CHAPITRE VI
C’était grâce à son frère aîné, Larry Landau, que Nathan avait pu procurer à Sophie ce magnifique dentier flambant neuf. Et si Nathan lui-même, quelques instants après leur rencontre à la bibliothèque de Brooklyn Collège, avait réussi, par son diagnostic empirique mais néanmoins très sûr à déterminer avec une extrême précision la nature de la maladie de Sophie, c’était encore son frère qui avait contribué à trouver un remède au problème. Larry, dont plus tard dans le courant de l’été je devais faire la connaissance en des heures difficiles, exerçait comme urologue à Forest Hills, où il avait un cabinet florissant. Le frère de Nathan était un homme de trente-cinq ans environ qui jouissait d’une brillante réputation dans son domaine ; il avait autrefois – il était alors chargé de cours à l’École de Médecine et de Chirurgie de Columbia – poursuivi des recherches d’un intérêt et d’une valeur considérables sur la fonction rénale, recherches qui, au début de sa carrière, lui avaient valu la curiosité et l’enthousiasme des milieux médicaux. Nathan, qui visiblement vouait à son frère une admiration sans bornes, me mentionna un jour le fait avec l’accent de la fierté la plus inconditionnelle. De plus, Larry avait fait une guerre brillante. Mobilisé comme lieutenant dans le Service de Santé de la Marine, il avait, au mépris du danger, à bord d’un porte-avions en perdition soumis aux attaques des kamikazes au large des Philippines, pratiqué d’extraordinaires interventions chirurgicales ; cet exploit lui avait valu la Croix de la Marine – une citation rarement attribuée à un officier du Service de Santé (en l’occurrence à un juif, dans une marine hautement antisémite) et qui, en cette année 1947, encore toute vibrante de récents souvenirs de guerre et de gloire, était une chose parmi beaucoup d’autres dont Nathan se gargarisait gentiment et tirait vanité.
Sophie me raconta qu’elle n’apprit le nom de Nathan que bien des heures après qu’il se fut porté à son aide dans la bibliothèque. De cette première journée et de celles qui suivirent, ce dont elle gardait un souvenir très profond et indélébile, c’était la tendresse qu’il lui avait manifestée, une tendresse littéralement effrayante. Au début – peut-être uniquement parce qu’elle le revoyait penché au-dessus d’elle et murmurant : « Tout ira bien, le docteur se charge de tout » – elle n’avait pas compris qu’il ne parlait ainsi que par facétie, et s’imagina qu’il était vraiment médecin, et aussi un peu plus tard encore, dans le taxi qui les ramenait chez Yetta, lorsque, avec une sorte de douceur impérieuse, il la tint fermement plaquée contre son bras, sans cesser de lui chuchoter des paroles de réconfort et d’encouragement :
— Il va falloir qu’on vous requinque, lui avait-il dit, d’un ton mi-sérieux mi-badin, qui, pour la première fois depuis qu’elle s’était effondrée, ramena sur ses lèvres l’ombre d’un sourire. Pas question de vous laisser traîner partout dans Brooklyn pour tourner de l’œil dans les bibliothèques et faire des peurs bleues aux gens.
Sa voix avait quelque chose de tellement protecteur, de tellement chaleureux et bienveillant, de tellement sincère, toute sa personne lui inspirait une confiance tellement spontanée, que lorsqu’ils se retrouvèrent dans sa chambre (inondée de soleil et où régnait une chaleur étouffante, si bien que de nouveau elle eut un bref malaise et s’affaissa contre lui), ce fut sans la moindre trace d’embarras qu’elle sentit que, doucement, il défaisait les boutons de sa robe souillée et la lui retirait, puis, d’une poussée délicate mais ferme, la forçait lentement à s’étendre sur le lit, où elle resta allongée simplement vêtue de sa combinaison. Elle se sentait beaucoup mieux, sa nausée avait disparu. Pourtant tandis qu’immobile elle contemplait cet inconnu s’efforçant de répondre à son sourire triste et vaguement narquois elle sentait dans sa colonne vertébrale persister cette impression pesante d’engourdissement et de lassitude.
— Pourquoi suis-je si fatiguée, s’entendit-elle demander d’une voix faible ? Mais qu’est-ce que j’ai donc ?
Elle s’imaginait encore qu’il était médecin et interprétait comme professionnel et clinique le regard vaguement angoissé dont il la contemplait en silence, quand soudain, elle se rendit compte qu’il tenait les yeux rivés sur le numéro qu’elle portait gravé sur son bras. Brusquement (et par un réflexe étrange, car il y avait beau temps qu’elle s’était débarrassée de toute inhibition au sujet du tatouage) elle esquissa un geste pour le dissimuler, mais sans lui en laisser le temps, il lui agrippa doucement le poignet et, comme auparavant dans la bibliothèque, entreprit de lui vérifier le pouls. Il demeura quelques instants silencieux et, sous l’étreinte de sa main calme, elle se sentit parfaitement à l’aise, en sécurité, un peu somnolente tandis qu’elle prêtait l’oreille à ses paroles réconfortantes, apaisantes, teintées de cet enjouement merveilleux : « Ce qu’il vous faut, selon le docteur, c’est une bonne grosse pilule pour rendre un peu de couleurs à cette jolie peau blanche. » De nouveau : le docteur ! Paisiblement alors, elle sombra dans une somnolence sans rêves, mais quand, quelques instants plus tard à peine, elle se réveilla et ouvrit les yeux, le docteur était parti.
— Oh, Stingo, je m’en souviens si bien, cette terrible panique, il y avait si longtemps que je ne l’avais pas éprouvée. Et c’était tellement bizarre, tu sais ! Je ne le connaissais même pas. Et je ne savais même pas son nom ! J’avais passé une heure avec lui, peut-être même moins, je crois, et voilà qu’il était parti et que cette panique me prenait, cette panique profonde et cette peur qu’il ne revienne jamais, qu’il soit parti pour toujours. Comme quand on perd quelqu’un qui vous est très proche.
Je ne sais quelle romantique lubie me poussa alors irrésistiblement à lui demander si, comme ça, tout à coup, elle était tombée amoureuse. Se pouvait-il que ce fût là l’exemple parfait, demandai-je, de ce mythe merveilleux que l’on appelle le coup de foudre ?
— Non, dit Sophie, ce n’était pas tout à fait ça – pas encore de l’amour, je ne crois pas. Mais, eh bien, peut-être que ça n’en était pas loin.
Elle se tut un instant.
« À dire vrai, je n’en sais rien ! Mais en un sens, c’est idiot, ce genre de chose. Comment peut-on connaître un homme pendant quarante-cinq minutes à peine et éprouver un tel vide sitôt qu’il est parti ? Absolument fou* ! Tu ne crois pas ? J’avais envie folle qu’il revienne.
Pique-nique nomade, notre festin quotidien de midi choisissait tour à tour pour cadre tous les coins de soleil et d’ombre de Prospect Park. Je ne me souviens plus combien de pique-niques Sophie et moi partageâmes – au moins une demi-douzaine, davantage peut-être. De même que je ne revois plus très clairement tous les endroits où nous nous vautrâmes dans l’herbe – les failles entre les rochers, les petits vallons, et les retraites isolées où nous traînions nos sacs de papier brun souillés de graisse et nos berlingots de lait, sans oublier l’anthologie de poésie américaine d’Oscar Williams, aux pages écornées et maculées d’innombrables taches de pouces, où je puisais pour tenter de poursuivre l’initiation à la poésie inaugurée quelques mois plus tôt par le replet Mr Youngstein. Il est un coin, pourtant dont je garde un souvenir précis – un petit promontoire verdoyant, d’ordinaire désert à cette heure les jours de la semaine, qui s’avançait hardiment dans le lac où un sextuor d’énormes cygnes à l’air plutôt belliqueux rôdaient comme des brigands au milieu des roseaux, interrompant parfois leur patrouille le temps d’escalader en se dandinant le gazon de la berge pour se disputer, à grands renforts de sifflements agressifs jaillis de leurs gorges muettes, les croûtes de nos petits pains au cumin ou autres reliefs. L’un de ces cygnes, un petit mâle de beaucoup plus balourd et hirsute que les autres, avait en outre reçu une blessure au coin de l’œil – sans doute lors d’un affrontement avec quelque sauvage bipède de Brooklyn – dont il gardait un regard vairon qui rappelait à Sophie son cousin Tadeusz de Lodz, emporté bien des années auparavant, à l’âge de treize ans, par une leucémie.
Incapable de faire le saut anthropomorphique, je n’étais pas parvenu à comprendre en quoi un cygne pouvait ressembler à un quelconque être humain, mais Sophie me jura qu’ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, se mit à l’appeler Tadeusz et à lui murmurer des douceurs ponctuées de petits gloussements et caquètements polonais tout en déversant sur lui les débris contenus dans son sac. J’ai rarement vu Sophie perdre son calme, mais la conduite des autres cygnes, tyranniques et accapareurs, d’une gloutonnerie éhontée, la plongea dans une telle fureur qu’elle se mit à accabler les brutes de jurons polonais et à favoriser Tadeusz en veillant à ce qu’il reçoive plus que sa part de détritus. Sa véhémence me laissa stupéfait.
