre des trucs pour acheter de l'essence, qu'on puisse continuer not' route.

Man leva les yeux.

— Et eux, ils n'ont pas déjeuné non plus ?

Un remous agita le cercle des enfants. Mal à l'aise, ils se détournèrent de la marmite bouillante. Un petit garçon voulut crâner :

— Moi, j'ai déjeuné, moi et pis mon frère, et ces deux-là aussi ; je les ai vus. On a bien mangé. On s'en va dans le Sud ce soir.

Man sourit :

— Alors, tu n'as pas faim. Je n'en ai pas assez pour tout le monde là-dedans.

La lèvre du petit garçon esquissa une moue.

— On a bien mangé, dit-il.

Et sur ce, il fit demi-tour, détala et plongea sous une tente. Man le suivit des yeux et resta si longtemps figée après qu'il eut disparu, que la petite lui fit observer :

— Le feu baisse, m'dame. J' peux remettre du bois, si vous voulez.

Ruthie et Winfield se tenaient à l'intérieur du cercle et se montraient froids et distants comme il convenait. Ils jouaient l'indifférence, mais l'instinct de propriété avait le dessus. Ruthie tourna vers la petite fille un regard furibond. Elle s'accroupit et se mit à casser du bois pour sa mère.

Man souleva le couvercle de la marmite et touilla la fricassée avec un bout de bois.

— Ça m'arrange bien qu'il y en ait parmi vous qu'aient mangé. Le petit de tout à l'heure n'a pas faim, lui, en tout cas.

La petite ricana :

— Peuh ! lui, avec ses grands airs, il se vantait. Quand il n'a rien eu à souper... Savez ce qu'il a fait ? Hier soir, l'est sorti et l'a dit qu'ils avaient mangé du poulet. Ben, moi, j'avais regardé pendant qu'ils étaient à table, et ils avaient juste des beignets de gruau, comme tout le monde.

— Tiens ! Tiens !

Et Man jeta un coup d'œil du côté de la tente où était entré le petit garçon. Puis elle se retourna vers la petite :

— Il y a longtemps que t'es en Californie ?

— Oh ! six mois, à peu près. On a habité dans un camp du Gouvernement, et puis après on a été dans le Nord, et quand on est revenus, y avait plus de place. C'était bien là-bas, vous partez alors !

— Où donc ? demanda Man.

Elle prit les brindilles des mains de Ruthie et les fourra dans le feu. Ruthie lança un regard chargé de haine à l'autre fille.

— Là-bas, du côté de Weedpatch. Y a des beaux cabinets et puis des baignoires, et des bassines pour faire la lessive avec de l'eau, là, juste à côté ; de l'eau bonne à boire ; et le soir les gens font de la musique et le samedi y a bal. Oh ! vous ne pouvez pas savoir comme c'est beau. Y a un coin exprès ousque les enfants peuvent jouer, et des cabinets avec du papier. Vous tirez une espèce de cordon de sonnette et l'eau vient juste dans la cuvette, et puis y a pas de flics pour venir tout le temps regarder sous votre tente, et l'homme qui s'occupe du camp, il n' prend pas de grands airs. J' voudrais bien qu'on puisse retourner vivre là-bas.

Man dit :

— J'en ai jamais entendu parler ; j'aimerais bien avoir une bassine pour faire la lessive, ça je ne te le cache pas. La petite reprit avec feu :

— Figurez-vous, bon Dieu Seigneur, qu'il y a de l'eau chaude dans les tuyaux, on se met sous la douche et ça vient chaud. Jamais vous n'avez rien vu de pareil.

— Et tu dis que c'est plein, maintenant ? fit Man.

— Ouais, la dernière fois qu'on a demandé, c'était plein.

— Ça doit coûter cher, dit Man.

— Ben, assez, mais si on n'a pas d'argent on peut travailler pour payer ce que ça coûte — deux ou trois heures par semaine — faire du nettoyage, vider des boîtes à ordures, enfin des choses dans ce genre-là. Et le soir, y a de la musique, et tout le monde cause tous ensemble, et puis y a de l'eau chaude dans les tuyaux. Vous ne pouvez pas savoir comme c'est joli.

Man dit :

— Pour sûr que j'aimerais bien y aller.

Ruthie fut incapable d'en supporter plus long.

— Grand-mère est morte tout en haut d'un camion ! lança-t-elle avec véhémence.

La petite la regarda d'un air intrigué.

— C'est vérité vraie, ajouta Ruthie. Même que le cor'ner est venu la prend' ! Elle serra les lèvres et se mit à casser des brindilles.

L'intrépidité de l'attaque avait ébranlé Winfield.

— Tout en haut du camion, renchérit-il. Le cor'ner l'a collée dans un grand panier.

— Tenez-vous tranquilles, tous les deux, dit Man. Sinon, je vais vous expédier, vous allez voir.

Et elle se remit à son feu.

Un peu plus loin, Al s'était approché du jeune homme qui rodait ses soupapes.

— Tu vas avoir bientôt fini ? dit-il.

— M'en reste encore deux.

— Y a de la fille, dans le camp ?

— J' suis marié, répondit l'autre. J'ai pas le temps de m'occuper des filles.

— Moi, je trouve toujours le temps, dit Al. J'ai même jamais le temps de faire aut' chose.

— Attends seulement d'avoir un peu faim, tu verras comme tu changeras.

Al se mit à rire :

— Possible. Mais pour c' qui est des filles, j'ai pas encore changé.

— Le type à qui j'ai parlé tout à l'heure, il est avec toi, non ?

— Ouais ! c'est mon frère, Tom. S'agit pas de rigoler avec lui. Il a tué quelqu'un.

— Sans blague ? Pourquoi ?

— Bagarre. Le type lui avait filé un coup de couteau. Tom l'a assommé à coups de pelle.

— Sans blague ? Et la police, qu'est-ce qu'elle a fait ?

— Elle l'a relâché, vu que c'était une bataille.

— Il n'a pas l'air d'un bagarreur.

— C'est pas le genre bagarreur. Mais il ne se laisse pas marcher sur les pieds, dit fièrement Al. Il est calme... Mais faut pas s'y fier !

— Oh ! je lui ai causé. Il ne m'a pas l'air bien méchant.

— C'est pas qu'il le soit. Doux comme un agneau jusqu'à ce qu'on l'excite, mais, alors, là, attention !

Le jeune homme rodait la dernière soupape.

— Tu veux que je t'aide à remettre les soupapes et la culasse ?

— J' demande pas mieux, si t'as rien d'autre à faire.

— J' devrais aller dormir, dit Al. Mais, bon Dieu, j' peux pas voir un moteur ouvert sans que les doigts me démangent. Faut que je m'en mêle, y a pas.

— Eh ben, un coup de main ne sera pas de refus, dit le jeune homme. Je m'appelle Floyd Knowles.

— Et moi Al Joad.

— Bien content de faire ta connaissance.

— Moi aussi, dit Al. Tu remets le même joint ?

— Faut bien, répondit Floyd.

Al prit son couteau de poche et gratta le bloc-moteur.

— Cré vingt dieux ! fit-il. Y a rien qui me plaisse autant à voir que la carcasse d'un moteur.

— Et les filles ?

— Ouais, les filles aussi ! Qu'est-ce que j' donnerais pour pouvoir démonter une Rolls-Royce et la remonter après. Une fois, j'ai regardé sous le capot d'une 16 cylindres Cadillac. Oh ! tonnerre, t'as jamais rien vu d'aussi beau ! A Sallisaw... je vois c'te 16 cylindres garée devant un restaurant, alors je soulève le capot. Et v'là qu'un type sort et il me fait : « Qu'est-ce que vous foutez là ? » J' lui réponds : « Je regardais, c'est tout. Ce qu'elle peut êt' chouette ! » Et il ne bouge pas. Je parie bien qu'il n'avait jamais seulement soulevé son capot. Il restait planté là sans bouger. Un type rupin avec un chapeau de paille, une chemise rayée et des lunettes. On restait là à se regarder sans rien dire. Et v'là tout d'un coup qu'il me fait : « Ça vous plairait de la conduire ? »

— Merde alors ! s'exclama Floyd.

— C'est pas de blague... « Ça vous plairait de la conduire ? » Oh ! dis donc, tu te rends compte... j'étais en salopette... tout dégoûtant. « J' la salirai, j' lui dis... » Il fait : « Allez-y, faites le tour du pâté de maisons. » Eh ben ! mon vieux, je me suis mis au volant et j'ai fait huit fois le tour du pâté de maisons, et alors, oh ! mes enfants !

— C'était agréable ? demanda Floyd.

— Oh ! bon Dieu ! fit Al. Pour pouvoir la démonter, tiens, j'aurais donné... n'importe quoi !

Floyd ralentit le mouvement de son bras. Il décolla la dernière soupape du siège de soupape et l'examina soigneusement :

— Tu ferais bien de t'habituer à un tacot, dit-il, parce que les 16 cylindres, c'est pas pour toi.

Il déposa le vilebrequin sur le marchepied et s'arma d'un burin pour gratter la calamine du bloc moteur. Deux femmes corpulentes, nu-tête et nu-pieds, passèrent, portant un seau plein de lait. Elles marchaient en se déhanchant sous la charge et toutes deux gardèrent les yeux rivés au sol en passant. Le soleil commençait à décliner.

— Rien ne t'emballe, toi ?

Floyd mania le burin avec plus d'ardeur.

— Ça fait six mois que je suis là, dit-il. Six mois que je me décarcasse à travers ce pays de malheur à chercher de l'ouvrage et à courir à droite et à gauche pour tâcher de dégotter assez de viande et de patates pour la femme et les gosses. J'ai cavalé comme un lièvre, et j'y arrive quand même pas. J'ai beau faire, y a jamais assez à manger. Je commence à en avoir plein les bottes, voilà ce que c'est. Je commence à être fatigué au point que de dormir ça ne me repose même plus. Et le pire, c'est que je ne sais pas quoi faire.

— Y a donc pas moyen de trouver un travail régulier ? demanda Al.

— Non, y a pas de travail régulier.

Avec son burin, il chassa la calamine du bloc de cylindre, après quoi il essuya la surface terne du métal à l'aide d'un chiffon huileux.

Une vieille torpédo rouillée fit son entrée dans le camp. Quatre hommes l'occupaient, des hommes aux visages durs et hâlés. L'auto traversa le champ à petite allure. Floyd les héla :

— Trouvé quéq' chose ?

