CHAPITRE X

Quand le camion fut parti, chargé de matériel, de lourds outils, lits et sommiers, tous objets mobiliers qui pouvaient être vendus, Tom resta à errer dans la propriété. Il alla rêvasser dans la grange, dans les stalles vides, et il alla sous l'appentis où l'on gardait les outils, fouilla machinalement du pied les débris qui restaient, poussa du pied une dent de faucheuse brisée. Il alla revoir les endroits qu'il connaissait... le petit tertre rouge où nichaient les hirondelles, le saule au-dessus du toit à cochons. Deux gorets grognèrent et s'en vinrent en fouinant à travers la palissade, des gorets noirs qui se prélassaient au soleil. Et son pèlerinage fut achevé ; alors il alla s'asseoir sur la marche devant la porte où l'ombre venait de s'étendre. Derrière lui, Man s'affairait dans la cuisine, occupée à laver des vêtements d'enfants dans un baquet, et sur ses gros bras marqués de taches de son, des gouttes d'eau de lessive coulaient à partir du coude. Elle cessa de frotter quand il s'assit. Elle le considéra longuement et lorsqu'il eut tourné la tête pour regarder dans la chaude lumière du soleil, le regard de sa mère continua de fixer sa nuque. Puis elle se remit à frotter.

Elle dit :

— Tom, pourvu que tout se passe bien en Californie.

Il se retourna et la regarda :

— Qu'est-ce qui te fait penser le contraire ? demanda-t-il.

— Oh..., rien. Mais ça me semble trop beau. J'ai vu les prospectus que les gens distribuaient et tout le travail qu'il y a là-bas, et les gros salaires, tout ça ; et j'ai lu dans le journal qu'on demande du monde pour cueillir les raisins et les oranges et les pêches. Ça serait agréable, ça, Tom, de cueillir des pêches. Même si on ne nous laissait pas en manger, on pourrait peut-être bien en chiper une, une petite un peu abîmée. Et ça serait agréable, sous les arbres, de travailler à l'ombre. Tout ça me paraît trop beau. Ça me fait peur. J'ai pas confiance. Je crains qu'il n'y ait une attrape quelque part.

Tom dit :

— Ne laisse pas s'envoler trop haut tes espérances, pour n'avoir pas à ramper comme un ver de terre.

— Oui, tu as raison. C'est dans l'Écriture, pas vrai ?

— J' crois que oui, dit Tom. J'ai jamais pu me rappeler bien l'Écriture depuis que j'ai lu un livre intitulé The Winning of Barbara Worth1.

Man rit doucement et plongea le linge à plusieurs reprises dans le baquet. Et elle tordit bleus et chemises et les muscles de ses bras se durcirent comme des cordes.

— Le papa de ton père, il passait son temps à citer l'Écriture. Lui aussi il l'embrouillait. Il l'emmêlait avec l'Almanach du Docteur Miles. Il lisait l'almanach à haute voix, de la première à la dernière page... des lettres de gens qui ne pouvaient pas dormir ou qui avaient mal aux reins. Et plus tard il les récitait aux gens comme enseignement, et il disait : « C'est une parabole de l'Écriture. » Ton père et l'oncle John l'inquiétaient un peu quand ils riaient.

Elle empila sur la table le linge tordu comme des câbles. Il paraît que ça fait un voyage de deux mille milles, pour aller là où on va. A ton idée, Tom, c'est loin comme quoi, deux mille milles ? J'ai regardé sur une carte, il y a des grandes montagnes comme sur les cartes postales, et faut passer tout droit à travers. Combien de temps penses-tu qu'il nous faudra pour aller si loin, Tommy ?

— J' sais pas, dit-il. Quinze jours... peut-être dix jours si nous avons de la chance. Écoute, Man, faut pas te tourmenter. J' vais te dire quéq' chose que je sais, d'avoir été au pénitencier. Faut jamais penser au jour qu'on sera libéré. C'est ça qui vous rend dingo. Faut penser au jour qu'on est, et puis au lendemain, et au match de football du samedi. Voilà ce qu'il faut faire. C'est ça que font les vieux habitués. Les nouveaux, ils se cognent la tête contre les murs. Ils se demandent combien de temps qu'ils vont rester. Pourquoi que tu ne prends pas chaque jour comme il vient ?

— C'est un bon moyen, fit-elle, et elle emplit son baquet d'eau chaude qu'elle prit au fourneau, y mit du linge sale et commença à l'enfoncer dans l'eau savonneuse. Oui, c'est un bon moyen. Mais j'aime m'imaginer comme ça sera agréable, là-bas en Californie, peut-être bien. Jamais froid. Et des fruits partout, et les gens qui vivent là dans des coins si jolis, dans des petites maisons blanches au milieu des orangers. Je me demandais... moyennant qu'on trouve tous de l'ouvrage, c'est-à-dire... si on ne pourrait peut-être pas en avoir une de ces petites maisons blanches. Et les enfants iraient cueillir les oranges à l'arbre. Ils deviendraient insupportables à force de brailler, tellement ça les rendrait fous.

Tom la regarda travailler et ses yeux sourirent.

— Rien que d'y penser, ça t'a fait du bien. J'ai connu un type qui venait de la Californie. Il n' parlait pas comme nous. On pouvait voir, rien qu'à sa façon de parler, qu'il venait de loin. Mais il disait que les gens qui cueillent les fruits vivent dans des campements très sales et qu'ils ont à peine de quoi manger. Il disait que les salaires sont bas, quand on a la chance d'en toucher.

Une ombre passa sur son visage :

— Oh ! ce n'est pas vrai, dit-elle. Ton père a reçu un prospectus sur papier jaune, où ça disait qu'on avait besoin de gens pour travailler. Ils ne se seraient donné tant de peine s'il n'y avait pas du travail en masse. Ça leur coûte de l'argent de faire imprimer ces prospectus. Pourquoi qu'ils mentiraient, et qu'ils dépenseraient de l'argent pour mentir. Tom secoua la tête.

— J' sais pas, Man. C'est pas commode de comprendre pourquoi ils font ça. Peut-être...

Il regarda au-dehors le soleil brûlant, étincelant sur la terre rouge.

— Peut-être que quoi ?

— Peut-être que c'est aussi beau que tu le dis. Où est Grand-père ? Et le pasteur, où est-il allé ?

Man sortait de la maison, les bras chargés d'une grosse pile de linge. Tom s'écarta pour la laisser passer.

— Le pasteur a dit qu'il allait faire un tour. Grand-père dort dans la maison. Il vient des fois comme ça dans l'après-midi faire un somme.

Elle alla accrocher sur la corde à linge les pantalons bleus, les chemises bleues et de longs sous-vêtements gris.

Tom entendit des pas traînants derrière lui, et il se retourna. Grand-père sortait de la chambre et, comme le matin, il tripotait les boutons de sa braguette.

— J'ai entendu parler, fit-il. Ces bougres de salauds ne peuvent pas laisser un pauvre vieux dormir tranquille. Tas de cochons que vous êtes, quand vous commencerez à décrépir vous apprendrez peut-être à laisser un pauvre vieux dormir tranquille.

Ses doigts furieux réussirent à déboutonner les deux seuls boutons de sa braguette qui étaient boutonnés. Et sa main oublia ce qu'elle était en train de faire. Elle plongea dans l'ouverture et se mit à gratter complaisamment le dessous des testicules. Man arriva, les mains mouillées, les paumes boursouflées par l'eau chaude et le savon.

— Je croyais que tu dormais. Viens ici que je te boutonne.

Et malgré sa résistance, elle le fit tenir tranquille et lui boutonna son caleçon de flanelle, sa chemise et sa braguette.

— Tu as vraiment une allure insensée, dit-elle en le relâchant.

Il bredouilla, furieux :

— C'est une jolie... une jolie... quand un homme est obligé de se faire boutonner. J' veux qu'on me laisse boutonner mon pantalon moi-même.

Man dit en plaisantant :

— On ne laisse pas les gens se promener avec leur braguette ouverte, en Californie.

— Ah tu crois ça ? Eh ben ils verront. Ils se figurent qu'ils vont m'apprendre comment faut m' tenir, là-bas ? Eh ben je la sortirai si ça me plaît et je la laisserai pendre si ça me plaît.

— On dirait que chaque année il devient plus grossier, dit Man. Pour faire de l'épate, sans doute.

Le vieux avança son menton hérissé et il regarda Man de ses petits yeux réjouis, rusés et mauvais.

— Alors, comme ça, dit-il, on ne va pas tarder à partir. Cré bon Dieu, y a là-bas des raisins qui pendent par-dessus les routes. Savez pas ce que je ferai ? J' m'en remplirai toute une bassine, de raisins, et j' m'assoirai au beau milieu et je me tortillerai pour que le jus dégouline le long de mes culottes.

Tom se mit à rire :

— Bon Dieu, il vivrait deux cents ans qu'on n'arriverait pas à le réduire, dit-il. Alors, comme ça t'es tout prêt à partir, Grand-père ?

