A Sallisaw, la vieille Hudson surchargée, craquante et geignante, atteignit la grand-route et prit la direction de l'ouest. Il faisait un soleil aveuglant. Mais une fois sur la route cimentée, Al prit de la vitesse car il n'y avait plus de danger pour les ressorts aplatis. De Sallisaw à Gore il y a vingt et un milles et l'Hudson faisait du trente-cinq à l'heure. De Gore à Warner, trente milles ; de Warner à Checotah, quatorze milles. De Checotah, l'étape est longue jusqu'à Henrietta... trente milles, mais on trouve une vraie ville au bout. De Henrietta à Castle, dix-neuf milles, et le soleil était au zénith et sous ses rayons verticaux, l'air vibrait au-dessus des champs rouges.
Al, au volant, le visage absorbé, écoutait sa voiture avec tout son corps, et ses yeux inquiets allaient de la route à la planche de bord. Al ne faisait qu'un avec son moteur ; chaque nerf cherchait à dépister les faiblesses, martèlements ou grincements, ronflements ou crépitements, ces signes avant-coureurs de pannes. Il était devenu l'âme de la voiture.
Près de lui à l'avant, Grand-mère somnolait avec des gémissements de petit chien, ouvrait les yeux pour regarder devant elle puis se remettait à dormir. Et Man était assise à côté de Grand-mère, un coude dépassant de la portière, sa peau cuisant sous le soleil féroce. Man regardait aussi devant elle, mais ses yeux étaient vides et ne voyaient ni la route ni les champs, ni les postes d'essence, ni les petites buvettes en plein air. Elle n'avait pas un regard pour toutes ces choses quand l'Hudson passait devant.
Al changea de position sur le siège défoncé et tint son volant différemment. Et il soupira :
— Elle fait du boucan, mais je crois que ça va. Dieu sait ce qui arrivera s'il nous faut monter des côtes avec tout ce chargement. Y a-t-il des collines d'ici en Californie, Man ?
Man tourna lentement la tête et ses yeux s'animèrent.
— Il me semble qu'il y a des collines, dit-elle. J' suis pas bien sûre, mais il me semble avoir entendu dire qu'il y avait des collines et même des montagnes. Des grandes montagnes.
Grand-mère poussa un long soupir plaintif dans son sommeil.
Al dit :
— Ça va chauffer à bloc s'il faut monter. Faudra jeter un peu de tout ce bazar. On n'aurait peut-être pas dû emmener ce pasteur.
— Tu seras bien content de l'avoir, ce pasteur avant qu'on soit arrivé, dit Man. Le pasteur nous aidera.
Et de nouveau son regard se porta devant elle, sur la route étincelante.
Al, conduisant d'une main, mit l'autre sur la tige vibrante du levier des vitesses. Il éprouvait de la difficulté à parler. Sa bouche formait les mots lentement avant de les proférer.
— Man.
Elle se tourna lentement vers lui et sa tête oscillait un peu aux secousses de la voiture.
— Man, tu as peur ? Tu as peur de t'en aller dans un pays nouveau ?
Ses yeux devinrent pensifs et doux :
— Un petit peu, répondit-elle. C'est pas exactement de la peur. J' suis là à attendre. Quand il arrivera quelque chose et qu'il faudra que j'agisse... je le ferai.
— Tu ne penses pas à ce qu'on va trouver en arrivant là-bas ? T'as pas peur que ça ne soit pas si beau qu'on se le figure ?
— Non, fit-elle vivement. Non, non. C'est pas une chose à faire. Je ne veux pas faire ça. C'est trop... ce serait vouloir vivre trop de vies. Devant nous il y a des milliers de vies qu'on pourrait vivre, mais quand le moment sera venu il n'y en aura plus qu'une. Si je me mets à suivre toutes les routes possibles, y en aurait trop. Toi tu peux vivre dans l'avenir, parce que tu es si jeune, mais nous, moi, il y a la route qui défile, et on est dessus, et c'est tout. Et la seule chose qui compte, c'est à quel moment au juste ils vont me demander des os de porc à manger. (Sa figure se durcit.) C'est tout ce que je peux faire. J' peux pas faire plus. Si j' faisais plus que ça, les autres en seraient tout retournés. Ils se fient tous à moi pour que justement je ne pense pas plus loin que ça.
Grand-mère bâilla bruyamment et ouvrit les yeux. Elle regarda autour d'elle d'un air affolé :
— Jésus Marie Joseph ! Faut que je descende, fit-elle.
— Au premier buisson, dit Al. Y en a un là-bas, devant.
— Buisson ou pas, j' veux descendre, j'te dis. (Et elle se lamenta : ) J' veux descendre. J' veux descendre...
Al accéléra, et quand il arriva au petit buisson il stoppa net. Man ouvrit la portière, tira la vieille femme qui se débattait jusque sur le bord de la route et dut presque la traîner derrière les buissons. Et Man soutint Grand-mère sous les bras pour qu'elle ne tombe point en s'accroupissant.
Au sommet du camion, tous les autres revinrent à la vie. Leurs visages luisaient sous les coups de soleil qu'ils ne pouvaient éviter. Tom, Casy, Noah et l'oncle John se laissèrent glisser lourdement à terre. Ruthie et Winfield dégringolèrent des deux côtés du camion et disparurent dans les fourrés. Connie, avec précaution, aida Rose de Saron à descendre. Sous la bâche, Grand-père, qui s'était réveillé, sortait la tête ; mais ses yeux étaient vagues et embués et encore inconscients. Il regarda les autres mais sans vraiment les reconnaître.
Tom l'appela :
— Tu veux descendre, Grand-père ?
Les vieilles prunelles se tournèrent lentement vers lui :
— Non, répondit Grand-père. (L'espace d'un moment la méchanceté reparut dans ses yeux : ) J' m'en irai pas, j' te dis. J' veux rester avec Muley.
Puis il retomba dans son état de stupeur.
Man revint, aidant Grand-Mère à remonter le talus.
— Tom, dit-elle, va chercher cette casserole d'os, sous la bâche, à l'arrière. Faut que nous mangions quelque chose.
Tom alla prendre la casserole et la fit circuler à la ronde et toute la famille resta sur le bord de la route, grignotant les bouts de viande croustillants qui adhéraient encore aux os.
— Pour sûr que c'est de la chance qu'on ait apporté ça avec nous, dit Pa. J'étais si ankylosé là-haut que je peux à peine me remuer. Où est l'eau ?
— Elle n'est pas là-haut avec vous ? demanda Man. J'avais mis la bonbonne d'un gallon.
Pa grimpa sur un côté et regarda sous la bâche.
— Elle n'est point là. On a dû l'oublier.
La soif apparut subitement. Winfield gémit :
— J' veux boire. J' veux boire.
Les hommes se passaient la langue sur les lèvres, conscients soudain de leur soif. Et un peu d'affolement s'ensuivit.
Al sentit que la peur grandissait :
— Nous trouverons de l'eau au premier poste d'essence. Il nous faut de l'essence, aussi.
La famille s'empressa d'escalader les flancs du camion. Man aida Grand-mère à monter et monta après elle. Al mit le moteur en marche et ils repartirent.
De Castle à Paden, vingt-cinq milles, et le soleil franchissant le zénith commença à descendre. Et le bouchon du radiateur se mit à tressauter et la vapeur à gicler. Près de Paden il y avait une cabane sur le bord de la route avec deux pompes à essence devant ; près d'une palissade un robinet avec un tuyau. Al approcha sa voiture et lui mit l'avant tout contre le tuyau. Comme ils stoppaient, un gros homme au visage et aux bras rouges, se leva de sa chaise sur laquelle il était assis derrière les pompes et s'approcha d'eux. Il portait un pantalon de velours à côtes marron, des bretelles, et une chemise à manches courtes ; et il était coiffé d'un casque colonial en carton argenté. La sueur perlait sur son nez et sous ses yeux et coulait en petits ruisseaux dans les rides de son cou. Il s'approcha nonchalamment du camion, l'air brutal et avantageux.
— Vous avez l'intention d'acheter quelque chose, de l'essence ou autre ? s'enquit-il.
Al était déjà descendu et du bout des doigts il dévissait le bouchon brûlant du radiateur, tâchant d'éviter le jet de vapeur quand le bouchon sauterait.
— Il nous faut de l'essence, mon vieux.
— Vous avez de l'argent ?
— Naturellement. Vous nous prenez pour des mendigots ?
La grosse face de l'homme perdit son air revêche.
— C'est parfait, messieurs-dames. Prenez de l'eau. (Et il se hâta d'expliquer : ) La route est encombrée de gens qui s'amènent ici, prennent de l'eau, salissent les cabinets, et en plus de ça, bon Dieu, ils voleraient bien quelque chose s'ils le pouvaient, mais ils n'achètent rien. Ils n'ont pas d'argent. Ils viennent mendier un gallon d'essence pour pouvoir continuer.
Tom, furieux, se laissa glisser à terre et s'approcha du gros homme.
— Nous avons l'habitude de payer nos dépenses, dit-il en colère. En voilà des façons de nous passer en revue. On ne vous a rien demandé.
— Sans offense, fit rapidement le gros homme. (La sueur commençait à couler à travers sa chemise à manches courtes.) Prenez de l'eau, et servez-vous des cabinets si vous voulez.
Winfield s'était emparé du tuyau. Il but à même le jet, puis s'aspergea la tête et la figure.
— Elle est pas fraîche, dit-il, tout dégouttant.
— Je ne sais pas où nous allons, continua le gros homme. (Ses plaintes avaient changé d'objet et il ne parlait plus aux Joad ni des Joad.) Y a bien cinquante à soixante voitures qui passent par ici tous les jours, des gens qui vont dans l'Ouest, avec les gosses et le mobilier. Où vont-ils ? Qu'est-ce qu'ils vont faire ?