L’idée ne me vint pas de tenter – d’ailleurs à l’époque, j’en aurais été incapable – d’établir un rapport entre cette vigoureuse défense de l’opprimé et du sous-développé (le sous-cygne ?) et ce qu’elle avait subi dans le passé, mais sa campagne en faveur de Tadeusz me parut drôle et infiniment sympathique. Par ailleurs, une autre raison, plus personnelle, me pousse à esquisser ce portrait de Sophie au milieu des cygnes. Je me rends compte maintenant, après m’être beaucoup creusé la cervelle, que ce fut ici, sur ce petit promontoire, à la fin de l’été, au cours d’un long après-midi qui se prolongea jusqu’au moment où, loin derrière nous, le soleil commença à sombrer au-dessus de Bay Ridge et de Bensonhurst, que d’une voix tour à tour empreinte d’espoir et de désespoir, mais surtout de désespoir, Sophie me fit le récit incomplet de l’année chaotique qu’elle venait de vivre aux côtés de Nathan, Nathan qu’elle adorait mais que déjà alors (déjà lorsqu’elle me fit ce récit) elle en était venue à considérer comme son sauveur, certes, mais également son bourreau…
Quand, à l’insondable soulagement de Sophie, il la rejoignit ce jour-là dans sa chambre, une demi-heure plus tard, il s’approcha du lit, la contempla de nouveau avec ses yeux tendres :
— Je vais vous emmener voir mon frère, d’accord ? dit-il. J’ai passé quelques coups de fil.
Elle se sentit intriguée. De nouveau, il s’assit à son chevet.
— Pourquoi allez-vous m’emmener voir votre frère ? demanda-t-elle.
— Mon frère est médecin, un des meilleurs médecins qui existent. Lui pourra vous aider…
— Mais vous… commença-t-elle, puis se tut. Je croyais…
— Vous croyiez que j’étais médecin ? Non, je suis biologiste. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux, fit-elle. Beaucoup mieux.
C’était vrai, et en grande partie, elle s’en rendait compte, grâce au réconfort de sa présence.
Il avait rapporté un sac à provisions, qu’il entreprit d’ouvrir, le vidant à gestes rapides et précis pour en étaler le contenu sur la grande planche placée au pied du lit et qui faisait office de table de cuisine.
— Vot a mishegoss{17}, l’entendit-elle dire.
Elle se mit à pouffer de rire, car il venait de se lancer dans un petit numéro comique très subtil, son accent tout à coup profondément et somptueusement yiddish, tandis qu’il inventoriait les bouteilles, les boîtes de conserve et les cartons qui se déversaient du sac, son visage plissé de rides, une réplique parfaite du visage tourmenté et angoissé de quelque boutiquier myope et grippe-sou de Flatbush. Il lui rappela Danny Kaye (qu’elle avait vu tant de fois, une de ses rares idoles en matière de cinéma), avec son répertoire de mimiques merveilleusement absurdes et rythmées, et elle était toujours secouée d’un rire muet lorsque, s’interrompant, il se tourna vers elle et brandit une boîte de conserve munie d’une étiquette blanche, embuée de gouttes glacées.
— Consommé madrilène, annonça-t-il de sa voix habituelle. J’ai déniché une épicerie où on le conserve sur la glace. Je veux que vous mangiez ça. Après, vous serez capable de nager cinq milles, comme Esther Williams.
Elle sentait que l’appétit lui était revenu, et un spasme d’avidité noua son estomac vide. Quand il eut versé le consommé dans un des vilains bols en plastique, elle s’accota sur un coude et mangea avec plaisir, savourant le potage, frais et gélatineux, avec un arrière-goût âcre.
— Merci. Je me sens beaucoup mieux, dit-elle enfin.
De nouveau, elle décelait une telle intensité dans le regard dont il la contemplait, assis là près d’elle sans rien dire pendant un laps de temps qui lui parut quasiment interminable, qu’en dépit de la confiance qu’il lui inspirait, elle finit, par éprouver un léger embarras. Il parla enfin :
— Je suis prêt à parier cent dollars que vous souffrez d’une grave anémie de carence. Une carence d’acide folique, peut-être, ou de B12. Mais plus vraisemblablement de fer. Mon chou, est-ce que vous vous êtes nourrie convenablement ces derniers temps ?
Elle lui expliqua que, sauf pendant une brève période, les quelques semaines qui venaient de s’écouler, pendant lesquelles elle s’était contrainte à endurer un jeûne semi-volontaire, elle s’était depuis six mois nourrie de façon plus saine et plus copieuse qu’en toute autre période de sa vie.
— Mais j’ai des problèmes, expliqua-t-elle. Je ne peux pas manger beaucoup de graisses animales. Pour tout le reste, ça va.
— Alors, aucun doute, il s’agit bien d’un manque de fer, dit Nathan. Si j’en juge par ce que vous venez de me dire, votre régime comportait tout l’acide folique et les vitamines B12 nécessaires. Il en faut, mais en quantité infime. Pour ce qui est du fer, c’est beaucoup plus compliqué. Vous risquiez une carence de fer que jamais vous n’auriez réussi à compenser.
Il s’interrompit, conscient peut-être de l’appréhension qui soudain se peignait sur son visage (car ce qu’il lui avait dit la laissait perplexe et troublée), et il la gratifia d’un sourire rassurant.
— Rien n’est plus facile à guérir, une fois qu’on a mis le doigt dessus.
— Mis le doigt dessus ?
— Une fois qu’on a compris ce qui ne va pas. C’est une chose très simple à guérir.
Quelque chose la retenait de lui demander son nom, que pourtant elle mourait d’envie de connaître. Tandis qu’il demeurait assis là, elle examina du coin de l’œil son visage et lui trouva un air extrêmement agréable – indiscutablement juif, avec des traits et des méplats symétriques et, au milieu, le nez fort et saillant pareil à un ornement, comme également ses yeux intelligents et lumineux au regard changeant, capables d’osciller si vite, avec tant de facilité et de naturel, entre la compassion et l’humour. De nouveau, grâce à sa simple présence, elle se sentait mieux ; elle demeurait accablée par une sorte de torpeur et de lassitude, mais sa nausée et son malaise avaient disparu. Et soudain, étendue là sur son lit, il lui vint une idée brillante, paresseuse. Plus tôt ce jour-là, elle avait consulté les programmes de la radio dans le Times et, à sa grande déception, avait constaté qu’à cause de son cours d’anglais, elle manquerait la Symphonie pastorale de Beethoven que proposait WQXR pour son concert du début de l’après-midi. C’était un peu comme sa redécouverte de la Sinfonia concertante, avec, pourtant, une différence. De son passé, elle avait gardé un souvenir très clair de la symphonie – de nouveau, les concerts de Cracovie – mais ici, à Brooklyn parce qu’elle ne possédait pas de tourne-disque et ne semblait jamais se trouver où il fallait quand il le fallait la Pastorale lui avait totalement échappé, ne cessant de s’annoncer pour la torturer mais refusant toujours de se laisser entendre, pareille à quelque oiseau somptueux mais muet, acharné à se dérober tandis qu’elle s’obstinait à le poursuivre à travers les feuillages d’une sombre forêt
Elle se rendait maintenant compte que ce jour-là, en conséquence de sa mésaventure, elle pourrait enfin suivre le concert ; sentant que, pour l’instant, c’était quelque chose de bien plus essentiel à son existence que cette conversation médicale, en dépit de ses sous-entendus encourageants, elle demanda :
— Ça vous ennuie si je mets la radio ?
À peine avait-elle prononcé ces mots que, se penchant, il alluma le poste, une fraction de seconde avant que le Philadelphia Orchestra, dans un murmure de cordes, d’abord hésitant puis emporté par un flot d’allégresse, n’attaque l’hymne débordant d’ivresse à l’univers en fleurs. Elle éprouva alors une sensation de beauté si intense qu’elle eut l’impression de mourir. Elle ferma les yeux et les garda résolument clos jusqu’à l’ultime note de la symphonie, pour alors les rouvrir, honteuse des larmes qui ruisselaient sur ses joues, mais incapable de les retenir, ni de trouver quelque chose de sensé ou de cohérent à dire au Bon Samaritain, qui la contemplait toujours avec une inquiétude teintée de patience et de gravité. Du bout des doigts, il lui effleura doucement le dos de la main.
— Pourquoi pleurez-vous, parce que cette musique est si belle ? fit-il. Même sur cette petite radio minable ?
— Je ne sais pas pourquoi je pleure, répondit-elle après un long silence qu’elle mit à profit pour reprendre ses esprits. Peut-être que je pleure simplement parce que j’ai fait une bêtise.
— Comment ça, une bêtise ? demanda-t-il.
De nouveau elle resta de longs instants sans répondre.
— Une bêtise en écoutant la musique. Je croyais que la dernière fois que j’ai écouté cette symphonie, c’était à Cracovie, quand j’étais toute jeune fille. Et puis, tout à l’heure en l’écoutant, je me suis souvenue que je l’ai entendue encore une fois par la suite, à Varsovie. C’était défendu à nous d’avoir des radios, mais une nuit je l’ai écoutée sur cette radio défendue, diffusée de Londres. Maintenant je me souviens, c’est la dernière fois que j’ai entendu de la musique avant de partir pour…
Elle se tut. Grand Dieu, quelle idée d’aller raconter tout cela à cet inconnu ? En quoi cela pouvait-il l’intéresser ? Prenant un Kleenex dans le tiroir de sa table de chevet, elle se sécha les yeux.
— Ce n’est pas une bonne réponse.
— Vous avez dit ‘avant de partir pour…’ reprit-il. Avant de partir pour où ? Voulez-vous parler de l’endroit où l’on vous a fait ça ?