Le vieux tira une caisse et s'y assit lourdement.

— Parfaitement, dit-il. Et qu'il serait bougrement temps, même. Y a quarante ans que mon frère est parti là-bas. Jamais plus entendu parler. Un sournois s'il y en avait un, cet enfant d'salaud. Personne pouvait le sentir. Il a foutu le camp avec mon Colt à un coup. Si jamais je le rencontre, lui ou ses gosses, s'il en a en Californie, je lui redemanderai mon Colt. Mais tel que je le connais, s'il a des gosses, il les aura faits chez les autres et il les aura laissés à élever. Sûr que je serai content d'être là-bas. J'ai dans l'idée que ça va faire de moi un autre homme. J'irai tout de suite travailler aux fruits. Man approuva :

— C'est comme il le dit, dit-elle. Il travaillait encore il y a trois mois, la dernière fois qu'il s'est déboîté la hanche.

— Eh bougre, je crois bien ! fit Grand-père.

De la marche où il était assis, Tom regarda au-dehors.

— Voilà le pasteur qui revient. Il arrive par-derrière la grange.

Man dit :

— Les grâces qu'il nous a données ce matin étaient bien les plus bizarres que j'aie jamais entendues. On ne peut même pas dire que c'étaient des grâces. Rien que des mots, mais à entendre ça faisait bien comme des grâces.

— C'est un drôle de type, dit Tom. Des fois il parle tout drôle. On dirait qu'il se parle à lui-même. Il n'essaie pas de vous faire marcher.

— Regarde l'expression dans ses yeux, dit Man. Il a l'air baptisé. Il a ce genre de regard qui voit à travers, comme on dit. Sûr qu'il a l'air baptisé. Et cette façon de marcher la tête basse, les yeux fixés par terre sur rien du tout. S'il y a un homme baptisé, c'est bien celui-là. Et elle se tut parce que Casy se trouvait près de la porte.

— Vous allez attraper un coup de soleil, à vous promener comme ça, dit Tom.

Casy dit :

— Oui, ma foi... ça s' peut bien. — Il s'adressa à eux brusquement, à Man, à Grand-père et à Tom. — Il faut que j'aille dans l'Ouest. Il le faut. Je me demande si je pourrais partir avec vous ? Et il resta debout, gêné d'en avoir tant dit. Man regarda Tom pour l'inviter à parler en tant qu'homme, mais Tom ne parla pas. Elle lui laissa le temps d'user de son droit, puis elle dit :

— Mais voyons, ça serait un honneur de vous avoir avec nous. Naturellement je ne peux pas vous donner de réponse ferme maintenant ; Pa dit que tous les hommes se réuniront ce soir et discuteront le départ. Je crois qu'il vaut mieux ne rien décider avant que tous les hommes soient revenus. John, Pa, Noah, Tom, Grand-père, Al et Connie. Ils feront les plans aussitôt qu'ils seront de retour. Mais s'il y a de la place je suis à peu près sûre qu'on sera très contents de vous avoir.

Le pasteur soupira.

— J'irai de toute façon, dit-il. Il se passe des choses. Je suis allé voir. Les maisons sont toutes vides, cette terre est vide, et tout ce pays est vide. Je ne peux plus rester ici. Il faut que j'aille où sont partis les gens. Je travaillerai dans les champs et je serai peut-être heureux.

— Et vous ne prêcherez pas ? demanda Tom.

— Je ne prêcherai pas.

— Et vous ne baptiserez pas ? demanda Man.

— Je ne baptiserai pas. Je travaillerai dans les champs, dans les champs verts, et je resterai près des gens. Je n'essaierai plus de rien leur enseigner, rien. Je vais essayer d'apprendre. J'apprendrai pourquoi les gens marchent dans l'herbe ; je les entendrai parler, je les entendrai chanter. J'écouterai les enfants manger leur bouillie. J'écouterai les maris et les femmes faire gémir les matelas la nuit. Je mangerai avec eux et j'apprendrai. (Ses yeux étaient humides et brillants.) Je me coucherai dans l'herbe, ouvertement et honnêtement, avec toutes celles qui voudront de moi. Je veux sacrer et jurer et entendre la poésie des gens qui parlent. C'est tout cela qui est saint, tout cela que je ne comprenais pas. Toutes ces choses-là sont de bonnes choses.

— Amen, dit Man.

Le pasteur s'assit humblement sur le billot près de la porte.

— Je me demande ce que la vie peut bien avoir en réserve pour un homme si seul.

Tom toussa discrètement :

— Pour un homme qui ne prêche plus... commença-t-il.

— Oh ! pour ce qui est de parler, je ne donne ma langue à personne, fit Casy. J' peux pas le nier. Mais je ne prêche pas. Prêcher c'est raconter des boniments aux gens. J' les interroge. C'est pas prêcher, ça ?

— J' sais pas, dit Tom. Prêcher c'est un certain ton de voix, et prêcher c'est une certaine manière de voir les choses. Prêcher c'est être bon pour les gens justement quand ça leur donne envie de vous assassiner. L'an dernier, à Noël, à Mac-Alester, l'Armée du Salut est venue nous voir, pour nous faire du bien. Trois heures de rang de cornet à pistons, et nous qu'étaient là assis. Ils étaient bons pour nous. Mais si un de nous avait essayé de se défiler, on n'aurait eu de cesse qu'on en ait tous fait autant. C'est ça prêcher. Faire du bien à un type qu'est mal en point et qui ne peut pas vous foutre une baffe. Non, vous n'êtes pas prédicateur. Mais ne vous amusez pas à venir jouer de la trompette par ici.

Man jeta quelques bouts de bois dans le fourneau.

— J' vas vous préparer un morceau, mais j' n'ai pas grand-chose.

Grand-père sortit sa caisse dehors, s'assit dessus et s'adossa au mur ; Tom et Casy s'adossèrent au mur eux aussi. Et l'ombre de l'après-midi s'éloigna de la maison.

 

A la fin de l'après-midi, le camion revint, secoué et brimbalant dans la poussière ; le fond était recouvert d'une couche de poussière, le capot disparaissait sous la poussière et les phares étaient ternis par une poudre rouge. Le soleil se couchait quand le camion revint et la terre, sous la lumière mourante, était couleur de sang. Al était courbé sur le volant, fier, sérieux, pénétré de son rôle et Pa et l'oncle John, ainsi qu'il sied aux chefs de tribus, occupaient les places d'honneur à côté du chauffeur. Les autres étaient debout dans le camion, cramponnés aux ridelles : Ruthie, douze ans, et Winfield, dix ans, barbouillés et sauvages, les yeux fatigués mais excités, les doigts et les coins de la bouche noirs de jus de réglisse qu'à force de pleurnicheries ils avaient obtenu de leur père à la ville. Ruthie, vêtue d'une vraie robe de mousseline rose qui lui descendait au-dessous des genoux, prenait un peu au sérieux son rôle de jeune fille. Mais Winfield faisait encore un tantinet petit morveux, boudeur et ronchon de derrière l'écurie, collectionneur et fumeur impénitent de vieux mégots. Et tandis que Ruthie était consciente de la puissance, la responsabilité et la dignité que lui conférait sa poitrine naissante, Winfield n'était encore qu'un sauvageon et un galopin. Près d'eux, se retenant délicatement aux barreaux, Rose de Saron oscillait, se balançait sur la plante des pieds, recevait les chocs de la route dans les genoux et les cuisses. Car Rose de Saron était enceinte et faisait attention. Ses cheveux tressés et enroulés autour de sa tête lui faisaient une couronne d'un blond cendré. Sa figure douce et ronde, encore voluptueuse et attirante quelques mois plus tôt, portait la barrière de la grossesse, le sourire satisfait, le regard de perfection avertie ; et son corps dodu — seins doux et gonflés, ventre, hanches et fesses dont la fermeté ondulait, libre et provocante au point d'inspirer le désir des claques et des caresses — tout son corps était devenu réservé et grave. Toutes ses pensées, toutes ses actions, étaient dirigées vers l'intérieur, vers le bébé. La terre entière, pour elle, était enceinte ; elle ne pensait plus qu'en termes de reproduction et de maternité. Connie, son mari de dix-neuf ans, qui avait épousé une fille garçonnière, grassouillette et sensuelle, était encore effrayé, émerveillé de ce changement ; car il n'y avait plus de corps à corps au lit, plus de morsures, d'égratignures parmi les rires étouffés et pour finir les larmes. Il n'y avait maintenant qu'une créature bien équilibrée, prudente et sage, qui souriait timidement, mais fermement à son approche. Connie était fier et avait un peu peur de Rose de Saron. Chaque fois qu'il le pouvait, il posait la main sur elle ou se tenait tout près, de manière que leurs deux corps se touchassent à la hanche et à l'épaule. Par là, il avait conscience d'entretenir un contact qui autrement aurait pu se relâcher. C'était un jeune homme maigre, aux traits anguleux, avec quelque chose des hommes du Texas, et ses pâles yeux bleus étaient parfois dangereux et parfois affectueux, parfois aussi effrayés. C'était un travailleur et il ferait un bon mari. Il buvait suffisamment, mais jamais trop. Il se battait quand c'était nécessaire mais n'était pas provocant. Il ne disait pas grand-chose en société, mais il s'arrangeait pour qu'on sût qu'il était là et pour affirmer sa personnalité.

