Au camp de Weedpatch, un soir que les feux du couchant incendiaient les bords des longs nuages rayés suspendus au-dessus du disque du soleil, la famille Joad s'attardait, après le souper. Man ne se décidait pas à commencer la vaisselle.
— Il faut faire quéq' chose, dit-elle.
Ce disant, elle leur montra Winfield :
— Regardez, il n'a plus de couleurs.
Les membres de la famille baissèrent les yeux, honteux.
— Les galettes frites, dit Man. Un mois qu'on est là, et Tom a travaillé cinq jours en tout et pour tout. Et vous autres, vous n'avez pas arrêté de vous décarcasser pour tâcher de trouver du travail. En pure perte. Et nous n'avons plus d'argent. Vous n'osez pas en parler. Tous les soirs, vous vous contentez de manger et après ça vous vous trottez. Vous ne pouvez pas vous décider à en parler. Eh bien, il le faut. Rosasharn sera bientôt à terme et regardez-moi cette mine qu'elle a. Il faut décider quelque chose. Et je ne veux pas en voir un seul se lever avant que ça soit fait. Il nous reste de la graisse pour un jour et de la farine pour deux, et dix pommes de terre. Restez assis où vous êtes et débrouillez-vous.
Ils gardaient les yeux fixés à terre. Pa curait ses ongles épais avec son couteau de poche. L'oncle John arracha une écharde à la caisse sur laquelle il était assis. Tom se pinça la lèvre inférieure et l'écarta de ses gencives.
Il relâcha sa lèvre et dit à voix basse :
— On a cherché, Man. On n'a pas arrêté de marcher, depuis qu'on ne pouvait plus se permettre de consommer de l'essence. On a fait toutes les grilles, toutes les maisons, même quand on savait qu'on ne trouverait rien. Ça finit par vous peser d'avoir à chercher quéq' chose quand on sait que ça n'existe pas.
Man dit d'un ton farouche :
— Vous n'avez pas le droit de vous décourager. La famille est en train de couler. Vous n'en avez pas le droit.
Pa examina ses ongles nettoyés.
— Faut partir, dit-il. On n'avait pas envie de partir. C'est agréable, ici, les gens sont bien gentils. C'est qu'on a peur de retomber dans un de ces Hooverville...
— Eh bien, si on est obligés, tant pis. L'important, c'est de manger.
Al intervint :
— J'ai de quoi faire le plein d'essence dans le camion. J'ai laissé personne y toucher.
Tom sourit :
— Il a de la jugeote, notre Al, avec son air tout fou.
— Alors, réfléchissez, dit Man, j' veux plus rester là à nous regarder tous crever de faim. De la graisse juste pour un jour. C'est tout ce qui nous reste. Rosasharn va bientôt faire ses couches, et faudra la nourrir. Débrouillez-vous !
— C'est c't' eau chaude et ces cabinets... commença Pa.
— Les cabinets, ça ne se mange pas.
Tom dit :
— Il est passé aujourd'hui un type qui cherchait des hommes pour aller à Marysville cueillir des fruits.
— Eh bien, qu'est-ce qu'on attend pour aller à Marysville ? interrogea Man.
— J' sais pas trop, répondit Tom. Ça ne m'a pas l'air catholique cette histoire. Il avait l'air trop pressé. Il ne voulait pas dire combien il payait. Disait qu'il ne savait pas au juste.
Man décida :
— Nous allons à Marysville. Ça m'est égal combien il paie. Nous y allons.
— C'est trop loin, objecta Tom. Nous n'avons pas de quoi acheter de l'essence. On n'y arriverait pas. Tu nous dis de réfléchir, Man. J'ai pas arrêté une minute de réfléchir.
L'oncle John dit :
— Quelqu'un m'a raconté que ça allait bientôt êt' le moment pour le coton, là-haut dans le Nord, du côté du Tulare. C'est pas bien loin, d'après lui.
— Eh ben, il faut y aller, et vivement. Ça beau être agréable et gentil et tout ici, j'en ai assez de rester assise à me ronger les sangs.
Man prit son seau et s'en alla chercher de l'eau chaude au pavillon sanitaire.
— Man devient pas commode, dit Tom. Je l'ai vue se monter plus d'une fois, ces temps-ci. Une vraie soupe au lait.
Pa dit, l'air soulagé :
— En tout cas, elle a éclairci la situation. Je passais mes nuits à me torturer la cervelle. Maintenant au moins on peut en parler ouvertement.
Man revint avec son seau d'eau fumante.
— Alors ? interrogea-t-elle. Vous avez trouvé quéq' chose ?
— On étudie la question, répondit Tom. Pourquoi on ne remonterait pas simplement dans le Nord, là où il y a le coton ? Nous avons battu tout le pays. Nous savons qu'il n'y a rien ici. Alors, si on pliait bagage et qu'on aille dans le Nord ? Comme ça, quand viendra la cueillette du coton, on sera sur place. Ça me ferait plaisir de me sentir du coton dans les pattes. Ton réservoir est plein, Al ?
— Presque... Manque trois doigts à peu près.
— Ça devrait nous mener jusque là-haut.
Man lava une assiette au-dessus du seau :
— Alors ? interrogea-t-elle.
Tom dit :
— T'as gagné, Man. J' crois bien qu'on va déménager. Hein, Pa ?
— Ben, on n'a pas le choix, dit Pa.
Man lui jeta un coup d'œil :
— Quand ?
— Ben... c'est pas la peine d'attendre. Autant partir demain matin.
— Il faut partir demain matin. Je vous ai dit ce qui nous restait.
— Écoute, Man, ne va pas te figurer que je ne veux pas partir. Ça fait quinze jours que j'ai pas eu le ventre plein, ou du moins plein de quéq' chose qui vous tienne au corps.
Man plongea l'assiette dans le seau :
— Nous partons demain matin, dit-elle.
Pa renifla :
— Les choses ont changé, à ce qu'il paraît, dit-il d'un ton sarcastique. Dans le temps, c'étaient les hommes qui décidaient. A ce qu'il paraît que maintenant c'est les femmes qui portent la culotte. J'ai idée qu'il serait grand temps que j'aille chercher une trique.
Man mit l'assiette encore ruisselante à sécher sur une caisse. Ce faisant, elle souriait légèrement.
— Va donc chercher ta trique, Pa, dit-elle. Quand on aura de quoi manger et un coin où rester, alors peut-êt' que tu pourras t'en servir et conserver toute ta peau sur tes os. Mais, pour l'instant, tu ne fais pas ton travail, pas plus avec ta cervelle qu'avec tes mains. Si tu le faisais, alors tu pourrais t'en servir et tu verrais les femmes baisser le nez et se mettre au pas. Mais, maintenant, t'aurais beau faire avec ta trique, tu ne me rosserais pas, t'aurais une bataille sur les bras, parce que moi aussi j'en ai une toute prête à ton service, de trique.
Pa grimaça un sourire gêné :
— C'est du propre de causer de cette façon devant les gosses, dit-il.
— Arrange-toi pour qu'ils aient quéq' chose à se mettre dans l'estomac, avant de discuter de ce qui est bon ou pas bon pour eux.
Pa se leva, dégoûté, et s'éloigna, et l'oncle John le suivit.
Les mains de Man s'affairaient dans l'eau, mais elle regarda partir les deux hommes et dit fièrement à Tom :
— Ne t'inquiète pas. Il ne se tient pas pour battu. Tel que tu le vois, il est encore capable de me coller une beigne pour un oui ou pour un non.
— Tu faisais exprès de l'asticoter ? dit Tom en riant.
— Naturellement. Tu comprends, un homme, c'est capable de se tourmenter, de se tracasser et de se ronger les sangs jusqu'à ce qu'un beau jour il finisse par se coucher et mourir, quand le cœur lui manque. Mais si on l'entreprend et si on le met en colère, eh ben, il s'en sort. Tu vois, Pa il n'a rien dit, mais en ce moment, il est dans une colère bleue. « Ah ! c'est comme ça, qu'il se dit, eh ben elle va voir. » T'inquiète pas, il est d'aplomb maintenant.
Al se leva.
— Je vais faire un petit tour, dit-il.
— Tu ferais bien de t'assurer que le camion est fin prêt, lui conseilla Tom.
— Il est prêt.
— S'il l'est pas, gare à toi, j' vais mettre Man à tes trousses.
— Il l'est, j'te dis.
Al s'éloigna en bombant le torse le long de la rangée de tentes.
Tom soupira :
— Tout ça commence à me fatiguer, Man. Tu ne pourrais pas me mettre en colère, pour changer ?
— T'es plus intelligent que ça, Tom. Je n'ai pas besoin de te mettre en colère. Si j'ai un soutien, c'est bien toi. Les autres... Je les sens un peu loin de moi, dans un sens. Toi, au moins, tu ne lâcheras pas.
Toute la tâche retombait sur lui.
— Ça m' plaît pas, dit-il. Je veux pouvoir aller vadrouiller, comme Al. Et je veux pouvoir me foutre en colère comme Pa, et me saouler comme l'oncle John.
Man secoua la tête :
— Tu ne peux pas, Tom. Je le sais. Je le savais quand t'étais encore tout gosse. Tu n'es pas fait pour ça. Y en a qui ne sont qu'eux-mêmes et jamais rien d'autre. Prends Al... ben, c'est qu'un jeune gars qui court après les filles. Mais toi, tu n'as jamais été comme ça, Tom.
— J' te prie de croire que si. Je le suis toujours.
— Pas du tout. Tout ce que tu fais, tu ne le fais pas seulement pour toi, ça va chercher plus loin. C'est quand on t'a mis en prison que je l'ai compris. Tu es un élu, Tom.
— Allons, Man... ne dis pas de bêtises. C'est ton imagination qui travaille.
Elle déposa les couteaux et les fourchettes sur la pile d'assiettes.
— Possible. Possible que ce soit de l'imagination. Rosasharn essuie tout ça et range-le.
La jeune femme se mit péniblement debout, son ventre énorme bombant devant elle. Elle s'approcha lourdement de la caisse et y prit un plat propre.
Tom dit :
— Ça la tire tellement qu'elle ne pourra bientôt plus fermer les yeux.
— Veux-tu finir de la tourmenter ? dit Man. Rosasharn est une bonne fille. Trotte-toi et va-t'en faire tes adieux à qui tu veux.
— Okay, fit-il. Je vais voir combien qu'on a de route à faire.
Man dit à la jeune femme :
— C'était pas pour t'ennuyer qu'il blaguait comme ça. Où sont passés Ruthie et Winfield ?
— Ils ont filé derrière Pa. Je les ai vus.
— Oh ! laisse-les.
Rose de Saron se déplaçait lourdement. Sa mère la surveillait du coin de l'œil.
— Tu te sens bien ? T'as la figure un peu tirée.
— J'ai pas eu de lait, comme elles disaient que j'aurais dû.
— Je sais. On n'en avait pas, que veux-tu ?
Rose de Saron dit d'un ton morne :
— Si Connie n'était pas parti, on aurait une petite maison, à l'heure qu'il est, et lui serait à étudier et tout. J'aurais eu le lait qu'il me fallait. Ce qui fait que j'aurais eu un beau bébé. Il ne sera pas beau, mon bébé. L'aurait fallu que j'aie du lait à boire.
Elle prit quelque chose dans la poche de son tablier et le mit dans sa bouche.
— Qu'est-ce que tu mastiques là ?
— Rien.
— Allons, qu'est-ce que tu as dans la bouche ?
— Rien qu'un bout de craie. J'en ai trouvé un gros morceau.
— Mais, voyons, c'est comme si tu mangeais de la terre.
— J'en ai eu envie, comme ça.
Man resta silencieuse. Elle écarta les genoux, tendant l'étoffe de son tablier.
— Je sais ce que c'est, dit-elle enfin. J'ai une fois mangé du charbon, étant enceinte. Un gros morceau de charbon. Grand-mère disait que j'aurais pas dû. Ne dis surtout pas de choses idiotes à propos du bébé. Tu n'as même pas le droit de le penser.
— J'ai pas de mari ! J'ai pas de lait !
— Si t'étais bien portante, dit Man, je t'aurais flanqué ma main à travers la figure.
Elle se leva et s'en alla sous la tente. Elle revint, se planta devant Rose de Saron et tendit sa main ouverte.
— Regarde !
Les petites boucles en or brillaient dans le creux de sa paume.
— Elles sont à toi.
Les yeux de la jeune femme s'illuminèrent un court instant, puis elle détourna la tête :
— J'ai pas les oreilles percées.
— Eh bien, ça va être vite fait.
Man retourna sous la tente et en ressortit presque aussitôt avec une boîte en carton. Prestement, elle enfila une aiguille, doubla le fil et y fit une série de nœuds. Puis elle enfila une seconde aiguille et opéra de la même manière. Dans une boîte, elle trouva un petit morceau de bouchon.
— Ça va me faire mal ! Ça va me faire mal !
Man s'avança vers elle, plaça le bouchon contre le lobe de l'oreille et poussa l'aiguille dans le bouchon, à travers la chair.
La jeune femme eut un mouvement nerveux.
— Ça pique. Ça va me faire mal.
— Pas plus que ça.
— Oh ! si, j'en suis sûre.
— Eh bien, alors, commençons par l'autre oreille. Elle mit en place le bouchon et perça l'autre oreille.
— Ça va me faire mal !
— Chut ! dit Man. C'est fini.
Rose de Saron la regarda avec des yeux ronds. Man coupa le fil pour enlever les aiguilles et passa un nœud de chaque fil à travers les lobes.
— Et maintenant, fit-elle, tous les jours faudra passer un nœud de plus, et d'ici une quinzaine tu pourras les porter. Tiens, elles sont à toi, maintenant. Tu peux les garder.
Rose de Saron toucha délicatement ses oreilles et considéra les minuscules taches de sang sur ses doigts.
— Ça n'a pas fait mal. Seulement piqué un peu.
— Il y a longtemps qu'on aurait dû te les percer, dit Man.
Elle regarda la figure de sa fille et eut un sourire de triomphe.
— Et maintenant, dépêche-toi de finir la vaisselle. Ton bébé sera un beau bébé. J'ai bien failli te laisser avoir un bébé sans que tu aies les oreilles percées. Mais, maintenant, tu n'as plus rien à craindre.
— Ça y fait quéq' chose ?
— Je comprends que ça y fait, dit Man. J' comprends.
Al s'avançait d'un pas désinvolte le long de la ruelle, en direction de l'estrade du bal. Devant une petite tente à l'aspect soigné, il siffla doucement, puis continua son chemin. Arrivé au bout du terrain, il s'assit dans l'herbe. Au couchant, les nuages avaient perdu leur liséré rouge et s'obscurcissaient au centre. Al se gratta les mollets et contempla le ciel crépusculaire.
Au bout de peu d'instants, une petite blonde s'approcha, elle était jolie et fine de traits. Elle s'assit auprès de lui dans l'herbe, sans rien dire. Al promena ses doigts autour de sa taille.
— Finis, dit-elle. Tu me chatouilles.
— Nous partons demain, dit Al.
Elle leva sur lui des yeux sidérés :
— Demain ? Où ça ?
— Dans le Nord, répondit-il d'un air insouciant.
— Mais, on va se marier, non ?
— Bien sûr, d'ici quéq' temps.
— T'avais dit bientôt, s'écria-t-elle avec colère.
— Ben, bientôt ou dans quéq' temps, c'est pareil.
— T'as promis.
Il promena ses doigts plus avant.
— Laisse-moi ! cria-t-elle. T'avais dit qu'on se marierait.
— Mais puisque j' te le dis.
— Oui, mais maintenant tu t'en vas.
Al demanda d'un ton brusque :
— Qu'est-ce qui te prend ? T'es enceinte ?
— Non, j' suis pas enceinte.
Al se mit à rire :
— Alors, je me suis donné du mal pour rien, hein ?
Elle se hérissa et se releva d'un bond.
— Laisse-moi tranquille, Al Joad. Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi.
— Oh ! allez, quoi... Qu'est-ce qu'il y a ?
— Tu te prends pour... pour un oiseau rare.
— T'emballe pas.
— Tu te figures que je suis forcée de sortir avec toi ? Eh ben, tu te trompes. C'est pas les occasions qui me manquent.
— Oh ! t'emballe pas.
— Non, j' te dis. Laisse-moi tranquille.
Brusquement, Al bondit, l'empoigna par la cheville et la fit trébucher. Il la rattrapa dans sa chute, la maintint contre lui et lui plaqua sa main sur la bouche. Elle essaya de lui mordre la paume, mais il bomba la main, tandis que, de l'autre bras, il la maintenait à terre. L'instant d'après, elle s'était calmée, et bientôt ils s'ébattirent dans l'herbe sèche.
— Je serai bientôt de retour, tu peux être sûre, dit Al. Avec du fric plein les poches. On ira à Hollywood voir des films de cinéma.
Elle était étendue sur le dos. Al se pencha sur elle. Et dans ses yeux il vit scintiller l'étoile du soir et passer un nuage sombre.
— Nous prendrons le train, dit-il.
— Dans combien de temps, à ton idée ? demanda-t-elle.
— Oh ! un mois, peut-êt' bien, répondit-il.
Le soir tombait. Accroupis contre la véranda du bureau Pa et l'oncle John délibéraient avec les autres pères de famille. Ils scrutaient la nuit et ils scrutaient l'avenir. Le petit directeur, propret dans ses vêtements blancs effrangés, était accoudé à la balustrade. Il avait les traits las et tirés.
Huston leva les yeux vers lui :
— Feriez bien d'aller dormir un peu, mon vieux.
— Oui, ça me ferait pas de mal. La nuit dernière, il y a eu une naissance au pavillon 3. Je commence à faire une bonne sage-femme.
— C'est utile de s'y connaître, dit Huston. Un homme marié doit savoir ces choses-là.
Pa dit :
— Nous nous en allons demain matin.
— Ah oui ! De quel côté ?
— Ben, on a pensé que le mieux serait de pousser un peu dans le Nord. Tâcher d'arriver juste pour le coton. Nous n'avons pas trouvé de travail ici. Nous n'avons plus de provisions.
— Vous savez s'il y a du travail là-haut ? demanda Huston.
— Non, mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'y en a pas ici.
— Il y en aura un peu plus tard, dit Huston. Nous tâcherons de tenir jusque-là.
— Ça nous embête de partir, dit Pa. Les gens ont été si gentils avec nous... et puis l'eau courante et les cabinets et tout. Mais faut bien manger. Nous avons un plein réservoir d'essence. Ça nous mènera toujours un bon bout de chemin. Nous avons pris un bain tous les jours, ici. Jamais été aussi propres. C'est drôle, dans le temps je ne me lavais qu'une fois par semaine et j'avais jamais eu l'impression de sentir. Mais maintenant, si je reste un jour sans prendre ma douche, je me fais l'effet de sentir mauvais. Me demande si ça vient de se laver si souvent ?
— Peut-êt' que vous faisiez pas attention avant, dit le directeur.
— Peut-être. J' voudrais bien qu'on puisse rester.
Le petit directeur se tenait les tempes.
— J' crois bien qu'il va y avoir encore un bébé, cette nuit, dit-il.
— Nous allons en avoir un chez nous, avant qu'il soit longtemps, dit Pa. J' voudrais bien qu'il vienne au monde ici. Pour ça, oui.