— Ils font comme nous, dit Tom. Ils vont chercher un endroit pour y vivre. Ils essaient de se débrouiller, voilà tout.
— Enfin, j' sais pas c' qui va sortir de tout ça. Mais alors, pas du tout. Moi qui vous parle, tenez, ben j'essaie de m'en tirer, moi aussi. Vous croyez qu'il s'en arrêterait ici de ces grosses voitures qu'on voit passer ? Jamais de la vie. Elles vont plus loin jusqu'aux postes d'essence jaunes des compagnies, en ville. Elles ne s'arrêtent pas dans des endroits comme ici. La plupart des gens qui s'arrêtent ici n'ont rien.
Al finit de dévisser le bouchon du radiateur qui sauta en l'air ; la vapeur fusa par l'orifice, avec un sourd gargouillis. Au sommet du camion, le chien altéré rampa timidement jusqu'au bord du chargement et regarda l'eau en geignant. L'oncle John se hissa et le descendit par la peau du cou. Le chien chancela un instant sur ses pattes raides, puis il alla laper la boue sous le robinet. Sur la route les voitures filaient, glissaient dans la chaleur, et le vent chaud que soulevait leur course éventait la cour du poste d'essence. Al remplit son radiateur avec le tuyau.
— C'est pas que je recherche la clientèle riche, continua le gros homme. Je cherche des clients, c'est tout. Si je vous disais... les gens qui s'arrêtent ici viennent mendier de l'essence ou bien me proposent des trucs en échange pour que je leur en donne. J' pourrais vous montrer, dans mon débarras, tout ce qu'on me donne en échange d'essence ou d'huile : des lits, des voitures d'enfants, de la batterie de cuisine. Y a une famille qui m'a donné une poupée de leur gosse en échange d'un bidon d'essence. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de tous ces trucs-là ? Que je me mette brocanteur ? Y a même un gars qui voulait me donner ses souliers pour un bidon. Et tenez, si c'était mon genre, j' vous parie que je pourrais même... Il eut un regard de biais vers Man et se tut.
Jim Casy s'était mouillé la tête et les gouttes lui coulaient encore sur le front ; son cou musclé était mouillé et sa chemise était mouillée. Il se rapprocha de Tom.
— C'est pas la faute des gens, dit-il. Ça vous plairait, à vous, de vendre votre lit pour pouvoir faire votre plein d'essence ?
— J' sais bien que c'est pas de leur faute. Tous ceux à qui j'ai causé, ils ont tous de bonnes raisons pour déménager. Mais où va ce pays, je vous le demande ? Voilà ce que je voudrais savoir. Où allons-nous ; on ne peut plus gagner sa vie. On ne peut plus gagner sa vie en cultivant la terre. Je vous le demande, qu'est-ce qui va sortir de tout ça ? J'arrive pas à comprendre. Tous ceux que j'interroge, ils ne comprennent pas non plus. Y a des gars qui donneraient leurs souliers pour pouvoir faire cent milles de plus. J' comprends pas.
Il enleva son chapeau argenté et de la paume de la main il s'essuya le front. Et Tom enleva sa casquette et se la passa sur le front. Il se dirigea vers le tuyau d'eau, mouilla sa casquette de part en part, la tordit et se la remit sur la tête. A travers les barreaux du camion, Man parvint à sortir un gobelet de fer et elle donna de l'eau à Grand-mère et à Grand-père sur le haut du chargement. Debout sur les barreaux, elle tendit le gobelet à Grand-père qui y trempa les lèvres, puis secoua la tête et refusa d'en boire davantage. Les vieilles prunelles se tournèrent vers Man avec une expression de douleur et d'affolement, puis, au bout d'un instant, le regard reprit sa placidité inconsciente.
Al mit le moteur en marche et fit reculer le camion jusqu'à la pompe à essence.
— Faites le plein. Elle peut tenir sept gallons, dit Al, mettez-en six pour pas que ça déborde.
Le gros homme mit le tuyau dans le trou du réservoir.
— C'est comme je vous le dis. J' sais vraiment pas où nous allons. Avec ces allocations de chômage et tout le reste. Casy dit :
— J'ai parcouru tout le pays. Tout le monde se pose la même question. Où allons-nous ? Il me semble que nous n'allons jamais nulle part. On va, on va. On est toujours en route. Pourquoi les gens ne réfléchissent-ils pas à tout ça ? Tout est en mouvement, aujourd'hui. Les gens se déplacent. Nous savons pourquoi et nous savons comment. Ils se déplacent parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. C'est pour ça que les gens se déplacent toujours. Ils se déplacent parce qu'ils veulent quelque chose de meilleur que ce qu'ils ont. Et c'est le seul moyen de l'avoir. Du moment qu'ils en veulent et qu'ils en ont besoin, ils iront le chercher. C'est à force de recevoir des coups que les gens sentent l'envie de se battre. J'ai parcouru tout le pays et j'ai entendu les gens parler comme vous.
Le gros homme pompait l'essence et sur le cadran l'aiguille marquait le nombre de gallons.
— Oui, mais où ça nous conduira-t-il tout ça ? C'est ce que je voudrais savoir.
Tom intervint brutalement :
— Eh bien vous ne le saurez jamais. Casy essaie de vous l'expliquer et vous vous contentez de répéter toujours la même chose. Vous êtes pas le premier que je vois comme ça. Vous ne vous demandez rien, vous vous contentez de chanter une espèce de rengaine. « Où allons-nous ? » Vous ne voulez pas le savoir. Tout le pays se déplace, s'en va ailleurs. Les gens meurent de tous les côtés. Vous mourrez peut-être bientôt vous-même, mais vous ne saurez rien. Je n'en ai que trop vu, des gens comme vous. Vous ne voulez rien savoir. Vous vous contentez de vous bercer avec votre éternelle rengaine... « Où allons-nous ? »
Il regarda la pompe à essence, vieille et rouillée, et la cabane derrière elle, construite en vieilles planches, avec les trous qu'avaient laissés les premiers clous visibles à travers la peinture, la peinture qui avait été courageuse, qui avait voulu imiter le jaune des grands dépôts des compagnies, en ville. Mais la peinture ne pouvait pas boucher les trous des anciens clous ni les vieilles fentes des planches, et la peinture ne pouvait pas être remplacée. L'imitation était un échec et le propriétaire savait que c'était un échec. Et par la porte ouverte, Tom apercevait dans la bicoque les barils d'huile, deux seulement, et le comptoir de bonbons avec ses vieux bonbons poussiéreux, ses lacets de réglisse devenus bruns avec l'âge, ses cigarettes. Il voyait la chaise cassée et le châssis contre les mouches avec le trou que la rouille y avait percé. Et la cour encombrée qui aurait dû être sablée, et derrière, le champ de maïs qui se desséchait et mourait au soleil. A côté de la maison le petit stock de pneus d'occasion, des pneus rechappés. Et il remarqua pour la première fois le pantalon minable et délacé du gros homme, sa chemise bon marché et son chapeau de carton. Il dit :
— J' voulais pas m'en prendre à vous, mon vieux. C'est la chaleur. Vous n'avez rien. D'ici peu de temps vous vous mettrez en route vous aussi. Et c'est pas les tracteurs qui vous feront foutre le camp. Ce sera les jolis dépôts d'essence jaunes des villes. Les gens se déplacent, dit-il, avec un peu de honte. Et vous vous déplacerez aussi, mon vieux.
Le gros homme ralentit le mouvement de la pompe et s'arrêta tandis que Tom parlait. Il regarda Tom d'un air inquiet.
— Qu'est-ce que vous en savez ? demanda-t-il désemparé. Comment savez-vous qu'on parlait déjà de ramasser nos affaires et de partir dans l'Ouest ?
Ce fut Casy qui lui répondit :
— C'est le sort de tout le monde. Regardez, moi, par exemple, autrefois je mettais toute mon énergie à lutter contre le démon parce que je croyais que le démon était l'ennemi. Mais il y a quelque chose de pire que le démon qui s'est emparé de ce pays, et ça ne lâchera pas prise avant qu'on y ait coupé le cou. Vous avez jamais vu un de ces gros lézards de par ici1 quand il s'agrippe à quelque chose ? Une fois agrippé, si vous le coupez en deux, la tête tient bon. Vous lui coupez le cou et la tête tient toujours. Si vous voulez la décrocher, faut prendre un tournevis et lui démonter la tête pour la faire lâcher. Et pendant ce temps-là le poison coule et coule dans le trou qu'ont fait ses dents.
Il s'arrêta et regarda Tom de côté.
Le gros homme regardait devant lui d'un air découragé. Sa main commença à tourner la manette, lentement.
— J' sais pas où nous allons, dit-il à mi-voix.
Près de la prise d'eau, Connie et Rose de Saron, debout l'un près de l'autre, causaient mystérieusement. Connie leva le gobelet et tâta l'eau du doigt avant de remplir le gobelet. Rose de Saron regarda les autos passer sur la route. Connie lui tendit le gobelet.
— Cette eau n'est pas fraîche, mais en tout cas elle est humide, dit-il.
Elle le regarda avec un petit sourire mystérieux. Depuis qu'elle était enceinte, tout chez elle prenait des airs de mystère. Des secrets et des petits silences qui semblaient avoir un sens. Elle était contente d'elle-même et elle se plaignait de choses qui n'avaient aucune importance. Et elle demandait à Connie des petits services très sots, et tous deux savaient qu'ils étaient sots. Connie était très content d'elle aussi, et plein d'admiration à l'idée qu'elle était enceinte. Il aimait penser qu'il était à demi dans ses secrets. Quand elle souriait d'un petit air embarrassé, il souriait de même, et ils échangeaient des confidences à mi-voix. Le monde s'était resserré autour d'eux. Ils en occupaient le centre, ou plutôt c'est Rose de Saron qui en était le centre, et Connie décrivait autour d'elle une petite orbite. Tout ce qu'ils se disaient avait un caractère secret.
