CHAPITRE VIII

Le ciel, parmi les étoiles, devenait gris et le mince croissant de la lune était pâle et semblait irréel. Tom Joad et le pasteur marchaient rapidement sur un chemin qui n'était que traces de roues, traces d'autochenilles, à travers le coton. Seul le ciel incertain marquait l'approche de l'aube, pas d'horizon à l'ouest et une ligne à l'est. Les deux hommes marchaient en silence et reniflaient la poussière que leurs pieds soulevaient.

— J'espère que vous savez où vous allez, dit Jim Casy. J'aimerais pas qu'on se retrouve au sacré diable, Dieu sait où, quand le jour sera levé.

Le champ de coton grouillait de vie furtive, battements d'ailes précipités d'oiseaux picorant par terre, fuite précipitée de lapins effrayés. Le piétinement sourd dans la poussière, le crissement des mottes écrasées sous les souliers étouffaient les bruits secrets de l'aurore.

Tom dit :

— J'irais les yeux fermés. Le meilleur moyen de me tromper serait justement d'y réfléchir. J'ai qu'à pas y penser et j'irai tout droit. C'est ici que je suis né, bon Dieu. Fallait me voir cavaler dans tout ce coin-là, quand j'étais gosse. Il y a un arbre là-bas... vous voyez, on le distingue à peine. Ben, un jour, mon père y a accroché un coyote mort dans c't arbre. Il est resté pendu jusqu'à ce qu'il ait fondu, comme qui dirait, et puis il est tombé. Tout desséché, on aurait dit. Nom de Dieu, j'espère que Man a mis quéqu' chose à cuire. J'ai le ventre en creux.

— Moi aussi, dit Casy. Vous voulez pas une petite chique ? Ça empêche d'avoir trop faim. On aurait mieux fait de pas partir si tôt. Vaudrait mieux qu'il fasse clair. (Il s'interrompit pour mordre une chique.) J' dormais bien.

— C'est de la faute à ce piqué de Muley, fit Tom. Il m'a rendu nerveux. Il me réveille et il fait : « Au revoir, Tom, je m'en vais. J'ai des coins à aller voir. » Et il fait : « Vous feriez bien de partir aussi tous les deux, comme ça vous aurez quitté les terres quand le jour viendra. » Il devient complètement marteau, à vivre comme une taupe. On aurait dit qu'il avait des Indiens à ses trousses. Croyez pas qu'il déménage ?

— Ben, j' sais pas trop. Vous avez vu cette auto s'amener hier soir quand on avait notre petit feu. Vous avez vu comme la maison était amochée ? Il se passe du vilain par ici. Évidemment, Muley est fou, pas de doute. A rôder comme ça, comme un coyote, c'est forcé qu'on devienne fou. Un de ces jours il va tuer quelqu'un et on lancera les chiens à ses trousses. J' peux voir ça comme si c'était une prophétie. Il ne fera qu'empirer. Alors comme ça, il n'a pas voulu venir avec nous ?

— Non, dit Joad. Je crois qu'il a peur de voir des gens, maintenant. Curieux qu'il soit venu jusqu'à nous. On sera chez l'oncle John quand le soleil se lèvera.

Ils marchèrent quelque temps silencieusement et les hiboux attardés s'envolèrent vers les granges, les arbres creux, les citernes, pour échapper à la lumière du jour. Le ciel d'Orient pâlissait toujours, et l'on pouvait distinguer les pieds de coton et la terre qui prenait une teinte grisâtre.

— Du diable, si je peux m'imaginer comment ils se casent tous chez l'oncle John. Il n'a qu'une chambre et un appentis qui lui sert de cuisine et un petit rien du tout de grange. Ça doit être bourré, là-dedans.

— Autant que je me rappelle, John n'avait pas de famille. Il vivait tout seul, pas vrai ? Je me le rappelle pas très bien.

— Y avait pas de bougre plus seul au monde, dit Joad. Et puis il était un peu timbré aussi, dans son genre... un peu comme Muley, mais pire par certains côtés. On risquait de le trouver partout, saoul, ou en visite chez une veuve, à vingt milles de distance, ou bien à travailler sa terre à la lanterne. Complètement piqué. On s'accordait pour ne pas lui donner longtemps à vivre. Mais l'oncle John est plus vieux que Pa. Il devient seulement plus sec et plus sauvage tous les ans. Plus sauvage que Grand-père.

— Regardez la lumière qui vient, dit le pasteur. On dirait de l'argent. Et John n'a jamais eu de famille ?

— Si, justement il en a eu une, et ça vous montrera le genre de type que c'est... comment qu'il se conduit. C'est Pa qui me l'a raconté. L'oncle John a eu une jeune femme. Y avait quatre mois qu'il était marié. Enceinte, avec ça. Et v'là qu'une nuit il lui prend une douleur dans le ventre, et elle dit : « Tu ferais bien d'aller chercher le médecin. » Mais John était là assis bien tranquillement et il dit : « T'as mal au ventre, tout simplement. T'as trop mangé. T'as qu'à prendre une cuillerée de potion contre les douleurs. Tu te bourres l'estomac et puis après tu y as mal », qu'il dit. Le lendemain à midi elle ne savait plus ce qu'elle disait et elle est morte vers quatre heures de l'après-midi.

— Qu'est-ce que c'était ? demanda Casy. Empoisonnement par quelque chose qu'elle avait mangé ?

— Non, simplement quéqu' chose qu'avait crevé dedans. L'ap... appendiste ou un truc comme ça. Alors, l'oncle John qu'a toujours été un peu j' m'en foutiste, ça lui a fait quelque chose. Il a pris ça comme un péché. Pendant longtemps il n'a plus voulu parler à personne. Il se contentait de se balader d'un côté et de l'autre comme s'il ne voyait rien, et puis il priait un peu. Il lui a fallu deux ans pour s'en remettre, et encore c'est plus le même homme. Un peu braque. Il finissait par devenir insupportable. Quand on était gosses à chaque fois qu'on avait des vers ou mal aux tripes, fallait que l'oncle John aille chercher le médecin. Un beau jour Pa lui a dit d'en finir. Les gosses, ça n'arrête pas d'avoir la colique. Lui, il se figure que c'est sa faute si sa femme est morte. Drôle de type. Il passe son temps à faire des faveurs aux gens, comme pour se racheter... il donne des choses aux gosses, dépose un sac de farine à la porte de quelqu'un. Il donne presque tout ce qu'il a, et malgré ça il n'est pas très heureux. Des fois il va se promener tout seul la nuit. Mais c'est un bon fermier quand même. Ses terres sont bien tenues.

— Pauvre type, dit le pasteur. Pauvre type solitaire. Est-ce qu'il est allé beaucoup à l'église quand sa femme est morte ?

— Non, pas du tout. Il ne voulait pas approcher des gens. Il voulait être seul. Y avait pas un seul gosse qu'était pas fou de lui. Des fois il venait à la maison la nuit, et nous on savait qu'il était venu, parce que pas plus tôt entré, il y avait un paquet de chewing-gum dans le lit, à côté de chacun de nous. On le prenait pour le Bon Dieu en personne.

