CHAPITRE XV
Le lendemain matin, le train de la Pennsylvania que Sophie et moi avions pris pour gagner Washington, D. C., avant de poursuivre notre route vers la Virginie, fut victime d’une panne de courant et s’arrêta sur le pont qui fait face à l’usine Wheatena de Rahway, dans le New Jersey. Pendant cette interruption de notre voyage – un arrêt d’une quinzaine de minutes tout au plus – je glissai dans une extraordinaire sérénité et me surpris à envisager l’avenir avec optimisme. Je reste stupéfait d’avoir été capable alors de préserver ce calme, cette quiétude presque harmonieuse, après notre fuite éperdue pour échapper à Nathan et la nuit d’angoisse et d’insomnie que nous avions, Sophie et moi, passée dans les entrailles de Penn Station. Les paupières me cuisaient de fatigue et une partie de mon esprit ressassait sans trêve la catastrophe que nous avions frôlée de justesse. À mesure que le temps s’écoulait cette nuit-là, il nous était apparu à tous deux de plus en plus probable que lorsque Nathan nous avait appelés, il ne se trouvait pas dans les parages immédiats ; néanmoins, son implacable menace nous avait poussés à fuir comme des fous le Palais Rose, avec pour tout bagage chacun une grande valise qui devait nous suffire pour rejoindre la ferme du canton de Southampton. Nous étions tombés d’accord qu’il serait toujours temps de nous inquiéter par la suite du reste de nos affaires. Dès cet instant, nous avions été tous les deux obsédés – et en un sens unis – par une horrible idée fixe : fuir Nathan et mettre le plus de distance possible entre lui et nous.
Pourtant, cet intermède de calme languissant qui finit par s’emparer de moi dans le train n’eût guère été possible sans le premier des deux coups de fil que j’avais réussi à passer de la gare. J’avais pu joindre Larry qui, comprenant sur-le-champ la nature tragique de la crise où se débattait son frère, m’avait promis de quitter Toronto sans délai pour rentrer et neutraliser Nathan de son mieux. Nous nous étions souhaité bonne chance et promis de rester en contact. Ainsi avais-je du moins le sentiment de m’être quelque peu déchargé de mes responsabilités envers Nathan et de ne pas l’avoir abandonné en me lançant dans cette fuite éperdue ; après tout, ma peau était l’enjeu de cette fuite. Le deuxième coup de fil était destiné à mon père ; bien entendu, il avait accueilli avec joie la nouvelle que Sophie et moi étions en route pour le sud. « Tu as pris une décision merveilleuse ! » l’entendis-je s’écrier par-delà la distance, avec une émotion manifeste. « Je t’approuve de quitter ce monde dépravé ! »
Ainsi donc, coincé là très haut à l’aplomb de Rahway dans le compartiment bondé, Sophie somnolant sur mon épaule, et tout en grignotant un gâteau danois rassis acheté dans un stand de pâtisseries en même temps qu’un berlingot de lait tiède, je me mis à envisager les années à venir avec tendresse et équanimité. Nathan et Brooklyn désormais relégués derrière moi, je m’apprêtais à tourner la page pour entamer un nouveau chapitre de ma vie. D’une part, je calculais que mon livre, qui s’annonçait plutôt long, était presque au tiers achevé. Par bonheur, le travail accompli sous le toit de John Brown m’avait permis de pousser le récit jusqu’à une étape propice, un palier, où me semblait-il, je n’aurais aucun mal à reprendre le fil dès que Sophie et moi serions installés à la ferme. Au bout d’une semaine ou deux, le temps de nous adapter au nouveau cadre de notre vie rurale – le temps de faire connaissance avec l’ouvrier noir, de bourrer de provisions la réserve, de rencontrer les voisins, d’apprendre à conduire le vieux camion et le tracteur fatigué qui, selon mon père, faisaient partie de l’héritage –, je serais d’attaque pour m’atteler de nouveau à mon histoire, et au prix d’un peu d’application, je pouvais raisonnablement espérer boucler le tout et être à même de proposer le livre à un éditeur dès la fin de 1948.
Je contemplais Sophie tout en remuant ces pensées optimistes. Elle dormait à poings fermés, ses boucles blondes épandues sur mon épaule, et très doucement je la nichai dans le creux de mon bras, en effleurant doucement ses cheveux de mes lèvres. Une folle bouffée d’angoisse me serra soudain le cœur, une idée noire que je me hâtai de repousser : comment aurais-je pu être homosexuel, n’est-ce pas, alors que j’éprouvais pour cette femme un désir si tenace, si déchirant ? Bien sûr, il faudrait que nous nous épousions, une fois installés en Virginie ; l’éthique de l’époque et du lieu exclurait catégoriquement toute forme de concubinage. Mais en dépit des soucis qui me harcelaient, entre autres la nécessité d’effacer le souvenir de Nathan et notre différence d’âge, mon intuition me soufflait que Sophie ferait bon accueil à ce projet, et je résolus d’aborder avec prudence le sujet sitôt qu’elle serait réveillée. Elle s’agita et murmura quelque chose dans son sommeil, si belle malgré l’épuisement qui ravageait son visage que j’eus envie de pleurer. Mon Dieu, songeai-je, il est probable que cette femme sera bientôt mon épouse.
Le train eut une brusque secousse, s’ébranla, hésita, s’arrêta de nouveau, tandis qu’un gémissement étouffé parcourait le wagon. Un marin planté à côté de moi dans le couloir porta une boîte de bière à ses lèvres et avala une longue rasade. Dans mon dos, un bébé se mit à brailler avec une désinvolture démoniaque, et l’idée m’effleura que lorsque j’emprunte les transports en commun, s’il est un seul enfant qui crie, le destin ne manque jamais de le poster dans le siège voisin du mien. Je serrai doucement Sophie et me remis à penser à mon livre ; un frisson d’orgueil et de satisfaction me parcourut tandis que je songeais à la somme d’honnête labeur que j’avais jusqu’à présent investie dans mon histoire qui, avec grâce et beauté, poursuivait sa marche prédestinée vers le feu d’artifice du dénouement encore dans les limbes, mais qu’un millier de fois déjà j’avais conçu dans mon esprit : la jeune fille tourmentée, déracinée, qui avançait vers sa mort solitaire par les rues d’été indifférentes de la ville que je venais de laisser derrière moi. J’eus une bouffée d’angoisse ; serais-je capable de trouver en moi assez de passion, assez d’intuition pour évoquer cette jeune suicidée. Saurais-je faire en sorte que tout cela parût réel ? L’imminence de la lutte que je devrais livrer pour imaginer l’épreuve de la jeune fille m’emplissait d’une angoisse douloureuse. Néanmoins, j’éprouvais une assurance si sereine quant à l’intégrité de mon roman que je lui avais déjà trouvé un titre d’une mélancolie appropriée : L’Héritage de la nuit. Titre inspiré par le Requiescat de Matthew Arnold, une élégie en hommage à l’esprit de la femme, avec en guise de conclusion ce vers : « Cette nuit il hérite de l’immense vestibule de la Mort. » Comment pareil livre n’aurait-il pas le pouvoir de captiver l’âme d’innombrables lecteurs ? Contemplant machinalement la façade incrustée de suie de l’usine Wheatena – massive, banale, aux vitres d’un bleu industriel qui reflétaient la lumière du matin –, je me sentis frissonner de bonheur et encore une fois d’orgueil en songeant à l’honnête qualité que j’avais insufflée à mon roman à force de sueur et de travail solitaire et, oui, parfois même, de bouffées de chagrin ; repensant alors à l’apogée encore en gestation, je me permis de fantasmer sur une ligne empruntée à un critique ébloui des années 1949 ou 1950 : « L’exemple le plus éloquent de monologue intérieur féminin depuis celui de Molly Bloom. » Quelle folie ! me dis-je. Quelle suffisance !
Sophie dormait. Je me demandais avec tendresse combien de jours et combien de nuits elle somnolerait ainsi près de moi au cours des années à venir. Je m’imaginais notre lit matrimonial à la ferme, songeais à sa forme et à sa taille, me demandais si le matelas était doté d’assez d’amplitude, de souplesse et d’élasticité pour supporter les transports charnels auxquels il était sans doute promis. Je songeais à nos enfants, les nombreuses petites crinières filasse qui gambaderaient dans la ferme comme autant de petits boutons d’or et chardons polonais, et à mes joyeuses admonestations paternelles : « Jerzy, c’est l’heure de traire la vache ! » « Wanda, va donner du grain aux poules ! » « Tadeusz, Stefania ! Fermez les portes de l’écurie ! » Je pensais à la ferme elle-même, que je n’avais jamais vue que sur les photos de mon père, m’efforçais de l’imaginer comme la demeure d’un homme de lettres de premier plan. Comme pour « Rowan Oak », la maison de Faulkner dans le Mississippi, il lui faudrait un nom, un nom si possible évocateur des récoltes d’arachide d’où elle tirait sa raison d’être. « Le Havre des Cacahuètes » était de beaucoup trop facétieux, et j’écartai toutes les variantes possibles sur le thème des cacahuètes, pour jongler avec des noms plus mélodieux, plus nobles, plus dignes : « Les Cinq Ormes » peut-être (j’espérais que la ferme avait cinq ormes, ou même un) ou « Bois de Rose », ou « Les Grands Champs », ou encore « Sophie », en hommage à la dame de mon cœur. Dans le prisme de mon esprit, les années dévalaient paisiblement comme des collines bleues jusqu’à l’horizon du lointain avenir. L’Héritage de la nuit, un extraordinaire succès, qui moissonnait des lauriers rarement décernés à l’œuvre d’un écrivain aussi jeune. Puis un court roman, lui aussi porté aux nues, en rapport avec mon expérience de la guerre – un livre dense et brûlant, qui étriperait l’armée par le biais d’une tragi-comédie de l’absurde. Entre-temps, Sophie et moi continuerions à vivre sur la modeste plantation dans un isolement plein de dignité, et ma renommée croîtrait, l’auteur lui-même de plus en plus harcelé par les médias, mais se refusant avec constance à toute interview. « Moi, je me contente de faire pousser des cacahuètes » dit-il en vaquant à ses occupations. À la trentaine un nouveau chef-d’œuvre, Ces Feuillages embrasés, la chronique de Nat Turner, le tragique incendiaire noir.
Une brusque secousse, le train s’ébranla, se mit à rouler sans à-coups avec une précision de machine bien huilée tandis qu’il prenait de l’élan, et ma vision s’évapora dans un flou effervescent contre la toile de fond des murs noirs de Rahway qui déjà s’estompaient.
Sophie se réveilla en sursaut, lâchant un petit cri. Je baissai les yeux sur son visage. Elle avait l’air un peu fiévreuse ; son front et ses joues étaient rouges et une fragile moustache de sueur perlait comme une rosée au-dessus de sa lèvre.
— Où sommes-nous, Stingo ? dit-elle.
— Quelque part dans le New Jersey.
— Combien de temps est-ce qu’il prend, ce voyage jusqu’à Washington ?
— Oh, entre trois et quatre heures.
— Et ensuite, jusqu’à la ferme ?
— Je ne sais pas exactement. On changera de train à Richmond, et de là on prendra un car jusqu’à Southampton. Encore pas mal d’heures. C’est presque en Caroline du Nord. C’est pourquoi je pense que nous devrions passer la nuit à Washington, puis repartir demain matin pour la ferme. On pourrait s’arrêter à Richmond pour la nuit, ce qui te donnerait l’occasion de te faire une idée de Washington.
— D’accord, Stingo, dit-elle en me prenant la main. Je ferai tout ce que tu diras, Stingo, ajouta-t-elle après un instant de silence. Stingo, tu ne veux pas aller me chercher un peu d’eau ?
— Bien sûr.
Je me frayai un chemin dans le couloir bondé de voyageurs, des soldats pour la plupart, et presque au bout du wagon découvris le distributeur, où je remplis à grand-peine un gobelet en papier d’une eau tiède et peu appétissante. Quand je revins, encore tout heureux et ragaillardi par mes rêves dorés, ma bonne humeur sombra à pic comme un morceau de plomb à la vue de Sophie, les mains crispées sur une bouteille de bourbon qu’elle avait fait surgir de sa valise.
— Sophie, fis-je doucement, bonté divine, c’est encore le matin. Tu n’as même pas pris de petit déjeuner. Tu finiras par faire une cirrhose du foie.
— Mais non, voyons, dit-elle en versant une rasade de whisky dans le gobelet. J’ai pris un beignet à la gare. Et un 7-Up.
J’émis un grognement étouffé, sachant par expérience qu’à moins de compliquer les choses et de faire une scène, le problème était insoluble. Tout au plus pouvais-je espérer tromper sa vigilance et confisquer la bouteille, comme je l’avais fait à une ou deux reprises. Je me rencognai dans mon siège. Le train fonçait à travers l’enfer hérissé d’usines du New Jersey, nous emportant au rythme saccadé de ses roues, tandis que défilaient faubourgs sordides, hangars de tôle ondulée, absurdes drive-in aux enseignes tournoyantes, entrepôts, bowlings aux structures de crématoires, crématoriums aux structures de pistes de patins à roulettes, marécages de boues chimiques vertes, aires de parking, barbares raffineries de pétrole dont les mufles effilés éjaculaient flammes et fumées jaune moutarde. Qu’aurait pensé Thomas Jefferson devant ce spectacle ? méditai-je. Sophie, nerveuse, agitée, tour à tour contemplait le paysage et versait du whisky dans son gobelet, pour enfin se retourner vers moi :
— Stingo, est-ce que ce train s’arrête quelque part d’ici à Washington ?
— Seulement une ou deux minutes, le temps de prendre ou de débarquer des voyageurs. Pourquoi ?
— Je veux passer un coup de fil.
— À qui ?
— Je veux téléphoner pour avoir des nouvelles de Nathan. Je veux savoir s’il va bien.
Une angoisse dévorante me submergea au souvenir des affres de la veille. Je saisis le bras de Sophie et serrai, dur, trop dur : elle tressaillit.
— Sophie, dis-je. Écoute. Écoute-moi. Tout ça c’est fini. Tu ne peux rien faire. Tu ne te rends donc pas compte qu’il était sur le point de nous tuer tous les deux ? Larry va rentrer de Toronto, il va retrouver Nathan et – eh bien, il s’en chargera. Après tout, c’est son frère, son plus proche parent. Nathan est fou, Sophie ! il faut qu’il soit… interné…
Elle s’était mise à pleurer. Les larmes ruisselaient sur ses doigts qui, soudain crispés sur son gobelet, paraissaient très maigres, roses et émaciés. Une fois de plus, mon regard accrocha l’implacable morsure bleue du tatouage sur son avant-bras.
— C’est que, je ne sais pas comment je vais faire pour affronter les choses, sans lui, tu comprends.
Elle se tut, secouée de sanglots.
« Je pourrais appeler Larry.
— Tu ne pourrais pas le joindre en ce moment, assurai-je : il doit être dans le train, quelque part du côté de Buffalo.
— Mais je pourrais appeler Morris Fink. Lui pourrait peut-être me dire si Nathan est revenu. Quelquefois, tu sais, ça lui arrivait de rentrer quand il avait pris de la drogue. Il revenait, il prenait du Nembutal, et il s’endormait aussitôt. Et puis, à son réveil, il était tout à fait bien. Ou presque bien. Si c’est ce qu’il a fait, Morris le saurait.
Elle se moucha, toujours secouée de petits sanglots.
— Oh, Sophie, Sophie, chuchotai-je, incapable de dire comme je le voulais pourtant : « Tout ça c’est fini. »
À Philadelphie, le train entra en gare dans un bruit de tonnerre, s’arrêta dans un hurlement de freins et sur une ultime secousse au milieu de la caverne sans soleil, suscitant en moi une bouffée de nostalgie dont je fus le premier surpris. J’entrevis dans la vitre le reflet de mon visage, pâli par trop d’heures de claustration vouées aux efforts littéraires et, derrière ce visage, je crus un instant voir une réplique plus jeune – mon moi petit garçon, plus de dix ans auparavant. J’éclatai de rire à ce souvenir et, soudain ragaillardi et inspiré, résolus à la fois d’arracher Sophie à l’angoisse qui l’envahissait et de l’égayer, ou du moins d’essayer.
— Voici Philadelphie, dis-je.
— C’est une grande ville ?
Sa curiosité, bien que larmoyante, me parut encourageante.
— Hum, moyennement. Pas une immense métropole comme New York, mais quand même assez grande. À mon avis, peut-être de la taille de Varsovie, avant l’arrivée des Nazis. Et c’est la première vraie grande ville que j’aie vue de ma vie.
— Et c’était quand ?
— En 1936 je crois, j’avais onze ans à l’époque. C’était ma première incursion dans le Nord. Et je me souviens d’une chose sacrément drôle qui s’est passée le jour de mon arrivée. J’avais un oncle et une tante à Philadelphie, et ma mère, un été – environ deux ans avant sa mort –, a décidé de m’envoyer passer une semaine chez eux. Elle m’a envoyé tout seul, en car Greyhound. Les gosses voyageaient souvent seuls dans ce temps-là. Il n’y avait aucun danger. En tout cas, le voyage prenait toute une journée – de la région du Tidewater, le car faisait le détour par Richmond, puis remontait jusqu’à Washington et passait par Baltimore. Ma mère avait dit à notre cuisinière – une Noire, qui s’appelait Florence, je m’en souviens – de me préparer un gros sac en papier plein de poulet frit et j’avais une Thermos de lait froid – un casse-croûte de voyage très ‘gourmet*’, tu vois, et quelque part entre Richmond et Washington, j’ai avalé mon déjeuner, et puis, vers le milieu de l’après-midi, le car a fait un arrêt à Havre de Grâce.
