CHAPITRE XIII

Il me faut maintenant peindre une petite vignette, que j’ai tenté de reconstituer en puisant dans le flot de souvenirs qu’égrena à mon intention Sophie lors de ce week-end d’été. J’ose espérer que le lecteur indulgent ne décèlera pas sur-le-champ à quel point cette petite évocation présage déjà Auschwitz, bien que – on le verra – ce soit pourtant le cas, et de tous les efforts de Sophie pour maîtriser la confusion de son passé, elle demeure, cette simple esquisse, cette ébauche, parmi les plus étranges et les plus déroutantes.

Le lieu est, une fois encore, Cracovie. Le moment : le début du mois de juin de l’année 1937. Les personnages, Sophie, son père, et quelqu’un qui n’est pas encore apparu dans ce récit : le Dr. Walter Dürrfeld, de Leuna, près de Leipzig, un des directeurs de l’IG Farbenindustrie, cet Interessengemeinschaft, ou trust – d’un gigantisme inconcevable, même pour l’époque –, dont le prestige et l’envergure suffisent pour que déjà l’esprit du Professeur Bieganski se mette à bouillonner sous l’empire d’une étourdissante euphorie. Sans parler du Dr. Dürrfeld lui-même, que le Professeur, en raison de sa spécialité universitaire – droit international et brevets industriels –, connaît de réputation comme l’un des chefs de file de l’industrie allemande. Ce serait rabaisser inutilement le Professeur, souligner exagérément la flagornerie dont il lui était arrivé de faire preuve face à certaines manifestations de la force et de la puissance allemandes, que de lui attribuer une servilité grotesque en présence de Dürrfeld ; à titre de savant et de spécialiste, lui-même, somme toute, jouit d’une réputation flatteuse dans son domaine. C’est en outre un homme éminemment sociable. Néanmoins, Sophie devine qu’il est outrageusement flatté d’approcher de si près la personne de ce titan, et il s’en faut de peu que son désir de plaire ne soit franchement gênant. L’entrevue n’a rien de professionnel. Il s’agit d’une rencontre purement mondaine. Dürrfeld et sa femme sont en vacances et visitent l’Europe de l’Est, et la petite réunion a été arrangée de Düsseldorf par une commune relation – une autorité reconnue, comme le Professeur – au moyen d’un échange de lettres et d’une rafale de télégrammes de dernière minute. En raison du programme chargé de Dürrfeld, il est hors de question que le petit événement prenne trop de temps, il ne peut même pas inclure un repas pris en commun : une brève visite à l’université et à son splendide Collegium Maius : puis le château de Wavel, les tapisseries, un bref intermède le temps d’une tasse de thé, peut-être encore un petit détour quelque part, mais rien de plus. Une rencontre amicale d’un après-midi tout au plus, puis la gare, et le wagon-lit à destination de Wroclaw. Il est clair que le Professeur aspire à un contact plus prolongé. Il devra se contenter de quatre heures.

Frau Dürrfeld ne se sent pas bien – une attaque de der Durchfall la tient claustrée dans sa chambre de l’hôtel Francuski. Tandis que redescendu de sa visite aux remparts de Wavel, le trio coupe l’après-midi en sirotant un thé, le Professeur s’excuse avec peut-être un brin d’aigreur inutile de la médiocre qualité de l’eau de Varsovie, proclame avec peut-être un rien trop d’exubérance son regret de n’avoir fait qu’entrevoir un bref instant la charmante Frau Dürrfeld avant qu’elle gagne en toute hâte sa chambre. Dürrfeld opine courtoisement, Sophie se tortille sur sa chaise. Elle le sait, le Professeur la mettra plus tard à contribution pour l’aider à reconstituer cette conversation qu’il tiendra à consigner dans son journal. Elle sait également qu’elle a été contrainte de participer à cette sortie pour deux motifs publicitaires – parce qu’elle est d’une beauté sensass, comme on dit dans les films américains de cette année-là, mais aussi parce que grâce à sa présence, son assurance et sa maîtrise de la langue, elle est capable de démontrer à cet hôte distingué, ce dynamique capitaine d’industrie, comment la fidélité aux principes de la culture et de l’éducation allemandes a le pouvoir d’engendrer (qui plus est, dans un coin perdu du monde slave) cette ensorcelante réplique d’une Fräulein, à laquelle même le plus intransigeant des puristes raciaux du Reich ne saurait trouver à redire. Du moins a-t-elle le physique de l’emploi. Sophie continue à se tortiller, en priant le ciel pour que la conversation – une fois devenue sérieuse, à supposer qu’elle le devienne – évite la politique nazie : le fanatisme que révèle la récente évolution des théories raciales du Professeur commence à lui donner la nausée, et elle ne peut supporter l’idée de devoir écouter ni même faire écho, par devoir, à ces redoutables imbécillités.

Mais elle a tort de s’inquiéter. C’est de culture et d’affaires – non de politique – que se préoccupe le Professeur tandis qu’avec tact il mène la conversation. Dürrfeld écoute, un mince sourire sur les lèvres. Poli, attentif. C’est un bel homme de quarante-cinq ans environ au corps plutôt maigre, avec un teint rose de bonne santé et (détail qui frappe Sophie) des ongles d’une incroyable propreté. Ils en paraissent presque laqués, peints, les extrémités en croissant pareilles à de petites lunes d’ivoire. Sa tenue est impeccable et son complet de flanelle anthracite, coupé sur mesure, dans un tissu visiblement anglais, fait paraître démodé et suranné le costume à larges rayures criardes de son père. Ses cigarettes, elle le remarque, sont elles aussi anglaises – des Craven A. Il écoute le Professeur avec dans les yeux une petite lueur aimable, amusée, narquoise. Elle se sent attirée vers lui, vaguement – non, très fort. Elle se sent rougir, sait que ses joues sont cramoisies. Son père sème maintenant tout autour de la table des bribes d’histoire comme autant de joyaux, soulignant l’influence de la culture et de la tradition allemandes sur la ville de Cracovie, en fait sur toute la Pologne du Sud. Une tradition indélébile qui se perd dans la nuit des temps ! Bien entendu, et cela va sans dire (bien que le Professeur prenne soin de le dire), Cracovie était encore il n’y a pas si longtemps et ce, depuis trois quarts de siècles, sous la bénéfique férule de l’Autriche – natürlich, cela le Dr. Dürrfeld le savait ; mais savait-il aussi que la ville était un cas presque unique dans toute l’Europe de l’Est, dans la mesure où elle possédait sa propre constitution, appelée encore maintenant « les Droits des Magdebourg », basée sur certaines lois médiévales jadis édictées dans la bonne ville de Magdebourg ? Était-il si surprenant, en conséquence, que cette communauté fût profondément imprégnée par les coutumes et le droit allemands, par l’esprit même de l’Allemagne, si bien que maintenant encore subsistait chez les gens de Cracovie l’instinct tenace d’entretenir le culte passionné de cette langue qui, comme le disait Von Hofmannsthal (à moins que ce fût Gerhart Hauptmann ?), est la plus sublimement expressive depuis le grec ancien. Et soudain Sophie se rend compte qu’elle est devenue la cible de l’attention paternelle. Même sa fille ici présente, poursuit-il, la petite Zosia, dont pourtant l’éducation n’a peut-être pas été des plus accomplies, parle avec tant de facilité que non seulement elle possède une maîtrise de la Hochsprache, l’allemand standard enseigné à l’école, mais aussi de la Umgangssprache idiomatique, et en outre, est capable d’imiter, pour peu que le Docteur le souhaite, presque toute ta gamme des accents qui séparent ces deux niveaux de langue.

Suivent alors plusieurs minutes affligeantes (pour Sophie) pendant lesquelles, encouragée avec fermeté par son père, elle doit prononcer une phrase choisie au hasard en la parant de divers accents allemands. Il s’agit là d’un tour de mimétisme qu’elle a assimilé sans peine dans son enfance, et que le Professeur n’a cessé depuis d’exploiter avec délice. Un des petits méfaits qu’il commet de temps à autre à ses dépens. Sophie, d’ailleurs passablement timide par nature, déteste devoir se donner en spectacle devant Dürrfeld, mais, les lèvres crispées par un petit sourire gêné, elle obtempère, s’exprimant à la requête de son père en souabe, puis avec les intonations indolentes de Bavière, puis avec l’accent d’une enfant de Dresde, et de Francfort, suivi aussitôt par l’accent bas-allemand d’un Saxon de Hanovre pour enfin – consciente du désespoir que trahissent ses yeux – parodier un vieux paysan pittoresque du Schwarzwald. « Entzückend ! » lance la voix de Dürrfeld, ponctuée par un rire ravi. « Charmant ! Tout à fait charmant ! » Et elle devine que Dürrfeld, séduit par son petit numéro, mais sensible également à son embarras, a manœuvré avec adresse pour couper court à l’exhibition. Dürrfeld est-il irrité par son père ? Elle n’en sait rien. Elle l’espère. Papa, Papa. Du bist ein… Oh merde*…

Sophie a du mal à surmonter son ennui, mais parvient à demeurer attentive. Le Professeur vient d’aborder avec tact (sans se montrer indûment curieux) le second des deux sujets qui lui tiennent le plus à cœur – l’industrie et le commerce, et surtout l’industrie et le commerce allemands, et la puissance exaltante qui galvanise ces activités, maintenant emportées par un essor d’un extraordinaire dynamisme. Il est facile de gagner la confiance de Dürrfeld ; la connaissance qu’a le Professeur de l’architecture du commerce mondial est vaste, encyclopédique. Il sait quand soulever un sujet, quand le laisser tomber, quand se montrer direct, quand se montrer discret. Pas une seule fois il ne mentionne le Führer. Acceptant avec peut-être un rien trop de gratitude le beau cigare cubain roulé main que vient de lui offrir Dürrfeld, il exprime avec exubérance l’admiration que lui inspire une récente réussite allemande. Il vient précisément d’en lire un compte rendu dans le journal financier de Zurich auquel il est abonné. À savoir, la vente au profit des États-Unis de grandes quantités d’un caoutchouc synthétique depuis peu mis au point par IG Farbenindustrie. Quel glorieux exploit pour le Reich ! s’exclame le Professeur. Et Sophie remarque alors que Dürrfeld, qui pourtant ne semble guère sensible à la flatterie, sourit néanmoins de manière satisfaite et prend à son tour la parole avec quelque animation. Il paraît ravi des connaissances techniques que le Professeur témoigne sur le sujet pour lequel il commence à s’enflammer à son tour, se penchant en avant et pour la première fois agitant ses mains merveilleusement soignées pour ponctuer un argument, puis bientôt un autre, et un autre encore. Suivent de nombreux détails mystérieux dont Sophie perd le fil, et elle se surprend une fois de plus à considérer Dürrfeld d’un point de vue étrangement féminin, il a du charme, se dit-elle, puis inondée d’une petite sueur honteuse, bannit cette pensée. (Mariée, mère de deux enfants ; comment oserait-elle ?)

Maintenant, tout en s’appliquant visiblement à garder son calme, Dürrfeld est saisi d’une violente colère intérieure : les phalanges d’une de ses mains blêmissent tandis qu’il crispe le poing, le pourtour de sa bouche devient, lui aussi, livide, tendu. Avec une fureur difficilement contenue, il parle de l’impérialisme, de die Engländer et die Holländer, du complot des deux riches puissances pour fixer et contrôler le prix du caoutchouc naturel de manière à éliminer toutes les autres du marché. Et ils accusent IG Farben de pratiques monopolistes ! Que pourrions-nous faire d’autre ? dit-il d’une voix caustique, tranchante, qui surprend Sophie, tellement elle paraît en contradiction avec son onctueuse équanimité de tout à l’heure. Pas étonnant que le monde reste frappé stupeur devant notre exploit ! Avec la Malaisie et les Indes aux mains des Britanniques et des Hollandais qui criminellement imposent des cours astronomiques sur le marché mondial, que pouvait faire l’Allemagne sinon utiliser son ingéniosité technologique pour inventer un ersatz synthétique qui non seulement serait économique, durable et élastique, mais en outre – « résistant au pétrole ! » Voilà ! Le Professeur vient de dire ce que Dürrfeld avait sur le bout de la langue. Résistant au pétrole ! Il a bien appris sa leçon, le rusé Professeur dont la mémoire a enregistré le fait saillant que c’est la résistance au pétrole du nouveau produit synthétique qui est tellement révolutionnaire et constitue le secret de sa valeur et de son importance. Encore une petite flatterie qui pour un peu atteindrait son but : Dürrfeld salue d’un sourire courtois la science du Professeur. Mais comme si souvent, son père ne sait pas quand s’arrêter. Se rengorgeant légèrement dans sa veste à rayures au col parsemé de pellicules, il se met à en rajouter, murmurant des termes chimiques comme « nitrile », « Buna-N », « polymérisation des hydrocarbures ». Son allemand est sirupeux – mais maintenant Dürrfeld, détourné de sa vertueuse colère contre les Britanniques et les Hollandais, retombe dans son détachement antérieur et contemple le pompeux Professeur en haussant les sourcils, avec un air d’ennui et de vague irritation.