Elle cessa de regarder la route :
— J'ai pas très soif, fit-elle, minaudière, mais vaudrait peut-être mieux que je boive.
Et il opina de la tête parce qu'il savait ce qu'elle voulait dire. Elle prit le gobelet, se rinça la bouche, cracha, puis but un verre d'eau tiède.
— Un autre ? proposa-t-il.
— La moitié seulement.
Alors il remplit le gobelet à moitié et le lui tendit. Une Lincoln Zéphyr, basse et argentée, passa en trombe. Elle se retourna pour voir où se trouvaient les autres et elle les vit tous groupés autour du camion. Rassurée, elle fit :
— Qu'est-ce que tu dirais de voyager dans une machine comme ça ?
Connie soupira :
— Peut-être... après.
Tous deux savaient ce qu'il avait voulu dire.
— Et s'il y a beaucoup de travail en Californie, nous aurons notre voiture à nous. Mais ça... (il montra la Zéphyr qui disparaissait)... ces trucs-là, ça coûte autant qu'une maison de bonne taille. J'aimerais mieux avoir la maison.
— J'aimerais avoir la maison et une auto comme ça, dit-elle. Mais naturellement il faudrait la maison d'abord...
Et tous deux savaient ce qu'elle voulait dire. Cette grossesse les bouleversait terriblement.
— Tu te sens bien ? demanda-t-il.
— Fatiguée. Fatiguée de rouler au soleil, c'est tout.
— Il faut bien en passer par là, sans quoi nous n'arriverons jamais en Californie.
— Je sais, dit-elle.
Le chien errait en reniflant. Il passa derrière le camion, trotta vers la flaque sous la prise d'eau et se mit à laper l'eau boueuse. Puis il s'éloigna, le nez à terre, les oreilles pendantes. Tout en reniflant, il se fraya un chemin à travers les herbes poussiéreuses en bordure de la route jusqu'au bord du ciment ; là, il dressa la tête, regarda de l'autre côté puis il traversa. Rose de Saron jeta un cri perçant. Une grosse voiture rapide arrivait. Les pneus grincèrent. Le chien se jeta maladroitement de côté avec un hurlement brusquement interrompu et disparut sous les roues. La grosse voiture ralentit une seconde et des têtes se retournèrent, puis elle reprit de la vitesse et disparut. Et le chien, amas de chairs saignantes, intestins éclatés, agitait faiblement ses pattes sur la route.
Rose de Saron ouvrait des yeux épouvantés.
— Crois-tu que ça m'aura fait mal ? implora-t-elle. Crois-tu que je m'en ressentirai ?
Connie l'enlaça.
— Viens t'asseoir, dit-il. C'est rien.
— Mais j'ai senti que ça me faisait mal. J'ai senti comme si ça me tirait, quand j'ai crié.
— Viens t'asseoir. C'est rien. Ça ne te fera pas de mal.
Il la conduisit de l'autre côté du camion, pour qu'elle ne vît pas le chien moribond, et il la fit asseoir sur le marchepied.
Tom et l'oncle John s'approchèrent du tas de chairs. Un dernier frémissement agitait le corps mutilé. Tim le prit par les pattes et le traîna jusqu'au bord de la route. L'oncle John avait l'air gêné, comme si c'eût été sa faute.
— J'aurais dû l'attacher, dit-il.
Pa regarda un moment le cadavre du chien, puis se détourna :
— Partons, dit-il. J' sais pas comment on l'aurait nourri, de toute façon. Ça vaut mieux, peut-être bien.
Le gros homme apparut derrière le camion :
— Je regrette, messieurs-dames, dit-il. Les chiens ça ne fait pas long feu sur le bord d'une grand-route. J'ai eu trois chiens écrasés dans l'espace d'un an. J'ai renoncé à en avoir.
Et il ajouta :
— Vous inquiétez pas. J' m'en occuperai. J' l'enterrerai dans le champ de maïs.
Man s'approcha de Rose de Saron qui était encore assise, toute tremblante, sur le marchepied.
— Ça va, Rosasharn ? demanda-t-elle. Tu te sens mal fichue ?
— J' viens de voir ça. Ça m'a donné un coup.
— J' t'ai entendue brailler, dit Man. Allons, prends sur toi, maintenant, te laisse pas aller.
— Tu crois que ça aura pu me faire du mal ?
— Non, répondit Man. Si tu te dorlotes et que tu te bichonnes, si tu t'amuses à geindre et à te mettre dans du coton, ça pourrait t'arriver. Lève-toi et aide-moi à installer Grand-mère. Oublie ton bébé une minute. Il se débrouillera bien tout seul.
— Où est Grand-mère ? demanda Rose de Saron.
— J' sais pas. Elle est quelque part par là. Aux cabinets, peut-être.
La jeune femme se dirigea vers les cabinets et un instant après elle en ressortait, soutenant sa grand-mère.
— Elle s'y était endormie, dit Rose de Saron.
Grand-mère sourit :
— C'est bien, là-dedans, fit-elle. C'est des cabinets mécaniques, avec l'eau qui tombe d'en haut. Je me plaisais bien là-dedans, dit-elle avec satisfaction. J'y aurais fait un bon somme si on m'avait pas réveillée.
— C'est pas un endroit convenable pour dormir, dit Rose de Saron en aidant sa grand-mère à monter en voiture.
Grand-mère s'installa d'un air satisfait.
— Si j' dis que c'est bien, c'est pas tant que c'est joli, mais c'est bien pour ce qui est de s'y trouver bien, dit-elle.
— En route, dit Tom. On a de la route à faire.
Pa lança un coup de sifflet aigu :
— Et ces gosses, maintenant, où sont-ils passés ?
Il mit deux doigts dans sa bouche et siffla de nouveau.
Au bout d'un instant ils sortirent du champ de maïs, Ruthie en tête et Winfield derrière elle.
— Des œufs, cria Ruthie, des œufs !
Elle avançait rapidement, suivie de Winfield.
— Regardez.
Elle montrait dans le creux de sa main sale une douzaine d'œufs grisâtres. Et comme elle tendait la main, ses yeux tombèrent sur le chien mort au bord de la route.
— Oh ! s'exclama-t-elle.
Ruthie et Winfield se dirigèrent lentement vers le chien. Ils l'examinèrent.
Pa les appela :
— Allons, venez, si vous ne voulez pas qu'on vous laisse ici.
Ils se détournèrent gravement et revinrent vers le camion. Ruthie regarda encore une fois les œufs de reptile gris qu'elle tenait dans sa main et les jeta au loin. Ils escaladèrent le côté du camion.
— Il avait les yeux encore ouverts, dit Ruthie à mi-voix.
Mais Winfield se repaissait du spectacle. Il dit courageusement :
— Y avait des boyaux partout... partout...
Il se tut un instant. « Plein de boyaux partout », dit-il, puis il se retourna rapidement et vomit contre la paroi du camion. Quand il se rassit il avait les yeux pleins de larmes et son nez coulait.
Al ouvrit le capot et vérifia le niveau d'huile. Il tira un bidon d'huile qu'il avait près de lui à l'avant, versa la mauvaise huile noire dans le tuyau et vérifia de nouveau.
Tom s'approcha de lui.
— Tu veux que je la prenne un bout ? demanda-t-il.
— J' suis pas fatigué, dit Al.
— T'as pas dormi la nuit dernière. Moi, j'ai fait un somme ce matin. Grimpe là-haut. J' vais conduire.
— Bon, dit Al à contrecœur. Mais aie l'œil sur le niveau d'huile. Vas-y doucement. Ah et pis, j'ai peur d'un court-jus. Regarde l'aiguille de temps en temps. Si elle revient tout d'un coup à « Décharge », c'est un court-jus. Et vas-y doucement, Tom. On a trop de poids.
Tom rit :
— J'aurai l'œil, dit-il. T'en fais pas.
La famille s'entassa de nouveau au sommet du camion. Man s'installa à l'avant près de Grand-mère et Tom s'assit au volant et mit le moteur en marche.
— Pour ce qui est d'avoir du jeu, y a du jeu, dit-il et là-dessus il embraya et le camion s'éloigna sur la route.
Le moteur ronflait régulièrement et devant eux, le soleil baissait dans le ciel. Grand-mère dormait profondément et Man elle-même inclina la tête et s'assoupit. Tom tira sa casquette sur ses yeux pour se protéger du soleil aveuglant.
De Paden à Meeker, trente milles. Meeker à Harrah, quatorze milles, puis Oklahoma City... la grande ville. Tom continua tout droit. Man s'éveilla et regarda les rues tandis qu'ils traversaient la ville. Et tout en haut du chargement, la famille écarquillait les yeux à la vue des magasins, des grandes maisons et des édifices commerciaux. Puis les bâtiments rapetissèrent et les magasins aussi. Les dépotoirs, les baraques Hot dogs2, les dancings de banlieue...
Ruthie et Winfield absorbaient tout en vrac et se trouvaient gênés par toutes ces choses si grandes et si étranges, et tous ces gens bien habillés les effrayaient. Ils ne se parlaient pas. Plus tard ils le feraient... mais pas maintenant. Ils virent les chevalements de sondage des puits de pétrole, en bordure de la ville ; les armatures noires, et dans l'air, l'odeur de pétrole et de gaz. Mais ils ne poussèrent pas d'exclamations. C'était si grand, si étrange, que ça leur faisait peur.