— Comme en France, tu veux dire ? fit Sophie, Havre…
— Oui, une petite ville, dans le Maryland. Nous devons y passer. Bref, tout le monde est descendu à l’arrêt, un petit restaurant minable où l’on pouvait faire pipi et acheter de la limonade et des trucs comme ça, et moi, voilà que je tombe en arrêt devant une machine à sous, une machine avec des chevaux de course. Dans le Maryland, tu comprends, ce n’est pas comme en Virginie, la loi autorise certains jeux d’argent et, dans cette machine, il y avait une bonne douzaine de minuscules chevaux de métal qui couraient le long d’une piste, et il suffisait de mettre une pièce de cinq cents dans la fente et de parier sur l’un d’eux. Je me souviens que ma mère m’avait donné exactement quatre dollars d’argent de poche – c’était beaucoup à l’époque de la crise – et j’avais une envie folle de parier sur un cheval, ce qui fait que j’ai mis mes cinq cents. Ma foi, Sophie, tu ne peux pas savoir. Cette foutue machine a décroché la timbale – tu sais ce que ça veut dire, la timbale ? Voilà que tout s’allume et que dégringole un véritable torrent de pièces de cinq cents – des douzaines, des vingtaines. Je n’en croyais pas mes yeux ! J’ai gagné au moins quinze dollars en pièces de cinq cents. Y en avait partout sur le plancher. J’ai cru devenir fou de joie. Mais j’avais un problème, tu comprends, comment faire pour transporter tout ce butin. Je m’en souviens encore, je portais un petit pantalon court en toile blanche, et j’ai bourré mes poches avec toutes ces pièces, mais malgré tout, il y en avait tant qu’elles continuaient à dégringoler et à rouler partout. Et il y avait pire : la femme qui tenait la boutique, une femme à l’air très méchant, et quand je lui ai demandé si elle voulait bien me changer mes pièces contre des billets de un dollar, elle a piqué une colère terrible, elle s’est mise à hurler et à me dire qu’il fallait avoir dix-huit ans pour jouer aux machines à sous et qu’il était clair que je n’étais qu’un morveux et qu’elle risquait de se faire retirer sa licence, et que si je ne foutais pas le camp tout de suite, elle appellerait la police.
— Tu avais onze ans, dit Sophie en me prenant la main. Je n’arrive pas à imaginer Stingo à onze ans. Comme tu devais être mignon en short blanc.
Sophie avait toujours le bout du nez rose, mais les larmes s’étaient provisoirement arrêtées et je crus voir dans ses yeux un pétillement qui ressemblait à de la joie.
— Là-dessus, je suis remonté dans le car pour la fin du voyage jusqu’à Philadelphie. C’était loin. Chaque fois que je remuais un peu, une pièce ou plusieurs glissaient de mes poches bourrées à craquer et roulaient dans la travée. Et quand je me levais pour les récupérer, ça ne faisait qu’aggraver les choses, parce qu’aussitôt il en tombait d’autres et elles roulaient partout. Le temps qu’on arrive à Wilmington, j’ai cru que le chauffeur allait devenir fou et pendant tout le trajet, les voyageurs n’arrêtaient pas de regarder cette avalanche de pièces.
Je me tus, suivant des yeux les ombres sans visages plantées sur le quai, qui s’enfuyaient en une marche arrière silencieuse tandis que le train redémarrait, avec une vibration contenue.
« Bref, repris-je, en serrant à mon tour la main de Sophie, on est arrivés à la gare routière, qui ne doit pas être bien loin d’ici, et c’est là que s’est produit le dernier acte de la tragédie. Ce soir-là, mon oncle et ma tante étaient venus m’attendre, et quand je me suis élancé vers eux, j’ai trébuché et je suis tombé en plein sur mon petit cul, mes poches se sont fendues, et ces foutues pièces, elles ont presque toutes dégringolé sur le quai et roulé tout au fond de la fosse sombre où étaient garés les cars, et je crois que quand mon oncle m’a ramassé et a épousseté mes vêtements, il ne restait guère plus de cinq pièces dans le fond de mes poches. Toutes les autres avaient disparu.
Je m’interrompis, tout réjoui de cette fable gentiment absurde mais authentique que je venais de raconter à Sophie, sans avoir besoin de broder.
« Une histoire très morale, ajoutai-je, sur la nature destructrice de l’avidité.
Sophie porta une main à son visage, masquant son expression, mais ses épaules tremblaient et je supposai qu’elle avait succombé à un fou rire. Je m’étais trompé. Elle était de nouveau en larmes, des larmes d’angoisse dont elle semblait ne pas pouvoir se débarrasser. Et je me rendis soudain compte que j’avais dû par inadvertance réveiller en elle des souvenirs de son petit garçon. Je la laissai pleurer en silence quelques instants. Puis ses larmes s’atténuèrent. Enfin, elle se tourna vers moi :
— Stingo, en Virginie, là où nous allons, est-ce que tu crois qu’il y aura une école Berlitz, une école pour apprendre les langues ?
— Grand Dieu, mais à quoi est-ce que cela pourrait bien te servir ? dis-je. Je ne connais personne qui parle plus de langues que toi.
— Ce serait pour apprendre l’anglais, répondit-elle. Oh, je sais, je me débrouille pas mal pour parler maintenant, et même pour lire, mais ce qu’il faut que j’apprenne, c’est à écrire. J’ai tellement de mal à écrire l’anglais. L’orthographe est tellement, tellement étrange.
— Ma foi, je ne sais pas, Sophie, dis-je, sans doute qu’on trouve des écoles de langues à Richmond ou à Norfolk. Mais tout ça, c’est passablement loin de Southampton. Pourquoi poses-tu cette question ?
— Je veux écrire sur Auschwitz, dit-elle, je veux écrire sur ce que j’ai vu et vécu là-bas. Bien sûr je pourrais écrire en polonais ou en allemand, peut-être même en français, mais je préférerais tellement être capable d’écrire en anglais…
Auschwitz. Un lieu que, dans le tourbillon des événements de ces derniers jours, j’avais relégué si loin au fond de mon esprit que j’en avais presque oublié l’existence ; et voilà que de nouveau il revenait me frapper comme un coup sur la nuque, et ce coup faisait mal. Comme je jetais un coup d’œil à Sophie, elle porta le gobelet à ses lèvres, avala une rasade et lâcha un petit rot. Elle avait maintenant cette élocution pâteuse qui, je l’avais appris, présageait chez elle un grand trouble intérieur et un comportement difficile. Ce gobelet, je brûlais d’envie de le jeter par terre. Et je me maudis de la faiblesse, de l’indécision ou de la mollesse, ou de je ne sais quoi, qui en de pareils moments m’empêchait encore de me montrer plus ferme à l’égard de Sophie. Attends un peu que nous soyons mariés, me promis-je.
« Il y a tant de choses que les gens ignorent encore sur Auschwitz ! dit-elle d’un ton farouche. Tant de choses que je ne t’ai même pas dites à toi, Stingo, et pourtant je t’en ai beaucoup dit. Par exemple, comment là-bas tout était imprégné de l’odeur des Juifs en train de brûler, jour et nuit, ça je te l’ai dit. Mais en fait je ne t’ai jamais dit grand-chose de Birkenau, là où ils ont essayé de me faire mourir de faim et où je suis tombée si malade que j’ai failli mourir. Ni du jour où j’ai vu une sentinelle arracher les vêtements d’une bonne sœur et lancer son chien sur elle, et le chien l’a mordue si cruellement au corps et au visage qu’elle est morte quelques heures plus tard. Ni…
Ici elle s’arrêta, contempla quelques instants le vide puis reprit :
« J’aurais tellement de choses terribles à raconter. Mais peut-être que je pourrais en faire un roman, tu comprends, si j’apprenais à écrire bien l’anglais, et comme ça, je pourrais amener les gens à comprendre comment les Nazis vous forçaient à faire des choses que jamais on ne se serait cru capable de faire. Comme Höss, par exemple. S’il n’y avait pas eu Jan, jamais je n’aurais essayé de lui donner envie de me baiser. Et jamais je n’aurais prétendu que j’avais tant de haine contre les Juifs, ni que c’était moi qui avais écrit le pamphlet de mon père. Tout ça c’était pour Jan. Et la radio que je n’ai pas volée. L’idée que je ne l’ai pas volée me donne encore envie de mourir, mais tu ne vois donc pas, Stingo, tu ne vois donc pas que ç’aurait tout gâché pour mon petit garçon ? Et puis, à ce moment-là, je n’étais même pas capable d’ouvrir la bouche, même pas capable de renseigner les gens de la Résistance, même pas capable de répéter un seul mot des choses que j’avais apprises pendant que je travaillais pour Höss, parce que j’avais peur…
Elle hésita. Ses mains tremblaient.
« J’avais tellement peur ! À cause d’eux j’avais peur de tout ! Pourquoi donc est-ce que je ne dis pas toute la vérité à propos de moi-même ? Pourquoi est-ce que je n’écris pas dans un livre que j’étais une horrible lâche, que j’étais une sale collaboratrice*, et que tout ce que je faisais de mal, c’était simplement pour sauver ma peau ?
Elle poussa un gémissement sauvage, si fort qu’il couvrit le vacarme du train et que sur les sièges voisins les têtes se retournèrent et les yeux s’écarquillèrent.
« Oh, Stingo, je ne peux pas supporter de vivre avec toutes ces choses !
— Chut, Sophie ! intimai-je. Tu sais que tu n’as pas collaboré, tu le sais. Tu es en train de te contredire ! Tu n’étais qu’une victime, tu le sais. Tu me l’as dit toi-même cet été, là-bas, comme dans tous les camps, les gens étaient forcés de se comporter de façon différente, pas comme dans la vie ordinaire. Tu m’as dit toi-même que tu ne pouvais tout simplement pas juger ce que tu avais fait ni ce que les autres faisaient selon les critères de conduite habituels. Aussi je t’en prie, Sophie, je t’en prie, je t’en supplie, garde l’esprit en paix ! Tu ne fais que te torturer pour des choses qui n’étaient pas de ta faute – et ça va finir par te rendre malade ! Je t’en supplie, arrête.
Je baissai la voix, et utilisai alors un mot de tendresse que jamais je n’avais utilisé, et dont je restai stupéfait.
« Je t’en prie, arrête maintenant, chérie, pour ton propre bien.
Il paraissait bien pompeux ce « chérie » – déjà je parlais comme un mari – mais je n’avais pu le retenir.
De plus, j’étais à deux doigts de prononcer ces mots qui, plus de cent fois cet été-là, m’avaient brûlé les lèvres : « Je t’aime, Sophie, Sophie. » À la perspective d’articuler ces simples mots, mon cœur se mit à battre la chamade et à avoir des ratés, mais avant que je puisse ouvrir la bouche, Sophie annonça qu’elle devait aller aux toilettes. Avant de se lever, elle vida son gobelet. Je la suivis anxieusement des yeux tandis que, tête blonde tressautante, les jolies jambes quelque peu flageolantes, elle se frayait un chemin vers l’arrière du wagon. Puis je me détournai pour me plonger dans Life. Sans doute m’assoupis-je alors, ou plutôt je dormis, sombrai comme noyé par l’épuisement d’une nuit d’insomnie et son poids de tension et de chaos, car lorsque la voix toute proche du contrôleur me réveilla en beuglant « En voiture en voiture ! », je jaillis d’un bond de mon siège et compris alors qu’une heure au moins s’était écoulée. Sophie n’avait pas regagné sa place près de moi, et une brusque terreur m’enveloppa comme une couverture faite d’une multitude de mains ruisselantes. Je jetai un coup d’œil dans les ténèbres dont me séparait la vitre, vis défiler les lumières étincelantes d’un tunnel, et compris que nous sortions de Baltimore. Normalement, il m’aurait fallu deux minutes de bousculade pour me frayer un chemin jusqu’au bout du wagon, en écartant et repoussant les ventres et les fesses d’une bonne cinquantaine de voyageurs debout, mais je ne mis pas plus de quelques secondes, renversant au passage un petit enfant. En proie à une terreur absurde, je tambourinai contre la porte des toilettes des femmes – pourquoi allais-je penser qu’elle s’y trouvait encore ? Une grosse Noire à la crinière hirsute pareille à une perruque et aux joues barbouillées de poudre brillante couleur souci pointa son visage en hurlant : « Foutez le camp ! Vous êtes cinglé ou quoi ? » Je replongeai dans la foule.
Plus loin, dans la partie plus chic du train, je me retrouvai enveloppé par une musique sirupeuse. Poursuivi par les accents vieillots du Country Gardens de Percy Grainger, je fouillai un à un d’un regard frénétique tous les compartiments couchettes, dans l’espoir que Sophie s’était glissée dans l’un d’eux et peut-être endormie. Deux possibilités me harcelaient maintenant tour à tour, qu’elle fût descendue à Baltimore ou que – Oh merde l’autre était plus intolérable encore. J’ouvris les portes d’autres toilettes, arpentai les couloirs garnis de peluche funèbre de quatre ou cinq wagons, inspectai plein d’espoir le wagon-restaurant où des serveurs noirs en tablier blanc papillonnaient dans le couloir au milieu d’une buée lourde de relents d’huile rance. Enfin : le wagon-salon. Un petit bureau, une caisse enregistreuse – la préposée, une gentille dame d’un certain âge aux cheveux gris qui releva la tête pour poser sur moi des yeux lugubres.
— Oui, la pauvre petite, dit-elle lorsque la gorge serrée j’eus lâché l’horrible question, elle courait partout pour trouver un téléphone. Vous vous rendez compte, dans un train ! Elle voulait appeler quelqu’un à Brooklyn. Pauvre petite, elle pleurait. On aurait dit qu’elle était, eh bien, qu’elle avait un peu bu. Elle est partie par là.
Je découvris Sophie au bout du wagon, une plateforme pareille à une sinistre cage, remplie d’un fracas de métal, qui était aussi le bout du train. Une porte vitrée, fermée par un cadenas et renforcée par un treillage métallique, donnait sur les rails qui scintillaient dans la lumière du soleil déjà haut et, fuyant à perte de vue, convergeaient quelque part dans l’infini au milieu des vertes forêts de pins du Maryland. Elle était assise à même le plancher, tassée contre la paroi, ses cheveux jaunes ballottés par le courant d’air, une de ses mains crispée sur la bouteille. Comme lors de cette plongée dans l’oubli quelques semaines plus tôt – quand l’épuisement, et le remords, et le chagrin l’avaient totalement anéantie –, elle avait fui le plus loin possible. Levant les yeux, elle me dit quelque chose, que je n’entendis pas. Je me penchai davantage, et alors, mi-lisant sur ses lèvres, mi-déchiffrant d’instinct cette voix empreinte d’un chagrin infini – l’entendis dire : « Je ne crois pas que je m’en sortirai. »
Il est probable que les employés d’hôtel doivent souvent affronter un tas de gens bizarres. Mais je me demande encore ce qui put bien se passer dans la tête du vénérable réceptionniste de l’Hôtel Congress, à deux pas du Capitole de notre pays, quand il vit surgir devant lui le jeune pasteur Wilbur Entwistle, affublé d’un costume de crépon manifestement fort peu ecclésiastique mais une Bible bien en évidence à la main, et sa blonde épouse, épouvantablement chiffonnée, qui durant toutes les formalités d’inscription ne cessa de marmonner des propos incohérents avec un fort accent étranger, le visage barbouillé de suie et de larmes, et nettement bouffi. Aucun doute qu’en fin de compte, grâce à mon ingénieux camouflage, il accepta la chose avec philosophie. Malgré ma défroque peu conventionnelle, la mascarade que j’avais imaginée parut faire merveille. Dans les années quarante, il n’était pas permis aux couples illégitimes de partager une chambre d’hôtel ; en outre, s’inscrire en se faisant passer pour mari et femme constituait un délit aux yeux de la loi. Les risques étaient encore plus graves si la dame était ivre. Aux abois, je n’ignorais pas que je prenais un risque, mais un risque qui me paraissait réduit au minimum si je parvenais à le parer d’une modeste auréole de sainteté. D’où la Bible reliée de cuir noir que j’extirpai de ma valise juste avant que le train s’arrête à la gare centrale, et d’où également l’adresse que j’inscrivis d’une écriture hardie sur le registre, comme pour valider de façon catégorique mon personnage de saint homme à la voix suave et aux manières onctueuses : Séminaire théologique de l’Union, Richmond, Virginie. Je constatai avec soulagement que grâce à mon stratagème, l’employé détournait son attention de Sophie ; le vieux monsieur au cou strié de fanons, en bon natif du Sud (comme tant d’autres larbins de Washington), se montra impressionné par mes références et manifesta en outre une loquacité et une sympathie typiques du Sud : « Je vous souhaite un bon séjour, monsieur le Pasteur, à vous et à votre dame. À quelle église est-ce que vous appartenez ? »
Je me préparais à lui répondre « presbytérienne » mais déjà il clabaudait avec l’entrain d’un beagle en explorant les ravins de la sainte harmonie : Moi, je suis baptiste de Virginie, même que maintenant on a un pasteur qui est un type formidable, le Pasteur Wilcox, peut-être que vous le connaissez de nom. Y vient du canton de Fluvanna, en Virginie, où moi-même je suis né et où j’ai passé mon enfance, mais bien sûr il est beaucoup plus jeune. » Comme je commençais à m’éloigner discrètement, Sophie accrochée lourdement à mon bras, l’employé sonna pour appeler l’unique chasseur de l’hôtel, un Noir, et me tendit une carte. « Vous aimez les fruits de mer, monsieur le Pasteur ? Essayez un peu ce restaurant sur le front de mer. Chez Herzog, qu’il s’appelle. Les meilleurs beignets de crabe de la ville. » Et tandis que nous gagnions l’antique ascenseur aux portes vert pois souillées de taches, il insista : « Entwistle. Vous ne seriez pas par hasard parent des Entwistle du canton de Powhatan, dites, monsieur le Pasteur ? » J’étais de retour dans le Sud.