L'auto stoppa. Le conducteur répondit :

— Nous avons fait une trotte du diable. Y a pas de quoi occuper les deux mains d'un homme dans toute la région. On va êt' forcés de s'en aller.

— Où ça ? cria Al.

— Dieu sait. Ici, y a pu rien à trouver.

Il passa la vitesse et démarra lentement.

Al les suivit des yeux :

— Ça ne marcherait pas mieux si un homme se présentait tout seul ? Comme ça, s'il y avait de l'ouvrage pour un, il pourrait l'avoir.

Floyd posa le burin et sourit d'un air désabusé.

— T'as encore des choses à apprendre, dit-il. Faut de l'essence pour courir à travers le pays. L'essence coûte quinze cents le bidon. Ces quatre-là ne peuvent pas prendre quatre autos. Alors ils mettent chacun dix cents et ils s'achètent de l'essence. Faut savoir.

— Al !

Al abaissa les yeux sur Winfield qui s'était planté à côté de lui, l'air important.

— Al, Man a fait de la fricassée. Elle a dit : « A la soupe ! »

Al s'essuya les mains à son pantalon.

— On n'a encore rien mangé aujourd'hui, dit-il à Floyd. J' viendrai te donner un coup de main aussitôt que j'aurai fini.

— Faut pas te forcer...

— Non, ça me plaît.

Il suivit Winfield jusqu'au campement des Joad.

Il y avait foule à présent. Les petits étrangers s'étaient encore rapprochés de la marmite, à tel point que Man les heurtait du coude à chaque fois qu'elle faisait un mouvement. Tom et l'oncle John se tenaient près d'elle.

Man dit d'un ton découragé :

— Je ne sais pas quoi faire. J'ai la famille à nourrir. Qu'est-ce que je m'en vais faire de tous ces gosses !

Les enfants restaient figés devant elle et la regardaient. Leurs visages étaient fermés, rigides, et leurs yeux allaient automatiquement de la marmite à l'assiette de fer-blanc que Man tenait à la main. Leurs yeux suivaient la cuiller de la marmite à l'assiette et quand elle passa l'assiette fumante à l'oncle John, tous les regards montèrent à sa suite. L'oncle John planta sa cuiller dans la fricassée, et le barrage d'yeux monta avec la cuiller. Un morceau de pomme de terre pénétra dans la bouche de l'oncle John et le barrage d'yeux se fixa sur son visage, pour voir comment il réagirait. Est-ce que ce serait bon ? Est-ce que ça lui plairait ?

Alors, l'oncle John parut les remarquer pour la première fois. Il mâchait avec lenteur.

— Tiens, prends ça, dit-il à Tom. Je n'ai pas faim.

— Tu n'as rien mangé aujourd'hui, fit Tom.

— J' sais bien, mais j'ai mal à l'estomac. J'ai pas faim.

Tom dit calmement :

— Prends ton assiette et va manger sous la tente.

— J'ai pas faim, s'entêta l'oncle John. Je les verrai tout aussi bien sous la tente.

Tom se tourna vers les gosses.

— Sauvez-vous, dit-il. Allez, ouste !

Le barrage d'yeux se détacha de la fricassée et se posa, étonné, sur le visage de Tom.

— Voulez-vous vous sauver ! Pas la peine d'attendre. Il n'y en a pas assez pour qu'on vous en donne.

Avec la louche, Man versait de la fricassée dans les assiettes de fer-blanc, très peu de fricassée ; puis elle posait les assiettes à terre.

— Je ne veux pas les renvoyer, dit-elle. Je ne sais pas quoi faire. Prenez vos assiettes et allez sous la tente. Je leur donnerai c' qui reste. Tenez, portez une assiette à Rosasharn.

Elle leva la tête et adressa un sourire aux enfants.

— Écoutez, les gosses, fit-elle, vous allez tous aller chercher un petit bout de planche et j'y mettrai ce qui reste. Mais je ne veux pas de bagarres.

Le groupe se dispersa sans un mot, avec une rapidité foudroyante. Les enfants coururent à la recherche de bouts de planche, foncèrent chacun sous sa tente et s'en revinrent avec des cuillers. Man avait à peine fini de servir les siens qu'ils étaient de retour, muets et farouches. Man branla la tête :

— Je ne sais pas quoi faire, je ne peux pas voler les miens. Faut que je donne à manger à la famille. Ruthie, Winfield, Al, cria-t-elle dans son désarroi, venez prendre vos assiettes. Dépêchez-vous. Allez sous la tente, vite !

Elle regarda les enfants et dit, en manière d'excuse :

— Il n'y en a pas suffisamment. Voilà, je vais poser c' te marmite là et vous pourrez tous y goûter un petit peu, mais ça ne vous fera pas grand bien !

Sa voix s'altéra :

— J' peux pas faire autrement. C'est là, prenez-le.

Elle souleva la marmite et la posa sur le sol.

— Attendez. C'est trop chaud, dit-elle.

Et là-dessus, elle s'engouffra rapidement sous la tente, pour ne pas voir. La famille était assise par terre, chacun aux prises avec son assiette ; et elle entendit au-dehors les enfants piocher dans la marmite avec leurs bouts de bois, leurs cuillers et leurs morceaux de ferraille rouillée. La marmite fut engloutie sous un tas confus et grouillant. Les enfants ne parlaient pas, ne se battaient pas, mais ils étaient animés d'une ardeur silencieuse et farouche. Man leur tourna le dos pour ne pas voir.

— Ça ne peut pas durer, dit-elle. Faut nous arranger pour manger seuls.

Il y eut un bruit de raclage de métal, puis le monceau d'enfants se désagrégea, et ils se dispersèrent, laissant à terre la marmitte nettoyée. Man regarda les assiettes vides.

— Pas un de vous qu'en ait eu assez, à beaucoup près.

Pa se leva et sortit de la tente sans répondre. Le pasteur sourit à part lui et s'allongea par terre, les mains croisées sous sa tête. Al se mit debout :

— Faut que j'aille aider un type à remonter sa bagnole.

Man rassembla les assiettes et les emporta dehors pour les laver.

— Ruthie ! appela-t-elle. Winfield ! Allez me chercher de l'eau tout de suite !

Elle leur tendit le seau et les deux enfants se trottèrent vers la rivière.

Une grosse femme robuste s'approcha. Sa robe était poussiéreuse et souillée de taches d'huile. Elle relevait fièrement la tête. Elle se planta à quelques pas de Man et la toisa d'un air de défi. A la fin, elle s'approcha.

— Bonjour, dit-elle d'une voix glaciale.

— Bonjour, répondit Man.

Elle se redressa et dit en avançant une caisse :

— Asseyez-vous.

La femme vint tout près.

— Non, je ne m'assoirai pas.

Man la regarda d'un air intrigué.

— Y a-t-il quéq' chose que je peux faire pour vous ?

La femme posa les mains sur ses hanches.

— Ce que vous pouvez faire, c'est vous occuper de vos enfants et laisser les miens tranquilles.

Man ouvrit de grands yeux :

— Je n'ai rien fait... commença-t-elle.

La femme fronça les sourcils.

— Mon petit sentait la fricassée quand il est rentré chez nous. C'est vous qui lui en avez donné. Il me l'a dit. J' vous conseille pas d' prendre des grands airs et de vous vanter d'avoir de la fricassée. Je vous le conseille pas. J'ai déjà assez de souci comme ça. Le v'là-t-il pas qui rentre et qui me fait : « Pourquoi on n'a pas de fricassée, nous autres ? »

Sa voix tremblait de fureur.

Man s'approcha.

— Asseyez-vous, fit-elle. Asseyez-vous, on a tout le temps de causer.

— Non, j' veux pas m'asseoir. Je tâche à nourrir les miens et vous vous amenez avec vot' fricassée...

— Asseyez-vous, dit Man. C'est probablement la dernière fricassée que nous aurons l'occasion de manger, tant que nous n'aurons pas trouvé de travail. Imaginez que vous soyez en train de faire une fricassée et qu'une tripotée d'enfants s'amène et reste là à faire des yeux ronds. Qu'est-ce que vous feriez, vous ? On n'en avait pas à not' suffisance, mais on ne peut pas s'empêcher de leur en donner quand ils vous regardent de cette façon-là.

La femme laissa retomber les bras. Durant un court instant, elle resta à considérer Man d'un air perplexe, puis elle fit demi-tour et s'éloigna rapidement. Un peu plus loin, elle entra dans une tente dont elle referma les pans derrière elle. Man la suivit des yeux, et quand elle eut disparu, elle se remit à genoux près de la pile d'assiettes.

Al accourait.

— Tom ! cria-t-il. Man, Tom est sous la tente ?

Tom montra la tête.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Viens avec moi, fit Al, tout agité.

Ils partirent ensemble.

— Qu'est-ce que t'as ? questionna Tom.

— Tu verras. Attends seulement.

Il conduisit Tom à la voiture démontée.

— Voilà Floyd Knowles, dit-il.

— Je sais, je lui ai parlé. Ça va ?

— Je la remets en état, dit Floyd.

Tom passa le doigt sur le bloc des cylindres.

— Qu'est-ce que t'as encore qui te trotte par la tête, Al ? fit-il.

— Floyd vient de me raconter. Dis-lui, Floyd !

— J' devrais peut-être pas, commença Floyd, mais, tant pis, j' vais te le dire. Y a un type qui vient de passer qu'a dit qu'il y avait du travail dans le Nord.

— Dans le Nord ?

— Ouais. La vallée de Santa-Clara, ça s'appelle ; aux cent mille diables là-haut dans le Nord.

— Ah oui ? Quel genre de travail ?

— Cueillir des prunes, des pêches, et travailler dans une fabrique de conserves. Paraît que ça va bientôt commencer.

— A combien d'ici ? s'enquit Tom.

— Oh ! Dieu sait... Deux cents milles, peut-être.

— C'est bougrement loin, dit Tom. Qu'est-ce qui nous dit qu'il y aura vraiment du travail une fois qu'on y sera ?

— Ça, on n'en sait rien, dit Floyd. Mais ici, y a rien, et le type qui m'a renseigné venait de recevoir une lettre de son frère, et il y allait, lui. Il a dit de le dire à personne, on serait trop. Faudrait partir la nuit. Faudrait se dépêcher et tâcher de dégotter un travail durable.