Pourtant, chose assez bizarre, le Professeur peut dans ses meilleurs moments être un grand charmeur. Il est parfois capable de se racheter. Aussi dans la voiture qui les emmène à l’immense mine de sel de Wieliczka, au sud de la ville, tous les trois installés côte à côte sur la banquette arrière de la limousine de l’hôtel, une vénérable Daimler bichonnée qui fleure bon le vernis, son exposé parfaitement rodé sur la production du sel en Pologne est captivant, brillant, nullement ennuyeux. Il donne libre cours à ce talent qui fait de lui un conférencier plein de charme et un orateur doué d’une perspicacité exacerbée. Il n’a plus rien de pompeux ni d’artificiel. Le nom du roi qui a fondé la mine de Wieliczka, Boleslaw le Timide, suscite quelques instants d’amusement ; une ou deux discrètes plaisanteries joliment synchronisées, provoquent chez Dürrfeld un regain d’euphorie. Tandis qu’il se détend, Sophie sent croître sa sympathie pour Dürrfeld ; comme il ressemble peu à un magnat de l’industrie allemande, songe-t-elle. Elle lui coule un regard en coin touchée, par sa totale absence d’arrogance, émue par quelque chose en lui de vaguement chaleureux, de vulnérable – s’agit-il uniquement d’une forme de solitude ? La campagne est verte avec partout des feuillages qui s’ouvrent et frissonnent, des champs luxuriants embrasés de fleurs sauvages – le printemps polonais dans toute sa jeune gloire voluptueuse. Dürrfeld commente le spectacle avec un authentique ravissement. Sophie sent le contact de son bras contre le sien et constate que sa peau nue se hérisse comme sous l’effet de la chair de poule. Elle essaie – sans succès, coincée sur le siège – de rompre le contact. Elle a un léger frisson, puis se décontracte.

Dürrfeld s’est détendu lui aussi et avec tant de naturel qu’il se sent même obligé de marmonner une vague excuse : il a tort de se laisser perturber ainsi par les Britanniques et les Hollandais, dit-il au Professeur d’une voix posée – excusez mon éclat ; mais il n’en demeure pas moins que leurs pratiques monopolistes et leurs manœuvres pour contrôler le marché d’une matière première telle que le caoutchouc, que les pays du monde devraient se partager équitablement, constituent une ignominie. Aucun doute qu’un citoyen de la Pologne qui, comme l’Allemagne, ne dispose pas de riches possessions outre-mer, ne soit capable d’apprécier ce point. Il va sans dire que ce n’est ni le militarisme ni un aveugle désir de conquête (calomnieusement imputés à certaines nations – à l’Allemagne, oui, bon Dieu, à l’Allemagne) qui font planer la menace d’un horrible conflit armé, mais cette avidité. Que devrait faire un pays comme l’Allemagne – privée de colonies qui auraient pu jouer pour elle le rôle de Gibraltar, dépouillée de ce qui eût été l’équivalent de son Sumatra, de son Bornéo – lorsqu’elle se voit confrontée à un monde hostile et cernée sur ses frontières par des pirates et des profiteurs internationaux ? L’héritage du traité de Versailles ! Oui, et alors ! L’Allemagne est contrainte de faire preuve de frénésie créatrice. Elle doit fabriquer sa propre substance – tout ! – dans le chaos, et grâce à son propre génie, et puis se tenir le dos au mur, prête à affronter la horde de ses ennemis. Le petit discours se termine. Le Professeur rayonne et va jusqu’à applaudir avec enthousiasme.

Dürrfeld sombre alors dans le silence. Malgré la passion qui l’anime il est très calme. Il a parlé sans colère ni inquiétude, mais avec une éloquence incisive, une aisance tranquille, et Sophie se sent très impressionnée par ses paroles et l’absolue conviction qui les imprègne. En matière de politique et de problèmes mondiaux, elle est d’une totale naïveté, mais elle a l’intelligence de s’en rendre compte. Elle ne saurait dire ce qui l’émeut le plus, les opinions de Dürrfeld ou sa présence physique – peut-être le mélange des deux –, mais elle décèle dans ce qu’il vient de dire une logique pleine de conviction et d’honnêteté, et en tout cas il ne ressemble en rien au paradigme du Nazi qu’avec une rage virulente s’obstinent à clouer au pilori les minables libéraux et les fanatiques qui pullulent dans l’université. Peut-être qu’il n’est pas nazi, se dit-elle avec optimisme – pourtant, quelqu’un de si haut placé ne peut qu’être membre du Parti. Oui ? Non ? Ma foi, quelle importance. En tout cas elle est maintenant certaine de deux choses : elle est assaillie par une agréable sensation de désir, tenace, excitante, érotique, et cet érotisme fait naître en elle la même impression de danger, de douce nausée que bien des années auparavant, elle a ressentie tout enfant à Vienne au faîte de la terrifiante Grande Roue – sensation de péril à la fois délicieuse et quasi intolérable. (Pourtant alors que l’émotion la submerge, elle ne peut s’empêcher de frémir au souvenir du cataclysme conjugal qui, elle le sait, lui donne la liberté, le droit de jouir de ce désir qui l’électrise : la silhouette de son mari, en robe de chambre, planté sur le seuil de leur chambre plongée dans le noir, à peine un mois plus tôt. Et les paroles de Kazik, aussi atrocement cinglantes que la brusque morsure d’un couteau de cuisine zébrant son visage : il faut que tu te fourres ça dans le crâne, dans ton crâne obtus, encore plus obtus sans doute que le prétend ton père. Si je ne suis plus capable de faire l’amour avec toi c’est, comprends-le bien, non par manque de virilité, mai parce que presque tout en toi, surtout ton corps, me prive de tout désir… je ne peux même pas supporter l’odeur de ton lit.)

Un moment plus tard, à l’entrée de la mine, tous deux contemplent un champ inondé de soleil où ondule et frémit la houle verte de l’orge, et Dürrfeld l’interroge sur elle-même. Elle répond qu’elle est – eh bien, une femme d’intérieur, l’épouse d’un professeur d’université, mais qu’elle étudie le piano, et qu’elle espère poursuivre ses études à Vienne d’ici un an ou deux. (Ils restent seuls quelques instants, debout l’un près de l’autre. Jamais Sophie n’a éprouvé un désir aussi intense d’être en tête à tête avec un homme. Ce qui a rendu possible ce moment n’est autre qu’une petite complication – une pancarte annonçant : entrée interdite, mine fermée pour travaux, le Professeur se confondant en une avalanche d’excuses qui jaillissent de ses lèvres, leur disant d’attendre, affirmant que le directeur est une de ses relations, qu’il se fait fort de résoudre le problème.) Elle a l’air si jeune, dit-il. Une jeune fille ! Il est difficile de croire, dit-il, qu’elle a deux enfants. Elle répond qu’elle s’est mariée très jeune. Lui aussi a deux enfants, dit-il : « Je suis un père de famille. » La remarque a quelque chose de polisson, d’ambigu. Pour la première fois, leurs yeux se croisent, il plonge son regard dans le sien ; il déborde d’une franche admiration, ce regard, et elle se détourne, secouée par un spasme de remords adultère. Elle s’écarte de quelques pas, la main en visière, se demandant tout haut où est passé Papa. Elle se rend compte que sa voix frémit dans sa gorge, une autre voix au tréfonds d’elle-même lui dit que demain il faudra qu’elle aille entendre la première messe. Dans son dos, l’autre voix demande maintenant si elle est jamais allée en Allemagne. Oui, répond-elle, il y a bien des années, elle a fait un séjour à Berlin. Les vacances de son père. Elle n’était qu’une enfant.

Elle dit alors qu’elle adorerait retourner en Allemagne, pour visiter le tombeau de Bach à Leipzig – et elle s’interrompt, gênée, se demandant ce qui a bien pu la pousser à dire une chose pareille ; bien que, c’est vrai, déposer des fleurs sur la tombe de Bach soit depuis longtemps un de ses désirs secrets. Il rit gentiment, mais il y a de la compréhension dans son rire. Leipzig, ma ville ! Mais bien sûr, dit-il, nous pourrions y aller si vous veniez nous voir. Nous pourrions faire un pèlerinage dans tous les grands sanctuaires de la musique. Le souffle lui manque – le « nous », le « si vous veniez nous voir ». Doit-elle interpréter cela comme une invitation ? Pleine de tact, indirecte même – mais une invitation ? Elle sent palpiter une veine sur son front et se hâte de fuir le sujet, ou plutôt s’en détourne prudemment. Nous avons beaucoup de bonne musique à Cracovie, dit-elle, il y a beaucoup de merveilleuse musique en Pologne. Oui, dit-il, mais pas autant que l’Allemagne. Si jamais elle venait, il l’emmènerait à Bayreuth – est-ce qu’elle aime Wagner ? – ou aux grands festivals de Bach, ou entendre Lotte Lenhmann, Kleiber, Gieseking, Furtwängler, Backhaus, Fischer, Kempf… Sa voix semble maintenant s’être muée en une mélodie amoureuse, un murmure cajoleur, poliment mais terriblement équivoque, irrésistible et qui (cette fois à son total espoir) l’emplit d’une excitation perverse. Si elle aime Bach, elle ne peut qu’aimer Telemann. Nous boirons en son honneur à Hambourg ! Et en l’honneur de Beethoven à Bonn ! Au même instant, un crissement de pas sur le gravier annonce le retour du Professeur. Il jacasse d’un ton ravi : « Ouvre-toi Sésame », dit-il. Sophie croit entendre le bruit de son cœur qui se dégonfle, et bat atrocement la chamade. Mon père, pense-t-elle, est tout ce que la musique ne peut pas être…

Et cela (dans le souvenir qu’en avait gardé sa mémoire) est pratiquement tout. Le prodigieux château de sel souterrain qu’elle a visité tant de fois et qui est peut-être, comme le prétend le Professeur, une des sept merveilles de l’Europe dues à la main de l’homme, est moins une déception en soi qu’un spectacle qui tout simplement ne parvient pas à captiver son attention, tellement l’a perturbée cet indéfinissable je-ne-sais-quoi – cet engouement – qui l’a frappée avec la brusque chaleur d’un éclair surgi du néant, la laissant faible et dolente. Elle n’ose permettre à ses yeux de croiser de nouveau ceux de Dürrfeld, quand bien même elle jette une fois encore un regard furtif sur ses mains : pourquoi la fascinent-elles ainsi ? Et tandis qu’ils prennent l’ascenseur pour descendre, puis se lancent dans la visite de ce royaume de cavernes voûtées, de couloirs tortueux et de transepts vertigineux d’une blancheur étincelante – une anti-cathédrale renversée, monument souterrain à la gloire de siècles et de siècles de labeur humain, plongeant vertigineusement dans les entrailles de la terre –, Sophie efface de sa conscience à la fois la présence de Dürrfeld et l’intarissable discours de son père, que d’ailleurs elle a déjà entendu une bonne douzaine de fois. Elle se demande avec désespoir comment à vrai dire elle peut être la proie d’une émotion à la fois si stupide et si dévastatrice. Il faudra que fermement elle chasse cet homme de son esprit, c’est tout. Oui, qu’elle le chasse de son esprit… Allez* !

Et c’est ce qu’elle fit. Elle raconta plus tard comment elle extirpa si radicalement Dürrfeld de sa mémoire que sitôt que sa femme et lui eurent quitté Cracovie – à peine une heure après leur visite à la mine de Wieliczka – jamais il ne revint une seule fois troubler ses souvenirs, ni hanter la périphérie de sa conscience, pas même comme un fantasme romantique. Peut-être était-ce le résultat de quelque force de volonté inconsciente. Peut-être était-ce seulement à cause de la futilité qu’il y aurait eu pour elle à nourrir l’espoir de le revoir un jour. Comme un rocher tombant en chute libre et englouti dans une des insondables cavernes de Wielczka, il disparut à jamais de son souvenir – un flirt innocent parmi d’autres, consigné dans l’album poussiéreux et refermé à jamais de sa mémoire. Pourtant six années plus tard, elle devait bel et bien le revoir, lorsque l’enfant chéri de la passion et du désir de Dürrfeld – le caoutchouc synthétique – et la place qu’il occupait dans la matrice de l’histoire firent que ce prince de l’industrie devint le maître de l’immense complexe industriel de Farben connu sous le nom de IG-Auschwitz. Lorsque leurs chemins se croisèrent au camp, leur rencontre fut plus brève encore et plus impersonnelle que leur entrevue de Cracovie. Pourtant, de ces deux rencontres distinctes, Sophie garda deux impressions tenaces, reliées l’une à l’autre de façon significative. Les voici : Durant cette balade par un après-midi de printemps en compagnie de l’un des plus virulents antisémites de Pologne, son admirateur Walter Dürrfeld, tout comme son hôte, n’avait pas une seule fois parlé des Juifs. Six ans plus tard, presque tout ce qu’elle entendit sortir de la bouche de Dürrfeld concernait les Juifs et les moyens de les expédier dans l’au-delà.