Tom, Willie et Jules le métis étaient assis au bord de l'estrade de danse et balançaient les jambes.
— J'ai un sachet de Bull Durham, dit Jules. Tu veux en rouler une ?
— Tu parles, répondit Tom. Ça fait un temps fou que j'ai pas fumé.
Il roula soigneusement la cigarette brune, de façon à perdre le moins de tabac possible.
— Eh ben, nous serons ennuyés de vous voir partir, dit Willie. Vous êtes de bien braves gens.
Tom alluma sa cigarette.
— J'arrête pas de penser à tout ça, bon Dieu. C' que je voudrais qu'on puisse s'installer quéq' part.
Jules reprit son Durham.
— Ça ne peut pas durer, dit-il. J'ai une petite fille. Je me disais qu'une fois qu'on serait ici, je pourrais l'envoyer en classe. Mais, bon Dieu, y a jamais moyen de rester assez longtemps dans le même coin. Faut toujours êt' à pousser de l'avant, toujours à se traîner plus loin.
— J'espère qu'on ne tombera plus dans un de leurs Hooverville, dit Tom. Là, j' peux dire que j'ai eu vraiment la frousse.
— Les shérifs adjoints vous ont emmerdés ?
— Je craignais de finir par en tuer un, dit Tom. J'y ai pas été longtemps, mais j'arrêtais pas de mousser. S'est amené un adjoint qu'a embarqué un copain juste parce qu'il lui avait répliqué. J'étais dans une rage...
— Déjà été dans une grève ? interrogea Willie.
— Non.
— Ben, j'ai beaucoup réfléchi à tout ça. Pourquoi ces adjoints de malheur ne viennent-ils pas ici tout chambarder, comme ils font partout ailleurs ? Tu crois que c'est le petit gars du bureau qui leur fait peur ? Jamais.
— Alors, qu'est-ce que c'est ? demanda Jules.
— Je vais vous le dire. C'est parce qu'on se tient tous. Un adjoint ne peut pas s'en prendre à quelqu'un, ici, parce qu'il s'en prend à tout le camp. Et il ose pas. On n'aurait qu'à gueuler un coup et lui tomberait deux cents types sur le dos tout de suite. Y avait justement un organisateur de Syndicats qu'en parlait en venant sur la route. Il disait qu'on pouvait faire ça n'importe où. Qu'à se tenir les coudes. Ils ne se risqueraient pas à chercher des rognes à deux cents bonshommes. Ils ne se sentent forts que quand ils n'en ont qu'un devant eux.
— Ouais, dit Jules. Admettons que tu montes un Syndicat comme tu dis. Il te faudra des chefs. Eh bien, ils s'en prendront aux chefs, et où est-ce qu'il sera ton Syndicat ?
— Eh ben, dit Willie, faut tout de même bien finir par goupiller quéq' chose. Je suis là depuis un an et les salaires n'arrêtent pas de baisser. A l'heure qu'il est, un homme ne peut plus nourrir sa famille avec sa paie, et ça ne fait qu'empirer. Rester là à se tourner les pouces et à crever de faim, c'est pas une solution. Je ne sais pas quoi faire. Un type qu'a un attelage de chevaux, il ne rouspète pas, quand il est forcé de les nourrir à rien faire. Mais quand c'est des hommes qui travaillent pour lui, il se fout pas mal de ce qui leur arrive après. Les chevaux sont plus cotés que les hommes. Je ne comprends pas.
— Ça en vient au point que j' veux même plus y penser, dit Jules. Et pourtant j' suis forcé d'y penser. J'ai là ma petite fille ; vous savez comme elle est mignonne. L'aut' semaine on lui a donné un prix, au concours qu'ils ont fait dans le camp, à cause qu'elle est si mignonne. Eh ben, qu'est-ce qui va lui arriver ? Elle n'aura bientôt plus que la peau sur les os. Je ne supporterai pas ça. Elle est tellement mignonne. Un de ces jours, ça sera plus fort que moi, je ferai quéq' chose.
— Quoi ? demanda Willie. Qu'est-ce que tu feras ? Tu voleras et t'iras en prison ? Ou tu tueras quelqu'un et t'iras te balancer au bout d'une corde ?
— J' sais pas, dit Jules. Ça me rend fou d'y penser. Ça me tape sur le ciboulot.
— Y a une chose que je regretterai, c'est les soirées de danse, dit Tom. C'était chouette. J'en avais jamais vu d'aussi bien. Enfin, je vais me coucher. Au revoir. On se reverra bien quéq' part, un de ces jours...
Il leur serra la main.
— Sûrement, dit Jules.
— Alors, salut !
Tom s'éloigna dans l'obscurité.
Dans l'ombre de la tente des Joad, Ruthie et Winfield étaient étendus sur leur matelas, près de leur mère. Ruthie chuchota :
— Man !
— Quoi ! Tu ne dors pas encore ?
— Man, y aura un jeu de croquet, ousqu'on va ?
— Je n'en sais rien. Dors. On part de bonne heure.
— Je voudrais bien rester ici ; au moins on est sûr qu'il y en a un, de croquet.
— Chut ! fit Man.
— Man, Winfield a tapé un gosse, ce soir.
— C'était pas bien.
— Je le sais. Je lui ai dit, mais il l'a tapé en plein sur le nez ; ça pissait le sang, nom d'un chien !
— Veux-tu ne pas parler comme ça. Ce n'est pas beau.
Winfield se retourna sous la couverture.
— Il avait dit qu'on était des Okies, fit-il d'une voix indignée. Il disait que lui n'en était pas un, d'Okie, à cause qu'il venait de l'Oregon. Nous a traités de sales Okies. Je l'ai sonné.
— Chut ! Tu n'aurais pas dû. Les injures ne font pas de mal.
— Oui, ben, il n'a qu'à essayer de recommencer ! dit farouchement Winfield.
— Chut ! Dors.
Ruthie dit :
— Si t'avais vu le sang dégouliner — l'en avait plein sur ses affaires.
Man sortit une main de dessous la couverture et lui allongea une chiquenaude. La petite resta un instant comme pétrifiée, puis elle s'abandonna à ses larmes et à ses reniflements étouffés.
Pa et l'oncle John étaient installés au pavillon sanitaire, sur les sièges de deux cabinets voisins.
— Autant en profiter un bon coup, pour la dernière fois, dit Pa. C' que c'est agréable, tout de même. Tu te rappelles la frousse qu'ont eue les mioches la première fois qu'ils l'ont fait marcher.
— J'étais pas tellement fier non plus, avoua l'oncle John.
Il tira soigneusement sa salopette autour de ses genoux.
— Je deviens mauvais, dit-il. Je sens que le péché recommence à me tracasser.
— Tu ne peux pas commettre de péchés, dit Pa, t'en as pas les moyens. T'es bien assis là où tu es, alors tiens-toi tranquille. Un péché revient au moins à deux dollars, et à nous tous nous ne les avons pas.
— Oui, mais j'ai des pensées de péché.
— Tu peux pécher en pensée, ça ne coûte rien.
— C'est tout aussi mal, dit l'oncle John.
— C'est bougrement plus économique, dit Pa.
— Ne plaisante pas avec le péché.
— Je ne plaisante pas. Vas-y tout ton saoul. Ça te prend toujours quand on est dans le pétrin, l'envie de faire des blagues.
— Je le sais, dit l'oncle John. Toujours été pareil, j'ai jamais raconté le quart de ce que j'ai pu faire.
— Garde-le pour toi.
— C'est ces beaux cabinets, qui me donnent des idées de péché.
— T'as qu'à baisser culotte dans l'herbe. Allons, remonte ton pantalon et viens te coucher.
Pa rajusta les bretelles de sa salopette, puis il déclencha la chasse d'eau et regarda d'un air absorbé l'eau tourbillonner dans la cuvette.
Il faisait encore nuit lorsque Man réveilla le campement. Les veilleuses luisaient faiblement par les portes ouvertes du pavillon. Tout un assortiment de ronflements montait des tentes alignées au bord du chemin.
Man dit :
— Allez, debout. Faut mettre en route. Il va bientôt faire jour.
Elle souleva le verre grinçant de la lanterne et alluma la mèche.
— Allons, dépêchons-nous, tout le monde.
Un lent grouillement anima le sol de la tente. Édredons et couvertures furent rejetés et des yeux ensommeillés clignotèrent à la lumière. Man passa sa robe sur sa blouse et le jupon qu'elle portait au lit.
— Il n'y a pas de café, dit-elle. J'ai quelques galettes. On les mangera en route. Levez-vous, qu'on charge le camion. Allons, vite. Ne faites pas de bruit. Il ne faut pas réveiller les voisins.
Il leur fallut un moment pour se réveiller tout à fait.
— Non, non... ne vous sauvez pas ! enjoignit-elle aux enfants.
La famille fut vite habillée. Les hommes défirent la bâche et chargèrent le camion.
— Tâchez que ça soit bien plat, leur recommanda Man.
Ils empilèrent les matelas au sommet du chargement et assujettirent la bâche sur les ridelles.
— Ça y est, Man, dit Tom, on est prêts.
Man leur tendit une assiette de galettes froides.
— Tenez. Chacun une. C'est tout ce qui nous reste.
Ruthie et Winfield se saisirent de leurs galettes et montèrent en haut du chargement. Ils se mirent sous une couverture et se rendormirent, tenant à la main leur galette froide et dure. Tom se coula au volant et mit le contact. Le démarreur ronfla une seconde, puis s'arrêta.
— Al, nom de Dieu ! s'écria Tom, t'as laissé décharger la batterie.
Al riposta avec véhémence :
— Qu'est-ce que tu voulais que je foute ? J'avais pas d'essence, c'est forcé qu'elle soit à sec.
Subitement, Tom se mit à rire.
— Ben, j' sais pas c' que t'aurais pu foutre, mais c'est de ta faute. Maintenant, tu vas la faire partir à la main.
— Mais c'est pas de ma faute, j'te dis.
Tom descendit et trouva la manivelle sous le siège.
— C'est de la mienne, dit-il.
— Passe-moi cette manivelle.
Al la prit.
— Et mets du retard, que je ne me fasse pas arracher le bras.
— C'est bon. Tords-lui la queue.
Al s'escrima à la manivelle, suant et soufflant. Le moteur se décida, crachota un peu mais rugit lorsque Tom régla l'arrivée des gaz. Il mit de l'avance et réduisit l'accélération.
Man s'assit à côté de lui.
— Nous avons réveillé tout le camp, dit-elle.
— Ils se rendormiront.
Al monta de l'autre côté.
— Pa et l'oncle John sont en haut, déclara-t-il. Ils veulent dormir.
Tom roula jusqu'à l'entrée principale. Le veilleur de nuit sortit du bureau et dirigea le faisceau de sa lampe électrique sur le camion.
— Attendez une minute.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Vous partez pour de bon ?
— Oui.
— Alors, il faut que je vous raie de la liste.
— Très bien.
— Vous savez où vous allez ?
— Ben, on va voir dans le Nord.
— Bonne chance, dit le veilleur de nuit.
— A vous pareillement. Au revoir.
Le camion passa prudemment de biais le dos-d'âne et rejoignit la route. Tom refit le chemin qu'ils avaient parcouru en venant, dépassant Weedpatch en direction de l'Ouest jusqu'à la 99, et de là reprenant vers le Nord sur la grande route pavée jusqu'à Bakersfield. Il faisait jour lorsqu'ils atteignirent les faubourgs de la ville.
Tom dit :
— Partout, c'est des restaurants. Et il y a partout du café. Regardez-moi celui-là, qu'est ouvert toute la nuit. Je parie qu'ils ont plus de dix bidons de café là-dedans, bien bouillant !
— Oh ! la ferme, dit Al.
Tom lui fit un sourire en coin.
— Alors, je vois que tu t'es dégotté une bonne amie en rien de temps.
— Et après ?
— Il est mal luné, ce matin, Man. Faut pas s'y frotter.
— Un de ces jours, je vais m'en aller tout seul, dit Al, d'un ton irrité. On se débrouille beaucoup plus facilement quand on n'a pas de famille.
Tom dit :
— Dans neuf mois, tu vas en avoir une. Je t'ai vu faire.
— T'es piqué, dit Al. Je trouverai une place dans un garage et je mangerai au restaurant.
— Et dans neuf mois, t'auras une femme et un gosse.
— Ah ! penses-tu !
— T'es un dégourdi, Al. Un de ces jours, tu vas en prendre un bon coup sur le crâne.
— Par qui ?
— On trouve toujours quelqu'un, t'en fais pas, dit Tom.
— Tu crois que parce que tu as...
— Veux-tu te taire, toi ! coupa Man.
— C'est moi qui ai commencé, dit Tom. Je voulais le faire enrager. C'était pas méchant, Al. Je ne savais pas que t'avais le béguin à ce point-là.
— J'ai le béguin de personne.
— Bon ! alors, tu n'as pas le béguin. Ce n'est pas moi qui te contredirai.
Le camion arrivait aux confins de la ville.
— Regardez-moi ces gargotes ambulantes, dit Tom. Des centaines, il y en a.
Man dit :
— Tom ! J'avais un dollar de côté. Si tu as tellement envie de café, prends-le.
— Non, Man. Je blaguais.
— Tu peux le prendre, si tu en as tellement envie.
— Je n'en veux pas.
— Alors, ne nous rase pas avec ton café.
Tom resta un moment silencieux.
— L'impression que je n'arrête pas de mettre les pieds dans le plat, dit-il. Tiens, voilà la route qu'on avait faite l'aut' nuit.
— J'espère qu'il ne nous arrivera plus rien de pareil, dit Man. Quelle sale nuit c'était !
— Je rigolais pas non plus.
Le soleil se leva sur leur droite ; la grande ombre du camion courait à côté d'eux, voltigeant sur les piquets de clôture en bordure de la route. Ils accélérèrent en passant devant Hooverville reconstruit.
— Regardez, dit Tom. Il y a d'aut' gens. Ça n'a pas l'air changé.
Al sortit de son mutisme.
— Un type m'a dit qu'il y en avait là-dedans qu'ont vu leurs affaires brûler plus de vingt fois. Il m'a dit qu'ils vont simplement se cacher dans les fourrés et qu'après ça ils reviennent construire une autre hutte avec des roseaux. Comme des rats. Ils en ont tellement l'habitude qu'ils ne se fâchent même plus, que disait le type. Ils acceptent ça comme ils accepteraient le mauvais temps.
— Il faisait salement mauvais pour moi, ce soir-là, dit Tom.
Ils avançaient sur la large chaussée. Et les premiers rayons du soleil les faisaient frissonner.
— Commence à faire frisquet, le matin, dit Tom. L'hiver s'annonce. Pourvu qu'on se ramasse un peu d'argent avant qu'il arrive. Il ne fera pas gai sous la tente, en hiver.
Man soupira, puis elle redressa la tête.
— Tom, dit-elle, il nous faut un toit pour cet hiver. Il nous le faut absolument. Ruthie se porte bien, mais Winfield n'est pas solide. Il nous faut une maison pour quand les pluies commenceront. Paraît qu'il pleut des hallebardes dans ce pays, quand ça s'y met.
— Nous aurons une maison, Man. Ne te fais pas de souci. T'auras une maison.
— Tout ce que je demande, c'est un toit et un plancher. Pour que les petits n'aient pas à coucher sur la dure.
— On tâchera, Man.
— C'est seulement que, des fois, je m'affole, dit-elle. Je perds tout courage.
— Je ne t'ai encore jamais vue perdre courage.
— La nuit, quelquefois.
Un sifflement bref se produisit à l'avant du camion. Tom se cramponna au volant et plaqua la pédale de frein sur le plancher. Le camion cahota quelque peu, puis s'arrêta. Tom poussa un soupir :
— Eh ben, ça y est !
Il se laissa aller contre le dossier du siège. Al bondit hors de la voiture et courut voir le pneu avant.
— Un clou énorme ! s'écria-t-il.
— Nous avons des rustines ? demanda Tom.
— Non, répondit Al. J'ai tout employé. J'ai bien des pièces et de la dissolution, mais pas de rustines.
Tom se retourna et regarda Man avec un petit sourire navré.
— T'aurais pas dû parler de ce dollar, dit-il. On se serait arrangé d'une façon ou d'une autre pour réparer.
Il descendit à son tour et alla voir le pneu avant.
Al désigna un gros clou qui sortait de l'enveloppe dégonflée.
— Le voilà ! Il n'y avait peut-être qu'un seul clou dans tout le pays, mais il a fallu qu'on tombe dessus.
— C'est grave ? s'inquiéta Man.
— Non, c'est pas grave, mais faut réparer.
La famille dégringola du haut du chargement.
— Crevé ? demanda Pa.
Mais quand il vit le pneu, il se tut.
Tom dérangea Man et prit sous la banquette la boîte à réparations. Il déroula la feuille de caoutchouc, s'empara du tube de dissolution et le pressa délicatement.
— Presque à sec, dit-il. J'espère qu'il y en aura assez. Vas-y, Al. Bloque les roues arrière, qu'on mette le cric.
Tom et Al formaient une équipe idéale. Ils calèrent les roues arrière avec des pierres, placèrent le cric sous l'essieu avant et soulagèrent le pneu crevé du poids du moteur. Ils arrachèrent l'enveloppe de la jante, trouvèrent le trou, trempèrent un chiffon dans le réservoir d'essence et nettoyérent la chambre tout autour du trou. Ensuite, tandis que son frère tendait la chambre à air sur son genou, Tom déchira le tube de dissolution avec la lame de son couteau puis il étendit une légère couche de colle fluide sur le caoutchouc.
— Maintenant, laisse-le sécher pendant que je taille une pièce.
Il découpa minutieusement un morceau de la feuille bleue et l'arrondit avec soin. Al tenait la chambre fermement tendue pendant que Tom posait délicatement la pièce.
— Là ! Maintenant, mets-la sur le marchepied, que je la travaille.
Il prit un marteau et martela soigneusement la pièce. Puis il tendit la chambre à fond et s'assura que les bords tenaient bien.
— Et voilà ! Elle tiendra. Colle-la dans l'enveloppe, qu'on la regonfle. J'ai idée que tu pourras conserver ton dollar, Man.
Al dit :
— Je voudrais bien qu'on ait un pneu de rechange. Faudra qu'on s'en procure un, Tom. Une roue toute montée, et gonflée. Comme ça, on pourrait réparer de nuit.
— Quand nous aurons de quoi acheter un pneu de rechange, nous nous paierons du café et du lard à la place, dit Tom.
Les autos, encore peu nombreuses à cette heure matinale, passaient en vrombissant, et le soleil commençait à donner. Une petite brise soufflait par bouffées, dans un léger murmure ; une brume gris perle voilait les montagnes des deux côtés de la vallée.
Tom était occupé à gonfler le pneu lorsqu'un roadster venant du Nord stoppa de l'autre côté de la route. Un homme au visage bruni, vêtu d'un complet de ville gris clair, en descendit et traversa la chaussée. Il était nu-tête. Il souriait, montrant des dents dont la blancheur contrastait avec la peau brune. Il portait une grosse alliance d'or au médius de la main gauche, et un petit ballon de football en or pendait à la chaîne de montre qui battait son gilet.
— Bonjour, dit-il d'un ton affable.
Tom s'arrêta de pomper et leva les yeux.
— Jour.