Il lança un regard éloquent au tatouage.
— Je ne peux pas en parler, dit-elle tout à coup, aussitôt désolée de la façon dont elle avait lâché les mots, car, le visage soudain cramoisi, il marmonnait d’une voix tout émue :
— Je m’excuse. Je m’excuse ! Je suis d’une indiscrétion… Parfois, je suis tout simplement un con. Un con !
— Je vous en prie, ne dites pas ça, coupa-t-elle vivement, honteuse de l’avoir à ce point consterné. Je ne voulais pas être si…
Elle se tut, cherchant à tâtons et trouvant tour à tour le mot juste en français, polonais, allemand et russe, mais plus que jamais dans le brouillard en anglais. Aussi dit-elle simplement :
« Je m’excuse.
— J’ai le don de fourrer mon gros schnoz{18} dans des endroits où il n’a rien à faire, dit-il, tandis que sur son visage elle voyait peu à peu refluer le rose de la honte. Puis, il ajouta, avec brusquerie :
« Bon, il faut que je parte. J’ai un rendez-vous. Mais écoutez, est-ce que je peux revenir ce soir ? Ne répondez pas. Je reviendrai ce soir. »
Elle ne put rien répondre. Dans la mesure où elle avait été emportée (non pas une métaphore, mais la pure vérité, car c’était très précisément ce qu’il avait fait deux heures plus tôt ; l’avait prise dans la bibliothèque pour l’emporter effondrée dans ses bras jusque sur le trottoir, où il avait hélé le taxi), elle ne put que hocher la tête, dire oui, et le gratifier d’un sourire qui demeura imprimé sur ses lèvres tandis qu’elle écoutait décroître le bruit de ses pas qui dévalaient l’escalier. Le temps par la suite se traîna lamentablement. Elle fut stupéfaite de constater avec quel émoi elle avait guetté le bruit lourd de ses pas dans l’escalier lorsque, sur le coup de sept heures du soir, il revint, chargé d’un nouveau sac bourré de provisions et aussi de deux douzaines de roses, des roses jaunes à longue tige, les plus merveilleuses qu’elle eût jamais vues. Elle s’était levée et circulait normalement dans la chambre, se sentant presque complètement guérie, mais il lui commanda de se reposer.
— Je vous en prie, laissez, Nathan se charge de tout. Ce fut ainsi que, pour la première fois, elle entendit son nom Nathan. Nathan ! Nathan, Nathan.
Jamais, jamais, me dit-elle, jamais elle n’oublierait le premier repas qu’ils prirent ensemble, le dîner qu’il concocta voluptueusement avec, entre autres humbles choses, du foie de veau et des poireaux.
— Rempli de fer, proclama-t-il, le front inondé de sueur, penché sur la plaque crépitante du réchaud. Rien de meilleur que le foie. Et les poireaux – bourrés de fer ! De plus, c’est excellent pour le timbre de la voix. Saviez-vous que l’empereur Néron se faisait servir des poireaux tous les jours histoire d’améliorer le volume de sa voix ? Histoire de pouvoir pérorer pendant qu’il faisait écarteler et éventrer Sénèque. Asseyez-vous. Cessez de vous agiter ! ordonna-t-il. C’est moi qui me charge de tout. Ce qu’il vous faut, c’est du fer. Du fer ! C’est pourquoi après, nous mangerons aussi des épinards à la crème et un peu de salade verte.
Elle était captivée par la façon dont Nathan, pourtant absorbé par ses préparatifs, demeurait capable d’émailler ses commentaires gastronomiques* de détails scientifiques, pour la plupart diététiques.
« Du foie aux oignons, bien sûr, c’est banal, mais avec des poireaux, mon petit chou, ça devient quelque chose de très spécial. Pas faciles à trouver, les poireaux, je suis allé les chercher dans un marché italien. C’est visible comme votre nez au milieu de ce visage si joli mais incroyablement pâle, qu’il vous faut des doses massives de fer. D’où les épinards. On a fait des recherches il y a quelque temps, et elles ont abouti à cette découverte intéressante que l’acide oxalique contenu dans les épinards avait tendance à neutraliser pas mal de calcium, dont vous avez sans doute également besoin. Dommage, n’empêche que c’est tellement bourré de fer que ça vous donnera quand même un bon coup de fouet. C’est comme la salade…
Mais si le dîner, bien qu’en soi excellent, était avant tout reconstituant, le vin lui, était un vrai nectar. Dans la maison de son enfance, à Cracovie, Sophie avait toujours vu boire du vin, car son père, doué d’un penchant pour l’hédonisme, insistait (dans un pays aussi dénué de vignobles que le Montana) pour que les repas viennois, fort copieux et souvent raffinés que préparait sa mère, soient en général arrosés de bons vins d’Autriche ou des plaines de Hongrie. Mais la guerre, qui avait balayé tant d’autres choses dans sa vie, l’avait privée d’un petit luxe aussi humble que le vin, et depuis lors, elle ne s’était jamais souciée de chercher à en boire, même si elle en avait parfois eu la tentation dans le périmètre de Flatbush, où les indigènes ont le culte de la bouteille. Mais, jamais elle n’aurait cru qu’il existât une chose pareille – cette liqueur des dieux ! La bouteille qu’avait apportée Nathan était d’une telle qualité que Sophie fut tentée de remettre en question ses idées en matière de goût ; elle ignorait tout de la mystique des vins français, il était donc inutile que Nathan lui précise qu’il s’agissait d’un château-margaux, ni que c’était un 1937 – la dernière des grandes années d’avant-guerre – ni qu’il coûtait la somme faramineuse de quatorze dollars (à peu près, la moitié de son salaire de la semaine, constata-t-elle avec incrédulité quand son œil accrocha le prix porté sur l’étiquette) ; ni qu’il aurait encore pu gagner en bouquet s’ils avaient eu le temps de le laisser décanter. Nathan était d’une drôlerie intarissable sur ce chapitre. Quant à elle, il lui suffisait de constater que la saveur de ce vin lui procurait un ravissement incomparable, une sensation somptueuse de chaleur, d’intrépidité et d’exaltation qui peu à peu gagnait jusqu’à ses orteils, confirmant toutes les vénérables et bizarres maximes qui prêtent au vin des vertus curatives. Un peu pompette, les jambes molles, elle s’entendit vers la fin du repas dire à son pourvoyeur :
— Vous savez, si quelqu’un vit comme un saint, je suis sûr qu’après sa mort c’est ça qu’on fait boire à lui au paradis.
Nathan, qui, en proie lui aussi à une agréable euphorie, la contemplait d’un air grave et pensif à travers les dernières gouttes rubis demeurées au fond de son verre, se dispensa de répondre directement :
— Pas ‘faire boire à lui’, corrigea-t-il doucement, simplement ‘lui faire boire’. Pardonnez-moi, ajouta-t-il, je suis un pédagogue incorrigible et frustré.
Puis une fois le dîner terminé, lorsque ils eurent lavé la vaisselle ensemble, ils s’assirent face à face dans les deux fauteuils raides et peu confortables qui meublaient alors la chambre. Tout à coup, l’attention de Nathan fut attirée par la petite rangée de livres qui garnissaient l’étagère accrochée au-dessus du lit de Sophie – les traductions en polonais de Hemingway, Wolfe, Dreiser et Farrell. Quittant son siège, il examina les livres avec intérêt et fit quelques commentaires, dont elle déduisit que ces auteurs lui étaient familiers ; il parla avec un enthousiasme tout particulier du Dreiser, lui racontant qu’à l’université, il avait lu de bout en bout et d’une traite la masse énorme de Une tragédie américaine « ce qui, d’ailleurs, a failli me coûter la vue », sur quoi au milieu d’une description dithyrambique de Sister Carrie, qu’elle n’avait pas encore lu, mais qu’il lui recommanda vivement de lire au plus vite (c’était, affirma-t-il, le chef-d’œuvre de Dreiser), il s’arrêta net au milieu d’une phrase pour la dévisager avec des yeux ronds et un air de clown qui la firent éclater de rire :
— Vous savez, dit-il, je n’ai pas la moindre idée de qui vous êtes. Qu’est-ce que vous faites, petite Polonaise ?
Elle resta de longs instants sans répondre :
— Je travaille pour un médecin, à mi-temps. Je suis sa secrétaire.
— Un médecin, fit-il, visiblement avec un grand intérêt. Quel genre de médecin ?
Elle sentit qu’elle avait infiniment de mal à s’arracher le mot. Enfin, elle y parvint.
— C’est… un chiropracteur.
Sophie crut voir le spasme qui le secoua de la tête aux pieds :
— Un chiropracteur. Un chiropracteur ! Pas étonnant que vous ayez des ennuis !
Elle se rendit compte qu’elle tentait de se trouver une excuse, aussi piteuse qu’absurde :
— C’est quelqu’un de très gentil… commença-t-elle. C’est ce que vous appelez – passant brusquement au yiddish – un mensh{19}1. Il s’appelle le Dr. Blackstock.
— Mensh, shmensh{20}, dit-il avec un air de profonde répugnance, une fille comme vous, travailler pour une espèce de charlatan.
— C’est le seul travail que j’aie pu trouver, quand je suis arrivée, glissa-t-elle. Je ne pouvais rien faire d’autre !
Elle se rendit compte alors qu’elle parlait avec fougue et irritation, et soit ce qu’elle disait, ou encore la manière brusque dont elle s’exprimait, le poussèrent à marmonner quelques mots d’excuses :
— Je sais, dit-il. Je ne devrais pas parler ainsi. Ça ne me regarde pas.