S'il n'avait pas eu cinquante ans, ce qui faisait de lui un des chefs naturels de la famille, l'oncle John aurait préféré ne pas occuper la place d'honneur près du chauffeur. Il aurait voulu que Rose de Saron s'y assît. C'était chose impossible parce qu'elle était femme, et jeune. Mais l'oncle John n'était pas à son aise, ses yeux hantés par la solitude n'étaient pas à leur aise et son corps mince et vigoureux restait crispé. Presque constamment, la solitude mettait une barrière entre l'oncle John et les gens, entre l'oncle John et les passions. Il mangeait peu, ne buvait rien et était célibataire. Mais en dessous, ses appétits s'enflaient jusqu'à en éclater. Il mangeait alors de tout ce qui lui faisait envie jusqu'à l'indigestion ; ou bien il buvait du calvados ou du whisky jusqu'à n'être plus qu'un paralytique tremblotant aux yeux rouges et larmoyants ; ou bien il se vautrait dans la débauche avec quelque putain de Sallisaw. On racontait qu'un jour il était allé jusqu'à Shawnee, qu'il avait mis trois putains dans un lit et que dans une folie de rut, une heure durant, il s'était rué en renâclant sur leurs corps indifférents. Mais quand un de ses désirs était rassasié, il redevenait triste, honteux et solitaire. Il évitait les gens, et tâchait de se faire pardonner par des cadeaux. C'est alors qu'il s'introduisait dans les maisons et déposait du chewing-gum sous les oreillers des enfants ; c'est alors qu'il coupait du bois en refusant de se faire payer. C'est alors qu'il donnait tout ce qu'il se trouvait posséder : une selle, un cheval, une paire de souliers neufs. Dans ces périodes-là on ne pouvait lui parler, car il s'enfuyait, ou si cela lui était impossible, il rentrait dans sa coquille en ne risquant qu'un œil effrayé. La mort de sa femme, suivie de longs mois de solitude, lui avait donné un complexe de culpabilité et de honte et l'avait envahi d'un sentiment de solitude impénétrable.

Mais il y avait des choses auxquelles il ne pouvait pas se soustraire. Étant un des chefs de la famille, il lui fallait gouverner, et maintenant il lui fallait occuper la place d'honneur à l'avant.

Les trois hommes qui avaient pris place sur le siège avant étaient moroses en retournant chez eux par la route poudreuse. Al, penché sur son volant, regardait alternativement la route et le tableau ce bord, surveillant l'aiguille de l'ampèremètre qui tressautait de manière inquiétante, surveillant le niveau d'huile et le thermomètre. Et son esprit enregistrait les points faibles ou les détails suspects de l'automobile. Il écoutait le bruit plaintif qui pouvait venir du manque de graissage du pont arrière et il écoutait le va-et-vient des pistons. Il laissait sa main sur le levier des vitesses, sentant ainsi le jeu des pivots, et il avait débrayé le frein pour vérifier le décalage des tambours. Peut-être lui arrivait-il par moments d'être un bouc en chaleur, mais cette fois sa responsabilité était engagée avec ce camion, son roulement, son entretien. S'il arrivait une panne ce serait sa faute, et même si personne n'y faisait allusion, tout le monde, et surtout Al, saurait que c'était sa faute. C'est pourquoi il éprouvait sa machine, la surveillait, l'écoutait. Et son visage témoignait d'une grave responsabilité. Et tout le monde le respectait, lui et cette responsabilité qu'il avait assumée. Même Pa, qui était le chef, prenait une clé anglaise quand Al la lui tendait, et lui obéissait.

Tous étaient fatigués dans le camion. Ruthie et Winfield étaient fatigués d'avoir vu trop de mouvement, trop de visages, de s'être trop démenés pour avoir des lanières de réglisse, fatigués par l'énervement que leur causait l'oncle John en glissant furtivement du chewing-gum dans leurs poches.

Et les hommes à l'avant étaient las, furieux et tristes parce qu'ils n'avaient obtenu que dix-huit dollars pour tout le mobilier de la ferme. Dix-huit dollars. Ils avaient harcelé l'acheteur, s'étaient épuisés à discuter, mais ils avaient été vaincus quand l'acheteur avait paru se désintéresser de toute l'affaire, quand il leur avait dit qu'il n'en voulait à aucun prix. C'est là qu'ils avaient été battus. En le croyant et en acceptant deux dollars de moins qu'il ne leur avait offert au début. Et maintenant ils étaient las et effrayés parce qu'ils avaient affronté un système qu'ils ne comprenaient pas et qui les avait vaincus. Ils savaient que les chevaux et la charrette valaient beaucoup plus que cela. Ils savaient que l'acheteur en tirerait bien davantage, mais ils ne savaient pas comment s'y prendre. Ils ignoraient les secrets du marchandage.

Al, les yeux alternativement sur la route et sur le tableau de bord, dit :

— Ce gars, c'est pas un gars de chez nous. Il ne parlait pas comme un gars de chez nous. Et il était pas habillé comme quelqu'un de par ici.

Et Pa expliqua :

— Quand j'étais chez le quincaillier, j'ai parlé à des gens que je connais. Ils m'ont dit qu'il y avait des gars comme ça qui s'amenaient tout exprès pour racheter tout ce que les fermiers comme nous sont forcés de vendre pour pouvoir partir. Paraît que c'est des types qui ne sont pas du pays et qu'ils gagnent un argent fou sur not' dos. Mais nous on n'y peut rien. Tommy aurait peut-être dû venir. Il aurait peut-être pu mieux faire.

John dit :

— Mais puisque le type ça ne l'intéressait plus du tout. On ne pouvait pas rapporter tout ça.

— Ces hommes que je connais m'ont parlé de ça aussi, dit Pa. Ils m'ont dit que ces acheteurs font toujours ce coup-là. C'est leur façon de foutre la frousse aux gens. Ce qu'il y a, c'est que nous ne savons pas nous y prendre. Man va être déçue. Déçue et pas contente.

Al dit :

— Quand penses-tu qu'on va s'en aller, Pa ?

— J' sais pas. On en parlera ce soir, et on décidera. Pour sûr que je suis content que Tommy soit revenu. C'est une vraie consolation. Tom est un brave garçon.

Al dit :

— Pa, y a des types qui parlaient de Tom et ils disaient qu'il avait été libéré sur parole, et ils disaient que ça voulait dire qu'il ne pouvait pas sortir de l'État ; que s'il s'en allait, on le rattraperait et qu'on le renverrait là-bas pour trois ans. Pa eut l'air sidéré.

— Ils disaient ça ? Ils avaient vraiment l'air au courant ? ou bien c'était-il de la frime ?

— J' sais pas, dit Al. Ils causaient simplement, et je leur ai pas dit que c'était mon frère. Je suis resté là juste pour écouter.

— Nom de Dieu ! fit Pa. J'espère que ça n'est pas vrai. Nous avons besoin de Tom. Je lui demanderai ce qui en est. On a déjà assez d'embêtements comme ça sans avoir encore le diable et son train à nos trousses. J'espère que c'est pas vrai. Faudra qu'on en discute.

L'oncle John dit :

— Tom saura ce qui en est.

Ils se turent, tandis que l'invraisemblable guimbarde poursuivait sa route. Le moteur menait grand tapage. Il était plein de grincements et de cliquetis et les tiges des freins claquaient sans arrêt. Les roues gémissaient et un jet de vapeur giclait par un trou du bouchon de radiateur. Le camion soulevait un gros nuage de poussière rouge derrière lui. Ils gravirent la dernière petite côte tandis que la moitié du soleil était encore au-dessus de l'horizon et ils dégringolèrent sur la maison au moment où il disparut. Les freins grincèrent quand ils stoppèrent et dans le cerveau de Al, le son immédiatement imprima : les garnitures sont foutues.

Ruthie et Winfield escaladèrent les ridelles en hurlant et se laissèrent tomber à terre. Ils se mirent à crier :

— Où qu'il est ? Où qu'il est, Tom ?

Puis ils le virent debout près de la porte, alors ils restèrent là, embarrassés ; puis ils s'approchèrent lentement de lui, en le regardant timidement.

Et à son : « Bonjour, les gosses, comment ça va ? » ils répondirent doucement :

— Bonjour ; ça va.

Et ils se tinrent écartés, considérant à la dérobée le grand frère qui avait tué un homme et qui avait été mis en prison. Ils se rappelèrent comment ils avaient joué à la prison dans le poulailler, et comment ils s'étaient battus pour savoir qui serait le prisonnier.

Connie Rivers leva la grande planche arrière du camion et descendit pour aider Rose de Saron. Et elle l'accepta avec noblesse, comme un égard qui lui était dû, en souriant d'un air entendu, satisfait, la bouche relevée aux commissures des lèvres, avec un soupçon de fatuité.