L'homme passa la main dans ses cheveux courts, crépus et légèrement grisonnants.
— Vous cherchez du travail ?
— Pour ça oui, m'sieur. Même qu'on racle les fonds de tiroir.
— Vous savez cueillir des pêches ?
— Nous ne l'avons jamais fait, dit Pa.
Tom se hâta d'intervenir.
— Nous savons tout faire, dit-il. Nous pouvons cueillir tout ce qui se présente.
L'homme tripotait son petit ballon d'or.
— Dans ce cas, vous aurez de l'ouvrage en masse à une quarantaine de milles plus haut.
— Ça ferait bougrement notre affaire, dit Tom. Dites-nous seulement comment y arriver et nous y serons en deux temps trois mouvements.
— Eh bien, vous continuez tout droit jusqu'à Pixley, c'est à trente-cinq ou trente-six milles d'ici, après quoi vous prenez à droite et vous faites environ six milles. N'importe qui vous dira où se trouve la ferme Hooper. Vous trouverez autant de travail que vous en voudrez là-bas.
— On y va.
— Vous connaissez d'autres gens qui cherchent du travail ?
— Je comprends, dit Tom. Là-bas, au camp de Weedpatch, il y en a un tas qui en cherchent.
— Je vais pousser jusque-là. Il nous faut du monde. Attention de ne pas vous tromper ; à Pixley vous tournez à droite et vous continuez vers l'Est jusqu'à la ferme Hooper.
— Entendu, dit Tom. Et merci bien, m'sieur. Ça tombe à pic, vous savez.
— C'est bon. Allez-y le plus vite possible.
Il retraversa la chaussée, monta dans son roadster décapoté et s'éloigna en direction du Sud.
Tom recommença à s'escrimer sur la pompe.
— Vingt chacun, cria-t-il. Un, deux, trois, quatre...
A vingt, Al le relaya, puis ce furent Pa et l'oncle John. Le pneu s'arrondissait et durcissait peu à peu. La pompe passa trois fois de main en main.
— Baisse le cric, qu'on voie, dit Tom.
Al enleva le cric et la voiture retomba sur ses roues.
— Ça suffit amplement, dit-il. Peut-être un peu trop, même.
Ils jetèrent les outils dans la voiture.
— En route ! cria Tom. On va enfin travailler.
Man reprit sa place entre les deux frères. Al s'était mis au volant, cette fois.
— Vas-y doucement, Al. Ne le fais pas chauffer.
Ils poursuivirent leur route à travers les champs ensoleillés. La brume s'était levée et les crêtes se dessinaient nettement sur le ciel, brunâtres et coupées de failles d'un noir pourpre. Les pigeons sauvages s'envolaient des haies au passage du camion. Al accélérait inconsciemment l'allure.
— Doucement, lui recommanda Tom. Il va nous griller entre les pattes si tu le pousses trop. Faut qu'on arrive. Il se pourrait même qu'on commence à travailler aujourd'hui. Man dit avec volubilité :
— Avec quatre hommes à travailler, on me fera peut-être crédit tout de suite. La première chose qu'il nous faut, c'est du café ; ça fait assez longtemps que t'en as envie ; et puis de la farine, de la levure et de la viande. Pour du rôti, vaut mieux ne pas se presser. On gardera ça pour plus tard. Samedi, par exemple. Et du savon. Il nous faut du savon. Je me demande où c'est que nous resterons...
Elle était lancée :
— Et du lait. Je prendrai du lait, il lui faut du lait à Rosasharn. C'est la dame infirmière qui l'a dit.
Un serpent déroulait ses anneaux sur la chaussée tiède. Al fit un écart, l'écrasa et reprit sa droite.
— Un serpent-ratier, dit Tom. T'aurais pas dû l'écraser.
— J' peux pas les voir, dit gaiement Al. J' peux en voir aucun. Ils me font tourner les boyaux.
Au fur et à mesure que la matinée s'avançait, la circulation devenait plus dense : voyageurs de commerce dans leurs petites deux places laquées, arborant sur les portières la marque de leur firme, camions-citernes à essence rouge et blanc, traînant tout un cliquetis de chaînes derrière eux, immenses camions aux portes carrées des maisons d'alimentation en gros, en tournée de livraison. La région traversée par la grand-route était riche. Vergers aux arbres lourds de fruits, vignobles dont les longues vrilles vertes tapissaient le sol entre chaque rangée, carrés de melons et champs de céréales. Des maisons blanches couvertes de roses grimpantes se dressaient sur les pelouses. Et le soleil chaud dorait tout.
A l'avant du camion Man, Tom et Al débordaient de joie.
— Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi heureuse, dit Man. Si on cueille beaucoup de pêches, on pourrait peut-être avoir une maison, payer un loyer même, pour un couple de mois. Il faut qu'on ait une maison.
— Je vais épargner, dit Al. Je vais épargner et puis j'irai en ville chercher une place dans un garage. J'aurai une chambre et je mangerai au restaurant. Et j'irai au cinéma tous les soirs, nom de Dieu. Ça ne coûte pas cher. Voir des films de cow-boys.
Ses mains se serraient autour du volant.
Le radiateur bouillonnait et crachait de la vapeur.
— Tu l'as rempli ? demanda Tom.
— Ouais. Mais on a le vent dans le dos, je crois. C'est pour ça qu'il chauffe.
— Fait rudement beau, dit Tom. A Mac-Alester, tout en travaillant, je pensais à tout ce que je ferais un jour. Je me voyais démarrer, partir tout droit et ne me laisser arrêter par rien. C' que ça paraît loin. J'ai l'impression qu'il y a des années de ça. Il y avait un gardien... il me menait la vie dure, celui-là. J'étais décidé à lui faire son affaire. Ça doit être pour ça que j' peux pas sentir les flics. J'ai l'impression qu'ils ont tous sa sale gueule. Il devenait tout rouge, je me souviens. Il ressemblait à un porc. On racontait qu'il avait un frère, dans l'Ouest. Les gars qu'étaient mis en liberté provisoire, il les envoyait à son frère, et lui les obligeait à travailler pour rien. S'ils avaient le malheur de rouspéter, on les renvoyait en taule pour avoir manqué à leur parole. C'est ce qu'on racontait là-bas.
— Pense à autre chose, implora Man. Vous allez voir tout ce que je vais vous apporter comme provisions. De la farine, du lard, et un tas de choses.
— Vaut mieux que je m'ôte ça du système, dit Tom. Si j'essaie de le rentrer, ça ne fera qu'empirer. Il y avait un phénomène. Complètement marteau. J' vous ai jamais parlé de lui. Une tête de guignol. Pas méchant pour un sou. Il parlait toujours de s'évader. Les types l'appelaient Guignol.
Tom rit silencieusement, pour lui seul.
— N'y pense pas, supplia Man.
— Vas-y, dit Al. Raconte.
— Ça ne me fait plus rien, Man, assura Tom. Il était toujours à tirer des plans pour s'évader. Il combinait tout au poil, à part ça ; mais il était incapable de tenir sa langue, alors en un rien de temps tout le monde était au courant, y compris le directeur de la prison. On le laissait s'évader, après quoi on le prenait par la main et on le ramenait. Un beau jour, il fait son plan comme d'habitude, avec croquis et tout. Bien entendu, il le montre à droite et à gauche, mais on le laisse faire sans rien dire. Et puis il se planque, et personne ne bouge. Il s'était procuré une corde je ne sais où, alors il passe le mur. Y avait six gardiens qui l'attendaient de l'autre côté avec un grand sac, et v'là mon Guignol qui descend tout tranquillement par la corde et qui atterrit en plein dedans. Les gardiens referment la gueule du sac et le ramènent. Les types ont tellement rigolé qu'ils ont failli en crever. Mais Guignol a mal pris la chose. Ça l'avait complètement démoli, cette histoire. Il pleurait, il pleurait, et il faisait une tête minable. Il a fini par tomber malade, tellement ça lui avait atteint le moral. S'est coupé les poignets avec une épingle et il a saigné à mort, à cause qu'il avait le moral atteint. Y a rien de terrible là-dedans. On voit toutes sortes de cinglés dans une prison.
— Parle d'autre chose, dit Man. Je connaissais la maman de Floyd-Beau-Gosse. C'était pas un mauvais garçon. On l'a poussé à bout, c'est tout.
Le soleil était au zénith ; l'ombre du camion s'effilait et se réfugiait sous les roues.
— Ça doit êt' Pixley, là plus haut, dit Al. J'ai vu un poteau indicateur tout à l'heure.
Ils pénétrèrent dans la petite ville et s'engagèrent dans une route plus étroite, en direction de l'est. Les vergers succédaient aux vergers et formaient comme une nef devant eux.
— J'espère que ça sera facile à trouver, dit Tom.
— L'homme a dit la ferme Hooper, rappela Man. L'a dit qu'il n'y avait qu'à demander à n'importe qui. Pourvu qu'il y ait une boutique tout près. On me fera peut-êt' crédit, avec quatre hommes à l'ouvrage. Je pourrais vous faire quéq' chose de vraiment bon à souper, si on me faisait crédit.
— Et du café, dit Tom. Et p'têt' bien un paquet de Durham. Ça fait une éternité que j'ai pas fumé.
Au loin, un encombrement barrait la route, et une file de motocyclettes blanches bordaient la chaussée.
— Doit y avoir un accident, dit Tom.
Comme ils approchaient, un homme de la police locale, chaussé de bottes et coiffé d'un chapeau à large bord, surgit de derrière la dernière voiture. Il leva le bras et Al stoppa.
Le policier s'appuya nonchalamment contre la portière :
— Où allez-vous ?
Al répondit :
— Quelqu'un nous a dit qu'on trouverait de l'embauche par ici, à cueillir des pêches.
— Alors comme ça vous voulez travailler ?
— J' comprends, bon Dieu.
— Très bien, attendez là une minute.
Il regarda le bord de la route et cria :
— Encore une. Ça en fait six de prêtes. Une fournée.
— Vous pouvez laisser passer.
Tom le héla :
— Hé ! qu'est-ce qui se passe ?
Le policier revint en se dandinant lourdement :
— Un peu de grabuge là plus haut. Ne vous bilez pas. Vous passerez. Suivez simplement la file.
Il y eut une pétarade assourdissante de motos que l'on mettait en marche. La file des voitures démarra, le camion des Joad en queue. Deux motocyclistes précédaient le convoi, deux autres fermaient la marche.
Tom dit, d'une voix où perçait l'inquiétude :
— Je me demande ce qui se passe.
— La route est peut-êt' barrée ? suggéra Al.
— Pas besoin de quat' flics pour nous conduire. Ça ne me dit rien de bon.
Devant eux les motos accélérèrent. Le cortège des vieilles autos suivit le mouvement. Al dut pousser à fond pour ne pas se laisser distancer.
— Ces gens-là sont tous des nôtres, dit Tom. Ça ne me plaît pas du tout, cette histoire.
Brusquement, le policier de tête vira et s'engagea dans une large entrée semée de graviers. Les vieilles autos filèrent à sa suite. Les motos grondèrent plus fort. Tom vit toute une rangée d'hommes debout dans le fossé qui bordait la route ; il vit leurs bouches ouvertes comme pour hurler, leurs poings levés et leurs visages contractés par la fureur. Une grosse femme accourut vers les voitures, mais une motocyclette rugissante lui barra le passage. Une haute barrière grillagée s'ouvrit. Les six vieilles guimbardes s'engagèrent dans l'entrée et la barrière se referma derrière elles. Les quatre motos firent demi-tour et repartirent à toute allure. Et maintenant que le bruit des moteurs s'éteignait, on entendait les cris des gens dans le fossé. Deux hommes s'étaient plantés de chaque côté de l'allée de gravier. Ils étaient armés de fusils.
L'un d'eux cria :
— Allez, continuez. Qu'est-ce que vous attendez, bon Dieu !
Les six voitures repartirent, prirent un tournant et se trouvèrent subitement devant le camp de l'entreprise agricole.
Il y avait là cinquante petites boîtes carrées, à toit plat, munies d'une porte et d'une fenêtre, le tout formant un large quadrilatère. Une citerne s'érigeait à un bout, et de chaque côté il y avait une petite épicerie. Deux hommes armés de fusils, portant l'étoile de la police épinglée sur leur chemise, montaient la garde à l'extrémité de chaque rangée de boîtes carrées.
Les six autos stoppèrent. Deux comptables allèrent de l'une à l'autre :
— Vous voulez du travail ?
Tom répondit :
— Naturellement. Mais qu'est-ce que c'est que tout ça ?
— Ça ne vous regarde pas. Vous voulez travailler ?
— Bien sûr qu'on veut.
— Votre nom ?
— Joad.
— Combien d'hommes ?
— Quatre.
— Femmes ?
— Deux.
— Enfants ?
— Deux.
— Vous pouvez tous travailler ?
— Ben... je suppose.
— C'est bon. Cherchez le pavillon 63. On paie cinq cents la caisse. Pas de fruits tachés. Alors allez-y. Commencez tout de suite.
Les autos repartirent. Un numéro était peint sur la porte de chacune des petites boîtes rouges.
— Soixante, annonça Tom. Voilà le 60. Ça doit être par ici. Là, 61, 62. On y est.
Al se rangea tout contre la porte de la petite maison. La famille descendit du haut du camion et resta là à écarquiller des yeux ahuris. Deux shérifs adjoints s'approchèrent. Ils passèrent de l'un à l'autre, dévisagèrent tout le monde avec attention.
— Votre nom ?
— Joad, répondit Tom d'un ton agacé. Dites donc, qu'est-ce que c'est que ces histoires ?
Un des adjoints exhiba une longue liste.
— Pas eux. T'as déjà vu ces têtes-là ? Regarde le numéro. Non. Ils ne l'ont pas. Doivent pouvoir aller.
— Et maintenant, écoutez, vous tous. Tâchez de vous tenir tranquilles. Faites votre travail, mêlez-vous de ce qui vous regarde et tout ira bien.
Sur ce, ils firent brusquement demi-tour et s'éloignèrent. Arrivés au bout de l'allée poudreuse, ils s'assirent chacun sur une caisse ; de là, ils pouvaient surveiller toute la longueur de l'allée.
Tom les suivit des yeux.
— Eh ben, ils font ce qu'il faut pour qu'on se sente chez soi au moins.
Man ouvrit la porte du pavillon et entra. Le plancher était maculé de graisse. Dans l'unique pièce, il y avait un poêle en tôle rouillée, rien d'autre. Le poêle reposait sur quatre briques, et son tuyau rouillé traversait le plafond. La pièce empestait la sueur et la graisse. Rose de Saron vint se planter à côté de Man.
— On va rester ici ?
Man resta un moment sans répondre.
— Mais bien sûr, dit-elle finalement. Ça ne sera pas tellement terrible, une fois lavé. Faut nettoyer.
— J'aime mieux la tente, dit la jeune femme.
— Il y a un plancher, annonça Man. Ça ne risque pas de laisser passer l'eau quand il pleuvra.
Elle se tourna vers la porte.
— Autant décharger, dit-elle.
En silence, les hommes déchargèrent le camion. Une sorte de peur s'était emparée d'eux. L'immense carré de petites caisses était plongé dans le silence. Une femme passa dans la rue, sans les regarder. Elle marchait tête basse, et le bas de sa robe de calicot crasseuse pendait en haillons.
Ruthie et Winfield avaient senti le manteau de glace tomber sur eux. Au lieu de se précipiter pour inspecter le camp, ils restèrent tout près du camion, tout près de la famille. Ils regardaient d'un air morne du haut en bas de l'allée poussiéreuse. Winfield trouva un fil de fer d'emballage et, à force de le plier, il réussit à le casser. Du plus petit morceau il fit une manivelle qu'il tourna et retourna entre ses doigts, inlassablement.
Tom et Pa transportaient les matelas dans la maison, lorsqu'un commis s'amena. Il portait des culottes kaki, une chemise bleue et une cravate noire. Il avait un pince-nez cerclé d'argent et, derrière les verres épais, ses yeux étaient rouges et larmoyants et les prunelles immobiles faisaient penser à des petits yeux de taureau. Il se pencha en avant pour mieux voir Tom.
— Je viens vous inscrire, déclara-t-il. Combien vous êtes à travailler ?
Tom répondit :
— Quatre hommes. L'ouvrage est dur ?
— Cueillir des pêches, répondit l'employé. A la pièce. C'est payé cinq cents la boîte.
— Rien n'empêche les gosses de donner un coup de main, non ?
— Au contraire, du moment qu'ils font attention.
Man se tenait plantée devant la porte.
— Dès que j'aurai fini de m'installer, je viendrai vous aider. Nous n'avons rien à manger, m'sieu. Est-ce qu'on est payé tout de suite ?
— Ben non, pas d'argent tout de suite. Mais on vous fera crédit au magasin pour ce qui doit vous revenir.
— Allons, dépêchons-nous, dit Tom. Je tiens à me remplir la panse de pain et de viande, ce soir. Par où est-ce, m'sieur ?
— J'y vais justement. Suivez-moi.
Tom, Pa, Al et l'oncle John l'accompagnèrent le long de l'allée poudreuse et se trouvèrent bientôt dans le verger, parmi les pêchers. Les feuilles étroites commençaient à se teinter de jaune. Sur les branches, les pêches avaient l'air de petits globes rouges et dorés. Des caisses vides s'amoncelaient entre les arbres. Les cueilleurs s'affairaient de-ci de-là, remplissaient leurs seaux aux branches, plaçant des pêches dans les caisses, et portant les caisses au bureau de contrôle ; dans les bureaux où les piles de caisses pleines attendaient les camions, des employés notaient les chiffres en marge du nom des ouvriers.
— En voilà encore quatre, annonça le guide à un des employés.
— Okay. Déjà cueilli des fruits ?
— Jamais, répondit Tom.
— Alors, faites ça soigneusement. Pas de fruits détériorés, pas de fruits tombés, pas de fruits tachés. Les fruits tachés ne sont pas portés en compte. Voilà des seaux.
Tom s'empara d'un seau de quinze litres et l'examina.
— Plein de trous dans le fond.
— Bien sûr, dit l'employé qui était myope. Comme ça, on ne les vole pas. C'est bon... prenez cette rangée-là. Allons, grouillez-vous.
Les quatre Joad prirent leurs seaux et s'avancèrent dans le verger.
— Ils ne perdent pas de temps, dit Tom.
— Ben merde, alors ! fit Al. J'aimerais mieux travailler dans un garage.
Pa avait docilement suivi les autres. Soudain, il se retourna sur Al.
— Tu vas finir, oui ? dit-il. Tu n'as pas arrêté de marronner, de rouspéter et de faire des histoires. Mets-toi à l'ouvrage. Je suis encore capable de te corriger, t' sais !
Al rougit de colère. Il allait éclater en imprécations, mais Tom s'interposa.
— Allons, viens, Al, dit-il calmement. Du pain et de la viande, n'oublie pas. Il nous en faut pour ce soir.
Ils cueillirent les fruits et les jetèrent dans les seaux. Tom se ruait sur la besogne. Un seau, deux seaux. Il les vida dans une caisse. « Trois seaux, je viens de faire un nickel », annonça-t-il. Il prit la caisse et se hâta de la porter au contrôle.
— En voilà pour un nickel, dit-il au contrôleur.
L'homme regarda dans la boîte, y prit une ou deux pêches et les examina.