Le pasteur cheminait, tête basse. Il ne répondit pas. Et le jour qui se levait mettait un semblant de lueur sur son front, et ses mains qui oscillaient à ses côtés brillaient à la lumière puis s'éteignaient.

Tom se taisait également, comme s'il avait dit des choses trop intimes et qu'il en eût honte. Il pressa le pas et le pasteur se maintint à sa hauteur. A présent ils commençaient à distinguer les choses dans le lointain grisâtre. Un serpent se coula lentement hors du champ de coton, et traversa le chemin. Tom s'arrêta net et regarda :

— Un serpent qui mange les mulots, dit-il. Laissons-le.

Ils passèrent à côté du serpent et continuèrent leur route. Une teinte colorée apparut à l'est et presque aussitôt la lueur solitaire de l'aube se déploya sur la campagne. Du vert apparut sur les plants de coton et la terre devint gris-brun. Les visages des hommes perdirent leur teinte grisâtre. A mesure que la lumière augmentait, le visage de Joad semblait foncer.

— C'est le meilleur moment, dit Joad doucement. Quand j'étais gosse, je me levais pour aller me promener tout seul quand le jour était comme ça. Qu'est-ce qu'il y a là, devant nous ?

Un congrès de chiens s'était rassemblé sur la route en l'honneur d'une chienne. Cinq mâles, bâtards de bergers et de colleys, chiens dont la race s'était estompée, conséquence d'une vie sociale débarrassée de préjugés, courtisaient la chienne. Chaque chien reniflait délicatement, puis s'arrêtait les pattes raides devant un plant de coton, levait gravement la patte de derrière et urinait, puis revenait flairer. Joad et le pasteur s'arrêtèrent pour regarder et Joad soudain éclata d'un rire joyeux :

— Bon Dieu, dit-il. Bon Dieu !

Maintenant tous les chiens s'étaient rassemblés, le poil hérissé et ils grondaient et s'observaient, rigides, chacun attendant que l'autre commence la bagarre. Un des chiens couvrit la chienne et maintenant que c'était fait, les autres s'écartèrent et observèrent la chose avec intérêt, et leurs langues pendaient, et leurs langues dégouttaient. Les deux hommes continuèrent leur route :

— Bon Dieu, dit Joad, je crois que celui qu'était dessus c'est notre chien Flash. Je le croyais mort. Ici, Flash ! Il se remit à rire : après tout, si on m'appelait, je n'entendrais pas non plus. Ça me rappelle une histoire qu'on racontait de Willy Feeley quand il était jeune. Willy était timide, horriblement timide. Bref, v'là-t-il pas qu'un jour, il conduit sa génisse au taureau de Graves. Tout le monde était sorti, sauf Elsie Graves et Elsie n'était pas timide du tout. Willy restait là, tout rouge, et il ne pouvait même pas parler. Elsie lui fait : « J' sais pourquoi t'es venu ! le taureau est là-bas derrière l'étable. » Alors ils y conduisent la génisse et Willy et Elsie s'assoient sur la barrière pour regarder. Il n'a pas fallu longtemps à Willy pour s'émoustiller. Elsie le regarde et dit comme si elle savait pas de quoi il retournait : « Qu'est-ce que t'as, Willy ? » Willy était en chaleur et il pouvait à peine se tenir tranquille. « Bon Dieu, qu'il dit, bon Dieu, j' voudrais bien en faire autant. » Et Elsie lui dit : « Qu'est-ce qui t'en empêche, Willy, elle est à toi, cette génisse. »

Le pasteur rit doucement :

— Vous savez, dit-il, c'est agréable de n'être plus pasteur. On ne me racontait pas d'histoires comme ça, avant, ou bien si on le faisait je ne pouvais pas rire. Et je ne pouvais pas jurer. Maintenant je jure tant que ça me plaît, chaque fois que ça me plaît, et ça fait du bien de jurer quand on en a envie.

A l'est, l'horizon rougeoyait et sur le sol les oiseaux se mirent à pousser des pépiements aigus.

— Regardez, dit Joad. Droit devant nous. C'est le réservoir à l'oncle John. J' peux pas voir l'aéromoteur, mais c'est son réservoir. Vous le voyez contre le ciel ? (Il hâta le pas.) Je me demande s'ils sont tous là.

La masse du réservoir se dressait sur une hauteur. Dans sa hâte Joad souleva un nuage de poussière autour de ses genoux.

— J' me demande si Man...

Ils apercevaient maintenant les supports du réservoir et la maison, une petite boîte carrée de bois brut, nue, et la grange ratatinée sous son toit bas. De la fumée sortait par la cheminée de zinc de la maison. Dans la cour il y avait tout un fouillis, meubles empilés, ailes et moteur du moulin à eau, bois de lits, chaises et tables.

— Nom de Dieu, ils sont prêts à partir ! dit Joad.

Il y avait un camion dans la cour, un camion très haut, mais un étrange camion, car si le devant rappelait la conduite intérieure, le haut avait été coupé par la moitié et le corps du camion ajusté à la place. En s'approchant, les deux hommes entendirent des coups de marteau venant de la cour et juste comme le bord du soleil aveuglant surgissait au-dessus de l'horizon, la lumière tomba sur le camion et leur montra un homme et l'éclair d'un marteau qui se levait et s'abaissait. Et le soleil fit miroiter les fenêtres de la maison. Les planches dégradées par le temps étaient luisantes. Sur le sol, deux poulets roux étincelaient aux reflets du soleil.

— Ne criez pas, dit Tom, allons doucement les surprendre, et il marchait si vite que la poussière lui montait jusqu'à la taille.

Et il arriva à l'orée du champ de coton. Ils se trouvaient maintenant dans la cour proprement dite, avec son sol de terre battue, luisant, avec çà et là quelques herbes rampantes, grises de poussière. Et Joad ralentit, comme s'il avait peur d'aller plus avant. Le pasteur, qui l'observait, ralentit pour se mettre à son pas. Tom s'avança nonchalamment, tourna d'un air gêné autour du camion. C'était une conduite intérieure Hudson Super-Six, dont le toit avait été sectionné en deux au ciseau à froid. Le vieux Tom Joad, debout dans le camion, en clouait les dernières lattes, des deux côtés. Sa face grise et barbue était penchée sur son travail et des clous lui sortaient de la bouche. Il plaça un clou et l'enfonça d'un grand coup de marteau. Dans la maison une rondelle de fourneau cliqueta et un enfant se mit à pleurer. Joad s'appuya contre le camion. Et son père le regarda et ne le vit pas. Son père plaça un autre clou et l'enfonça. Un vol de pigeons s'éleva du bord du réservoir, décrivit un grand cercle et se posa de nouveau. Tout rengorgés, ils s'approchèrent du bord pour regarder ; pigeons blancs, bleus et gris, aux ailes irisées.

Joad crispa ses doigts sur la ridelle inférieure du camion. Il leva les yeux vers le vieil homme grisonnant et dit doucement :

— Pa !

— Qu'est-ce que tu veux ? grommela le vieux Tom à travers sa bouchée de clous.