L’Hôtel Congress dégageait une atmosphère très troisième classe*. La pièce qui nous échut pour sept dollars, un vrai cagibi, était minable et étouffante, avec vue sur une petite rue banale d’où filtrait à grand-peine la lumière du soleil de midi. Sophie, qui ne tenait plus sur ses jambes et tombait de sommeil, s’écroula sur le lit avant même que le chasseur eût déposé nos valises sur un tabouret branlant et empoché mes vingt-cinq cents. J’ouvris une fenêtre prolongée par une saillie badigeonnée de fiente de pigeon, et une chaude brise d’automne vint soudain rafraîchir la pièce. Au loin je distinguai vaguement le vacarme et les ululements étouffés des trains de la gare centrale, tandis que d’une rue voisine montaient des trilles et des fioritures, trompettes, cymbales, la musique stridente et fière d’un orchestre militaire. Une ou deux mouches bourdonnaient pompeusement au plafond. Je m’étendis à côté de Sophie sur le lit, dont les ressorts avaient cédé au milieu, ce qui me forçait, plutôt que m’autorisait, à rouler contre elle comme dans le creux d’un hamac peu profond, tout cela sur des draps élimés d’où montait une faible odeur chlorée de musc, une odeur de lessive ou de sperme, peut-être des deux. Quasi anéanti de fatigue et angoissé par l’état de Sophie, j’en avais quelque peu oublié le désir vorace qui ne cessait de me tarauder en sa présence, mais l’odeur et la pente du lit – couche impure, érotique, creusée par d’innombrables fornications – de son corps et le simple contact et la proximité firent, qu’incapable de trouver le sommeil, je m’agitai, me tortillai et remuai sans arrêt. Une cloche lointaine sonna midi. Sophie dormait contre mon flanc, lèvres entrouvertes, l’haleine fleurant vaguement le whisky. Sa robe de soie largement échancrée laissait voir la plus grande partie d’un de ses seins, provoquant en moi un désir tellement impérieux de la toucher que je ne pus y tenir, caressai la peau veinée de bleu, d’abord légèrement et du bout des doigts, puis avec plus de raffinement me mis à pétrir et caresser le globe crémeux de la paume et du pouce. La bouffée de pure concupiscence qui ponctua cette tendre manipulation fut bientôt ponctuée à son tour par un brin de honte ; il y avait quelque chose de sournois, de quasi nécrophage dans cet acte, qui pourtant ne molestait que l’épiderme de Sophie plongée dans l’oubli de son sommeil drogué – aussi m’arrêtai-je et retirai-je ma main.
Pourtant, je ne pus dormir. Mon cerveau grouillait d’images, de sons, de voix, le passé et l’avenir se substituant l’un à l’autre, parfois étroitement mêlés : Nathan et son hurlement de fureur, empreint de tant de cruauté et de démence que je dus faire un effort pour le chasser de mon esprit ; des scènes récemment écrites de mon roman, les personnages me bafouillant leurs dialogues à l’oreille, comme des acteurs sur une scène ; la voix de mon père au téléphone, chaleureuse, accueillante (qui sait si le père n’avait pas raison ? ne ferais-je pas mieux de m’installer pour de bon dans le Sud ?) ; Sophie sur la berge moussue d’une mare ou d’un étang imaginaires au fond des bois qui entouraient « Les Cinq Ormes », superbe avec ses longues jambes et son corps souple gainé dans un maillot en lastex, de nouveau débordant de santé, notre petit lutin de premier-né perché tout souriant sur son genou ; cette affreuse détonation qui se répercutait encore dans mon oreille ; couchers de soleil, minuits d’abandon éperdus d’amour, aubes magnanimes, enfants disparus, triomphe, chagrin, Mozart, pluie, verdure de septembre, repos, paix, mort. Amours. L’orchestre lointain, qui s’éloignait aux accents de « La Marche du pont sur la rivière Kwai », déclenchait en moi une nostalgie farouche, et je me rappelai les années de guerre encore si proches, mes camps de Caroline ou de Virginie, et les jours où me trouvant en permission, il m’arrivait de rester étendu sur mon lit sans dormir (et sans femme) dans un hôtel de cette même ville – une des rares villes d’Amérique hantées par les fantômes de l’histoire – et de songer aux rues en contrebas et au spectacle qu’elles offraient sans doute à peine trois quarts de siècle plus tôt, au milieu du conflit le plus tragique et le plus affligeant qui ait jamais dressé des frères les uns contre les autres, quand les trottoirs grouillaient de soldats en uniformes bleus, de flambeurs et de putains, d’escrocs en gibus, de zouaves fanfarons, de journalistes roublards, d’hommes d’affaires aux dents longues, de coquettes en chapeaux à fleurs, de ténébreux espions confédérés, de pickpockets et de fabricants de cercueil – ceux-ci vaquant sans trêve à leur labeur incessant, dans l’attente de ces dizaines, de ces centaines de martyrs, pour la plupart des enfants, dont le massacre se poursuivait sur la terre tragique au sud du Potomac et qui gisaient entassés comme des cordes de bois dans les champs et les bois ensanglantés juste au-delà du fleuve endormi. Il me paraissait toujours étrange – terrifiant même – que Washington, cette capitale moderne et d’une propreté rigoureuse, tellement impersonnelle et officielle dans son arrogante beauté, fût une des rares cités du pays perturbée par d’authentiques fantômes. L’orchestre mourut dans le lointain, sa musique endiablée décroissant peu à peu, douce, poignante à mon oreille comme une berceuse. Je dormis.
Quand je m’éveillai, Sophie se tenait à croupetons sur le lit et me contemplait. J’avais dormi comme une souche, et je compris au changement d’éclairage dans la chambre – en plein midi on se serait cru au crépuscule et il faisait désormais presque nuit – que plusieurs heures s’étaient écoulées. Depuis combien de temps Sophie me regardait-elle dormir, je ne pouvais le dire, bien sûr, mais j’avais le sentiment gênant qu’il y avait un bon moment. Elle avait une expression douce, pensive, non dépourvue d’humour. La même pâleur hagarde marquait son visage et les mêmes poches noires soulignaient ses yeux, mais elle paraissait reposée et raisonnablement dessaoulée. Elle semblait avoir récupéré, du moins pour le moment, de l’affreuse crise qu’elle avait traversée dans le train. Comme je la regardais en clignant les yeux elle dit, avec cet accent outré que parfois elle affectait par jeu :
— Eh bien, monsieur le Pasteur En-weestle, on a bien dormi ?
— Seigneur, Sophie, fis-je en proie à une vague panique, quelle heure est-il ? J’ai dormi comme un mort.
— Je viens d’entendre sonner la cloche de l’église, là, dehors. Je crois qu’elle a sonné trois coups.
Je m’agitai, encore tout assoupi, lui caressai le bras.
— Il faut se secouer un peu, comme on disait dans l’armée. On ne peut pas rester à traîner ici tout l’après-midi. Je veux que tu voies la Maison-Blanche, le Capitole, le Monument de Washington. Et aussi le Ford’s Theatre, tu sais, là où Lincoln a été assassiné. Et le Lincoln Mémorial. C’est qu’il y en a, de ces sacrés trucs. Et on pourrait aussi penser à manger un morceau…
— Je n’ai pas du tout faim, répondit-elle. Mais pour ça, oui, je veux voir la ville. Je me sens tellement mieux depuis que j’ai dormi.
— Tu es tombée comme une souche, fis-je.
— Toi aussi. Quand je me suis réveillée, tu étais là, la bouche ouverte, et tu ronflais.
— Tu veux rire, dis-je, avec un brin d’authentique consternation. Je ne ronfle pas. Jamais je n’ai ronflé de ma vie ! Personne ne m’a jamais dit ça.
— C’est parce que tu n’as jamais dormi avec personne, me taquina-t-elle, sur quoi se baissant soudain, elle planta sur mes lèvres un merveilleux baiser moite et moelleux, doublé d’une langue étonnante qui comme par jeu fit une brève incursion dans ma bouche, puis disparut. Elle reprit sa position à quatre pattes au-dessus de moi avant même que j’aie pu réagir, bien que déjà mon cœur se fût lancé dans un galop éperdu.
— Bon Dieu, Sophie, commençai-je, ne fais pas ça sinon…
Je levai la main et m’essuyai les lèvres.
— Stingo, me coupa-t-elle, où allons-nous ?
— Je viens de te le dire, fis-je, quelque peu perplexe. Nous allons sortir pour visiter Washington. On passera par la Maison Blanche, peut-être pourras-tu apercevoir Harry Truman…
— Non, Stingo, glissa-t-elle, plus sérieuse maintenant, je veux dire, où est-ce que nous allons vraiment ? La nuit dernière après que Nathan… eh bien, la nuit dernière quand il a fait ce qu’il a fait, et pendant qu’on bouclait nos valises, tu n’as pas arrêté de répéter une chose : ‘Il faut qu’on rentre à la maison, à la maison !’ Tu n’arrêtais pas de dire et de redire ça : ‘À la maison !’ Et moi je t’ai suivi simplement parce que j’avais si peur, et nous voilà maintenant tous les deux dans cette ville bizarre, et à dire vrai, je ne sais pas trop pourquoi. Où est-ce que nous allons réellement ? Dans quelle maison ?
— Mais tu le sais, Sophie, je te l’ai dit. Nous allons dans cette ferme dont je t’ai parlé, là-bas dans le sud de la Virginie. Je ne vois pas trop ce que je pourrais ajouter à la description que je t’ai faite. C’est avant tout une ferme à arachide. Je n’y ai jamais mis les pieds, mais d’après mon père, elle a tout le confort, avec tous les appareils modernes. Tu sais – machine à laver, réfrigérateur, téléphone, salle de bains, radio et tout. Le grand jeu. Dès que nous serons installés, je suis sûr qu’on pourra faire un saut jusqu’à Richmond pour investir dans un bon tourne-disque et un tas de disques. La musique que nous aimons tous les deux. Il y a un grand magasin là-bas, Miller et Rhoades, et avec un excellent rayon de disques, du moins il y en avait un du temps où je faisais mes études dans le Middlesex…
De nouveau elle me coupa, d’une voix douce mais insistante :
— Dès que nous serons installés ? Et après qu’est-ce qui arrivera ? Et qu’est-ce que tu entends par ‘installés’, mon petit Stingo ?
Suivit alors un vide immense et perturbant provoqué par cette question à laquelle je n’avais aucun moyen de fournir une réponse immédiate, une question chargée d’une signification tellement solennelle que je compris ce que devait être maintenant la réponse ; je lâchai une sorte de hoquet stupide puis demeurai un long moment silencieux, conscient des pulsations arythmiques qui me martelaient les tempes, et de la sinistre quiétude de tombeau de la petite chambre minable. Enfin je parlai, lentement, mais avec une aisance et une hardiesse dont jamais je ne me serais cru capable.
— Sophie, je t’aime. Je veux t’épouser. Je veux que nous habitions ensemble dans cette ferme. C’est là-bas que je veux m’installer pour écrire mes livres, peut-être jusqu’à la fin de mes jours, et je veux que tu sois là avec moi et que tu m’aides à élever une famille.
J’hésitai un bref instant, puis poursuivis :
« J’ai tellement besoin de toi, tellement, tellement. Est-ce avoir trop d’espoir que de penser que toi aussi tu as besoin de moi ?
Alors même que je prononçais ces mots, je me rendis compte qu’ils avaient le timbre exact et la résonance chevrotante d’une proposition qu’un jour, au cinéma, j’avais vu et entendu George Brent, ce roi des crétins solennels, faire à Olivia de Haviland sur le pont-promenade d’un grotesque paquebot de Hollywood, mais ayant dit ce que j’avais à dire avec cette détermination farouche, je me résignai au pathos, effleuré par cette idée que peut-être les déclarations d’amour étaient toujours condamnées à ressembler à des fadaises de cinéma.
Sophie posa sa tête près de la mienne, si bien que je sentis la tiédeur de sa joue enfiévrée, et ses hanches gainées de soie oscillant doucement au-dessus de moi, elle me chuchota à l’oreille :
— Oh, mon gentil Stingo, quel amour tu fais. Tu t’es occupé de moi, et de tant de façons. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
Une pause, ses lèvres frôlant mon cou.
« Mais je dois te dire une chose, Stingo, j’ai plus de trente ans. Que ferais-tu d’une vieille dame comme moi ?
— Ça marcherait, dis-je. Je suis sûr que ça marcherait.
— Il te faudrait quelqu’un plus proche de toi par l’âge pour te donner des enfants, pas quelqu’un comme moi. En outre…
Elle demeura silencieuse, se tut.
— En outre quoi ?
— Eh bien, d’après les médecins, pour ce qui est, d’avoir des enfants, il faut que je fasse très attention. Après…
Suivit un nouveau silence.
— Tu veux dire après ce que tu as subi ?
— Oui. Mais ce n’est pas seulement ça. Un de ces jours, je me retrouverai vieille et laide, et toi, tu seras encore très jeune et je n’aurai pas le droit de te reprocher d’aller courir après toutes les jeunes et jolies mademoiselles*.
— Oh, Sophie, Sophie, protestai-je dans un murmure, en songeant avec désespoir : Elle, elle ne t’a pas dit « Je t’aime. » Ne parle pas ainsi. Tu seras toujours ma… eh bien, ma…
Je cherchai désespérément une expression adéquatement tendre, ne pus que dire « ma favorite », ce qui me parut d’une banalité navrante.
Elle se redressa de nouveau.
— Je veux aller avec toi dans cette ferme. Après tout ce que tu m’as raconté et après avoir lu Faulkner, j’ai tellement envie de voir le Sud. Pourquoi n’allons-nous pas tout simplement passer quelque temps là-bas, nous pourrions rester ensemble même sans être mariés, et après, on pourrait décider…
— Sophie, Sophie, coupai-je, j’adorerais ça. Rien ne pourrait me rendre plus heureux. Je ne suis pas fanatique du mariage. Mais tu n’as aucune idée de ce que sont les gens de là-bas. Je veux dire, ces gens du Sud, ils sont honnêtes, généreux, ils ont bon cœur, mais dans un petit trou de campagne comme celui qui nous attend, il serait impossible de ne pas être mariés. Seigneur Dieu, Sophie, c’est plein de Chrétiens ! Dès que le bruit se répandrait que nous vivons dans le péché, comme on dit, ces braves gens de Virginie nous rouleraient dans le goudron et la plume, ils nous ligoteraient à une longue planche et ils nous balanceraient de l’autre côté de la frontière de la Caroline. Dieu m’est témoin que c’est ce qui arriverait.
Sophie laissa fuser un petit rire.
— Les Américains sont si drôles. Je croyais que la Pologne était puritaine, mais imaginer que…
Je me rends compte maintenant que ce fut la sirène, ou le chœur de sirènes, et le déchaînement du tintamarre dont s’accompagnaient leurs hurlements, qui rompit la fragile membrane de l’humeur de Sophie, devenue, grâce en partie à mes soins attentifs, paisible, et même lumineuse sur les bords, sinon tout à fait radieuse. Même lointaines, les sirènes engendrent un vacarme odieux, qui presque toujours se déchaîne avec une frénésie inutile et traumatisante. Le vacarme, montant de la rue étroite trois étages seulement à la verticale de notre fenêtre, et amplifié comme par les parois d’un canyon, ricochait sur les murs noirs de suie de l’immeuble d’en face et s’engouffrait par la fenêtre proche comme un groin allongé, un cri solidifié. Il affolait le tympan, torture auriculaire d’un sadisme total, et je me levai d’un bond pour refermer la fenêtre. Au bout de la rue sombre, un panache de fumée sale jaillissait de ce qui semblait être un entrepôt, mais les fourgons d’incendie arrêtés au pied de l’immeuble, bloqués par quelque obstacle inconnu, continuaient à vomir vers le ciel leurs incroyables fanfares.