Tom dit :

— Tiens, mais c'est Rosasharn. Je ne savais pas que tu arriverais avec eux.

— On était à pied, dit-elle. Le camion nous a ramassés. (Puis elle ajouta : ) Je te présente Connie, mon mari.

Et elle était magnifique en disant cela.

Les deux hommes se serrèrent la main, en se toisant, et en se scrutant profondément l'un l'autre ; au bout d'un moment ils s'estimèrent satisfaits et Tom dit :

— Je vois que vous n'avez pas perdu votre temps.

Elle baissa les yeux.

— Ça ne se voit pas, pas encore.

— C'est Man qui me l'a dit. C'est pour quand ?

— Oh ! pas tout de suite. Pas avant l'hiver.

Tom se mit à rire :

— Tu veux qu'il naisse sous les orangers, pas vrai ? Dans une de ces petites maisons blanches avec des oranges tout autour.

Rose de Saron se prit le ventre à deux mains.

— Ça ne se voit pas, dit-elle.

Et elle sourit d'un air satisfait et entra dans la maison. La soirée était chaude, et la lumière jaillissait encore à l'occident. Et comme à un signal donné, toute la famille se groupa autour du camion, et le parlement, le gouvernement familial ouvrit la session.

La lumière du crépuscule donnait à la terre rouge une sorte de transparence qui accentuait sa profondeur, ses dimensions, et le contour des objets. Une pierre, un poteau, un bâtiment prenaient plus de profondeur, plus de relief qu'à la lumière du jour ; et ces objets devenaient étrangement individuels — un poteau était plus essentiellement un poteau, se détachant de la terre où il était planté et du champ de maïs sur lequel il se profilait. Et les plantes s'individualisaient aussi, cessaient d'être une récolte ; et le saule échevelé était lui-même, se dégageait librement des autres saules. La terre contribuait à la lumière du soir. La façade en bois brut de la maison grise avait la luminosité de la lune. Le camion gris sous sa poussière, devant la porte de la cour, se détachait dans ce bain magique comme dans la perspective exagérée d'un stéréoscope.

Le soir changeait également les gens, les calmait. Ils semblaient faire partie d'une organisation de l'inconscient. Ils obéissaient à des impulsions que leurs cerveaux n'enregistraient qu'à peine. Leurs yeux étaient tournés vers l'intérieur, paisiblement, et leurs yeux aussi étaient lumineux dans l'air du soir, lumineux dans les faces poussiéreuses.

 

La famille s'était réunie à l'endroit le plus important, près du camion. La maison était morte et les champs étaient morts ; mais ce camion était la chose active, le principe vivant. L'antique Hudson avec l'écran de son radiateur tout faussé et bosselé, avec des globules de graisse saupoudrés de poussière sur les bords usés de tous ses rouages, avec ses chapeaux de roues remplacés par des chapeaux de poussière rouge, c'était, elle, le foyer nouveau, le centre vivant de la famille ; mi-voiture de tourisme, mi-camion, toute gauche avec ses côtés surélevés.

Pa fit le tour du camion, le regarda, puis s'accroupit dans la poussière et trouva un bout de bois pour dessiner dans le sable. Un de ses pieds reposait à plat par terre, l'autre légèrement en retrait s'appuyait presque sur la pointe, de sorte qu'un des genoux était plus haut que l'autre. L'avant-bras gauche s'appuyait sur le genou le plus bas, le gauche ; le coude droit sur le genou droit, et le poing droit sous le menton. Pa était accroupi, les yeux fixés sur le camion, le menton sur son poing. Et l'oncle John s'approcha de lui et s'accroupit à côté de lui. Leurs yeux étaient pensifs. Grand-père sortit de la maison et les vit tous deux accroupis. De son pas saccadé il s'approcha et s'assit sur le marchepied de la voiture, en face d'eux. C'était là le noyau. Tom, Connie et Noah arrivèrent et s'accroupirent, formant ainsi un demi-cercle avec Grand-père au centre de l'ouverture. Puis Man sortit de la maison, accompagnée de Grand-mère et suivie de Rose de Saron qui marchait avec précaution. Elles prirent place derrière les hommes accroupis. Elles restèrent debout, les poings sur les hanches. Et les enfants, Ruthie et Winfield, sautaient d'un pied sur l'autre à côté des femmes ; les enfants fouillaient la terre rouge de leurs orteils, mais ils ne faisaient aucun bruit. Seul le pasteur manquait. Par discrétion il s'était assis derrière la maison. C'était un bon pasteur. Il connaissait son monde.

La lumière du soir s'adoucit et la famille resta un moment silencieuse. Ensuite, Pa, s'adressant à l'ensemble du groupe, fit son rapport.

— Nous nous sommes fait empiler en vendant nos affaires. Le gars savait qu'on était pressés. On n'a pu en tirer que dix-huit dollars.

Man s'agita, nerveuse, mais conserva son calme.

Noah, le fils aîné, dit :

— Tout compris combien que ça nous fait ?

Pa dessina des chiffres dans le sable et marmonna un moment à part lui :

— Cent cinquante-quatre dollars, déclara-t-il. Mais Al dit qu'il nous faudrait des meilleurs pneus. Il dit que ceux qu'on a là ne dureront pas.

Ce fut la première participation d'Al à la conférence. Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière, avec les femmes. A présent, il avait à rendre des comptes. Il le fit avec sérieux et gravité :

— Elle est vieille et moche, dit-il. J'l'ai bien examinée de partout avant de l'acheter. J'ai point écouté le type qui me racontait que c'était une bonne affaire. J'ai fourré mon doigt dans le différentiel et y avait point de sciure. J'ai ouvert la boîte des vitesses et y avait point de sciure. J'ai passé les vitesses et j'ai essayé la direction. Je me suis couché dessous et le châssis n'est point chanfreiné. Elle n'a jamais été accidentée. J'ai vu qu'il y avait un élément de fendu dans la batterie et j'ai dit au type de m'en remettre un neuf. Les pneus sont quasiment foutus mais ils sont d'une taille courante. Faciles à se procurer. Le moulin a ses lubies, mais il ne perd pas d'huile. La raison pour laquelle je l'ai achetée c'est parce que c'est une voiture populaire. Les cimetières d'autos sont pleins de Hudson Super-Six, et les pièces de rechange ne sont pas chères. J'aurais pu avoir une voiture plus grande et qu'ait plus d'allure pour le même prix, mais les pièces sont trop difficiles à trouver et puis elles sont chères. Enfin c'est comme ça que j'ai raisonné, voilà.

Par cette conclusion il se soumettait au jugement de la famille. Il se tut et attendit l'opinion générale.

Grand-père était toujours le chef en titre, mais il ne gouvernait plus. Sa position était tout honoraire, une affaire d'habitude. Mais il avait le droit de donner son avis le premier, aussi sotte que fût sa vieille cervelle. Et les hommes accroupis et les femmes debout attendaient qu'il parlât.

— T'es un bon petit gars, Al, dit Grand-père. De mon temps j'étais comme toi, un foutriquet qui ne pensait qu'à courir comme un bouc en chaleur et à faire des conneries, mais quand y avait du travail, j'étais toujours là. T'as bien tourné en grandissant.

Il termina sur un ton de bénédiction et Al rougit de plaisir.

Pa dit :

— Ça me paraît bien raisonné. Si c'étaient des chevaux, faudrait pas s'en prendre à Al. Mais Al est le seul à s'y connaître en autos.

— Je m'y connais un peu aussi, dit Tom. J'en ai conduit quéq' z'unes à Mac-Alester. Al a raison. Il a fait c' qui fallait.

Et maintenant Al s'empourprait sous le compliment. Tom continua :

— J' voudrais dire... enfin voilà, le pasteur... il voudrait venir avec nous.

Il se tut. Ses mots étaient tombés sur le groupe et le groupe restait silencieux.

— C'est un brave garçon, continua Tom. Y a longtemps que nous le connaissons. Des fois il parle un peu drôle, mais il dit des choses qu'ont de la raison.

Et il abandonna la proposition à la famille.

La lumière baissait graduellement. Man quitta le groupe et rentra dans la maison et l'on entendit tinter les ronds de fer sur le fourneau. Peu après elle vint reprendre sa place dans le conseil qui continuait à méditer gravement.

Grand-père dit :

— Y a deux façons de penser. Y a des gens qui croient que les pasteurs ça porte la guigne.

Tom dit :

— Celui-là dit qu'il n'est plus pasteur.

Grand-père agita la main :

— Quand on a été pasteur on reste toujours pasteur. C'est quéq' chose qu'on ne peut pas se débarrasser. Y a des gens qu'à leur idée c'est une bonne chose d'emmener un pasteur. Trouvent que c'est convenable. Quelqu'un meurt, le pasteur est là pour l'enterrer. Vienne le temps des noces ou qu'il soit passé, vous avez votre pasteur. S'il vient un bébé, vous avez quelqu'un pour le baptiser sous la main. Moi, j'ai toujours dit qu'il y avait pasteurs et pasteurs. S'agit de les choisir. Il me plaît, moi, ce gars-là. Il n'est pas guindé.