Tom le regarda attentivement.

— Pourquoi faut-il se débiner en douce ?

— Ben, si tout le monde y va, y aura de travail pour personne.

— C'est bougrement loin, bon Dieu ! fit Tom.

Floyd parut quelque peu froissé.

— Moi, je vous ai donné le tuyau, c'est tout. Personne ne vous oblige à le suivre. Ton frère qu'est là m'a donné un coup de main, alors moi, j' vous repasse le tuyau.

— T'es sûr qu'il n'y a pas de travail par ici ?

— Écoute... ça fait trois semaines que je cavale comme un enragé et j'ai pas trouvé le moindre ouvrage, pas ça... Si vous tenez à en faire autant et à brûler de l'essence, allez-y. C'est pas moi qui vous supplierai de venir. Plus on sera et moins j'aurai de chances.

Tom dit :

— J' trouve rien à redire. C'est seulement que c'est au diable. Et qu'on avait dans l'idée de trouver du travail ici et p'têt' bien de louer une maison pour y vivre.

Floyd s'arma de patience :

— Je sais que vous venez d'arriver. Vous avez des choses à apprendre. Si vous voulez seulement m'écouter, ça vous épargnera beaucoup. Si vous ne voulez pas m'écouter, alors vous ferez votre apprentissage à la dure. Vous ne vous installerez pas ici parce qu'il n'y a pas de travail pour vous permett' de vous installer. Et vous n'en aurez pas envie, en plus, parce que vous aurez le ventre creux plus souvent qu'à vot' tour. Et voilà. Maintenant, t'es au courant.

— J'aurais pourtant voulu chercher un peu dans les parages, dit Tom d'un ton mal assuré.

Une conduite intérieure traversa le camp et stoppa devant la tente voisine. Un homme en salopette et en chemise bleue en descendit. Floyd le héla :

— Trouvé quéq' chose ?

— Y a pas le moindre foutu travail dans ce foutu pays ; en tout cas pas avant la récolte du coton.

Sur ce, il pénétra sous la tente rapiécée.

— Tu vois ? dit Floyd.

— Ouais, je vois. Mais ces deux cents milles, nom de Dieu !

— D'accord, mais vous n'êtes pas près de vous installer en permanence nulle part. Mets-toi bien ça dans la tête.

— On devrait y aller, dit Al.

Tom demanda :

— Quand est-ce qu'il y aura du travail par ici ?

— Ben, dans un mois le coton commencera. Si vous avez de quoi, vous pouvez attendre le coton.

— Man ne va pas vouloir bouger, dit Tom. Elle est à bout.

Floyd haussa les épaules :

— J'essaie pas de vous pousser à venir dans le Nord. Arrangez-vous. Je n'ai fait que vous répéter ce qu'on m'a dit.

Il prit sur le marchepied le joint de culasse huileux, l'ajusta sur le bloc et le fit adhérer en appuyant fortement.

— Et maintenant, dit Al, si tu veux me donner un coup de main pour remettre la culasse...

Tom les regarda poser délicatement la lourde culasse sur les boulons et l'abaisser bien à plat sur le bloc.

— Va falloir qu'on en parle, dit-il.

— Je ne veux que personne d'autre que vot' famille le sache, dit Floyd. Vot' famille et c'est tout. Et j' vous l'aurais pas dit si c'était pas que ton frère m'a donné un coup de main.

Tom dit :

— En tout cas, je te remercie bien de m'avoir mis au courant. Va falloir qu'on voie ça. On ira peut-être.

Al dit :

— Bon Dieu ! moi, j' crois que j'irai avec ou sans les autres. Je vais me faire vieux, ici.

— Et abandonner la famille ? interrogea Tom.

— Naturellement. Je reviendrai avec du fric plein les poches. Pourquoi pas ?

— Man ne va pas aimer ça du tout, dit Tom. Et Pa n'aimera pas ça non plus.

Floyd fixa les boulons et les vissa aussi loin qu'il le put avec ses doigts.

— Ma femme et moi, on est arrivés avec not' famille, dit-il. Chez nous, l'idée ne nous serait jamais venue de nous séparer. Pas une minute. Mais, bon Dieu, quoi ! on est tous restés dans le Nord un bout de temps, alors, j' suis redescendu jusqu'ici et eux, pendant ce temps-là, ils ont déménagé... et Dieu sait où ils sont, maintenant. J'arrête pas de les chercher et de demander après eux depuis.

Il adapta sa clé anglaise aux têtes d'écrous et les serra régulièrement, un tour par écrou, vissant et revissant chaque jeu de boulons.

Tom s'accroupit à côté de la voiture et, les yeux mi-clos, laissa errer son regard le long de la file des tentes. Un peu de chaume piétiné se montrait entre les tentes.

— Non, moi j' te le dis, fit-il, ça ne plaira pas à Man quand elle saura que tu veux t'en aller.

— Pourtant, à mon idée, un type seul a plus de chances de travailler.

— Possib', mais Man n'aimera pas ça du tout.

Deux autos chargées d'hommes découragés rentrèrent au camp. Floyd leva les yeux mais ne leur posa pas de question. Leurs visages gris de poussière étaient moroses et rébarbatifs. Le soleil descendait et sa lumière jaune tombait sur Hooverville et sur sa frange de roseaux et de saules. Les enfants commencèrent à sortir des tentes et à vagabonder à travers le camp. Et les femmes sortirent des tentes et construisirent leurs petits feux. Les hommes se rassemblèrent par petits groupes accroupis et commencèrent à bavarder.

Une deux places Chevrolet d'un modèle récent vint de la grand-route en direction du camp. Elle s'arrêta au milieu des tentes. Tom dit :

— Qui c'est ? Ils ne sont pas d'ici.

Floyd répondit :

— J' sais pas... des flics, peut-être.

La portière s'ouvrit ; un homme descendit et se planta contre l'auto. Son compagnon resta à l'intérieur. Tous les hommes accroupis s'étaient tus et regardaient les nouveaux venus. Et les femmes, occupées à leurs feux, observaient à la dérobée l'auto étincelante. Les gosses, suivant un circuit compliqué qui comportait de savants détours, se rapprochaient insensiblement.

Floyd posa sa clé anglaise. Tom se leva. Al s'essuya les mains à son pantalon. Tous trois s'avancèrent nonchalamment vers la Chevrolet. L'homme qui était descendu de l'auto était vêtu d'un pantalon kaki et d'une chemise de flanelle. Il portait un feutre à bord plat. Une liasse de papiers sortait de la poche de sa chemise, maintenue par une barrière de stylos et de crayons jaunes, et un carnet aux agrafes de métal dépassait de sa poche revolver. Il s'avança vers un des groupes d'hommes accroupis ; ils levèrent sur lui des yeux méfiants et silencieux. Ils l'observaient sans faire un geste ; on voyait le blanc des yeux sous l'iris, car ils ne levaient pas la tête pour le regarder. Tom, Al et Floyd se rapprochaient sans se presser.

L'homme dit :

— Vous voulez du travail, vous autres ?

Malgré cela, ils continuèrent de l'observer silencieusement, l'air méfiant. Venus des quatre coins du camp, d'autres hommes, peu à peu, se rassemblaient autour de lui.

Finalement, un des hommes accroupis parla :

— Pour sûr qu'on veut du travail. Où c' qu'il y en a ?

— Dans le comté de Tulare. La saison des fruits va s'ouvrir. Besoin de beaucoup de monde pour la cueillette.

Floyd éleva la voix :

— C'est vous qui embauchez ?

— C't-à-dire que j'ai affermé la récolte.

Les hommes s'étaient maintenant rassemblés en un groupe compact. L'un d'eux, vêtu d'une salopette, ôta son chapeau noir et se passa la main dans les cheveux.

— Combien vous payez ? demanda-t-il.

— Ben, j' peux pas encore dire au juste. Dans les trente cents, probab'.

— Pourquoi vous ne pouvez pas le dire ? Vous avez le contrat, non ?

— D'accord, répondit l'homme en kaki. Mais c'est serré, question prix. Il s' peut qu' ça soit un peu plus, il s' peut qu' ça soit un peu moins.

Floyd se détacha du groupe et s'avança. Il dit calmement :

— Moi, j'y vais. Vous êtes entrepreneur et vous avez une patente. Montrez-nous-la, signez-nous un papier comme quoi vous nous embauchez pour travailler — où et quand, et combien vous nous donnez, et nous irons tous.

L'entrepreneur tourna la tête, les sourcils froncés :

— Dites donc, vous allez m'apprendre mon métier ?

Floyd répondit :

— Nous travaillons pour vous, ça nous regarde autant que vous.

— Oui, eh ben je n'ai besoin de personne pour m'apprendre ce que j'ai à faire. J' vous ai dit que j'avais besoin d'hommes.

— Vous n'avez pas dit combien d'hommes, répondit Floyd avec humeur, et vous n'avez pas dit combien on serait payés.

— Mais, nom de Dieu, j'en sais encore rien !

— Si vous n'en savez rien, vous n'avez pas le droit d'embaucher de la main-d'œuvre.

— J'ai le droit de mener mon affaire comme bon me semble. Si vous préférez rester assis sur le cul à vous tourner les pouces, libre à vous. Moi, j'embauche des hommes pour le comté de Tulare. Il me faut beaucoup de monde.

Floyd se tourna vers le groupe d'hommes. Ils s'étaient levés et restaient silencieux, leurs regards allant de l'un à l'autre des interlocuteurs. Floyd dit :

— Ça fait deux fois que je me laisse prendre à ce truc-là. Possib' qu'il ait besoin de mille hommes. Il en fera venir cinq mille là-bas et il paiera quinze cents de l'heure. Et les pauvres cons que vous êtes, vous serez obligés de les prendre parce que vous aurez faim. S'y veut embaucher des hommes, qu'il embauche, mais qu'il le mette par écrit, en disant combien il paie. Demandez à voir sa patente. Il n'a pas le droit d'embaucher de la main-d'œuvre sans patente.

L'entrepreneur se retourna vers la Chevrolet et appela :

— Joe !