— Mettez-la de côté. Celle-là ne vaut rien, dit-il. Je vous l'avais dit de ne pas les abîmer. Vous les avez vidées dans la caisse, hein ? Eh ben, elles sont toutes piquées, maintenant. Pas question de compter celles-là. Posez-les avec précaution, sinon vous travaillerez pour rien.
— Mais, sacré bon Dieu...
— Hé ! doucement. Je vous avais prévenu avant de commencer.
Tom baissa les yeux, l'air renfrogné.
— C'est bon, dit-il. C'est bon.
Il se hâta d'aller trouver les autres.
— Vous pouvez balancer tout ce que vous avez cueilli, dit-il, les vôtres sont comme les miennes. Ils ne les prennent pas.
— De quoi ? Qu'est-ce que c'est encore ?... commença Al.
— Faut faire attention. Les poser dans le seau, pas les jeter dedans.
Ils recommencèrent et, cette fois, manièrent les fruits plus délicatement. Les caisses se remplirent plus lentement.
— Doit y avoir moyen de goupiller notre affaire autrement, dit Tom. Si Ruthie, Winfield et Rosasharn les arrangeaient dans les caisses, nous on pourrait s'organiser. Il porta sa deuxième caisse au contrôle.
— Est-ce que celle-là vaut un nickel ?
Le contrôleur inspecta les fruits, plongeant jusqu'au fond de la caisse.
— Ça va, dit-il.
Il porta la caisse au compte des Joad.
— Le tout est d'y aller doucement.
Tom s'en revint précipitamment.
— J'ai un nickel, cria-t-il, j'ai un nickel. J'ai qu'à faire ça vingt fois pour avoir un dollar.
Ils travaillèrent sans discontinuer tout l'après-midi. Ruthie et Winfield s'étaient amenés peu après.
— Vous allez travailler, leur dit Pa. Vous n'aurez qu'à poser les pêches dans la caisse, en faisant bien attention. Regardez, comme ça, une à la fois.
Les enfants s'accroupirent, tirèrent les pêches du seau en surplus, et les seaux pleins vinrent s'aligner devant eux. Tom portait les caisses pleines au contrôle.
— Sept, annonça-t-il. Ça fait huit. Quarante cents, on a. Quarante cents de viande, ça fait un beau morceau.
L'après-midi s'avançait. Ruthie essaya de s'esquiver.
— J' suis fatiguée, pleurnicha-t-elle. J'ai besoin de me reposer.
— Tu vas rester là où tu es, dit Pa.
L'oncle John cueillait avec lenteur. Tom remplissait deux seaux contre lui un. Toujours à la même cadence, lente, régulière.
Vers le milieu de l'après-midi, Man s'amena en traînant le pas, tout essoufflée.
— Je serais venue plus tôt, mais Rosasharn s'est trouvée mal, dit-elle. Elle a tourné de l'œil, comme ça tout d'un coup.
— Vous avez mangé des pêches, dit-elle aux enfants. Gare aux coliques, tant pis pour vous.
La silhouette courte et trapue de Man se mouvait avec agilité. Elle eut vite fait de lâcher le seau pour son tablier. Quand vint le soir, ils avaient rempli vingt caisses.
Tom posa la vingtième caisse par terre.
— Un dollar, annonça-t-il. Jusqu'à quand on travaille ?
— Jusqu'à la nuit, tant que vous verrez clair.
— Mais on ne pourrait pas prendre des choses à crédit tout de suite ? Il faudrait que Man nous fasse à manger.
— Si. Je vais vous donner un bon de caisse pour un dollar.
Il écrivit quelque chose sur un bout de papier et le tendit à Tom.
Tom le donna à Man.
— Tiens ! Tu peux prendre pour un dollar de marchandises à la boutique.
Man posa un seau et se redressa en étirant ses muscles.
— On le sent dans ses reins, la première fois, hein ?
— Naturellement. On s'y fera vite. Cours nous chercher à manger.
— De quoi avez-vous envie ? demanda-t-elle.
— De viande, répondit Tom. De viande, de pain, et d'un grand pot de café sucré. Un morceau de viande qui soit un peu là, surtout.
Ruthie se mit à brailler :
— Man, on est fatigués.
— Alors, rentrez avec moi.
— Ils étaient déjà fatigués avant de commencer, dit Pa. Ils deviennent plus rétifs que des mulets ces deux-là. Je sens que ça va mal finir si je n'y mets pas un peu d'ordre.
— Dès qu'on sera installés, ils iront à l'école, dit Man.
Elle s'éloigna d'un pas lourd, et Ruthie et Winfield la suivirent timidement.
— On devra travailler tous les jours ? s'inquiéta Winfield.
Man s'arrêta et les attendit. Elle le prit par la main et l'entraîna.
— C'est pas dur, dit-elle. Ça vous fera du bien. Et puis vous nous aidez, au moins. Si on travaille tous, bientôt on aura une belle maison à nous. Faut tous s'y mettre.
— Mais j'étais tellement fatigué.
— Je sais bien. Moi aussi, j'étais fatiguée. Tout le monde est rompu. Il n'y a qu'à penser à aut' chose. Pense quand t'iras à l'école.
— Je ne veux pas aller à l'école. Les aut' gosses, qui vont à l'école, on les a vus, Man. C'est des sales morveux. Ils nous traitent d'Okies. On les a vus. Je veux pas y aller.
Man abaissa un regard plein de commisération sur les cheveux blond paille.
— Ne nous cause pas de soucis en ce moment, implora-t-elle. Dès que ça ira mieux, tu pourras faire la mauvaise tête. Mais pas maintenant. Nous avons déjà assez d'ennuis comme ça.
— J'en ai mangé six, des pêches, annonça Ruthie.
— Eh bien, tu auras la diarrhée. Et les cabinets ne sont pas près de chez nous, je te le garantis.
Le magasin de la Compagnie était une grande baraque en tôle ondulée. Il n'y avait pas de vitrine pour l'étalage. Man ouvrit la porte grillagée et entra. Un tout petit bonhomme se tenait derrière le comptoir. Il était complètement chauve et sa peau avait une teinte bleuâtre. Ses sourcils épais et bruns s'arquaient si haut au-dessus de ses yeux que cela lui donnait un air ahuri et un peu effrayé. Il avait un nez long et mince, en bec d'aigle, et des touffes de poils blonds lui sortaient des narines. Il portait des manchettes de lustrine noire sur sa chemise bleue. Lorsque Man fit son entrée, il était accoudé à son comptoir.
— Soir..., fit-elle.
Il la regarda avec curiosité. Ses sourcils montèrent encore un peu plus haut.
— Salut bien.
— J'ai là un bon d'un dollar.
— Alors, vous pouvez en prendre pour un dollar, dit-il avec un petit rire pointu. Parfaitement. Pour un dollar.
Sa main montra les marchandises.
— N'importe quoi, là-dedans.
Il tira soigneusement ses manchettes de lustrine.
— J'aurais voulu un peu de viande.
— J'en ai de toutes sortes, dit-il. Du hachis, ça vous va du hachis ? Vingt cents la livre, le hachis.
— C'est bien cher, non ? M' semble que je l'ai payé quinze, la dernière fois que j'en ai acheté.
— Ben, fit-il en gloussant discrètement, oui, c'est cher, et d'un aut' côté, c'est pas cher. Pour aller en ville chercher un kilo de hachis, vous faudra bien un bidon d'essence. Alors, vous voyez qu'au fond, c'est pas vraiment cher, parce que d'abord vous n'avez pas de bidon d'essence à gaspiller.
Man répliqua froidement :
— Il n'a pas fallu un bidon d'essence pour l'amener jusqu'ici.
Il rit de plus belle.
— Vous prenez la question par le mauvais bout, dit-il. Nous ne sommes pas acheteurs, nous : nous sommes vendeurs. Si nous étions acheteurs, alors là, ce ne serait plus pareil.
Man posa deux doigts sur ses lèvres et fronça les sourcils d'un air absorbé.
— Ça m'a l'air d'êt' tout nerfs et tout graisse.
— J' dis pas qu'elle ne va pas réduire à la cuisson, dit l'épicier. J' dis pas que je la mangerais, personnellement, mais il y a un tas d'autres choses que je ne ferais pas.
Man le considéra un moment d'un air menaçant. Mais elle se domina et dit calmement :
— Vous n'avez pas de viande moins chère ?
— Des os pour la soupe, répondit-il. Dix cents la livre.
— Mais c'est rien que de l'os.
— Rien que de l'os, ma bonne dame. Ça fait de la bonne soupe. Rien que de l'os.
— Vous avez du pot-au-feu ?
— Oh ! ça oui. Vingt-cinq cents la livre.
— Je devrais peut-être me passer de viande, dit Man. Mais ils veulent de la viande. Ils ont dit qu'ils voulaient de la viande.
— Tout le monde veut de la viande... Tout le monde a besoin de viande. C'est avantageux, ce hachis. Toute cette graisse, ça fait une bonne sauce. Pas mauvais du tout. Et rien ne se perd, là-dedans. Pas d'os à jeter.
— Et combien... Combien vous vendez le rôti ?
— Oh ! mais là, vous vous lancez dans la fantaisie, ma bonne dame. C'est bon pour les jours de fête, ce genre de choses. Pour la Noël. Trente-cinq cents la livre. Tant qu'à faire, je pourrais vous vendre de la dinde à meilleur prix, si j'en avais.
Man soupira :
— Donnez-moi un kilo de hachis.
— Tout de suite, m'dame.
Il prit la viande rosâtre avec une pelle de bois et la mit dans du papier huilé.
— Et avec ça ?
— Eh bien ! du pain.
— Voilà. Un bon pain de ménage, quinze cents.
— Mais c'est un pain de douze cents.
— Tout à fait d'accord. Allez le chercher en ville et vous l'aurez à douze cents. Un bidon d'essence. Qu'est-ce qu'il vous faut encore, des pommes de terre ?
— Oui, des pommes de terre.
— Cinq cents la livre.
Man s'avança, menaçante.
— Dites donc, ça va finir, oui ? Je sais combien elles coûtent en ville.
Le petit homme serra fortement les lèvres, puis il lâcha :
— Alors, allez les chercher en ville.
Man regarda ses phalanges.
— Dites un peu... fit-elle à mi-voix. C'est à vous cette boutique ?
— Non. Je suis employé, c'est tout.
— Ça vous prend souvent de vous fiche des gens ? Ça vous sert à quéq' chose ?
Elle considéra ses mains luisantes et ridées. Le petit homme se taisait.
— A qui c'est, ce magasin ?
— La Société des fermes Hooper, m'dame.
— Et c'est eux qui fixent les prix ?
— Oui, m'dame.
Elle leva les yeux et sourit légèrement.
— Tous ceux qui viennent ici disent tous la même chose que moi, ils se mettent tous en colère, hein ?
Il hésita une seconde.
— Oui, m'dame.
— Et c'est pour ça que vous faites le rigolo ?
— Comment ?
— Oui, faire des choses pas propres, ça vous dégoûte. Alors vous faites semblant de badiner, hein ?
Sa voix était pleine de douceur. Le petit employé la regardait, fasciné. Il ne répondit pas.
— Et voilà, dit-elle finalement. Quarante cents de viande, quinze cents de pain, vingt-cinq cents de pommes de terre. Ça fait quatre-vingts. Du café ?
— Vingt cents le meilleur marché, m'dame.
— Et le dollar y passe. Nous avons travaillé à sept toute la journée et voilà not' souper.
Elle contempla sa main d'un air absorbé.
— Enveloppez le tout, dit-elle rapidement.
— Entendu, m'dame. Merci bien.
Il mit les pommes de terre dans un sac de papier qu'il referma soigneusement. Il eut un regard furtif vers Man, puis ses yeux se dérobèrent et se fixèrent sur son travail. Elle l'observait avec un léger sourire.
— Comment avez-vous eu cette place ? demanda-t-elle.
— Faut bien manger, commença-t-il. (Puis d'un air agressif : ) Un homme a bien le droit de manger quand même !
— Quel genre d'homme ? interrogea Man.
Il déposa les quatre paquets sur le comptoir.
— La viande, annonça-t-il. Les pommes de terre, le pain et le café. Un dollar tout rond.
Elle lui tendit son bon et l'observa tandis qu'il portait la dette à son compte sur son livre de caisse.
— Là ! dit-il. Maintenant nous sommes quittes.
Man prit ses paquets.
— Dites donc, fit-elle, je n'ai pas de sucre pour le café. Tom, mon garçon, il veut son sucre avec. Écoutez ! dit-elle. Ils travaillent tous là-bas. Avancez-moi le sucre et je vous apporterai le bon tout à l'heure.
Le petit homme détourna les yeux — les détourna le plus loin possible de Man.
— Je ne peux pas faire ça, murmura-t-il. C'est le règlement, j' peux pas. Je m'attirerais des ennuis. J' pourrais me faire saquer !
— Mais puisqu'ils sont en train de travailler dans le verger. Il va leur revenir plus de dix cents. Donnez-moi pour dix cents de sucre. Mon fils, Tom, il voulait du sucre dans son café. M'en a causé, justement.
— J' peux pas, m'dame. C'est interdit par le règlement. Pas de bon, pas de marchandises. Le directeur n'arrête pas de me le répéter. Non, j' peux pas. J' peux pas, j' vous dis. Je m' ferais prendre. Ça ne rate jamais. A tous les coups, j' me fais prendre. J' peux pas.
— Pour dix cents ?
— Pour moins que ça, m'dame.
Il la regardait d'un air suppliant. Et, brusquement, l'effroi disparut de sa figure. Il tira dix cents de sa poche et fit sonner la pièce dans la caisse enregistreuse.
— Là ! dit-il d'un air soulagé.
Il sortit un petit sac de dessous le comptoir, fit sauter la ficelle qui le fermait, y prit un peu de sucre avec une pelle, pesa le sac et rajouta un peu de sucre.
— Voilà, fit-il. Maintenant, c'est en règle. Apportez votre bon et moi je reprendrai mes dix cents.
Man l'observait avec curiosité. D'un geste automatique, il prit le petit paquet de sucre et le déposa sur la pile de provisions qui encombrait le bras de Man.
— Merci bien, dit-elle d'une voix calme.
Elle gagna la porte et là, elle se retourna.
— On en apprend tous les jours, dit-elle, mais il y a une chose que je sais bien, à force. Quand on est dans le besoin, ou qu'on a des ennuis — ou de la misère — c'est aux pauvres gens qu'il faut s'adresser. C'est eux qui vous viendront en aide — eux seuls.
La porte grillagée claqua derrière elle.
Le petit homme s'accouda au comptoir et son regard étonné resta fixé un instant sur la porte. Un gros chat au pelage brun moucheté de jaune sauta sur le comptoir et vint paresseusement se frotter contre son bras. Le petit homme l'attira contre sa joue. Le chat se mit à ronronner voluptueusement, la pointe de sa queue se balançant en cadence.
Tom, Al, Pa et l'oncle John longèrent le verger à la nuit tombante. Leurs pieds étaient lourds au sol du chemin.
— On le croirait pas que ça pourrait vous tirer dans les reins à ce point-là, dit Pa, juste à tendre le bras et à décrocher des pêches.
— D'ici deux ou trois jours, on s'y fera, dit Tom. Dis donc, Pa, quand on aura soupé, j'ai envie de sortir, voir un peu pourquoi il y avait tout ce raffut à l'entrée. Ça me travaille, cette histoire-là. Tu veux venir ?
— Non, répondit Pa. J'ai envie d'êt' tranquille un moment, juste à travailler sans penser à rien. L'impression que ça fait un sacré bout de temps que je n'arrête pas de me casser la tête et de me torturer la cervelle. Non, je vais m'asseoir un moment et après j'irai me coucher.
— Et toi, Al ?
Al détourna les yeux.
— J'ai envie d'aller faire un tour d'abord, voir comment c'est ici.
— Eh ben ! l'oncle John ne viendra sûrement pas. Je crois que je vais y aller tout seul. Je serais curieux de savoir ce qui se passe.
— Faudrait vraiment que la curiosité m'étouffe pour que j'y aille, dit Pa. Avec tous ces flics qui sont là-bas.
— Peut-êt' que la nuit, ils n'y sont plus, dit Tom.
— Eh ben j'irai pas y voir. Et j'te conseille de ne pas dire à Man où tu vas, sinon elle va se tourner les sangs à se tracasser.
Tom se tourna vers son frère.
— Ça ne t'intéresse pas ?
— J'ai juste envie de faire un tour dans le camp, histoire de voir comment c'est, répondit Al.
— Tu vas chercher des filles, hein ?
— Et me mêler de ce qui me regarde, dit aigrement Al.
— Eh ben moi, j'y vais tout de même, déclara Tom.
Ils sortirent du verger et enfilèrent la ruelle poussiéreuse qui séparait les rangées de bicoques rouges. La maigre lueur jaune des lampes à pétrole luisait par les portes entrouvertes, et les ombres noires des gens s'agitaient dans la pénombre des intérieurs. Au bout de la ruelle, il y avait encore un gardien. Il était assis, son fusil appuyé contre son genou.
Tom fit halte quand il fut à sa hauteur :
— Dites donc, y a moyen de prendre un bain quelque part, ici ?
L'homme le considéra attentivement dans la demi-obscurité. Finalement, il répondit :
— Tu vois cette citerne, là-haut ?
— Ouais.
— Eh ben, il y a un tuyau.
— Pas d'eau chaude ?
— Non, mais dis donc, tu te prends pour Rockefeller ?
— Non, dit Tom. Non, ça on ne peut pas dire. Bonne nuit, m'sieur.
Le garde grommela avec mépris :
— De l'eau chaude, sacré bon Dieu ! Pourquoi pas des baignoires, pendant qu'ils y sont.
Indigné, il regarda s'éloigner le groupe des Joad.
Un deuxième gardien surgit de derrière la dernière maison.
— S' qu'y a, Mack ?
— C'est encore ces sacrés Okies de malheur. « Pas d'eau chaude ? » qu'il me fait.
Le second garde laissa reposer la crosse de son fusil à terre.
— C'est les camps du Gouvernement, fit-il. J' parie que celui-là restait dans un camp du Gouvernement. On n'aura pas la paix tant qu'on ne les aura pas tous brûlés. Il va bientôt leur falloir des draps propres, si ça continue.
Mack demanda :
— Comment ça s'arrange, là-bas, à la grande porte ? T'as des nouvelles ?
— Ben, ça a gueulé toute la journée. La police régionale a maintenu l'ordre. Qu'est-ce qu'ils leur ont mis, à ces salauds-là. A ce qui parait que c'est une espèce de grand maigre d'enfant de putain qui pousse les autres. Quelqu'un m'a dit qu'ils vont le poisser cette nuit, après quoi tout se tassera.
— Nous n'aurons plus de boulot si ça s'arrange trop facilement.
— Nous en aurons toujours, t'inquiète pas. Ces salauds d'Okies ! faut tout le temps les tenir à l'œil. Si ça devient par trop calme, y aura qu'à les secouer un peu.
— Ça va faire du vilain quand ils vont baisser les salaires, j'ai idée.
— Tu parles ! Non, t'as pas besoin de t'en faire pour ce qui est d'avoir du boulot — pas tant que Hooper leur serrera la vis.