Pa enfonça son bâton dans la poussière et le fit tourner entre ses doigts jusqu'à ce qu'il eût creusé un trou.

— C'est pas tant la question de savoir s'il porte bonheur ou si c'est un brave type, dit Pa. Faut y regarder de près. C'est pas drôle d'avoir à regarder les choses de près. Voyons un peu. Grand-père et Grand-mère, ça fait deux. John, Man et moi, ça fait cinq. Noah, Tommy et Al... ça fait huit. Rosasharn et Connie ça fait dix et Ruthie et Winfield, douze. Faut qu'on emmène les chiens, sans quoi qu'est-ce qu'on en ferait ? On n' peut pas tuer des bons chiens et y a personne à qui les donner. Ce qui fait quatorze.

— Sans compter les poulets qui nous restent et les deux cochons, dit Noah.

Pa dit :

— J'ai idée de faire saler ces cochons pour qu'on ait quelque chose à manger en cours de route. Il nous faudra de la viande. On emportera les barils à saler avec nous. Mais j' me demande si on pourra tous tenir dans le camion avec le pasteur en surplus. Et si on pourra nourrir une bouche de plus ? (Sans tourner la tête il demanda : ) Pourrons-nous, Man ?

Man s'éclaircit la voix :

— C'est pas pourrons-nous, c'est voudrons-nous, dit-elle fermement. Pour ce qui est de pouvoir, nous ne pouvons rien, même pas ne pas aller en Californie, rien ; mais pour ce qui est de vouloir, ben nous ferons ce que nous voulons. Et pour ce qui est de vouloir... y a longtemps que nos familles habitent ici et dans l'Est, et j'ai jamais entendu dire que les Joad pas plus que les Hazlett aient jamais refusé la nourriture ou le gîte ou le transport à personne. Y a eu des Joad qu'étaient mauvais, mais pas mauvais à ce point.

Pa intervint :

— Mais tout de même, s'il n'y avait pas de place ? (Il avait tordu le cou pour la regarder et il avait honte. Le ton de Man lui avait fait honte.) Une supposition qu'on ne puisse pas tous tenir dans la voiture ?

— On ne peut déjà pas tenir à l'heure qu'il est, dit-elle. Y a pas de place pour plus de six et c'est sûr qu'il en partira douze. Un de plus ça ne fera pas grand mal, et un homme qu'est fort et en bonne santé, c'est jamais de l'embarras. Et quand on a deux cochons et plus de cent dollars, se demander si on peut nourrir une bouche de plus...

Elle s'interrompit et Pa se retourna, l'esprit ulcéré après cette dure leçon.

Grand-mère dit :

— C'est une bonne chose d'avoir un pasteur avec soi. Il nous a bien dit les grâces ce matin.

Pa regarda chacun des visages pour voir si quelqu'un élevait une objection, puis il dit :

— Va le chercher, Tommy. S'il doit venir avec nous, faut qu'il soit ici.

Tommy se leva et se dirigea vers la maison en criant.

— Casy... Hé, Casy !

Une voix étouffée répondit de derrière la maison. Tom tourna le coin du mur et vit le pasteur, assis le dos au mur, les yeux fixés sur l'étoile du soir qui scintillait dans le ciel pâle.

— Vous m'appelez ? dit Casy.

— Oui. On a pensé que puisque vous allez nous accompagner, faut que vous soyez avec nous pour voir ce qu'on va faire.

Casy se mit debout. Il connaissait le gouvernement des familles et il savait qu'il venait d'être admis dans la famille. Et même sa position était éminente, car l'oncle John se poussa de côté, lui laissant une place entre lui et Pa. Casy s'accroupit comme les autres, face à Grand-père, assis sur son marchepied comme un roi sur son trône.

Man rentra de nouveau dans la maison. On entendit le grincement d'un chapeau de lanterne et la lumière jaune jaillit dans la cuisine. Quand elle souleva le couvercle du grand pot, l'odeur de porc bouilli et de feuilles de betteraves sortit en bouffées par la porte. Ils attendirent qu'elle revînt à travers la cour sombre, car Man était une puissance dans le groupe.

Pa dit :

— Faut décider quand on se mettra en route. Le plus tôt sera le mieux. Ce qui faut faire avant de partir, c'est tuer ces cochons et les saler, et puis emballer nos affaires et filer. Le plus tôt sera le mieux.

Noah approuva :

— Si on en met un coup, on pourra être prêts demain, et partir recta le jour d'après.

L'oncle John objecta :

— La viande se refroidit pas dans la chaleur du jour. C'est le mauvais moment de l'année pour tuer le cochon. La viande sera molle si elle refroidit pas.

— Ben on a qu'à le faire ce soir. Elle refroidira un tant soit peu c'te nuit. Elle pourra jamais refroidir davantage. Quand on aura mangé, on a qu'à s'y mettre. T'as du sel ?

Man répondit :

— Oh ! du sel y en a. J'ai deux beaux saloirs aussi.

— Bon, alors on a qu'à s'y mettre, dit Tom.

Grand-père commença à s'agiter, tâtonnant à la recherche d'un appui pour se relever.

— Il commence à faire noir, dit-il, et j' commence à avoir faim. Attendez qu'on soit en Californie, j'aurai tout le temps une grosse grappe de raisin dans la main et je passerai mon temps à mordre dedans, nom de Dieu !

Il se leva et les hommes se mirent debout.

Ruthie et Winfield, très excités, sautaient comme des petits fous dans la poussière. Ruthie soufflait à Winfield d'une voix rauque :

— On tue le cochon et on va en Californie. On tue le cochon et on va en Californie... tout ensemble.

Et Winfield tomba dans un complet état de folie. Il mit son doigt sur sa gorge, fit une horrible grimace et se mit à courir en titubant et en poussant des petits cris perçants.

— J' suis un vieux cochon. Regarde ! J' suis un vieux cochon. Regarde le sang, Ruthie !

Et il trébucha et se laissa tomber par terre en agitant faiblement bras et jambes.

Mais Ruthie était plus âgée, et elle se rendait compte de l'extraordinaire importance de cette minute.

— Et on va en Californie ! répéta-t-elle, et elle savait que c'était le moment le plus important de sa vie.

Les adultes s'éloignèrent dans l'ombre vers la cuisine éclairée, et Man leur servit des légumes verts et de la viande dans des plats d'étain. Mais avant de manger, Man plaça le grand baquet sur le fourneau et fit ronfler le feu. Elle porta des seaux pleins d'eau tout autour du baquet. La cuisine devint un vrai bain turc et la famille se hâta de manger et alla s'asseoir sur le seuil en attendant que l'eau fût chaude. Installés là, ils regardaient dans les ténèbres, contemplant le carré de lumière que la lanterne de la cuisine projetait sur le sol par la porte ouverte, avec l'ombre voûtée de Grand-père au milieu. Noah se curait soigneusement les dents avec un brin de balai. Man et Rose de Saron lavèrent la vaisselle et l'empilèrent sur la table.

Puis, tout d'un coup, la famille se mit à fonctionner. Pa se leva et alluma une autre lanterne. Noah tira d'une caisse dans la cuisine le couteau de boucher à lame courbe et l'aiguisa sur une vieille pierre à affûter. Et il posa le grattoir sur le billot à côté du couteau. Pa apporta deux solides bouts de bois de trois pieds chacun et en épointa le bout avec la hache, puis il attacha deux cordes avec des doubles nœuds au milieu des bâtons.

Il grommela :

— J'aurais pas dû vendre ces palonniers... pas tous.

L'eau dans les pots fumait et bouillonnait.

Noah demanda :

— Est-ce qu'on descend l'eau là-bas ou est-ce qu'on monte les cochons ici ?

— On va monter les cochons, dit Pa. On peut pas s'ébouillanter avec un cochon comme avec de l'eau. L'eau est bientôt prête ?

— Quasiment, répondit Man.

— Bon. Noah, amène-toi avec Tom et Al. J' porterai la lanterne. On va les tuer là-bas et puis on les montera ici.

Noah prit son couteau, se saisit de la hache et les quatre hommes se dirigèrent vers le toit à cochons. La lueur de la lanterne papillotait sur leurs jambes. Ruthie et Winfield suivirent en sautillant. Arrivés à la porcherie, Pa se pencha sur la clôture en tenant la lanterne. Les jeunes pourceaux tout endormis se levèrent avec des grognements méfiants. L'oncle John et le pasteur descendirent donner un coup de main.

— Bon, dit Pa, tuez-les. Nous monterons les saigner et les échauder à la maison.

Noah et Tom sautèrent par-dessus la barrière. Ils abattaient rapidement et adroitement. Tom frappa deux fois du talon de la hache et Noah, se penchant sur les porcs abattus, fouilla avec son grand couteau pour trouver la grosse artère et fit jaillir le sang en saccades. Puis ils franchirent la barrière avec les cochons qui hurlaient. Le pasteur et l'oncle John en traînèrent un par les pattes de derrière et Tom et Noah se chargèrent de l'autre. Pa suivait avec la lanterne et le sang traçait dans la poussière deux traînées noires.