— J’aimerais faire quelque chose de mieux, mais je n’ai aucun talent, reprit-elle, plus calme. J’ai commencé des études, vous comprenez, il y a longtemps, mais elles n’ont jamais été terminées. Je suis, vous voyez, quelqu’un de très inachevé. Je souhaitais enseigner, enseigner la musique, devenir professeur de musique – mais il n’y a pas eu moyen. Ce qui fait que je suis secrétaire dans ce bureau. Ce n’est pas si mal – vraiment* –, n’empêche que j’aimerais bien faire un jour quelque chose de mieux.
— Je regrette tellement ce que j’ai dit.
Elle le regarda fixement, émue par l’embarras qu’il paraissait éprouver de sa maladresse. Aussi loin qu’elle pouvait remonter dans ses souvenirs, jamais elle ne s’était sentie à ce point attirée d’emblée par quelqu’un. Il y avait chez Nathan une intensité, un dynamisme, un éclectisme éminemment séduisants – son autorité calme mais ferme, son don de mimétisme, ses boutades dès qu’il s’agissait de cuisine ou de médecine, tout cela, elle le sentait, n’était qu’un masque fragile destiné à dissimuler l’inquiétude sincère que lui inspirait sa santé. Enfin, il y avait cette vulnérabilité et cette mauvaise conscience émouvantes qui, de façon lointaine et indéfinissable, évoquaient pour Sophie un petit enfant. Un instant, elle souhaita sentir de nouveau le contact de ses mains, puis le sentiment disparut. Tous deux restèrent un long moment silencieux, tandis qu’en bas une voiture passait en chuintant dans la rue où une petite bruine s’était mise à tomber, et que, dans le lointain, le carillon du soir égrenait ses neuf coups qui ricochaient sur l’immensité de Brooklyn plongée dans la paix de l’été. Très loin, un grondement de tonnerre étouffé roula sur Manhattan. La nuit était tombée, et Sophie alluma sa lampe de chevet solitaire.
Peut-être simplement à cause du vin séraphique, ou de la présence calme et rassurante de Nathan, toujours est-il qu’elle éprouva le besoin de ne pas s’en tenir à ce qu’elle avait dit, mais au contraire de continuer à parler, et à mesure qu’elle parlait, elle sentit que son anglais coulait plus ou moins sans accrocs avec une autorité et un naturel presque parfaits, comme véhiculé par des canaux d’une remarquable efficacité dont jamais elle ne se serait crue dotée.
— Il ne me reste rien du passé. Rien du tout. Et c’est une des raisons qui font que je me sens, vous comprenez, tellement incomplète. Tout ce que vous voyez dans cette pièce est américain, neuf – les livres, mes vêtements, tout. Rien de ce qui est ici ne vient de Pologne, de l’époque où j’étais jeune. Je n’ai même pas une photo de cette époque. J’avais un album de photos autrefois, c’est une chose que je regrette le plus d’avoir perdu. Si au moins j’avais pu le garder, je pourrais vous montrer tant de choses intéressantes – à quoi ressemblait Cracovie avant la guerre. Mon père était professeur à l’université, mais c’était aussi un photographe de grand talent – un amateur, mais très bon, vous savez, très sensible. Il avait un Leica extraordinaire très cher. Je me souviens d’une photo qu’il avait prise, une de ses meilleures que je regrette tant d’avoir perdues, une photo de moi et de ma mère assises au piano. J’avais à peu près treize ans à l’époque. Je crois que nous jouions un morceau à quatre mains. Nous avions l’air tellement heureuses, je me souviens, ma mère et moi. Maintenant, en un sens, rien que le souvenir de cette photo est un symbole pour moi, le symbole de ce qui était et aurait pu être et ne peut plus être maintenant.
Elle s’interrompit, intérieurement fière de l’aisance avec laquelle elle maniait ses temps, et se risqua à lever les yeux vers Nathan, qui l’écoutait légèrement penché en avant, totalement absorbé par ce brusque flot de confidences.
« Il faut que vous compreniez bien ; je ne m’attendris pas sur moi-même. Il y a des choses bien pires que de ne pouvoir terminer une carrière, de ne pouvoir devenir ce dont on a rêvé. Si c’était tout ce que j’avais perdu, je me sentirais parfaitement heureuse. Si j’avais pu faire la carrière musicale dont j’avais rêvé, j’aurais trouvé ça merveilleux. Mais j’en ai été empêchée. Cela fait sept, huit ans que je n’ai pas lu une seule note de musique, et je ne sais même pas si je serais encore capable de déchiffrer une partition. En tout cas, c’est pour ça que je ne suis pas à même de choisir mon travail, et que je dois me résigner à faire ce que je fais.
Quelques instants plus tard il demanda, avec cette franchise désarmante que déjà elle en était venue à aimer :
— Vous n’êtes pas juive, n’est-ce pas ?
— Non, répondit-elle. Vous pensiez que je l’étais ?
— Sans doute que d’abord, c’est ce que j’ai supposé. On ne rencontre pas tellement de goyim blondes à Brooklyn Collège. Puis, dans le taxi, je vous ai examinée d’un peu plus près. Je me suis dit alors que vous étiez danoise, ou peut-être finlandaise, de l’est de la Scandinavie. Mais, ma foi – vous avez les pommettes slaves. Enfin, par déduction, je vous ai étiquetée comme polonaise, pardon, ai deviné que vous étiez de souche polonaise. Et puis, vous avez parlé de Varsovie, et j’en ai été sûr. Vous êtes une très belle Polack, disons une très belle dame polonaise.
Elle sourit, consciente du fard qui lui empourprait les joues.
— Pas de flatterie, monsieur*.
— Et puis, poursuivit-il, il y a toutes ces contradictions absurdes. Quelle idée Grand Dieu pour une adorable shiksa polonaise de travailler comme secrétaire chez un chiropracteur du nom de Blackstock, et où diable avez-vous appris le yiddish ? Et enfin – bordel de Dieu, il va bien falloir que vous tolériez une fois de plus que je fourre mon nez dans vos affaires, mais je m’inquiète de votre santé, vous le voyez bien, alors il faut que je sache à quoi m’en tenir ! –, enfin, d’où vient ce numéro que vous portez sur le bras ? Vous n’avez pas envie d’en parler, je sais. Moi j’ai horreur de vous poser la question, mais je crois qu’il faut que vous me le disiez.
Elle laissa de nouveau aller sa tête sur le petit coussin miteux du fauteuil rose et grinçant. Peut-être, se disait-elle avec résignation, avec un désespoir tranquille, peut-être que si elle lui expliquait maintenant les rudiments de la chose, avec patience et clarté, peut-être en serait-elle débarrassée une bonne fois, et avec un peu de chance, elle s’épargnerait d’autres questions touchant des sujets bien plus sinistres et complexes que jamais elle ne pourrait décrire ni révéler à personne. Peut-être, aussi, était-il absurde ou insultant de se montrer à ce point énigmatique, exagérément secrète à propos d’une chose dont, somme toute, tout le monde désormais était plus ou moins au courant. Malgré tout, c’était tellement étrange : ici en Amérique, les gens, en dépit de toutes les révélations, des photographies, des actualités, paraissaient encore ne pas savoir, sinon de la façon la plus vague, la plus superficielle, Buchenwald, Belsen, Dachau, Auschwitz – rien d’autre que d’absurdes slogans. Cette impuissance des gens à comprendre et à affronter la réalité était encore une des raisons qui expliquaient qu’elle n’avait que très rarement parlé de ces choses, sans compter le déchirement qu’elle éprouvait à évoquer cette partie de son passé. Quant à ce déchirement, elle savait avant même de parler que ce qu’elle se préparait à dire déclencherait en elle une angoisse presque physique – comme celle que l’on éprouve en rouvrant une plaie mal cicatrisée ou en tentant de claudiquer sur un membre cassé et mal consolidé ; pourtant Nathan, après tout, avait déjà abondamment prouvé qu’il n’avait d’autre ambition que venir à son aide ; et elle savait qu’en fait, elle avait besoin de cette aide – désespérément besoin même – et que par conséquent elle lui devait au moins une brève esquisse de son passé récent.
Aussi, après quelques instants, commença-t-elle à lui parler, heureuse de voir qu’elle pouvait adopter un ton détaché et tout à fait prosaïque !
— En avril 1943, j’ai été envoyée dans un camp de concentration situé dans le sud de la Pologne, à Auschwitz-Birkenau. Près de la ville d’Oswiecim. À ce moment-là, je vivais à Varsovie. J’y vivais depuis trois ans, depuis le début de l’année 1940, c’est-à-dire l’époque où j’avais été obligée de quitter Cracovie. Ça fait beaucoup de temps trois ans, mais il devait se passer encore deux ans avant la fin de la guerre. Je me suis souvent dit que ces deux années, je les aurais passées sans avoir d’ennuis si je n’avais pas commis terrible méprise* – pardon, une erreur. Une erreur à dire vrai parfaitement stupide, je me déteste quand j’y pense. J’avais été très prudente, vous comprenez. Tellement prudente que j’ai un peu honte de l’avouer. Je veux dire, jusqu’à cette époque, j’avais été, disons, plutôt privilégiée. Je n’étais pas juive, je ne vivais pas dans le ghetto, et par conséquent je ne risquais pas d’être arrêtée pour cette raison. Par ailleurs, je ne faisais pas partie de la Résistance. Franchement* je trouvais qu’il y avait trop de danger ; c’était se laisser entraîner dans une situation où – mais je ne tiens pas à en parler. En tout cas, comme je ne faisais pas partie de la Résistance, je n’avais pas peur de me faire arrêter pour cette raison non plus. La raison pour laquelle j’ai été arrêtée vous paraîtra peut-être très absurde. J’ai été arrêtée un jour que je rentrais à Varsovie en rapportant de la viande en fraude, de la viande que j’étais allée chercher chez un ami qui habitait la campagne, juste à la sortie de la ville. Toute la viande était réquisitionnée pour l’armée allemande et il était rigoureusement défendu d’en avoir. Malgré tout, j’ai tenté ma chance, j’ai tenté de passer la viande en fraude pour essayer de rendre la santé à ma mère. Ma mère était très malade, elle faisait la – comment dites-vous –, la consomption * ?