Il était coiffé d'un vieux feutre sale. Sur sa chemise de travail bleue, il portait un gilet sans boutons. Son pantalon était retenu par une large courroie de harnais avec une grande boucle de cuivre, cuir et métal polis par des années d'usage ; ses souliers étaient craquelés et les semelles en étaient gonflées, recourbées du bout en forme de sabot après des années de soleil, d'humidité et de poussière. Les manches de sa chemise, retenues par les muscles puissamment gonflés, lui serraient les bras. Il avait les hanches minces, le ventre plat, les jambes courtes, lourdes et fortes. Son visage, encadré par une barbe dure, poivre et sel, semblait tiré vers son menton, un menton énergique, proéminent, modelé par la barbe qui était plus sombre à cet endroit, alourdissant et renforçant la saillie de la mâchoire. Sur les pommettes du vieux Tom, où la barbe n'avait pas accès, la peau était aussi brune que de l'écume de pipe, et une patte-d'oie la ridait au coin de ses yeux constamment clignés. Il avait les yeux bruns, bruns comme des grains de café, et quand il regardait quelque chose il tendait la tête en avant, car ses yeux sombres et brillants avaient faibli. Ses lèvres d'où sortaient les gros clous étaient minces et rouges.

Il garda son marteau en l'air, prêt à frapper sur le clou et par-dessus le bord du camion il regarda Tom, l'air mécontent d'avoir été interrompu. Puis il avança le menton et il regarda Tom bien en face, et puis graduellement, la lumière se fit dans son cerveau. Le marteau s'abaissa lentement, et de sa main gauche il retira les clous de sa bouche. Et il dit, étonné, comme pour se l'annoncer à lui-même : « C'est Tommy... » Puis, se renseignant toujours lui-même : « C'est Tommy qui est revenu. » Sa bouche s'ouvrit de nouveau et une lueur d'effroi passa dans ses yeux.

— Tommy, dit-il doucement, tu t'es pas échappé ? Va pas falloir que tu te caches ?

Il attendit anxieusement.

— Non, dit Tom. On m'a libéré sur parole. J' suis libre. J'ai tous mes papiers.

Il se cramponna aux barreaux inférieurs du camion et leva les yeux.

Le vieux Tom posa doucement son marteau par terre et mit les clous dans sa poche. Il enjamba la ridelle et se laissa glisser mollement jusqu'à terre, mais une fois debout près de son fils, il sembla embarrassé et bizarre.

— Tommy, dit-il, nous allons en Californie. Mais on allait t'écrire pour te le dire. (Et il dit, comme sans y croire) Mais te v'là de retour. Tu peux venir avec nous. Tu peux venir ! (Le couvercle d'une cafetière retomba avec bruit dans la maison. Le vieux Tom regarda par-dessus son épaule.) Allons les surprendre, dit-il, et ses yeux brillaient d'excitation. Ta maman avait comme une sale impression qu'elle ne te reverrait plus jamais. Elle avait cet air tranquille comme quand quelqu'un est mort. Pour un peu elle n'aurait pas voulu aller en Californie par crainte de ne plus te revoir. (De nouveau une rondelle de fourneau cliqueta dans la maison.) Allons les surprendre, répéta le vieux Joad. Entrons comme si tu n'étais jamais parti. On verra ce que va dire ta mère.

Il finit par toucher Tom, mais seulement à l'épaule, timidement, et il retira sa main aussitôt. Il regarda Jim Casy.

Tom dit :

— Tu te rappelles le pasteur, Pa. Il viendra avec nous.

— Est-ce qu'il était en prison, lui aussi ?

— Non, j' l'ai rencontré sur la route. Il était en voyage.

Pa lui serra la main gravement :

— Vous êtes le bienvenu, monsieur.

Casy fit :

— Enchanté d'être ici. C'est une chose qui vaut la peine d'être vue, un garçon qui rentre au foyer. C'est une chose qui vaut la peine.

— Au foyer, dit Pa.

— Dans sa famille, corrigea rapidement Casy. Nous avons passé la nuit dans votre ancienne maison.

Pa avança le menton et il se retourna pour regarder la route un moment. Puis il se tourna vers Tom.

— Comment qu'on va faire ça ? dit-il très agité. Si j'entrais et que je dise : Y a deux gars ici qui voudraient déjeuner ; ou bien vaudrait peut-être mieux que tu entres et que t'attendes qu'elle te voie ? Qu'est-ce que t'en penses ?

Son visage frémissait d'agitation.

— Faut pas lui donner de secousse, dit Tom. Faut pas lui faire peur.

Deux jeunes chiens de berger efflanqués s'approchèrent allégrement, jusqu'au moment où ils sentirent les étrangers. Ils reculèrent alors prudemment, attentifs, la queue remuant doucement, mais les yeux et le museau prêts à l'hostilité ou à la défense. L'un d'eux, tendant le cou, s'avança de côté, prêt à s'enfuir, et peu à peu s'approcha des jambes de Tom qu'il renifla ostensiblement. Puis il recula et attendit que Pa fît un signe quelconque. L'autre chien n'était pas si brave. Il chercha quelque chose qui pût honorablement détourner son attention et voyant un poulet roux se dandiner près de lui, il lui courut dessus. Il y eut un piaillement de poule indignée, un envol de plumes rousses et le poulet s'enfuit dans un battement d'ailes affolé. Le chien regarda les hommes avec une fierté, puis tout content de lui, il se laissa tomber dans la poussière et battit le sol de sa queue.

— Viens, dit Pa. Viens maintenant. Faut qu'elle te voie. Faut que je voie sa figure quand elle te verra. Viens. Elle va crier à la soupe dans une minute. Y a un moment que je lui ai entendu jeter le porc salé dans la poêle.

Il les conduisit à travers la poussière fine de la cour. La maison n'avait pas de véranda, rien qu'une marche, puis la porte ; près de la porte, un billot, avec sa surface tassée et polie par les années de hachage. La poussière ayant creusé le bois plus tendre, les veines extérieures saillaient à vif. Une odeur de saule brûlé flottait dans l'air, et, comme les trois hommes approchaient de la porte, l'odeur de porc, l'odeur de pain chaud et l'odeur pénétrante de café bouillant dans le pot les accueillirent. Pa s'avança sur le pas de la porte ouverte, et s'y arrêta, bloquant l'entrée de son corps trapu. Il dit :

— Man, y a deux gars qui viennent d'arriver par la route et ils se demandent si on pourrait leur donner un morceau.

Tom entendit la voix de sa mère, la voix traînante, fraîche, calme, amicale et humble.

— Fais-les entrer, dit-elle. Nous avons plus qu'il nous faut. Dis-leur qu'il faut qu'ils se lavent les mains. Le pain est cuit. Je retire juste le porc en ce moment.

Et le grésillement rageur de la graisse monta du fourneau.

Pa entra, dégageant la porte, et Tom regarda sa mère. Elle enlevait les tranches de lard de la poêle à frire. La porte du four était ouverte, et des petits pains chauds étaient alignés sur une grande plaque de tôle. Elle regarda par la porte mais le soleil était derrière Tom et elle ne vit qu'une silhouette noire qui se dessinait dans la brillante lumière jaune. Elle fit un aimable signe de tête :

— Entrez, dit-elle. C'est de la chance que j'aie fait beaucoup de pains ce matin.