Pendant ce long week-end de Flatbush, Sophie ne me parla pas d’Eva, sauf pour me raconter en quelques mots ce que j’ai déjà relaté : que l’enfant avait péri à Birkenau le jour même de son arrivée. « On a emmené Eva, dit-elle, et jamais je ne l’ai revue. » Elle ne manifesta aucun désir de broder sur ce point et, de toute évidence, il eût été déplacé d’insister ; c’était – en un mot – une chose atroce, et cette précision, qu’elle m’apporta de façon si nonchalante, si désinvolte, me laissa privé de parole. Plus que jamais je m’émerveillais du flegme de Sophie. Très vite, elle en revint à Jan, qui, lui, avait survécu à la sélection, pour ensuite, elle l’apprit quelques jours plus tard par le téléphone arabe, être jeté dans cette enclave tragique connue sous le nom de Camp des Enfants. Je ne pus que présumer de ce qu’elle me raconta sur ses six premiers mois à Auschwitz, que le choc et le chagrin provoqués en elle par la mort d’Eva la plongèrent dans un désespoir qui aurait pu la détruire à son tour s’il n’y avait eu Jan et le problème de sa survie ; le simple fait que le petit garçon fût encore en vie quand bien même séparé d’elle, et l’espoir de parvenir un jour peut-être à le voir suffirent à lui donner le courage de tenir pendant les premières phases du cauchemar. Presque toutes ses pensées étaient accaparées par l’enfant, et les maigres bribes de nouvelles qu’elle parvenait de temps à autre à recueillir à son sujet – il était relativement en bonne santé, il vivait toujours – lui apportaient le genre de vague et relatif réconfort où elle puisait la force d’endurer l’existence infernale qui chaque matin l’attendait au réveil.

Mais Sophie, comme je l’ai déjà précisé et comme elle-même l’expliqua à Höss lors de cette étrange journée qui tua dans l’œuf leur intimité naissante, appartenait à l’élite et, de ce fait, avait eu de la « chance » par contraste avec la plupart des nouveaux arrivés au camp. Elle s’était d’abord vue affectée à un baraquement, où conformément au cours normal des choses, elle eût sans doute en toute vraisemblance été vouée à cette mort vivante si minutieusement programmée, minutée, qui était le lot de la grande majorité de ses compagnons d’infortune. (Ce fut à ce point de son récit que Sophie évoqua pour moi le discours d’accueil du SS-Hauptsturmführer Fritzch, et il n’est peut-être pas inutile de les citer l’un et l’autre, mot pour mot. « Je me souviens de ses paroles exactes. Il a dit : ‘Vous êtes dans un camp de concentration, pas dans un sanatorium et il n’y a qu’une façon d’en sortir – par la cheminée.’ Et puis il a dit : ‘Ceux qui ne sont pas contents, ils peuvent toujours aller s’accrocher aux barbelés. S’il y a des Juifs dans ce groupe, ils n’ont pas le droit de vivre plus de deux semaines.’ Et puis : ‘Il y a des bonnes sœurs parmi vous ? C’est comme pour les prêtres, vous avez droit à deux mois. Tous les autres, trois mois.’ » Moins de vingt-quatre heures après son arrivée, Sophie avait compris qu’elle était condamnée à mort, et Fritzch n’avait fait que confirmer la chose en langage SS.) Mais comme elle l’expliqua par la suite à Höss lors de l’épisode que j’ai déjà relaté, un étrange faisceau de petits événements – l’agression d’une lesbienne dans le baraquement, une bagarre, l’intervention d’un chef de bloc compatissant – lui avaient valu un travail de sténodactylo et son transfert dans un autre baraquement où, pour un temps du moins, elle s’était trouvée à l’abri de la mortelle usure de la vie carcérale. Et puis au bout de six mois, un nouveau coup de chance lui avait apporté la protection et les menus privilèges de la maison Höss. Pourtant, il y eut d’abord une rencontre difficile. Ce fut quelques jours à peine avant la date prévue pour l’installation de Sophie sous le toit du Commandant que Wanda – qui durant toute cette période était restée confinée dans un des innombrables chenils de Birkenau et que Sophie n’avait pas revue depuis ce jour d’avril où elles étaient arrivées au camp – réussit à rejoindre Sophie et l’accabla d’objurgations passionnées qui l’emplirent d’espoir au sujet de Jan et des chances de salut de l’enfant, mais également de terreur en exigeant de son courage des choses qu’elle eut la certitude de ne pouvoir accomplir.

— Aussi longtemps que tu seras dans ce nid de guêpes, il faudra que tu travailles pour nous, lui avait chuchoté Wanda dans un coin de la baraque. Tu n’as pas idée de ce que représente cette occasion. C’est cette occasion que la Résistance attend, espère depuis longtemps, voir quelqu’un comme toi placé dans ce genre de situation. Tu devras garder à chaque instant les yeux et les oreilles ouverts. Écoute, ma chérie, il est très important pour toi de nous faire savoir ce qui se trame. Les mouvements de personnel, les changements de politique, les mutations parmi ces salauds de chefs SS – tout cela représente de précieux renseignements. C’est l’âme même du camp. Des nouvelles de la guerre ! Tout est bon pour contrer leur sale propagande. Tu ne vois donc pas que dans cet enfer, la seule chose qui nous reste c’est notre moral. Une radio, par exemple – voilà qui serait sans prix ! Nous n’aurions pratiquement aucune chance de nous en procurer une, mais si tu pouvais nous faire passer une radio pour qu’au moins nous puissions écouter Londres, ça reviendrait pratiquement à sauver des milliers et des milliers de vies.

Wanda était malade. La terrible contusion laissée par les coups reçus à Varsovie marquait encore son visage. À Birkenau, les conditions d’existence dans le quartier des femmes étaient ignobles et une affection des bronches à laquelle toute sa vie elle avait été prédisposée sévissait dans le camp, parant ses joues d’une inquiétante rougeur hectique, si intense qu’elle rivalisait avec le rouge brique de ses cheveux, ou des grotesques bouclettes qui en tenaient lieu désormais. Avec un mélange d’horreur, de chagrin et de remords, Sophie eut tout à coup l’intuition que c’était en fait la dernière fois qu’elle contemplait cette jeune fille, résolue et courageuse, ardente comme une flamme. « Je ne peux pas rester plus de quelques minutes », dit Wanda. Renonçant soudain au polonais, elle continua avec fougue dans un allemand familier, chuchotant à l’oreille de Sophie que l’adjointe du chef de bloc rôdait dans les parages, une putain de Varsovie au sinistre visage qui avait l’air d’un faux jeton et d’une sale moucharde, ce qui était le cas. En quelques mots rapides, elle esquissa à Sophie son projet au sujet du Lebensborn, s’efforçant de la convaincre que son plan – tout délirant qu’il pût paraître – était peut-être l’unique espoir de parvenir à arracher Jan au camp.

L’affaire nécessiterait beaucoup de complicités, dit-elle, impliquerait une foule de choses dont, elle le savait, Sophie aurait une horreur instinctive. Elle se tut et se mit à tousser, secouée de quintes atroces, puis reprit : « Dès que j’ai eu de tes nouvelles par le téléphone arabe, j’ai compris qu’il fallait à tout prix que je te voie. On est au courant de tout. D’ailleurs pendant tous ces mois j’ai eu tellement envie de te voir, mais c’est ce nouveau projet qui rend la chose indispensable. J’ai pris tous les risques pour venir – si je me fais prendre, je suis perdue ! Mais dans cette fosse à serpents, qui ne risque rien n’a rien. Oui, je te le répète encore, et il faut que tu me croies : Jan va bien, il va aussi bien qu’il est possible de l’espérer. Oui, non pas une fois – trois fois, je l’ai vu à travers la clôture. Je ne veux pas te raconter d’histoires, il est squelettique, aussi squelettique que moi. C’est horrible dans le Camp des Enfants – tout est horrible à Birkenau –, mais je vais te dire autre chose. En général, les enfants sont soumis à un régime moins sévère que les autres. Pourquoi, je n’en sais rien, mais ce n’est certainement pas par scrupules de conscience. Une fois, j’ai réussi à lui porter quelques pommes. Il se débrouille bien. Il peut s’en sortir. Vas-y, pleure chérie, je sais que c’est affreux, mais il ne faut pas que tu perdes espoir. Et il faut que tu essaies de le sortir de là avant l’hiver. Bien sûr, cette idée du Lebensborn peut paraître bizarre, mais la chose existe vraiment – on en a eu la preuve à Varsovie, tu te rappelles le petit Rydzon ? – et je le répète, il faut à tout prix que tu tentes le coup pour essayer de faire filer Jan. D’accord, je sais il y a de fortes chances pour qu’il disparaisse sans laisser de traces si on l’envoie en Allemagne mais du moins sera-t-il en vie et sain et sauf. Il y a de fortes chances aussi pour que tu parviennes à ne pas perdre sa piste, la guerre ne durera pas toujours.

« Écoute ! Tout dépend du genre de relations que tu parviendras à nouer avec Höss. Il faut que tu te serves de cet homme, que tu tentes de le convaincre – vous allez vivre sous le même toit. Sers-toi de lui ! Pour une fois, il faut que tu oublies ta morale bégueule de petite bigote et que tu n’hésites pas à te servir au mieux de ton sexe. Pardon Zosia, mais laisse-le te baiser un bon coup, et il viendra te manger dans le creux de la main. Écoute, le service de renseignements de la Résistance sait tout sur cet homme, de la même façon que nous savons toute la vérité sur Lebensborn. Höss est encore un de ces ronds-de-cuir crédules et bourrés de complexes qui crèvent d’envie devant les femmes. Ça, tu peux l’exploiter. Et exploite-le lui ! Ça ne lui coûtera pas grand-chose d’escamoter un petit Polonais pour l’intégrer au programme – après tout ce sera toujours autant de gagné pour le Reich. Et coucher avec Höss ne sera pas de la collaboration, ça sera de l’espionnage – la cinquième colonne ! C’est pourquoi il faut que tu le pousses à bout, ce salaud. Pour l’amour de Dieu, Zosia, c’est ta chance ! Et pour nous ce que tu feras dans cette maison est peut-être une question de vie ou de mort, pour tous les Polonais, les Juifs, tout ce ramassis de pauvres types du camp – de vie ou de mort. Je t’en supplie – ne nous laisse pas tomber ! »

Le temps s’écoulait. Wanda devait s’en aller. Avant de partir, elle donna à Sophie quelques ultimes instructions. Il y avait le problème de Bronek,entre autres. Dans la maison du Commandant, elle rencontrerait un factotum du nom de Bronek. Il serait un chaînon crucial entre la maison et la Résistance. Ostensiblement un des mouchards des SS, il était loin d’être le lèche-botte et le valet de Höss que par nécessité tactique il était contraint de simuler. Höss lui faisait confiance, c’était le chouchou polack du Commandant ; mais dans la poitrine de cet être fruste, en apparence servile et docile, battait le cœur d’un patriote qui avait prouvé que l’on pouvait lui faire confiance pour accomplir certaines missions, à condition qu’elles ne soient ni trop compliquées ni trop difficiles à comprendre. À dire vrai, il était écervelé mais habile – métamorphosé ainsi en légume digne de toute confiance par les expériences médicales qui avaient altéré son processus mental. Il était un instrument plein de zèle, mais incapable de prendre la moindre initiative. Vive la Pologne ! En réalité, expliqua Wanda, Sophie ne tarderait pas à se rendre compte que Bronek était tellement bien protégé par son personnage d’esclave soumis et inoffensif que, du point de vue de Höss, il ne pouvait qu’être au-dessus de tout soupçon – et c’était en cela que résidait à la fois la beauté et l’intérêt crucial de sa fonction d’agent et de relais de la Résistance. « Fais confiance à Bronek, dit Wanda, et sers-toi de lui si tu peux. » Il était temps que Wanda s’en aille, et sur une longue et dernière étreinte éplorée, elle disparut – laissant Sophie faible et désespérée, en proie au sentiment d’être totalement dépassée par les événements.