— Tuberculose, dit Nathan.
— Oui. Elle avait attrapé la tuberculose à Cracovie des années auparavant, mais elle s’était remise. Et puis à Varsovie elle avait rechuté, vous comprenez, à cause des hivers très froids et sans chauffage et de cette vie terrible sans pratiquement rien à manger parce que tout était réservé aux Allemands. En vérité, elle était si malade que tout le monde croyait qu’elle était en train de mourir. Je ne vivais pas avec elle, elle habitait tout près. Je m’étais dit que si je pouvais me procurer un peu de viande, peut-être que cela l’aiderait à se remettre, et c’est pourquoi un dimanche, je me suis rendue dans un petit village en pleine campagne pour acheter un jambon défendu. Et puis je suis repartie pour rentrer en ville, et j’ai été arrêtée par deux agents de la Gestapo et ils ont trouvé le jambon. Aussitôt ils m’ont arrêtée et m’ont conduite à la prison de la Gestapo à Varsovie. Je n’ai pas été autorisée à passer chez moi, ce qui fait que je n’ai jamais revu ma mère. Bien plus tard, j’ai appris que quelques mois après, elle était morte.
Il faisait maintenant une chaleur moite et étouffante dans la chambre, et pendant que Sophie parlait, Nathan s’était levé pour ouvrir toute grande la fenêtre, par où s’engouffraient le crépitement de la pluie et un petit vent frais qui ployait et secouait les roses jaunes qu’il avait apportées. La petite bruine s’était transformée en averse, et tout près, dans le parc de l’autre côté des pelouses, la foudre s’abattit, un bref embrasement blanc qui parut fendre un chêne ou un hêtre, ponctué presque simultanément par un coup de tonnerre. Nathan se tenait devant la fenêtre, perdu dans la contemplation de la brusque bourrasque, les mains croisées derrière le dos.
— Continuez, dit-il, j’écoute.
— Je suis restée beaucoup de nuits et de jours dans la prison de la Gestapo. Et puis, j’ai été déportée à Auschwitz, en train. On a mis deux journées entières et une nuit pour arriver là-bas, alors qu’en temps normal il faut seulement six ou sept heures. Il y avait deux camps séparés à Auschwitz – l’endroit qu’on appelle Auschwitz et le camp, quelques kilomètres plus loin, appelé Birkenau. Entre les camps il y avait une différence qu’il est important de comprendre : Auschwitz servait de bagne et Birkenau ne servait qu’à une seule chose, à l’extermination. Quand je suis descendue du train, j’ai été sélectionnée pour ne pas être envoyée à… à… pas à Birkenau et au…
À sa grande consternation, Sophie sentit que le mince vernis de son calme extérieur commençait à se craqueler et à se fêler, et son sang-froid vacilla ; elle se rendit compte qu’un frémissement bizarre lui brouillait la voix. Elle bredouillait. Mais presque aussitôt, elle se reprit.
« Pour ne pas être envoyée à Birkenau et aux chambres à gaz, mais à Auschwitz, au bagne, pour travailler. J’avais l’âge qu’il fallait, et aussi j’étais en bonne santé. Je suis restée vingt mois à Auschwitz. À l’époque de mon arrivée, tous ceux que l’on sélectionnait pour être tués étaient envoyés à Birkenau, mais peu de temps après, Birkenau est devenu un endroit où on ne tuait plus que les Juifs. C’était un endroit spécialisé dans l’extermination massive des Juifs. Il y avait encore un autre endroit pas très loin, une immense usine* où l’on fabriquait de la gomme, du caoutchouc* artificiel – synthétique*. Les détenus du camp d’Auschwitz travaillaient eux aussi, mais la principale et même la seule fonction des détenus d’Auschwitz, c’était d’aider à l’extermination des détenus de Birkenau : les Juifs. Ce qui fait qu’à Auschwitz, la population du camp a fini par être presque totalement composée de ceux que les Allemands appelaient les Aryens, qui travaillaient pour faire marcher les crématoires de Birkenau. Pour aider à assassiner les Juifs. Mais il faut bien comprendre qu’à la fin les prisonniers aryens étaient eux aussi destinés à mourir. Une fois qu’ils avaient perdu leur corps et leur force et leur santé, et qu’ils étaient devenus inutiles, eux aussi on les faisait mourir, en les fusillant ou en les gazant à Birkenau.
Sophie n’avait pas parlé très longtemps, mais sa diction se détériorait, elle employait de plus en plus de mots français, elle se sentait accablée par une fatigue inexplicable sans rien à voir avec sa maladie – quelle que fût sa nature – et elle décida d’abréger son récit plus qu’elle ne l’avait prévu. Elle reprit.
« Seulement, je ne suis pas morte. Je suppose que j’ai eu plus de chance que beaucoup d’autres. Pendant un temps j’ai eu un sort privilégié, grâce à ma connaissance de l’allemand et du russe, surtout de l’allemand. Ce qui me donne un avantage, vous comprenez, parce que comme ça je mange mieux, et puis je suis un peu mieux habillée et j’ai davantage de forces. Un peu plus de forces pour survivre. Mais cette situation, à vrai dire, elle n’a pas duré très longtemps, et à la fin, j’étais devenue comme tout le monde. Je mourais de faim et, parce que je mourais de faim, j’ai attrapé le scorbut* – et puis j’ai attrapé le typhus, et aussi la scarlatine*, la ‘fièvre écarlate’. Je vous l’ai dit, je suis restée là vingt mois, mais j’ai survécu. Si j’étais restée là-bas vingt mois et un jour, je sais que je serais morte. Elle se tut quelques instants, puis poursuivit : « Vous dites maintenant que je fais de l’anémie, et je crois que vous avez raison. Parce que quand j’ai été libérée, je me souviens qu’un docteur, un médecin de la Croix-Rouge, m’a dit de faire très attention parce que je risquais d’attraper ce genre de choses. L’anémie, je veux dire.
Elle sentit que sa voix lasse sombrait dans un soupir.
« Mais ça, je l’ai oublié. Il y avait tellement d’autres choses malades dans mon corps, que ça, je l’ai oublié.
Tous deux restèrent un long moment silencieux à écouter le vent qui soufflait en rafales et le crépitement rythmé de la pluie. Des bouffées d’air frais, lavé par l’orage, s’engouffraient par la fenêtre ouverte, apportant du parc une odeur de terre détrempée, fraîche, tonique et propre. Le vent se calmait, et les grondements du tonnerre roulaient maintenant vers l’est, en direction des étendues lointaines de Long Island. Bientôt ne monta plus de l’obscurité qu’un bruit de gouttes intermittentes, un petit vent frais, et dans le lointain, le chuintement lisse des pneus sur l’asphalte dans les rues mouillées.
— Vous avez besoin de sommeil, dit-il, je vais partir.
Plus tard elle se souvint qu’il n’était pas parti, pas tout de suite du moins. La radio diffusait la dernière partie du Mariage du Figaro, qu’ils écoutèrent ensemble et en silence – Sophie maintenant étendue de tout son long sur le lit, Nathan assis à côté d’elle dans le fauteuil – tandis que des phalènes piquaient et virevoltaient autour de la petite ampoule qui se balançait au plafond. Elle ferma les yeux et s’assoupit, franchissant le seuil d’un rêve lointain et exotique, mais serein, où la musique allègre et rédemptrice se mêlait dans une douce confusion aux senteurs de l’herbe et de la pluie. À un certain moment, elle sentit contre sa joue, légère et délicate comme une aile de papillon, la caresse des doigts de Nathan qui l’effleuraient un instant d’une délicate arabesque, une seconde ou deux tout au plus – puis elle ne sentit plus rien. Et dormit.