Tom, debout, regardait dans la maison. Man était forte, alourdie par les grossesses et le travail mais pas grosse. Elle portait une robe-sarrau très lâche faite d'un drap gris où il y avait eu autrefois des fleurs en couleur, mais la couleur avait déteint, de sorte que les motifs de fleurs n'étaient plus que d'un gris un peu plus pâle que le fond. La robe lui descendait aux chevilles, et ses grands pieds forts et nus se mouvaient rapidement et adroitement sur le plancher. Ses cheveux clairsemés, gris acier, étaient noués en un maigre chignon derrière la tête. Ses bras vigoureux, marqués de taches de son, étaient nus jusqu'aux coudes et ses mains courtes et délicates ressemblaient aux mains d'une petite fille grassouillette. Elle regardait dans le soleil. Nulle mollesse dans sa figure pleine, mais de la fermeté et de la bonté. Ses yeux noisette semblaient avoir connu toutes les tragédies possibles et avoir gravi, comme autant de marches, la peine et la souffrance jusqu'aux régions élevées du calme et de la compréhension surhumaine. Elle semblait connaître, accepter, accueillir avec joie son rôle de citadelle de sa famille, de refuge inexpugnable. Et comme le vieux Tom et les enfants ne pouvaient connaître la souffrance ou la peur que si elle-même admettait cette souffrance et cette peur, elle s'était accoutumée à refuser de les admettre. Et comme, lorsqu'il arrivait quelque chose d'heureux ils la regardaient pour voir si la joie entrait en elle, elle avait pris l'habitude de rire même sans motifs suffisants. Mais, préférable à la joie, était le calme. Le sang-froid est chose sur laquelle on peut compter. Et de sa grande et humble position dans la famille, elle avait pris de la dignité et une beauté pure et calme. Guérisseuse, ses mains avaient acquis la sûreté, la fraîcheur et la tranquillité ; arbitre, elle était devenue aussi distante, aussi infaillible qu'une déesse. Elle semblait avoir conscience que si elle vacillait, la famille entière tremblerait, et que si un jour elle défaillait ou désespérait sérieusement, toute la famille s'écroulerait, toute sa volonté de fonctionner disparaîtrait.

Elle regarda dans la cour ensoleillée la sombre silhouette de l'homme. Pa se tenait tout près, frémissant d'impatience.

— Entrez, dit-elle. Entrez, monsieur.

Et Tom, un peu embarrassé, franchit le seuil.

Elle leva aimablement les yeux de sa poêle et la fourchette tomba sur le plancher. Ses yeux s'ouvrirent tout grands, montrant des pupilles dilatées. Elle respira fortement, la bouche ouverte. Elle ferma les yeux.

— Merci, mon Dieu, fit-elle ! Oh ! merci, mon Dieu ! (Et soudain son visage prit une expression inquiète.) Tommy, on ne te recherche pas ? Tu ne t'es pas échappé ?

— Non, Man. Liberté provisoire. J'ai tous mes papiers ici, et il se toucha la poitrine.

Elle s'approcha de lui, souple, silencieuse sur ses pieds nus, et son visage était émerveillé. De sa petite main, elle lui toucha le bras, tâta la fermeté des muscles. Puis ses doigts montèrent jusqu'à sa joue, comme l'eussent fait des doigts d'aveugle. Et sa joie tenait presque de la douleur. Tom saisit sa lèvre inférieure entre ses dents et la mordit. Les yeux de sa mère se portèrent étonnés vers cette lèvre mordue et elle vit contre les dents un filet de sang et sur la lèvre une goutte de sang qui perlait. Alors elle comprit, reprit son calme, et laissa retomber sa main. Elle dit dans un souffle :

— Eh ben, pour un peu on s'en allait sans toi. Et on se demandait comment que t'arriverais à nous retrouver.

Elle ramassa la fourchette, peigna la graisse bouillante et y pêcha une volute croustillante de porc. Puis elle repoussa la cafetière bouillante vers le fond du fourneau.

Le vieux Tom se trémoussait :

— Hein, on t'a bien attrapée, Man ? On voulait te monter un bateau et on t'a eue. T'étais là comme un mouton assommé. J'aurais voulu que Grand-père soit là. On aurait dit que quelqu'un t'avait flanqué un coup de marteau entre les deux yeux. Grand-père s'en serait tapé sur les cuisses à s'en déboîter la hanche... comme le jour qu'il a vu Al tirer un coup de fusil sur ce grand dirigeable militaire. T'entends ça, Tommy, il est passé au-dessus de nous, un jour, il avait bien cinq cents mètres de long, et v'là Al qui prend son flingot et qui se met à lui tirer dessus. Grand-père y gueule : « Tire pas sur les petits oiseaux, Al. Laisse-leur le temps de grossir », et là-dessus il se fout une telle claque sur la cuisse qu'il s'en déboîte la hanche.

Man s'esclaffa et prit une pile d'assiettes en fer-blanc sur une étagère.

Tom demanda :

— Où qu'est Grand-père ? J' l'ai pas encore vu, le vieux démon.

Man empila les assiettes sur la table de la cuisine et rassembla des tasses à côté. Elle dit en confidence :

— Oh, ils couchent dans la grange, lui et Grand-mère. Ils se lèvent si souvent la nuit. Ils trébuchaient tout le temps sur les enfants.

— Oui, toutes les nuits Grand-père se mettait en colère. Il butait contre Winfield et Winfield se mettait à gueuler, alors Grand-père se mettait en colère et pissait dans son caleçon, ce qui l'enrageait encore plus et en rien de temps toute la maisonnée se mettait à gueuler à tue-tête. (Les mots tombaient entre les secousses du rire.) « Oh ! on ne s'ennuyait pas. Une nuit que tout le monde braillait et jurait, ton frère Al, qu'est un dégourdi maintenant, il fait : « Nom de Dieu, pourquoi tu t'en vas pas vivre en pirate quelque part, Grand-père ? » Eh ben figure-toi que ça a mis Grand-père dans une telle rogne qu'il est allé chercher son fusil. Al a été obligé de dormir à la belle étoile, cette nuit-là. Mais maintenant Grand-père et Grand-mère couchent dans la grange.

Man poursuivit :

— Comme ça ils sont tout de suite dehors quand l'envie leur prend de sortir. Pa, cours-y leur dire que Tommy est revenu. Grand-père est son préféré.

— C'est vrai, dit Pa. J'aurais déjà dû le faire.

Il sortit et traversa la cour en balançant énergiquement les bras.

Tom le regarda s'éloigner, puis la voix de sa mère attira son attention. Elle versait le café. Elle ne le regardait pas.

— Tommy, dit-elle, hésitante, timide.

— Oui ?

Par contagion, lui aussi se sentait intimidé, curieusement embarrassé. Ils savaient tous les deux qu'ils étaient timides, et le fait qu'ils en étaient conscients les rendait plus timides encore.

— Tommy, faut que je te demande... t'as pas de colère ?

— De colère, Man ?

— Oui, t'es pas empoisonné de colère ? T'as pas de haine en toi ? On ne t'a rien fait dans cette prison pour te pourrir, te rendre fou de rage ?