Rose de Saron aperçut dans la rue un homme vêtu d'un complet clair. Il avait des souliers blancs et un canotier. Elle toucha Connie et lui montra l'homme d'un coup d'œil, et Connie et Rose de Saron se mirent à rire, doucement d'abord puis irrésistiblement. Ils se couvrirent la bouche. Et cela leur faisait tant de bien qu'ils cherchèrent d'autres gens pour entretenir leur fou rire. Ruth et Winfield virent qu'ils riaient et ça avait l'air si amusant qu'ils essayèrent de pouffer, eux aussi... mais ils n'y parvinrent pas. Le rire refusait de venir. Mais Connie et Rose de Saron en avaient la respiration coupée et plus ils s'efforçaient de maîtriser leur rire, plus ils se convulsaient et devenaient rouges. C'était au point qu'il leur suffisait de se regarder pour que le fou rire recommençât.
Les faubourgs n'en finissaient plus. Tom conduisait lentement et prudemment dans les rues encombrées ; puis ils se retrouvèrent sur la 66... la grande voie de l'Ouest, et le soleil baissait sur le ruban de la route. Le pare-brise étincelait sous la poussière. Tom rabattit devantage sa casquette sur ses yeux, si bas qu'il lui fallait renverser la tête pour voir. Grand-mère dormait toujours et le soleil chauffait ses paupières fermées ; les veines de ses tempes étaient bleues, et sur ses joues, les petites veines brillantes étaient de la couleur du vin et les taches brunes que l'âge avait mises sur sa figure devenaient plus foncées.
Tom dit :
— On suit cette route-là jusqu'au bout.
Il y avait longtemps que Man n'avait rien dit :
— On ferait peut-être mieux de trouver un coin avant le coucher du soleil, fit-elle. Faut que je fasse bouillir un peu de porc et que je fasse du pain. Ça prend du temps.
— Pour sûr, approuva Tom, nous n'allons pas faire ce voyage en une étape. Autant se dégourdir les jambes.
Oklahoma City à Bethany, quatorze milles.
Tom dit :
— J' crois que vaudrait mieux s'arrêter avant que le soleil se couche. Faut qu'Al installe ce truc, en haut. Sans ça, ils mourront de chaleur, au soleil.
Man s'était de nouveau assoupie. Elle releva brusquement la tête.
— J'ai mon dîner à faire, dit-elle. (Puis elle ajouta : ) Tom, ton père m'a dit pour ce qui était d'avoir passé les frontières de l'État.
Il mit longtemps à répondre :
— Ah oui ? et Alors, Man ?
— Eh bien, j'ai peur. C'est un peu comme si tu t'étais évadé. On te rattrapera peut-être.
Tom mit sa main devant ses yeux pour s'abriter du soleil couchant.
— T'en fais pas, dit-il. J'ai bien réfléchi. Y a un tas de types qui sont libres sur parole et il en arrive tous les jours des nouveaux. Si je me fais pincer pour quelque chose d'autre dans l'Ouest, alors, comme ils ont ma photo et mes empreintes à Washington, on me renverra là-bas ; mais si je commets pas de délits, ils s'en foutent.
— Enfin, moi, j'ai peur. Des fois on commet des délits sans même savoir que c'est mal. Peut-être bien qu'il y a des délits en Californie que nous ne connaissons pas. Tu feras peut-être quelque chose que tu croiras bien et en Californie il se trouvera que c'est mal.
— Ça serait pareil si j'étais pas sur parole, dit-il. La seule différence c'est que si je me fais pincer, on me sonnera plus fort que les autres. Mais cesse de te tourmenter, dit-il. On a bien assez de choses pour nous tourmenter sans qu'on aille en inventer de nouvelles.
— C'est plus fort que moi, dit-elle. Dès l'instant que tu as passé la frontière de l'État, t'as commis un délit.
— Ben ça vaut encore mieux que de rester à crever de faim à Sallisaw, dit-il. Cherchons plutôt une bonne place pour nous arrêter.
Ils traversèrent Bethany et dans un fossé, à la sortie de la ville, à l'endroit où un cassis traversait la route, il y avait une vieille voiture de tourisme avec une petite tente dressée tout à côté ; et de la fumée sortait d'un tuyau à travers la toile de la tente. Tom dit, en tendant le doigt.
— Y a des gens qui campent là-bas. J' crois pas qu'on trouve mieux, comme coin.
Il ralentit le moteur et stoppa en bordure de la route. Le capot de la vieille voiture était ouvert et un homme entre deux âges était penché au-dessus du moteur. Il était coiffé d'un méchant chapeau de paille et portait une chemise bleue, un gilet noir tout taché, et son pantalon était tout raide et luisant de crasse. Il avait un visage maigre, les lignes de ses joues étaient de longs sillons qui faisaient ressortir fortement ses pommettes et son menton. Il leva les yeux vers le camion des Joad et son regard prit une expression à la fois intriguée et furieuse.
Tom se pencha par la portière :
— Y a-t-il des lois qui empêchent de s'arrêter ici pour la nuit ?
L'homme n'avait vu que le camion. Il dirigea ses regards sur Tom.
— J' sais pas, dit-il. Nous ne sommes arrêtés que parce que nous ne pouvions pas aller plus loin.
— Est-ce qu'il y a de l'eau ici ?
L'homme montra un poste d'essence à environ cinq cents mètres :
— Ils ont de l'eau là-bas. Ils vous laisseront en prendre un seau.
Tom hésitait :
— Alors, vous croyez qu'il y aurait moyen de camper dans ce coin ?
L'homme maigre sembla étonné :
— C'est pas à nous, dit-il. Nous, on ne s'est arrêtés que parce que ce sacré clou a refusé d'aller plus loin.
Tom insista :
— Oui, mais enfin, vous y êtes déjà installés. Vous avez le droit de dire si ça vous plaît d'avoir des voisins ou non.
L'appel à l'hospitalité eut un effet immédiat. Le visage de l'homme s'éclaira.
— Mais comment donc, rangez-vous ici. Trop heureux de vous avoir avec nous. (Et il appela : ) Sairy, v'là des gens qui vont s'installer près de nous. Viens leur dire bonjour... Sairy ne va pas fort, ajouta-t-il.
La toile de la tente se souleva et une femme parcheminée en sortit. Elle avait un visage ridé comme une feuille sèche et ses yeux semblaient flamber sur sa figure, des yeux noirs qui paraissaient avoir contemplé un abîme d'horreurs. Elle était petite et tremblante. Elle se maintenait debout en se cramponnant au morceau de toile qui fermait la tente et sa main n'était qu'un squelette couvert de peau ridée.
Quand elle parla sa voix était fort belle, basse, douce et modulée et cependant avec des harmoniques plus claires.
— Souhaite-leur la bienvenue, dit-elle, souhaite-leur la meilleure des bienvenues.
Tom sortit de la route, amena son camion dans le champ, tout à côté de la voiture de tourisme. Et tous dégringolèrent pêle-mêle du camion. Ruthie et Winfield firent tellement vite que les jambes leur manquèrent ; ils se mirent à brailler au fourmillement qui leur perçait les mollets comme des milliers d'aiguilles. Man se mit rapidement à l'ouvrage. Elle défit le grand baquet accroché à l'arrière du camion et s'approcha des enfants qui hurlaient.
— Allons, vous deux, faut aller me chercher de l'eau... là-bas, vous voyez. Demandez gentiment. Dites : « Voulez nous permettre, s'il vous plaît, de prendre un baquet d'eau ? » et dites : « Merci. » Et rapportez-le tous les deux sans en renverser. Et si vous voyez du petit bois, rapportez-en aussi.
Les enfants s'éloignèrent dans la direction de la cabane.
Il régnait un peu de gêne aux abords de la tente, et les relations sociales s'étaient interrompues avant d'avoir commencé. Pa dit :
— Vous venez pas de l'Oklahoma ?
Et Al, qui était près de l'auto en regarda la plaque.
— Kansas, annonça-t-il.
L'homme maigre répondit :
— Galena, dans ce coin-là. Wilson, Ivy Wilson.
— Nous, on est la famille Joad, dit Pa. On vient de près de Sallisaw.
— Enchanté d' faire vot' connaissance, dit Ivy Wilson. Sairy, je te présente les Joad.
— J' savais que vous étiez point de l'Oklahoma. Vous parlez drôlement. Sans offense, naturellement.
— Chacun a son parler, dit Ivy. Les gens d'Arkansas parlent d'une façon, et ceux de l'Oklahoma d'une autre. Et nous avons rencontré une dame du Massachusetts qu'était bien la plus différente de toutes. On pouvait à peine comprendre ce qu'elle disait.
Noah, l'oncle John et le pasteur entreprirent de décharger le camion. Ils aidèrent Grand-père à descendre et l'assirent par terre où il resta affaissé, les yeux fixes.
— T'es malade, Grand-père ? demanda Noah.
— J' crois foutre bien, dit Grand-père faiblement. Malade comme tous les diables.
Sairy Wilson s'approcha lentement et prudemment de lui.
— Vous n'aimeriez pas venir sous notre tente ? demanda-t-elle. Vous pourriez vous étendre sur notre matelas pour vous reposer.
Il leva les yeux vers elle, attiré par la douceur de la voix.
— Venez, dit-elle. Vous vous reposerez. Nous allons vous aider.
Sans que rien le laissât prévoir, Grand-père se mit brusquement à pleurer. Son menton tremblota, ses vieilles lèvres se resserrèrent sur sa bouche et des sanglots rauques le secouèrent.
Man se précipita vers lui et le prit dans ses bras. Elle le mit debout, son large dos tendu sous l'effort, et le soulevant à moitié, elle l'aida à entrer sous la tente.
L'oncle John dit :
— Il doit être salement malade. Il n'avait encore jamais fait ça. J'l'avais jamais vu chialer de ma vie.
Il sauta sur le camion et envoya un matelas.
Man sortit de la tente et s'approcha de Casy :
— Vous êtes habitué aux malades, dit-elle. Grand-père est malade. Vous ne voudriez pas aller le voir ?