Mais voici qu’il devient indispensable de souligner une nouvelle fois qu’en évoquant les événements de son passé, Sophie était loin de faire preuve d’une franchise absolue, même si l’on admet qu’elle faisait exprès d’en abréger le récit. Cela, je devais l’apprendre plus tard, quand elle m’avoua que dans l’histoire qu’elle avait racontée à Nathan, elle avait passé sous silence de nombreux faits essentiels. Pourtant, on ne peut dire qu’elle mentait vraiment (comme elle m’avait menti à moi sur un ou deux aspects importants de sa vie dans le récit qu’elle m’avait fait de ses premières années à Cracovie). Pas plus d’ailleurs qu’elle n’inventa ou déforma quoi que ce soit d’important ; il est facile d’avancer des preuves à l’appui de presque tout ce qu’elle raconta à Nathan ce soir-là. Son bref commentaire sur la fonction réservée à Auschwitz-Birkenau – bien entendu grandement simplifié – correspond pour l’essentiel à la réalité, et par ailleurs, on ne peut dire qu’elle minimisa ni exagéra la gravité de ses diverses maladies. Quant au reste, il n’y a aucune raison de le mettre en doute ; sa mère, la maladie et la mort de sa mère, l’épisode de la viande passée en fraude, son arrestation par les Allemands suivie peu après par sa déportation à Auschwitz. Pourquoi, dans ce cas, passa-t-elle sous silence certains éléments et détails qu’en toute logique, n’importe qui se serait attendu à la voir inclure dans son récit ? Fatigue et dépression cette nuit-là, sans doute. Puis, par la suite, peut-être, une multiplicité d’autres raisons, mais le mot « remords », je m’en rendis compte cet été-là, revenait de façon obsédante dans son vocabulaire, et il est maintenant clair à mes yeux que c’était un effroyable sentiment de culpabilité qui, le plus souvent, la poussait à entreprendre les impitoyables bilans auxquels elle soumettait son passé. J’en vins aussi à comprendre qu’elle avait tendance à voir l’histoire de son passé récent à travers un filtre de mépris masochiste – phénomène nullement rare, semble-t-il, parmi ceux qui comme elle avaient subi cette épreuve particulière. Simone Weil écrit au sujet de ce type de souffrance : « Le malheur marque l’âme jusque dans ses tréfonds avec le mépris, le dégoût et même la haine de soi qu’en toute logique devrait susciter le crime, mais qu’il ne suscite pas vraiment. »
Ainsi dans le cas de Sophie, ce fut peut-être cette trame d’émotions complexes qui la poussa à taire certaines choses – ce remords corrosif allié à une réserve naturelle, mais exacerbé chez elle par des raisons passionnelles. En règle générale, Sophie fit toujours preuve d’une extrême réserve au sujet de son séjour dans les entrailles de l’enfer – une réserve qui frisait l’obsession – et si elle voulait qu’il en fût ainsi, c’était, Dieu le sait, un parti pris que l’on se devait de respecter.
Il est temps de préciser clairement, cependant – bien que le fait se révélera sans doute de lui-même au fil de ce récit –, qu’à moi, Sophie était capable de divulguer des choses que jamais elle n’aurait pu se résoudre à confier à Nathan. Il y avait à cela une raison toute simple. L’amour qu’elle vouait à Nathan la plongeait dans un tel chaos qu’il frôlait la démence, et c’est bien souvent, on le sait, à l’être aimé que l’on cache les vérités les plus cruelles à l’égard de soi-même, ne fût-ce que par le souci très humain de lui épargner un chagrin inutile. Mais par ailleurs, son passé comportait des événements et circonstances qui devaient être racontés ; je suis convaincu que sans le soupçonner le moins du monde, elle aspirait à rencontrer quelqu’un capable de tenir le rôle de ces directeurs de conscience qu’elle avait rejetés sans regrets. Moi, Stingo, je survins à point pour remplir ce rôle. Avec le recul, il ne m’échappe pas qu’elle n’aurait pu étouffer certaines choses qu’au prix d’un effort intolérable et au risque de perdre la raison ; ceci se confirma à mesure que s’avançait l’été, avec ses tempêtes d’émotions brutales, et que la relation entre Nathan et Sophie menaçait de s’effondrer. Puis, au moment où elle se trouva le plus vulnérable, son besoin d’exprimer sa souffrance et son remords devint si impérieux qu’il finit par ressembler à l’amorce d’un cri, un cri que déjà j’étais tout disposé à écouter avec mon oreille infatigable et mon adulation de chien fidèle. De plus, je commençais à voir que si les parties les plus horribles du cauchemar qu’elle avait vécu étaient à la fois incompréhensibles et absurdes au point de mettre à l’épreuve – sans toutefois tout à fait défier – la crédulité d’une âme candide telle que la mienne, jamais elles n’auraient pu entraîner chez Nathan la moindre conviction. Soit il ne l’aurait pas crue, soit il l’aurait jugée folle. Peut-être même aurait-il tenté de la tuer. Comment, par exemple, aurait-elle pu rassembler assez de force de conviction et de courage pour raconter à Nathan l’épisode qui mêla sa vie à celle de Rudolf Franz Höss, SS-Obersturmbannführer, Commandant d’Auschwitz ?
Tournons-nous quelques instants vers Höss, avant d’en revenir à Nathan et Sophie, aux premières journées et aux premiers mois qu’ils passèrent ensemble, ainsi qu’à divers autres événements. Höss figurera plus tard dans notre récit, l’archétype du traître de mélodrame, mais peut-être conviendrait-il tout d’abord d’évoquer le contexte de ce moderne monstre mythique. Longtemps elle l’avait tenu banni de sa mémoire, me dit Sophie, et il n’avait resurgi dans sa conscience que tout récemment et par pur hasard, quelques jours avant que je choisisse d’élire domicile au Palais Rose, comme nous en étions tous venus à l’appeler. Une fois de plus, l’horrible incident s’était produit à bord d’un métro, sous les rues de Brooklyn. Elle feuilletait machinalement un numéro de la revue Look, vieux de plusieurs semaines, lorsque soudain la photo de Höss lui avait sauté aux yeux, déclenchant en elle une telle frayeur que le râle étranglé qui jaillit de sa gorge provoqua chez sa voisine un frisson involontaire. Höss n’avait plus que quelques secondes à vivre avant de payer sa dette. Le visage figé en un masque impassible, entravé par des menottes, hâve et mal rasé, vêtu d’un treillis de prisonnier froissé, l’ex-Commandant était de toute évidence sur le point d’entreprendre un voyage d’une importance capitale. Une corde était enroulée autour de son cou, accrochée à une sinistre potence de métal au pied de laquelle un petit groupe de soldats polonais accomplissaient les ultimes préparatifs destinés à le dépêcher dans l’au-delà. Scrutant l’arrière-plan du cliché, derrière la minable silhouette au visage déjà mort et vide comme celui d’un acteur chargé d’incarner un zombie au centre d’une scène, les yeux de Sophie cherchèrent, trouvèrent, et enfin identifièrent le décor flou mais indiciblement familier ; la masse trapue et noirâtre du premier crématoire édifié à Auschwitz. Elle jeta la revue à terre et descendit au prochain arrêt, tellement troublée par cette intrusion obscène dans sa mémoire que plusieurs heures durant elle arpenta au hasard les allées inondées de soleil qui entouraient le musée et le jardin botanique avant de se sentir capable de gagner le bureau où le Dr Blackstock commenta en ces termes son air hagard :
— Vous avez vu un fantôme ?
Au bout d’un ou deux jours, pourtant, elle parvint à bannir l’image de sa mémoire.
À l’insu de Sophie comme du reste du monde, Rudolf Höss, au cours des mois qui précédèrent son procès et son exécution, avait rédigé un document qui, bien que d’un intérêt relativement limité, révèle infiniment plus de choses que ne pourrait le faire toute autre étude, sur un esprit emporté par la fascination du totalitarisme. Des années devaient s’écouler avant qu’il ne soit traduit en anglais (une excellente traduction due à Constantine FitzGibbon). Insérée maintenant dans un ouvrage intitulé KL Auschwitz Seen by the SS – publié par les soins du musée d’État polonais installé désormais sur l’emplacement du camp –, cette anatomie du psychisme de Höss est à la disposition de tous ceux qui pourraient éprouver la curiosité d’approfondir la véritable nature du mal. Il devrait en tout cas être lu dans le monde entier par une foule de gens, professeurs de philosophie, ministres de l’Évangile, rabbins, chamans, tous les historiens, écrivains, politiciens et diplomates, révolutionnaires des deux sexes et de toute obédience, juristes, juges, pénologues, chansonniers, metteurs en scène, journalistes, bref, tous ceux qui se piquent d’influencer fût-ce de loin la conscience des hommes – ce qui inclurait nos enfants bien-aimés, ces leaders en herbe de l’Amérique encore en classes terminales, qui devraient être contraints de l’étudier au même titre que L’Attrape-Cœur, The Hobbit et le texte de la Constitution. Car l’on constatera au fil de ces confessions qu’en réalité nous n’avons nulle idée de ce qu’est le mal authentique ; tel qu’il est représenté dans la plupart des romans, pièces de théâtre et films, le mal est médiocre, voire faux, minable concoction dont les ingrédients sont en général la violence, les fantasmes, la terreur névrotique et le mélodrame.
Ce « mal imaginaire – pour citer de nouveau Simone Weil – est romantique et varié, alors que le mal réel est sombre, monotone, dépouillé, ennuyeux. » Nul doute que ces mots caractérisent Rudolf Höss et les rouages de son cerveau, un organe d’une banalité si effrayante qu’il est un paradigme de la thèse soutenue avec éloquence par Hannah Arendt quelques années après sa pendaison. Höss n’était pas précisément un sadique, pas plus qu’il n’était violent ni particulièrement agressif. On pourrait même dire qu’il était doté d’une correction à toute épreuve. De fait, Jerzy Rawicz, l’éditeur polonais qui assura la mise au point de l’autobiographie de Höss, et lui-même rescapé d’Auschwitz, a la sagesse de critiquer les témoignages de ses camarades de détention quand ils accusent Höss de sévices et de tortures. « Jamais Höss ne se serait abaissé à ce genre de choses, affirme Rawicz. Il avait à accomplir des tâches autrement importantes. » Le Commandant était un père tranquille, nous le verrons, mais aussi un homme aveuglément dédié à son devoir et à une cause ; aussi devint-il un servo-mécanisme, habité par un vide moral débarrassé, et de façon si radicale, de la moindre molécule d’angoisse ou de scrupules, que les descriptions que lui-même fait des crimes inouïs qu’il perpétrait chaque jour, paraissent souvent flotter en dehors et en marge du mal, purs fantasmes d’une innocence débile. Pourtant, même cet automate était un être de chair, comme vous et moi ; il avait été élevé dans la religion chrétienne, avait failli devenir prêtre catholique ; des tiraillements de conscience, parfois même des remords, l’assaillent de temps à autre comme les premiers symptômes d’une étrange maladie, et c’est cette fragilité, ce réflexe humain que l’on sent tressaillir au cœur de ce robot implacable et docile qui contribue à rendre ses mémoires si fascinants, si terrifiants et si instructifs.