Ce fut ainsi que Sophie en vint à passer dix jours de sa vie sous le toit du Commandant – une période dont l’apogée fut cette journée folle et pétrie d’angoisse dont sa mémoire avait gardé un souvenir si précis, et que j’ai déjà relatée : une journée où sa tentative balourde et maladroite pour séduire Höss se solda, non par l’espoir d’une prochaine libération de Jan, mais par la promesse amère et torturante, en même temps qu’enivrante et délectable, qu’elle rencontrerait bientôt son enfant. (Rencontre trop brève peut-être pour être supportable.) Une journée qui avait abouti à un échec misérable, où, par la faute conjuguée de sa panique et de son étourderie, elle s’était montrée incapable d’aborder le sujet du Lebensborn, gâchant du même coup sa meilleure chance d’offrir au Commandant un prétexte légitime pour fermer les yeux sur la libération de Jan et son départ du camp (À moins, se dit-elle ce soir-là en regagnant la cave, à moins qu’elle ne reprenne ses esprits et ne parvienne dès le lendemain matin à lui expliquer en gros son projet quand, fidèle à sa promesse, Höss amènerait le petit garçon à son bureau pour qu’elle le rencontre.) Ce fut aussi cette journée-là qu’à tous ses autres malheurs et terreurs s’était ajouté le fardeau presque intolérable d’un défi et d’une responsabilité. Et quatre ans plus tard, dans un bar de Brooklyn, elle me parla de la honte et du désespoir qui continuaient à la submerger quand elle se remémorait comment ce défi et cette responsabilité l’avaient pétrifiée de frayeur et en dernier ressort vaincue. Ce fut en fin de compte l’une des parties les plus noires de sa confession, et le cœur de ce qu’elle appelait, inlassablement, sa « mauvaiseté ». Et je commençai à voir comment cette « mauvaiseté » allait bien au-delà de ce qui était – aurait-on dit – le remords mal placé qu’elle gardait de ses efforts maladroits pour séduire Höss, ou même de sa tentative tout aussi maladroite pour le manipuler grâce au pamphlet de son père. Je vis alors enfin comment, entre autres attributions, le mal absolu provoque une paralysie absolue. Au bout du compte, Sophie le rappelait avec angoisse, son échec se trouva réduit à un assemblage de métal, de verre et de plastique d’une banalité dérisoire et en même temps d’une importance cruciale, la radio que, pensait Wanda, jamais Sophie n’aurai l’incroyable chance de parvenir à voler. Et cette chance, elle la gâcha irrémédiablement…

À l’étage au-dessous du palier qui servait de vestibule au grenier de Höss, se trouvait la petite chambre réservée à Emmi, onze ans, troisième des cinq rejetons du Commandant. Sophie était passée bien des fois devant la porte en montant au bureau ou en redescendant, et avait constaté qu’elle demeurait souvent ouverte – ce qui en réalité n’avait rien d’extraordinaire, s’était-elle dit, si l’on se souvient que dans cette maisonnée régie par une main de fer, le chapardage était en fait aussi inconcevable que le meurtre. Sophie s’était plus d’une fois arrêtée pour jeter un coup d’œil sur la chambre de l’enfant, immaculée et bien rangée, qui même à Augsbourg ou Münster eût été irréprochable. Un robuste lit à une place garni d’un couvre-pied à fleurs, des animaux en peluche empilés sur une chaise, quelques trophées en argent, une pendule coucou, un mur décoré de cadres tarabiscotés renfermant des photos (une scène alpestre, un défilé de jeunesses hitlériennes, un paysage de bord de mer, l’enfant elle-même en maillot de bain, des poneys s’ébattant dans un pré, des portraits du Führer, « Onkel Heini » Himmler, Maman, souriante, Papa souriant, en civil), une commode encombrée d’une foule de bibelots et de bijoux de pacotille, et, à côté, une radio portative. C’était la radio qui chaque fois avait accroché son regard. Cette radio, pourtant, Sophie l’avait rarement entendue ou vue marcher, sans doute parce qu’elle avait été détrônée par l’énorme tourne-disque qui braillait jour et nuit au rez-de-chaussée.

Un jour qu’elle passait devant la chambre, elle avait constaté que la radio était allumée – des ersatz modernes des valses de Strauss en sortaient, braillées par une voix qui identifiait la source de la musique, une station de radio de la Wehrmacht, peut-être Vienne, peut-être Prague. Les accords limpides, étouffés, étaient d’une netteté stupéfiante. Mais c’était la radio elle-même qui la fascinait, non par sa musique, mais par sa simple présence – la captivait par sa taille, sa forme, son adorable côté modèle réduit, son aspect de jolie miniature, son incroyable maniabilité. Jamais l’idée n’avait effleuré Sophie que la technologie pouvait parvenir à cette merveilleuse compacité, mais bien sûr, elle ne s’était guère intéressée à ce que le Troisième Reich et sa science toute neuve de l’électronique avaient concocté durant ces années explosives. La radio n’était pas plus grosse qu’un livre de taille moyenne. Sur l’un des panneaux latéraux, le mot Siemens s’étalait en caractères gravés. De couleur brun sombre, le couvercle de plastique s’articulait à deux charnières pour former l’antenne, qui montait la garde au-dessus du petit coffre bourré de tubes et de piles, assez petit pour pouvoir se loger facilement dans le creux d’une main. La radio torturait Sophie, la torturait de terreur et de désir. Et au crépuscule de ce jour d’octobre, quand après avoir affronté Höss elle regagna sa cellule humide de la cave, elle aperçut la radio par la porte entrouverte et sentit ses entrailles se liquéfier de peur à la simple idée qu’enfin, sans plus d’hésitation ni d’atermoiements, elle devait se débrouiller pour la voler.

Elle s’était arrêtée dans l’ombre du couloir, à quelques pas à peine du pied de l’escalier qui menait au grenier. La radio chuchotait en sourdine une musique sirupeuse. Au-dessus, retentissait le martèlement des lourdes bottes de l’aide de camp de Höss, qui circulait sur le palier. Höss lui-même était parti en tournée d’inspection. Elle demeura quelques instants figée sur place, vidée de ses forces, affamée, brusquement transie, au bord du vestige ou de la syncope. Jamais encore une journée ne lui avait paru plus longue que celle-ci, au cours de laquelle tout ce qu’elle avait rêvé de réussir avait débouché sur le gouffre d’un horrible néant. Non, pas tout à fait un néant : la promesse de Höss de lui laisser au moins voir Jan, c’était là une chose qu’elle avait arrachée au naufrage. Mais avoir manœuvré avec cette maladresse insigne, se retrouver pratiquement à son point de départ, confrontée à la nuit menaçante du camp et de la mort lente – c’était là plus qu’elle ne pouvait accepter ni comprendre. Elle ferma les yeux et, étourdie par une brusque nausée provoquée par la faim, s’appuya contre le mur. Le matin en ce même endroit, elle avait vomi les figues : il y avait longtemps que les souillures avaient été enlevées, et le plancher récuré par quelque esclave polonais ou SS, mais dans son imagination flottait encore comme un fantôme une senteur douce-amère, et dans un spasme de colique torturante la faim lui tordit brusquement l’estomac. Machinalement elle leva les mains, ses doigts tâtonnants frôlèrent soudain une fourrure. Elle crut toucher les couilles d’un diable velu. Elle lâcha un cri coupé net, un hoquet grinçant, et ses yeux s’ouvrant brusquement, se rendit compte que sa main avait effleuré le menton d’un cerf aux nobles andouillers, abattu en 1938 – comme l’avait précisé Höss à l’un de ses visiteurs, un jour qu’elle se trouvait à portée de voix – d’une balle en pleine cervelle à trois cents mètres de distance, « tir à vue », sur les pentes au-dessus du Königssee, si profond dans l’ombre de Berchtesgaden que le Führer, eût-il occupé sa résidence (qui sait, il l’occupait peut-être), aurait pu entendre le fatal pan

Maintenant les yeux de verre protubérants du cerf, reproduits avec un art minutieux jusqu’aux moindres filets de sang, lui renvoyaient deux images jumelles d’elle-même ; frêle, amaigrie, le visage tranché par deux plans cadavéreux, elle contemplait intensément cette réplique d’elle-même, se demandant comment, dans son épuisement, dans la tension et l’incertitude de l’instant, elle parvenait encore à se cramponner à sa raison. Depuis tant de jours que gravissant et redescendant l’escalier, elle passait et repassait devant la porte d’Emmi, elle avait ruminé sa stratégie avec une terreur et une anxiété croissantes. Elle était harcelée, torturée par la nécessité impérieuse de ne pas trahir la confiance de Wanda, mais – oh Seigneur, que c’était difficile ! Le facteur essentiel pouvait se résumer en un mot : soupçon. La disparition d’un objet aussi rare et précieux qu’une radio serait un événement d’une gravité terrifiante, susceptible de provoquer représailles, châtiments, tortures, et même massacre aveugle. Les détenus employés dans la maison seraient par principe la première cible des soupçons ; ils seraient les premiers à être fouillés, interrogés, battus. Même les grosses couturières juives ! Mais il y avait aussi un élément positif sur lequel, Sophie le comprenait, elle devait spéculer – la présence des SS eux-mêmes. Si seuls quelques rares prisonniers tels que Sophie avaient eu accès aux étages supérieurs, manigancer un tel larcin eût été totalement impensable. Cela aurait tenu du suicide. Mais des SS par douzaines défilaient chaque jour dans l’escalier pour se rendre au bureau de Höss – messagers, porteurs d’ordres, de mémorandums, de pétitions, de formulaires de mutation, réservistes de toutes sortes, Sturmbannführer, Rottenführer, Unterscharführer, appelés par leurs devoirs des quatre coins du camp. Eux aussi auraient posé des regards de convoitise sur la petite radio – quelques-uns d’entre eux, au moins, étaient parfaitement capables de chapardages et il était peu probable que de leur côté ils échappent aux soupçons. À dire vrai, dans la mesure où bien plus de SS que de détenus avaient des motifs de fréquenter le pigeonnier de Höss, il paraissait logique à Sophie de supposer que les détenus de confiance comme elle-même échapperaient au fardeau des soupçons les plus immédiats – ce qui en outre lui fournirait une meilleure chance de se débarrasser du butin.

En fin de compte, donc, tout était une affaire de minutage, comme elle l’avait chuchoté la veille à l’oreille de Bronek : dissimulant la radio sous sa blouse, elle se hâterait de descendre à la cave pour la lui remettre dans le noir. À son tour, Bronek refilerait aussitôt le petit poste à son contact, qui attendrait dehors devant la grille. Entre-temps, l’alerte aurait été donnée. La cave serait fouillée de fond en comble. Se joignant aux recherches, Bronek se démènerait comme un diable boiteux en baragouinant des conseils, affichant l’ignoble zèle d’un fidèle collaborateur. La fureur et le vacarme ne donneraient aucun résultat. Les prisonniers terrorisés commenceraient bientôt à se rassurer. Quelque part dans la garnison un Unterscharführer boutonneux, paralysé de terreur, s’entendrait accuser de cette félonie insensée. En soi, une petite victoire pour la Résistance. Et dans les entrailles du camp, blottis au péril de leur vie autour du précieux petit coffret, des hommes et des femmes écouteraient la mélodie lointaine d’une polonaise de Chopin, des voix porteuses d’espoir, de bonnes nouvelles et de promesses de secours, et éprouveraient un sentiment qui ressemblerait beaucoup à une authentique renaissance.

Elle le savait, il lui fallait agir vite, s’en emparer maintenant, ou se damner à jamais. Aussi passa-t-elle à l’action, le cœur battant la chamade, sans se débarrasser de sa peur – sa peur qui lui collait à la peau comme une compagne maléfique – et se faufila dans la chambre. Il lui suffisait d’avancer de quelques pas, mais, alors même qu’elle avançait, titubante, elle sentit que quelque chose clochait, sentit qu’elle avait commis une affreuse erreur de tactique et de minutage : dès l’instant où elle posa la main sur le plastique froid de la radio, elle eut le pressentiment d’une catastrophe, qui remplit l’espace de la chambre comme un cri muet. Et il lui revint maintes fois par la suite comment, à l’instant précis où sa main effleura le petit coffret si longtemps convoité, consciente de son erreur (pourquoi sur-le-champ cette confusion avec certaine partie de croquet ?), elle entendit dans quelque lointain jardin d’été de son esprit la voix de son père, quasi jubilante de mépris : Tu ne fais jamais que des bêtises. Mais elle n’eut qu’une fraction de seconde pour y réfléchir avant que retentisse derrière elle l’autre voix, si prévisible dans son inévitabilité que même la froideur didactique, le sens germanique de l’Ordnung, dans les mots eux-mêmes, ne lui furent pas une surprise : « Peut-être que ton travail t’oblige à circuler dans le couloir, mais tu n’as rien à faire dans cette chambre. » Sophie pivota d’un bloc et se retrouva face à face avec Emmi.

La fillette était debout près de la porte du placard. Jamais Sophie ne l’avait vue de si près. Elle était vêtue d’une culotte de rayonne bleu pâle ; ses seins précocement développés de petite fille de onze ans gonflaient un soutien-gorge de la même teinte pastel. Elle avait un visage très blanc et étonnamment rond, pareil à un gâteau mal cuit, couronné par une frange de cheveux jaunes bouclés ; ses traits étaient à la fois beaux et dégénérés ; piégée dans ce cadre sphérique, la beauté boursouflée du nez, de la bouche et des yeux paraissait plaquée comme sur – sur une poupée, pensa d’abord Sophie, puis, comme sur un ballon. À y réfléchir, elle semblait moins dépravée que… pré-innocente ? Pas encore née ? Frappée de mutisme, Sophie la contemplait, en songeant : Papa avait raison de me traiter de bonne à rien, je gâche tout : ici, il suffisait que je jette d’abord un coup d’œil. Elle bafouilla, puis retrouva la parole :

— Je m’excuse, gnädiges Fräulein, je voulais seulement…

Mais Emmi la coupa :

— Inutile d’essayer d’expliquer. Tu es entrée ici pour voler cette radio. Je t’ai vue. Je t’ai vue qui t’apprêtais à la prendre.

Le visage d’Emmi ne laissait transparaître que très peu de choses, à moins qu’il en fût incapable. Avec un aplomb qui démentait sa semi-nudité, elle fouilla sans se presser dans son placard et en sortit un peignoir de tissu éponge blanc. Puis elle se retourna brusquement :

— Je vais aller tout raconter à mon père. Il veillera à ce que tu sois punie, dit-elle d’une voix posée et narquoise.