Casy se dirigea rapidement vers la tente et entra. Un matelas à deux places était étendu par terre, sous des couvertures bien tirées. Un petit poêle en fer-blanc se dressait sur ses pieds de métal et un maigre feu y brûlait. Un seau d'eau, une caisse en bois pleine de provisions et une caisse en guise de table constituaient tout l'ameublement. La lumière du soleil couchant jetait des reflets roses à travers la toile de la tente. Sairy Wilson était à genoux près du matelas sur lequel Grand-père reposait, couché sur le dos. Les yeux grands ouverts, il regardait en l'air et il avait les joues très rouges. Il respirait avec difficulté.
Casy prit le maigre poignet entre ses doigts.
— Alors, on se sent fatigué, Grand-père ? demanda-t-il.
Les yeux fixes se tournèrent vers la voix mais ne la trouvèrent pas. Les lèvres ébauchèrent une réponse qui ne vint pas. Casy lui prit le pouls, laissa retomber le poignet et posa sa main sur le front de Grand-père. Le corps du vieillard commença à lutter, ses jambes et ses mains s'agitaient sans répit. Il émit un chapelet de sons vagues qui n'étaient pas des mots, et sous les poils blancs de sa barbe hérissée, sa face paraissait très rouge.
Sairy Wilson dit à mi-voix à Casy :
— Vous savez ce que c'est ?
Il leva les yeux vers le visage ridé et les yeux brûlants :
— Et vous ?
— Je crois que oui.
— Et c'est quoi ? demanda Casy.
— J' pourrais me tromper. Ça m' gêne de le dire.
Casy reporta ses yeux sur le visage rouge et convulsé.
— Selon vous... ça pourrait-y être... des fois... une attaque ?
— C'est ce que je disais, fit Sairy. C'est la troisième fois que je vois ça.
Au-dehors on entendait les bruits habituels aux campements, le bois qu'on coupe, et le cliquetis des casseroles. Man regarda par l'ouverture de la tente.
— Grand-mère veut entrer. Faut-y ? demanda-t-elle.
Le pasteur répondit :
— On ne pourra pas la tenir tranquille si on l'en empêche.
— Il va bien, vous croyez ? demanda Man.
Casy secoua lentement la tête. Man jeta un regard rapide sur le visge ravagé qui luttait sous l'afflux du sang. Elle se retira et on entendit sa voix :
— Il va bien, Grand-mère. Il prend un peu de repos, simplement.
Et Grand-mère répondit d'un ton grognon :
— Eh ben, je veux le voir. Il est malin comme un diable. Avec lui on ne sait jamais.
Et elle se glissa sous la tente.
— Alors, qu'est-ce que t'as ? demanda-t-elle à Grand-père.
Et de nouveau il regarda dans la direction de la voix et ses lèvres se tordirent.
— Il boude, dit Grand-mère. J' vous l'ai dit que c'était un vieux diable. Il était tout près à se sauver ce matin pour qu'on ne l'emmène pas. Et puis sa hanche s'est mise à lui faire mal, dit-elle avec dégoût. Il boude, tout simplement. J'l'ai déjà vu quand il ne veut parler à personne.
Casy dit doucement :
— Il ne boude pas, Grand-mère. Il est malade.
— Oh ! (Elle regarda le vieux de nouveau.) Malade à se coucher, vous croyez ?
— Assez malade, Grand-mère.
Elle hésita un moment, incertaine :
— Alors, dit-elle rapidement, pourquoi que vous priez pas ? Vous êtes bien pasteur, pas vrai ?
Gauchement, Casy saisit le poignet de Grand-père dans ses gros doigts et le serra.
— Je vous l'ai déjà dit, Grand-mère. Je ne suis plus pasteur.
— Priez quand même, ordonna-t-elle. Vous savez tout ça par cœur.
— Je ne peux pas, dit Casy. Je ne sais pas quoi demander ni à qui le demander.
Les regards de Grand-mère s'égarèrent et vinrent se fixer sur Sairy.
— Il ne veut pas prier, dit-elle. Est-ce que je vous ai jamais raconté comment Ruthie priait quand elle était toute petite ? Elle disait : « Maintenant je m'apprête à dormir. Je prie le Seigneur qu'Il prenne soin de mon âme, et quand elle est arrivée il n'y avait plus rien dans le buffet et le pauvre chien s'est brossé. Ainsi soit-il. » C'est tel que je vous le dis.
L'ombre de quelqu'un qui passait entre la tente et le soleil se dessina sur la toile.
Grand-père semblait lutter ; tous ses muscles se contractaient. Et brusquement il tressaillit comme s'il avait reçu un coup violent. Il resta paisiblement étendu et sa respiration s'arrêta. Casy regarda le visage du vieillard et vit qu'il devenait violet. Sairy toucha l'épaule de Casy. Elle murmura :
— Sa langue, sa langue, sa langue !
Casy fit signe qu'il avait compris.
— Mettez-vous devant Grand-mère.
Il força les mâchoires et fourrant ses doigts dans la gorge du vieillard, s'empara de la langue. Comme il la dégageait, un râle se fit entendre, et une aspiration semblable à un sanglot. Casy trouva un bâton par terre. Il s'en servit pour appuyer sur la langue et la respiration reprit, hoquetante et coupée de râles.
Grand-mère sautillait çà et là comme une poule.
— Priez, dit-elle. Priez, priez, je vous dis !
Sairy tenta de la retenir.
— Mais priez donc, nom de Dieu ! cria Grand-mère.
Casy leva les yeux vers elle. Le râle augmentait, devenait plus irrégulier.
— Notre Père qui es aux Cieux, que Ton Nom soit sanctifié...
— Gloire à Dieu ! hurla Grand-mère.
— Que Ton Règne arrive, que Ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel.
— Ainsi soit-il.
Un long soupir oppressé sortit de la bouche ouverte, puis une expiration sifflante.
— Donne-nous aujourd'hui... notre pain quotidien... et pardonne-nous...
La respiration s'était arrêtée. Casy regarda les yeux de Grand-père et ils étaient clairs, profonds, pénétrants et il y avait en eux une lueur de sereine sagesse.
— Alleluia ! dit Grand-mère. Continuez.
— Ainsi soit-il, dit Casy.
Grand-mère alors resta tranquille. Et au-dehors de la tente tout bruit avait cessé. Une automobile fila sur la route. Casy était toujours à genoux par terre près du matelas. Au-dehors les gens écoutaient, prêtant une attention silencieuse aux bruits de la mort. Sairy prit Grand-mère par le bras et la fit sortir, et Grand-mère marchait avec dignité, la tête haute. Elle marchait pour la famille et relevait la tête pour la famille. Sairy la conduisit à un matelas qui était étalé par terre et l'y fit asseoir. Et Grand-mère regarda droit devant elle, toute fière, car elle était le point de mire de tous, maintenant. La tente était silencieuse, et finalement, Casy écarta la portière à deux mains et sortit.
Pa demanda doucement :
— Qu'est-ce que c'était ?
— Un coup de sang, dit Casy. Une apoplexie foudroyante.
La vie reprit. Le soleil toucha l'horizon et s'y aplatit. Et sur la route passa une longue série de gros camions de marchandises peints en rouge. Ils passèrent dans un bruit de tonnerre, faisant légèrement trembler le sol, et les tuyaux d'échappement crachaient la fumée de l'huile Diesel. Un homme conduisait chaque camion, et son remplaçant dormait dans une couchette placée tout en haut sous le toit. Mais les camions ne s'arrêtaient jamais. Ils grondaient jour et nuit, et le sol tremblait au passage de leur lourde charge.
La famille devint une unité. Pa s'accroupit par terre et l'oncle John se plaça près de lui. Pa, maintenant, était le chef de la famille. Man était debout près de lui. Noah, Tom et Al s'accroupirent et le pasteur s'assit, puis s'appuya sur un coude. Connie et Rose de Saron se promenaient un peu plus loin. Et voici que Ruthie et Winfield qui revenaient en balançant le seau qu'ils tenaient entre eux deux, sentirent qu'il y avait quelque chose de changé et ils ralentirent, posèrent leur seau par terre et allèrent doucement se placer près de Man.
Grand-mère resta assise fièrement, froidement, jusqu'à ce que le groupe fût formé, jusqu'à ce qu'on eût cessé de la regarder ; alors, elle se coucha et se couvrit le visage de son bras. Le soleil rouge se coucha et laissa un crépitement lumineux sur la campagne, si bien que les visages brillaient dans le soir et les yeux reflétaient la lumière du ciel. Le soir ramassait la lumière où il pouvait.
Pa dit :
— Ça s'est passé sous la tente de Wilson.
L'oncle John opina :
— Ils nous avaient prêté leur tente.
— De bonnes gens, bien honnêtes, dit Pa doucement.
Wilson se tenait près de sa voiture en panne et Sairy était allée s'asseoir sur le matelas, près de Grand-mère, mais Sairy faisait bien attention de ne pas la toucher.
Pa appela :
— Monsieur Wilson !
L'homme s'avança et s'accroupit et Sairy vint se placer près de lui. Pa dit :
— Nous vous sommes bien reconnaissants.
— Trop honorés de vous rendre service, dit Wilson.
— Nous vous sommes obligés, dit Pa.
— On n'est point obligé au moment de la mort, dit Wilson.
Et Sairy lui fit écho :
— Y a point d'obligation.
Al dit :
— Nous allons réparer votre voiture... moi et Tom. Et Al avait l'air fier de pouvoir payer la dette familiale.
— Un coup de main viendrait bien à point.
Wilson admettait le retrait de l'obligation.
Pa dit :
— Il faut voir ce qu'on va faire. Il y a des lois. Il faut déclarer les décès, et quand on fait ça on vous prend quarante dollars pour les croque-morts ou bien on l'enterre comme indigent.