Je refermai violemment la fenêtre, ce qui me soulagea un peu, mais ne parut en rien aider Sophie ; vautrée sur le lit, elle agitait frénétiquement les talons, un oreiller plaqué sur la tête. Tous les deux hier encore citadins, nous avions l’habitude de cette agression plutôt banale, rarement si sonore et si proche pourtant. Ce trou de Washington avait engendré un vacarme que jamais je n’avais entendu à New York. Mais lentement les fourgons d’incendie contournaient maintenant l’obstacle, le bruit diminuait, et je reportai mon attention vers Sophie toujours vautrée sur le lit. Elle me regardait. Si l’horrible clameur m’avait sans plus mis les nerfs à vif, elle l’avait visiblement lacérée comme un fouet cruel. Le visage rose et crispé, elle se laissa rouler contre le mur, secouée de frissons et de nouveau en larmes. Je m’assis près d’elle. Une longue minute je la contemplai en silence jusqu’à ce qu’enfin ses sanglots se calment peu à peu, et je l’entendis dire :
— Je suis tellement désolée, Stingo. On dirait que je ne suis pas capable de me maîtriser.
— Tu t’en tires très bien, dis-je, sans guère de conviction.
Un long moment elle resta là allongée sans rien dire, contemplant le mur. Puis elle me dit :
— Stingo, t’est-il jamais arrivé dans ta vie de faire et de refaire sans cesse les mêmes rêves ? N’est-ce pas ce qu’on appelle des rêves récurrents ?
— Si, répondis-je, me rappelant ce rêve que je faisais tout enfant après la mort de ma mère – son cercueil ouvert dans le jardin, son visage ravagé et trempé de pluie qui me contemplait avec une expression de souffrance. Si, répétai-je, il y a un rêve qui me revenait constamment après la mort de ma mère.
— Tu crois que ces rêves sont toujours en rapport avec les parents ? Il y en a un que j’ai fait toute ma vie, et toujours il y est question de mon père.
— C’est bizarre, dis-je. Peut-être. Je ne sais pas. Les mères et les pères – on dirait qu’ils sont au cœur de notre vie. Ou qu’ils peuvent l’être.
— Tout à l’heure en dormant, j’ai fait ce rêve à propos de mon père, ce rêve que j’ai déjà fait si souvent. Mais j’ai dû l’oublier en me réveillant. Et puis tout à l’heure, la voiture de pompiers – la sirène. C’était horrible et pourtant il y avait une mélodie étrange. Est-il possible que ce soit à cause de ça – de la musique ? Ça m’a secouée et m’a rappelé le rêve.
— De quoi s’agissait-il ?
— Eh bien, c’était en rapport avec une chose qui m’est arrivée quand j’étais enfant.
— Qu’est-ce que c’était, Sophie ?
— Eh bien, pour comprendre le rêve, il faut d’abord que tu comprennes autre chose. Je devais avoir onze ans, comme toi. C’était en été, et nous passions nos vacances dans les Dolomites, comme je te l’ai raconté. Tu te souviens que je t’ai dit que chaque été, mon père louait un chalet au-dessus de Bolzano – dans un petit village du nom d’Oberbozen, où tout le monde parlait allemand, bien sûr. Il y avait une petite colonie de Polonais là-bas, des professeurs de Cracovie et de Varsovie et aussi quelques Polonais qui… – ma foi, je suppose qu’on pourrait dire que c’étaient des aristocrates polonais, du moins ils avaient de l’argent. Je me souviens qu’un de ces professeurs était le célèbre anthropologue Bronislaw Malinovski. Mon père essayait de fréquenter Malinovski, mais Malinovski détestait mon père. Un jour, à Cracovie, j’avais surpris une conversation, et quelqu’un disait que le Professeur Malinovski tenait mon père, le Professeur Bieganski, pour un parvenu et un homme d’une épouvantable vulgarité. En tout cas, à Oberbozen, il y avait une riche Polonaise, la Princesse Czartoryska, que mon père avait fini par très bien connaître, et pendant l’été il la voyait assez souvent. Elle venait d’une très vieille, très noble famille polonaise et mon père l’aimait beaucoup parce qu’elle était riche et aussi parce que, eh bien, elle partageait ses sentiments à propos des Juifs.
« C’était l’époque de Pilsudski, tu comprends, l’époque où les Juifs polonais étaient protégés et avaient, oui je suppose qu’on peut dire ça, une vie acceptable, et mon père et la Princesse Czartoryska se retrouvaient pour discuter du problème juif et de la nécessité de se débarrasser tôt ou tard des Juifs. C’est étrange, tu sais, Stingo, quand mon père était à Cracovie, il se montrait toujours très discret et évitait de parler des Juifs et de la haine qu’il leur vouait en présence de ma mère et de moi, ou de gens comme nous. Du moins quand j’étais enfant. Mais en Italie, tu comprends, à Oberbozen avec la Princesse Czartoryska, c’était différent. Elle avait quatre-vingts ans et même en plein été elle portait toujours de belles robes longues, et elle mettait des bijoux – elle avait une énorme broche avec des émeraudes, je m’en souviens –, et mon père et elle se retrouvaient pour le thé dans son élégant Sennhütte, chalet, je veux dire, et là ils parlaient des Juifs. Et ils parlaient toujours allemand. Elle avait un superbe chien de montagne, un Bernois, et moi je m’amusais avec le chien en les écoutant parler, et il était presque toujours question des Juifs. De la nécessité de les expédier quelque part, tous, de s’en débarrasser. La Princesse voulait même fonder une organisation exprès pour ça. Et ils parlaient toujours d’un tas d’îles – Ceylan, Sumatra, Cuba, mais surtout Madagascar, où ils souhaitaient expédier les Juifs. J’écoutais d’une oreille tout en jouant avec le petit-fils de la Princesse Czartoryska, un petit garçon, qui était anglais, ou encore je m’amusais avec le gros chien ou écoutais de la musique sur le phono. Et c’est cette musique, tu comprends, Stingo, qui a un rapport avec mon rêve. »
Sophie s’interrompit de nouveau et pressa ses doigts contre ses paupières closes. Puis elle se tourna vers moi, comme soudain arrachée à ses souvenirs, et quelque chose précipita son débit monotone :
« C’est bien sûr, n’est-ce pas, que nous aurons de la musique là où nous allons, Stingo ? Sans musique je ne serais pas capable de tenir longtemps.
— Écoute, Sophie, je vais être franc. Dans la cambrousse – je veux dire loin de New York – il n’y a rien à la radio. Ni WQXR, ni WNYC. Rien que Milton Cross et le Metropolitan Opera le samedi après-midi. Le reste, c’est de la musique de péquenots. Quelquefois, c’est formidable. Peut-être que je ferai de toi un fan de Roy Acuff. Mais je te le promets, la première chose que nous ferons une fois installés, ce sera d’acheter un tourne-disque et des disques.
— J’ai été tellement gâtée, glissa-t-elle, par toute cette musique que je dois à Nathan. Mais c’est mon sang, le sang de ma vie, tu sais, et je n’y peux rien. »
Elle se tut, rassemblant une nouvelle fois les fils décousus de ses souvenirs. Puis elle reprit :
« La Princesse Czartoryska avait un phono. Un de ces vieux appareils d’autrefois, pas très bon, mais c’était le premier que je voyais ou entendais. Bizarre, n’est-ce pas, cette vieille Polonaise ennemie des Juifs et son amour de la musique. Elle avait un tas de disques et je croyais devenir folle de joie quand elle les passait pour nous faire plaisir – à ma mère, mon père et moi et parfois à d’autres invités – et que nous écoutions ces disques. La plupart étaient des arias d’opéras français et italiens – Verdi et Rossini et Gounod –, mais je m’en souviens il y avait un disque qui me faisait presque m’évanouir tellement je l’aimais. Sans doute un disque très rare et très précieux. C’est difficile à croire maintenant, parce qu’il était très vieux et plein de bruits, mais moi je l’adorais. C’était Madame Schumann-Heink qui chantait des Lieder de Brahms. Sur une face il y avait ‘Der Schmied’, je me souviens, et sur l’autre ‘Von ewiger Liebe’, et la première fois, je suis restée là en extase à écouter cette voix merveilleuse qui sortait à travers toutes ces éraflures, en me répétant sans arrêt que c’était la chanson la plus somptueuse que j’avais jamais entendue, la voix d’un ange descendu sur terre. Bizarre, ces deux chansons, je ne les ai entendues qu’une seule fois pendant toutes les visites que j’ai faites à la Princesse avec mon père. Je mourais d’envie de les entendre de nouveau. Oh Seigneur, il me semblait que j’aurais pu faire n’importe quoi – même quelque chose de très mal – pour les entendre encore une fois et je mourais d’envie de demander à ce qu’on les passe de nouveau, mais j’étais trop timide, et en outre, mon père m’aurait punie si je m’étais avisée d’être si… si effrontée…
« Alors, dans ce rêve qui me revient si souvent, je vois la Princesse Czartoryska vêtue de sa belle robe et elle s’avance vers le phono, elle se retourne et chaque fois elle dit, comme si elle parlait à moi : ‘Ça te ferait plaisir d’entendre les Lieder de Brahms ?’ Et j’essaie toujours de dire oui. Mais avant que j’aie eu le temps de dire quelque chose, mon père intervient. Il est debout près de la Princesse et il me regarde bien en face, et il dit : ‘Je vous en prie, inutile de jouer cette musique pour l’enfant. Elle est trop stupide pour comprendre.’ Et alors je me réveille avec cette douleur… Seulement cette fois, ça a été encore pire, Stingo. Parce que dans mon rêve de tout à l’heure on aurait dit qu’il parlait à la Princesse non pas de la musique mais de… »
Sophie hésita, puis murmura :
« De ma mort. Il voulait que je meure, je crois. »
Je me détournai. Je fis les quelques pas qui me séparaient de la fenêtre, rempli d’un malaise et d’un chagrin pareils à une douleur profonde qui me tordait les entrailles. Une légère et âcre odeur de brûlé s’était infiltrée dans la pièce, pourtant j’ouvris la fenêtre et vis, tout en bas, la rue remplie de fumée qui dérivait en fragiles voiles bleuâtres. Au loin au-dessus de l’immeuble en feu, un nuage s’élevait en grosses volutes sales, mais je ne vis pas de flammes. La puanteur, plus forte maintenant, avait des relents de peinture ou de vernis brûlés et de caoutchouc chaud. D’autres sirènes hululaient, plus faibles cette fois, dans la direction opposée, et j’aperçus un panache d’eau qui jaillissait vers le ciel en direction de fenêtres invisibles, heurtait quelque enfer caché, puis s’évaporait en une nuée de vapeur. Sur les trottoirs en contrebas, des badauds en manches de chemise se rapprochaient en hésitant, tandis que deux agents s’efforçaient de bloquer la rue à l’aide de barrières de bois. Ni l’hôtel ni nous n’étions menacés, mais je me surpris à frissonner d’angoisse.
À l’instant où je me retournai vers Sophie toujours allongée sur le lit, elle leva les yeux vers moi :
« Stingo, il faut maintenant que je te dise quelque chose que je n’ai jamais dit à personne. Jamais.
— Eh bien, dis.
— Si tu ne sais pas ça, tu ne peux pas me comprendre. Et je m’en rends compte, il est grand temps que je le dise à quelqu’un.
— Dis-le-moi, Sophie.
— Mais d’abord, donne-moi quelque chose à boire.
Sans hésiter, j’allai ouvrir sa valise et extirpai du fouillis de lingerie et de soie la seconde bouteille de whisky que, je le savais, elle y gardait cachée. Sophie, saoule-toi, pensai-je, tu l’as bien mérité. Puis passant dans la minuscule salle de bains, je remplis à moitié d’eau un affreux verre en plastique grisâtre, et revins près du lit. Sophie prit la bouteille de whisky et remplit le verre à ras bord.
« Tu en veux ? proposa-t-elle.
Je secouai la tête et regagnai la fenêtre, m’emplissant les poumons de l’haleine âcre et chimique de l’incendie lointain.
« Le jour où je suis arrivée à Auschwitz, commença-t-elle derrière moi, il faisait beau. Les forsythias étaient en fleur.
Et moi je mangeais des bananes à Raleigh, Caroline du Nord, me dis-je ; ce n’était pas la première fois d’ailleurs depuis que je connaissais Sophie que cette idée me venait, mais c’était la première fois de ma vie peut-être que j’avais conscience de ce que signifiait l’Absurde, et de son irrémédiable, de son irrévocable horreur.
« Mais vois-tu, Stingo, cet hiver-là à Varsovie, une nuit, Wanda avait prédit sa propre mort et aussi ma mort et celle de mes enfants. »
Je ne me souviens plus exactement à quel moment, tandis que Sophie décrivait ces événements, le Pasteur Entwistle commença à s’entendre murmurer : « Oh mon Dieu, Oh mon Dieu. » Mais il me semble bien que pendant le long moment que dura son récit, tandis que la fumée montait en grosses volutes au-dessus des toits voisins et qu’enfin les flammes jaillissaient vers le ciel en un féroce brasier, je me rendis compte que ces mots d’abord empreints d’une pieuse ferveur toute presbytérienne finirent par se vider de tout sens. Ce qui signifie que les « Oh Dieu » ou « Oh mon Dieu » ou même « Seigneur Dieu » que sans trêve murmuraient mes lèvres étaient aussi ineptes que la vision que se fait de Dieu le premier imbécile venu, ou même que la notion qu’une pareille Chose puisse exister.
— Il m’est arrivé de me dire que tout ce qui était mauvais sur terre, tout le mal jamais inventé, avait un rapport avec mon père. Cet hiver-là à Varsovie, jamais je n’ai éprouvé le moindre remords en pensant à mon père et à ce qu’il avait écrit. Mais par contre, j’ai souvent ressenti une horrible honte, ce qui n’a rien à voir avec le remords. La honte est un sentiment vil, plus dur encore à supporter que le remords, et j’avais peine à vivre avec cette idée que les rêves de mon père étaient en train de se réaliser là, sous mes yeux. Et parce que je vivais avec Wanda, ou très près d’elle, j’ai fini par apprendre un tas d’autres choses. Elle s’arrangeait toujours pour être très bien renseignée à propos de ce qui se passait un peu partout, et je savais déjà qu’on déportait des milliers de Juifs à Treblinka et Auschwitz. D’abord, tout le monde croyait qu’on les déportait simplement pour travailler, mais la Résistance avait des sources de renseignement très sûres et, très vite, nous avons été au courant de la vérité, au courant des gazages et des crémations et de tout le reste. C’était là ce que mon père avait toujours souhaité – et ça me rendait malade.
« Quand je me rendais à mon travail à l’usine de papier goudronné, je passais à pied ou quelquefois en tramway le long du ghetto. Les Allemands n’avaient pas encore saigné le ghetto à mort, mais ils s’y employaient. Je voyais souvent ces longues files de Juifs avec les bras levés que les Nazis poussaient en avant comme du bétail, sous la menace de leurs fusils. Les Juifs avaient l’air si gris, si impuissants ; une fois, j’ai été obligée de descendre du tramway pour vomir. Et pendant tout ce temps-là, on aurait dit que mon père permettait cette horreur, non seulement la permettait, mais d’une certaine façon la créait. Je ne pouvais plus garder ça enfermé en moi davantage et je le savais, il fallait que j’en parle à quelqu’un. Personne à Varsovie ne savait grand-chose de moi ni de mon passé, je vivais sous le nom de mon mari. J’ai décidé de tout dire à Wanda au sujet de cette… de cette chose mauvaise.
« Et pourtant… et pourtant, tu sais, Stingo, il y avait encore une autre chose que je devais m’avouer à moi-même. Et c’était que j’étais fascinée par cette chose incroyable qui arrivait aux Juifs. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, sur ce sentiment. Ça n’avait rien à voir avec du plaisir. C’était tout le contraire, à vrai dire – de l’écœurement. Et pourtant quand à distance je passais devant le ghetto, je m’arrêtais et je restais véritablement fascinée par certaines choses, par la façon dont ils ramassaient les Juifs. Et puis j’ai compris les raisons de cette fascination, et j’en suis restée abasourdie. Et à cette révélation, je me suis sentie étouffer. C’était simplement que j’avais soudain compris que tant que les Allemands continueraient à consacrer cette incroyable énergie à détruire les Juifs – une énergie surhumaine, vraiment –, moi je ne courrais aucun risque. Non, pas vraiment aucun risque, mais moins de risques. Les choses avaient beau être terribles, nous courions tellement moins de risques que ces pauvres Juifs pris au piège. Et tant que les Allemands consacraient tant de forces à détruire les Juifs, j’avais l’impression que moi-même, Jan et Eva, nous courions moins de risques. Et même Wanda et Jozef, malgré toutes les choses dangereuses qu’ils faisaient. Mais le résultat c’était que je me sentais encore plus honteuse, si bien que le soir dont je te parle, j’ai décidé de tout dire à Wanda.
« Nous étions en train de terminer notre repas, un repas très misérable, je me souviens – des haricots et de la soupe aux navets, et une espèce de fausse saucisse. Nous avions parlé de musique, toute cette musique que nous n’entendrions jamais. Pendant tout le repas, j’avais repoussé le moment de dire ce que j’avais sur le cœur, puis en fin de compte, j’ai rassemblé mon courage et j’ai dit : ‘Wanda, est-ce que le nom de Bieganski te dit quelque chose ? Zbigniew Bieganski ?’
« Les yeux de Wanda sont devenus flous quelques instants. Et puis elle a dit : ‘Oh oui, tu veux parler du professeur de Cracovie, le fasciste. Il a fait parler de lui avant la guerre à une certaine époque. Il faisait des discours hystériques contre les Juifs, ici même, dans cette ville. Je l’avais complètement oublié. Je me demande ce qu’il est devenu. Il travaille sans doute pour les Allemands.’
« ‘Il est mort, ai-je dit, c’était mon père.’