Quand ils furent arrivés à la maison, Noah glissa son couteau entre les muscles et l'os des pattes de derrière. Les bâtons pointus maintinrent les pattes écartées et les deux corps furent pendus aux poutres qui dépassaient de la toiture. Puis les hommes apportèrent l'eau bouillante et en aspergèrent les corps noirs. Noah les ouvrit d'un bout à l'autre et laissa glisser les entrailles à terre. Pa épointa deux autres bâtons pour maintenir les corps ouverts à l'air, tandis que Tom avec le grattoir et Man avec un couteau émoussé, raclaient les peaux pour en enlever les soies. Al s'en fut chercher un baquet et y entassa les entrailles qu'il alla jeter assez loin de la maison ; les deux chats le suivirent en miaulant bruyamment et les chiens le suivirent en grondant légèrement après les chats.

Pa s'assit sur le seuil et regarda les cochons qui pendaient à la lueur de la lanterne. Le raclage était fini et seules quelques gouttes de sang tombaient encore des carcasses dans la flaque noire, par terre. Pa se leva, s'approcha des cochons et les tâta, puis il se rassit. Grand-père et Grand-mère se dirigèrent vers la grange pour y dormir, Grand-père tenant à la main une lanterne à bougie. Le reste de la famille s'assit tranquillement devant la porte, Connie, Al et Tom, par terre, le dos appuyé contre la maison. L'oncle John prit place sur une caisse et Pa se tint dans l'embrasure de la porte. Il n'y avait que Man et Rose de Saron qui continuaient à s'agiter. Ruthie et Winfield luttaient contre l'envie de dormir qui les gagnait. Ils se disputaient mollement dans l'obscurité. Noah et le pasteur, accroupis côte à côte, regardaient la maison. Pa se gratta nerveusement, enleva son chapeau et se passa la main dans les cheveux.

— Demain, de bonne heure, on salera ce porc et puis on chargera le camion, tout sauf les lits, et après-demain, hop ! on part. Ça ne nous demandera même pas une journée pour faire tout ça, dit-il d'un air légèrement ennuyé.

Tom intervint :

— On se tournera les pouces toute la journée sans savoir quoi faire.

Le groupe s'agita, gêné.

— On pourrait être prêt à l'aube et filer, suggéra Tom.

Pa se frotta le genou. Et sa nervosité les gagna tous.

Noah dit :

— Probab' que ça ne lui ferait pas de mal à c'te viande si on la salait tout de suite. Y a qu'à la couper en morceaux, elle refroidira plus vite.

Ce fut l'oncle John qui, incapable de se contenir plus longtemps, prit le taureau par les cornes.

— A quoi bon lanterner ? Autant en finir. Du moment qu'il faut partir, pourquoi ne pas partir tout de suite ?

Et le revirement devint contagieux :

— Pourquoi qu'on ne partirait pas ? On pourrait dormir en route.

Et la hâte s'empara de tous.

Pa dit :

— Paraît qu'il y a deux mille milles. Ça fait un sacré bout de route. Vaudrait mieux partir. Noah, on pourrait couper cette viande tous les deux et tout charger dans le camion.

Man passa sa tête par la porte.

— Et si des fois on oubliait quéqu' chose, sans rien voir, comme ça dans le noir ?

— Y aura qu'à bien regarder partout quand le jour sera levé, dit Noah.

Et tous se turent et restèrent assis, à réfléchir. Mais au bout d'un moment Noah se leva et se mit à aiguiser son couteau à lame courbe sur la vieille pierre à affûter.

— Man, fit-il, débarrasse-moi c'te table.

Et il s'approcha d'un des cochons, coupa une ligne le long de l'épaule dorsale et commença à détacher la viande des côtes.

Pa était debout, très agité.

— Faut tout ramasser, dit-il. Venez, les enfants.

Maintenant qu'ils s'étaient engagés à partir, ils ne tenaient plus en place. Noah porta les morceaux de viande dans la cuisine et les coupa en petits carrés pour les saler, et Man, les recouvrant de gros sel, les entassait les uns sur les autres dans les barils, prenant bien soin d'isoler chaque morceau. Elle posait les tranches comme des briques et comblait les interstices avec du sel. Et Noah découpa les côtes et trancha les pattes. Man entretenait le feu à mesure que Noah nettoyait les côtes, l'épine dorsale et les os des pattes de toute leur chair, après quoi elle les mettait dans le four à rôtir pour en faire des os à ronger.

Dans la cour et dans la grange, les halos ronds des lanternes se déplaçaient çà et là. Les hommes mirent en tas ce qu'il fallait emporter et chargèrent le tout sur le camion. Rose de Saron apporta tous les vêtements que possédait la famille : les bleus, les souliers à grosse semelle, les bottes en caoutchouc, les meilleurs des vêtements usagés, les chandails et les vestes en peau de mouton. Et elle les emballa bien serrés dans une caisse, grimpa dedans et les tassa avec ses pieds. Puis elle apporta les robes de toile à ramages et les châles, les bas de coton noir et les costumes des enfants – petites salopettes et robes en cotonnade bon marché et elle les mit dans la caisse et piétina le tout.

Tom se rendit au fournil et en rapporta tous les outils qui restaient à emporter, une scie à main, un lot de clés anglaises, un marteau et une boîte de clous assortis, une paire de tenailles, une lime plate et des limes en queue de rat.

Et Rose de Saron apporta un grand morceau de toile goudronnée et l'étala par terre derrière le camion. Elle se démenait furieusement pour faire passer les matelas par la porte, trois grands et un petit. Elle les déposa sur la toile et apporta des brassées de vieilles couvertures pliées qu'elle mit par-dessus.

Man et Noah s'affairaient autour des carcasses et l'odeur d'os de porc grillés sortait du fourneau. Les enfants avaient fini par succomber à l'heure tardive. Winfield était couché dans la poussière devant la porte et Ruthie, assise sur une caisse dans la cuisine où elle était allée surveiller le découpage de la viande, avait laissé retomber sa tête en arrière contre le mur. Elle respirait paisiblement et ses lèvres s'entrouvraient sur ses dents.

Tom en finit avec les outils et entra dans la cuisine avec sa lanterne, et le pasteur le suivit.

— Nom d'un chien, dit-il, sentez-moi cette viande ! Écoutez-moi ça si ça grésille.

Man posait les carrés de viande dans le baril, les saupoudrait de sel de tous côtés, recouvrait la couche entière de sel et tassait le tout. Elle leva les yeux vers Tom et lui sourit un peu, mais son regard était grave et las.

— Ça sera bon d'avoir des os de porc au petit déjeuner.

Le pasteur s'approcha d'elle.

— Laissez-moi saler cette viande, dit-il. J' peux faire ça. Vous avez de quoi vous occuper ailleurs.

Elle interrompit son travail et le regarda d'un drôle d'air, comme s'il lui avait proposé quelque chose d'étrange. Et ses mains étaient recouvertes d'une croûte de sel et toutes roses de sang frais.

— C'est du travail de femme, finit-elle par dire.

— Travail de femme ou autre, c'est tout un, répliqua le pasteur. Y a trop à faire pour s'occuper de savoir ce qui est du travail de femme ou du travail d'homme. Vous avez de quoi faire ailleurs. Laissez-moi saler cette viande.

Elle le dévisagea encore un moment, puis elle versa de l'eau d'un seau dans la cuvette en fer et elle se lava les mains. Le pasteur prit les morceaux de porc et les saupoudra de sel tandis qu'elle l'observait. Et il les déposa dans les saloirs comme elle l'avait fait. Elle ne s'estima satisfaite que lorsqu'il eut fini une couche et l'eut recouverte de sel. Elle essuya ses mains décolorées et gonflées.

Tom dit :

— Man, qu'est-ce qu'on va emporter d'ici ?

Elle lui jeta un coup d'œil tranquille sur la cuisine :

— Le seau, répondit-elle. Tout ce qu'il faut pour manger : les assiettes et les tasses, les cuillers, les couteaux et les fourchettes. Mets tout dans ce tiroir et emporte le tiroir. La grande poêle et la grande marmite, la cafetière. Quand il sera refroidi prends le gril qui est dans le four. C'est commode sur le feu. J' voudrais bien prendre le baquet, mais j'ai peur qu'il n'y ait pas de place. Je ferai la lessive dans le seau. Les petites affaires ne nous serviraient à rien. On peut faire cuire les petites choses dans les grandes casseroles, mais les grandes choses dans les petites casseroles, ça ne va pas. Prends les moules à pain, tous. Ils rentrent les uns dans les autres.

Debout, elle inspectait la cuisine.

— Prends simplement ce que je te dis de prendre, Tom. J' m'occuperai du reste, la grande boîte à poivre, le sel, la muscade et la râpe. J' prendrai tout ça à la fin.