Son compagnon regarda au-dehors, puis il ouvrit brusquement la portière et descendit. Il portait une culotte de cheval et des bottes lacées. Un lourd étui de cuir était passé à sa ceinture-cartouchière. L'insigne de shérif ornait sa chemise brune. D'un pas lourd il s'approcha. Ses traits s'étaient figés en un sourire mi-figue, mi-raisin.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

L'étui allait et venait, coulissant sur le ceinturon.

— Déjà vu c'type-là, Joe ?

Le shérif adjoint demanda :

— Lequel ?

— Celui-ci.

L'entrepreneur désigna Floyd.

— Qu'est-ce qu'il a fait ?

L'adjoint eut un sourire à l'adresse de Floyd.

— Il cause comme un rouge.

— H'mmm.

L'adjoint se déplaça pour mieux voir le profil de Floyd. Le rouge monta lentement au visage de ce dernier.

— Vous voyez ! s'écria Floyd. Si ce gars-là était de bonne foi, est-ce qu'il amènerait un flic ?

— Vous l'avez déjà vu ? insista l'entrepreneur.

— H'mm... Il m' semble bien me le rappeler. La semaine dernière, quand y a eu ce vol dans le parc d'autos d'occasion. M' semble avoir vu c' gars-là vadrouiller dans les parages. Ouais ! j' veux bien êt' pendu si c'est pas lui.

Subitement, le sourire disparut de son visage.

— Montez dans la voiture, et plus vite que ça ! dit-il en débouclant l'étui de son revolver.

— Vous n'avez pas de preuves contre lui, intervint Tom.

Le shérif adjoint fit brusquement volte-face.

— Vous, encore un mot et je vous boucle avec lui. Ils étaient deux à vadrouiller autour de ce parc d'autos.

— J'étais même pas dans le pays, la semaine passée, objecta Tom.

— Vous êtes peut-être recherché ailleurs. Fermez-la en attendant.

De nouveau, l'entrepreneur s'adressa au groupe d'hommes :

— N'écoutez pas ces salauds de rouges, les amis. Ils ne cherchent qu'à faire du chambard et à vous attirer des histoires ; j' vous le répète, j'ai du travail pour vous tous dans le comté de Tulare.

Les hommes ne bronchèrent pas.

Le shérif adjoint se tourna vers eux :

— Il serait peut-être préférable pour vous d'y aller, dit-il. Le sourire ambigu réapparut sur son visage.

— L'Office sanitaire nous a chargés de déblayer ce camp. Et si ça venait à se savoir que vous avez des extrémistes ici... eh ben...! ça pourrait faire du vilain. J' vous conseille de monter tous à Tulare. Y a rien à foutre ici. Moi, j' vous dis ça en ami. Il va s'amener toute une bande de gars... qui sont capables de vous vider à coups de manche de pioche, si vous n'êtes pas partis.

L'entrepreneur revint à la charge :

— Je vous ai dit que j'avais besoin d'hommes. Si vous ne voulez pas travailler, c'est votre affaire.

L'adjoint sourit :

— S'ils ne veulent pas travailler, y a pas de place pour eux ici. On aura vite fait de les expédier.

Floyd se tenait debout à côté de lui, le corps raidi, les pouces passés dans sa ceinture. Tom lui lança un coup d'œil furtif, puis il baissa les yeux et regarda par terre.

— C'est tout, conclut l'entrepreneur. On a besoin de main-d'œuvre dans le comté de Tulare. Du travail pour tout le monde.

Tom leva lentement les yeux et regarda les mains de Floyd, et il vit que les tendons saillaient sous la peau, à hauteur des poignets. Ses mains à lui montèrent le long de son corps et ses pouces s'accrochèrent à sa ceinture.

— Ouais, voilà, c'est tout. J' veux plus en voir un seul d'entre vous dans les parages, demain matin.

L'entrepreneur monta dans la Chevrolet.

— Et vous, dit l'adjoint à Floyd, montez avec nous.

La grosse main empoigna le bras gauche de Floyd. D'un seul mouvement, Floyd pivota et frappa. Son poing s'écrasa sur le large mufle, et dans le même élan, il avait filé, s'esquivant le long de la rangée de tentes. Le shérif adjoint chancela et Tom lui fit un croc-en-jambe. L'adjoint s'écroula pesamment et roula sur lui-même, sa main cherchant son revolver. Floyd courait en zigzag, apparaissant et disparaissant au hasard des tentes. Du sol, l'adjoint tira. Une femme plantée devant l'entrée d'une tente poussa un hurlement, puis elle regarda une main qui n'avait plus d'articulations. Les doigts pendaient au bout des fils de chair, et les tissus déchirés étaient blancs, exsangues. Floyd réapparut au loin, fonçant vers les fourrés. L'adjoint, assis sur le sol, leva de nouveau son revolver quand soudain, se détachant du groupe, le révérend Casy fit un pas en avant. D'un coup de pied, il atteignit l'adjoint à la nuque, puis il recula, tandis que le gros homme s'affaissait, évanoui.

Le moteur de la Chevrolet rugit et l'auto bondit, barattant la poussière. Elle monta sur la grand-route et disparut dans un éclair. Devant sa tente, la femme contemplait toujours sa main déchiquetée. Des gouttes de sang commencèrent à suinter de la plaie. Et un rire hystérique se forma dans sa gorge, un rire sanglotant qui devenait plus bruyant et plus aigu à chaque aspiration.

L'adjoint gisait sur le côté, la bouche ouverte dans la poussière.

Tom ramassa l'automatique, retira le chargeur et le jeta dans les broussailles ; ensuite il éjecta la cartouche qui restait dans le magasin.

— Un type comme ça n'a pas le droit de porter un revolver, dit-il, et il laissa tomber l'arme à terre.

Un rassemblement s'était formé autour de la femme à la main broyée. Son rire de démente enfla et se mua en hurlements.

Casy s'approcha tout près de Tom.

— Faut te sauver, dit-il. Va-t'en te cacher dans les fourrés et attends. Il ne m'a pas vu lui donner le coup de pied, mais il t'a vu lui faire le croc-en-jambe.

— J' veux pas me sauver, dit Tom.

Casy lui chuchota à l'oreille :

— Ils vont prendre tes empreintes digitales. T'as manqué à ta parole. Ils te renverront en prison.

Tom aspira lentement, calmement :

— Dieu de Dieu ! j'y pensais plus.

— Fais vite, dit Casy. Avant qu'il se réveille.

— J' voudrais bien prendre son revolver, dit Tom.

— Non. Laisse-le. Si tout se passe bien, je sifflerai quatre coups pour que tu reviennes.

Tom s'éloigna nonchalamment, mais dès qu'il fut sorti du groupe, il pressa le pas et disparut dans les fourrés de roseaux et de saules qui bordaient la rive.

Al s'avança vers la forme immobile de l'adjoint.

— Nom de Dieu ! fit-il avec admiration, qu'est-ce que vous lui avez mis !

Les hommes continuaient à contempler l'homme évanoui. Et soudain, au loin, très loin, dans un ululement déchirant, une sirène monta du grave à l'aigu, s'éteignit et hurla de nouveau, plus près cette fois. Les hommes brusquement s'agitèrent, inquiets. Ils restèrent un court moment indécis, dansant d'un pied sur l'autre, puis ils s'éloignèrent chacun vers sa tente. Al et le pasteur restèrent seuls.

Casy se tourna vers Al.

— File, dit-il. Allez, vite, cours à la tente. Tu n'es au courant de rien.

— Ah oui ? Et vous ?

Casy lui sourit.

— Faut bien un responsable. Moi, je n'ai pas de gosses. Ils ne pourront que me mettre en prison, et de toute façon, j' fais rien d'autre que de rester assis sur mes deux fesses.

Al dit :

— C'est quand même pas une raison pour...

— Sauve-toi, j'te dis, fit sèchement Casy. Tu n'as rien à voir dans cette histoire.

Al se rebiffa :

— Je ne reçois d'ordres de personne.

Casy s'adoucit :

— Si tu te laisses embringuer là-dedans, c'est toute ta famille que tu mets dans le pétrin. Ce n'est pas pour toi que j' me fais du mauvais sang. Mais ta mère et ton père, c'est eux qui vont avoir des ennuis. Et ils sont capables de renvoyer Tom à Mac-Alester.

Al réfléchit un instant :

— C'est bon, dit-il. N'empêche que c'est de la folie ce que vous faites là.

— Bien sûr, fit Casy. Et après ?

La sirène hurlait sans discontinuer, toujours plus près. Casy s'agenouilla auprès du shérif adjoint et le retourna. L'homme grogna et ses paupières frémirent. Il s'efforçait de voir. Casy essuya la poussière de ses lèvres. A présent, les familles s'étaient retirées sous les tentes, les fermant derrière elles. Le soleil couchant empourprait l'air et cuivrait les tentes.

Un crissement de pneus retentit sur la grand-route et une voiture découverte pénétra dans le camp à toute allure. Quatre hommes armés de carabines en dégringolèrent, tous à la fois. Casy se redressa et s'avança vers eux.

— Qu'est-ce qui se passe ici, tonnerre de Dieu ?

Casy répondit :

— J'ai descendu un de vos hommes, là.

Un des hommes armés s'approcha de l'adjoint. Il avait repris connaissance et faisait un faible effort pour se relever.

— Et alors, qu'est-ce qui est arrivé ?

— Ben, répondit Casy, il a fait le méchant et moi je lui ai foutu un coup, alors il a commencé à tirer — l'a blessé une femme là-bas, plus haut. Alors, je lui en ai refoutu un aut' coup.

— Oui, mais qu'est-ce que vous aviez fait pour l'exciter ?

— Je lui avais répliqué, répondit Casy.

— Montez dans l'auto.

— J' veux bien, dit Casy.

Et il monta et prit place à l'arrière. Deux des hommes aidèrent l'adjoint à se remettre sur ses pieds. Il se tâta délicatement la nuque. Casy dit :

— Il y a une femme, là-bas plus loin, qu'est en train d' perdre tout son sang à cause qu'il ne sait pas se servir d'un revolver.

— On verra ça plus tard ; Mike, c'est ce gars-là qui vous a frappé ?

L'homme encore étourdi essayait de concentrer son regard sur Casy.

— Pas l'air d'êt' lui.

— C'est pourtant moi, dit Casy. Vous êtes mal tombé, mon vieux.

Mike branla lentement la tête.

— Non, ça n'a pas l'air d'êt' vous. Oh ! bon Dieu ! j'ai envie de dégueuler.