« J’ai vu très distinctement Wanda frissonner. Il faisait si froid dehors et aussi dedans. La neige fondue fouettait les vitres avec un bruit de crachat. Les enfants étaient au lit dans la chambre d’à côté. Je les avais mis au lit parce que chez moi, en bas, je n’avais plus rien, rien à brûler, ni charbon ni bois, et au moins Wanda, elle, elle avait un gros édredon sur le lit pour leur tenir chaud. Je ne quittais pas Wanda des yeux, mais aucune émotion ne se lisait sur son visage. Et au bout d’un moment, elle a dit : ‘Ainsi, c’était ton père. Ça devait être étrange d’avoir un homme pareil pour père. Comment est-ce qu’il était ?’
« Je suis restée stupéfaite par sa réaction, elle avait l’air de prendre la chose si calmement, de la trouver toute naturelle. Je veux dire, de tous ceux qui travaillaient pour la Résistance à Varsovie, c’était sans doute elle qui avait fait le plus pour aider les Juifs – ou pour essayer d’aider les Juifs, tellement c’était difficile. Disons que c’était sa spécialité, d’essayer d’aider le ghetto. Aussi elle estimait que ceux qui trahissaient les Juifs, même un seul Juif, trahissaient aussi la Pologne. C’était à cause de Wanda que Jozef s’était mis à assassiner les Polonais qui dénonçaient les Juifs. Elle était tellement militante, tellement dévouée, une vraie socialiste. Mais on aurait dit qu’elle n’était pas choquée, que ça ne lui faisait rien d’apprendre qui avait été mon père et il était clair qu’elle n’avait pas le sentiment que j’étais, disons, contaminée. Je lui ai dit : ‘Je trouve très difficile de parler de lui.’ Et alors très doucement elle m’a répondu : ‘Dans ce cas, mon petit cœur, n’en parle pas. Je me fiche de savoir qui était ton père. On ne peut pas te faire grief de ses misérables péchés.’
« Et je lui ai dit : ‘C’est tellement bizarre, tu sais. Il a été tué par les Allemands, en Allemagne même. À Sachsenhausen.’
« Mais même cette – disons même cette ironie – n’a pas eu l’air de beaucoup l’impressionner. Elle a cligné les yeux et a passé la main dans ses cheveux, c’est tout. Elle avait des cheveux roux, avec des mèches, sans aucun éclat – des mèches très ternes et très raides à cause de la mauvaise nourriture. Elle a simplement dit : ‘Sans doute qu’il se sera trouvé parmi les professeurs de l’université Jagellon qui se sont fait ramasser dans les premiers jours de l’occupation.’
« J’ai dît : ‘Oui, et mon mari aussi. Je ne t’ai jamais parlé de ça. C’était un disciple de mon père. Je le haïssais. Je t’ai menti. J’espère que tu me pardonneras de t’avoir raconté un jour qu’il était mort au combat pendant l’invasion.’
« Et puis, j’ai voulu aller jusqu’au bout de ce que j’avais commencé à faire – ces excuses –, mais Wanda m’a coupé. Elle a allumé une cigarette, je me souviens qu’elle fumait comme un pompier chaque fois qu’elle réussissait à trouver des cigarettes. Et elle a dit : ‘Zosia ma chérie, c’est sans importance. Bonté divine, crois-tu vraiment que ce qu’ils étaient m’intéresse ? C’est toi qui comptes. Ton mari aurait aussi bien pu être un gorille et ton père Joseph Goebbels en personne, tu resterais quand même mon amie la plus chère.’ Et puis elle s’est approchée de la fenêtre et elle a baissé le store. Elle faisait ça uniquement quand un danger menaçait. L’appartement était au cinquième, mais l’immeuble était isolé au milieu de terrains bombardés et tout ce qui se passait à l’intérieur risquait d’être aussitôt repéré par les Allemands. Aussi Wanda ne prenait-elle jamais de risques. Je me souviens qu’elle a alors jeté un coup d’œil à sa montre et qu’elle a dit : ‘Nous allons recevoir une visite d’une minute à l’autre. Deux chefs de la Résistance du ghetto. Ils viennent prendre un lot de revolvers.’
« Je me souviens d’avoir pensé : Dieu du ciel ! Mon cœur faisait toujours un bond terrible et je sentais une vague de nausée m’envahir chaque fois que Wanda parlait de revolvers ou de rendez-vous clandestins, ou de choses qui impliquaient un danger et le risque de se faire prendre par les Allemands. Se faire prendre en train d’aider les Juifs signifiait la mort, tu sais. Moi, chaque fois, je devenais toute moite et toute faible – oh, j’étais tellement lâche ! J’espérais que Wanda n’avait pas remarqué ces symptômes, et chaque fois, il m’arrivait de me demander si cette lâcheté n’était pas encore une de ces choses que j’avais héritées de mon père. Mais Wanda disait : ‘J’ai entendu parler d’un de ces Juifs par le téléphone arabe. Il passe pour un homme très courageux, très compétent. Pourtant, il est désespéré. La Résistance existe, c’est vrai, mais elle est désorganisée. J’ai fait passer un message aux camarades de notre groupe pour les avertir qu’un soulèvement général est imminent dans le ghetto. Nous avons eu d’autres contacts, mais ce type, c’est une vraie locomotive – un entraîneur d’hommes. Feldshon, je crois qu’il s’appelle.’
« Nous avons attendu un long moment les deux Juifs, mais ils ne sont pas venus. Wanda m’a confié que les revolvers étaient cachés dans la cave. Je suis passée dans la chambre pour jeter un coup d’œil aux enfants. Même dans la chambre il faisait si froid que l’air coupait comme une lame, et au-dessus de la tête de Jan et d’Eva, il y avait un petit nuage de vapeur. J’entendais le vent siffler dans les fentes autour de la fenêtre. Mais sur le lit il y avait un de ces énormes vieux édredons polonais bourrés de duvet d’oie et les enfants étaient bien au chaud. Je me souviens que j’ai prié, pourtant, prié pour que le Ciel m’envoie un peu de charbon ou de bois pour chauffer mon appartement le lendemain. De l’autre côté de la fenêtre, il faisait incroyablement noir, la ville tout entière plongée dans le noir. Je n’arrêtais pas de trembler de froid. Ce soir-là Eva était rentrée avec un rhume et de très fortes douleurs dans l’oreille et elle avait mis longtemps avant de s’endormir. Elle souffrait affreusement. Mais Wanda avait déniché un peu d’aspirine, ce qui était très rare – Wanda était capable de trouver presque n’importe quoi – et Eva s’était endormie. J’ai fait une autre prière pour que le lendemain matin l’infection ait disparu, et aussi la douleur. Et puis j’ai entendu frapper à la porte et je suis retournée dans la salle à manger.
« Je ne me souviens pas très bien de l’autre Juif – il n’a pas dit grand-chose –, mais je me souviens très bien de Feldshon. C’était un homme trapu avec des cheveux blonds, de quarante-cinq ans environ, je crois, avec des yeux très perçants et très intelligents. Des yeux dont le regard vous transperçait malgré les verres très épais qui le filtraient, et je me souviens qu’un des verres était fêlé et avait été recollé. Je me souviens aussi que malgré sa politesse il avait l’air en colère. Ses manières avaient beau être parfaites, on aurait dit qu’il bouillonnait de fureur et de haine. Et tout de suite il a dit à Wanda : ‘Je ne peux pas vous payer maintenant, vous rembourser tout de suite ce que je vous dois pour les armes.’ J’avais du mal à comprendre son polonais, tellement il avait de la peine à trouver ses mots. ‘Il est sûr que je serai capable de vous payer bientôt a-t-il dit de sa voix gauche et furieuse, mais pas maintenant.’
« Wanda leur a dit de s’asseoir, à lui et à l’autre Juif, et elle s’est mise à parler en allemand. Et elle a commencé par dire quelque chose de très brutal : Vous avez un accent allemand. Vous pouvez nous parler allemand, ou yiddish si vous préférez…’
« Mais il l’a coupée de son ton furieux et exaspéré, dans un allemand parfait : ‘Je n’ai pas besoin de parler yiddish ! Je parlais allemand avant même que vous soyez née…’
« Mais cette fois c’est lui que Wanda a interrompu aussitôt. ‘Inutile de perdre son temps en explications compliquées. Parlez allemand. Mon amie et moi parlons toutes les deux allemand. Pas question de vous demander un jour de payer ces armes, surtout pas en ce moment. Elles ont été volées aux SS, et vu les circonstances, nous ne voudrions pas de votre argent. Pourtant des fonds nous seraient bien utiles. On parlera d’argent une autre fois.’ Tout le monde s’est assis. Wanda s’est assise à côté de Feldshon sous la petite ampoule. La lumière était jaune et irrégulière, on ne savait jamais si elle n’allait pas s’éteindre. Elle a offert des cigarettes à Feldshon et à l’autre Juif, et ils ont accepté. Elle a dit : ‘Ce sont des cigarettes yougoslaves, volées aux Allemands elles aussi. Cette lampe risque de s’éteindre d’une minute à l’autre, alors parlons de notre affaire. Mais d’abord je veux savoir quelque chose. D’où sortez-vous, Feldshon ? Je veux savoir avec qui je traite et j’ai le droit de le savoir. Alors, crachez le morceau. Il se peut que nous fassions des affaires ensemble pendant un certain temps.’
« C’était extraordinaire, tu sais, la manière dont se comportait Wanda, cette totale spontanéité avec laquelle elle s’adressait aux gens – à n’importe qui, même aux inconnus. Une spontanéité presque effrontée, pourrait-on dire, et dans ces moments-là, elle ressemblait à un homme, à un dur, mais comme il y avait tant d’autres choses en elle qui étaient jeunes et féminines, et aussi une certaine douceur, personne ne lui en tenait rigueur. Je me souviens de l’avoir regardée. Elle avait un air très… hagard, disons. Il y avait deux nuits qu’elle ne fermait pas l’œil, toujours à travailler, à circuler, et toujours en danger. Elle passait beaucoup de temps à travailler pour un journal clandestin ; et c’était très dangereux. Je crois que je te l’ai dit, elle n’était pas très belle – elle avait un visage laiteux couvert de taches de rousseur, et une grosse mâchoire –, mais elle avait un tel magnétisme que ça la transformait, lui donnait une séduction étrange. Je continuais à la regarder – son visage était aussi dur et impatient que celui du Juif – et cette intensité était quelque chose d’extraordinaire à voir. Hypnotique.
« Feldshon a dit : ‘Je suis né à Bydgoszcz, mais quand j’étais tout gosse, mes parents m’ont emmené en Allemagne.’ Et puis sa voix est devenue furieuse et sarcastique : ‘C’est ce qui explique mon mauvais polonais. Je reconnais que dans le ghetto, certains d’entre nous le parlent le moins souvent possible. Il serait agréable de parler une autre langue que celle d’un oppresseur. Tibétain ? Esquimau ?’ Et puis il a continué, plus doucement : ‘Pardonnez la parenthèse. J’ai été élevé à Hambourg et c’est là que j’ai fait mes études. J’ai été un des premiers étudiants de la nouvelle université. Plus tard j’ai enseigné comme professeur dans un lycée. À Würzburg. J’enseignais le français et la littérature anglaise. C’est alors que j’ai été arrêté. Quand ils se sont rendu compte que j’étais né en Pologne, j’ai été déporté ici, en 1938, avec ma femme et ma fille, en même temps que pas mal d’autres Juifs d’origine polonaise.’ Il s’arrêta un instant puis reprit d’un ton amer : ‘Nous avons échappé aux Nazis et les voilà en train de démolir nos murs. Mais qui devrions-nous craindre le plus, les Nazis ou les Polonais – les Polonais que sans doute je devrais considérer comme mes compatriotes ? Du moins je sais ce dont sont capables les Nazis.’
« Wanda n’a pas relevé. Elle s’est mise à parler des revolvers. Elle a dit que pour le moment ils étaient cachés dans la cave enveloppés dans du gros papier. Il y avait aussi une caisse de cartouches. Elle a regardé sa montre et a expliqué que dans quinze minutes exactement deux membres de la Résistance attendraient dans la cave et se tiendraient prêts à transporter les caisses dans le vestibule. Un signal avait été convenu. Elle a déclaré que sitôt qu’elle entendrait le signal, elle ferait signe à Feldshon et à l’autre Juif. Ils quitteraient aussitôt l’appartement et descendraient l’escalier pour rejoindre le vestibule, où ils trouveraient les paquets. Ils devraient alors quitter l’immeuble le plus vite possible. Je me souviens encore qu’elle a ajouté qu’elle voulait préciser un point. Un des revolvers – des Lüger, je me souviens – avait un percuteur cassé ou je ne sais pas quoi, mais elle essaierait de trouver la pièce de rechange le plus vite possible.
« Et puis Feldshon lui a demandé : ‘il y a une chose que vous n’avez pas dite. Combien d’armes y a-t-il ?’
« Wanda l’a regardé : ‘Je croyais qu’on vous avait prévenu. Trois Lüger automatiques.’
« Feldshon, son visage est devenu tout blanc, vraiment tout blanc. ‘Je ne peux pas y croire, qu’il a murmuré. On m’avait assuré qu’il y avait une douzaine de revolvers, quinze peut-être. Et aussi des grenades. Je ne peux pas y croire !’ Je voyais bien à quel point il était plein de colère, mais aussi de désespoir. Il a secoué la tête. ‘Trois Lüger, dont un avec le percuteur cassé. Mon Dieu !’
« Alors Wanda lui a dit, le plus naturellement du monde – mais en essayant de réprimer ses propres sentiments, je le voyais bien : ‘Nous ne pouvons pas faire mieux en ce moment. Mais nous allons essayer d’en trouver d’autres. Je crois que nous y arriverons. Il y a environ quatre cents cartouches. Il vous en faudra davantage, et ça aussi nous essaierons de vous le trouver.’
« Et puis tout à coup Feldshon a dit d’une voix plus douce, comme pour s’excuser : ‘Vous pardonnerez ma réaction, j’espère. Seulement, on m’avait laissé entendre qu’il y en aurait davantage et c’est une grosse déception. Et aussi, aujourd’hui, tout à l’heure, j’ai essayé de faire affaire avec un autre groupe de résistants, pour voir si nous pouvions compter sur une aide de leur part.’ Là il s’est arrêté, et de nouveau il a regardé Wanda avec son air furieux. ‘Ça a été affreux – incroyable ! Des ivrognes, des salauds ! En fait ils nous ont ri au nez, ils se sont moqués de nous – et ça leur faisait plaisir de rire et de se moquer. Ils nous ont traités de youpins ! Et c’étaient des Polonais !’
« Et Wanda lui a demandé de son ton posé : ‘Qui étaient ces gens ?’
« ‘L’O.N.R., qu’ils se sont baptisés. Mais j’ai eu le même problème hier avec un autre groupe de résistants polonais.’ Il a regardé Wanda, toujours bouillonnant de fureur et de désespoir, et il a dit : ‘Trois revolvers, plus des sarcasmes et des moqueries, voilà ce qu’on m’offre pour repousser vingt mille soldats allemands. Par le nom de Dieu, qu’est-ce qui se passe ?’
« Wanda s’impatientait de plus en plus contre Feldshon, je le voyais bien, elle était furieuse contre tout – contre la vie. ‘L’O N R., cette bande de sales collaborateurs. Des fanatiques, des fascistes. En tant que Juif, vous auriez rencontré plus de sympathie auprès des Ukrainiens ou de Hans Frank. Mais laissez-moi vous faire une dernière mise en garde. Les Communistes ne valent guère mieux. Ils sont pires. Si jamais vous rencontrez les partisans du Général Korczynski, les Rouges, vous risquez d’être abattu à vue.’
« ‘C’est ignoble ! a dit Feldshon. Je vous suis reconnaissant de ces trois pistolets, mais ne voyez-vous pas comment tout ça me donne envie de me tordre de rire ? Il y a dans ce qui se passe ici quelque chose d’incroyable ! Avez-vous lu Lord Jim ? Cette histoire de l’officier qui déserte le navire en train de sombrer, et qui grimpe dans un canot en abandonnant à leur sort les passagers impuissants ? Pardonnez-moi cette référence, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que la même chose est en train de se passer ici. Nos compatriotes nous laissent nous noyer !’