Le pasteur remarqua :

— Elle a l'air fatiguée.

— Les femmes, c'est toujours fatigué, dit Tom. Les femmes sont comme ça, sauf une fois de temps en temps, quand il y a meeting.

— Oui, mais plus fatiguée que ça. Fatiguée pour de vrai. Rendue.

Man franchissait juste la porte et elle entendit ces mots. Son visage affaissé se raidit et les rides disparurent de sa figure musclée. Ses yeux reprirent de l'éclat et elle redressa les épaules. Elle regarda tout autour de la chambre vidée. Il ne restait plus que des choses sans valeur. Les matelas qui gisaient par terre avaient disparu. Les commodes avaient été vendues. Sur le sol il y avait un peigne cassé, une boîte de talc vide, et quelques crottes de souris. Man posa sa lanterne par terre. Elle prit derrière une des caisses qui avaient servi de chaise une boîte de papier à lettres, une vieille boîte abîmée dans les coins. Elle s'assit et ouvrit la boîte. A l'intérieur il y avait des lettres, des coupures de journaux, des photographies, une paire de boucles d'oreilles, une petite chevalière en or, et une chaîne de montre en cheveux tressés terminée par des émerillons d'or. Elle toucha les lettres du bout des doigts, très légèrement, et elle lissa une coupure de journal contenant un compte rendu du procès de Tom. Longtemps, elle regarda la boîte qu'elle tenait entre ses mains et ses doigts dérangèrent les lettres, puis les remirent en ordre. Elle mordait sa lèvre inférieure, songeait, remuait des souvenirs. Et finalement elle prit une résolution. Elle prit la bague, la breloque, les boucles d'oreilles, fouilla dans le fond de la boîte et trouva un bouton de manchette en or. Elle sortit une des lettres de son enveloppe et mit les bijoux dans l'enveloppe. Elle plia l'enveloppe et la glissa dans la boîte et en aplanit le couvercle soigneusement avec ses doigts. Ses lèvres s'entrouvrirent. Puis elle se leva, prit sa lanterne, et retourna dans la cuisine. Elle souleva le rond du fourneau et posa doucement la boîte sur les charbons. La chaleur carbonisa rapidement le papier. Une flamme surgit, lécha la boîte. Elle replaça la rondelle du fourneau et instantanément le feu ronfla et absorba la boîte dans son souffle.

 

Dehors, dans le noir de la cour, Pa et Al chargeaient le camion à la lueur de la lanterne. Les outils dans le fond, mais à portée de la main en cas de panne. Ensuite les caisses de vêtements, et les ustensiles de cuisine dans un sac en grosse toile. Les couverts et les plats dans leur tiroir. Puis le seau attaché derrière. Ils firent le fond du camion aussi uni que possible et remplirent les interstices entre les caisses avec des couvertures roulées. Puis au sommet, ils posèrent les matelas, et le camion rempli offrit une surface bien plane. Enfin, ils étendirent la grande bâche goudronnée sur le chargement et sur les bords, Al fit des trous espacés de deux pieds et il y fit passer de petites cordes qu'il attacha sous les deux côtés du camion.

— Maintenant, s'il pleut on l'attachera à la barre du dessus et on pourra se mettre à l'abri dessous. Devant, nous ne serons jamais bien mouillés.

Et Pa approuva.

— Ça c'est une bonne idée.

— C'est pas tout, dit Al. A la première occasion je vais me procurer une longue planche et faire un mât pour tendre la bâche dessus. Ça fera une espèce de tente, comme ça tout le monde sera à l'abri du soleil.

Et Pa fut de cet avis.

— C'est une bonne idée. Pourquoi que t'y as pas pensé plus tôt ?

— J'ai pas eu le temps, dit Al.

— Pas eu le temps ? Voyons, Al, t'as bien eu le temps de courir par tout le pays. Dieu sait où que t'as été, ces deux dernières semaines.

— On a des tas de choses à faire quand on quitte un pays, dit Al. (Puis il perdit un peu de son assurance.) Pa, demanda-t-il. T'es content de partir, Pa ?

— Hein ? Mais oui, bien sûr... Enfin, oui. On a eu la vie dure ici. Là-bas, naturellement, ça n' sera pas pareil... y a de l'ouvrage tant qu'on en veut, et tout est joli et vert, avec des petites maisons blanches et des orangers tout autour.

— Y a rien que des orangers partout ?

— Ben, peut-être pas partout, mais dans beaucoup de coins.

La première grisaille de l'aube apparut au ciel. Et l'ouvrage était fini... les barils de porc prêts, la cage à poules prête à être hissée tout en haut. Man ouvrit le four et prit le tas d'os croustillants, encore bien fournis de chair à ronger. Ruthie s'éveilla à demi, se laissa glisser de dessus sa caisse et se rendormit. Mais les adultes restèrent près de la porte, frissonnant un peu et rongeant le porc croustillant.

— M'est avis qu'il faudrait réveiller Grand-père et Grand-mère, dit Tom. Il va pas tarder à faire jour.

Man dit :

— J'aime pas bien... avant la dernière minute. Ils ont besoin de sommeil. Ruthie et Winfield ne se sont presque pas reposés non plus.

— Oh ! ils pourront tous dormir en haut du chargement, dit Pa. Ils y seront bien confortables.

Soudain les chiens se levèrent dans la poussière et dressèrent les oreilles. Puis dans un aboi furieux ils s'élancèrent dans l'obscurité.

— Qui diable ça peut-il bien être ? demanda Pa.

Au bout d'un moment ils entendirent une voix qui s'efforçait de calmer les chiens et les aboiements perdirent de leur férocité. Puis ce furent des pas et un homme approcha. C'était Muley Graves, le chapeau rabattu sur les yeux.

Il s'approcha timidement.

— Bonjour, la compagnie, dit-il.

— Tiens, mais c'est Muley ! (Pa agita l'os qu'il tenait à la main.) Entre prendre ta part de cochon, Muley.

— Oh ! non, non, dit Muley, j'ai pas faim, c' qui s'appelle.

— Allons, allons, sers-toi, Muley ! Tiens ! Et Pa entra dans la maison et lui apporta des côtes.

— C'était pas dans mon idée de manger vos provisions, fit-il. J' faisais que passer et j' m'étais dit que vu que vous étiez sur l' départ j' pourrais peut-être vous dire adieu.

— On part dans un petit moment, dit Pa. Si t'étais venu une heure plus tard tu nous aurais manqués. Tout est emballé, tu vois.

— Tout emballé.

Muley regarda le camion chargé.

— Des fois, j'ai comme un regret d'être pas parti chercher les miens.

— Vous avez eu des nouvelles de Californie ? demanda Man.

— Non, répondit Muley. J'ai pas entendu parler d'eux. Mais j'ai pas été à la poste. J' devrais y aller faire un tour un de ces jours.

— Al, dit Pa, va réveiller Grand-mère et Grand-père. Dis-leur de venir manger. On va bientôt partir. (Et comme Al se dirigeait vers la grange : ) Muley, tu veux qu'on se serre pour t'emmener ? On tâchera voir à te faire un peu de place.

Muley mordit un bout de sa côte de porc et se mit à mâcher.

— Des fois j' me dis q' j'irais bien. Mais dans le fond je sais que je le ferai pas, dit-il. J' sais trop bien qu'à la dernière minute j' foutrai le camp et que j'irai me cacher comme un sacré fantôme de cimetière.

Noah dit :

— Vous mourrez dans les champs un de ces jours, Muley.

— J' sais bien. J'y ai pensé. Des fois on se sent bien seul, mais des fois ça va, et des fois c'est même plaisant. Ça n'a pas d'importance. Mais si vous tombez sur ma famille, là-bas, en Californie — c'est même ça que j' suis venu vous dire — faites-leur part que j' vais bien. Dites-leur que je m' débrouille. Surtout qu'ils n' sachent pas que je vis comme ça. Dites-leur que j'irai les retrouver bientôt, dès que j'aurai assez d'argent.

Man demanda :

— Et vous le feriez vraiment ?

— Non, répondit doucement Muley. Non, j'le ferai pas. J' peux pas m'en aller. Faut que je reste. Ç' aurait été y a quéq' temps, j' dis pas. Mais pas maintenant. A force de réfléchir on finit par apprendre. J' m'en irai jamais.

La lueur de l'aube était plus claire maintenant. Elle faisait légèrement pâlir les lanternes. Al revint avec Grand-père qui avançait péniblement en boitillant.

— Il n' dormait pas, dit Al. Il était assis là-bas derrière la grange. Y a quelque chose qui ne va pas.

Le regard de Grand-père s'était voilé et la vieille lueur maligne n'y luisait plus.

— Y a rien du tout, fit-il. Y a seulement que j' veux pas m'en aller.

— Pas vous en aller ? demanda Pa. Qu'est-ce que ça veut dire ? Voyons, tout est emballé, on est prêts. Il faut partir. Nous n'avons plus de domicile ici.