L'oncle John dit :
— Nous n'avons jamais eu d'indigents chez nous.
Tom dit :
— P't' êt' bien qu'on sera forcés d'apprendre. On n'avait jamais été foutus à la porte de chez nous à coups de pied au cul non plus.
— On a toujours été honnêtes, dit Pa. Ça, on n'a rien à nous reprocher. On n'a jamais rien pris qu'on ne pouvait pas payer. On n'a jamais accepté la charité de personne. Quand Tom a eu des ennuis on a toujours pu garder la tête haute. Il n'avait fait que ce que tout homme aurait fait à sa place.
— Alors, qu'est-ce qu'on décide ? demanda l'oncle John.
— Si on fait les choses d'après la loi, on viendra nous l'enlever. Nous n'avons que cent cinquante dollars. Qu'on nous en prenne quarante pour enterrer Grand-père et nous ne pourrons jamais arriver en Californie... ou bien ils l'enterreront comme un indigent.
Les hommes s'agitèrent, nerveux, et ils examinaient le sol qui fonçait devant leurs genoux.
Pa dit doucement :
— Grand-père a enterré son père de ses propres mains ; il l'a fait bien dignement et lui a creusé une jolie tombe avec sa propre bêche. Y a eu un temps qu'un homme avait le droit d'être enterré par son propre fils et qu'un fils avait le droit d'enterrer son propre père.
— Les lois sont plus pareilles maintenant, dit l'oncle John.
— Y a des cas où qu'y a pas moyen de suivre la loi, dit Pa. De la suivre en se comportant de façon convenable, tout au moins. C'est souvent, qu' ça arrive. Quand Floyd Beau-Gosse était en liberté et qu'il était déchaîné sur le pays, la loi disait qu'il fallait le livrer... ben, personne ne l'a fait. Y a des fois qu'il faut tourner la loi. Et je maintiens que j'ai le droit d'enterrer mon propre père. Y a-t-il quelqu'un qu'a un avis à donner ?
Le pasteur se releva tout droit sur son coude :
— Les lois changent, dit-il, mais c' qu'est obligé, ça le reste. On a le droit de faire ce qu'il faut qu'on fasse.
Pa se tourna vers l'oncle John :
— C'est ton droit aussi. T'as quéqu' chose contre ?
— Rien contre, répondit l'oncle John. Seulement c'est comme si on le cachait de nuit. C'était pas dans la nature de Grand-père. Il fonçait tout droit, à coups de fusil, lui.
— On ne peut pas faire comme Grand-père, dit Pa, l'air gêné. Faut qu'on soit en Californie avant d'avoir vu le bout de notre argent.
Tom intervint :
— Des fois, il y a des gars en travaillant qui déterrent un homme et y font un ramdam du tonnerre de Dieu et s'imaginent qu'il a été tué. Le gouvernement s'intéresse plus aux morts qu'aux vivants. Ils remueront ciel et terre pour savoir qui c'est et comment qu'il est mort. Je propose de mettre un mot de billet dans une bouteille et de la poser à côté de Grand-père, en disant qui c'est, et la façon qu'il est mort et pourquoi on l'a enterré ici.
Pa approuva de la tête :
— C'est une bonne idée. Bien tourné, d'une belle écriture. En plus, il s' sentira pas si seul, en sachant qu'il a là son nom à côté de lui et qu'il est pas seulement un pauvre bougre tout seul sous terre. Y en a-t-il d'autres qu'ont quelque chose à dire ?
Pa tourna la tête vers Man :
— Tu lui feras sa toilette ?
— J'lui ferai sa toilette, dit Man. Mais qui s'occupera du dîner ?
Sairy Wilson :
— J' m'occuperai du dîner. Allez à vos affaires. Moi et votre grande fille.
— Nous vous devons un grand merci, dit Man. Noah, va chercher un peu de bon cochon dans les saloirs. Le sel n'aura pas encore bien pénétré, mais ça sera bon tout de même.
— Nous avons un demi-sac de pommes de terre, dit Sairy.
Man dit :
— Donne-moi deux pièces de cinquante cents.
Pa fouilla dans sa poche et lui donna les deux pièces d'argent. Elle alla chercher la cuvette, la remplit d'eau et entra sous la tente. Il y faisait presque noir. Sairy entra et alluma une bougie et la fixa debout sur une caisse, puis elle sortit. Man resta un moment les yeux fixés sur le cadavre. Puis, saisie d'un mouvement de pitié, elle déchira un pan de son tablier et le noua autour de la tête pour maintenir la mâchoire. Elle lui allongea les membres et lui croisa les mains sur la poitrine. Elle lui abaissa les paupières et sur chacune d'elles plaça une pièce d'argent. Elle lui boutonna sa chemise et lui lava la figure.
Sairy passa la tête et dit :
— Est-ce que je peux vous aider ?
Man releva lentement la tête :
— Entrez, dit-elle. J' voudrais vous parler.
— Elle est bien brave, vot' grande fille, dit Sairy. Elle s'y entend à peler les pommes de terre. Qu'est-ce que je peux faire ?
— J'aurais voulu laver Grand-père complètement, dit Man, mais il n'a pas d'autres affaires à se mettre. Et maintenant, v'là votre couverture tout abîmée. Ça ne s'en va jamais, l'odeur de la mort, d'une couverture. Pas moyen de l'enlever. J'ai vu un chien hurler et trembler devant le matelas où ma mère était morte, et ça, plus de deux ans après. On va l'envelopper dans votre couverture. On vous la remplacera. On a une couverture pour vous.
Sairy dit :
— Ne vous faites pas de tracas. Nous sommes trop contents de vous aider. Y a longtemps que je m'étais pas sentie aussi... aussi... en sécurité. Les gens ont besoin de ça... de se rendre service.
Man approuva :
— C'est vrai, dit-elle.
Elle regarda longuement la vieille figure mal rasée avec sa mâchoire attachée et ses yeux d'argent qui brillaient à la lueur de la bougie.
— Il n'aura pas l'air naturel. Enveloppons-le.
— La vieille dame a bien supporté le coup.
— Oh ! elle est si vieille, dit Man, elle s'est peut-être seulement pas rendu compte de ce qui s'est passé. Il lui faudra peut-être bien quelque temps avant qu'elle comprenne. Et puis, nous autres, on se fait un point d'honneur à ne pas se laisser aller. Mon papa disait toujours : « C'est à la portée de tout le monde de flancher, mais faut être un homme pour tenir le coup. Nous tâchons toujours de ne pas nous laisser abattre. »
Elle plia soigneusement la couverture sur les jambes de Grand-père et autour de ses épaules. Elle ramena le coin de la couverture sur la tête comme un capuchon et le tira de façon à couvrir le visage. Sairy lui passa une demi-douzaine d'épingles doubles et elle épingla la couverture soigneusement, bien serrée, comme un long ballot. Enfin elle se redressa :
— L'enterrement ne sera pas mal, dit-elle. Nous avons un pasteur pour le mettre en terre et puis il aura toute sa famille avec lui.
Brusquement elle chancela un peu et Sairy alla vers elle pour la soutenir :
— C'est le sommeil... dit Man d'une voix piteuse. Non, ce n'est rien. Nous avons eu tant à faire avant notre départ, vous comprenez.
— Venez un peu à l'air, dit Sairy.
— Oui, je n'ai plus rien à faire ici.
Sairy souffla la bougie et elles sortirent ensemble.
Une flambée brillait gaiement au fond de la petite ravine, et Tom, avec des bâtons et des fils de fer, avait fait des supports d'où pendaient deux marmites qui bouillaient furieusement, et de la bonne vapeur sortait par-dessous les couvercles. Rose de Saron, agenouillée par terre à quelque distance du feu trop intense, tenait une longue cuiller à la main. Voyant Man sortir de la tente, elle se leva et vint à sa rencontre.
— Man, dit-elle, faut que je te demande...
— T'as encore peur ? demanda Man. Voyons, tu ne peux tout de même pas passer neuf mois sans ennuis.
— Mais est-ce que ça... fera du tort au bébé ?
Man répondit :
— Y avait un proverbe autrefois qui disait : « Enfant né dans le malheur sera enfant du bonheur » Ce n'est pas vrai, Mme Wilson ?
— J'l'ai entendu dire comme ça, dit Sairy. Et il y en avait un autre aussi : « Enfant né dans le plaisir devra s'attendre à souffrir. »
— Je me sens tout agitée en dedans, dit Rose de Saron.
— Ce n'est pas pour nous amuser que nous nous agitons tous, dit Man. Occupe-toi de tes marmites.
Au bord du cercle lumineux que jetait la flambée, les hommes s'étaient rassemblés. Ils n'avaient comme outils qu'une bêche et une pioche. Pa traça une ligne par terre, huit pieds de long et trois pieds de large. Ils travaillèrent à tour de rôle. Pa brisa la terre avec la pioche et l'oncle John l'enleva à la pelle. Al piocha et Tom bêcha. Noah piocha et Connie bêcha. Et le trou s'agrandissait, car l'ouvrage ne ralentissait jamais. Les pelletées de terre sortaient du trou en jets rapides. Quand Tom se trouva enfoncé jusqu'aux épaules dans la fosse rectangulaire, il dit :
— Quelle profondeur, Pa ?
— Faut que ça soit bien profond. Encore deux ou trois pieds. Sors-toi de là, maintenant, Tom, et va écrire le mot de billet qu'on a dit.
Tom se hissa hors du trou et Noah prit sa place. Tom alla trouver sa mère qui s'occupait du feu.
— Est-ce qu'on a du papier et de l'encre, Man ?
Man remua lentement la tête :
— N... non. Ça, on n'en a pas emporté.
Elle regarda Sairy. Et la petite femme se dirigea rapidement vers la tente. Elle en rapporta une Bible et un bout de crayon.