« J’ai vu Wanda se lever, elle s’est appuyée du bout des doigts sur la table et elle s’est penchée un peu vers Feldshon. Une fois de plus, elle essayait de garder son calme, mais je voyais bien que ce n’étais pas sans mal. Elle était si pâle, si lasse. Et elle s’est mise à lui parler d’une voix désespérée. ‘Feldshon, ou vous êtes stupide ou vous êtes naïf, ou les deux. Comme il paraît douteux que quelqu’un capable d’apprécier Conrad soit stupide, vous devez être naïf. Vous n’avez certainement pas oublié le simple fait que la Pologne est un pays antisémite. Vous venez vous-même d’employer le mot ‘oppresseur’. Vous qui vivez dans un pays qui pratiquement a inventé l’antisémitisme, vous qui vivez dans un ghetto, que nous autres Polonais avons créé, comment pourriez-vous espérer recevoir le moindre secours de vos compatriotes ? Comment pourriez-vous espérer la moindre chose sinon de la part d’une petite poignée d’entre nous qui pour diverses raisons – idéalisme, conviction morale, solidarité humaine élémentaire n’importe – tiennent à faire tout ce qu’ils peuvent pour sauver un certain nombre de vos vies ? Mon Dieu, Feldshon, il est probable que vos parents ont fui la Pologne avec vous pour être débarrassés à jamais des bourreaux de Juifs. Les pauvres, comment auraient-ils pu se douter que cette Allemagne chaleureuse et accueillante, cette Allemagne amie des Juifs et imprégnée de sentiments humanistes se transformerait en un enfer de feu et de glace et vous rejetterait un jour. Ils ne pouvaient pas savoir que lorsque vous rentreriez en Pologne, les mêmes bourreaux de Juifs seraient là à vous attendre, vous, votre femme et votre fille, prêts à vous écraser et à vous broyer en poussière sous leurs bottes. Ce pays est un pays cruel, Feldshon. S’il est devenu si cruel au fil des années, c’est que si souvent il a goûté la défaite. En dépit du Dreck que proclame l’Évangile l’adversité n’engendre ni compassion ni compréhension, mais la cruauté. Et les peuples vaincus comme les Polonais savent se montrer suprêmement cruels envers les autres peuples qui se sont mis à l’écart du troupeau, comme vous les Juifs. Je suis surprise que cette bande de l’O.N.R. vous ait laissés filer en se contentant de vous traiter de youpins !’ Elle s’est arrêtée quelques instants et puis elle a dit : ‘Et maintenant, trouvez-vous étrange que je continue à aimer ce pays plus que je n’ai envie de le dire – plus que la vie elle-même – et que, s’il le fallait, je serais prête à mourir pour lui dans les dix minutes qui suivent ?’
« Feldshon lui aussi regardait Wanda d’un air furieux, et il a dit : ‘Étrange, je crois que je ne demanderais pas mieux, mais bien sûr je ne peux pas, puisque moi aussi je suis prêt à mourir.’
« Je commençais à me faire beaucoup de souci pour Wanda. Je ne l’avais jamais vue si fatiguée, à bout de nerfs, disons. Il y avait si longtemps qu’elle travaillait trop dur, mangeait trop peu, se passait de sommeil. De temps en temps sa voix se fêlait, et tout à coup j’ai vu trembler ses doigts qu’elle tenait appuyés contre la table. Elle gardait les yeux fermés, les paupières crispées, et elle frissonnait en oscillant un peu. J’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Et puis elle a rouvert les yeux et s’est remise à parler. Sa voix était rauque et tendue, lourde de chagrin. ‘Vous parliez de Lord Jim, un livre qu’il se trouve que je connais. Je pense que votre comparaison est bonne, mais on dirait que vous avez oublié le dénouement. Il me semble que vous avez oublié comment à la fin le héros se rachète de sa trahison, se rachète au prix de sa propre mort. De ses propres souffrances et de sa propre mort. Est-il exagéré de penser que parmi nous autres Polonais, certains seront capables de racheter la trahison de vous autres Juifs par nos concitoyens ? Même si notre combat ne parvient pas à vous sauver ? Aucune importance. Qu’il vous sauve ou qu’il ne vous sauve pas, moi pour ma part, je tiens à l’idée que nous aurons essayé – au prix de nos souffrances, et sans doute même de notre mort.’
« Et puis quelques instants plus tard, Wanda a continué : ‘Je n’ai pas voulu vous offenser, Feldshon. Vous êtes un homme brave, c’est évident. Vous avez risqué votre vie pour venir ici ce soir. Je sais ce qu’est votre épreuve. Je le sais depuis l’été dernier quand j’ai vu les premières photos qui ont filtré de Treblinka. J’ai été parmi les premiers à les voir, et comme tout le monde, j’ai commencé par ne pas y croire. Maintenant j’y crois. Rien ne peut surpasser l’horreur de votre épreuve. Chaque fois que je m’approche du ghetto, je pense à des rats enfermés dans un tonneau et abattus à la mitraillette par un fou. C’est de cette façon que je ressens votre impuissance. Mais nous autres Polonais sommes impuissants aussi, à notre façon. Nous avons davantage de liberté que vous autres les Juifs – beaucoup plus, plus de liberté de mouvement, plus de liberté par rapport au péril immédiat –, mais n’empêche que nous sommes assiégés en permanence. Nous ne sommes pas des rats dans un tonneau, nous sommes des rats dans un immeuble en flammes. Nous pouvons nous écarter des flammes, nous réfugier dans des coins frais, descendre dans la cave, nous mettre à l’abri du danger. Et certains, en nombre infime, peuvent même s’échapper de l’immeuble. Chaque jour beaucoup d’entre nous sont brûlés vifs, mais c’est un grand immeuble, ce qui fait que notre nombre même nous protège. L’incendie ne peut pas nous dévorer tous, et puis un jour, peut-être – le feu finira par s’éteindre tout seul. Dans ce cas, il y aura beaucoup de survivants. Mais le tonneau – des rats du tonneau, presque aucun ne survivra.’ Là, Wanda a respiré un bon coup et a regardé Feldshon bien en face. ‘Mais laissez-moi vous poser une question, Feldshon. Est-il raisonnable d’espérer que les rats terrifiés de l’immeuble se soucient beaucoup des rats enfermés dans le tonneau – des rats avec lesquels d’ailleurs ils n’ont jamais eu la moindre affinité ?’
« Feldshon a regardé Wanda sans rien dire. Depuis de longues minutes il ne la quittait pas des yeux. Il n’a rien dit.
« Et puis Wanda a regardé sa montre. ‘Dans exactement quatre minutes nous entendrons le coup de sifflet. Ça veut dire que tous les deux vous allez sortir et descendre. Les paquets vous attendront près de la porte.’ Et puis elle a ajouté : ‘Il y a trois jours, j’ai négocié dans le ghetto avec un de vos coreligionnaires. Je ne mentionnerai pas son nom, c’est inutile. Je dirai simplement que c’est le chef de l’une des factions qui vous est violemment hostile, à vous-même et à votre groupe. Je crois que c’est un poète, ou un romancier. Je l’ai trouvé sympathique, oui, mais il a dit une chose que je n’ai pas pu supporter. J’ai trouvé ça prétentieux, cette façon qu’il avait de parler des Juifs. Il a utilisé la formule : Notre précieux patrimoine de souffrance.’
« C’est alors que Feldshon l’a coupée net et a dit quelque chose qui nous a tous fait rire un peu. Même Wanda a souri. Il a dit : ‘Ça ne peut être que Lewental. Moses Lewental. Ce Schmalz !’
« Mais Wanda a dit : ‘Je méprise l’idée que la souffrance est précieuse. Dans cette guerre, tout le monde souffre – Juifs, Polonais, Tziganes, Russes, Tchèques, Yougoslaves, tous les autres. Nous sommes tous des victimes. Mais les Juifs, eux, sont en outre les victimes de victimes, c’est la différence essentielle. Pourtant jamais la souffrance n’est précieuse et tout le monde meurt de la même mort dégueulasse. Avant que vous partiez, je veux vous montrer quelques photos. Je les avais dans ma poche quand j’ai parlé à Lewental. On venait juste de me les remettre. J’avais l’intention de les lui montrer, mais je ne l’ai pas fait, je ne sais pas pourquoi. À vous je vais les montrer.’
« Au même moment la lumière est tombée en panne, la petite ampoule a palpité, puis s’est éteinte. J’ai senti en plein cœur le coup de poignard de la peur. Quelquefois, c’était simplement une panne d’électricité. Mais d’autres fois, je le savais, quand les Allemands montaient une embuscade, il leur arrivait de couper le courant dans un immeuble entier pour piéger tous les habitants dans le faisceau de leurs projecteurs. Nous sommes tous restés quelques instants immobiles. Une lueur rouge venait de la petite cheminée. Et puis quand Wanda a été certaine que ce n’était qu’une panne, elle a allumé une bougie. Je continuais à frissonner de terreur quand Wanda a jeté plusieurs photos sur la table au pied de la bougie et elle a dit : ‘Regardez.’
« Tout le monde s’est penché en avant. D’abord, je n’ai pas distingué grand-chose, un simple fouillis de bâtons – un énorme monceau de bâtons, comme des petites branches d’arbre. Et puis j’ai vu – cette image intolérable, un wagon rempli d’enfants morts, des dizaines, peut-être cent, tous dans ces postures raides et enchevêtrées qui ne pouvaient signifier qu’une chose, qu’ils étaient morts de froid. Les autres photos étaient pareilles – d’autres wagons avec des dizaines et des dizaines d’enfants, tous raides et gelés.
« ‘Il ne s’agit pas d’enfants juifs, dit Wanda, ces enfants sont de petits Polonais, et aucun n’avait plus de douze ans. Quelques-uns des petits rats qui n’ont pas réussi à s’échapper du bâtiment en flammes. Ces photos ont été prises par des membres de la Résistance qui ont réussi à pénétrer dans ces wagons arrêtés sur une voie de garage, quelque part entre Zamosc et Lublin. Il y en a plusieurs centaines sur ces photos, qui ne concernent qu’un seul train. Il y a eu d’autres trains abandonnés sur des voies de garage où les enfants sont morts de faim ou de froid, ou souvent des deux. Ceci n’est qu’un échantillon. Ceux qui sont morts se comptent par milliers.’
« Personne n’a rien dit. J’entendais le bruit de nos respirations, mais personne ne parlait. Et puis, enfin, Wanda s’est remise à parler, et pour la première fois sa voix était vraiment étranglée et tremblante – on pouvait presque sentir son épuisement et son chagrin. ‘Nous ne savons toujours pas exactement d’où venaient ces enfants mais nous croyons savoir qui ils étaient. On croit qu’il s’agit de ceux qui ont été jugés inaptes au programme de Germanisation, le programme Lebensborn. Nous pensons qu’ils viennent de la région de Zamosc. D’après ce qu’on m’a dit, ils faisaient partie des milliers d’enfants arrachés à leurs parents, mais finalement jugés racialement inaptes et du même coup voués à l’élimination – je veux dire l’extermination – à Maidanek ou Auschwitz. Mais ils ne sont jamais arrivés à destination. À un moment prévu, le train, comme tant d’autres, a été détourné sur une voie de garage où on a laissé les enfants mourir de la façon que vous voyez. D’autres sont morts de faim et d’autres asphyxiés dans des wagons hermétiquement clos. Trente mille enfants polonais ont disparu de la seule région de Zamosc. Des milliers et des milliers d’entre eux sont morts. Ça aussi c’est du génocide, Feldshon.’ Elle a passé ses mains sur ses yeux et puis elle a ajouté : ‘J’avais l’intention de vous parler des adultes, des milliers d’hommes et de femmes innocents massacrés dans la seule région de Zamosc. Mais je ne le ferai pas. Je suis fatiguée ; tout à coup la tête me tourne horriblement. Ces enfant suffisent.’
« Wanda titubait un peu. Je me souviens que je l’ai prise par le coude et que doucement j’ai essayé de la tirer, de l’obliger à s’asseoir. Mais elle, elle a continué à parler à la lueur de la bougie, d’une voix maintenant morne et monotone, comme en transe : ‘C’est vous que les Nazis haïssent le plus, Feldshon, et c’est vous qui de beaucoup souffrirez le plus, mais ils ne se contenteront pas des Juifs. Croyez-vous vraiment que quand ils en auront fini avec vous, les Juifs, ils vont s’essuyer les mains et s’arrêter de tuer pour faire la paix avec le reste du monde ? Si vous avez cette illusion, c’est que vous sous-estimez le mal qui est en eux. Parce que quand ils vous auront liquidés, ils viendront me faire mon affaire à moi. Moi qui pourtant suis à moitié allemande. Et j’imagine qu’ils ne me feront pas de cadeau, avant d’en finir. Et puis, ce sera le tour de mon amie, la jolie blonde que vous voyez et ils feront avec elle ce qu’ils ont fait avec vous. Et en même temps ils n’épargneront pas ses enfants, pas plus qu’ils n’ont épargné ces petits enfants gelés que vous voyez là.’
Là-bas à Washington, D. C., dans le cagibi envahi par la pénombre qui nous servait de chambre, Sophie et moi, presque sans nous en rendre compte, avions changé de place, si bien que c’était moi qui, les yeux au plafond, étais étendu sur le lit tandis que, postée devant la fenêtre à l’endroit où je me tenais tout à l’heure, elle regardait pensivement l’incendie lointain. Elle resta quelques instants silencieuse, et je distinguai son profil, plongé dans le souvenir, son regard fixé sur l’horizon empanaché de fumée. Dans le silence, me parvinrent les piaillements et les gloussements des pigeons juchés sur la saillie de la fenêtre, et de l’endroit où des hommes luttaient contre le feu, une rumeur indistincte et lointaine. La cloche de l’église sonna de nouveau : il était quatre heures.
Enfin Sophie se remit à parler :
« À Auschwitz l’année suivante, je te l’ai dit, ils ont pris Wanda, ils l’ont torturée, ils l’ont suspendue à un croc de boucher et ils l’ont laissée s’étrangler. Quand j’ai appris ça, j’ai souvent pensé à elle et de bien des façons, mais je la revoyais surtout telle que je l’avais vue pendant cette nuit de Varsovie. Je la revoyais en imagination après que Feldshon et l’autre Juif nous eurent quittées pour aller chercher les revolvers, assise à la table le visage entre les mains, complètement épuisée et en larmes. C’est étrange, jamais je ne l’avais vue pleurer. Je pense qu’elle avait toujours jugé que c’était de la faiblesse. Mais je me souviens que je suis restée près d’elle une main posée sur son épaule, à la regarder pleurer. Elle était si jeune, tout juste mon âge. Si courageuse.
« Elle était lesbienne, Stingo. Ce qu’elle était n’a plus d’importance maintenant, même alors ça n’avait pas d’importance. Mais je me disais que, comme je t’ai dit tellement de choses à propos de tout, tu aimerais peut-être le savoir. Nous avons fait l’amour ensemble une ou deux fois – autant que je te le dise aussi –, mais tu sais, ça ne signifiait pas grand-chose ni pour l’une ni pour l’autre. Dans le fond, elle savait que je… eh bien, qu’en réalité je n’avais pas envie d’elle de cette façon, ce qui fait que jamais elle n’a insisté pour que je continue. Elle ne s’est jamais mise en colère ni rien. Je l’aimais, pourtant, parce qu’elle était meilleure que moi, et plus brave, d’une bravoure incroyable.
« Donc comme je te l’ai dit, elle a prédit sa propre mort, et ma mort, et la mort de mes enfants. Elle s’est endormie sur la table la tête entre les bras. Je n’ai pas voulu la déranger tout de suite, j’ai réfléchi à ce qu’elle avait dit au sujet des enfants, et aux photos de ces petits cadavres gelés – tout à coup je me suis sentie hantée et terrorisée comme jamais encore je ne l’avais été, même au milieu du désespoir qui m’avait si souvent accablée, un désespoir qui avait le goût de la mort. Je suis passée dans la chambre où dormaient mes enfants. J’étais tellement accablée par ce qu’avait dit Wanda que j’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû faire – je le savais au moment même où je le faisais ; j’ai réveillé Eva et Jan et je les ai pris dans mes bras pour les serrer tous les deux contre moi. Ils étaient si lourds tous les deux, pendant qu’ils se réveillaient en gémissant et en murmurant, et pourtant, pour moi, bizarrement légers, à cause de mon désir frénétique de les tenir tous les deux dans mes bras. Et ce qu’avait dit Wanda à propos de l’avenir m’avait remplie de terreur et de désespoir, parce que, je le savais, tout ce qu’elle avait dit était vrai et que je n’étais pas capable d’accepter quelque chose d’aussi monstrueux, d’aussi écrasant.
« Derrière la fenêtre il faisait froid et noir, pas de lumières dans Varsovie, une ville froide et noire au-delà de toute description, une ville sans rien sinon l’obscurité remplie de neige fondue, et le vent. Je me souviens d’avoir ouvert la fenêtre pour laisser entrer la glace et le vent. Je ne peux pas te dire à quel point j’ai été à deux doigts alors de me précipiter avec mes enfants dans cette obscurité – ni combien de fois depuis je me suis maudite de ne pas l’avoir fait.
Le wagon du train qui transporta Sophie, ses enfants et Wanda à Auschwitz (en même temps qu’un ramassis hétéroclite de résistants et autres Polonais pris au piège dans la dernière rafle) n’était pas un wagon ordinaire. Ce n’était ni un wagon de marchandises ni un de ces wagons à bestiaux que les Allemands utilisaient d’ordinaire pour les déportations. Chose stupéfiante, c’était un antique wagon-lit encore intact, avec tapis dans le couloir, compartiments, toilettes et sur toutes les fenêtres de petites pancartes de métal en forme de losange pourvues d’inscriptions en polonais, français, russe et allemand, recommandant aux voyageurs de ne pas se pencher au-dehors. À l’équipement du wagon – les sièges sérieusement usés mais encore confortables, les lustres tarabiscotés et maintenant ternis – Sophie devina que la vénérable voiture avait jadis accueilli des voyageurs de première classe ; à une singulière différence près, il aurait pu s’agir d’un de ces wagons de son enfance qu’empruntait son père – qui voyageait toujours dans les règles de l’art – pour emmener sa famille à Vienne, Oberbozen ou Berlin.