— J' vous dis pas de rester, fit Grand-père. Allez-vous-en. Moi... je reste. J'y ai bien réfléchi, toute la nuit, quasiment. C'est mon pays, ici. C'est ici ma place. Et j' me fous des oranges et des raisins quand bien même ça pousserait jusque dans mon lit. J' pars pas. Ce pays-ci n'est plus bon à rien, mais c'est mon pays. Non, partez, vous autres. Moi j' resterai ici où qu'est ma place.

Tous se pressèrent autour de lui.

— C'est pas possible, Grand-père, dit Pa. Cette terre va être défoncée par les tracteurs. Qui c'est qui vous fera à manger ? Comment que vous vivrez ? Vous n' pouvez pas rester ici. Voyons, sans personne pour s'occuper de vous, vous mourrez de faim.

Grand-père s'écria :

— Sacré nom d'une pipe ! je suis vieux mais j' suis encore capab' de me débrouiller. Comment qu'il fait Muley ? J' peux m' débrouiller aussi bien que lui. J' pars pas. Vous pouvez mett' ça dans vot' poche et vot' mouchoir par-dessus. Emmenez Grand-mère si vous voulez, mais moi, vous m'emmènerez pas, un point c'est tout.

Pa était désemparé.

— Voyons, écoutez-moi, Grand-père, fit-il. Écoutez-moi une minute.

— J'écouterai pas. J' vous ai dit ce que j'allais faire.

Tom mit la main sur l'épaule de son père :

— Pa, viens dans la maison, j'ai quelque chose à te dire. (Et comme ils se dirigeaient vers la maison, il appela : ) Man, viens ici une minute, veux-tu ?

Dans la cuisine une lanterne brûlait et les os de porc s'amoncelaient encore sur le plat. Tom dit :

— Écoutez, j' sais bien que Grand-père a le droit de dire qu'il ne veut pas s'en aller, mais il ne peut pas rester. Ça, nous le savons.

— Bien sûr, qu'il n' peut pas rester, dit Pa.

— Alors, voilà. Si faut qu'on l'attrape et qu'on le ligote on pourrait lui faire mal, et ça l' mettra dans une telle colère qu'il est capable de se démolir quéq' chose. D'un autre côté on ne peut pas discuter avec lui. Si on pouvait le saouler, ça irait. Vous avez du whisky ?

— Non, dit Pa. Il n'y en a pas une goutte dans la maison. Et John n'a pas de whisky non plus. Il n'en a jamais quand il n'est pas d'humeur à boire.

Man intervint :

— J'ai une demi-bouteille du sirop calmant que j'avais acheté pour Winfield quand il avait mal aux oreilles. Tu crois que ça pourrait faire l'affaire ? Ça faisait dormir Winfield quand il avait trop mal.

— Possible, dit Tom. Va le chercher, Man. On peut toujours essayer.

— Je l'ai jeté sur le tas de détritus, dit Man.

Elle prit la lanterne et sortit, et un instant après elle revint avec une bouteille à moitié pleine d'un liquide noir.

Tom la lui prit et goûta.

— C'est pas mauvais, dit-il. Prépare-lui une tasse de café noir bien fort. Voyons voir... ça dit une cuillerée à café. Vaut mieux en mettre beaucoup, deux ou trois cuillers à soupe.

Man découvrit le poêle, posa la cafetière directement sur la braise et y mit de l'eau et du café.

— Faudra le lui donner dans une boîte à conserve, dit-elle, les tasses sont emballées.

Tom et son père ressortirent.

— On est bien libre de dire ce qu'on veut faire, il m' semble. Eh, qui c'est qui mange des côtes de porc ? dit Grand-père.

— On a tous mangé, dit Tom. Man te prépare du café et un peu de cochon.

Il pénétra dans la maison, but son café et mangea son cochon. Dehors, dans la clarté naissante le groupe l'observait en silence par l'embrasure de la porte. Ils le virent bâiller, chanceler, mettre ses coudes sur la table, poser la tête sur ses bras et tomber endormi.

— Du reste, il était fatigué, dit Tom. Laissons-le tranquille.

Maintenant ils étaient prêts. Grand-mère, tout ahurie, complètement dans le vague, disait :

— Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous faites de si bonne heure ?

Mais elle était habillée et de bonne humeur. Et Ruthie et Winfield étaient habillés, encore à moitié endormis, très sages sous l'effet de la fatigue. La lumière s'infiltrait rapidement sur la campagne. Et l'activité de la famille cessa. Ils restaient plantés là, hésitant à faire les premiers gestes du départ. Maintenant que les temps étaient venus, ils avaient peur... ils avaient peur tout comme Grand-père avait peur. Ils virent le hangar se profiler dans la lumière et ils virent les lanternes pâlir et s'éteindre les halos de lumière jaune. Les étoiles peu à peu s'éteignirent, vers l'ouest. Et la famille restait toujours debout, comme un groupe de somnambules, les yeux embrassant tout, ne percevant aucun détail, mais l'aube tout entière, la terre entière, toute la structure du pays d'un seul coup.

Seul Muley errait de-ci de-là, inlassablement, regardant à travers les barreaux du camion, tâtant du pouce les pneus de rechange accrochés à l'arrière. Et finalement Muley vint trouver Tom :

— Tu vas franchir la limite de l'État ? demanda-t-il. Tu vas manquer à ta parole ?

Et Tom secoua sa torpeur :

— Nom de Dieu, le soleil va bientôt se lever, dit-il à haute voix. Faut se mettre en route.

Et tous sortirent de leur torpeur et se dirigèrent vers le camion.

— Allons-y, dit Tom, chargeons Grand-père dans le camion.

Pa et l'oncle John, Al et Tom allèrent dans la cuisine où Grand-père dormait, accoudé sur la table, à côté d'une traînée de café en train de sécher. Ils le prirent sous les coudes et le mirent sur ses pieds, et il grommela et sacra d'une voix épaisse, comme un ivrogne. Une fois dehors ils le poussèrent, et quand ils eurent atteint le camion, Tom et Al y grimpèrent et, se penchant, passèrent leurs mains sous ses bras, le soulevèrent avec précaution et l'étendirent au sommet du chargement. Al détacha la bâche et ils le firent rouler par-dessous, puis ils placèrent une caisse sous la bâche près de lui afin d'empêcher que la lourde toile ne pesât sur lui.

— Faudra que j'arrange cette perche, dit Al. J'le ferai ce soir quand on s'arrêtera.

Grand-père grognait et luttait mollement contre le réveil, et quand il fut bien installé il se rendormit profondément. Pa dit :

— Man, toi et Grand-mère vous allez vous asseoir avec Al un moment. On changera à tour de rôle, de cette façon, ça sera plus facile ; vous allez commencer vous deux.

Elles s'installèrent sur le siège et les autres s'empilèrent en haut des caisses. Connie et Rose de Saron, Pa et l'oncle John, Ruthie et Winfield, Tom et le pasteur. Noah resté par terre regardait tout ce tas de gens perché sur le camion.

Al faisait le tour, vérifiait les ressorts.

— Nom de Dieu, dit-il, ces ressorts sont complètement à plat. Heureusement que j'ai rajouté une lame de soutien.

— Et les chiens, Pa ? fit Noah.

— J'ai oublié les chiens, dit Pa.

Il siffla de toutes ses forces et un des chiens arriva en bondissant, mais un seul. Noah l'attrapa et le lança au haut du camion où il s'assit, figé et tremblant de vertige.

— Faut laisser les deux autres.

Pa cria :

— Muley, tu voudras t'occuper d'eux ? Veiller à ce qu'ils ne meurent pas de faim ?

— Oui, dit Muley, j' serai content d'avoir deux chiens. Oui ! J' les prends.

— Prends les poulets aussi, dit Pa.

Al s'installa au volant. Le démarreur vrombit, s'enclencha et s'arrêta, puis se remit à vrombir. Ensuite ce fut le ronflement des six cylindres et un nuage de fumée bleue s'éleva de l'arrière.

— Salut, Muley, cria-t-il.

Et la famille cria :

— Adieu, Muley.

Al passa en première et embraya. Le camion tressaillit et péniblement traversa la cour. Al passa sa seconde vitesse. Ils gravirent la petite côte et la poussière rouge s'éleva derrière eux.

— Bon Dieu, quel chargement ! dit Al. Ça ne va pas être brillant, comme moyenne.

Man essaya de regarder derrière elle, mais la masse du camion lui bouchait la vue. Elle redressa la tête et fixa ses regards droit devant elle sur le chemin de terre. Et une grande lassitude lui emplit les yeux.

Tous ceux qui étaient au sommet du camion se retournèrent. Ils virent la maison et la grange et une petite fumée qui s'élevait encore de la cheminée. Ils virent les fenêtres qui s'embrasaient aux premiers rayons du soleil. Ils virent dans la cour Muley debout, solitaire, qui les suivait des yeux. Puis la colline leur barra la vue. Les champs de coton bordaient la route. Et le camion avançait lentement dans la poussière vers la grand-route, vers l'Ouest.


1 La Conquête de Barbara Worth.