— Tenez, dit-elle. Y a une page blanche au commencement. Écrivez dessus et déchirez-la.
Elle tendit livre et crayon à Tom :
Tom s'assit à la lueur du foyer. Il cligna les yeux sous l'effort de concentration et finalement il écrivit soigneusement, lentement, en grosses lettres bien claires :
« Cet homme-si, c'est William James Joad, mort d'un cou de sand, vieux, très vieux. C'est les siain qui l'on enterré parce qu'ils n'avait pas d'argent pour l'enterment. Personne l'a tué. Juste un cou de sand et il est mort. »
Il s'arrêta.
— Man, écoute ça.
Et il le lui lut lentement.
— Oui, c'est très bien, dit-elle. Tu pourrais pas y mettre queq' chose de l'Écriture pour que ça fasse religieux ? Ouvre le livre et choisis queq'chose de l'Écriture.
— Faudra que ça soit court, dit Tom, parce qu'il ne me reste plus beaucoup de place sur la page.
Sairy dit :
— Pourquoi pas : « Dieu ait pitié de son âme » ?
— Non, dit Tom, ça fait trop comme s'il avait été pendu. J' vas copier quelque chose.
Il tourna les pages et lut. Il remuait les lèvres et disait les mots à mi-voix.
— V'là quelque chose qu'est bien et court, dit-il. « Et Loth leur parla ainsi : Oh ! non, Seigneur. »
— Ça ne veut rien dire, déclara Man. Du moment que tu veux mettre quelque chose autant que ça ait du sens.
Sairy dit :
— Cherchez plus loin dans les psaumes. On trouve toujours quelque chose d'approprié dans les psaumes.
Tom tourna les pages et regarda les versets :
— Ah ! pour le coup en v' là un, dit-il, un beau, avec plein de religion : « Heureux ceux à qui leurs iniquités sont pardonnées et dont les péchés sont remis. »
— Oui, c'est très bien, dit Man. Écris-le.
Tom l'écrivit avec soin. Man rinça et essuya un pot de confitures et Tom vissa le couvercle à fond.
— C'est peut-être le pasteur qui aurait dû l'écrire, dit-il.
Man dit :
— Non, le pasteur n'est pas un parent à nous.
Elle lui prit le pot des mains et entra dans la tente obscure. Elle enleva une des épingles qui retenaient la couverture et glissa le pot de confitures sous les mains maigres et froides, puis elle épingla de nouveau la couverture. Elle retourna ensuite près du feu.
Les hommes revinrent de la fosse, la figure luisante de sueur.
— C'est fait, dit Pa.
Il pénétra sous la tente avec John, Noah et Al et ils en ressortirent chargés du long ballot épinglé. Ils le portèrent jusqu'au bord de la fosse. Pa sauta dans le trou, prit le corps dans ses bras et le déposa délicatement dans le fond. L'oncle tendit la main pour aider Pa à sortir de la tombe. Pa demanda :
— Et Grand-mère ?
— Je vais voir, dit Man.
Elle s'approcha du matelas et resta un moment à considérer la vieille femme. Puis elle retourna à la tombe.
— Elle dort, dit-elle. Elle m'en voudra peut-être, mais j' veux pas la réveiller. Elle est fatiguée.
Pa dit :
— Où qu'est donc le pasteur ? Il nous faudrait une prière.
Tom dit :
— J'l'ai vu qui se promenait sur la route. Il n'aime plus prier.
— Il n'aime pas prier ?
— Non, dit Tom. Il n'est plus pasteur. Il trouve que c'est pas bien de tromper les gens en se comportant comme un pasteur quand on n'en est pas un. Et j' suppose qu'il s'est défilé pour qu'on ne lui demande rien.
Casy s'était lentement rapproché et avait entendu les paroles de Tom.
— Je me suis pas défilé, dit-il. J' veux bien vous aider, mais j' veux pas vous tromper.
Pa dit :
— Vous ne voudriez pas dire quelques mots ? Dans notre famille personne n'a jamais été enterré sans qu'on dise quelques mots sur sa tombe.
— Je les dirai, dit le pasteur.
En dépit de la résistance de Rose de Saron, Connie la conduisit sur le bord de la tombe.
— Il le faut, dit Connie, ça ne serait pas convenable si tu n'y étais pas. Ça ne sera pas long.
La lumière du foyer tombait sur le groupe, faisait ressortir leurs visages et leurs yeux, se perdait dans les vêtements sombres. Tout le monde était tête nue, maintenant. La lumière dansait, sautait de l'un à l'autre.
Casy dit :
— Ça sera court.
Il baissa la tête et les autres l'imitèrent. Casy dit solennellement :
— Le vieillard qu'est là a vécu sa vie et puis il est mort. Je ne sais pas s'il était bon ou non, mais ça ne fait rien. Il vivait, il n'y a que ça qui compte. Et maintenant il est mort, et ça ne compte pas. Une fois j'ai entendu un gars réciter un poème qui disait : « Tout ce qui vit est saint. » V'là qu' je me mets à réfléchir et bientôt j'ai compris que ça voulait dire bien plus que n'en disaient les mots. Je ne prierais pas pour un vieux qu'est mort. Il a eu ce qui lui faut. Il a un ouvrage à faire, mais c'est tout préparé pour lui et il y a pas deux façons de le faire. Mais nous, on a aussi un ouvrage à faire et il y a mille manières de le faire, et nous ne savons pas laquelle employer. Et si je devais prier, ce serait pour ceux qui ne savent pas de quel côté se tourner. Grand-père, c'est tout tracé pour lui. Et maintenant recouvrez-le, et laissez-le à son ouvrage.
Il releva la tête.
Pa dit :
— Amen, et les autres murmurèrent, A... men.
Puis Pa prit la bêche, la remplit à moitié de terre et la fit tomber délicatement dans le trou noir. Il passa la bêche à l'oncle John et John lança une pelletée. Puis la bêche passa de main en main jusqu'à ce que tous les hommes eussent joué leur rôle. Quand tous eurent rempli leur devoir en accord avec leurs droits, Pa attaqua le tas de terre meuble et se hâta de combler le trou. Les femmes retournèrent au feu pour surveiller le dîner. Ruthie et Winfield regardaient, absorbés.
Ruthie dit gravement :
— Grand-père est là-dessous.
Et Winfield la regarda avec des yeux horrifiés. Puis il se sauva vers le feu, s'assit par terre et se mit à sangloter.
Pa combla le trou à moitié puis s'arrêta essoufflé tandis que John finissait la besogne. Et John achevait de donner forme au monticule quand Tom l'arrêta.
— Écoute, dit-il, si nous laissons une tombe on l'ouvrira en un rien de temps. Faut la cacher. Aplanis-la et nous y mettrons de l'herbe sèche. Faut faire ça, absolument.
Pa dit :
— J'y avais pas pensé. Ce n'est pas bien de laisser une tombe sans la surélever.
— J'y peux rien, dit Tom. On le déterrera sans hésiter et on se fera pincer pour avoir pas suivi la loi. Tu sais ce qui m'attend si je ne suis pas la loi.
— Oui, dit Pa. J'oubliais ça.
Il prit la bêche des mains de John et aplanit la tombe.
— Elle s'enfoncera, sitôt venu l'hiver, dit-il.
— On n'y peut rien, dit Tom. On sera loin d'ici quand ça sera l'hiver. Piétine-la bien et on va jeter des trucs dessus.
Quand le porc et les pommes de terre furent cuits, les deux familles s'assirent par terre et se mirent à manger, et ils étaient silencieux, les yeux fixés sur le feu. Wilson, détachant un morceau de viande avec ses dents, soupira d'aise :
— Du bon cochon, dit-il.
— Ben, dit Pa, on en avait deux et on s'est dit que valait autant les manger. On n'aurait rien pu en tirer. Quand on se sera un peu habitués à rouler et que Man pourra faire du pain, ma foi, ça sera bien plaisant de voir du pays avec deux saloirs de cochon dans le camion. Y a combien de temps que vous êtes en route, vous autres ?
Wilson se cura les dents du bout de la langue et avala.
— Nous n'avons pas eu de chance, dit-il. V'là trois semaines que nous sommes partis.
— C'est pas Dieu possible ! Et nous qu'avons dans l'idée d'être en Californie dans dix jours et même moins.
Al intervint :
— J' sais pas trop, Pa. Avec ce chargement qu'on a là, on pourrait bien ne jamais y arriver. Surtout s'il y a des montagnes à passer.
Autour du feu tout le monde se taisait. Les têtes étaient baissées et les cheveux et les fronts brillaient à la lueur du foyer. Au-dessus du petit dôme que formait cette lueur, les étoiles d'été luisaient faiblement et la chaleur du jour commençait à tomber. Sur son matelas, à l'écart du feu, Grand-mère se mit à pousser des gémissements plaintifs de petit chien. Toutes les têtes se tournèrent vers elle.
Man dit :
— Rosasharn, sois gentille, va t'étendre près de Grand-mère. Elle a besoin d'avoir quelqu'un près d'elle. Elle se rend compte, maintenant.
Rose de Saron se mit debout et alla s'étendre sur le matelas, à côté de la vieille femme, et le murmure de leurs voix douces parvint jusqu'au feu. Rose de Saron et Grand-mère se parlaient à voix basse.
Noah dit :
— C'est drôle... d'avoir perdu Grand-père, ça me fait pas sentir autrement que d'habitude. J' suis pas plus triste que j'étais.
— C'est la même chose, dit Casy. Grand-père et votre vieille maison, c'était tout un.
Al dit :
— C'est une sacrée guigne, tout de même. Lui qui nous racontait ce qu'il allait faire, comment qu'il presserait des raisins sur sa tête pour que le jus lui coule dans la barbe, et tout des trucs comme ça.