Le feu ronflait chez les Joad. Les petits steaks hachés grésillaient rageusement dans la poêle, et les pommes de terre étaient à bouillir. La cabane était pleine de fumée et la lueur jaune de la lanterne projetait sur les murs des ombres épaisses. Man s'affairait autour du feu, tandis que Rose de Saron, assise sur le lit, soutenait sur ses genoux son ventre alourdi.
— Tu te sens mieux, à présent ? demanda Man.
— C'est l'odeur de cuisine qui me tourne le cœur. Et pourtant j'ai faim.
— Va t'asseoir devant la porte, dit Man. D'ailleurs, j'ai besoin de la caisse pour faire du petit bois.
Les hommes entrèrent.
— Dieu de Dieu ! De la viande ! s'exclama Tom. Et du café ! Je le sens. C' que je peux avoir faim, bon sang ! J'ai mangé un tas de pêches, mais ça n'y fait rien. Où est-ce qu'on peut se laver, Man ?
— Allez à la citerne. Vous vous laverez là-bas. Je viens d'y envoyer Ruthie et Winfield.
Les hommes ressortirent.
— Allons, va, Rosasharn, ordonna Man. Assieds-toi devant la porte ou bien sur le lit, que je casse cette caisse.
La jeune femme dut s'aider de ses mains pour se lever. Elle se traîna péniblement jusqu'au matelas le plus proche et s'assit dessus. Ruthie et Winfield rentrèrent sans bruit, s'efforçant de rester dans l'ombre et de se faire remarquer le moins possible.
Man se tourna vers eux :
— Quéq' chose me dit que vous devez être contents qu'on n'y voie pas bien clair, hein, vous deux ?
Elle attrapa Winfield et tâta ses cheveux.
— En tout cas, tu t'es mouillé. Mais je parie que tu n'es pas plus propre qu'avant.
— Y avait pas de savon, grogna Winfield.
— Non, c'est vrai. Je n'ai pas pu en acheter aujourd'hui. Mais peut-êt' que nous en aurons demain.
Elle retourna auprès du poêle, disposa les assiettes et commença de servir le souper. Deux petits steaks hachés par tête et une grosse pomme de terre. Et trois tranches de pain à chacun. Lorsque toute la viande eut été distribuée, elle versa un peu de graisse dans chaque assiette. Les hommes revinrent, le visage humide, les cheveux mouillés et luisants.
— A nous deux ! s'écria Tom.
Chacun prit son assiette. Ils mangèrent en silence, voracement, puis ils nettoyèrent leur assiette avec un morceau de pain. Les enfants se retirèrent dans un coin de la pièce, posèrent leurs assiettes sur le plancher et s'agenouilèrent devant la nourriture, comme des petits chiens devant leur pâtée.
Tom expédia sa dernière bouchée de pain.
— Il en reste, Man ?
— Non, répondit-elle. C'est tout. Vous avez gagné un dollar, et il y en avait pour un dollar.
— Là-dedans ?
— Ils vous comptent plus cher, ici. Faudra aller en ville quand on le pourra.
— J' suis pas rassasié, dit Tom.
— Eh bien, demain, tu feras une journée complète. Demain soir, nous aurons de quoi.
Al s'essuya la bouche du revers de sa manche.
— J' vais faire un petit tour, dit-il.
— Attends, je sors avec toi.
Tom le suivit dehors. Dans l'obscurité. Tom se rapprocha de son frère :
— Tu ne veux vraiment pas venir avec moi ?
— Non. J' vais faire un tour, je te dis.
— Comme tu voudras, dit Tom.
Il s'écarta et descendit la ruelle. La fumée sortant des maisons croupissait près du sol, et les lanternes projetaient dans la rue leurs reflets de fenêtres et de portes ouvertes. Assis sur leur seuil, les gens regardaient dans la nuit. Tom voyait leurs têtes se retourner sur son passage et sentait qu'ils le suivaient des yeux. Au bout de la ruelle, il prit un sentier à travers champs et sentit le chaume s'écraser sous ses pieds ; les silhouettes noires des cahots de foin étaient visibles à la lumière des étoiles. Le mince croissant de lune était bas sur l'horizon, à l'est, et le long nuage de la voix lactée s'étirait sur le ciel pur. La poussière du sentier étouffait le bruit des pas de Tom et ses souliers faisaient des taches sombres sur le chaume clair. Il mit ses mains dans ses poches et sans se presser, il se dirigea vers l'entrée principale. Le sentier longeait un talus. Tom entendait le léger clapotis de l'eau ruisselant parmi les herbes du fossé d'irrigation. Il escalada le talus, plongea son regard dans l'eau noire et y vit le reflet déformé des étoiles. Il avait maintenant la grand-route devant lui. Il la voyait clairement à la lumière des phares des autos qui passaient en trombe. Tom reprit sa marche. Il voyait la haute barrière se dresser devant lui à la clarté des étoiles.
Une silhouette remua au bord de la route et une voix fit :
— Hé là... qui êtes-vous ?
Tom s'arrêta et se tint immobile.
— Qui est-ce ?
Un homme se dressa et s'approcha. Tom voyait le revolver qu'il tenait à la main. Puis le jet d'une lampe de poche le frappa au visage.
— Où que tu vas comme ça ?
— Me promener un peu. C'est défendu ?
— Tu ferais bien d'aller te promener d'un aut' côté.
Tom demanda :
— J' peux même pas sortir d'ici ?
— Pas ce soir. Tu veux retourner d'où tu viens, ou tu veux que je siffle pour appeler du renfort ? On aura vite fait de t'embarquer, t' sais.
— Oh ! merde, fit Tom, après tout je m'en fous. Si ça doit faire tant d'histoires, je laisse tomber. Ça va, je m'en retourne.
La silhouette sombre parut se détendre. La lampe s'éteignit.
— Tu comprends, c'est dans ton intérêt que je te dis d'aller de l'aut' côté. Sans ça tu risques de te faire harponner par leurs sacrés piquets de grève. Ils sont sonnés, ces gars-là.
— Comment ça, des piquets de grève ?
— Ces damnés rouges.
— Ah ! dit Tom. J' savais pas qu'y en avait.
— Tu les as vus en arrivant, non ?
— C't-à-dire que j'ai vu une bande de types, mais y avait tant de policiers que j'ai pas pu voir de quoi il retournait. J' croyais qu'il y avait un accident.
— Eh ben, tu ferais bien de t'en retourner.
— D'accord.
Il fit volte-face et repartit où il était venu. Il fit une centaine de pas, puis s'arrêta pour écouter. Du fossé d'irrigation lui parvinrent les petits cris plaintifs d'un raton laveur ; au loin, un chien attaché hurlait furieusement. Tom s'assit au bord de la route et tendit l'oreille. Il entendit le rire étouffé, pointu, d'un rôdeur de nuit et le glissement furtif d'une bête qui rampait dans le chaume. Il inspecta l'horizon et ne vit que deux plaques sombres ; aucun obstacle qui eût pu faire ressortir sa silhouette.
Alors, il se releva, traversa lentement le sentier et s'engagea dans le chaume ; il avançait courbé en deux, la tête plus basse que les meulettes de foin. Il se déplaçait avec lenteur, s'arrêtant de temps à autre pour écouter. Finalement, il atteignit la clôture, faite de cinq lignes de barbelé fortement tendues. Il se coucha sur le dos, tout contre la clôture, passa la tête sous le fil intérieur et le souleva des deux mains pendant qu'il se glissait dessous en s'arc-boutant des pieds.
Il allait se relever lorsqu'un groupe d'hommes passa en bordure de la route. Tom attendit qu'ils se fussent éloignés avant de se lever pour les suivre. Il sondait l'obscurité, cherchant des tentes. Quelques autos passèrent. Un ruisseau coupait les champs et la grand-route le traversait sur un petit pont de ciment. Tom se pencha par-dessus le tablier. Tout au fond du ravin, il vit une tente dans laquelle brûlait une lanterne. Il l'observa un moment et vit l'ombre des occupants se profiler sur la toile. Tom escalada une clôture et descendit dans le ravin, se frayant un chemin parmi les broussailles et les saules nains, et, tout au fond, à côté d'un minuscule ruisseau, il découvrit un petit sentier. Un homme était assis sur une caisse, devant une tente.
— Soir, fit Tom.
— Qui va là ?
— Ben... c't-à-dire que... enfin, je passais, simplement.
— Vous connaissez quelqu'un ici ?
— Non, puisque je vous dis que je ne faisais que passer. Une tête surgit de la tente. Une voix fit :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Casy ! s'écria Tom. Casy ! Qu'est-ce que vous fabriquez là, bon Dieu !
— Ça par exemple, c'est Tom Joad ! Entre, Tommy. Entre donc.
— Tu le connais ? demanda l'homme devant la tente.
— Si je le connais ? Je crois foutre bien. On se connaît depuis des années. C'est avec lui que je suis venu dans l'Ouest. Entre, Tommy. Il empoigna Tom par l'épaule et l'attira dans la tente.
Trois hommes étaient assis par terre à l'intérieur, autour d'une lanterne. Ils levèrent des yeux méfiants.
L'un d'eux, un homme au visage sombre et renfrogné, lui tendit la main.
— Ça va-t-il ? Alors, comme ça, Casy te connaît ! C'est de ce gars-là que tu nous parlais, Casy ?
— Mais oui. C'est lui. Ça, par exemple ! Où est la famille ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Eh ben, voilà répondit Tom. On avait entendu dire qu'y avait du travail dans le coin. Alors, on s'est mis en route. Une fois arrivés, on a été reçus par une bande de flics qui nous ont embarqués pour la ferme, et tout l'après-midi on a cueilli des pêches. J'ai vu un tas de types qui gueulaient. Personne n'a voulu me renseigner, alors j' suis venu par ici tâcher de voir de quoi il retournait. Mais comment que vous avez échoué ici, Casy, bon sang ?
Le pasteur se pencha en avant et la lueur jaune de la lanterne éclaira son front haut et pâle.
— La prison, c'est un drôle d'endroit, fit-il. Tel que tu me vois, j'ai toujours couru après la solitude, j'allais dans le désert, comme Jésus, chercher quelque chose. Bien failli le trouver, d'ailleurs. Mais c'est en prison que je l'ai trouvé pour de bon.
Ses yeux étaient vifs et pleins de gaieté.
— C'te bonne vieille cellule, grande comme une grange, et tout le temps pleine. Des nouveaux qui arrivaient, d'autres qu'étaient libérés. Et bien entendu, je leur causais à tous.
— J' vois ça d'ici, fit Tom. Vous ne pouvez pas vous arrêter de causer. Même sous la potence, je vous vois en train de tailler une bavette avec le bourreau. Jamais vu un type comme Casy pour ce qui est de causer.
Les hommes dans la tente se mirent à rire. Un petit bonhomme tout ratatiné, au visage ridé comme une vieille pomme, se donna une grande claque sur le genou.
— Cause tout le temps, fit-il. Les gens aiment bien à l'écouter, faut dire.
— Il était pasteur, dans le temps, dit Tom. Il vous l'a dit ?
— Pour sûr qu'il l'a dit.
Casy sourit.
— Alors, comme je te disais, reprit-il, j'ai étudié le fond des choses. Quelques-uns des gars qui étaient en cabane, là-bas, étaient des ivrognes, mais la plupart étaient là parce qu'ils avaient volé ; et presque toujours des choses de première nécessité, qu'ils ne pouvaient pas se procurer autrement. Tu comprends ? demanda-t-il.
— Non, répondit Tom.
— Eh ben, c'étaient des braves types, tu comprends. Ce qui les rendait mauvais, c'est simplement qu'ils avaient besoin de choses. C'est là que j'ai commencé à saisir. C'est la misère qu'est cause de tout. J'ai pas encore tiré toute la question au clair. Toujours est-il qu'un jour on nous donne des fèves qu'étaient suries. Un type a commencé à rouspéter ; ça n'a rien donné. Il braillait comme un possédé. Le mouton s'amène, jette un coup d'œil et passe son chemin. Alors, un aut' type a commencé à gueuler. Après ça, on s'y est tous mis. Tous sur le même ton, un raffut à faire crouler les murs de la cabane. Dieu de Dieu ! Alors là, ça a donné quéq' chose. Ils se sont amenés à fond de train et ils nous ont apporté aut' chose à manger...
— Non, répondit Tom.
Casy appuya son menton dans ses mains.
— C'est peut-être pas à moi de t'expliquer, dit-il. Peut-êt' qu'il faut que ça te vienne tout seul. Qu'est-ce t'as fait de ta casquette ?
— Je suis venu sans.
— Comment va ta sœur ?
— Elle ? Oh ! elle est grosse comme une vache. Je parie qu'elle va avoir des jumeaux. Il faudra bientôt lui mettre des roulettes sous le ventre. Pour l'instant, elle en est à le soutenir à deux mains. Vous ne m'avez toujours pas dit ce que vous faisiez là.
Le petit homme ridé dit :
— La grève. On est en grève.
— Oh ! cinq cents, c'est pas le bout du monde, mais ça permet de manger.
— Cinq cents ? s'exclama le petit homme ridé. Cinq cents ? ils vous paient cinq cents ?
— C'est comme je vous le dis. On s'est fait un dollar et demi, à nous tous.
Un lourd silence s'appesantit sur eux. Casy contemplait fixement les ténèbres, par-delà l'ouverture de la tente...
— ... Coute voir, Tom, dit-il. Nous sommes venus ici pour travailler. Ils avaient dit qu'ils nous donneraient cinq cents. On était des quantités, tu penses. Une fois arrivés, ils nous annoncent qu'ils ne nous paieront que deux cents et demi. Un homme ne peut même pas se nourrir avec ça, et pour peu qu'il ait des gosses... On a répondu qu'on ne marchait pas. Alors ils nous ont foutus à la porte. Et toute la flicaille du monde nous est tombée dessus. Maintenant, ils vous paient cinq cents. Quand ils auront brisé notre grève, tu t'imagines qu'ils continueront à payer cinq cents ?
— J' sais pas, dit Tom. Ils paient cinq en ce moment.
— Coute voir, dit Casy. Nous avons voulu camper tous ensemble et ils nous ont pourchassés comme si on était des cochons. Nous ne pourrons plus tenir longtemps. Y en a qu'ont rien mangé depuis dix jours. Tu retournes là-bas ce soir ?
— J'ai l'intention, oui, répondit Tom.
— Eh bien, dis-leur à tous ce qui se passe, Tom. Dis-leur qu'ils nous affament et qu'ils se font du tort à eux-mêmes. Parce que, pas plus tôt que les flics nous auront vidés, les salaires retomberont à deux cents et demi, c'est réglé comme du papier à musique.
— Je leur dirai, promit Tom. Je ne sais pas comment je m'y prendrai. Jamais vu autant de revolvers ni de fusils. J' sais même pas si on vous permet seulement d'adresser la parole à quelqu'un, là-dedans. Et les gens ne sont pas liants. Ils passent tête baissée sans seulement vous répondre quand on leur dit bonjour.
— Tâche de leur dire, Tom. Ils ne toucheront plus que deux cents et demi, aussitôt que nous ne serons plus là. Tu sais ce que ça représente, deux cents et demi : une tonne de pêches cueillies et vendues pour un dollar.
Il baissa la tête.
— Non, on ne peut pas accepter ça. On ne peut pas se nourrir à ce tarif-là, on ne peut pas s'acheter à manger.
— Je tâcherai de prévenir les autres.
— Comment va ta mère ?
— Pas mal. Elle se plaisait bien, au camp du Gouvernement. Des douches et de l'eau chaude...
— Ouais... j'en ai entendu parler.
— C'était bien agréable, là-bas. Seulement, y avait pas moyen de trouver du travail. Fallu s'en aller.
— Pour voir. Quelqu'un me disait qu'il n'y avait pas de flics.
— Non, les gens font la police eux-mêmes.
Casy leva vers lui un regard surexcité :
— Et y a pas eu d'ennuis ? Des bagarres, des vols, des saouleries ?
— Non, répondit Tom.
— Mais enfin, quand quelqu'un faisait des blagues – alors ? Qu'est-ce qui se passait ?
— On l'expulsait du camp.
— Mais il n'y en a pas eu beaucoup ?
— Pour ça non ! répondit Tom. Nous avons été là un mois, et y en a eu qu'un seul.
Les yeux de Casy brillèrent d'animation. Il se tourna vers ses compagnons.
— Vous voyez ? s'écria-t-il. Qu'est-ce que je vous disais ? Les flics causent plus de grabuge qu'ils n'en empêchent. Écoute, Tom. Tu vas voir tous ces gens-là. Eh bien, essaie de les amener à se mettre avec nous. Ça peut être fait en quarante-huit heures. Ces pêches sont mûres. Dis-leur.
— Ils refuseront, dit Tom. Ils touchent cinq cents et se foutent pas mal du reste.
— Mais dès qu'ils cesseront d'être des briseurs de grève, ils pourront toujours se fouiller pour avoir cinq cents.
— J' crois pas qu'ils avaleront ça. Ils touchent leurs cinq cents. C'est tout ce qui les intéresse.
— Mais dis-leur quand même.
— Je sais que Pa ne le ferait pas, dit Tom. Je le connais. Il me répondrait que c'est pas ses oignons.
— Oui, concéda Casy, désolé. J' crois bien qu' t'as raison. Tant qu'il n'en aura pas pris un bon coup sur la tête, il ne se rendra pas compte.
— On n'avait plus rien à manger, dit Tom. Ce soir, on a eu de la viande. Guère, mais enfin, on en a eu. Croyez que Pa va lâcher son bout de viande pour faire plaisir aux autres ? Et Rosasharn a besoin de lait. Croyez que Man va risquer que le bébé n'ait pas sa suffisance, à cause qu'une bande de types font du raffut devant une barrière ?
— S'ils pouvaient seulement ouvrir les yeux, dit tristement Casy. S'ils pouvaient comprendre que le seul moyen de défendre leur bifteck... Oh ! et puis au diable tout ça ! Par moments, j'en ai marre. Terriblement marre. Je connaissais un type. S'était fait coffrer pendant que j'étais en taule. Pour avoir essayé de former un syndicat. Il avait réussi à le mettre sur pied. A ce moment-là, les « vigiles » s'étaient amenés et avaient tout bousillé. Et tu sais quoi ? Les gens pour qui il avait fait ça, qu'il avait voulu aider, eh ben, ils l'ont foutu dehors. Voulaient plus rien avoir à faire avec lui. Peur d'êt' vus en sa compagnie. « Fous le camp, qu'ils lui disaient. T'es bon qu'à nous attirer des histoires. » Ça lui avait salement atteint le moral, tu peux être sûr. Mais, malgré tout, il disait : « C'est moins grave quand on sait d'où ça vient. Prends la Révolution française, qu'il disait — tous les gars qui l'avaient déclenchée, on leur a coupé le cou. C'est toujours comme ça, il disait. Aussi naturel que la pluie qui tombe. D'accord, on ne le fait pas pour son plaisir. On le fait parce que quelque chose vous y pousse. Parce que c'est en vous. Prends Washington, par exemple, il disait. Il s'est battu pour la Révolution et après ça, ces enfants de salauds se sont retournés contre lui. Lincoln pareil. C'est les mêmes qui veulent leur peau. Tout aussi naturel que la pluie qui tombe. »
— Je ne trouve pas ça drôle du tout, fit Tom.