— Je voulais seulement la regarder ! improvisa Sophie. Je le jure ! Je suis passée si souvent devant votre chambre. Je n’ai jamais vu une radio si… si petite. Si… si astucieuse ! Je n’arrivais pas à croire qu’elle pouvait marcher. Je voulais simplement voir…

— Menteuse, dit Emmi, tu te préparais à la voler. Je l’ai lu sur ta figure. J’ai vu à ton air que tu avais l’intention de la voler, et pas seulement de la prendre pour la regarder.

— Vous devez me croire, dit Sophie, consciente des sanglots qui lui nouaient la gorge et terrassée par une lassitude paralysante, les jambes lourdes et glacées. Jamais je n’aurais eu l’idée de prendre votre…

Elle se tut, frappée par l’idée que tout cela n’avait plus d’importance. Maintenant que de façon ridicule elle avait gâché toute l’affaire, tout semblait sans importance. Une seule chose pourtant avait encore de l’importance, elle verrait son petit garçon le lendemain, et comment Emmi pouvait-elle l’en empêcher ?

— Tu avais envie de la prendre, s’obstinait la fille, ça vaut soixante-dix deutschmarks. Et en bas dans la cave, tu aurais pu écouter de la musique. Tu n’es qu’une sale Polack, tous les Polacks sont des voleurs. Ma mère dit que les Polacks sont pires que les Tziganes, et en plus, ils sont plus sales – le nez se fronça dans te petit visage de lune –, tu pues !

Sophie sentit qu’un voile noir surgissait derrière ses yeux. Elle s’entendit gémir. La tension considérable qui l’accablait, la faim, le chagrin, la terreur, ou Dieu sait quoi encore, tout cela faisait qu’elle avait au moins une semaine de retard dans ses règles (deux fois déjà la chose lui était arrivée depuis son arrivée au camp), mais cette fois, la sensation de tiraillement et de suintement chaud et humide survint dans ses reins comme un éclair ; elle sentit se déclencher l’immense flux anormal, en même temps qu’elle prenait conscience de l’irrépressible obscurité qui peu à peu voilait sa vision. Le visage d’Emmi, un flou lunaire, fut à son tour capturé par cette trame d’obscurité, et Sophie se sentit tomber, tomber… Comme bercée par la houle d’un temps paresseux, elle somnolait en proie à une hébétude bénie, s’éveilla mollement au son d’un hululement lointain qui enflait, s’épanouissait dans ses oreilles, s’amplifiait, culminait dans un rugissement sauvage. Le temps d’un instant fugitif, elle rêva que le rugissement était celui d’un ours blanc et qu’elle flottait à la dérive sur un iceberg, balayé par des vents glacés. Ses narines la brûlaient.

— Réveille-toi, disait Emmi.

Le visage, blanc comme de la cire, vacillait si près du sien qu’elle sentait sur sa joue le souffle de l’enfant. Sophie comprit alors qu’elle gisait à plat ventre sur le plancher, la fillette accroupie auprès d’elle, lui passant un flacon d’ammoniaque sous le nez. La croisée était maintenant grande ouverte et le vent glacial balayait la pièce. Le hurlement qui lui déchirait les oreilles était la sirène du camp ; elle entendait sa voix lointaine, decrescendo. Au niveau de son regard et contre le genou nu d’Emmi, était posée une petite trousse de premiers secours en plastique, ornée d’une croix verte.

— Tu t’es évanouie, dit-elle. Ne bouge pas. Garde la tête horizontale une minute pour empêcher le sang de couler. Respire à fond. L’air froid va t’aider à récupérer. En attendant, ne bouge pas.

À mesure que la mémoire lui revenait comme une vague, Sophie avait l’impression d’être l’actrice dans une pièce d’où l’acte principal avait disparu : n’était-ce pas à peine une minute plus tôt (il ne pouvait guère y avoir plus longtemps) que l’enfant l’invectivait comme un petit voyou des sections d’assaut, et se pouvait-il que ce fût la même créature qui maintenant la soignait avec, sinon une compassion angélique, du moins un empressement que l’on pouvait qualifier d’humain ? Se pouvait-il que sa syncope eût fait surgir chez cette effrayante Mädel au visage de fœtus boursouflé des instincts d’infirmière jusqu’alors réprimés ? Question qui au même instant trouva sa réponse, quand Sophie se mit à gémir et à s’agiter.

— Il faut que tu restes tranquille, lui intima Emmi.

J’ai un brevet de secouriste – débutante, première classe. Fais ce que je te dis, compris ?

Sophie demeura immobile. Elle ne portait pas de sous-vêtements, se demandait jusqu’à quel point elle s’était souillée. Elle avait l’impression que le dos de sa robe était trempée. Stupéfaite, vu les circonstances, de sa propre pudeur, elle se demanda également si elle n’avait pas en même temps souillé le plancher immaculé d’Emmi. Quelque chose dans l’attitude de l’enfant exacerbait sa sensation d’impuissance, le sentiment d’être à la fois soignée et persécutée. Sophie se rendit compte alors qu’Emmi avait la voix de son père, irrémédiablement glacée et lointaine. Et dans son despotisme ardent et zélé, tellement dépourvu de la moindre nuance de tendresse tandis qu’elle jacassait de plus belle (elle giflait maintenant avec énergie les joues de Sophie, expliquant que le manuel de secourisme affirmait que des gifles énergiques faisaient merveille pour ranimer une victime de die Synkope, comme elle insistait avec une précision toute clinique, pour baptiser un évanouissement) elle avait tout d’un Obersturmbannführer miniature, l’esprit et l’essence SS – son authentique hypostase – incrustés au plus profond de ses gènes.

Mais l’avalanche de gifles sur les joues de Sophie provoquèrent à la longue, semble-t-il, une roseur satisfaisante, et l’enfant ordonna à sa patiente de se redresser et de s’appuyer contre le lit. Ce que fit Sophie, lentement, en se félicitant soudain de s’être évanouie précisément à cet instant et de cette façon. Car tandis que, ses pupilles se rétractant peu à peu pour retrouver leur vision normale, elle contemplait le plafond, elle constata qu’Emmi s’était mise debout et la considérait avec une expression qui tenait vaguement de la bienveillance, ou du moins d’une forme de curiosité indulgente, comme si la fureur qu’au double titre de voleuse et de Polack lui inspirait Sophie, avait brusquement été expulsée de son esprit ; son brusque numéro d’infirmière paraissait avoir eu un effet cathartique, lui offrant une occasion suffisante de manifester son autorité pour satisfaire fût-ce le plus frustré des nabots SS, après quoi elle reprit tout à coup la silhouette boulotte d’une petite fille.

— Je dois reconnaître une chose, murmura Emmi, tu es très jolie. Wilhelmine dit que tu es sans doute suédoise.

— Dites-moi, demanda Sophie d’une voix douce et empressée, exploitant au hasard l’accalmie, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ce dessin cousu sur votre robe ? Il est tellement joli.

— C’est l’insigne de mon championnat de natation. J’ai été championne de ma classe. Les débutantes. Je n’avais que huit ans. Je regrette qu’ici nous n’ayons pas de championnats de natation, mais c’est comme ça. C’est la guerre. J’ai été obligée d’aller nager dans la Sola, et ça ne me plaît pas. La rivière est pleine de boue. J’étais très rapide dans les compétitions de débutantes.

— Où est-ce que c’était, ça, Emmi ?

— À Dachau. Il y avait une merveilleuse piscine pour les enfants de la garnison. Mais, ça, c’était avant que nous soyons transférés ici. C’était tellement plus agréable à Dachau qu’à Auschwitz. Mais bien sûr, c’était sur le territoire du Reich. Tu vois mes coupes, là-bas. Celle du milieu, la grosse. Eh bien, elle m’a été remise par le Chef des Jeunesses Hitlériennes en personne, Baldur von Schirach. Attends, je vais te faire voir mon album.

S’approchant de la commode, elle plongea dans le tiroir pour en émerger avec, coincé dans le creux du bras, un énorme album d’où s’échappaient photos et coupures de presse. Elle le traîna non sans peine jusqu’à Sophie, ne s’arrêtant que le temps d’allumer la radio. Des craquements et des couinements perturbèrent le calme de la chambre. Elle tourna un bouton et les parasites s’évanouirent, remplacés par un chœur lointain et étouffé de cors et de trompettes, exultant, triomphal, haendélien ; un frisson courut le long de l’épine dorsale de Sophie comme une caresse glacée. « Das bin ich », se mit à ressasser la fillette, en désignant son image sur les photos, posant inlassablement vêtue de costumes de bain qui gainaient une chair adipeuse et juvénile, d’une pâleur de champignon. Le soleil brillait-il jamais à Dachau ? se demandait Sophie engourdie par un désespoir écœurant. « Das bin ich… und das bin ich », continuait Emmi avec son bourdonnement enfantin, plantant son doigt poupin sur les photos, le « moi, moi, moi » extatique articulé sans relâche dans un demi-murmure, comme une incantation. « Et puis aussi, j’ai commencé à apprendre à plonger, dit-elle. Regarde ici, c’est moi. »

Sophie cessa de regarder les photos – tout se fondit dans un flou – et ses yeux cherchèrent la fenêtre grande ouverte sur le ciel d’octobre où était accrochée l’étoile du berger, stupéfiante, aussi brillante qu’une perle de cristal. Une agitation dans l’air, un brusque épaississement de la lumière autour de la planète, annonçaient l’assaut de la fumée, rabattue vers la terre par le flot de la brise du soir. Pour la première fois depuis le début de la journée, Sophie sentit, inéluctable comme la main d’un étrangleur, l’odeur de chair humaine en train de brûler. Birkenau achevait de consumer les derniers voyageurs venus de Grèce. Trompettes ! triomphant, l’hymne insolent ruisselait de l’éther, hosannahs, bêlements de béliers, annonciations angéliques – ramenait l’esprit de Sophie vers tous les matins de sa vie à jamais avortés. Elle fondit en larmes et dit, à mi-voix :

— Au moins, demain, je vais voir Jan. Au moins ça.

— Pourquoi est-ce que tu pleures ? la somma Emmi.

— Je ne sais pas, répondit Sophie, sur quoi elle faillit ajouter : parce que j’ai un petit garçon dans le Camp D. Et parce que votre père, demain, va me permettre de le voir. Il a presque votre âge.

Au lieu de quoi, elle fut brusquement ramenée à elle par la radio, une voix brusque, qui coupait le chœur des cuivres : « Ici Londres* ! » Elle écouta la voix, lointaine, comme filtrée par une feuille d’aluminium, mais pour le moment claire, une émission à destination de la France mais qui, franchissant d’un bond les Carpates, venait se faire entendre jusqu’ici, à l’orée crépusculaire de cet anus mundi. Elle bénit le speaker inconnu comme elle eût béni un fiancé bien-aimé, frappée de stupeur par l’avalanche des mots : « L’Italie a déclaré qu’un état de guerre existe contre l’Allemagne*… » Bien que précisément comment, ou pourquoi, Sophie ne parvint pas à le saisir, son instinct, allié à une sorte de subtile jubilation dans la voix venue de Londres (que, regardant Emmi droit dans les yeux, elle sut que l’enfant ne comprenait pas), lui disait que pour le Reich ces nouvelles présageaient de très réels et durables malheurs. Que l’Italie elle-même fût en ruine était sans importance. C’était comme si elle avait appris la nouvelle de la défaite prochaine et inéluctable du Reich. Et tandis qu’elle tendait l’oreille pour entendre la voix, engloutie soudain par un brouillard de parasites, elle ne cessait de pleurer, consciente de pleurer à cause de Jan, oui, mais aussi à cause de bien d’autres choses, et avant tout d’elle-même : à cause de l’échec de sa tentative pour voler la radio, et de sa certitude que jamais elle ne retrouverait assez de courage pour entreprendre une nouvelle tentative. Cette passion maternelle et protectrice qui brûlait en elle et qu’à Varsovie quelques mois à peine auparavant, Wanda avait jugée si égoïste, si indécente, était quelque chose que, au seuil de la plus cruelle des épreuves, Sophie ne pouvait surmonter – ce qui fait que maintenant, honteuse de son lamentable abandon, elle pleurait sans pouvoir s’arrêter. Elle porta des doigts tremblants à ses yeux. « Si je pleure, c’est parce que j’ai faim », dit-elle à Emmi dans un murmure, ce qui, en partie du moins, était la vérité. De nouveau elle eut peur de s’évanouir.

La puanteur se fit plus forte. Un vague rougeoiement d’incendie se reflétait sur l’horizon de la nuit. Importunée par le froid ou l’odeur pestilentielle, les deux peut-être, Emmi alla fermer la fenêtre. La suivant des yeux, Sophie aperçut un canevas accroché au mur (la broderie aussi surchargée de fioritures que les mots allemands), dans un cadre de sapin laqué et décoré d’arabesques.

Tout comme Notre Père Céleste a sauvé

ceux que menaçaient le péché et l’Enfer,

Hitler sauve le Peuple allemand

de la destruction.

La fenêtre se ferma avec un claquement sec.