Casy dit :

— Je vous accompagne sans faire d'histoires. Vous feriez bien d'aller vous occuper de cette femme.

— Où est-elle ?

— Cette tente, là-bas.

Le chef du groupe gagna la tente, le fusil à la main. Il cria quelque chose à travers la toile, puis il entra. Peu après, il revint trouver les autres et dit, non sans quelque fierté :

— Nom de Dieu ! qu'est-ce que ça peut faire comme dégâts, un 45 ! Ils lui ont mis un tourniquet pour arrêter l'hémorragie. On va lui envoyer un médecin.

Deux adjoints prirent place aux côtés de Casy. Le chef klaxonna. Rien ne bougeait dans le camp. Les tentes étaient hermétiquement closes et les gens se terraient chez eux. Le moteur ronronna, la voiture fit demi-tour et sortit du camp. Casy, assis entre ses deux gardes, levait fièrement la tête et les muscles de son cou saillaient sous la peau. Un léger sourire se dessinait sur ses lèvres et son visage arborait une curieuse expression de triomphe.

Quand l'auto eut disparu, les gens sortirent des tentes. Le soleil s'était couché et le camp baignait dans une douce lueur bleuâtre. A l'est, les montagnes étaient encore dorées par le soleil. Les femmes s'en retournèrent à leurs feux éteints. Les hommes se rassemblèrent, s'accroupirent en rond et s'entretinrent à mi-voix.

Al se coucha hors de la tente des Joad et s'achemina vers les fourrés pour siffler Tom. Man sortit à son tour et prépara un petit feu de branchages.

— Pa, dit-elle, nous n'allons pas avoir grand-chose. Nous avons mangé tellement tard...

Pa et l'oncle John restèrent à regarder Man peler les pommes de terre et les couper en lamelles pour les jeter ensuite toutes crues dans la poêle où pétillait la graisse. Pa dit :

— Enfin, bougre de nom de nom, j' me demande ce qui a bien pu pousser le pasteur à faire ça ?

Ruthie et Winfield s'approchèrent en rampant et se tinrent aux aguets pour entendre la conversation.

L'oncle John grattait profondément la terre avec un long clou rouillé.

— Il s'y connaissait en fait de péchés ; j'lui en avais parlé et il m'avait expliqué, mais j' sais pas s'il avait raison. Il disait qu'un homme a péché quand il croit avoir péché.

Les yeux de l'oncle John étaient tristes et las.

— J'ai toujours été un homme renfermé, dit-il, j'ai fait des choses que j'ai jamais racontées à personne.

Man se détourna du feu :

— Garde-toi bien de les raconter, John, dit-elle. Raconte-les au bon Dieu. Ne va pas encore encombrer les autres du fardeau de tes propres péchés. C'est pas convenable.

— Ça me ronge, dit John.

— Peu importe, ne les raconte pas. Va à la rivière, colle ta tête dedans et chuchote-les à l'eau qui coule.

Pa hocha lentement la tête :

— Elle a raison, fit-il. Ça vous soulage de parler, mais ça revient à étaler tout ce qu'on fait de pas propre.

L'oncle John leva les yeux vers les montagnes dorées et les montagnes se reflétèrent dans ses yeux.

— J' voudrais bien les renfoncer au fond de moi, dit-il. Mais j' peux pas. Ils me rongent les boyaux.

Derrière lui, Rose de Saron sortit de la tente, l'air égaré.

— Où est Connie ? demanda-t-elle d'un ton irrité. Ça fait longtemps que j'ai pas vu Connie. Où est-ce qu'il est allé ?

— J'l'ai pas vu, répondit Man. Si j'le vois, j'lui dirai qu' tu l'as demandé.

— Je m' sens pas bien, dit Rose de Saron. Connie n'aurait pas dû me laisser seule.

Man leva les yeux sur le visage gonflé de sa fille.

— T'as encore pleuré, dit-elle.

De nouveau, les yeux de Rose se remplirent de larmes.

— Secoue-toi, reprit Man d'un ton ferme. Tu n'es pas seule ici. Secoue-toi. Viens donc éplucher des pommes de terre. Cesse de t'apitoyer sur toi-même.

La jeune femme esquissa le geste de rentrer sous la tente. Elle essayait d'éviter le regard sévère de sa mère, mais les yeux de Man la contraignirent à obéir et elle revint lentement près du feu.

— Il n'aurait pas dû me laisser seule, reprit-elle. Mais ses larmes étaient taries.

— Il faut que tu travailles, dit Man. C'est mauvais pour toi de rester assise sous la tente à te lamenter sur ton sort. Je n'ai pas eu le temps de m'occuper sérieusement de toi, mais ça va changer. Prends-moi ce couteau et attrape ces pommes de terre.

La jeune femme s'agenouilla et obéit. Elle dit d'un ton farouche :

— Attends seulement qu'il revienne. Il va voir ce qu'il va entendre.

Man sourit légèrement.

— Il serait capable de te rosser. Tu le mériterais, du reste, tu n'arrêtes pas de pleurnicher et de te dorloter. S'il pouvait te faire rentrer un peu de bon sens dans la tête, je le bénirais.

Une lueur de rancune brilla dans les yeux de Rose, mais elle se contint.

Du bout de son large pouce, l'oncle John enfonça le long clou rouillé dans la terre.

— Faut que je le dise, fit-il.

— Alors, dis-le, sacré nom de Dieu ! s'écria Pa. Qui as-tu tué ?

L'oncle John planta son pouce dans le gousset de son pantalon de coutil bleu et en retira une coupure sale et pliée. Il la déplia et l'exhiba :

— Cinq dollars, dit-il.

— Tu les as volés ? demanda Pa.

— Non, je les avais, je les gardais.

— C'était à toi, non ?

— Oui, mais j'avais pas le droit de les garder.

— J' vois pas grand péché là-dedans, dit Man. Ils sont à toi.

— C'est pas seulement de les avoir gardés, répliqua lentement l'oncle John. Je les avais gardés pour me saouler. J' savais que le moment viendrait où qu'il faudrait que je me saoule, quand ça me tourmentait tellement en dedans de moi que j' pourrais pas faire autrement que de me saouler. Je pensais que le moment n'était pas encore venu, et puis... et puis v'là que le pasteur s'en va s'accuser pour sauver Tom.

Pa hocha la tête et se pencha de côté pour mieux entendre. Ruthie, appuyée sur ses coudes, se rapprocha en rampant sur le ventre comme un petit chien. Winfield l'imita. De la pointe de son couteau, Rose de Saron extirpa un œil récalcitrant d'une pomme de terre. La lumière du soir devenait plus dense et plus bleue.

Man dit d'une voix nette et calme :

— Je n' vois pas pourquoi tu dois te saouler parce qu'il a sauvé Tom.

John répondit tristement :

— J' saurais pas dire. Je me sens tout retourné. Il a fait ça comme rien du tout... s'est simplement avancé et il a dit : « C'est moi qui l'ai descendu. » Et ils l'ont emmené. Alors, je vais me saouler.

Pa hochait toujours la tête :

— Je ne comprends pas pourquoi t'avais besoin de le dire, fit-il. Moi à ta place, j'aurais tout bonnement été me saouler, du moment que c'était à ce point-là.

— C'était le moment ou jamais de faire quéq' chose qui aurait racheté le péché que j'ai sur la conscience, dit tristement l'oncle John. Et j'ai manqué mon coup. J'ai pas sauté sur l'occasion et... et je l'ai ratée. Coute donc ! fit-il soudain. C'est toi qu'as l'argent. Donne-moi deux dollars.

A regret, Pa mit la main à la poche et en tira la bourse de cuir.

— Tu ne vas pas me dire que tu as besoin de sept dollars pour prendre une cuite. Tu ne vas pas boire du champagne gazeux, quand même ?

L'oncle John lui tendit le billet :

— Prends ça et donne-moi deux dollars, j'ai de quoi me saouler comme il faut avec deux dollars. J' veux pas encore avoir le péché de gaspillage sur la conscience. Je dépenserai ce que j'ai sur moi, comme je l'ai toujours fait.

Pa prit la coupure crasseuse et donna deux dollars d'argent à l'oncle John.

— Tiens, fit-il. Du moment qu'il faut que tu le fasses, faut que tu le fasses. Personne n'a le droit de te dire le contraire.

L'oncle John prit les pièces d'argent.

— Tu ne vas pas m'en vouloir ? Tu sais qu'il faut que je le fasse.

— Eh ! bon sang oui, fit Pa. Y a que toi qui sais ce que tu dois faire.

— J'arriverai pas à passer la nuit autrement, dit-il.

Puis, se tournant vers Man :

— Tu ne m'en voudras pas ?

Man ne releva pas la tête.

— Non, répondit-elle à mi-voix. Non, va.

Il se mit debout et s'éloigna, l'air accablé, dans la pénombre du soir tombant. Il gagna l'autostrade, traversa la chaussée de ciment et suivit le trottoir jusqu'à l'épicerie. Arrivé devant la porte grillagée, il enleva son chapeau, le laissa tomber dans la poussière et s'acharna dessus à coups de talon, dans une crise de mortification. Après quoi, il abandonna sur le sol son chapeau noir, piétiné et crasseux. Il entra dans la boutique et s'avança vers les rayons où les bouteilles de whisky s'étageaient derrière un grillage en fil de fer.

Pa, Man et les enfants suivirent l'oncle John des yeux. Rose de Saron, boudeuse, ne leva pas les yeux des pommes de terre.

— Pauvre John, dit Man. Je m' demandais si ça aurait aidé à quelque chose de... non... sûrement pas. J'ai jamais vu un homme travaillé comme ça.

Ruthie se tourna sur le côté dans la poussière. Elle mit sa tête tout près de la tête de Winfield et attira son oreille contre sa bouche. Elle chuchota :

— J' vais me saouler.

Winfield eut un reniflement dégoûté et pinça fortement les lèvres. Les deux enfants s'éloignèrent à quatre pattes, retenant leur souffle, le visage cramoisi à force de réprimer leur envie de pouffer. Ils contournèrent la tente en rampant, puis ils se relevèrent d'un bond et s'enfuirent avec des cris perçants. Ils coururent jusqu'aux fourrés et là, dissimulés dans les roseaux, ils se convulsèrent. Ruthie louchait et se désarticulait ; elle marchait en titubant, se prenant les pieds dans les jambes, trébuchant, la langue pendante.