Il la regarda du coin de l'œil, l'étudia, et ses yeux semblaient lui demander comment elle pouvait être au courant de choses pareilles.

— N... n... non, dit-il. J'l'ai été pendant quelque temps. Mais je suis pas tant fier comme il y en a. Ça glisse sur moi. Qu'est-ce t'as, Man ?

Elle le regardait maintenant, la bouche ouverte, comme pour mieux entendre, les yeux rétrécis pour mieux comprendre. Son visage cherchait la réponse qui se cache toujours sous les mots. Elle dit, troublée :

— J'ai connu Pretty Boy Floyd1. J' connais sa mère. C'étaient de braves gens. Il avait le diable dans le corps, comme tout bon garçon. (Elle s'interrompit, puis reprit, précipitamment : ) Y a des choses là-dedans que je sais pas, bien sûr, mais ça je le sais. Il avait fait une petite chose qu'était pas bien, et ils l'ont maltraité ; ils l'ont pris et ils l'ont tellement maltraité que ça l'a rendu furieux et la fois d'après qu'il a fait quelque chose de mal c'était plus grave, et eux ont recommencé à le maltraiter. Alors la rage l'a rendu mauvais. Ils lui ont tiré dessus comme sur une sale bête, et il a riposté, alors ils l'ont pourchassé comme un coyote, et lui leur tirait dessus en montrant les dents, mauvais comme un loup. Fou de rage... c'était plus un garçon, c'était plus un homme, c'était un vrai chien, enragé. Mais les gens qui le connaissaient ne lui faisaient pas de mal. C'était pas à eux qu'il en avait. Finalement ils l'ont cerné et ils l'ont tué. Peu importe ce qu'ont dit les journaux comme quoi il était méchant et tout... C'est comme ça que ça s'est passé. (Elle s'arrêta et lécha ses lèvres sèches, et tout son visage était tendu d'inquiétude.) Il faut que je sache, Tommy. Est-ce qu'ils t'ont fait beaucoup de mal ? Est-ce qu'ils t'ont rendu fou de rage comme ça ?

Les fortes lèvres de Tom étaient serrées sur ses dents. Il abaissa ses regards sur ses grosses mains plates.

— Non, dit-il. Je ne suis pas comme ça.

Il s'interrompit et examina ses ongles brisés qui étaient striés comme des coquillages.

— Tout le temps que j'étais en taule, j'ai tâché à éviter les histoires comme ça. J'ai pas tellement de colère.

Elle soupira, très bas :

— Dieu soit loué.

Il leva rapidement les yeux :

— Man, quand j'ai vu ce qu'ils avaient fait à notre maison...

Elle s'approcha alors, et se tint tout contre lui, et d'une voix passionnée, elle lui dit :

— Tommy, ne t'avise pas de leur résister tout seul. Ils te feraient la chasse comme à un coyote. Tommy, j'ai réfléchi, j'ai rêvé, je me suis demandé bien des choses. Il paraît qu'il y en a cent mille qu'on a chassés comme nous. Si on était tous aussi montés contre eux, Tommy... ils n'oseraient pas nous pourchasser.

Elle s'arrêta.

Tommy, qui la regardait, abaissa lentement ses paupières et bientôt on ne vit plus qu'une petite lueur entre ses cils.

— Y en a beaucoup qui pensent comme ça ? demanda-t-il.

— J' sais pas. Ils sont comme assommés. Ils vont, ils viennent, l'air à moitié endormis.

Du fond de la cour, un bêlement chevrotant, grinçant et fêlé, retentit :

— Béni soit le Dieu des Victoires ! Béni soit le Dieu des Victoires !

Tom tourna la tête et sourit :

— Grand-mère a fini par apprendre que j'étais rentré. Man, dit-il, t'étais pas comme ça autrefois.

Les traits de Man se durcirent et ses yeux eurent une lueur froide.

— On ne m'avait jamais démoli ma maison, dit-elle, on n'avait jamais jeté ma famille sur les routes. Je n'avais jamais été obligée de vendre toutes mes affaires... Tiens, les voilà.

Elle revint à son fourneau et plaça les petits pains gonflés sur deux assiettes en fer. Elle fit tomber de la farine dans la graisse pour faire une sauce et sa main était blanche de farine. Tom la regarda un moment, puis il se diriga vers la porte.

Quatre personnes traversaient la cour. Grand-père marchait le premier. C'était un vieillard décharné, en haillons, encore vif. Il sautait à petits pas, soigneux de sa jambe droite... celle qui se déboîtait. Il boutonnait sa braguette tout en marchant et ses vieilles mains éprouvaient quelque difficulté à trouver les boutons, car il avait boutonné le bouton du haut dans la seconde boutonnière, ce qui décalait le tout. Il portait un pantalon noir en loques, une chemise bleue toute déchirée, ouverte du haut en bas et laissant apparaître un long sous-vêtement gris, également déboutonné. Par l'ouverture de son gilet de flanelle, on apercevait sa poitrine maigre, couverte de poils blancs. Il renonça à sa braguette, la laissa béante et se mit à tripoter les boutons de son gilet, puis abandonna le tout et remonta une paire de bretelles brunes. Son visage était maigre, nerveux, avec les petits yeux brillants et malfaisants d'un gosse déchaîné. Visage renfrogné, geignard, espiègle et souriant. Il luttait, discutait, racontait des histoires obscènes. Il était toujours aussi lubrique. Mauvais comme une gale, cruel et impatient comme un enfant insupportable, tout cela sous un extérieur amusé. Il buvait trop chaque fois qu'il en avait l'occasion, il mangeait trop quand il le pouvait et il parlait trop tout le temps.

Grand-mère trottinait derrière lui. Elle n'avait survécu que parce qu'elle était aussi coriace, aussi acharnée que lui. Elle avait maintenu ses positions avec une piété criarde et féroce, aussi lubrique, aussi sauvage que tout ce que Grand-père avait à offrir. Un jour, après un meeting alors qu'elle était encore en transe et baragouinait une langue incompréhensible, elle avait tiré deux coups de fusil sur son mari, lui arrachant la moitié d'une fesse. Après cela il l'admira grandement et cessa de la torturer, comme les enfants torturent les insectes. Tout en marchant elle relevait sa jupe jusqu'à ses genoux et elle bêlait d'une voix perçante son terrible cri de guerre :

— Béni soit le Dieu des Victoires !

Grand-mère et Grand-père faisaient la course à travers la cour. Ils luttaient à tout propos ; ils adoraient se disputer, cela leur était nécessaire.