La différence – tellement sinistre et oppressante qu’elle en eut le souffle coupé quand elle la remarqua – était que toutes les fenêtres étaient hermétiquement condamnées par des planches. Une autre différence était que dans chacun des compartiments prévus pour accueillir six ou huit personnes, les Allemands en avaient entassé de quinze à seize, outre tous les bagages qu’elles avaient pu emmener. Baignés dans une pénombre indistincte, et affreusement serrés, une demi-douzaine ou plus de prisonniers des deux sexes se tenaient plus ou moins debout dans le maigre espace alloué à leurs pieds, cramponnés les uns aux autres pour conserver l’équilibre en dépit des incessants coups de frein et accélérations du train, et constamment précipités sur les genoux de leurs compagnons assis. Un ou deux chefs résistants à l’esprit alerte prirent les choses en main. Un roulement fut mis au point pour permettre à ceux qui étaient debout de changer de temps en temps de place avec les autres ; l’inconfort s’en trouva atténué, mais rien ne put atténuer l’inconfort dû à la chaleur étouffante dégagée par les innombrables corps entassés, ni l’odeur âcre et fétide qui persista durant tout le voyage. Ce n’était pas tout à fait l’enfer, mais un néant d’inconfort et de désespoir ; Jan et Eva étaient les seuls enfants du compartiment ; Sophie et les autres les prirent tour à tour sur leurs genoux. Une personne au moins vomit dans cette cellule plongée dans une obscurité presque totale et il fallait une lutte acharnée pour parvenir à s’extirper du compartiment et se frayer un passage dans le couloir bondé jusqu’à l’une des toilettes. « Mieux aurait valu un wagon de marchandises, avait gémi une voix, au moins on aurait pu s’allonger. » Mais, chose curieuse, comparé aux normes des autres convois en route pour l’enfer qui à cette époque sillonnaient l’Europe, bloqués, détournés et retardés à des milliers de carrefours déserts dans le temps et l’espace, le voyage de Sophie ne fut pas d’une longueur excessive : ce qui aurait dû être un trajet d’une matinée, de six heures à midi, ne prit pas plus de trente heures.
Peut-être parce que (comme tant de fois elle m’en avait fait l’aveu) elle s’était si souvent laissé guider par sa tendance à prendre ses désirs pour des réalités, elle avait tiré un certain réconfort du fait que les Allemands leur avaient réservé, à ses compagnons de captivité et à elle, ce mode de transport inédit. Il était de notoriété publique que les Nazis utilisaient des wagons réservés aux marchandises ou aux bestiaux pour expédier les gens dans les camps. Aussi, une fois embarquée avec Jan et Eva, s’empressa-t-elle de rejeter l’idée logique qui l’effleura un instant, que si leurs ravisseurs utilisaient ce wagon au luxe décrépit, c’était simplement parce qu’il était pratique et disponible (comme le prouvaient les fenêtres barricadées à la hâte). Au lieu de quoi, elle s’accrocha à l’idée vaguement rassurante que ce mode de transport presque luxueux, où Polonais nantis et riches touristes s’étaient prélassés aux jours d’avant la guerre, signifiait maintenant qu’ils bénéficiaient de privilèges spéciaux, impliquait qu’elle pouvait espérer être mieux traitée que les 1 800 Juifs de Malkinia entassés à l’avant du train, dans leurs wagons à bestiaux plongés dans le noir et hermétiquement clos depuis plusieurs jours. C’était là une illusion aussi stupide et fantasque (aussi ignoble en fait) que l’idée qu’elle s’était faite du ghetto : à savoir que la simple présence des Juifs, et l’importance que les Nazis attribuaient à leur extermination, étaient d’une certaine façon un gage de sa propre sécurité. Et du salut d’Eva et de Jan.
Au nom d’Oswiecim – Auschwitz – qui avait couru dans un murmure à travers tout le compartiment, elle avait d’abord failli s’évanouir de peur, mais elle ne douta pas un instant que c’était bien là leur destination. Un minuscule éclat de lumière, accrochant son œil, attira son attention vers une petite fente dans le panneau de contre-plaqué qui masquait la fenêtre, et pendant la première heure, elle réussit à distinguer assez de choses à la lueur de l’aube pour deviner leur direction : le sud. Droit vers le sud le long des petits villages qui s’entassent à la périphérie de Varsovie à la place des habituels faubourgs des grandes villes, droit vers le sud, à travers les champs et les taillis de hêtres verdoyants, droit vers le sud en direction de Cracovie. Et de toutes les destinations possibles, au sud il n’y avait qu’Auschwitz, et elle se souvenait du désespoir qui l’envahit quand ses propres yeux lui confirmèrent ses craintes. Auschwitz jouissait d’une réputation sinistre, immonde, terrifiante. Dans la prison de la Gestapo, les rumeurs avaient pour la plupart appuyé l’hypothèse qu’ils étaient destinés à être expédiés à Auschwitz, et elle n’avait cessé d’espérer et de prier pour qu’on les envoie dans un camp de travail en Allemagne, où d’innombrables Polonais avaient déjà été déportés et où, selon d’autres rumeurs, les conditions d’existence étaient moins dures, moins brutales. Mais tandis que le spectre d’Auschwitz se précisait de plus en plus et, là, dans le train, apparaissait maintenant comme inéluctable, Sophie se sentit étouffée par cette évidence qu’elle était victime d’un châtiment par association, payait un prix qu’elle devait à un simple concours de circonstances. Elle ne cessait de se répéter : Je ne suis pas à ma place ici. Si elle n’avait pas eu la malchance d’être capturée en même temps que tous ces résistants (un coup du sort aggravé encore par ses rapports avec Wanda, et leur domicile commun, alors que pourtant elle n’avait jamais levé le petit doigt pour aider la Résistance), elle aurait peut-être été jugée coupable du grave délit de contrebande de viande, mais non du délit infiniment plus grave d’activités subversives, et du même coup n’aurait pas été expédiée vers cette destination à la réputation sinistre. Mais entre autres ironies, elle s’en rendait compte, il y avait celle-ci : elle n’avait pas été jugée coupable de quoi que ce soit, simplement interrogée, puis oubliée. Elle avait alors été jetée au hasard parmi ces partisans, victime bien moins d’une vengeance particulière que d’une fureur généralisée – une forme de frénésie de domination et d’oppression absolues qui s’emparait des Nazis chaque fois qu’ils marquaient un point contre la Résistance, et qui cette fois était allée jusqu’à englober les quelques centaines de Polonais disparates piégés lors de cette rafle féroce.
Du voyage, elle se rappelait certaines choses avec une netteté absolue. La puanteur, l’atmosphère viciée, l’agitation continuelle – debout, assis, debout de nouveau pour changer de position. Un arrêt brutal, une boîte qui lui dégringolait sur la tête, sans l’assommer, sans lui faire trop de mal, mais lui avait laissé une bosse de la taille d’un œuf sur le sommet du crâne. Le paysage qui défilait derrière la fente, le soleil printanier que venait assombrir une petite pluie fine : à travers le mince écran de la pluie, des bouleaux aux silhouettes encore torturées par les lourdes neiges de l’hiver passé, ployés en formes de paraboles blanches, d’arches, d’arcs, de catapultes, de magnifiques squelettes brisés, de fouets. Partout les taches citron des forsythias. Des champs d’un vert délicat qui se fondaient dans le lointain aux forêts de sapins, de mélèzes et de pins. De nouveau le soleil. Les livres de Jan assis sur ses genoux qu’il essayait de lire dans la lumière incertaine : La Famille Robinson, en allemand ; des traductions polonaises de Croc-Blanc et de Penrod et Sam. Les deux biens les plus précieux d’Eva, qu’elle avait refusé d’abandonner dans le filet et qu’elle étreignait farouchement comme si elle avait craint à tout instant qu’on ne les lui arrache des mains : la flûte dans son étui de cuir et son mis – l’ours en peluche borgne et amputé d’une oreille qui ne l’avait pas quittée depuis le berceau.
Dehors, de nouveau la pluie, un torrent. Puis l’odeur de vomi, envahissante, inextirpable, écœurante. Ses compagnons de voyage, deux pensionnaires de couvent terrorisées, de seize ans tout au plus, sanglotantes, assoupies, qui se réveillaient de temps à autre pour murmurer des prières à la Sainte Vierge ; Wiktor, un jeune résistant aux cheveux noirs, survolté, plein de fureur, qui déjà ne parlait que de révolte ou de fuite, gribouillant sans arrêt des messages sur des bouts de papier destinés à Wanda enfermée dans un compartiment voisin ; une vieille dame ratatinée et folle de peur qui se prétendait la nièce de Wieniawski, affirmait que la liasse de parchemin qu’elle pressait contre son sein n’était autre que le manuscrit original de la célèbre Polonaise du compositeur, revendiquait une forme d’immunité et, comme les pensionnaires, fondait en larmes en entendant Wiktor grommeler que sa Polonaise ne lui servirait à rien, que les Nazis ne se gêneraient pas pour se torcher le cul avec. Déjà les affres de la faim. Rien à manger. Une autre vieille femme – bel et bien morte celle-là – allongée dans le couloir à l’endroit même où l’avait terrassée une crise cardiaque ; les mains figées sur un crucifix et son visage crayeux déjà souillé par les bottes et les chaussures des gens qui enjambaient ou contournaient son cadavre. Et de nouveau, par la fente : Cracovie la nuit, la gare familière, des voies inondées de lune où le train stationnait d’interminables heures. Dans le clair de lune verdâtre, un spectacle extraordinaire : un soldat allemand planté là en uniforme feldgrau – le fusil à l’épaule, et qui se masturbait à une cadence régulière dans la pénombre des voies désertes, s’exhibant avec un large sourire aux regards des prisonniers qui, curieux, indifférents ou stupéfaits, le contemplaient peut-être par les interstices. Une heure de sommeil, puis la lumière radieuse du matin. La traversée de la Vistule, aux eaux noires couronnées de vapeur. Deux petites villes qu’elle reconnut au passage tandis que le train poursuivait sa marche vers l’ouest dans la lumière dorée tamisée de pollen : Skawina, Zator. Eva qui pour la première fois se mettait à pleurer, déchirée par des spasmes de faim. Chut, bébé. De nouveau, quelques instants de somnolence déchirés par un rêve dément, torturant, splendide, inondé de soleil : elle-même en robe longue et couverte de diamants, assise au clavier en présence de dix mille spectateurs, et pourtant en même temps – chose stupéfiante – en train de voler, de voler, emportée vers la liberté par la mélodie céleste du Concerto de l’Empereur. Un frémissement de paupières affolées. Un coup de frein brusque, un arrêt brutal. Auschwitz.
Pendant presque tout le reste de la journée, ils attendirent dans le wagon. Peu après l’arrivée, les générateurs cessèrent de fonctionner : les ampoules s’éteignirent et ce qui subsistait de lumière, filtrant à travers les fentes des volets de contre-plaqué, diffusait une pâleur laiteuse. Le bruit lointain d’un orchestre se faufilait dans le compartiment. Une vibration de panique parcourait le wagon, presque palpable, pareille à une onde de chair de poule sur la peau, et dans l’obscurité quasi totale surgit alors une vague de chuchotements anxieux – rauques, de plus en plus forts, mais aussi incompréhensibles que le bruissement d’une armée de feuilles. Les pensionnaires du couvent se mirent à gémir à l’unisson, implorant la Sainte Vierge. Wiktor leur hurla de la fermer ; tandis qu’au même instant Sophie éprouvait un regain de courage au son de la voix de Wanda, qui montait étouffée du bout du couloir, exhortant les résistants et les autres déportés à garder leur calme.
Ce fut sans doute au début de l’après-midi que leur parvinrent des nouvelles du sort réservé aux centaines et centaines de Juifs de Malkinia entassés dans les wagons de tête. Tous tes Juifs dans les camions, annonçait un billet transmis à Wiktor, un billet qu’il lut tout haut dans la pénombre et que Sophie, trop engourdie de frayeur pour penser à serrer Eva et Jan dans ses bras et à les rassurer, interpréta sur-le-champ ainsi : Tous les Juifs ont été envoyés à la chambre à gaz. Les pensionnaires du couvent entonnèrent une prière à laquelle se joignit Sophie. Ce fut alors qu’elle priait qu’Eva se mit à gémir tout haut. Les enfants s’étaient montrés courageux pendant tout le voyage, mais la faim dont souffrait la fillette s’était muée en une vraie torture. Elle couinait d’angoisse tandis que Sophie essayait de la bercer pour la rassurer, sans succès semblait-il ; quelques instants, les cris de l’enfant parurent plus terrifiants à Sophie que la nouvelle du sort fatal réservé aux Juifs. Mais ils cessèrent bientôt. Chose étrange, ce fut Jan qui vint à la rescousse. Il se montrait très adroit avec sa sœur et prit les choses en main – d’abord en lui parlant pour la calmer dans un langage secret qu’ils partageaient tous deux, puis en se serrant contre elle avec son livre. Dans la lumière pâle, il se mit à lui dire l’histoire de Penrod, l’histoire des frasques des petits garçons de la petite ville idyllique et feuillue enfouie au cœur de l’Amérique ; il parvint même à rire et à glousser et la mélopée fluette de sa voix de soprano envoûta doucement Eva, et s’ajoutant à son épuisement la fit peu à peu glisser dans le sommeil.
Plusieurs heures s’écoulèrent. L’après-midi s’avançait. Enfin un autre billet parvint jusqu’à Wiktor ; AK premier wagon dans les camions, ce qui signifiait clairement une chose – comme les Juifs, les centaines de résistants entassés dans le wagon qui précédait le leur avaient été transportés à Birkenau et envoyés aux crématoires. Sophie fixa les yeux droit devant elle, croisa les doigts sur ses genoux et se prépara à la mort, en proie à une terreur inexprimable, mais, pour la première fois également, savourant faiblement le soulagement âcre et béni de la résignation. La vieille dame, la nièce de Wieniawski, avait sombré dans une hébétude proche du coma, la Polonaise bouchonnée à la diable, des ruisselets de morve suintant aux commissures de ses lèvres. Lorsque, bien longtemps après, Sophie s’efforça de se remémorer ce moment, elle se demanda si peut-être elle-même n’avait pas glissé dans l’inconscience, car dans son souvenir, elle se revoyait alors plantée là dehors sur le quai inondé de soleil avec Jan et Eva, et soudain face à face avec le Hauptsturmführer Fritz Jemand von Niemand, docteur en médecine.
À ce moment-là, Sophie ne connaissait pas son nom, et d’ailleurs elle ne le revit jamais. Si je l’ai baptisé Fritz Jemand von Niemand, c’est que, pour un médecin SS, le nom me semble bien en valoir un autre – pour quelqu’un qui apparut devant Sophie comme surgi du néant et de même disparut à jamais de sa vue, non sans pourtant laisser quelques intéressantes traces de lui-même. Une trace entre autres : une impression de jeunesse relative dans la mémoire de Sophie – trente-cinq, quarante – et la beauté incongrue d’un être délicat et inquiétant. En fait, les traces du Dr. Fritz Jemand von Niemand, de son physique, de sa voix, de ses manières et autres attributs, devaient se graver à jamais en Sophie. Les premiers mots qu’il lui adressa par exemple : « Ich möchte mit dir schlafen. » Ce qui signifie, aussi crûment et brutalement que possible : « J’ai envie de te fourrer au lit avec moi. » Paroles mufles et sinistres prononcées par un être exploitant une terrifiante position de force sans finesse, sans classe, cyniques et cruelles, une déclaration qui n’eût pas été déplacée dans la bouche d’un Schweinhund de film nazi de série B. Pourtant selon Sophie, tels furent les mots par lesquels il l’accueillit. Propos immondes dans la bouche d’un médecin et d’un gentleman (peut-être même un aristocrate), bien que visiblement, indiscutablement, il fût ivre, ce qui pourrait jusqu’à un certain point expliquer tant de muflerie. Pourquoi Sophie, au premier coup d’œil, le prit-elle pour un aristocrate – un Prussien peut-être, ou d’origine prussienne –, eh bien, à cause de sa ressemblance saisissante avec un Junker, un officier ami de son père, qu’elle avait rencontré un jour d’été alors qu’elle avait environ seize ans, pendant un de leurs voyages à Berlin. D’un type très « nordique » et fort séduisant malgré son air pincé et son style implacable et austère, le jeune officier l’avait traitée avec une froideur glaciale durant leur brève rencontre, une froideur qui frisait le mépris et la morgue ; néanmoins, elle n’avait pu s’empêcher de trouver du charme à sa beauté saisissante, à un certain quelque chose qui – bizarrement – émanait de son visage au repos, quelque chose qui n’était pas à proprement parler efféminé, mais plutôt d’une délicatesse toute féminine. Il ressemblait vaguement à un Leslie Howard en uniforme, Leslie Howard dont elle gardait vaguement le béguin depuis qu’elle avait vu La Forêt pétrifiée. Malgré l’antipathie que lui avait inspirée cet officier allemand, et sa satisfaction de ne jamais avoir été contrainte de le revoir, elle se souvenait que par la suite il lui était venu à son sujet des pensées plutôt troublantes : s’il avait été une femme, peut-être me serais-je sentie attirée. Mais voici qu’elle se trouvait face à son homologue, presque à son sosie, planté là à cinq heures de l’après-midi sur le quai de béton poussiéreux, quelque peu débraillé dans son uniforme SS et empourpré par le vin, le brandy ou le schnaps, qui d’une voix nonchalamment aristocratique marquée d’un fort accent berlinois, articulait ces paroles : « J’aimerais te fourrer dans un lit avec moi. »
Sophie feignit de ne pas avoir entendu, mais tandis qu’il poursuivait, elle nota un de ces détails dérisoires mais ineffaçables – encore une image spectrale du docteur – dont le souvenir vivace devait toujours surgir en trompe-l’œil à la surface confuse de cette journée : quelques grains de riz bouillis parsemaient le revers de sa tunique SS. Quatre ou cinq tout au plus, encore luisants de jus, pareils à autant de petits asticots. Elle les fixa d’un regard hébété, et se rendit alors compte pour la première fois que l’air joué par l’orchestre chargé d’accueillir les prisonniers – désespérément faux et à contre-mesure, mais marqué d’une nostalgie érotique et d’un rythme sirupeux qui comme tout à l’heure déjà dans le wagon sombre mettaient ses nerfs à vif – n’était autre que le tango argentin La Cumparsita. Comment ne l’avait-elle pas reconnu plus tôt ? Ba-doum-ba-doum !