— Ça ne l'est pas. Il me disait, le gars en question : « L'important, c'est de faire son possible. » Et, aussi, il disait : « La seule chose qu'il faut voir, c'est que chaque fois qu'il y a un pas de fait en avant, il se peut que ça recule un brin, mais jamais d'autant. C'est facile à prouver, qu'il disait, et c'est ce qui montre que ça rime à quelque chose. Ça montre qu'il n'y a rien de gaspillé, en fin de compte, malgré que des fois on pourrait croire le contraire. »
— Il cause, dit Tom, et il cause. Prenez mon frère Al, par exemple, il est allé courir la fille. Il se fout du reste. D'ici deux-trois jours, il en aura trouvé une. L'a que ça en tête. Il y pense toute la journée et le fait toute la nuit. Les pas en avant ou les pas en arrière ou les pas de côté, qu'est-ce que vous voulez que ça lui foute, à lui ?
— Bien sûr, dit Casy. Bien sûr. Il fait simplement ce qu'il a à faire. Nous en sommes tous là.
L'homme assis dehors écarta largement le pan de toile de l'entrée.
— Sacré nom de Dieu, j'aime pas ça, fit-il.
Casy tourna les yeux vers lui.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— J' sais pas. On dirait qu'il y a quéq' chose qui me démange. J' peux pas tenir en place. J' suis plus énervé qu'un chat par une nuit d'orage.
— Mais enfin, qu'est-ce qu'il y a ?
— J' sais pas. J'ai l'impression d'entendre quéq' chose, alors j'écoute, mais y a rien.
— T'as les nerfs à vif, quoi, dit le petit homme au visage ridé.
Il se leva et sortit. La seconde d'après, il passa la tête dans la tente.
— Y a là un gros nuage tout noir qui s'amène, annonça-t-il. De l'orage, sûrement. C'est ça qui le démange... l'électricité !...
Sa tête disparut subitement. Les deux hommes se mirent debout et sortirent :
Casy dit à mi-voix :
— Ils ont tous quéq' chose qui les démange. Les flics ont été crier sur les toits qu'ils allaient nous passer à tabac et nous chasser du pays. Ils me prennent pour un meneur, à cause que je parle tant.
Le visage ridé se montra de nouveau.
— Casy, éteins la lanterne et viens voir. Y a quéq' chose.
Casy tourna la clé. La flamme rapetissa, s'enfonça dans les fentes et s'éteignit avec un léger crépitement. Casy se coula dehors à tâtons et Tom le suivit.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Casy dans un murmure.
— J' sais pas. Écoute.
Le coassement des grenouilles formait un fond sonore qui s'intégrait au silence, avec les crissements aigus, stridents, des grillons. Mais à travers cette muraille filtraient d'autres sons — bruits de pas étouffés sur la route, mottes de terre croulant du haut du talus, frôlements légers dans les herbes bordant le ruisseau.
— On ne peut pas vraiment dire qu'on entend quelque chose. Ça trompe. C'est énervant.
Casy les rassura :
— Nous sommes tous énervés. On ne peut pas vraiment dire... T'entends quéq' chose, Tom ?
— Oui, j'entends, répondit Tom. Oui je l'entends. Je crois que c'est des types qui s'amènent de tous les côtés à la fois. On ferait bien de déguerpir.
Le petit homme ridé murmura :
— Sous l'arche du pont, par là. Ça m'embête bien de laisser ma tente.
— Allons-y, fit Casy.
Ils suivirent sans bruit le bord du ruisseau. Devant eux, l'arche noire du pont se creusait comme une caverne. Casy se courba et y pénétra. Tom derrière lui. Leurs pieds glissaient dans l'eau. Ils firent ainsi une dizaine de mètres, leur respiration résonnant contre la voûte de l'arche. Arrivés de l'autre côté, ils se redressèrent.
Un cri s'éleva :
— Les voilà !
Deux faisceaux de lampes électriques furent projetés sur eux, les enveloppèrent, les aveuglèrent.
— Ne bougez pas.
Les voix sortaient des ténèbres.
— C'est lui. C' t' espèce de grand cinglé, là.
Casy fixait la lumière, ébloui. Il respirait avec difficulté.
— Écoutez, les amis, fit-il. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites. Vous aidez à affamer des petits enfants.
— Ta gueule, sale rouge !
Un petit homme massif et trapu s'avança dans la lumière. Il tenait à la main un manche de pioche tout neuf.
Casy continua :
— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites.
Le petit trapu brandit son manche de pioche et frappa. Casy tenta d'esquiver. Le lourd bâton s'écrasa sur son crâne avec un bruit sourd et Casy s'effondra de côté, dans le noir.
— Nom de Dieu, je crois que tu l'as tué, George !
— Éclairez-le, dit George. Il n'a que ce qu'il mérite, cet enfant de putain.
Le faisceau de lumière s'abaissa, chercha sur le sol et trouva le crâne écrasé de Casy.
Tom abaissa son regard sur le pasteur. La lumière éclairait le bas des jambes du petit trapu et le manche de pioche blanc. Tom bondit silencieusement. D'un seul geste, il arracha le gourdin. La première fois, il eut conscience d'avoir manqué son coup et d'avoir frappé à l'épaule, mais la seconde fois, son bâton s'écrasa sur une tête et, comme la forme massive s'effondrait, trois autres coups s'abattirent sur la tête. Les lueurs dansaient, affolées. Des appels retentirent, puis il y eut un bruit de pas précipités et un grand remue-ménage dans les buissons. Tom se tenait penché sur la forme prostrée. Et, soudain, il reçut un coup sur la tête, un coup en porte à faux. Le choc lui fit l'effet d'une secousse électrique. L'instant d'après, il courait le long du ruisseau, plié en deux. Il entendait derrière lui des flocs de pas dans l'eau. Brusquement, il fit un écart et rampa à travers les broussailles, s'enfonçant au cœur d'un fourré d'arbres à gale. Là, il s'immobilisa. Les pas se rapprochèrent, les lueurs coururent à la surface du ruisseau. Avec force contorsions, Tom se dégagea du buisson, gagna le haut de la berge et déboucha dans un verger. De là, il entendait toujours les appels et les cris des poursuivants qui le cherchaient au fond du ravin. Il se courba en deux et courut à travers la terre labourée ; les mottes glissaient et roulaient sous ses pieds. Il vit devant lui les buissons qui délimitaient le champ, tout au long d'un fossé d'irrigation. Il se coula sous la clôture, se faufila au travers des ronces et des lianes. Il s'arrêta, pantelant, et passa ses doigts sur son visage engourdi. Son nez était écrasé et un filet de sang coulait le long de son menton. Il resta étendu à plat ventre jusqu'à ce qu'il eût entièrement repris conscience. Puis il se traîna lentement sur la berge du ruisseau. Là, il baigna son visage dans l'eau fraîche, arracha un pan de sa chemise bleue, le trempa dans le courant et l'appliqua sur son nez et sur ses joues tuméfiées. L'eau le brûla comme un acide.
Le nuage noir naviguait dans le ciel, plaque sombre sur le fond d'étoiles. La nuit était redevenue silencieuse.
Tom s'avança dans l'eau et sentit le fond céder sous ses pieds. En deux brasses il traversa le fossé ; puis il se hissa péniblement sur l'autre berge. Ses vêtements collaient à sa peau. Il esquissa un mouvement et eut l'impression de patauger ; l'eau giclait de ses souliers avec des gargouillis. Alors il s'assit, les ôta et les vida. Ensuite, il pressa le bas de son pantalon, enleva sa veste et la tordit.
Il distinguait, le long de la grand-route, des torches électriques fouillant les fossés. Il se rechaussa et s'avança prudemment à travers le chaume. Ses souliers ne gargouillaient plus. Se guidant sur son instinct, il traversa le champ et atteignit enfin le sentier. Avec d'infinies précautions, il s'approcha du carré de maisons. A un moment donné, un garde, croyant avoir perçu du bruit, cria :
— Qui va là ?
Tom se jeta à terre, le corps figé dans l'immobilité, et le faisceau lumineux passa au-dessus de lui. Il rampa silencieusement jusqu'à la hutte des Joad. La porte cria sur ses gonds. Et la voix de Man, calme, ferme, entièrement lucide, cria :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Moi. Tom.
— Tu ferais bien de dormir. Al n'est pas rentré.
— Il a dû trouver une bonne amie.
— Couche-toi, fit-elle à voix basse. Là-bas, sous la fenêtre.
Il trouva son coin et se déshabilla entièrement. Il se glissa en grelottant sous la couverture. Son visage mutilé sortit de son engourdissement et une douleur cuisante fit battre ses tempes. Il eut l'impression que son crâne allait éclater.
Al ne rentra qu'une heure après. Il s'avança à tâtons et marcha sur les vêtements mouillés de Tom.
— Chut ! fit Tom.
Al chuchota :
— Tu ne dors pas ? T'es tout mouillé ; comment t'as fait ton compte ?
— Chut ! fit Tom. J' te le dirai demain matin.
Pa se retourna sur le dos et remplit la pièce de ronflements, de râles et de hoquets.
— T'es glacé, dit Al.
— Chut ! Dors.
Le petit carré de la fenêtre se détachait en gris sur les ténèbres de la chambre.
Tom ne pouvait pas dormir. Les nerfs de son visage blessé se réveillaient et le lancinaient, ses pommettes étaient douloureuses et son nez cassé enflait et battait avec une violence qui le secouait tout entier. Il contemplait le petit carré de la fenêtre et vit les étoiles glisser dessus et disparaître une à une. De temps à autre, il entendait le pas du gardien.
Les coqs chantèrent enfin, au loin, et la fenêtre s'éclaira peu à peu. Tom tâta du bout de ses doigts son visage gonflé et son geste fit grogner Al dans son sommeil.
Finalement, l'aube vint. Le tas serré des bicoques s'anima ; quelqu'un cassait du bois, remuait des casseroles.
Dans la grisaille sinistre du petit jour, Man se mit soudain sur son séant. Tom distinguait son visage bouffi de sommeil. Elle resta un long moment à regarder par la fenêtre. Puis elle repoussa la couverture et ses mains trouvèrent sa robe. Toujours assise, elle la tendit au-dessus de sa tête et la laissa glisser le long de son buste. Puis elle se leva et la fit retomber sur ses chevilles. Ensuite, elle s'avança nu-pieds jusqu'à la fenêtre et regarda au-dehors, et tandis qu'elle regardait le jour se lever, ses doigts agiles défaisaient ses cheveux, lissaient les mèches et refaisaient les nattes. Puis elle croisa ses mains sur son ventre et resta un moment immobile. Son visage se détachait nettement à la clarté de la fenêtre. Elle se retourna, s'avança prudemment parmi les matelas et trouva la lanterne. Le verre crissa quand elle le souleva ; elle alluma la mèche.
Pa roula sur lui-même et la regarda de ses yeux clignotants.
— Pa, dit-elle, est-ce qu'il reste de l'argent ?
— Hum ? Ouais. Bout de papier où qu'y a marqué soixante cents.
— Alors, lève-toi et va chercher de la farine et du saindoux. Cours vite.
Pa bâilla :
— Le magasin n'est peut-êt' pas ouvert.
— T'as qu'à le faire ouvrir. Faut bien que vous ayez quéq' chose dans l'estomac avant d'aller travailler.
Pa se colleta avec sa salopette, mit sa vieille veste rousse par-dessus et s'en alla d'un pas traînant, en s'étirant et en bâillant.
Les enfants s'éveillèrent et restèrent aux aguets sous leurs couvertures, comme de petites souris. Une pâle clarté emplissait maintenant la chambre, une clarté incolore d'avant le soleil. Man jeta un coup d'œil sur les matelas. L'oncle John était réveillé. Al dormait profondément. Ses yeux se portèrent sur Tom. Elle le fixa un moment, puis s'avança vivement vers lui. Sa figure était enflée et tuméfiée et le sang formait une croûte noire sur son menton et ses lèvres. Les bords de la plaie qui lui déchirait la joue étaient gonflés et tirés.
Elle chuchota :
— Tom, qu'est-ce qu'il y a ?
— Chut ! fit-il. Pas si haut. J'ai été mêlé à une bagarre.
— Tom !
— C'est pas de ma faute, Man.
Elle s'agenouilla auprès de lui.
— Une sale histoire ?
Il mit longtemps à répondre.
— Ouais, fit-il. Une sale histoire. J' peux pas aller travailler. Il faut que je me cache.
Les enfants s'approchèrent à quatre pattes, dévorés de curiosité.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé, Man ?
— Chut ! fit Man. Allez vous laver.
— On n'a pas de savon.
— Eh ben, lavez-vous sans savon.
— Qu'est-ce qu'il a, Tom ?
— Voulez-vous bien vous taire ? Et surtout ne dites rien à personne.
Ils reculèrent et s'accroupirent contre le mur opposé, sachant bien qu'on ne ferait pas attention à eux.
Man demanda :
— C'est grave ?
— J'ai le nez cassé.
— Non... j' veux dire... ton histoire ?
— Ouais. Grave !
Al ouvrit les yeux et regarda Tom.
— Eh ben, merde, alors ! Où que t'as été te fourrer ?
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda l'oncle John.
Pa revint, traînant ses lourds brodequins sur le plancher de la pièce.
— C'était ouvert.
Il déposa un minuscule sac de farine et son paquet de lard par terre, près du poêle.
— Qui s' passe ? demanda-t-il.
Tom se souleva sur un coude, resta quelques secondes dans cette position, puis se recoucha.
— Dieu Seigneur, c' que je me sens faible. J' vais vous le raconter une fois pour toutes. Pour que vous le sachiez tous. Mais les gosses ?
Man regarda les deux enfants qui se faisaient tout petits contre le mur.
— Allez vous débarbouiller.
— Non, décida Tom. Faut qu'ils entendent. Je tiens à ce qu'ils sachent. Sans ça ils seraient capables d'aller jaser.
— Mais qu'est-ce qui se passe, nom d'un chien ? fit Pa.
— Je m'en vais vous le dire. Hier soir, j'ai voulu aller voir pourquoi ça gueulait comme ça à l'entrée. Et j' suis tombé sur Casy.
— Le pasteur ?
— Oui, Pa. Le pasteur ; seulement, c'est lui qui menait la grève. Ils sont venus pour lui faire son affaire.
— Qui qu'est venu ? interrogea Pa.
— J' sais pas. Des types dans le genre de ceux qui nous ont fait faire demi-tour l'aut' nuit, sur la route. Ils avaient des manches de pioche.
Il fit une pause.
— Ils l'ont tué. Ouvert le crâne. J'étais là. J'ai vu rouge et j'ai attrapé le manche de pioche...
Tout en parlant, il revoyait la scène sinistre, la nuit, l'obscurité, les torches électriques.
— J'en ai assommé un.
Man retint sa respiration. Pa se contracta.
— Tu l'as tué ? demanda-t-il à voix basse.
— J' sais pas... j'étais comme fou. J'ai essayé.
Man demanda :
— On t'a vu ?
— J' sais pas. J'ai idée que oui. Ils braquaient leurs lampes de poche sur nous.
Man le regarda un moment dans les yeux.
— Pa, dit-elle, casse du bois, que je fasse le déjeuner. Il faut aller travailler. Ruthie, Winfield... Si quelqu'un vous pose des questions... Tom est malade... vous avez compris ? Si vous dites quéq' chose, on le... on le renverra en prison. Vous avez compris ?
— Oui, Man.
— Surveille-les, John. Qu'ils ne parlent à personne, surtout.
Elle prépara le feu, tandis que Pa cassait les boîtes qui avaient contenu les provisions. Elle pétrit sa pâte et mit l'eau à bouillir pour le café. Le bois mince prenait vite et les flammes ronflèrent dans la cheminée.
Pa eut vite cassé toutes les boîtes. Il s'approcha de Tom.
— Casy... c'était un brave homme. Qu'est-ce qu'il a été se mêler de ces histoires-là ?
Tom répondit d'une voix sourde :
— Ils étaient venus travailler pour cinq cents par caisse.
— C'est ce qu'on nous paie.
— Ouais. On était des briseurs de grève sans le savoir. A eux, ils leur donnaient deux cents et demi.
— On ne peut pas se nourrir avec ça.
— J' sais bien, dit Tom avec lassitude. C'est pour ça qu'ils ont fait grève. J'ai idée qu'ils la leur ont bousillée, leur grève, cette nuit. Il s' peut qu'on nous mette à deux cents et demi aujourd'hui.
— Les salauds !...
— Oui, Pa. T'as compris, maintenant ? Casy... il n'en était pas moins un brave homme. Saloperie ! Le voir là, étendu... la tête écrasée, avec le sang qui suintait de partout... J' peux pas me sortir ça de la tête. Dieu de Dieu !
Il cacha sa tête dans ses mains.
— Alors, qu'est-ce qu'on va faire ? demanda l'oncle John.
Maintenant Al était debout.
— Eh ben, moi, je le sais, ce que j' vais faire, bon Dieu ! J' vais me tirer.
— Non, Al, dit Tom. Nous avons besoin de toi, maintenant. C'est à moi de partir. Je suis un danger pour tout le monde, à présent. Dès que je serai sur pied, faut que je m'en aille.
Man s'affairait devant le foyer. Elle tournait la tête à demi pour entendre. Elle mit de la graisse dans la poêle et quand elle crépita, elle y versa des cuillerées de pâte.
Tom reprit :
— Il faut que tu restes, Al. Il faut que tu t'occupes du camion.
— Oui, ben ça me plaît pas.
— Tant pis, Al. C'est ta famille. Tu dois les aider. Moi je ne pourrais que vous attirer des ennuis.
Al grommela d'un air furieux :
— Y a longtemps qu' j'aurais dû laisser tomber et trouver une place dans un garage.
— Plus tard, peut-être.
Le regard de Tom se porta sur le matelas où Rose de Saron était couchée. Elle ouvrait des yeux immenses.
— Ne te fais pas de mauvais sang, lui dit-il. Ne te fais pas de mauvais sang. On va te trouver du lait aujourd'hui.
Elle cligna lentement des paupières, sans répondre.
Pa dit :
— Faut qu'on sache, Tom. Tu crois que tu l'as tué, ce type ?
— J' sais pas. C'était dans le noir. Et puis quelqu'un m'a sonné. J' sais pas. Je l'espère. J'espère que je l'ai tué, le salaud !
— Tom ! s'écria Man. Ne dis pas des choses pareilles.
De la rue vint un bruit de voitures qui avançaient lentement. Pa s'approcha de la fenêtre.
— Il y a toute une tripotée de nouveaux qui s'amènent, annonça-t-il.
— C'est donc qu'ils ont liquidé la grève, dit Tom. J'ai idée que vous allez commencer à deux cents et demi.
— Mais on aurait beau travailler en courant, on pourrait quand même pas se nourrir, à ce tarif-là.
— J' sais bien, dit Tom. Mangez des pêches tombées. Ça vous aidera à tenir le coup.
Man remuait la pâte et touillait le café.
— Écoutez, dit-elle. Aujourd'hui, j' vais acheter des flocons de maïs. Et je vous fais de la bouillie de maïs. Et dès que nous aurons de quoi acheter de l'essence, nous filerons. Nous sommes tombés dans un sale coin. Et je ne laisserai pas Tom s'en aller tout seul. Ça jamais !
— C'est de la folie, Man. J'te dis que tant que je suis là, vous êtes tous en danger.