Un mot suffira sur les débuts de sa vie. Né en 1900, la même année et sous le même signe que Thomas Wolfe (« Oh perdu, et par le vent, pleuré, Fantôme… »), Höss était le fils d’un colonel en retraite de l’armée allemande. Son père avait rêvé de l’envoyer au séminaire, mais survint la Première Guerre mondiale, et Höss n’était encore qu’un adolescent de seize ans lorsqu’il s’engagea dans l’armée. Il participa aux combats du Proche-Orient – en Turquie et Palestine – et à dix-sept ans, devint le plus jeune sous-officier de toute l’armée allemande. La guerre terminée, il adhéra à un groupe d’extrémistes nationalistes et, en 1922, fit la rencontre de l’homme dont jusqu’à la fin de sa vie il devait demeurer l’esclave – Adolf Hitler. D’emblée, Höss fut saisi d’enthousiasme pour les idéaux du National-Socialisme et de son chef, au point qu’il adhéra au parti nazi dont il fut l’un des premiers inconditionnels. Peut-être n’est-il nullement étrange que, peu après, il ait commis son premier meurtre, qui lui valut d’être condamné et envoyé en prison. Il apprit très tôt que tuer était son devoir dans la vie. La victime était un professeur du nom de Kadow, chef d’une faction politique libérale que les Nazis jugeaient hostile à leurs intérêts. Condamné à perpétuité, mais libéré au bout de six ans, Höss s’essaya à divers métiers, puis se retrouva fermier dans le Mecklembourg, où il se maria et, avec le temps, engendra cinq enfants. Là, non loin de la Baltique aux vagues houleuses, parmi les champs d’orge et de blé mûrissants, il semble bien que Höss ait trouvé le temps long. Son besoin d’une vie plus stimulante se vit enfin satisfait quand, dans les années trente, il rencontra par hasard un de ses vieux amis de l’époque lointaine du Bruderschaft, Heinrich Himmler, qui n’eut aucune peine à persuader Höss d’abandonner la charrue et la houe pour goûter aux joies que pouvait offrir la SS. Himmler, que sa propre biographie révèle (entre autres choses) comme doué d’une perspicacité remarquable en matière d’assassins, flaira sans nul doute en Höss un homme taillé pour la tâche importante que déjà il avait en tête, car pendant les seize années qui suivirent, quand Höss n’occupa pas directement les fonctions de Commandant de camp de concentration, il fut affecté aux échelons supérieurs des services chargés de leur administration. Avant Auschwitz, son poste le plus important avait été Dachau.
Höss finit par avoir ce que l’on pourrait appeler une relation féconde – ou du moins symbiotique – avec l’homme qui devait rester jusqu’au bout son supérieur direct, Adolf Eichmann. Eichmann encouragea les talents de Höss, qui débouchèrent sur certaines des plus remarquables découvertes dans le domaine die Todestechnologie. En 1941, par exemple, Eichmann en vint à voir le problème juif comme une source d’intolérables ennuis, non seulement à cause de l’immensité manifeste de la tâche imminente, mais aussi en raison des problèmes d’ordre purement pratique que soulevait « la solution finale ». Jusqu’à cette époque, l’extermination de masse – menée alors par les SS, mais sur une échelle relativement modeste – avait été perpétrée par fusillade, ce qui n’allait pas sans poser des problèmes en raison du carnage, de l’incommodité et de l’inefficacité du procédé, ou encore par l’introduction d’oxyde de carbone dans un lieu hermétiquement clos, une technique elle aussi inefficace et impraticable faute d’être assez expéditive. Ce fut Höss qui, frappé par l’efficacité d’un composé de cristaux d’acide cyanhydrique baptisé Zyklon B utilisé sous forme gazeuse pour détruire les rats et autres vermines qui infestaient Auschwitz, suggéra cette technique de liquidation à Eichmann, qui, selon Höss, sauta sur cette idée, quand bien même il nia le fait par la suite. (Qu’un expérimentateur, quel qu’il fût, ait pu être arriéré à ce point, est difficile à comprendre. Il y avait plus de quinze ans que l’acide cyanhydrique était utilisé dans certaines chambres à gaz d’Amérique.) Höss utilisa neuf cents prisonniers de guerre russes comme cobayes et conclut que le gaz convenait à merveille pour liquider des êtres humains avec célérité ; aussi fut-il dès lors employé sur une grande échelle pour exterminer d’innombrables détenus et déportés de toute origine, mais, dès le début du mois d’avril 1943, exclusivement des Juifs et des Tziganes. Höss se montra aussi un grand innovateur en recourant à diverses autres techniques, entre autres les petits champs de mines destinés à massacrer les prisonniers évadés ou égarés, les clôtures à haute tension destinées à les électrocuter et – caprice de son orgueil – une meute féroce de bergers allemands et de dobermans connue sous le nom de Hundestaffel, source pour Höss d’un mélange de joie et de déception (idée fixe qui revient comme une rengaine dans ses mémoires) dans la mesure où les chiens, de vrais démons par leur sauvagerie, et dressés pour mettre les détenus en pièces, finirent pourtant, passés maîtres dans l’art de trouver des coins tranquilles pour dormir, par devenir paresseux et parfois même rétifs. Dans une grande mesure, pourtant, ses idées fertiles et inventives furent couronnées d’assez de succès pour que l’on puisse dire que Höss – par une parodie accomplie de la façon dont Koch, Ehrlich, Roentgen et bien d’autres avaient modifié le visage de la science médicale au cours de l’immense efflorescence que connut l’Allemagne au cours de la deuxième moitié du siècle précédent – imprima au concept global de l’extermination de masse une métamorphose durable.
Par souci de vérité historique et sociologique, il convient de souligner que parmi tous les co-accusés de Höss aux procès menés après la guerre en Pologne et en Allemagne – ces satrapes et ces minables bouchers qui formaient les rangs de la SS à Auschwitz et dans les autres camps –, seule une poignée d’entre eux étaient issus de l’armée. Pourtant, le fait ne devrait pas paraître trop surprenant. Les militaires sont capables de crimes abominables, comme en témoignent dans un passé récent, le Chili, My Lai, la Grèce. Mais c’est le propre d’une illusion « libérale » que d’assimiler l’esprit militaire au mal pur et d’en faire l’apanage des lieutenants et des généraux ; le mal secondaire dont les militaires se montrent volontiers capables, est agressif, romantique, mélodramatique, excitant, orgasmique. Le mal pur, le mal suffocant d’Auschwitz – sinistre, monotone, dépouillé, ennuyeux – était en général exclusivement perpétré par des civils. Ainsi constatons-nous que les effectifs des SS à Auschwitz-Birkenau ne comptaient que fort peu de soldats de carrière, mais englobaient par ailleurs un échantillonnage de la société allemande tout entière. On y trouvait toute une variété de gens, serveurs, boulangers, menuisiers, restaurateurs, médecins, un comptable, un employé des postes, une serveuse, un commis de banque, une infirmière, un serrurier, un pompier, un douanier, un conseiller juridique, un fabricant d’instruments de musique, un spécialiste de construction de machines, un laborantin, le propriétaire d’une entreprise de transports… la liste est longue de ces citoyens banals aux activités familières. Reste seulement à ajouter ce détail que le plus grand exterminateur de Juifs de tous les temps, l’obtus Heinrich Himmler, était éleveur de volailles.
Aucune véritable révélation dans tout ceci : à l’époque contemporaine, la plupart des méfaits attribués aux militaires ont été perpétrés avec l’accord et à l’instigation de l’autorité civile. Quant à Höss, il semble qu’il ait été en quelque sorte une anomalie, en ce sens qu’antérieurement à Auschwitz, il avait fait carrière à la fois dans l’agriculture et dans l’armée. Tout montre qu’il ne cessa de faire preuve d’un zèle exceptionnel, et c’est précisément cette tournure d’esprit implacable et rigoureuse – le concept d’obéissance et de devoir absolus irrémédiablement ancré dans l’esprit de tout bon soldat – qui pare ses mémoires de ce tragique pouvoir de conviction. À la lecture de cette chronique immonde, on acquiert la certitude que Höss est sincère lorsqu’il donne libre cours à ses appréhensions, et même à sa répugnance secrète, devant telle ou telle séance de gazage, ou « crémation », ou « sélection », et que de lugubres doutes accompagnent les actes qu’il est contraint de commettre. Tapie derrière Höss occupé à rédiger ses mémoires, on croit deviner la présence spectrale de l’adolescent de dix-sept ans, le jeune Unterfeldwebel promis à un brillant avenir dans une armée d’un autre temps, un temps où des notions claires d’honneur, de fierté et de droiture tissaient la trame même du code militaire prussien, et l’on sent que ce jeune homme reste confondu devant l’innommable dépravation où s’est englué l’adulte qu’il est devenu. Mais cela appartient à un autre temps et à un autre lieu, à un autre Reich, et ce jeune homme est banni dans les ombres les plus lointaines, l’horreur s’éloignant et s’estompant avec lui tandis que l’ex-Obersturmbannführer maudit griffonne inlassablement, pour, au nom d’une autorité démente, de l’appel du devoir, de l’obéissance aveugle, justifier ses ignobles forfaits.