Casy dit :
— C'était pour blaguer. Je crois qu'il le savait. Et Grand-père n'est pas mort ce soir. Il est mort à la minute que vous l'avez enlevé de chez lui.
— Vous êtes sûr ? s'écria Pa.
— Non, j' veux pas dire ça. Oh ! il respirait, ça oui, continua Casy, mais il était mort. Lui et la ferme, c'était tout un, et il le savait.
L'oncle John demanda :
— Vous saviez qu'il allait mourir ?
— Oui, répondit Casy, je le savais.
John le regarda et une expression horrifiée se répandit sur son visage.
— Et vous n'avez rien dit à personne ?
— A quoi bon ? demanda Casy.
— Ben... on aurait pu faire quelque chose.
— Quoi ?
— J' sais pas, mais...
— Non, dit Casy, vous n'auriez rien pu faire. Votre route était tracée et Grand-père n'y avait point de place. Il n'a pas souffert. Pas après la première heure ce matin. Il reste avec sa terre. Il n'a pas pu la quitter.
L'oncle John soupira profondément.
Wilson dit :
— Nous, on a dû laisser mon frère Will.
Les têtes se tournèrent vers lui.
— Lui et moi on avait nos quarante arpents, à côté l'un de l'autre. Il est plus vieux que moi. On ne savait pas conduire, ni l'un ni l'autre. Toujours est-il qu'on s'est bel et bien décidés et qu'on a vendu tout ce qu'on possédait. Will a acheté une voiture et on lui a donné un gamin pour lui apprendre à s'en servir. Alors, la veille du jour qu'on devait partir, Will et tante Minnie ont été faire un tour pour s'entraîner. Arrivé à un tournant, v'là Will qui se met à crier : « Ooh là ! » Il recule un coup et il passe à travers une barrière. Et il crie : « Hue, charogne ! » Il met le pied sur l'accélérateur et il pique en plein dans une ravine. Et voilà. Il n'avait plus rien à vendre et il n'avait plus d'auto. Mais c'était sa faute, plaise à Dieu. Il était tellement en rogne qu'il a refusé de partir avec nous. Il est resté là-bas, à jurer et à sacrer tant que ça pouvait.
— Qu'est-ce qu'il va faire ?
— J' sais pas. Il en savait rien lui-même, vu qu'il était dans une telle rage. Et nous on ne pouvait pas attendre. Pourtant on n'avait que quatre-vingt-huit dollars pour vivre. On ne pouvait pas rester là assis à se les partager, mais on les a bouffés de toute façon. On n'avait pas fait cent milles qu'une dent d'engrenage pète à l'arrière, et ça nous a coûté trente dollars pour la réparer, après ça il nous a fallu un pneu ; après ç'a été une bougie qu'était bousillée et puis Sairy qu'est tombée malade. Fallu nous arrêter dix jours. Et maintenant v'là ce chameau de tacot qu'est encore démoli, et l'argent baisse. J' me demande si nous arriverons jamais en Californie. Si seulement j' savais comment ça se répare, mais j' connais rien aux autos.
Al demanda, d'un air entendu.
— Qu'est-ce qu'elle a ?
— Ben, elle a qu'elle refuse d'avancer. Elle part, elle lâche quelques pets, et puis elle s'arrête. Une minute après elle repart et avant même de démarrer, elle recommence à pétarader puis c'est fini.
— Elle marche une minute et puis elle s'arrête ?
— Tout juste. Et j'ai beau y donner de l'essence à gogo, elle ne veut rien savoir pour repartir. Et ça va de pire en pire, maintenant j' peux même plus la faire bouger du tout.
Al se sentait très fier et très grand garçon maintenant :
— Ça doit être le tuyau d'essence qu'est bouché. Je vous le déboucherai.
Et Pa était tout fier lui aussi :
— Il s'y connaît en autos, dit Pa.
— Dame, sûr que je refuserai pas un coup de main. Pour sûr que non. On se sent comme... comme un petit gosse qui ne sait rien faire de ses dix doigts. Quand nous serons arrivés en Californie, j'ai l'intention de m'acheter quelque chose de bien comme voiture. Comme ça elle n'aura peut-être pas de pannes.
Pa dit :
— Quand nous y serons. C'est d'y arriver qu'est difficile.
— Oui, mais ça vaut le coup, dit Wilson. J'ai vu des prospectus où ça dit qu'ils ont besoin de main-d'œuvre, et qu'y paient des gros salaires. Pensez un peu comment ça sera, d'être là, à l'ombre des arbres à récolter des fruits en y plantant les dents de temps en temps. Parce que, nom de Dieu, ils s'en foutent qu'on en mange, vu qu'il y en a tant. Et avec ces gros salaires, peut-être bien qu'on peut s'acheter un lopin de terre et travailler à part pour augmenter le profit. Eh, nom de Dieu, au bout de deux ou trois ans, j' parie qu'on a assez pour avoir un petit coin à soi.
Pa dit :
— Nous les avons vus ces prospectus. J'en ai un là.
Il tira son porte-monnaie de sa poche et en sortit un prospectus orange qu'il déplia. On pouvait y lire en lettres noires :
On embauche pour la cueillette des pois en Californie. Gros salaires en toutes saisons. On demande 800 journaliers.
Wilson examina le papier avec curiosité.
— Tiens, mais c'est celui que j'ai vu. Juste le même. C'est-y que des fois... ils les auraient déjà, les huit cents ?
Pa dit :
— Ça, ce n'est qu'une petite partie de la Californie. Voyons, c'est le second État des États-Unis, du point de vue de la taille. Une supposition qu'ils auraient déjà leurs huit cents, il ne manque pas de place ailleurs. Du reste moi, j'aimerais mieux ramasser des fruits. Comme vous dites, ramasser des fruits à l'ombre de ces arbres... Hum, même à mes gosses, ça leur plaira de faire ça.
Al se leva brusquement et se dirigea vers l'automobile des Wilson. Il l'examina un moment et revint s'asseoir.
— Vous ne pouvez pas la réparer ce soir, dit Wilson.
— Je sais. J' m'y mettrai demain matin.
Tom avait observé soigneusement son jeune frère.
— Moi aussi, j'avais quéqu' chose comme ça dans l'idée, fit-il.
— Qu'est-ce que vous racontez, vous deux ? demanda Noah.
Tom et Al se taisaient. Chacun attendait que l'autre parlât.
— Vas-y, toi, dit enfin Al.
— Ben voilà, ça ne vaut peut-être rien et c'est peut-être pas ce que pensait Al. En tout cas, voilà. Nous on est trop chargés, mais pas M. et Mme Wilson. Si quéq-z'uns d'entre nous pouvaient aller avec eux, et qu'on prenne un peu de leurs bagages les plus légers dans notre camion, de cette façon on ne casserait pas nos ressorts et on pourrait grimper les côtes. Et Al et moi, on s'y connaît en autos, et on pourrait s'occuper de faire rouler celle-ci. On resterait ensemble sur la route et ça rendrait service à tout le monde.
Wilson se leva d'un bond :
— Mais certainement. Comment donc ! Tout l'honneur est pour nous. J' pense bien que nous acceptons. Tu as entendu ça, Sairy ?
— C'est très gentil, dit Sairy. Mais, ça ne vous gênerait pas, bien sûr ?
— Eh par Dieu non, dit Pa. Ça ne nous gênerait pas le moins du monde. Vous nous rendriez service.
Wilson se rassit, mal à l'aise.
— Ben, j' sais pas trop...
— Qu'est-ce qui vous prend ? Vous ne voulez pas ?
— C'est que, vous comprenez... Y me reste plus guère que trente dollars et j' voudrais pas être un embarras.
Man dit :
— Vous ne serez pas un embarras. On s'aidera l'un l'autre et on arrivera tous en Californie. Sairy Wilson m'a aidée à ensevelir Grand-père.
Là-dessus elle se tut. La parenté était établie.
Al s'écria :
— On peut facilement tenir six dans cette voiture. Par exemple, moi au volant, avec Rosasharn, Connie et Grand-mère. Et puis on prendra les grosses choses légères et on les empilera sur le camion. Et puis de temps en temps on changera.
Il parlait très fort, car il se sentait soulagé d'un gros poids.
Ils souriaient timidement et regardaient par terre. Pa, du bout des doigts, remuait la poussière. Il dit :
— Man, ce qui la tente, c'est une maison blanche avec des oranges tout autour. Y a une grande image comme ça sur un calendrier qu'elle a vu.
Sairy dit :
— Si je retombe malade, faudra que vous continuiez pour arriver là-bas. Nous ne voulons pas être un embarras.
Man regarda attentivement Sairy et pour la première fois elle sembla remarquer les yeux torturés et le visage hanté, crispé par la douleur. Et Man dit :
— On veillera à ce que vous arriviez aussi. Vous l'avez dit vous-même, faut pas laisser passer les occasions de rendre service.
Sairy contempla ses mains ridées à la lumière du foyer :
— Il faut qu'on dorme cette nuit.
Elle se leva.
— Grand-père... c'est comme s'il était mort depuis un an, dit Man.
Les deux familles se préparèrent, nonchalamment, à dormir. Tous bâillaient à se décrocher les mâchoires. Man manipula un peu les assiettes en fer-blanc et en détacha la graisse avec une toile de sac. Le feu s'éteignit et les étoiles descendirent. Il ne passait plus que quelques voitures de tourisme sur la route, mais les camions de transport grondaient de temps en temps et faisaient légèrement trembler la terre. Dans le fossé on pouvait à peine voir les autos à la lueur des étoiles. Un chien attaché hurlait au dépôt d'essence, plus bas sur la route. Les deux familles dormaient paisiblement, et les mulots, prenant de l'audace, se mirent à trottiner entre les matelas. Seule Sairy Wilson restait éveillée. Elle regardait le ciel, et bravement luttait de tout son corps contre la douleur.