Man serra les mâchoires, l'air résolu :
— Nous ferons ça, et pas aut' chose. Allez, venez manger ce qu'il y a là et après vous irez travailler. Je vous retrouverai aussitôt que j'aurai fini de me débarbouiller. Il faut qu'on se ramasse un peu d'argent.
Ils mangèrent la pâte frite tellement chaude qu'elle leur grésillait dans la bouche. Et ils expédièrent le café, remplirent de nouveau leurs tasses et les vidèrent.
L'oncle John considéra son assiette et secoua la tête :
— M'est avis que ça ne fera même pas un étron, ce truc-là. C'est mon péché qui est cause de tout.
— Oh ! assez ! s'écria Pa. C'est pas le moment de nous raser avec tes péchés. Allez, venez. Faut s'y mettre. Venez aider, les gosses. Man a raison. Il faut se sortir d'ici.
Après leur départ, Man porta une assiette et une tasse à Tom.
— Il faut que tu manges un petit quelque chose.
— J' peux pas, Man. J'ai tellement mal que j' serai pas foutu de mâcher.
— Essaie quand même.
— Non, j' peux pas, Man.
Elle s'assit sur le bord de son matelas.
— Je veux que tu me dises tout, fit-elle. Que je puisse me faire une idée. Et savoir à quoi m'en tenir. Qu'est-ce que faisait Casy ? Pourquoi on l'a tué ?
— Il était simplement planté là, avec toutes leurs lampes braquées sur lui.
— Qu'est-ce qu'il a dit ? Tu te souviens pas de c' qu'il a dit ?
— Sûr que j' m'en souviens, fit Tom. Il a dit : « Vous n'avez pas le droit d'affamer le monde. » Alors, y a ce gros type qui l'a traité de salaud de rouge. Et Casy a répondu : « Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites. » Et alors ce type lui a cassé la tête.
Man baissa les yeux. Elle se tordait nerveusement les mains.
— C'est ça qu'il a dit... Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites ?
— Ouais !
— Dommage que Grand-mère n'ait pas été là pour l'entendre, fit Man.
— Man, je ne me rendais pas compte de ce que je faisais... pas plus que quand je respire. J' savais même pas que j'allais le faire.
— Ne te tourmente pas. Je souhaiterais que tu ne l'aies pas fait. Je souhaiterais que tu ne sois pas allé là-bas. Mais tu as fait ce que tu devais faire. J' peux pas y trouver à redire.
Elle alla au poêle tremper un bout d'étoffe dans l'eau qu'elle avait mise à chauffer pour la vaisselle.
— Tiens, dit-elle. Mets-toi ça sur la figure.
Il appliqua le linge chaud sur son nez et ses joues et fit la grimace.
— Man, je m'en vais ce soir ! Je ne veux pas vous imposer ça, à tous.
— Tom ! s'écria-t-elle avec colère. J'ai beaucoup à apprendre. Mais je sais une chose, c'est que ton départ n'arrangera rien. Ça va nous démolir le moral.
Et elle poursuivit :
— Il y avait un temps où qu'on avait not' terre. A ce moment-là, il y avait quéq' chose pour nous tenir ensemble : les vieux mouraient, les jeunes les remplaçaient, et on ne faisait qu'un à nous tous. C'était la famille. Ça paraissait tout clair et tout bête. Mais maintenant, ce n'est plus clair. J'arrive pas à m'y retrouver. Il n'y a plus rien pour nous montrer le chemin. Prends Al... il n'arrête pas de rouspéter et de pleurer pour qu'on le laisse travailler dans un garage. Et l'oncle John, il se laisse traîner, c'est tout. Ça craque de partout, Tom. Il n'y a plus de famille. Et Rosasharn...
Elle se retourna et ses yeux trouvèrent les yeux béants de sa fille.
— Elle va mettre un enfant au monde et il n'y aura plus de famille. Je ne sais plus. J'ai fait mon possible pour qu'elle ne s'en aille pas à la débandade. Winfield, qu'est-ce qu'il fera, s'il n'y a rien pour le tenir ? Il va devenir sauvage, comme une bête. Et Ruthie pareil. Puisqu'ils n'auront plus rien à quoi s'accrocher. Ne pars pas, Tom. Reste et aide-nous.
— C'est bon, dit-il d'une voix lente. C'est bon. J' devrais pourtant pas. Je le sens.
Man lava les assiettes de fer-blanc dans la bassine à vaisselle et les essuya.
— Tu n'as pas dormi ?
— Non.
— Eh bien, dors. J'ai vu que tes affaires étaient mouillées. Je vais les mettre à sécher près du poêle.
Elle termina son travail.
— Maintenant, je m'en vais cueillir avec les autres. Rosasharn, si quelqu'un venait, Tom est malade, t'as compris ? Ne laisse entrer personne. T'as compris ?
Rose de Saron fit un signe d'assentiment.
— Nous serons de retour à midi. Dors, Tom. Peut-êt' que nous pourrons nous en aller ce soir.
Elle s'approcha vivement de lui :
— Tu ne vas pas profiter de ce que je suis partie pour filer ?
— Non, Man.
— C'est bien sûr ? Tu ne partiras pas ?
— Non, Man. Tu me retrouveras là.
Elle s'en alla, tirant énergiquement la porte derrière elle.
Tom restait allongé sans bouger... une vague de sommeil le hissa jusqu'aux approches extrêmes de l'inconscience, le remporta doucement et le souleva de nouveau.
— Dis donc... Tom !
— Hein ? Quoi ?
Il se réveilla en sursaut et regarda Rose de Saron. Une rancune farouche s'allumait dans le regard de la jeune femme.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— T'as tué quelqu'un.
— Oui. Pas si fort ! Tu tiens à ce que tout le monde le sache ?
— Ça m'est égal ! s'écria-t-elle. Elle me l'avait bien dit, la dame. Elle me l'avait dit que le péché me porterait malheur. Elle m'avait prévenue. Comment que je pourrais avoir un bel enfant, maintenant ? Connie est parti et je mange pas la nourriture qu'il faudrait. Et j'ai pas de lait à boire. (Et elle poursuivit d'une voix démente : ) Et maintenant t'as été tuer quelqu'un ! Comment que mon enfant pourrait venir normal ? Je sais ce qu'il fera : un infirme, un infirme ! Et j'ai pas dansé de ces danses !...
Tom se leva :
— Chut ! fit-il. Tu vas ameuter les gens.
— Ça m'est égal. Je vais avoir un infirme ! J'ai pas dansé des danses pas propres.
Il s'approcha d'elle :
— Calme-toi.
— Ne me touche pas. C'est pas le premier que t'aies tué, en plus. (Son visage devenait tout rouge et elle bredouillait confusément.) Je ne veux plus te voir !
Elle se cacha la tête sous la couverture.
Tom entendait ses gémissements et ses sanglots étouffés. Il se mordit la lèvre et contempla le plancher. Puis il alla vers le lit de Pa. La carabine gisait sous le bord du matelas, une Winchester 38 automatique, longue et lourde. Tom la prit et manœuvra le levier pour s'assurer qu'il y avait une cartouche dans le canon. Il mit le cran de sûreté et revint à son matelas. Il posa la carabine sur le plancher, près de lui, la crosse à portée et le canon pointé vers le bas. La voix de Rose de Saron baissa jusqu'à n'être plus qu'un murmure coupé de gémissements étouffés.
Tom se recoucha et se couvrit, tirant la couverture sur sa joue tuméfiée et se ménageant un petit tunnel pour respirer. Il soupira :
— Nom de Dieu de nom de Dieu !
Dehors, des autos passèrent et un bruit de voix monta jusqu'à lui.
— Combien d'hommes ?
— Oh ! misère...! Trois.
— Prenez le pavillon 25. Le numéro est sur la porte.
— Bien, m'sieur. Combien que vous payez ?
— Deux cents et demi.
— Mais nom de Dieu ! On ne peut même pas gagner son déjeuner, à ce tarif-là !
— C'est ce que nous payons. Si ça ne vous plaît pas, y a deux cents hommes qui arrivent du Sud qui seront bien contents de les prendre.
— Mais bon sang de bon sang, tout de même...
— Activez, activez. C'est à prendre ou à laisser. J'ai pas le temps de discuter.
— Mais...
— Écoutez, c'est pas moi qu'ai fixé le prix. Moi, je vous inscris, c'est tout. Si ça vous plaît, tant mieux. Sinon, faites demi-tour, c'est pas compliqué.
— Deux et demi, vous dites ?
— Oui, deux et demi.
Tom somnolait sur son matelas. Un glissement furtif le réveilla. Sa main tâtonna à la recherche de sa carabine et se referma sur la gâchette. Il écarta les couvertures de son visage et vit Rose de Saron debout près de son matelas.
— Qu'est-ce que tu veux ? demanda Tom.
— Dors, dit-elle. Repose-toi, je surveille la porte. J'laisserai entrer personne, tu peux êt' tranquille.
A la tombée du soir, Man revint à la maison. Elle fit halte sur le seuil, frappa et dit : « C'est moi », pour ne pas inquiéter Tom.
Elle ouvrit la porte et entra, un sac à la main. Tom s'éveilla et s'assit sur son matelas. Sa blessure s'était rétrécie en séchant ; la peau était tendue et luisante. Son œil gauche était presque fermé.
— Il est venu quelqu'un pendant que j'étais pas là ? interrogea Man.
— Non, répondit-il. Personne. Je vois qu'ils ont baissé le tarif.
— D'où le sais-tu ?
— J'ai entendu des gens qui parlaient, dehors.
Rose de Saron leva un regard morne sur Man.
Tom la désigna d'un geste du pouce.
— Elle a fait un boucan du diable, Man. Elle se figure qu'elle est responsable de toutes nos misères. Si je dois la mettre dans cet état-là, vaut mieux que je me trotte.
La jeune femme dit avec amertume :
— Avec des histoires comme ça, comment voulez-vous que mon enfant vienne bien ?
— Chut ! fit Man. Tais-toi, allons. Je sais par quoi tu passes et je sais que c'est pas de ta faute, mais tiens ta langue.
Elle se retourna vers Tom :
— Ne t'occupe pas d'elle, Tom. C'est très pénible, je sais ce que c'est, je m'en rappelle. Tout vous touche, quand on va avoir un bébé, tout est fait exprès contre vous, tout ce que disent les gens c'est des insultes, on prend tout mal. Ne fais pas attention... C'est pas sa faute. C'est son état qui la rend comme ça.
— Je ne veux pas qu'il lui arrive du mal à cause de moi.
— Chut ! Ne dis plus rien.
Elle posa son sac sur le poêle refroidi.
— Nous avons gagné si peu que c'est pas la peine d'en parler, fit-elle. Nous allons partir d'ici, je vous le promets. Tom, vois donc si tu peux ramasser un peu de bois. Non... c'est vrai... tu ne peux pas. Tiens, il ne reste plus que cette caisse. Casse-la. J'ai dit aux autres de ramasser des bouts de bois en revenant. Je vais vous faire de la bouillie avec un peu de sucre dessus.
Tom se leva et démolit la dernière caisse à coups de talon. Man prépara soigneusement son feu d'un seul côté de la grille, de façon à conserver la flamme sous un seul foyer. Elle remplit une bouilloire d'eau et la mit sur le feu. La bouilloire, en contact direct avec la flamme, crachota et grésilla tout de suite, grésilla et chantonna.
— Comment ça s'est passé, là-bas ? demanda Tom.
Man prit une pleine tasse de flocons de maïs dans le sac :
— J'aime mieux ne pas en parler. Tiens, aujourd'hui, j'étais là à penser que dans le temps on racontait des blagues, y en avait toujours un qu'avait le mot pour rire. Ça me déprime, Tom. Personne ne blague plus. Quand quelqu'un raconte une blague, c'est toujours amer et mordant, jamais drôle. Y en a un aujourd'hui qui disait comme ça : « La crise est finie. J'ai vu passer un lièvre et personne ne le chassait. » Alors un autre a fait : « C'est pas à cause de la crise. C'est qu'on ne peut plus se permettre de les tuer, les lièvres. On les attrape pour les traire et après on les laisse courir. Celui que t'avais vu ne donnait plus de lait, probablement. » Tu vois ce que je veux dire. Ce n'est pas vraiment drôle, comme la fois que l'oncle Tom avait converti un Sioux et l'avait ramené à la maison et que le Sioux avait mangé une pleine cocotte d'haricots à lui tout seul, et s'était déconverti après avoir lampé tout le whisky de l'oncle John. Tom, trempe un linge dans l'eau froide et mets-le sur ta figure.
L'obscurité s'épaississait. Man alluma la lanterne, la pendit à un clou. Elle attisa le feu et versa lentement la farine de maïs dans l'eau bouillante.
— Rosasharn, dit-elle, es-tu capable de tourner la bouillie ?
Des pas précipités retentirent au-dehors. La porte s'ouvrit sous une brusque poussée et claqua contre le mur. Ruthie entra en courant :
— Man ! s'écria-t-elle. Man ! Winfield a une attaque !
— Où ça ? Dis-moi, vite !
Ruthie était haletante.
— L'est devenu tout blanc et il est tombé. L'a mangé tellement de pêches qu'il a eu la colique toute la journée. L'est tombé tout d'un coup. Tout blanc.
— Conduis-moi ! dit Man. Rosasharn, occupe-toi de la bouillie.
Elle sortit avec Ruthie et courut pesamment le long de la rue derrière la petite fille. Trois hommes s'avançaient à sa rencontre dans l'obscurité ; l'un d'eux, au centre, portait Winfield dans ses bras. Man courut à eux.
— C'est mon garçon, s'écria-t-elle. Donnez-le-moi.
— Je vais vous le porter, m'dame.
— Non, donnez-le-moi.
Elle le chargea sur ses bras et fit demi-tour ; mais soudain elle se ressaisit :
— Je vous remercie bien, dit-elle aux trois hommes.
— A vot' service, m'dame. Il est pas bien solide votre petit. Doit avoir des vers.
Man se hâta de rentrer. Winfield se laissait aller dans ses bras, complètement détendu.
Man le porta dans la maison et le coucha sur le matelas.
— Raconte-moi. Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-elle.
Il ouvrit des yeux hébétés, secoua la tête et referma les paupières.
— Je te l'ai dit, Man, fit Ruthie. Il a eu la colique toute la journée. Toutes les deux minutes, il allait. Mangé trop de pêches.
Man posa la main sur son front.
— Il n'a pas de fièvre. Mais il a une sale mine.
Tom s'approcha et les éclaira avec la lanterne.
— Je sais ce que c'est, dit-il. Il a faim. Pas de forces. Faudrait lui prendre une boîte de lait et le forcer à la boire. Fais-lui mettre du lait dans sa bouillie.
— Winfield, dit Man, dis comment tu te sens.
— La tête me tourne, répondit Winfield. Tout tourne.
— Z'avez jamais vu des coliques pareilles, dit Ruthie d'un air important.
Pa, l'oncle John et Al rentrèrent. Ils avaient les bras chargés de bouts de bois et d'herbes sèches. Ils laissèrent tomber leur fardeau près du poêle.
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? demanda Pa.
— C'est Winfield. Il a besoin de lait.
— Misère de misère ! Nous avons tous besoin de quèq' chose.
— Combien avons-nous fait, aujourd'hui ? demanda Man.
— Un dollar quarante-deux cents.
— Bon ! Eh ben cours chercher une boîte de lait pour Winfield.
— Il avait bien besoin de tomber malade, celui-là !
— Besoin ou pas besoin, il l'est. Allez vite !
Pa sortit en grommelant :
— Tu la touilles, la bouillie ?
— Oui.
Rose de Saron accéléra le mouvement pour le prouver.
Al fit la grimace.
— Bon Dieu, Man ! De la bouillie ! C'est tout ce qu'on a à manger après avoir travaillé jusqu'à la nuit ?
— Al, tu sais bien qu'il faut qu'on décampe ; faut garder le plus possible pour l'essence. Tu sais bien, voyons.
— Mais bon Dieu, Man ! on a besoin de viande pour pouvoir travailler.
— Calme-toi et reste tranquille, fit-elle. Faut d'abord s'occuper de l'essentiel et liquider la chose avant tout le reste. Et tu sais ce que c'est, que cette chose ?
Tom demanda :
— C'est de moi qu'il s'agit ?
— On en causera quand on aura mangé, dit Man. Al, nous avons assez d'essence pour faire un bout de chemin, non ?
— Peu près un quart de réservoir, répondit Al.
— J' voudrais bien savoir ce que tu voulais dire, Man, fit Tom.
— Après, prends patience. Veux-tu tourner la bouillie, toi. Attends, que je mette du café à chauffer. Vous pouvez mettre du sucre dans votre bouillie ou bien dans votre café. Y en a pas assez pour les deux.
Pa revint avec une grande boîte de lait.
— Onze cents, annonça-t-il d'un air dégoûté.
— Donne !
Man prit la boîte et la perça. Elle fit couler le liquide épais dans une tasse et le tendit à Tom.
— Donne ça à Winfield.
Tom s'agenouilla contre le matelas.
— Tiens, bois.
— J' peux pas. J' rendrais tout. Laisse-moi.
Tom se releva.
— Il ne peut pas l'avaler maintenant, Man. Attends un petit peu.
Man prit la tasse et la posa sur le rebord de la fenêtre.
— Et que personne n'y touche ! recommanda-t-elle. C'est pour Winfield.
— J'ai pas eu de lait, protesta Rose de Saron. On devrait m'en donner.
— J' sais bien, mais pour l'instant tu tiens debout. Le petit est malade, lui. La bouillie est assez épaisse ?
— Oui. C'est à peine si je peux la renverser.
— Bon, alors mangeons. Voilà le sucre. Ça nous fait à peu près une cuillerée pour chacun. Sucrez votre bouillie ou votre café.
Tom dit :
— J'aimerais bien avoir un peu de poivre et de sel dans ma bouillie.
— Sale-la si tu veux, dit Man. Mais le poivre, tu t'en passeras.
Il ne restait plus de caisses. La famille s'installa sur les matelas pour manger la bouillie. Ils puisèrent et repuisèrent dans la casserole, jusqu'à ce qu'elle fût presque entièrement vide.
— Laissez-en pour Winfield, dit Man.
Winfield se mit sur son séant et but son lait ; instantanément il fut pris de fringale. Il prit la casserole entre ses jambes, expédia ce qui restait et gratta la croûte sur les bords. Man vida le reste du lait condensé dans une tasse et la glissa à Rose de Saron pour boire en cachette dans un coin. Elle versa le café chaud dans les tasses et les passa à la ronde.
— Alors, tu vas nous dire quoi ? demanda Tom. J'aimerais bien savoir.
Pa dit, l'air gêné :
— Ça m'embête que Ruthie et Winfield entendent ça. On ne peut pas les faire sortir ?
— Non, décida Man. Il faut qu'ils se conduisent comme des grandes personnes, quand bien même qu'ils n'en soient pas. On ne peut pas faire autrement. Ruthie... Winfield et toi, vous ne devez jamais répéter un mot de ce que vous allez entendre, sinon vous nous ferez avoir des ennuis terribles.
— On ne dira rien, assura Ruthie. On est des grands.
— Alors, taisez-vous et soyez sages.