D’une certaine façon, on se laisse convaincre par la sérénité de cette profession de foi :
« Je dois souligner que, personnellement, je n’ai jamais nourri la moindre haine contre les Juifs. Il est vrai que je les ai toujours considérés comme les ennemis de notre peuple. Mais je ne faisais pas pour autant de différence entre eux et les autres détenus, et je les traitais tous de la même façon. Je n’ai jamais établi la moindre distinction. De toute manière, la haine est une émotion étrangère à ma nature. »
Dans l’univers des crématoires, la haine est une passion téméraire et incontinente, incompatible avec la nature routinière de la tâche quotidienne. Et surtout quand un homme a fait en sorte d’étouffer en lui ce type d’émotions perturbantes, savoir si un ordre doit être critiqué ou mis en doute devient purement académique ; il obéit sur-le-champ : « Quand au cours de l’été 1941 le Reichsführer SS (Himmler) en personne me donna l’ordre de mettre en place à Auschwitz des installations adaptées aux exterminations de masse, et de me charger personnellement desdites exterminations, je n’avais pas la moindre idée de leur envergure ni de leurs conséquences. Il s’agissait certes d’un ordre extraordinaire et monstrueux. Néanmoins, les raisons sur lesquelles se fondait la politique d’extermination me paraissaient justes. Je ne jugeai pas utile d’y réfléchir à l’époque : j’avais reçu un ordre et mon devoir était de l’exécuter. Que cette extermination massive des Juifs fût indispensable ou non était un point sur lequel, faute d’avoir une vue d’ensemble du problème, je ne pouvais me permettre de me forger une opinion. »
C’est donc ainsi que le carnage commence, sous l’œil aigu, vigilant et impassible de Höss :
« Je devais me montrer froid et indifférent en face d’événements qui ne pouvaient que déchirer le cœur de tout être doué de la moindre humanité. Je ne pouvais pas même me permettre de détourner les yeux quand la peur me prenait, sous peine de me laisser emporter par mes émotions naturelles. Il me fallait regarder, froidement, tandis que les mères, suivies de leurs enfants joyeux ou en pleurs, se dirigeaient vers les chambres à gaz…
« Le hasard fit qu’un jour, absorbés par je ne sais quel jeu, deux petits enfants refusèrent de se laisser entraîner par leur mère. Même les Juifs du Détachement Spécial répugnaient à ramasser les enfants. Le regard implorant dans les yeux de la mère, qui savait sans nul doute ce qui se préparait, est une chose que jamais je n’oublierai. Les gens avaient déjà commencé à pénétrer dans la chambre à gaz, aussi me vis-je contraint d’intervenir. Tous les yeux étaient fixés sur moi. J’adressai un signe de tête au jeune sous-officier responsable et, saisissant à bras-le-corps les deux enfants qui hurlaient et se débattaient, il les porta jusqu’à la chambre à gaz, accompagnés de leur mère, qui sanglotait à briser le cœur. Ma pitié était si intense que j’aurais voulu disparaître : pourtant je ne devais pas manifester la moindre trace d’émotion. (Arendt écrit : ‘Le problème était moins de parvenir à étouffer leur conscience que la pitié animale qui assaille tout homme normal au spectacle de la souffrance physique. Le truc utilisé… était très simple et probablement très efficace ; il suffisait d’inverser ces instincts, si l’on peut dire, de les diriger vers le moi. Si bien qu’au lieu de dire : Quelles horreurs j’ai infligées à ces gens ! les assassins peuvent se dire : Quelles horreurs j’ai été contraint de contempler dans l’accomplissement de mes devoirs, comme il pesait lourd sur mes épaules, le fardeau de ma tâche !’) J’ai dû tout voir. Heure après heure, le jour comme la nuit, je devais assister au transport et à la crémation des cadavres, à l’extraction des dents, à la tonte des cheveux, à tout ce labeur interminable et sinistre. Des heures d’affilée, je devais rester là dans l’affreuse puanteur, tandis que l’on ouvrait les immenses fosses communes pour en exhumer les corps afin de les brûler.
« Je devais regarder par le judas des chambres à gaz et, parce que les médecins l’exigeaient, observer jusqu’au bout le processus de mort… Le Reichsführer SS envoyait souvent à Auschwitz de hauts dignitaires du parti et des officiers SS pour leur donner l’occasion d’assister en personne au processus d’extermination des Juifs… Ils n’arrêtaient pas de me demander comment mes hommes et moi faisions pour continuer à contempler de telles opérations et à les supporter. Ma réponse était toujours la même, la volonté de fer dont nous devions faire montre pour exécuter les ordres de Hitler ne pouvait s’obtenir qu’en étouffant en nous toute émotion humaine. »
Mais le granit lui-même ne saurait rester insensible devant de pareilles scènes. Des bouffées d’abattement, des migraines, des angoisses, des doutes paralysants, des frissons intérieurs, Weltschmerz, qui dépassent l’entendement – tout cela assaille Höss tandis que le processus de meurtre s’accélère et s’emballe. Il se retrouve plongé dans des domaines qui transcendent la raison, la foi, l’équilibre mental, Satan. Pourtant son discours demeure lugubre, élégiaque :
« Le début des exterminations de masse à Auschwitz coïncida avec la fin de mon bonheur… Quand par hasard je me sentais profondément affecté par un quelconque incident, je trouvais au-dessus de mes forces de rentrer pour retrouver les miens. J’enfourchais mon cheval et galopais jusqu’au moment où je parvenais à chasser de mon esprit la terrible image. Souvent, la nuit, je déambulais dans les écuries et cherchais réconfort auprès de mes animaux bien-aimés. Quand je voyais mes enfants s’amuser tout heureux, ou remarquais avec quelle joie ma femme s’occupait de notre petit dernier, une pensée obsédante me venait à l’esprit : combien de temps notre bonheur durera-t-il ? Ma femme ne parvenait jamais à comprendre mes accès d’humeur noire et les attribuait aux ennuis que me causait mon travail. Ma famille, certes, ne manquait de rien à Auschwitz. Ma femme et mes enfants voyaient leurs moindres désirs exaucés. Les enfants menaient une vie simple, libre et dépourvue de problèmes. Le jardin de ma femme était un vrai paradis de fleurs. Les détenus saisissaient la moindre occasion de rendre de menus services à ma femme ou à mes enfants, dans l’espoir d’attirer leur attention. Je ne pense pas qu’un seul ancien détenu pourra jamais prétendre avoir en aucune façon été l’objet de mauvais traitements sous notre toit. Rien n’aurait pu causer plus grande joie à ma femme que de gratifier d’un cadeau tous les prisonniers qui d’une façon ou d’une autre avaient à faire dans notre maison. Les enfants ne cessaient de me mendier des cigarettes pour distribuer aux détenus. Ils vouaient une affection toute particulière à ceux qui travaillaient dans notre jardin. Toute ma famille était animée d’un amour intense des choses de la terre, tout particulièrement des animaux de toute espèce. Tous les dimanches, il fallait que je les emmène se promener à travers champs et visiter les écuries, et je ne devais jamais oublier de leur faire voir les chenils du camp. Leurs favoris étaient nos deux chevaux et aussi le poulain. Les enfants élevaient toujours des animaux dans le jardin, des petites bêtes que les prisonniers ne cessaient de leur apporter, des tortues, des martres, des chats, des lézards : on y trouvait toujours quelque chose de nouveau et d’intéressant. L’été, ils allaient patauger dans la mare creusée au fond du jardin, ou dans la rivière Sola. Mais leur plus grande joie, c’était quand Papa acceptait d’aller se baigner avec eux. Lui, pourtant, n’avait guère de temps à consacrer à ces plaisirs enfantins… »
Ce fut dans ce havre enchanté que, par pur hasard, se fourvoya Sophie au début de l’automne 1943, à une époque où les tourbillons de flammes qui la nuit montaient des crématoires de Birkenau embrasaient le ciel d’une lueur si intense que le quartier général des troupes allemandes du district, cantonné à une centaine de kilomètres de distance, non loin de Cracovie, finit par redouter que le brasier n’attirât les raids aériens de l’ennemi, une époque aussi où le jour, le voile bleuâtre que dégageaient les corps en train de se consumer, masquait la lumière dorée de l’automne, saupoudrant tout, jardin, mare, verger, écuries et haies, d’une brume de charnier à l’immonde odeur douceâtre qui, inéluctablement, s’infiltrait partout. Je ne me souviens pas que Sophie m’ait jamais dit avoir reçu un cadeau de Frau Höss, mais pour l’essentiel, la véracité du récit de Höss voit sa crédibilité confirmée par le fait que durant le bref séjour de Sophie sous le toit du Commandant, comme tous les autres détenus, et comme lui-même l’avait affirmé, jamais elle ne fut l’objet du moindre sévice. Bien qu’en définitive il se révéla qu’il n’y avait guère là de quoi se réjouir.