Derrière eux, lentement, mais régulièrement et sans se laisser distancer, venaient Pa et Noah. Noah, le premier-né, grand et bizarre, marchant toujours avec un visage étonné, calme, intrigué. Il ne s'était jamais mis en colère de sa vie. Lorsqu'il voyait des gens en colère, il leur jetait un regard étonné, étonné et mal à l'aise, comme les gens normaux devant les fous. Noah marchait lentement, parlait rarement et si lentement que les gens qui ne le connaissaient pas croyaient souvent qu'il était idiot. Il n'était pas idiot, mais il était étrange. Il n'avait pas d'amour-propre ni le moindre désir sexuel. Il travaillait et dormait sur un rythme curieux, qui cependant semblait lui suffire. Il aimait les siens, mais ne leur en donnait jamais aucune preuve. Bien qu'on n'eût su dire pourquoi, on avait l'impression qu'il était difforme, de tête, de corps, de jambes ou de cervelle ; mais on ne pouvait discerner aucune difformité réelle. Pa croyait savoir pourquoi Noah était étrange, mais Pa avait honte et ne le disait jamais. En effet, la nuit de la naissance de Noah, Pa, seul dans la maison, effrayé par les cuisses écartées, horrifié par ce pauvre débris hurlant qu'était sa femme, était devenu fou de peur. Employant ses mains, ses doigts vigoureux en guise de forceps, il avait tiré et tordu le bébé. Quand, plus tard, la sage-femme arriva, elle vit que la tête du bébé avait été déplacée par la traction, que le cou était allongé et le corps tordu ; et elle avait remis la tête en place et remodelé le corps avec ses mains. Mais Pa s'était toujours rappelé et il avait honte. Et il était plus tendre avec Noah qu'avec les autres. Dans le visage de Noah, yeux trop écartés et longue mâchoire fragile, Pa croyait voir le crâne tordu et déformé du bébé. Noah pouvait faire tout ce qu'on lui demandait. Il pouvait lire et écrire, il pouvait travailler et compter, mais rien ne semblait l'intéresser ; il avait l'air insensible aux désirs ou aux besoins des autres. Il vivait dans une maison étrange et silencieuse et regardait au-dehors avec des yeux calmes. Il était étranger au monde extérieur, mais il n'était pas solitaire.

Tous les quatre traversèrent la cour et Grand-père n'arrêtait pas de demander :

— Où qu'il est, nom de Dieu, où qu'il est ?

Et ses doigts tripotaient les boutons de sa culotte, les oubliaient et s'égaraient dans sa poche. C'est alors qu'il vit Tom debout sur le seuil. Grand-père s'arrêta et il arrêta les autres. Ses petits yeux brillaient de malice.

— Regardez-le, dit-il. Du vrai gibier de potence. Y a bougrement longtemps qu'il n'y a pas eu de Joad en prison. Il a fait tout juste ce que j'aurais fait. Ils n'avaient pas le droit, ces enfants de putain.

Son esprit sauta de nouveau.

— Et le vieux Turnbull, cette espèce de bête puante, qui s'est vanté de te tirer dessus quand il sortirait. Il dit qu'il a du sang des Hatfield. Ben, je lui ai fait dire un mot. J'ai dit : « Vous frottez pas à un Joad ; des fois, je pourrais bien avoir du sang des McCoy, que j'y ai dit. Essayez simplement de porter les yeux du côté de Tommy et vous verrez si je les empoigne et si je vous les fous dans le cul », que j'y ai dit. Et que ça lui a foutu la frousse, même.

Grand-mère, qui ne suivait pas la conversation, bêla :

— Béni soit le Dieu des Victoires !

Grand-père s'approcha, frappa Tom sur la poitrine et ses yeux se plissèrent d'affection et d'orgueil.

— Comment que tu vas, Tommy ?

— Ça va, dit Tom, et toi, Grand-père, comment que tu te sens ?

— Plein de pisse et de vinaigre, répondit Grand-père.

Son esprit sauta à une autre idée.

— Comme je le disais, les Joad, on les garde pas en prison. Je disais : « Vous allez voir, Tommy il va foncer hors de cette prison comme un taureau à travers une clôture. » Ça n'a pas raté. Laisse-moi passer, j'ai faim.

Il se fraya un passage, s'assit, se servit une platée de porc et deux gros pains et arrosa le tout de sauce épaisse. Les autres n'étaient pas encore entrés qu'il avait la bouche pleine.

Tom lui fit une grimace affectueuse :

— Parlez d'un vieux démon, tout de même, dit-il.

Et Grand-père avait la bouche si pleine qu'il ne pouvait même pas bredouiller, mais ses petits yeux mauvais souriaient et il approuva énergiquement du chef.

Grand-mère dit orgueilleusement :

— Y a personne pour être aussi méchant et pour jurer comme il fait. Il ira en enfer à cheval sur un tisonnier, Dieu merci ! Il veut conduire le camion ! dit-elle dédaigneusement. Ben ça, il peut toujours courir.

Grand-père s'étrangla et tout ce qu'il avait dans la bouche se répandit sur ses genoux, puis il fut secoué par un faible accès de toux.

Grand-mère regarda Tom en souriant :

— Dégoûtant, tu ne trouves pas ? observa-t-elle, rayonnante.

Noah était debout sur la marche et il fixait Tom, et ses yeux trop espacés semblaient regarder autour de lui. Son visage était presque dénué d'expression. Tom lui dit :

— Comment ça va, Noah ?

— Bien, dit Noah. Et toi ?

Ce fut tout, mais c'était réconfortant.

Man chassa les mouches de la saucière :

— Nous n'avons pas de place pour nous asseoir, dit-elle. Servez-vous et allez vous installer où vous pourrez. Dehors, dans la cour ou quelque part.

Tom dit soudain :

— Eh ! Où est donc le pasteur ? Il était ici. Où est-il passé ?

Pa dit :

— J'l'ai vu mais il est parti.

Et Grand-mère cria d'une voix aiguë :

— Un pasteur ? Vous avez un pasteur ? Allez le chercher. Il nous dira les grâces. (Elle montra Grand-père : ) C'est trop tard pour lui. Il a fini. Allez chercher le pasteur.

Tom sortit devant la porte :

— Hé, Jim ! Jim Casy ! appela-t-il. (Il s'avança dans la cour : ) Hé Casy !

Le pasteur apparut sous le réservoir, se mit sur son séant puis se leva et s'approcha de la maison. Tom lui demanda :

— Qu'est-ce que vous faisiez ? Vous vous cachiez ?

— Hum, non. Mais les affaires de famille, c'est des affaires qui regardent personne. Je m'étais assis pour réfléchir.

— Venez manger, dit Tom. Grand-mère veut les grâces.

— Mais je ne suis plus pasteur, protesta Casy.

— Oh ! allons, dites-lui les grâces. Ça ne vous fera pas de mal et ça lui fera plaisir.

Ils entrèrent ensemble dans la cuisine.

Man dit tranquillement :

— Vous êtes le bienvenu. Servez-vous à manger.

— Les grâces d'abord ! cria Grand-mère. Les grâces d'abord.

Grand-père concentra sur le pasteur le regard de ses yeux féroces jusqu'à ce qu'il l'eût reconnu :

— Oh ! c'est ce pasteur-là, dit-il. Ça va. Il m'a toujours plu depuis le jour que je l'ai vu...

Il eut un clin d'œil si lubrique que Grand-mère crut qu'il avait parlé et riposta :

— Tais-toi, vieux bouc, mécréant !

Casy se passait nerveusement la main dans les cheveux.

— Faut que je vous dise, j' suis plus pasteur. Si le fait d'être heureux d'être ici et d'être reconnaissant aux gens qui sont bons et qui sont généreux c'est suffisant, eh bien, je dirai ça comme grâces. Mais j' suis plus pasteur.