— J' suis saoule, fit-elle.

— Regarde, s'écria Winfield. Regarde-moi, c'est moi que j' suis l'oncle John.

Battant l'air et soufflant comme un phoque, il se mit à tournoyer jusqu'à ce que le vertige le prît.

— Non, intervint Ruthie. C'est comme ça qu'il faut faire. C'est moi l'oncle John. J' suis saoule perdue.

Al et Tom traversaient en silence les fourrés ; ils tombèrent sur les enfants qui tournoyaient et gigotaient comme des fous. L'ombre du soir s'était épaissie. Tom fit halte et scruta l'obscurité.

— C'est pas Ruthie et Winfield ? Qu'est-ce qu'ils fabriquent là ?

Ils se rapprochèrent.

— Vous n'êtes pas malades ? fit Tom.

Les enfants se figèrent, gênés.

— On... on jouait, dit Ruthie.

— Vous avez des jeux idiots, dit Al.

— Pas plus idiots qu'un tas d'aut' choses, répondit effrontément Ruthie.

Al continua sa route. Il dit à Tom :

— Ruthie est en train de s'attirer un coup de pied au cul. Ça fait pas mal de temps qu'elle le cherche. Elle va êt' bientôt mûre pour le recevoir.

Derrière son dos, le visage de Ruthie se tordit ; elle lui fit toutes les grimaces qu'elle était capable d'inventer, mais Al ne se retourna pas pour la regarder. Elle se tourna vers Winfield pour recommencer le jeu, mais le charme était rompu. Tous deux s'en rendaient compte.

— Allons à la rivière mettre not' tête sous l'eau, proposa Winfield.

A travers les roseaux, ils s'en allèrent vers la berge, et ils étaient furieux contre Al.

Al et Tom poursuivirent silencieusement leur chemin dans l'obscurité.

— Casy n'aurait pas dû faire ça, dit Tom. Bien sûr, j'aurais dû m'en douter. A force de l'entend' dire qu'il avait jamais rien fait pour nous. C'est un drôle de type. Tout le temps en train de penser.

— Ça vient d'avoir été pasteur, dit Al. Ils ont la cervelle farcie d'un tas de trucs.

— Où qu'il allait, Connie, selon toi ?

— Poser culotte, je suppose.

— M'avait l'air d'aller bougrement loin.

Ils s'avancèrent parmi les tentes, frôlant les parois de toile. A hauteur de la tente des Floyd quelqu'un les appela d'une voix étouffée. Ils s'accroupirent près de l'entrée. Floyd souleva légèrement le pan de toile.

— Vous avez décidé de partir ?

— J' sais pas encore, répondit Tom. Tu crois que c'est ce qu'on a de mieux à faire ?

— T'as entendu ce que le flic a dit. Ils te foutront le feu au cul si tu ne t'en vas pas. Si tu t'imagines que ce gars-là va se laisser assaisonner sans rien dire, t'es cinglé. Il va s'amener ce soir avec ses petits copains pour nous enfumer.

— Dans ce cas-là, j'ai idée qu'on ferait bien de mettre les voiles, dit Tom. Où que tu vas ?

— Mais, dans le Nord, comme je t'ai dit.

— Écoute, fit Al. Y a un type qui m'a parlé d'un camp du Gouvernement, près d'ici, où que c'est ?

— Oh ! ça doit êt' plein.

— Mais où que c'est ?

— Tu prends la 99 en direction du Sud, pendant douze à quinze mille, et après tu tournes et tu prends la route de Weedpatch. C'est tout près de là. Mais je crois que c'est plein.

— Un type disait que c'était épatant, fit Al.

— Sûr, que c'est épatant. On vous traite comme des êtres humains et pas comme des chiens. Et y a pas de flics, là-bas. Mais c'est plein.

Tom dit :

— C' que j' comprends pas, c'est pourquoi ce flic était si vache. On aurait dit qu'il cherchait du vilain ; qu'il voulait à tout prix taper sur la gueule à quelqu'un pour causer du chambard.

— J' sais pas comment c'est, par ici, dit Floyd, mais dans le Nord, j'en connaissais un, de ces gars-là ; l'était assez brave. Il me disait que chez eux les adjoints assermentés étaient obligés d'arrêter les gens. Le shérif touche soixante-quinze cents par jour et par prisonnier et la nourriture en coûte vingt-cinq. Ce gars-là me disait qu'il y avait huit jours qu'il n'avait embarqué personne et que le shérif lui avait dit que s'il ne se grouillait pas d'en ramener, faudrait qu'il rende son insigne. Ce type d'aujourd'hui m'avait tout l'air de chercher à poisser quelqu'un par n'importe quel moyen.

— Faut qu'on décampe, dit Tom. A la revoyure, Floyd.

— Salut. On se reverra probablement. Je l'espère.

— Au revoir, dit Al.

Dans la pénombre grise ils regagnèrent la tente des Joad.

La poêle pleine de pommes de terre grésillait et crachotait dans les flammes. Man remuait les épaisses tranches à l'aide d'une cuiller. Pa était assis près du feu, ses bras encerclant ses genoux. Rose de Saron était assise sous la tente.

— C'est Tom, s'écria Man. Dieu soit loué !

— Faut s'en aller d'ici, dit Tom.

— Qu'est-ce qu'il y a encore ?

— Ben, Floyd dit qu'ils vont venir brûler le camp ce soir.

— Pourquoi foutre ? demanda Pa. On n'a rien fait.

— Rien du tout, à part esquinter un flic, dit Tom.

— Mais c'est pas nous.

— D'après ce que disait le flic, ils vont nous vider.

Rose de Saron demanda anxieusement :

— Z' avez vu Connie ?

— Ouais, répondit Al. Au diable vert, là-bas du côté de la rivière. Il descendait vers le Sud.

— Est-ce que... Est-ce qu'il s'en allait pour de bon ?

— J' sais pas.

Man prit sa fille à partie.

— Rosasharn, tu parles et tu agis de façon bizarre. Qu'est-ce que Connie t'a dit, au juste ?

Rose de Saron répondit d'un ton maussade :

— L'a dit qu'il aurait bien dû rester chez lui étudier pour êt' dans les tracteurs.

Le silence se fit. Rose de Saron regardait le feu et ses yeux scintillaient à la lueur des flammes. Les pommes de terre grésillaient rageusement dans la poêle. La jeune femme renifla et s'essuya le nez du dos de la main.

Pa dit :

— Connie ne valait rien. Ça fait longtemps que je le sentais. Rien dans le ventre, que du vent.

Rose de Saron se leva et rentra sous la tente. Là, elle s'allongea sur le matelas, roula sur le ventre et enfouit sa tête dans ses bras.

— Ça n'avancerait à rien de courir après, je suppose ? dit Al.

— Non, répondit Pa. Un pas grand-chose, on n'en veut pas chez nous.

Man jeta un regard à l'intérieur de la tente où Rose de Saron gisait sur le matelas. Puis elle fit :

— Chut. Ne dis pas des choses pareilles.

— Mais c'est vrai qu' c'est qu'un pas grand-chose, maintint Pa. Tout le temps en train de dire qu'il allait faire çi, qu'il allait faire ça. Et il ne faisait rien. J' voulais rien dire tant qu'il était là mais maintenant qu'il nous a lâchés...

— Chut ! fit Man à mi-voix.

— Mais pourquoi, tonnerre de Dieu ? Qu'est-ce que tu me veux avec tes ch... ch... chut...? C'est pas vrai qu'il nous a lâchés ?

Man retourna les pommes de terre aves sa cuiller, et la graisse bouillonnante crépita. Elle glissa des brindilles dans le feu et des langues de flammes éclairèrent la tente.

Man dit :

— Rosasharn va avoir un petit et ce petit sera moitié Connie. C'est pas bon pour un gosse qui pousse de s'entendre dire que son père était un pas grand-chose.

— Ça vaut encore mieux que de lui mentir, dit Pa.

— C'est là que tu te trompes, coupa Man. Y a qu'à faire comme s'il était mort. Tu ne dirais pas de mal de Connie s'il était mort.

Tom intervint :

— Hé, minute ! Rien ne nous dit que Connie soit parti pour de bon. Et puis on n'a pas de temps à perdre à discuter. Faut manger et se mettre en route.

— Nous mettre en route ? Mais nous venons d'arriver.

Les yeux de Man sondèrent la nuit éclairée par les flammes dansantes.

Tom expliqua patiemment :

— Ils vont brûler le camp ce soir, Man. Et tu sais très bien que je ne suis pas homme à rester les bras ballants à regarder brûler nos affaires, et Pa non plus, et l'oncle John non plus. On foncerait dans le tas et j' peux pas risquer d'être pris pour qu'on me remette à l'ombre. Il s'en est fallu d'un poil aujourd'hui... si le pasteur ne s'en était pas mêlé.

Man tournait et retournait les pommes de terre dans la graisse bouillante. Et brusquement, elle prit une décision :

— Allons, vite ! s'écria-t-elle. Avalons ça et mettons-nous en route.

Elle disposa les assiettes de fer-blanc.

Pa dit :

— Et l'oncle John ?

— Où est-ce qu'il est, l'oncle John ? demanda Tom.

Pa et Man restèrent un moment silencieux, puis Pa répondit :

— Il a été se soûler.

— Merde ! fit Tom. Il peut se vanter d'avoir choisi le bon moment ! De quel côté il a été ?

— Je ne sais pas, répondit Pa.

Tom se leva :

— Écoutez, fit-il. Finissez de manger et chargez les affaires. J' m'en vais chercher après l'oncle John. Il a dû aller tout droit à la boutique de l'aut' côté de la grand-route.

Tom partit à grandes enjambées. Les petits feux de cuisine brûlaient devant les tentes et les huttes, et la lumière des flammes éclairait des visages d'hommes et de femmes déguenillés, d'enfants accroupis. Quelques-unes des tentes étaient éclairées de l'intérieur et la lueur des lampes à pétrole plaquait sur la toile les ombres gigantesques des occupants.