Les tasses de café étaient posées à terre. La flamme épaisse et courte de la lanterne, semblable à une aile lourde de papillon, projetait des ombres jaunâtres et sinistres sur les murs.
— Maintenant, raconte, dit Tom.
Man dit :
— Raconte, toi, Pa.
L'oncle John engloutit son café. Pa dit :
— Eh ben, ils ont diminué les salaires comme t'avais dit. Et il est venu toute une tapée de nouveaux ouvriers qu'étaient tout prêts à cueillir pour un quignon de pain, tellement ils crevaient de faim, nom d'un chien. T'allais pour attraper une pêche, on te l'enlevait des mains. Toute la récolte va être cueillie en un rien de temps. Ils faisaient la course pour avoir un arbre. J'en ai vu se battre... un type disait que c'était à lui, l'arbre, et un autre voulait cueillir au même. Ils ont été chercher ces gens-là au diable vert... jusqu'à El Centro. Crevaient de faim. J' dis au contrôleur : « Nous ne pouvons pas travailler pour deux cents et demi la caisse », et il me répond : « Alors, vous n'avez qu'à partir. Ceux-là ne demandent pas mieux. — Quand ils auront mangé à leur faim, ils refuseront de continuer », je lui dis. Alors il me fait : « Les pêches seront toutes cueillies et rentrées avant qu'ils aient pu manger à leur faim. »
Pa se tut.
— Vacherie de journée, fit l'oncle John. Paraît qu'on en attend encore deux cents, ce soir.
— Bon ! Mais pour ce qui est de l'autre chose ?
Pa ne répondit pas tout de suite :
— Tom, dit-il enfin, j'ai idée que tu l'as eu.
— Je m'en doutais. On n'y voyait goutte. Je l'ai senti.
— On ne parle guère que de ça, à vrai dire, intervint l'oncle John. Ils ont envoyé des escouades de police et de volontaires partout, et il y en a qui parlent même de lyncher le gars... S'ils l'attrapent, bien sûr.
Tom regarda les enfants qui écoutaient, les yeux écarquillés. Ils osaient à peine cligner des paupières de peur de perdre quelque chose d'important pendant cette brève seconde. Tom dit :
— Oui, mais... le gars qu'a fait le coup, il ne l'a fait qu'après qu'ils ont eu tué Casy...
Pa lui coupa la parole :
— C'est pas ce qu'ils disent, maintenant. Ils disent qu'il l'a fait avant.
Tom laissa échapper un profond soupir.
— Ah-h !
— Ils sont en train de monter tout le pays contre les nôtres. D'après ce que j'ai entendu dire. Tous ces cagoulards, ces types des loges et tout le tremblement. Disent qu'ils vont lui régler son compte, au gars.
— Ils le connaissent de vue ? demanda Tom.
— Ben... pas exactement... Mais d'après ce qu'ils disent, paraît qu'il avait reçu un coup. D'après eux... il doit avoir la...
Tom porta doucement la main à sa joue meurtrie.
Man s'écria :
— C'est pas vrai, ce qu'ils racontent.
— T'énerve pas, Man, dit Tom. Ils savent ce qu'ils font. Tout ce que ces salauds de cagoulards disent, c'est toujours la vérité, du moment que c'est contre nous.
Les yeux de Man scrutèrent la pénombre et se posèrent sur le visage de Tom, épiant plus particulièrement ses lèvres.
— Tu as promis, lui rappela-t-elle.
— Man, je... enfin, le gars en question, peut-êt' qu'il ferait mieux de se sauver. Si... le gars avait fait quèq' chose de mal, peut-êt' qu'il se dirait : Tant pis, qu'on me pende et qu'on en finisse. J'ai mal fait, j'ai qu'à payer. Mais il n'a rien fait de mal le gars. Il ne se sent pas plus fautif que s'il avait écrasé un putois.
Ruthie intervint.
— Man, Winfield et moi, on sait de quoi il retourne. Il n'a pas besoin de dire : « Ce gars-ci, ce gars-là », à cause de nous. On sait bien.
Tom se mit à rire.
— Toujours est-il que ce gars-là ne tient pas du tout à êt' pendu, parce que si c'était à refaire, il recommencerait. Et d'un aut' côté, il ne veut pas attirer d'ennuis à sa famille. Man, il faut que je parte.
Man mit la main devant sa bouche et toussa pour s'éclaircir la gorge.
— C'est impossible, dit-elle. Tu ne trouverais pas à te cacher. T'aurais personne à qui te fier. Tandis que tu peux te fier à nous. Nous pourrons te cacher et nous arranger que tu aies de quoi manger en attendant que ta figure guérisse.
— Mais voyons, Man...
Elle se remit debout.
— Tu resteras avec nous. Nous t'emmenons. Al, recule le camion contre la porte. J'ai tout combiné dans ma tête. On va installer un matelas dans le fond, Tom se dépêchera de s'allonger dessus, et après on arrangera un autre matelas par-dessus pour que ça fasse une espèce de niche, et lui dedans ; ensuite, y aura plus qu'à mettre le reste dedans et tout autour. Il pourra respirer par un bout, comprenez-vous. Ne discutons plus. On fera ça et pas autre chose.
Pa protesta.
— M'est avis que l'homme n'a même plus son mot à dire, dans la maison. Elle a le diable au corps, ma parole. Le jour qu'on sera installés quèq' part, j' m'en vas lui allonger une calotte.
— Ce jour-là, je te le permettrai, dit Man. Vite, Al, dépêche. Il fait assez sombre.
Al s'en fut chercher le camion. Il étudia la question une minute, puis il se mit au volant et braqua l'arrière du camion devant la porte, jusque sur les marches.
Man dit :
— Allons vite ! Jetez le matelas dedans !
Pa et l'oncle John le balancèrent par-dessus le panneau arrière.
— Et maintenant, celui-là.
Ils expédièrent le second.
— A toi, Tom... saute et cache-toi dessous. Vite.
Tom escalada rapidement le panneau et s'aplatit. Il étendit un matelas sur le plancher et tira le second sur lui. Pa le souleva au milieu et le rabattit sur les côtés, de manière à faire une voûte au-dessus de Tom. Il voyait à travers les joints des ridelles. Pa, Al et l'oncle John chargèrent rapidement le camion, empilant les couvertures sur la caverne improvisée, les seaux des deux côtés et le dernier matelas derrière le tout. Toute la vaisselle — casseroles, plats, ustensiles de cuisine — et tous les vêtements furent entassés en désordre, car les caisses avaient été brûlées dans le poêle. Ils finissaient de charger lorsqu'un garde s'approcha, son fusil de chasse sur son bras replié.
— Qu'est-ce que vous fabriquez là ? demanda-t-il.
— On s'en va, répondit Pa.
— Pour quoi faire ?
— Ben... on nous a proposé du travail bien payé.
— Ah oui ? Et où ça ?
— Mais... du côté de Weedpatch.
— Montrez-vous un peu. (Il projeta le jet de sa lampe de poche sous le nez de Pa, de l'oncle John et de Al.) Y avait pas un autre type avec vous ?
Al dit :
— Le trimardeur, vous voulez dire ? Un petit court, tout blanc de visage ?
— Ouais. Ça devait êt' ça. J' me rappelle.
— On l'avait juste ramassé avant d'arriver ici. Il est parti ce matin quand il a su qu'on baissait le tarif.
— Comment il était, vous dites ?
— Un petit. Tout pâlot.
— Il n'avait pas la figure esquintée, ce matin ?
— J'ai pas remarqué, dit Al. La pompe à essence est ouverte ?
— Ouais, jusqu'à huit heures.
— Montez, cria Al. Si on veut arriver à Weedpatch avant qu'il fasse jour, faudra en mettre un coup. Tu viens devant, Man ?
— Non, je me mets derrière, dit-elle. Pa, viens derrière avec moi. Laisse Rosasharn s'asseoir devant avec Al et l'oncle John.
— Donne-moi le bon du contrôle, Pa, dit Al. Je vais tâcher d'avoir de l'essence et de la monnaie, s'il y a moyen.
Le garde resta à les observer jusqu'à ce qu'ils eussent descendu la rue et tourné à gauche en direction du poste d'essence.
— Deux, dit Al.
— Vous n'allez pas loin.
— Non, pas loin. Vous pouvez me rendre la monnaie sur mon bon ?
— Ben... j'suis pas censé le faire.
— Écoutez, mon vieux, dit Al. On nous a offert des bonnes places si nous arrivons ce soir. Sinon, c'est foutu. Un bon mouvement, quoi...
— Okay, ça va. Signez-le-moi. Al descendit et contourna le devant de la Hudson.
— Tout de suite, fit-il.
Il dévissa le bouchon du radiateur et fit le plein d'eau.
— Deux bidons, vous avez dit ?
— Ouais, deux.
— Quel côté vous allez ?
— Dans le Sud. Nous avons trouvé du travail.
— Sans blague ? C'est plutôt rare. J' veux dire le travail régulier.
— C'est par un ami à vous, dit Al. Le travail est là tout prêt qui nous attend. Salut bien.
Le camion vira et passa en cahotant du chemin de terre sur la route. La faible lueur du phare de gauche, mal orienté, tremblotait sur le côté de la route et le phare de droite, par suite d'un mauvais contact, s'éteignait et se rallumait sans arrêt. A chaque secousse, casseroles et pots menaient une sarabande effrénée sur le plancher du camion. Rose de Saron geignait doucement.
— Ça ne va pas ? demanda l'oncle John.
— Non, ça ne va pas. Je suis tout le temps mal. Je voudrais bien rester quèq' part où qu'on soit bien et qu'on ne bouge pas. J' voudrais qu'on soit rentrés à la maison, qu'on soit jamais venus ici. Connie ne serait pas parti si on était à la maison. Il aurait étudié et il serait arrivé à quèq' chose.
Ni Pa ni l'oncle John ne lui répondirent. Cela les gênait de penser à Connie.
Devant la grande barrière blanche du ranch, un garde s'approcha du flanc du camion.
— Vous partez pour de bon ?
— Ouais, répondit Al. Nous allons dans le Nord. Trouvé du travail.
Le garde fit jouer sa lampe de poche sur le camion et l'éleva sous la bâche. Man et Pa restèrent impassibles sous la lumière aveuglante.
— C'est bon.
Le garde ouvrit la barrière. Le camion prit à gauche et se dirigea vers l'autoroute 101, la grande route Nord-Sud.
— Tu sais où tu vas ? s'inquiéta l'oncle John.
— Non, répondit Al. Je roule, et je vous jure bien que j'en ai marre.
— J'en ai plus pour longtemps à accoucher, bougonna Rose de Saron. Feriez bien de vous arranger pour que j' sois logée convenablement.
L'air de la nuit commençait à pincer. Les feuilles mortes des arbres jonchaient le bord de la route. En haut du camion Man était adossé aux ridelles et Pa était assis en face d'elle. Man appela :
— Tom, ça va ?
Le son étouffé de sa voix lui parvint :
— J' suis plutôt à l'étroit. On est sortis de la ferme ?
— Sois prudent, recommanda Man. Des fois qu'on serait arrêtés en route.
Tom souleva légèrement un des côtés de son réduit. Dans la pénombre, les casseroles et les pots s'entrechoquaient.
— Ça sera vite rabattu, dit-il. Pis d'abord, l'idée d'êt' coincé là-dessous ne me dit rien. (Il se reposa sur son coude.) Bon sang, commence à faire rudement froid, hein ?
— Y a des nuages là-haut, dit Pa. Quelqu'un m'a dit qu'on aurait un hiver précoce.
— C'est-il que les écureuils sont nichés tout en haut, ou bien que l'herbe est en graines ? demanda Tom. Sacré bon sang, on peut prédire le temps à n'importe quel signe. J' parie qu'on trouverait des types qui vous diront le temps qu'il va faire d'après un vieux caleçon de flanelle.
— J' sais pas, dit Pa. M'a tout l'air d'êt' bientôt l'hiver, à moi. Faudrait avoir vécu longtemps dans le pays pour savoir.
— De quel côté on va ? demanda Tom.
— J' sais pas. Al a pris à gauche. M'a tout l'air d'avoir pris le chemin par où on est venus.
Tom dit :
— J' sais pas ce qui vaut mieux faire. J'ai idée que si on prend la grande route ça sera pour retomber en plein dans les flics. Avec la tête que j'ai, je me ferais repérer tout de suite. On devrait peut-êt' rester dans les petits chemins.
Man dit :
— Cogne contre la paroi. Fais-les arrêter.
Tom tapa du poing contre la cabine ; le camion s'arrêta au bord du chemin. Al descendit et vint à l'arrière. Ruthie et Winfield risquèrent un œil sous la couverture.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Al.
Man répondit :
— Il serait temps de décider ce qu'on va faire. On devrait peut-être rester sur les petits chemins. C'est l'idée de Tom.
— C'est à cause de ma figure, confirma Tom. Le premier venu me reconnaîtrait. Tous les flics sont au courant.
— Alors, de quel côté tu veux aller ? Moi j'avais dans l'idée de remonter dans le Nord. Jusqu'ici, on allait dans le Sud.
— Ouais, dit Tom. Mais reste sur les petites routes.
Al demanda :
— Et si on faisait la pause et qu'on dorme un peu ? On repartirait demain matin.
Man s'interposa vivement :
— Pas encore. Quand on sera plus loin.
— Okay.
Al reprit sa place au volant et repartit.
Ruthie et Winfield se recouvrirent. Man cria :
— Winfield va bien ?
— Pour sûr qu'il va bien, répondit Ruthie. Il a dormi.
Man s'adossa de nouveau à la paroi de la cabine.
— Ça fait un drôle d'effet de se sentir traqués, comme qui dirait. J'ai idée que je deviens mauvaise comme une gale.
— Tout le monde devient mauvais, dit Pa. Tout le monde. T'as vu cette bagarre, aujourd'hui. On change. Là-bas au camp du Gouvernement, personne n'était mauvais.
Al prit à droite et s'engagea dans un chemin empierré et les lumières jaunes tremblotèrent sur les cailloux. Les arbres fruitiers avaient disparu, faisant place au coton. Zigzaguant à travers les chemins de campagne, ils parcoururent une vingtaine de milles entre deux haies de cotonniers. Ils longèrent une rive touffue, traversèrent un pont en ciment et suivirent le cours d'eau de l'autre côté. Puis, en haut de la berge, les phares éclairèrent une longue file de wagons de marchandises démunis de roues ; et un grand panneau planté au bord de la route annonçait :
ON DEMANDE DES JOURNALIERS
POUR LA CUEILLETTE DU COTON
Al ralentit. Tom regarda entre les fentes des ridelles. Quand ils furent à un quart de mille des wagons, Tom cogna de nouveau contre la cabine. Al se rangea au bord du chemin et redescendit.
— Qu'est-ce que tu veux encore ?
— Arrête le moteur et monte ici, dit Tom.
Al remonta sur le siège, fit avancer le camion dans le fossé et coupa le contact et les phares. Il escalada le panneau arrière.
— Voilà, dit-il.
Tom se traîna parmi les casseroles et s'agenouilla en face de Man.
— Écoutez, dit-il. On cherche du monde pour cueillir le coton. Je viens de voir le panneau. Bon. D'un aut' côté, je me suis demandé comment j' pourrais rester avec vous sans vous attirer de misères. Quand ma figure ira mieux, ça sera peut-êt' possible, mais pas maintenant. Vous avez vu les wagons qu'on vient de dépasser ? Eh ben, c'est là que les ouvriers restent. Il se peut qu'il y ait du travail là-bas. Ça vous dirait de travailler là et de loger dans un de leurs wagons ?
— Oui, mais toi ? demanda Man.
— Vous avez vu la berge de la rivière, qu'est couverte de buissons ? Eh ben, je pourrais me cacher là-dedans ; personne ne me verrait. Et le soir, tu pourrais m'apporter à manger. J'ai vu une espèce de conduite d'eau, un peu plus bas. J' pourrais peut-êt' me cacher par là.
Pa dit :
— Cré bon Dieu, qu'est-ce que je donnerais pour me sentir du coton dans les pattes. Ça, au moins, ça me connaît !
— Ces wagons, c'est peut-êt' pas mal du tout pour y loger, dit Man. On serait bien au sec. Tu crois qu'il y a suffisamment de buissons pour que tu n'aies rien à craindre, Tom ?
— Pour sûr. J'ai bien regardé. Je pourrais m'arranger un petit coin, bien caché. Et dès que mon visage serait guéri, eh ben je sortirais.
— Ça fera de vilaines cicatrices, dit Man.
— Qu' ça peut foutre ! Tout le monde en a, des cicatrices.
— J'en ai une fois cueilli quatre cents livres, dit Pa. Naturellement, c'était du beau coton, bien lourd. Si on s'y met tous, on pourrait se faire un peu d'argent.
— Et bouffer de la viande, dit Al. Qu'est-ce qu'on fait pour l'instant ?
— Retourne là-bas ; on va dormir dans le camion jusqu'à demain matin, dit Pa. On se fera embaucher demain matin. Je vois les gousses malgré qu'il fasse noir.
— Et Tom, qu'est-ce qu'il fait ? demanda Man.
— Ne te bile pas pour moi, Man. Je vais prendre la couverture. Regarde bien en retournant là-bas. Tu verras un gros tuyau. Tu pourras y apporter du pain ou des pommes de terre, ou bien de la bouillie de maïs, et le laisser simplement là. Je viendrai le prendre.
— Enfin !
— C'est ce qu'il y a de mieux à faire, convint Pa.
— C'est même la seule chose à faire, affirma Tom. Dès que ma figure ira un peu mieux, je viendrai vous aider pour le coton.
— Bon, d'accord, dit Man. Mais surtout ne prends pas de risques. Tâche que personne ne te voie, pendant un bout de temps. Tom retourna à quatre pattes à l'arrière du camion.
— J' vais simplement prendre cette couverte. Tâche de repérer le tuyau, Man.
— Fais attention, implora-t-elle. Fais attention à toi.
— Mais oui, dit Tom. Je ferai attention.
Il escalada le large panneau et descendit la berge.
— Bonne nuit, dit-il.
Man vit sa silhouette se fondre dans la nuit et disparaître dans les fourrés bordant le ruisseau.
— Seigneur Jésus, j'espère que tout ira bien, dit-elle.
Al demanda :
— Vous voulez que je tourne là-bas tout de suite ?
— Oui, répondit Pa.
— Va doucement, dit Man. Je veux être sûre de repérer le tuyau qu'il a dit. Faut que je le voie.
Al fit marche arrière et recula sur le chemin étroit jusqu'à ce qu'il eût braqué ses roues dans la direction opposée. Il refit lentement le chemin jusqu'à la file de wagons. Les phares éclairaient les caillebotis qui menaient aux larges portes sombres. Rien ne bougeait dans la nuit. Al coupa ses phares.
— Monte à l'arrière, avec l'oncle John, dit-il à Rose de Saron. Moi je vais dormir ici sur la banquette.
L'oncle John aida la jeune femme alourdie à grimper par-dessus le panneau arrière. Man rassembla les casseroles et les pots et les empila dans un petit espace. Toute la famille se tassa à l'arrière du camion.
Dans les wagons, un enfant se mit à pleurer ; il avait de longs gémissements entrecoupés de hoquets. Un chien s'amena en trottinant et vint renifler bruyamment le camion des Joad. Le léger clapotis de l'eau courante montait du lit du ruisseau.