— Tu sens cette puanteur, ce sont les Juifs qui brûlent, dit Emmi en revenant vers elle. Mais tu le sais sans doute. Il est défendu d’en parler dans cette maison. Mais toi – toi, tu n’es qu’une prisonnière. Les Juifs sont les pires ennemis de notre peuple. Ma sœur Iphigénie et moi, on a inventé un petit couplet sur les Youpins. Ça commence comme ça : ‘Der Itsig’… (…)

Sophie étouffa un cri et plaqua ses mains sur ses yeux. « Emmi, Emmi… » chuchota-t-elle. Et là dans le noir aveugle, la submergea de nouveau la vision démente de l’enfant sous la forme d’un fœtus, et pourtant complètement développée, gigantesque, léviathan serein et sans cervelle, fendant à grandes brasses silencieuses les eaux noires et incompréhensibles de Dachau et d’Auschwitz.

— Emmi. Emmi ! parvint-elle à dire. Pourquoi le nom du Père céleste est-il dans cette chambre ?

Ce fut, dit-elle bien longtemps après, l’une des dernières pensées religieuses qui l’effleurât jamais.

Après cette nuit-là – sa dernière nuit de prisonnière attachée à la demeure du Commandant – Sophie devait passer encore presque quinze mois à Auschwitz. Je l’ai déjà dit, en raison de son silence, cette longue phase de son incarcération demeurait (et demeure toujours) pratiquement inconnue pour moi. Mais il est une ou deux choses que je puis dire avec certitude. Lorsqu’elle quitta la maison de Höss, elle eut la chance de retrouver son statut de traductrice et de sténodactylo au pool des secrétaires, et continua du même coup à faire partie du petit groupe des relativement privilégiés ; aussi, bien que sa vie fût misérable et qu’elle souffrît de privations souvent sévères, elle échappa longtemps à la lente et inévitable sentence de mort qui était le lot de la multitude des détenus. Ce ne fut qu’au cours des cinq derniers mois de sa détention, alors que l’avance des troupes russes se poursuivait à l’Est et que le camp était en voie de liquidation progressive, que Sophie connut les pires de ses souffrances physiques. Ce fut alors qu’elle se trouva transférée au camp des femmes de Birkenau et ce fut là qu’elle subit la famine et les maladies qui la menèrent à l’extrême seuil de la mort.

Au cours de ces longs mois, elle ne se sentit pratiquement jamais troublée par le désir sexuel. La maladie et l’extrême faiblesse suffiraient à expliquer cet état de choses, bien sûr – surtout pendant les mois ignobles de Birkenau –, mais elle était convaincue qu’il pouvait s’expliquer également par des raisons psychologiques : l’odeur omniprésente et la menace constante de la mort faisaient paraître toute pulsion génitale littéralement obscène, une parodie, et ainsi – comme au plus profond de la maladie – en réduisaient tellement la flamme qu’elle finissait pratiquement par s’éteindre. Ce fut du moins la réaction personnelle de Sophie, et elle me raconta qu’elle s’était parfois demandé si ce n’était pas peut-être cette totale absence de désir sexuel qui exacerba la netteté du rêve qu’elle fit lors de sa dernière nuit dans la cave du Commandant. Ou peut-être, se disait-elle, le rêve avait-il contribué à étouffer à jamais en elle tout désir. Comme la plupart des gens, il était rare que Sophie se souvînt longtemps en détail et avec netteté de ses rêves, mais le rêve en question était sans équivoque d’un érotisme si violent et si délicieux, si impie et si terrifiant, et par là même tellement mémorable, que bien plus tard elle finit par se persuader (avec un brin de facétie que seul permettait le recul du temps) que la terreur où il la plongea, outre sa mauvaise santé et son mortel désespoir, avait peut-être suffi à lui faire oublier tout désir sexuel.

En quittant la chambre d’Emmi, elle s’était traînée jusqu’à la cave et s’était écroulée comme une masse sur sa paillasse. Elle avait presque aussitôt sombré dans le sommeil, sans accorder davantage qu’une brève pensée à la journée du lendemain qui enfin lui permettrait de revoir son fils. Et, bientôt, elle se retrouva en train de marcher seule sur une plage – une plage, comme on en voit souvent en rêve, à la fois familière et inconnue. C’était une grève sablonneuse de la Baltique, et quelque chose lui disait qu’il s’agissait de la côte du Schleswig-Holstein. Sur sa droite, s’étendaient les eaux peu profondes et balayées par le vent de la baie de Kiel, piquetées de voiles blanches ; sur sa gauche, tandis que sans se presser elle remontait la côte qui fuyait vers le Nord et les lointaines terres arides du Danemark, s’élevaient des dunes, et au-delà, une forêt de pins et autres conifères miroitait dans le soleil de midi. Bien que vêtue, elle avait la sensation d’être nue, comme drapée dans une étoffe d’une transparence troublante. Elle se sentait provocante sans en être gênée, consciente de sa croupe qui se balançait sous les plis de sa jupe vaporeuse, attirant les regards des baigneurs ensevelis sous leurs parasols le long de la plage. Bientôt, les baigneurs se retrouvèrent loin en arrière. Un sentier qui coupait le marécage débouchait sur la plage ; elle continua d’avancer, consciente maintenant d’être suivie par un homme, un homme dont les yeux étaient rivés sur ses hanches et le balancement outrancier qu’elle se croyait obligée d’imprimer à sa croupe. L’homme pressa le pas pour se porter à sa hauteur, la regarda et elle lui rendit son regard. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle reconnût son visage, un visage entre deux âges, jovial, au teint clair, très allemand attirant – non, plus qu’attirant, elle se sentit à sa vue fondre de désir. Mais l’homme lui-même ! Qui était-il ? Elle lutta pour faire surgir un souvenir de sa mémoire (la voix, si familière, ronronna « Guten Tag ») et en un éclair crut reconnaître un chanteur célèbre, un Heldentenor de l’Opéra de Berlin. Il lui sourit de ses dents éclatantes de blancheur et lui flatta les fesses, articula quelques mots qui étaient à la fois à peine compréhensibles et ouvertement lubriques, sur quoi il disparut. Elle huma la brise tiède.

Elle se trouvait maintenant sur le seuil d’une chapelle située au sommet d’une dune qui surplombait la mer. Elle ne voyait pas l’homme, mais sentait sa présence dans les parages. C’était une humble petite chapelle, inondée de soleil, meublée de simples bancs de bois disposés de part et d’autre d’une unique travée centrale ; au-dessus de l’autel, était accrochée une croix de bois brut, presque naïve dans sa nudité et son angularité dépouillée d’ornements, dont la présence vaguement menaçante concrétisa aux yeux de Sophie la crainte que lui inspirait le lieu, où elle pénétra alors d’un pas hésitant, enfiévrée de désir. Elle s’entendit pouffer de rire. Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui prenait de pouffer alors que soudain la petite chapelle était imprégnée par la douleur d’une voix de contralto, une unique voix et les accents de cette cantate tragique Schlage doch, gewünschte Stunde ? Elle se tenait devant l’autel, dévêtue maintenant ; la musique, qui jaillissait doucement d’une source invisible à la fois proche et lointaine, enveloppait tout son corps comme une bénédiction. Elle pouffa de nouveau. L’homme de la plage réapparut soudain. Il était nu, mais de nouveau elle ne parvint pas à mettre un nom sur son visage. Il ne souriait plus ; une expression maussade et féroce assombrissait son visage, et la menace tapie dans son expression excita Sophie, embrasant son désir. Il lui intima d’un ton sévère l’ordre de baisser les yeux. Sa verge était épaisse et dardée. Il lui commanda de s’agenouiller et de le sucer. Ce qu’elle fit avec une avidité frénétique, retroussant le prépuce pour dénuder un gland en forme de pique d’une teinte bleu-noir très sombre, un gland tellement énorme qu’elle sut aussitôt que jamais elle ne pourrait l’enserrer de ses lèvres. Elle y parvint pourtant au prix d’une sensation d’étouffement qui la fit défaillir de plaisir, tandis qu’au même instant les harmonies de Bach, lourdes du vacarme de la mort et du temps, couraient glaciales le long de son épine dorsale. Schlage doch gewünschte Stunde ! D’une poussée, il l’écarta de son ventre, lui commanda de se retourner, puis de s’agenouiller devant l’autel sous l’emblème squelettique et cruciforme des souffrances de Dieu, luisant comme un os nu. Elle obéit et se retourna, s’affala sur les mains et les genoux, perçut un claquement de sabots sur le sol, sentit une odeur de fumée, hurla de plaisir quand le ventre et les cuisses velues coiffèrent comme une chape ses fesses nues dans une étroite étreinte, le cylindre prédateur logé tout au fond de son con, la boutant, par-derrière, sans trêve sans trêve…

Le rêve s’accrochait encore à son esprit des heures plus tard quand Bronek la réveilla, trimbalant son seau de lavasse.

— Je t’ai attendue hier soir, mais tu n’es pas venue, dit-il. J’ai attendu tant que j’ai pu, mais il a fini par être trop tard. Mon homme n’a pas pu rester plus longtemps à la grille. Alors la radio, qu’est-ce qui s’est passé ?’

Il parlait à voix basse. Les autres dormaient encore.

Ce rêve ! Même après tant d’heures, elle ne parvenait pas à le déloger de son esprit. Hébétée, elle secoua la tête. Bronek répéta sa question.

— Aide-moi, Bronek, dit-elle machinalement, d’une voix apathique, en levant les yeux sur le petit homme.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— J’ai vu quelqu’un de… terrible.

Tout en parlant, elle savait que ses paroles n’avaient aucun sens.

— Je veux dire, mon Dieu, j’ai tellement faim.

— Eh bien, mange ça, dit Bronek. Les restes de leur civet de lapin. Encore plein de viande dessus.

La pitance était visqueuse, graisseuse et froide, mais elle la déglutit goulûment, tout en regardant monter et s’affaisser la poitrine de Lotte endormie sur le grabat voisin. Entre deux bouchées, elle annonça au factotum qu’elle allait partir.

— Mon Dieu, j’ai eu tellement faim depuis hier, murmura-t-elle. Merci Bronek.

— J’ai attendu, répéta-t-il. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— La porte de la chambre de la petite fille était fermée, mentit-elle. J’ai essayé d’entrer, mais la porte était fermée.

— Et aujourd’hui on te renvoie aux baraques, Sophie. Tu vas me manquer.

— Toi aussi, tu vas me manquer, Bronek.

— Peut-être que tu peux encore prendre la radio. Bien sûr, pour ça il faut que tu remontes là-haut. Je pourrais encore la faire passer cet après-midi, la faire passer de l’autre côté de la grille.

Pourquoi ne la fermait-il pas, cet idiot ? Pour elle, cette histoire de radio, c’était fini – fini ! Peut-être auparavant aurait-elle sans trop de peine échappé aux soupçons, mais certainement pas maintenant. Nul doute que si la radio venait à disparaître aujourd’hui, l’horrible enfant vendrait la mèche au sujet de sa visite de la veille. Il était hors de question qu’elle se mêle de nouveau de cette histoire de radio, surtout galvanisée comme elle était aujourd’hui par la certitude de voir apparaître Jan – ces retrouvailles qu’elle avait attendues avec une avidité et une impatience inimaginables. Aussi répéta-t-elle son mensonge :

— Cette radio, il ne faut plus y penser, Bronek. Il n’y a pas moyen de mettre la main dessus. Le petit monstre garde toujours sa porte fermée à clef.

— D’accord, Sophie, dit Bronek, mais si l’occasion se présente… si tu peux la prendre, surtout, apporte-la moi vite. Ici dans la cave.

Il eut un gloussement sans joie.

« Rudi n’irait jamais me soupçonner. Il croit qu’il m’a mis dans sa poche. Il croit que je suis mentalement déficient.

Et dans la pénombre du matin, d’un orifice garni de dents fêlées, il gratifia Sophie d’un grand sourire, lumineux et énigmatique.

Sophie avait une foi confuse et informe dans la prescience, et même dans la voyance (en diverses occasions elle avait deviné ou prédit des événements imminents), quand bien même elle n’y voyait aucun lien avec le surnaturel. Je dois reconnaître pourtant qu’elle fut tentée par cette explication, jusqu’au jour où mes arguments l’amenèrent à changer d’opinion. Je ne sais quelle logique intérieure nous convainquit tous deux que des moments de ce genre, des moments d’intuition suprême, sont provoqués par des « clefs » parfaitement naturelles – des circonstances demeurées longtemps enfouies dans la mémoire ou en sommeil dans le subconscient. Son rêve, par exemple. Il semblait que toute explication, sinon métaphysique, fût totalement impuissante à éclairer le fait que le partenaire amoureux de son rêve eût été un homme en qui elle avait fini par reconnaître Walter Dürrfeld, et qu’elle eût rêvé de lui précisément la nuit qui précéda le jour où, pour la première fois depuis six ans, elle se retrouva en sa présence. Il était totalement hors du plausible que ce visiteur débordant de suavité et de charme qui jadis l’avait tellement captivée à Cracovie surgisse en personne quelques heures seulement après un rêve de cette nature (avec le visage et la voix mêmes de la silhouette du rêve) – alors que pendant tant d’années, pas une seule fois elle n’avait songé à l’homme ni même entendu mentionner son nom.