Tom suivit le chemin poudreux et, traversant la chaussée en ciment, gagna la petite épicerie. Se plantant devant le grillage de la porte d'entrée, il regarda dans la boutique. Le patron, un petit homme grisonnant à moustache de barbet et aux yeux larmoyants, penché sur son comptoir, lisait un journal. Ses manches retroussées découvraient des bras grêles ; il portait un long tablier blanc. Autour de lui s'amoncelaient des murailles, des montagnes, des pyramides de boîtes de conserve. Quand Tom entra, il leva la tête et ferma les paupières à demi comme s'il l'eût mis en joue.

— Bonsoir, dit-il. Perdu quéq' chose ?

— Perdu mon oncle, répondit Tom. Ou c'est lui qui s'a perdu ou quéq' chose dans ce goût-là.

Une lueur d'inquiétude nuancée d'étonnement passa sur le visage du petit homme grisonnant. Il posa délicatement un doigt sur le bout de son nez et commença à se gratter pour arrêter une démangeaison.

— M'avez l'air d'êt' toujours en train d'perdre quelqu'un vous aut', dit-il. Plus de dix fois par jour, j'en vois un s'amener qui me fait : « Si vous voyez un nommé Untel, qu'est comme ci ou comme ça, voulez-vous lui dire qu'on est partis, dans le Nord ? » Ou a peu près... Enfin, ça n'arrête pas, j' vous dis.

Tom se mit à rire :

— Eh ben écoutez, si vous voyez un petit morveux du nom de Connie, qu'a un peu quéq' chose d'un coyote, dites-lui d'aller au diable. Et dites-lui qu'on est partis dans le Sud. Mais c'est pas lui que je cherchais. N'avez pas vu un type d'une soixantaine d'années, pantalon noir, des cheveux un peu gris, qui serait venu ici acheter du whisky ?

Les yeux du petit homme s'éclairèrent :

— Sûr qu'il est venu. Même que j'ai jamais rien vu de pareil. Il s'est planté devant la boutique, il a jeté son chapeau par terre et il l'a piétiné. Tenez, je l'ai là, son chapeau.

Il tira le chapeau informe et poussiéreux de dessous le comptoir.

Tom le lui prit des mains :

— C'est lui, y a pas à se tromper.

— Eh ben, vous me croirez si vous voulez, mais il s'est fait servir deux demi-litres de whisky et après ça, sans dire un mot, le v'là qui débouche une bouteille et qui se met à la boire au goulot. « Hé ! vous n'avez pas le droit de boire ici, j' lui dis. Faut aller dehors. » Eh ben, vous me croirez si vous voulez, mais il a juste passé la porte, et je parie bien qu'il s'y est pas repris plus de quat' fois pour la vider, c'te bouteille. Après ça, il l'a jetée et il s'est appuyé contre le mur. Les yeux un peu flous. Il me fait : « Merci bien, m'sieur » et le v'là parti. Jamais j'ai vu boire comme ça.

— Il est parti ? Par où ? Faut que je le ramène.

— Ben, justement, ça tombe bien, j' peux vous le dire. Jamais j'avais vu quelqu'un boire comme lui, alors j' l'ai regardé s'en aller. Il est parti du côté du Nord et v'là qu'une auto s'amène et le prend dans ses phares. Alors, il a descendu dans le fossé. Ses jambes commençaient à flancher un petit peu. Il avait déjà débouché l'aut' bouteille. Il ne doit pas êt' loin. Pas à l'allure qu'il allait !

— Merci, dit Tom. Faut que j'aille le chercher.

— Vous prenez son chapeau ?

— Oui ! Oui ! Il en aura besoin. Et merci.

— Qu'est-ce qu'il avait ? demanda le petit homme grisonnant. Il n'avait pas l'air d'avoir de plaisir à boire.

— Oh ! il est un peu lunatique. Alors... bonsoir. Et si vous voyez ce foutriquet de Connie, dites-lui que nous sommes partis dans le Sud.

— J'ai tellement de commissions à faire à des tas de gens que j' connais pas, que je finis par les oublier toutes.

— Ne vous fatiguez pas trop les méninges, dit Tom.

Il sortit par la porte grillagée, emportant le chapeau noir poussiéreux de l'oncle John. Il traversa la route en ciment et longea la chaussée de l'autre côté. Au-dessous de lui, dans le champ en contrebas, s'étalait Hooverville ; les petits feux clignotaient et les lanternes luisaient à travers les tentes. Les accords graves d'une guitare résonnèrent quelque part dans le camp ; quelqu'un s'exerçait, pinçant des notes au hasard, sans rythme.

Tom s'arrêta et tendit l'oreille, puis il s'avança lentement le long de la route, s'arrêtant de temps à autre pour écouter. Il avait fait un quart de mille lorsqu'il entendit enfin le bruit qu'il guettait. Quelque part, au bas du talus, une voix épaisse, éraillée, chantant faux. Tom pencha la tête pour mieux entendre.

Et la voix monocorde chantait : « J'ai offert mon cœur à Jésus, et Jésus m'a appelé à lui. J'ai offert mon âme à Jésus et Jésus est en moi. » Le chant dégénéra en murmure, puis s'éteignit. Tom dégringola le talus, allant vers la chanson. Puis il s'arrêta et, de nouveau, écouta. Et la voix s'éleva, cette fois toute proche, la même voix monotone, lente et discordante : « Oh ! la nuit que Maggie est morte. Elle m'a fait venir près d'elle. Et elle a voulu qu' j'emporte. Son pantalon de flanelle. Son vieux pantalon roux. Tout déformé aux genoux... »

Tom s'avança prudemment. Il aperçut la forme noire assise par terre et s'installa à côté d'elle. L'oncle John renversa la bouteille d'alcool et l'alcool sortit du goulot en glougloutant.

Tom dit à voix basse :

— Hé, minute ! Tu m'en laisses pas ?

L'oncle John tourna la tête :

— Qui que t'es ?

— Comment, tu m'as déjà oublié ? T'as bu quatre lampées contre moi une.

— Non, Tom. N'essaie pas de me monter le coup ; j' suis tout seul ici. T'étais pas avec moi.

— Eh ben en tout cas, j' suis là, maintenant, je te garantis ! Tu ne veux pas m'en donner un petit coup ?

L'oncle John inclina de nouveau la bouteille et le whisky glouglouta. Puis il la secoua. Elle était vide.

— Y en a plus, fit-il. Dire que j'avais tellement envie de mourir. Mais une envie... terrib' de mourir. Mourir un petit peu. Faut ça. Comme quand on dort. Mourir un petit peu. Tellement fatigué... Mais fatigué... Peut-êt'... que j' me réveillerai plus.

Et il susurra :

— Je porterai une couronne — une couronne en or...

Tom dit :

— Écoute-moi un peu, oncle John. On s'en va. On déménage. Viens, tu pourras dormir tant que tu voudras en haut du camion.

John secoua la tête :

— Non. Va-t'en. J' pars pas. J' vais me reposer ici. Pas de sens de retourner. J'apporte rien à personne. J' suis tout juste bon à traîner mes péchés comme un caleçon merdeux sous le nez des gens. Non. J' pars pas.

— Viens. Nous ne pouvons pas partir sans toi.

— Vas-y, j'te dis. J' suis bon à rien, à rien, juste à traîner mes péchés et à emmerder tout le monde.

— T'as pas plus de péchés qu'un autre.

John mit sa tête tout contre celle de Tom et cligna de l'œil avec gravité. Tom ne distinguait qu'imparfaitement son visage dans la pénombre.

— Personne ne connaît mes péchés, personne d'aut' que Jésus. Lui les connaît.

Tom se mit à genoux. Il posa la main sur le front de l'oncle John. La peau était sèche et brûlante. John écarta son bras d'un geste lourd et maladroit.

— Viens, supplia Tom. Allons viens, oncle John.

— J' veux pas. Trop fatigué. J' vas me reposer là. Là où que j' suis.

Tom était tout près de lui. Il plaça son poing tout contre la mâchoire de l'oncle John. Par deux fois son avant-bras esquissa un petit cercle, pour bien prendre la distance, puis, frappant de tout le poids de son épaule, il plaça délicatement un magnifique crochet à la pointe du menton. La mâchoire de John se referma avec un claquement sec et il s'affala en arrière, pour tenter aussitôt de se relever. Mais Tom était toujours penché sur lui et lorsque John eut réussi à s'appuyer sur un coude, il cogna de nouveau. L'oncle John s'étala et ne bougea plus.

Tom se releva et, se courbant, il souleva le corps lâche et ballottant et le hissa sur ses épaules. Sous la molle charge, il chancela. Les mains ballantes de John lui battaient dans le dos tandis que suant et soufflant, il grimpait le talus de l'autostrade. Une auto qui passait les éclaira, lui et le corps inerte juché sur ses épaules. La voiture fit mine de ralentir, puis reprit sa course dans un rugissement de moteur.

Tom haletait lorsqu'il descendit le petit chemin en pente raide menant de Hooverville au camion des Joad. John commençait à se ranimer ; il se débattait faiblement. Tom le déposa doucement à terre.

Pendant son absence le campement avait été démonté. Al chargeait les ballots sur le camion. Il ne restait plus qu'à arrimer le tout sous la bâche.

Al dit :

— Il a pas perdu de temps.

Tom s'excusa :

— J'ai été forcé de le sonner pour le faire venir. Pauvre vieux.

— Tu ne lui as pas fait mal ? demanda Man.

— J' crois pas. Le v'là qui se réveille.

L'oncle John vomissait faiblement, à petits coups.

Man dit :

— Je t'ai mis une assiette de pommes de terre de côté, Tom.

Tom eut un petit rire :

— Ça m' fait pas beaucoup envie, en c' moment, tu sais.

Pa cria :

— Ça y est. Al, passe-moi la bâche.

Le camion était chargé et prêt à partir. L'oncle John s'était endormi. Tom et Al le hissèrent sur le chargement tandis qu'à l'arrière, avec force borborygmes, Winfield faisait semblant de vomir et que Ruthie plaquait sa main contre sa bouche pour s'empêcher de glousser.

— Prêts ? fit Pa.

Tom demanda :

— Où est Rosasharn ?

— Là-bas, répondit Man. Viens, Rosasharn, on part.

La jeune femme restait immobile, le menton affaissé sur sa poitrine. Tom alla la trouver.

— Viens, dit-il.

— J' veux pas aller, fit-elle.

— Il faut que tu viennes.

— Je veux Connie. J' pars pas tant qu'il sera pas revenu.