— Dites-les, dit Grand-mère, et mettez-y un mot pour notre voyage en Californie.

Le pasteur inclina la tête et tous les autres inclinèrent la tête. Man croisa les mains sur son ventre et inclina la tête. Grand-mère s'inclina si bas que son nez touchait presque son assiette de pain et de sauce. Tom, adossé au mur, une assiette à la main, s'inclina, un peu raide, et Grand-père inclina la tête de côté, afin de pouvoir garder un œil rusé et joyeux sur le pasteur. Et sur le visage du pasteur il y avait un air non de prière, mais de méditation ; et dans sa voix il y avait un ton de conjecture, non de supplication.

— J'ai réfléchi, dit-il. Je me suis retiré dans les collines pour réfléchir comme Jésus, pourrait-on dire, quand Il s'en est allé dans le désert pour chercher à se tirer de Ses ennuis.

— Béni soit le Seigneur ! s'écria Grand-mère, et le pasteur la regarda d'un air surpris.

— A ce qu'il me semble, Jésus avait des tas d'ennuis et Il ne savait plus où donner de la tête, et Il s'est pris à penser : « A quoi foutre tout ça sert-il, pourquoi toutes ces discussions, toutes ces réflexions ? » Il était fatigué, fatigué pour de bon et Son esprit était épuisé. Tout près d'en arriver à la conclusion : « Au diable tout ça. » Alors, il s'est retiré dans le désert.

— A... men, bêla Grand-mère.

Il y avait tant d'années qu'elle attendait les silences pour placer ses répons. Et il y avait tant d'années qu'elle entendait les mots sans les écouter qu'ils n'avaient plus de sens pour elle.

— J' veux pas dire que je suis comme Jésus, continua le pasteur, mais je me suis fatigué comme Lui, et j'ai eu mes difficultés comme Lui, et je me suis retiré dans le désert comme Lui, sans matériel de campement. La nuit je restais couché sur le dos à regarder les étoiles ; le matin, je m'asseyais et je regardais se lever le soleil ; à midi, du haut d'une colline je regardais la campagne ondulée et sèche ; le soir je suivais le soleil couchant. Des fois je priais comme je le faisais toujours. Seulement je ne savais plus très bien qui je priais ni pour quoi. Y avait les collines et y avait moi, et on n'était plus séparés. On n'était plus qu'une seule chose et cette chose était sainte.

— Alléluia ! fit Grand-mère, et elle se balançait un peu, d'avant en arrière, pour tâcher de se mettre en transe.

— Et je me suis mis à réfléchir, seulement ce n'était pas réfléchir, c'était bien plus profond que ça. Je me suis mis à réfléchir comme quoi on n'était saint que lorsqu'on faisait partie d'un tout, et l'humanité était sainte quand elle n'était qu'une seule et même chose. Et on perdait la sainteté seulement quand un misérable petit gars prenait le mors aux dents et partait où ça lui chantait, en ruant, tirant, luttant. C'est les gars comme ça qui foutent la sainteté en l'air. Mais quand ils travaillent tous ensemble, pas un gars pour un autre gars, mais un gars comme qui dirait attelé à tout le bazar... ça c'est bien, c'est saint. Et puis je me suis mis à penser que je ne savais même pas ce que je voulais dire par le mot saint.

Il fit une pause, mais les têtes baissées ne se relevèrent pas, car elles avaient été dressées comme les chiens à ne se relever qu'au signal d'amen.

— J' peux pas dire les grâces comme je le faisais autrefois. Je suis heureux de la sainteté de ce déjeuner. Je suis heureux que l'amour règne ici. C'est tout. (Les têtes restaient baissées. Le pasteur regarda autour de lui : ) Par ma faute votre déjeuner devient tout froid, dit-il, puis il se rappela. Amen, dit-il, et toutes les têtes se relevèrent.

— A... men, dit Grand-mère, et elle se remit à manger, écrasant le pain détrempé entre ses vieilles gencives édentées.

Tom mangeait vite et Pa se bourrait. On ne parla que lorsque tout eut disparu et que le café fut entièrement bu. On n'entendait qu'un bruit de mastication et le sirotement du café rafraîchi dans son trajet des lèvres à la langue. Man regardait le pasteur manger, et ses yeux avaient quelque chose de perplexe, de sondeur et de compréhensif. Elle l'observait comme s'il eût cessé brusquement d'être un homme, comme s'il était une voix sortie de la terre.

Les hommes terminèrent, posèrent leur assiette et achevèrent de boire leur café ; ensuite ils sortirent, Pa et le pasteur, Noah et Grand-père, et Tom, et ils se dirigèrent vers le camion, évitant le tas de meubles, les bois de lit, les pièces de l'aéromoteur, la vieille charrue. Ils allèrent jusqu'au camion et s'arrêtèrent à côté. Ils touchèrent les nouvelles parois de sapin.

Tom ouvrit le capot et regarda le gros moteur graisseux. Et Pa s'approcha de lui. Il dit :

— Ton frère Al l'a bien examiné avant qu'on l'achète. Il dit qu'il est bon.

— Qu'est-ce qu'il en sait ? C'est un gamin, dit Tom.

— Il a travaillé pour une compagnie. Il a conduit un camion l'année dernière. Il s'y connaît un peu. Dégourdi comme il est. Il s'y entend. Il sait rafistoler un moteur, Al, c'est un fait.

Tom demanda :

— Où qu'il est maintenant ?

— Oh ! dit Pa, en train de courir les filles comme un bouc en chaleur. Il s'en ferait crever. Un petit dégourdi de seize ans, et les roupettes commencent à le démanger. Y a que deux choses qui l'intéressent, les filles et les machines. Un dégourdi, pour sûr. Ça fait huit jours qu'il découche.

Grand-père, se tripotant la poitrine, avait réussi à mettre un des boutons de sa chemise bleue dans une des boutonnières de son gilet de flanelle. Ses doigts sentaient bien qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas, mais il ne cherchait pas à comprendre. Ses doigts descendirent et tâchèrent de débrouiller les complications de la braguette.

— J'étais pire, dit-il d'un air heureux. J'étais bien pire. J'avais le diable dans le corps, comme qui dirait. Un jour, y avait un meeting en plein air à Sallisaw, du temps que j'étais jeune, un peu plus vieux qu'Al. C'est qu'un gamin, un foutriquet. Mais j'étais plus vieux. On y était allés à ce meeting. Y avait bien cinq cents personnes avec juste ce qu'il fallait de petites génisses.

— Tu me fais l'effet d'être encore un sacré lascar, Grand-père, dit Tom.

— Eh, ma foi, d'un côté. Mais c'est rien, comparé à ce que j'étais. Mais laissez-moi seulement arriver en Californie où que je pourrai me cueillir une orange quand ça me plaira. Ou du raisin. Ça c'est une chose que j'en aurai jamais assez. Je me cueillerai une belle grosse grappe à un buisson, ou n'importe où que ça pousse, et je me les écraserai sur la figure pour que le jus m'en dégouline sur le menton.

Tom demanda :

— Où est l'oncle John ? Où est Rosasharn, et Ruthie et Winfield ? On ne m'en a pas encore parlé.