Mais était-ce aussi sûr ? Plus tard, quand elle tenta de mettre de l’ordre dans ses souvenirs, elle comprit qu’elle avait entendu prononcer le nom, et même plus d’une fois. Combien de fois n’avait-elle pas entendu Rudolf Höss ordonner à Scheffler, son aide de camp, d’appeler au téléphone Herr Dürrfeld à l’usine de Buna, sans se rendre compte (sinon dans son subconscient) que le destinataire de l’appel n’était autre que l’objet de sa fixation romantique d’antan ? Une bonne douzaine de fois. Tous les jours que Dieu fait, Höss s’était entretenu au téléphone avec un certain Dürrfeld. En outre, le même nom s’étalait en bonne place sur certains des documents et rapports de Höss auxquels elle avait parfois réussi à jeter un coup d’œil. Ainsi donc à la fin, en analysant ces clefs, il ne fut plus du tout difficile d’expliquer le rôle de Walter Dürrfeld comme protagoniste dans le Liebestraum terrifiant mais exquis de Sophie. De même qu’il n’était pas vraiment difficile, non plus, de comprendre pourquoi l’amant du rêve s’était si aisément métamorphosé en la personne du diable.

La voix qui frappa ses oreilles ce matin-là, tandis qu’elle attendait dans le vestibule de Höss, était identique à celle de l’homme de son rêve. Elle n’était pas entrée tout de suite dans le bureau, comme elle le faisait chaque matin depuis dix jours, bien qu’elle brûlât d’impatience de se précipiter dans la pièce pour serrer à l’étouffer son enfant dans ses bras. L’aide de camp de Höss, averti peut-être de son nouveau statut, lui avait intimé d’une voix rogue l’ordre d’attendre devant la porte. Ce fut alors que, soudain, un doute innommable l’étreignit. Se pouvait-il vraiment, Höss lui ayant promis de lui amener Jan, que le petit garçon fût dans le bureau, et assistât à l’étrange et bruyant colloque entre Höss et le personnage qui parlait avec la voix de l’homme de son rêve ? Elle ne tenait plus en place, sentant peser sur elle le regard de Scheffler dont les manières glaciales lui confirmaient la perte de ses privilèges ; de nouveau elle n’était plus qu’une banale détenue, reléguée tout en bas de l’échelle. Elle pouvait sentir son hostilité, pareille à un sarcasme plaqué sur son visage. Ses yeux se fixèrent sur la photo encadrée de Goebbels qui ornait le mur, et au même instant, une bizarre image lui traversa l’esprit comme un éclair : celle de Jan debout entre Höss et l’autre homme, l’enfant levant la tête et contemplant tour à tour d’abord le Commandant puis l’inconnu à la voix si étrangement familière. Soudain, pareils à un accord jailli des basses d’un orgue, elle entendit des mots du passé : Nous pourrions visiter tous les grands sanctuaires de la musique. Elle ravala un hoquet, devina le sursaut de surprise de l’aide de camp alerté par le son étouffé qu’elle venait de laisser échapper. Comme frappée d’un coup en plein visage, elle tituba en arrière en identifiant la voix, se chuchota à elle-même le nom de son propriétaire – et le temps d’un instant éphémère, cette journée d’octobre et cet après-midi d’antan là-bas à Cracovie, il y avait tant d’années, se mêlèrent presque à se confondre.

— Rudi, c’est vrai, vous avez des comptes à rendre à vos supérieurs, disait Walter Dürrfeld, et croyez bien que je respecte votre problème ! Mais moi aussi j’ai des comptes à rendre, et on dirait qu’il n’y a pas de solution à ce dilemme. Vous avez des supérieurs qui vous tiennent à l’œil ; moi, en dernier ressort, j’ai des actionnaires. Je dois rendre des comptes à un conseil d’administration qui en l’occurrence exige désormais une seule chose : que l’on me fournisse davantage de Juifs pour me permettre de maintenir un rythme de production fixé à l’avance. Non seulement à Buna, mais dans les mines. Nous avons besoin de ce charbon ! Jusqu’à présent, ça va, nous n’avons pas pris un retard trop important. Mais toutes les études, toutes les prévisions statistiques dont je dispose sont… sont lourdes de menaces, pour dire le moins. Il me faut davantage de Juifs !

La voix de Höss s’éleva, d’abord étouffée, puis la réponse sonna, plus claire :

— Je ne peux pas contraindre le Reichsführer à trancher sur ce point. Vous le savez. Tout ce que je peux faire, c’est solliciter certaines directives, et aussi faire des suggestions. Mais on dirait – je ne sais pour quelle raison – que quelque chose l’empêche de prendre une décision au sujet de ces Juifs.

— Et votre opinion personnelle est, bien entendu, que…

— Mon opinion personnelle est que seuls les Juifs vraiment robustes et en bonne condition physique devraient être sélectionnés pour travailler dans des endroits comme Buna et les mines Farben. Quant aux malades, du point de vue financier et médical, ils représentent tout simplement un fardeau insupportable. Mais mon opinion personnelle n’a aucune importance en la matière. Nous devons attendre qu’une décision soit prise.

— Ne pourriez-vous pas relancer Himmler pour qu’il prenne une décision ? demanda Dürrfeld, non sans une touche d’agressivité. Après tout, il est votre ami et pourrait…

Un silence.

— Je vous le répète, je ne peux que faire des suggestions, répondit Höss. Et je pense que vous connaissez le genre de suggestions que j’ai faites jusqu’à présent. Je comprends votre point de vue, Walter, et il va sans dire que je ne m’offusque nullement du fait que vous ne voyez pas les choses du même œil que moi. Vous exigez des corps à n’importe quel prix Même une personne âgée en état de tuberculose avancée est capable de produire un certain nombre d’unités techniques d’énergie…

— Précisément ! coupa Dürrfeld. Et je ne demande rien de plus. Une période d’essai de, eh bien, six semaines au maximum, pour déterminer quelle utilisation pourrait être faite de ces Juifs qui pour le moment font l’objet de…

Il parut hésiter.

— L’Action Spéciale, dit Höss. Mais c’est justement là le cœur du problème, vous ne le voyez donc pas ? Le Reichsführer est harcelé d’un côté par Eichmann, par Pohl et Maurer de l’autre. Sécurité ou rendement, tel est le dilemme. Pour des raisons de sécurité, Eichmann souhaite que tous les Juifs soient jusqu’au dernier soumis à l’Action Spéciale ; quels que soient l’âge et la condition physique des individus. Il ne lèverait pas le petit doigt pour sauver un Juif champion de lutte, à supposer qu’il en existe un. De toute évidence, les installations de Birkenau ont été conçues et mises en chantier pour mener cette politique à bien. Mais voyez vous-même ce qui s’est passé ! Le Reichsführer a été contraint de modifier ses directives initiales concernant l’application de l’Action Spéciale à tous les Juifs – et ceci visiblement sur l’insistance de Pohl et de Maurer – pour satisfaire le besoin de main-d’œuvre, non seulement dans vos usines de Buna, mais aussi dans les mines et les usines d’armement ravitaillées par ce centre. Le résultat, c’est une faille – en plein milieu. Une faille – vous savez bien… quel est le mot déjà ? Ce mot bizarre, ce terme de psychologie qui signifie…

— Die Schizophrénie.

— Oui, c’est ce mot-là, répondit Höss. Ce spécialiste des maladies mentales de Vienne, son nom m’échappe…

— Sigmund Freud.

Suivit un instant de silence. Pendant ce petit hiatus, Sophie, le souffle presque coupé, continuait à se concentrer sur l’image de Jan, la bouche légèrement entrouverte avec, au-dessus, son petit nez camus et ses yeux bleus, Jan dont le regard faisait la navette entre le Commandant (qui arpentait le bureau, comme souvent dans ses moments de nervosité) et le possesseur de la voix désincarnée de baryton – non plus le diabolique prédateur de son rêve, mais simplement l’étranger, surgi de sa mémoire, qui l’avait enchantée par ses promesses de voyage à Leipzig, Hambourg, Bayreuth, Bonn. Vous êtes si jeune ! avait murmuré cette même voix. Une petite fille ! Et encore : Je suis un bon père de famille. Elle avait tellement hâte de poser les yeux sur Jan, étouffait d’une telle impatience à la perspective de leur réunion (elle se souvenait encore de la sensation d’oppression qui lui serrait la gorge) que l’envie de voir à quoi ressemblait désormais Herr Dürrfeld ne fit que l’effleurer un bref instant puis sombra dans l’indifférence. Pourtant, quelque chose dans cette voix – quelque chose de pressé, de péremptoire – l’avertit qu’elle allait d’un instant à l’autre se retrouver face à lui, et les derniers mots qu’il adressa au Commandant – la moindre nuance de leurs intonations et de leur sens – se gravèrent dans son esprit avec une irrévocabilité d’archive, comme dans les sillons d’un disque que rien ne saurait effacer.

Il n’y avait pas la moindre trace de rire dans sa voix. Il prononça un mot que tous deux avaient jusqu’alors évité de prononcer :

— Vous et moi le savons, de toute façon, tous seront bientôt morts. Entendu, laissons tomber le sujet pour l’instant. Les Juifs nous rendent tous schizophrènes, moi le premier. Mais lorsqu’une baisse de production est en cause, croyez-vous que je puisse invoquer comme alibi la maladie – je veux dire la schizophrénie – devant mon conseil d’administration ? Vraiment !

Höss dit quelque chose d’une voix indistincte, désinvolte, et Dürrfeld répondit aimablement qu’il espérait qu’ils auraient l’occasion de s’entretenir de nouveau le lendemain. Quelques secondes plus tard, lorsqu’il la frôla au passage dans le petit vestibule, Dürrfeld ne reconnut manifestement pas Sophie – cette blême Polonaise dans sa blouse de détenue maculée de taches –, mais la heurtant par inadvertance, il dit cependant « Bitte ! », avec une politesse instinctive et le même ton poli de gentleman dont elle se souvenait depuis leur rencontre de Cracovie. Pourtant, il n’était plus qu’une caricature fort décatie de héros romantique. Son visage était devenu tout bouffi et sa taille d’une rotondité porcine, et elle remarqua aussi que ces doigts parfaits qui, décrivant leurs harmonieuses arabesques, l’avaient si mystérieusement excitée six ans auparavant, avaient l’aspect caoutchouteux de petits bouts de saucisse tandis qu’il ajustait sur sa tête le feutre gris que d’un geste obséquieux lui tendait Scheffler.

— Mais, en fin de compte, qu’est-il advenu de Jan ? demandai-je à Sophie.

Une fois de plus, il me fallait savoir. De toutes les nombreuses choses qu’elle m’avait racontées, l’énigme qui entourait le sort de Jan était ce qui m’irritait le plus. (Je pense maintenant que j’avais dû enregistrer, puis reléguer à l’arrière-plan de mon esprit, son allusion désinvolte à la mort d’Eva.) Je commençais aussi à voir que c’était devant ce fragment de son histoire qu’elle se dérobait le plus obstinément, comme si elle tournait autour en hésitant, à croire que la chose était trop cruelle pour être évoquée. J’avais un peu honte de mon impatience et répugnais certes à faire irruption dans ce pan de sa mémoire d’une fragilité manifestement arachnéenne. Mais une vague intuition me soufflait qu’elle était sur le point de me confier ce secret, aussi d’une voix aussi douce que possible la pressai-je de continuer. Il était tard dans la nuit du dimanche – bien des heures après l’épisode de notre baignade et de la catastrophe évitée de peu – et nous étions attablés au bar du Maple Court. Minuit approchait au terme d’un Sabbat accablé par une chaleur moite et épuisante, nous étions pratiquement seuls dans ce lieu caverneux ; Sophie n’avait pas bu ; nous nous en étions tous deux tenus au 7-Up. Durant toute cette longue séance elle avait pratiquement parlé sans arrêt, mais elle s’interrompit soudain pour jeter un coup d’œil à sa montre et observer qu’il était peut-être temps d’en rester là et de regagner le Palais Rose.

— Il va falloir que je déménage mes affaires, Stingo, dit-elle. Il faudra que je le fasse demain matin, puis je serai obligée de retourner chez le Dr. Blackstock. Mon Dieu*, je n’arrête pas d’oublier que je suis une salariée qui doit gagner sa vie.

Elle paraissait lasse et tendue, et contemplait d’un air rêveur sa montre-bracelet, le scintillant petit bijou que lui avait offert Nathan. C’était une Oméga au cadran orné aux quatre coins de minuscules diamants. Je n’osais réfléchir à ce qu’elle avait coûté. Sophie parut lire dans mes pensées :

— Je ne devrais vraiment pas garder toutes ces choses luxueuses que m’a données Nathan.

Une nouvelle tristesse s’était glissée dans sa voix, d’une tonalité différente, plus impérieuse peut-être que celle qui avait coloré ses réminiscences du camp.

« Puisque je ne le reverrai jamais, je suppose que je devrais en faire cadeau, ou m’en débarrasser autrement.

— Et pourquoi ne pas les garder ? fis-je. Il te les a données, bonté divine. Garde-les !