Trois voitures sortirent du camp et gravirent la rampe conduisant à la grand-route, trois vieilles voitures chargées de matériel et de gens. Elles se traînèrent en brimbalant jusque sur la chaussée et s'éloignèrent, leurs phares trouant l'obscurité.

Tom dit :

— Connie nous trouvera. J'ai laissé une commission pour lui à l'épicerie. Il nous retrouvera.

Man vint se planter à côté de lui :

— Viens, Rosasharn. Allons, viens, ma chérie, dit-elle avec douceur.

— J' veux attendre.

— Nous ne pouvons pas attendre.

Man se baissa, prit le bras de la jeune femme et l'aida à se relever.

— Il nous retrouvera, dit Tom. Ne t'inquiète pas. Il nous retrouvera.

Ils se placèrent à ses côtés et l'escortèrent.

— P' têt' qu'il a été chercher les livres pour étudier, dit Rose de Saron. Il voulait p'têt' nous faire une surprise ?

— Ça se pourrait bien, dit Man.

Ils la conduisirent au camion et l'aidèrent à monter sur le chargement. Elle se coula sous la bâche et disparut dans le creux noir.

C'est alors que l'homme barbu de la hutte au toit d'herbe s'approcha timidement du camion. Il attendait vaguement, errant çà et là, les mains derrière le dos.

— Vous n'allez pas des fois laisser des affaires encore bonnes à servir ? demanda-t-il enfin.

Pa répondit :

— J' vois rien. Nous n'avons rien de trop.

Tom demanda :

— Vous ne partez donc pas ?

Le barbu le considéra un long moment sans répondre.

— Non, fit-il enfin.

— Mais ils vont fout' le feu partout.

Les yeux hésitants se fixèrent au sol.

— J' sais bien. Ils l'ont déjà fait.

— Alors, qu'est-ce que vous attendez pour foutre le camp, bon Dieu ?

Les yeux égarés se posèrent un instant sur lui, puis de nouveau s'abaissèrent et la lueur rougeâtre du feu mourant s'y refléta.

— Je ne sais pas. Ça prend tellement de temps pour emballer les affaires.

— Il ne vous restera plus rien s'ils viennent brûler le camp.

— J' sais bien. Vous n'allez pas des fois laisser des affaires encore bonnes à servir ?

— Rien. Complètement ratiboisés, répondit Pa.

Le barbu s'éloigna indécis.

— Qu'est-ce qu'il a ? demanda Pa.

— Abruti par les flics, répondit Tom. Un type m'en parlait... complètement groggy. A force de prendre des coups de matraque sur la tête.

Une deuxième petite caravane sortit du camp, monta sur la grand-route et s'éloigna.

— Viens, Pa. Faut nous en aller. Tiens, monte devant avec Al et moi. Man s'installera en haut. Non... Man, tu te mettras devant, au milieu, Al... (Tom fouilla sous la banquette avant et en tira une énorme clé anglaise.) Al, grimpe derrière. Et prends ça. Si quelqu'un essaie de monter sur le chargement t'as qu'à lui en filer un coup.

Al s'arma de la clé anglaise, escalada la ridelle et s'installa en tailleur, la clé anglaise à la main. Tom tira de dessous la banquette la lourde manivelle du cric et la déposa sur le plancher de la cabine, sous la pédale de frein.

— C'est bon, fit-il. Mets-toi au milieu, Man.

— J'ai rien à tenir, dit Pa.

— T'auras qu'à te baisser et prendre la manivelle, dit Tom. J'espère que tu n'auras pas à t'en servir, bon Dieu !

Il appuya sur le démarreur ; le volant d'entraînement commença à tourner avec des claquements métalliques, le moteur s'enclencha, s'arrêta et démarra pour de bon. Tom alluma les phares et gravit la pente en première. Le maigre pinceau de lumière tâtait craintivement la route. Tom vira sur la chaussée et prit la direction du Sud.

— Il vient un moment que la colère vous prend et qu'on n'en peut plus — c'est plus fort que vous.

Man intervint :

— Tom... tu m'avais dit... tu m'avais promis que tu ne serais jamais comme ça. Tu me l'avais promis.

— J' sais bien, Man, j'essaie. Mais ces espèces d'adjoints... vous avez déjà vu un shérif adjoint qu'ait pas un cul de jument ? Et ils sont là à frétiller leur gros cul et à manipuler leur revolver. Man, dit-il, si encore c'était vraiment pour faire respecter la loi, on le supporterait. Mais ils ne représentent pas la loi. Ils tâchent à nous démolir le moral. Ils voudraient nous voir ramper et faire le chien couchant. Ils voudraient nous réduire. Sacré bon Dieu ! mais voyons, Man, il arrive un moment où la seule façon pour un homme de garder sa dignité c'est de casser la gueule à un flic. C'est not' dignité qu'ils veulent nous enlever.

Man dit :

— T'as promis, Tom. C'est ce que Pretty Boy Floyd avait fait. J' connaissais sa mère. Et ils l'ont démoli.

— J'essaie, Man. J' te jure que j'essaie. Tu ne veux tout de même pas me voir me traîner le ventre par terre comme un chien battu, non ?

— Je prie, Tom. Il faut que tu les évites. La famille se disperse. Il faut que tu évites les histoires.

— J'essaierai, Man. Mais quand un de ces gros culs commence à me casser les pieds, ça devient un drôle de boulot d'essayer. Si encore c'était légal, j' dis pas. Mais brûler le camp, c'est pas légal.

La voiture poursuivait sa route cahin-caha. En avant, une petite guirlande de lanternes rouges barrait la chaussée.

— Une déviation, je suppose, dit Tom.

Il ralentit, puis stoppa. Au même instant, une foule d'hommes entoura la voiture. Ils étaient armés de manches de pioche et de fusils et portaient des casques de tranchée et des bérets de l'American Legion. L'un d'eux se pencha par la portière, précédé de forts relents de whisky.

— Hé, dites donc, où que vous allez comme ça ?

Sa face rougeaude vint se coller sous le nez de Tom.

Tom se raidit. Sa main coula vers le plancher, à la recherche de la manivelle du cric. Man lui saisit le bras et le serra fortement. Tom dit :

— Mais euh..., et sa voix se fit humble. Nous ne sommes pas du pays, dit-il, on nous a dit qu'il y a du travail dans un patelin qui s'appelle Tulare.

— Oui, eh ben vous vous trompez de chemin. Nous ne voulons pas voir de foutus Okies chez nous, vous m'entendez, sacré bon Dieu ?

Les épaules et les bras de Tom prirent une rigidité soudaine. Un frisson le parcourut. Man se pendit à son bras. Le devant du camion était entouré d'hommes armés. Quelques-uns, pour se donner une allure militaire, portaient des tuniques et des baudriers.

Tom demanda d'une voix plaintive :

— De quel côté que c'est, m'sieur ?

— Faites demi-tour et prenez la direction du Nord. Et ne revenez pas avant la cueillette du coton, compris ?

Tom frémit des pieds à la tête.

— Bien, m'sieur, dit-il.

Il mit en marche arrière et fit demi-tour, reprenant le chemin qu'ils venaient de parcourir. Man lui lâcha le bras et lui donna de petites tapes sur l'épaule. Et Tom s'efforçait à grand-peine de réprimer les sanglots qui lui montaient à la gorge.

— Ne te frappe pas, dit Man. Ne te frappe pas.

Tom se moucha par la portière et s'essuya les yeux du revers de sa manche.

— Les enfants de cochons...

— T'as bien fait, dit Man et sa voix était pleine de tendresse. T'as été tout ce qu'il y a de bien.

Tom s'engagea dans un chemin de traverse, fit une centaine de mètres puis coupa le moteur et les phares. Il descendit, la manivelle de cric à la main.

— Où vas-tu ? interrogea Man.

— Simplement jeter un coup d'œil. Nous n'allons pas dans le Nord.

Les lanternes rouges se déplaçaient le long de la chaussée. Tom les vit dépasser le croisement et s'éloigner sur la route. Quelques instants après des appels et des hurlements retentirent et une intense lueur éclaira Hooverville. La flamme monta, grandit et crépita au loin. Tom se remit au volant. Il fit demi-tour et gravit la petite pente tous phares éteints. Arrivés sur l'autostrade, il reprit la route du Sud et ralluma ses phares.

Man demanda timidement :

— Où on va, Tom ?

— Dans le Sud, répondit-il. On ne pouvait tout de même pas se laisser chahuter par ces salauds-là. C'était pas possible. On va essayer de traverser sans passer dans le pays.

— Ouais, mais où qu'on va ? (Pa élevait la voix pour la première fois.) C'est ça que je voudrais savoir.

— Tâcher de trouver le camp du Gouvernement, répondit Tom. Un type m'a dit qu'on ne laissait pas entrer les flics, là-bas, Man... faut que je les évite. Sinon, j'ai peur de finir par en tuer un.

— Calme-toi, Tom, dit Man d'un ton d'apaisement. Calme-toi, Tom. Tu t'es retenu une fois. Tu peux recommencer.

— Ouais, et après un bout de temps, il ne me restera plus un sou de dignité.

— Du calme, fit-elle. Il faut avoir de la patience. Voyons, Tom... nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là seront morts depuis longtemps. Comprends donc, Tom. Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.

— Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.

— Je sais. (Man eut un petit rire.) C'est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s'éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront.

— Comment le sais-tu ?

— J' sais pas comment.

Ils pénétrèrent dans la ville et Tom s'engagea dans une rue écartée de façon à éviter le centre. A la lumière des réverbères il regarda sa mère. Son visage était serein et ses yeux avaient une expression étrange, semblable à l'expression d'éternité qu'ont les yeux des statues. Tom leva la main droite et lui toucha l'épaule. Geste instinctif, nécessaire. Puis il retira sa main.

— J' t'ai jamais entendue causer autant, fit-il.

— J'ai jamais eu autant de raisons de le faire, dit-elle.

En suivant les rues écartées il contourna la ville, puis la traversa en sens inverse. A un carrefour, un panneau portait l'indication : 99. Tom prit la 99 en direction du Sud.

— En tout cas, ils ne nous ont pas expédiés dans le Nord, dit-il. Nous allons encore où ça nous plaît d'aller, à quatre pattes peut-être, mais enfin, nous y allons.

La lueur falote des phares sondait devant eux la route large et noire.


1 Nickel : cinq cents.