« Du bist eine Polack, dit le médecin. Bist du auch eine Kommunistin ? » Sophie entoura d’un bras les épaules d’Eva, de l’autre la taille de Jan, et ne dit rien. Le docteur lâcha un rot, puis développa avec plus de précision : « Je sais que tu es polonaise, mais est-ce que tu es aussi une de ces sales Communistes ? » Sur quoi, dans son brouillard, il porta son attention vers les autres prisonniers, semblant presque oublier Sophie.
Pourquoi n’avait-elle pas fait l’imbécile ? « Nicht sprecht Deutsch. » Sur le moment, cela lui aurait peut-être sauvé la mise. Il y avait une telle foule. Se fût-elle abstenue de répondre en allemand, peut-être les aurait-il laissés passer tous les trois. Mais elle était pétrifiée par la terreur, et sa terreur la poussa à se montrer imprudente. Elle comprenait maintenant ce qu’une ignorance aveugle et miséricordieuse empêchait parfois, mais très rarement, les Juifs de comprendre dès leur arrivée, mais que ses rapports avec Wanda et les autres lui permettaient de comprendre d’emblée et de redouter avec une terreur indicible : c’était une sélection. En cet instant, elle-même et les enfants étaient en train de subir l’épreuve dont si souvent elle avait entendu parler – évoquée tant de fois à Varsovie dans un murmure –, une épreuve dont l’éventualité lui était apparue à la fois tellement intolérable et tellement improbable qu’elle l’avait rejetée loin de son esprit. Mais elle se trouvait là, et le docteur se trouvait là, tandis que là-bas – juste au-delà des wagons évacués par les Juifs de Malkinia en route vers la mort – se trouvait Birkenau, le gouffre aux portes béantes où le médecin avait le pouvoir d’expédier à son gré tous ceux qu’il voulait. Cette pensée provoqua une telle terreur en elle qu’au lieu de tenir sa langue, elle dit : « Ich bin polnisch ! In Krakow geboren ! » Sur quoi, étourdiment, elle ne put se retenir d’ajouter : « Je ne suis pas juive ! Ni mes enfants – eux non plus ne sont pas juifs. Ils sont racialement purs. Ils parlent allemand. » Sur quoi elle conclut : « Je suis chrétienne. Je suis une bonne catholique. » Le médecin lui fit de nouveau face. Haussant les sourcils, il contempla Sophie avec des yeux ivres, le regard souillé et sournois, sans l’ombre d’un sourire. Il était maintenant si près d’elle qu’elle sentait nettement les relents de l’alcool – une senteur rance d’orge ou de seigle – et elle n’eut pas la force d’affronter son regard. Ce fut alors qu’elle comprit qu’elle avait eu tort, avait dit ce qu’il ne fallait pas, peut-être même quelque chose de fatal. Détournant un instant son visage, elle jeta un coup d’œil sur une longue file de détenus qui se traînaient lourdement sur le calvaire de leur sélection, et aperçut Zaorski, le professeur de flûte d’Eva, à l’instant précis où se scellait son destin – un hochement de tête presque imperceptible du médecin l’expédia vers la gauche et Birkenau. Puis, comme elle se retournait, lui parvint la voix du Dr. Jemand von Niemand :
— Ainsi, tu n’es pas communiste. Tu es croyante ?
— Ja, mein Hauptmann. Je crois au Christ.
Quelle folie ! Elle devina à son attitude, à son œil fixe – à l’expression nouvelle de son regard, d’une intensité lumineuse – que tout ce qu’elle disait, loin de l’aider, loin de la protéger, précipitait d’une certaine façon sa chute. Elle se dit : Dieu, faites que je devienne muette.
Le médecin vacillait légèrement sur ses jambes. Se penchant un instant vers un de ses sbires armé d’une planche-écritoire, il lui murmura quelque chose, tout en se récurant avec application les narines. Eva, qui s’appuyait de tout son poids contre la jambe de Sophie, se mit à pleurer.
— Ainsi, tu crois au Christ rédempteur ? dit le médecin d’une voix pâteuse mais bizarrement abstraite, pareil à un conférencier supputant les nuances et les subtilités d’une proposition logique. Et ce qu’il ajouta alors laissa un instant Sophie complètement perplexe :
« N’a-t-il pas dit : ‘Laissez venir à Moi les petits enfants ?’
Il se tourna vers elle, se déplaçant avec l’automatisme saccadé d’un ivrogne.
Sophie, une ineptie sur le bout de la langue et étranglée par la peur, se préparait à risquer une réponse quand le médecin la devança :
« Tu peux garder un de tes enfants.
— Bitte ? fit Sophie.
— Tu peux garder un de tes enfants, répéta-t-il. L’autre devra s’en aller. Lequel veux-tu garder ?
— Vous voulez dire qu’il faut que je choisisse ?
— Tu es une Polonaise, pas une youpine. Ça te donne un privilège – un choix.
Son processus mental se ralentit, s’arrêta. Soudain, elle sentit ses jambes flageoler.
— Je ne peux pas choisir ! Je ne peux pas choisir ! se mit-elle à hurler. – Oh, comme elle se souvenait encore de ses cris ! Jamais anges torturés ne hurlèrent plus fort dans le vacarme de l’enfer – Ich kann nicht wählen ! hurla-t-elle.
Le médecin prit conscience qu’ils attiraient inutilement l’attention :
— Ta gueule ! commanda-t-il. Allons vite, choisis. Choisis, nom de Dieu, sinon je les expédie tous les deux. Vite !
Elle ne pouvait croire que tout cela fût réel. Elle ne pouvait croire qu’elle était maintenant à genoux sur le béton rugueux qui lui mordait la peau, serrant à les étouffer ses enfants contre elle, si fort qu’il lui semblait que malgré l’épaisseur de leurs vêtements sa chair allait se greffer à la leur. Une incrédulité absolue, démente, l’accablait. Une incrédulité qui se reflétait dans les yeux du jeune Rottenführer hâve et livide, l’assistant du docteur, vers qui elle se surprit inexplicablement à lever un regard de prière. Il paraissait hébété et les yeux écarquillés, il la contempla à son tour d’un regard perplexe, comme pour dire : moi non plus je ne comprends pas.
— Ne me forcez pas à choisir, s’entendit-elle plaider dans un murmure, je ne peux pas choisir.
— Dans ce cas, envoyez-les là-bas tous les deux, dit le docteur à son assistant, nach links.
— Maman !
Elle perçut le cri ténu mais déchirant d’Eva à l’instant où, repoussant l’enfant, elle se relevait en titubant gauchement.
— Prenez la petite ! lança-t-elle. Prenez ma petite fille !
Ce fut alors que l’assistant – avec une douceur pleine de compassion que Sophie devait s’efforcer en vain d’oublier – tira Eva par la main et l’emmena rejoindre la légion des damnés en attente. Sophie devait conserver à jamais l’image floue de l’enfant qui s’obstinait à regarder en arrière, implorante. Mais presque totalement aveuglée maintenant par un flot de larmes épaisses et salées, il lui fut épargné de distinguer nettement l’expression d’Eva, et elle en remercia le ciel. Car tout au fond de son cœur, et avec une sincérité absolue, elle savait que jamais elle n’aurait été capable de l’endurer, poussée qu’elle était au bord de la folie par son ultime vision de la petite silhouette qui déjà disparaissait au loin.
— Elle avait encore son mis – et sa flûte, me dit Sophie en terminant son récit. Ces mots, je n’ai jamais eu la force de les supporter, depuis tant d’années. Ni la force de les prononcer, dans n’importe quelle langue.
Depuis le jour où Sophie me fit ce récit, j’ai souvent réfléchi à l’énigme du Dr. Jemand von Niemand. Disons que c’était un original, un brave type ; aucun doute que ce qu’il contraignit Sophie à faire ne figurait pas dans le manuel SS. L’incrédulité du jeune Rottenführer en est la preuve. Il est certain que le docteur avait sans doute attendu longtemps avant de se trouver face à Sophie et ses enfants, en nourrissant l’espoir de perpétrer un jour son ingénieux forfait. Et ce que selon moi, dans le désespoir secret de son cœur, il brûlait du désir intense de faire, c’était de pouvoir commettre aux dépens de Sophie, ou de quelqu’un dans le genre de Sophie – quelque tendre et vulnérable chrétienne –, un péché totalement impardonnable. C’est précisément parce qu’il avait avec tant de passion brûlé du désir de commettre cet impardonnable péché, que je crois que le docteur était une exception, peut-être unique, parmi tous les robots SS : cet homme n’était ni bon ni mauvais, il conservait encore en lui la capacité potentielle de faire le bien, mais aussi le mal, et ses luttes intérieures étaient d’ordre essentiellement religieux.
Pourquoi dis-je religieux ? En premier lieu, peut-être parce qu’il avait prêté tant d’attention à la profession de foi de Sophie. Mais une anecdote, que Sophie ajouta à son récit peu de temps après, m’incite à approfondir davantage cette hypothèse. Elle me raconta que durant les journées chaotiques qui suivirent son arrivée au camp, elle s’était trouvée dans un tel état de choc – tellement brisée et déchirée par ce qui s’était passé sur le quai, et par la disparition de Jan dans le Camp des Enfants – qu’elle eut peine à ne pas perdre la raison. Mais un jour dans le baraquement, elle ne put éviter de suivre une conversation entre deux femmes juives, des détenues arrivées par le dernier convoi et qui avaient survécu à la sélection. Il était clair d’après leur description que le médecin dont elles parlaient – celui à qui elles devaient leur survie – était aussi celui qui avait envoyé Eva à la chambre à gaz. Une chose entre autres avait frappé Sophie : une des femmes, qui venait de Berlin, du quartier de Charlottenburg, affirmait se souvenir très nettement d’avoir rencontré le médecin dans sa jeunesse. Sur le quai, il ne l’avait pas reconnue. De son côté, elle ne l’avait jamais très bien connu, bien qu’il fût à l’époque un de ses voisins. Les deux choses dont elle se souvenait encore à son sujet – outre son physique remarquablement séduisant –, les deux choses que sans savoir pourquoi elle n’avait jamais pu oublier étaient qu’il était très pieux et avait toujours eu l’intention d’entrer dans les ordres. Un père à l’esprit mercenaire l’avait contraint à se faire médecin.
Certains des autres souvenirs de Sophie confirment que le médecin était un homme pieux. Sinon pieux, du moins croyant, un croyant déchu en quête de rédemption, et qui à l’aveuglette cherchait à retrouver la foi. Un indice entre autres – son ivrognerie. Tous les témoignages le confirment, dans l’accomplissement de leurs tâches les officiers SS, y compris les médecins, faisaient montre par leur décorum, leur sobriété et leur respect du règlement, de tendances quasi monacales. Si les exigences de la boucherie pratiquée sous sa forme la plus primitive – surtout dans le voisinage immédiat des fours – incitait à une énorme consommation d’alcool, ce massacre sanglant était en général l’œuvre de simples soldats, qui avaient l’autorisation (et en vérité, souvent le besoin) de s’anesthésier pour accomplir leurs tâches. Outre qu’ils échappaient à ces corvées d’un genre particulier, les officiers SS, comme tous les officiers, étaient censés se comporter avec dignité, surtout dans l’exercice de leurs fonctions. Pourquoi, dès lors, Sophie avait-elle eu l’expérience peu banale de rencontrer un médecin tel que Jemand von Niemand, plongé dans cet état de totale ébriété, le regard brouillé par l’alcool, tellement dépenaillé que ses revers étaient encore souillés de grains de riz, vestiges d’un repas vraisemblablement prolongé et copieusement arrosé ? Nul doute que le médecin avait pris de gros risques en s’exhibant dans cet état.
J’ai toujours supposé que lorsqu’il rencontra Sophie, le Dr. Jemand von Niemand traversait la crise la plus grave de sa vie : il était en train de craquer comme un bambou, de se désintégrer au seuil même de son salut spirituel. On ne peut que supputer en ce qui concerne la carrière ultérieure de von Niemand, mais s’il ressemblait tant soit peu à son chef, Rudolf Höss, et aux SS en général, il devait se piquer d’être Gottgläubiger, ce qui revient à dire qu’il avait rejeté le christianisme sans pour autant cesser de proclamer sa foi en Dieu. Mais comment pouvait-on croire en Dieu après avoir durant des mois exercé comme médecin dans cet innommable environnement ? Attendant l’arrivée d’innombrables trains venus des quatre coins d’Europe, triant et séparant les forts et les bien-portants de la horde pathétique des infirmes, des édentés et des aveugles, des faibles d’esprit, des paralytiques et des interminables troupeaux de vieillards débiles et de petits enfants débiles, il ne pouvait ignorer que l’entreprise d’esclavage qu’il servait (elle-même gigantesque machine à tuer régurgitant sans trêve des carcasses jadis humaines) était un reniement et une insulte à Dieu. En outre, il était en son for intérieur le vassal de l’IG Farben. Comment serait-il parvenu à conserver la foi après être resté si longtemps dans un lieu de ce genre ! Il lui fallait alors remplacer Dieu par un sentiment de l’omnipotence de sa tâche. Dans la mesure où, dans leur écrasante majorité, ceux dont il tenait le sort entre ses mains étaient des Juifs, il est probable qu’il se sentit soulagé le jour où, une nouvelle fois, tomba un ordre de Himmler décrétant l’extermination totale et immédiate de tous les Juifs. Il n’aurait plus désormais à exercer ses talents sélectifs. Cela le tiendrait à l’écart des horribles quais, lui laisserait le loisir de se consacrer à des activités médicales plus orthodoxes. (Peut-être la chose est-elle difficile à croire, mais l’immensité et la complexité d’Auschwitz permettaient à la fois certaines tâches médicales inoffensives et les innombrables expériences que – si l’on admet l’hypothèse que le Dr. von Niemand était un homme non dénué de sensibilité – il eût souhaité éviter.)
Mais les ordres de Himmler furent bientôt annulés. Il fallait de la chair fraîche pour jeter dans la gueule insatiable de l’IG Farben ; pour le docteur torturé, ce fut le retour sur les quais. Les sélections devaient recommencer. Bientôt, seuls les Juifs seraient expédiés aux chambres à gaz. Mais jusqu’à l’arrivée des ultimes ordres, tout comme les « Aryens », les Juifs allaient être soumis au processus de sélection. (Il devait y avoir cependant quelques fantasques exceptions, comme par exemple le convoi de Juifs en provenance de Malkinia.) Ce regain d’horreur rongea comme une lime d’acier l’âme du docteur, menaça de réduire en miettes sa raison. Il se mit à boire, en vint à se nourrir n’importe comment, et à regretter Dieu. Wo, wo ist der lebende Gott ? Où est le Dieu de mes pères ?
Mais comme de juste, la réponse finit par poindre dans son esprit, et je soupçonne qu’un jour la révélation le fit rayonner d’espérance. Il s’agissait en réalité du problème du péché, ou plutôt, il s’agissait de l’absence de péché, et, en lui, de la brusque prise de conscience que l’absence de péché et l’absence de Dieu étaient indissolublement liées. Pas de péché ! Il avait été torturé par l’ennui et l’angoisse, et même par le dégoût, mais non par le sentiment du péché à la pensée des crimes bestiaux dont il avait été complice, de même qu’il n’avait jamais eu le sentiment, en vouant par milliers au néant de malheureux innocents, qu’il transgressait la loi divine. Tout n’avait été qu’une indicible monotonie. Toute cette dépravation s’était déroulée dans un néant d’impiété prosaïque et dénuée de péché, alors que son âme avait soif de béatitude.
N’était-il pas suprêmement simple, alors, de restaurer sa foi en Dieu, et en même temps de proclamer sa capacité d’homme à faire le mal en commettant le péché le plus insoutenable qu’il fût en son pouvoir de concevoir ? La bonté viendrait plus tard. Mais d’abord un immense péché. Un péché dont la gloire résidait dans sa subtile magnanimité – un choix. Après tout, il avait le pouvoir de les prendre tous les deux. C’est la seule explication que j’aie jamais pu trouver pour ce que le Dr. Jemand von Niemand fit subir à Sophie lorsqu’en ce jour du Premier Avril, elle surgit accompagnée de ses deux petits enfants, tandis que sur un registre faux, le rythme endiablé du tango La Cumparsita tambourinait et tressautait inlassablement dans le crépuscule grandissant.