Pa dit :

— Personne ne s'en est informé. John est parti à Sallisaw avec un chargement de choses à vendre : pompes, outils, poulets et tout ce que nous avons apporté ici. Il a emmené Ruthie et Winfield avec lui. Ils sont partis avant le jour.

— C'est drôle que j'l'aie pas vu, dit Tom.

— Ben, c'est que t'es venu par la grand-route. Lui il a pris par-derrière, par Cowlington. Et Rosasharn, elle niche chez les parents de Connie. Bon Dieu mais tu ne sais même pas que Rosasharn est mariée avec Connie Rivers. Tu te rappelles, Connie. Un gentil garçon. Et Rosasharn est enceinte de quatre ou cinq mois. Elle commence à s'arrondir. Elle a bon air.

— Nom de Dieu, dit Tom. Rosasharn était toute gosse, et maintenant la v'là qui va avoir un bébé. Il en arrive des choses en quatre ans, quand on est absent. Quand c'est-il que vous pensez partir dans l'Ouest, Pa ?

— Ben, faut qu'on emporte tout ce bazar pour le vendre. Si Al s' décide à laisser ses filles, j'imagine qu'il pourrait faire un chargement et tout emporter, dans ce cas on pourrait peut-être partir demain ou après-demain. Nous n'avons pas beaucoup d'argent, et y a un type qui nous a dit qu'il y a près de deux mille milles d'ici en Californie. Plus tôt on partira plus on sera sûr d'arriver. L'argent n'arrête pas de filer entre les doigts. T'en as, toi, de l'argent ?

— Deux ou trois dollars seulement. Comment que t'as trouvé de l'argent ?

— Ben voilà, dit Pa. On a vendu tout ce qu'on avait chez nous, et on s'est tous mis à décortiquer du coton, même Grand-père.

— Ben alors ! fit Grand-père.

— On a mis tout ensemble, deux cents dollars. On a payé soixante-quinze dollars pour le camion qu'est là, et Al et moi on l'a coupé en deux pour y coller cet arrière. Al devait roder les soupapes, mais il est trop occupé à courir pour s'y mettre. On aura dans les cent cinquante dollars en partant. Ces sacrés vieux pneus qu' sont sur le camion ne tiendront pas longtemps, je crains bien. On en a deux de rechange qui ne valent pas grand-chose. On ramassera des choses le long de la route, j'imagine.

Le soleil dardait ses rayons brûlants. Les ombres du camion affectaient la forme de raies noires sur le sol et le camion sentait l'huile chaude, la toile cirée et la peinture. Les quelques poulets avaient quitté la cour pour se cacher dans l'appentis aux outils, à l'abri du soleil. Dans leur étable, les cochons haletaient, collés à la palissade où un peu d'ombre se dessinait, et de temps en temps, ils poussaient des plaintes aiguës. Les deux chiens étaient étendus dans la poussière rouge, sous le camion, haletants, leur langue humide couverte de poussière. Pa rabattit son chapeau sur ses yeux et s'accroupit. Et comme si c'eût été sa position normale pour réfléchir et observer, il examina Tom, sa casquette neuve qui déjà semblait vieille, ses vêtements, et ses souliers neufs.

— C'est-il avec ton argent qu' tu t'es payé ces habits ? demanda-t-il. Ils ne feront pas autre chose que te gêner, tu sais.

— On me les a donnés, dit Tom. On me les a donnés quand j'ai été libéré.

Il ôta sa casquette et la regarda avec une sorte d'admiration, puis il s'en servit pour s'éponger le front, se la remit cavalièrement sur l'oreille et tira sur la visière.

Pa remarqua :

— C'est une belle paire de souliers qu'on t'a donnée là.

— Oui, acquiesça Joad. Comme fantaisie, ils sont jolis à voir, mais c'est pas des souliers pour se balader quand il fait chaud.

Il s'accroupit auprès de son père.

Noah dit lentement :

— Si on finit de poser les côtés, Tom pourrait peut-être faire le chargement. Comme ça si Al revient...

— J' peux conduire, si c'est ça que vous voulez, dit Tom. J'ai conduit des camions à Mac-Alester.

— Bon, dit Pa. (Ses yeux se fixèrent sur la route.) Si je me trompe pas, voilà notre loustic qui se ramène la queue basse, dit-il. Sans compter qu'il a l'air plutôt vanné.

Tom et le pasteur levèrent les yeux vers la route. Et Al, le trousseur de jupons, voyant qu'on l'observait, carra les épaules et entra dans la cour en se pavanant, la poitrine bombée comme un coq qui s'apprête à chanter. Crâneur, il ne reconnut Tom que lorsqu'il fut tout près, alors son visage hâbleur changea d'expression et l'admiration, la vénération, brillèrent dans ses yeux et il cessa de faire la roue. Ses pantalons raides relevés du bas pour montrer ses bottes à talons, sa ceinture de trois pouces à incrustations de cuivre, même les élastiques rouges qui retenaient les manches de sa chemise bleue et l'angle arrogant de son chapeau de feutre, n'arrivaient pas à le hausser au niveau de son frère ; car son frère avait tué un homme, et cela on ne l'oublierait jamais. Al savait qu'il avait lui-même excité quelque admiration parmi les jeunes gens de son âge parce que son frère avait tué un homme. Il savait qu'à Sallisaw on le montrait du doigt. « C'est Al Joad. Son frère a tué un type d'un coup de pelle. »

Et maintenant, Al, tout en s'approchant humblement, voyait que son frère n'était pas le matamore qu'il imaginait. Al vit les yeux sombres et rêveurs de son frère, le calme des prisons, le visage dur et lisse entraîné à ne rien laisser voir aux gardiens, ni résistance, ni servilité. Et immédiatement Al se transforma. Inconsciemment il devint comme son frère, et son visage séduisant devint pensif et ses épaules se détendirent. Il ne se rappelait pas l'aspect qu'avait Tom. Tom dit :

— Bonjour. Nom de Dieu, ce que t'as grandi ! J't'aurais jamais reconnu.

Al, la main prête au cas où Tom voudrait la prendre, sourit, embarrassé. Tom tendit la main et d'un geste brusque Al la lui saisit. Et l'affection s'affirma entre les deux hommes.

— On me dit que tu t'y connais en camions, dit Tom. Et Al, sentant que son frère n'aimerait pas un vantard, dit :

— J' n'y connais pas grand-chose.

Pa dit :

— T'as été faire le zigoto dans le pays. T'as l'air éreinté. Faut pourtant que t'ailles vendre un chargement à Sallisaw. Al regarda son frère Tom :

— Ça te dirait de venir ? fit-il d'un air aussi détaché que possible.

— Non, j' peux pas, dit Tom. J'aiderai ici. Nous serons ensemble pendant le voyage.

Al tenta de réprimer sa question.

— Est-ce que... est-ce que tu t'es échappé... échappé de prison ?

— Non, dit Tom. On m'a libéré sur parole.

— Ah ! Et Al fut un peu désappointé.


1 Pretty Boy Floyd, dit « Beau Gosse » ou « Floyd Bonne Bouille » : célèbre hors-la-loi américain.