— Ça m’obligerait à penser à lui tout le temps, répondit-elle d’une voix lasse. Je l’aime encore.

— Dans ce cas, vends-les, fis-je, avec un brin d’agacement, il le mérite bien. Mets-les au clou.

— Ne dis pas ça, Stingo, fit-elle sans rancune. Un jour tu sauras ce que c’est que d’aimer vraiment quelqu’un, ajouta-t-elle.

Une morne sentence, bien slave, épouvantablement ennuyeuse.

Nous gardâmes tous deux quelques instants le silence, tandis que je réfléchissais au manque absolu de sensibilité que trahissait cette dernière remarque qui – outre sa platitude – révélait une indifférence absolue envers l’idiot en mal d’amour à qui elle était destinée. En silence je la maudis, avec toute la force de mon ridicule amour. Et soudain, de nouveau, je sentis la présence du monde véritable, je n’étais plus en Pologne, mais à Brooklyn. Et sans même parler de mon mal d’amour, je me sentais en proie à une vague impression d’énervement et de malaise. Des soucis lancinants recommencèrent à me harceler. Je m’étais tellement laissé prendre par le récit de Sophie que j’avais complètement perdu de vue le fait irrémédiable que le vol dont j’avais été victime la veille me laissait pratiquement dénué de ressources. Ce qui – allié à la perspective du départ imminent de Sophie et de la solitude qui m’attendait au Palais Rose, condamné à traîner sans un sou dans Flatbush avec les fragments d’un roman inachevé – me tordit bel et bien le cœur de désespoir. Je redoutais la solitude qu’il me faudrait affronter en l’absence de Sophie et Nathan ; ce qui me paraissait encore pire que mon manque d’argent.

Je continuais à me tordre en moi-même, contemplant le visage pensif et baissé de Sophie. Elle avait pris cette pose méditative à laquelle je m’étais habitué, mains légèrement en visière au-dessus des yeux, une posture sous-tendue par une inexprimable combinaison d’émotions (à quoi pouvait-elle penser maintenant ? me demandais-je) : perplexité, stupéfaction, réminiscences de vieilles terreurs, souvenirs de vieux chagrins, colère, haine, deuil, amour, résignation – et tandis que je la regardais, toutes ces émotions restèrent un instant là comme prises au piège d’un noir écheveau. Puis elles disparurent. Et je m’en rendis alors compte, nous savions l’un comme l’autre que les fils de la chronique qu’elle m’avait faite et qui de toute évidence frôlait maintenant son dénouement n’étaient toujours pas noués. Je compris aussi que l’élan, qui tout au long de la soirée n’avait cessé de grandir dans sa mémoire, n’avait pas vraiment diminué, et que malgré sa lassitude, quelque chose la contraignait à récurer jusqu’à l’extrême lie le fond de son terrifiant et inconcevable passé.

Pourtant, une étrange réticence semblait l’empêcher d’en revenir sans plus attendre à ce qu’avait subi son petit garçon, et comme j’insistais une fois de plus – « Et Jan ? » dis-je – elle s’abandonna à une brève rêverie.

— J’ai tellement honte de ce que j’ai fait, Stingo – tout à l’heure quand j’ai nagé droit vers le large. Te faire risquer ta vie ainsi – c’était tellement mal de ma part, tellement mal. Il faut que tu me pardonnes. Mais je suis sincère, et il faut me croire, quand je dis que bien des fois depuis cette période de la guerre, j’ai songé à me tuer. On dirait que cette idée vient et s’en va, comme par cycles. En Suède, aussitôt après la guerre, au centre pour personnes déplacées, j’ai essayé de me tuer. Et comme dans ce rêve que je t’ai raconté, la chapelle – j’avais cette obsession du blasphème*. Pas très loin du centre, il y avait une petite église, pas une église catholique, luthérienne je crois, mais c’est sans importance – et je ne pouvais pas m’arracher cette idée que si je me tuais dans cette église ce serait le plus grand sacrilège que je pourrais commettre, le plus grand blasphème*, parce que, tu comprends, Stingo, rien n’avait plus d’importance pour moi ; après Auschwitz, je ne croyais plus en Dieu, ne me demandais plus s’il existait. Je me disais : Il s’est détourné de moi. Et si Lui s’est détourné de moi, alors moi je Le hais et c’est pour montrer et prouver ma haine que je veux commettre le plus grand sacrilège que je pourrai imaginer. C’est-à-dire, je choisirai de me suicider dans Son église, en terre consacrée. Je me sentais tellement mal, j’étais si faible et encore si malade, mais après quelque temps je retrouve un petit peu mes forces et une nuit je décide de faire cette chose.

« Alors je sors du centre par la grande grille en emportant un bout de verre très pointu que j’avais trouvé à l’hôpital où j’étais soignée. Ce n’était pas très difficile. Il n’y avait pas de gardes ni rien dans le centre et je suis arrivée à l’église à la fin de l’après-midi. Il y avait un peu de lumière dans l’église, et je suis restée assise un long moment dans la travée du fond, toute seule avec mon morceau de verre. C’était l’été. En Suède, les nuits d’été, il y a toujours de la lumière, une lumière fraîche et pâle. L’église était en pleine campagne et dehors j’entendais les grenouilles et je sentais l’odeur des pins et des sapins. Une odeur très agréable, qui me rappelait les Dolomites quand j’étais enfant. Pendant un moment je me suis imaginé que j’étais en train de discuter avec Dieu. Et une des choses que je m’imaginais qu’il me disait, c’était : ‘Pourquoi est-ce que tu te prépares à te tuer, Sophie, ici dans Mon sanctuaire ?’ Et je me souviens d’avoir dit tout haut : ‘Si malgré toute Ta sagesse Tu ne le sais pas, Dieu, dans ce cas je ne peux pas Te le dire’. Et il a dit : ‘Donc, c’est ton secret’. Et j’ai répondu : ‘Oui, c’est mon secret, pour Toi. Mon dernier et mon seul secret.’ Et alors je me suis mise à me couper le poignet. Et tu veux que je te dise, Stingo. Oui, je me suis entaillé le poignet et ça m’a fait mal, il y a eu du sang, et puis je me suis arrêtée. Et tu sais ce qui m’a fait arrêter ? Je te le jure, c’était uniquement une chose. Une seule chose ! Ce n’était pas la douleur ni la peur. Je n’avais pas peur. C’était à cause de Rudolf Höss. C’était de penser tout à coup à Rudolf Höss et de me dire qu’il était vivant quelque part en Pologne ou en Allemagne. Au moment précis où le bout de verre m’a coupé le poignet, j’ai vu sa figure en face de moi. Et je me suis arrêtée et – je sais que ça peut paraître de la folie, Stingo –, eh bien, tout à coup comme en un éclair cette idée me traverse l’esprit que tant que Rudolf Höss est en vie je ne peux pas mourir. Ç’aurait été son ultime triomphe.

Suivit une longue pause, puis :

« Jamais je n’ai revu mon petit garçon. Tu comprends, ce matin-là, quand je suis entrée dans le bureau de Höss, Jan n’y était pas. Il n’était pas là. J’étais tellement sûre qu’il serait là que l’idée m’est venue qu’il se cachait peut-être sous la table – pour jouer, tu comprends. J’ai regardé partout, mais il n’y avait pas de Jan. Je me suis dit qu’il s’agissait sans doute d’une blague, je savais qu’il fallait qu’il soit là. Je l’ai appelé par son nom. Höss avait refermé la porte et, debout au milieu de la pièce, il me regardait. Je lui ai demandé où était mon petit garçon. Il m’a dit : ‘Hier soir après votre départ, j’ai compris que je ne pouvais pas amener votre enfant ici. C’est une décision pénible et je m’en excuse. L’amener ici serait dangereux – ce serait compromettre ma situation.’ Je n’arrivais pas à y croire, n’arrivais pas à croire ce qu’il me disait, c’est vrai je n’arrivais pas à le croire. Et puis tout à coup, oui, je l’ai cru tout à fait. Et alors j’ai perdu la tête. Je suis devenue folle. Folle !

« Je ne me rappelle rien de ce que j’ai fait – quelques instants tout est devenu noir – sauf que je suis sûre d’avoir fait deux choses. Je l’ai attaqué. Je l’ai attaqué avec mes mains. Ça, je le sais, parce que quand le voile noir a disparu et que je me suis retrouvée assise dans la chaise où il m’avait poussée, j’ai levé les yeux et vu sur sa joue l’endroit où mes ongles l’avaient griffé. Il y avait un peu de sang et il l’essuyait avec son mouchoir. Il était debout devant moi, il me regardait, mais il n’y avait pas de colère dans ses yeux, il paraissait très calme. L’autre chose dont je me souviens, c’est l’écho dans mes oreilles, le son de ma propre voix une minute plus tôt quand je lui hurlais des injures ; ‘Eh bien, envoyez-moi à la chambre à gaz !’ Je me souviens que je lui ai crié ça. ‘Envoyez-moi à la chambre à gaz comme vous avez envoyé ma petite fille !’ Je n’arrêtais pas de hurler. ‘Gazez-moi, espèce de… !’ Etc. Et je crois que j’ai hurlé un tas de gros mots en allemand parce que j’en ai encore l’écho dans l’oreille. Et puis tout à coup j’ai mis ma tête dans mes mains et j’ai fondu en larmes. Il est resté sans rien dire et puis un moment après, j’ai senti sa main sur mon épaule. J’ai entendu sa voix. ‘Je le répète, je suis désolé’, il a dit, ‘je n’aurais pas dû prendre cette décision. Mais j’essaierai de trouver un moyen de rattraper la chose, d’une autre façon. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?’ Stingo, c’était tellement bizarre d’entendre cet homme parler ainsi – me poser ce genre de question avec ce genre de voix, honteuse, tu comprends, en me demandant à moi ce que lui pouvait faire.

« Alors, bien sûr, moi, j’ai tout de suite pensé au Lebensborn et à ce que Wanda avait affirmé que je devais faire à tout prix – cette chose dont j’aurais dû parler la veille à Höss mais que je n’avais pas pu me décider à mentionner. Aussi je me suis forcée à reprendre mon calme et je me suis arrêtée de pleurer et finalement j’ai levé les yeux pour le regarder en face et j’ai dit : ‘Voici ce que vous pouvez faire pour moi’… J’ai lâché le mot ‘Lebensborn’ et à l’expression de son regard, j’ai aussitôt compris qu’il savait ce dont je voulais parler. J’ai dit à peu près ceci, j’ai dit : ‘Vous pourriez faire sortir mon petit du Camp des Enfants et l’intégrer au programme Lebensborn que dirigent les SS et dont vous avez entendu parler. Vous pourriez le faire transférer en Allemagne où il deviendrait un bon Allemand. Il se trouve qu’il est blond, qu’il a l’air allemand et comme moi il parle parfaitement allemand. En Pologne, il n’y a pas beaucoup de petits enfants dans ce cas. Ne voyez-vous donc pas que mon petit Jan serait une excellente recrue pour Lebensborn ?’ Je me souviens que Höss est resté un long moment sans rien dire, planté là immobile devant moi en effleurant du bout des doigts sa joue à l’endroit où je l’avais griffé. Puis il a dit à peu près ceci : ‘Il me semble que ce que vous venez de dire pourrait être une solution possible. Je vais y réfléchir.’ Mais pour moi ce n’était pas assez. Je savais que je cherchais désespérément à me cramponner à de vagues lueurs d’espoir, je le savais, il aurait tout simplement pu me clouer le bec sur-le-champ – mais il me fallait que je le dise, il fallait que je dise : ‘Non, vous devez me donner une réponse plus précise, je n’ai pas la force de continuer à vivre dans l’incertitude.’ Au bout de quelques instants, il a dit : ‘Entendu, je veillerai à ce qu’il soit transféré.’ Mais ça ne me suffisait toujours pas. Je lui ai dit : ‘Comment est-ce que je saurai ? Comment est-ce que j’aurai la certitude qu’il a été envoyé ailleurs ? Et aussi, vous devez me promettre une chose, ai-je encore dit, vous devez me promettre de me faire savoir où on l’aura envoyé en Allemagne pour qu’un jour une fois la guerre finie je puisse le revoir.’

« Cette dernière chose, Stingo, j’avais peine à croire que j’avais eu l’audace de la dire, de formuler ces exigences en face de cet homme. Mais la vérité, tu comprends, c’est que je spéculais sur le sentiment qu’il avait pour moi, sur cette émotion qu’il m’avait laissé voir la veille, tu sais, quand il m’avait prise dans ses bras, quand il avait dit : ‘Me prendriez-vous pour une espèce de monstre ?’ J’espérais qu’il avait encore en lui un tout petit peu d’humanité qui le pousserait à m’aider. Et quand j’ai eu fini, il est de nouveau resté un moment sans rien dire, et puis il m’a donné sa réponse : ‘D’accord, je promets. Je promets que l’enfant sera transféré et que vous aurez de ses nouvelles de temps en temps.’ Alors j’ai insisté – je savais que je courais le risque de le mettre en colère, mais je n’ai pas pu m’en empêcher : ‘Comment est-ce que je peux en être certaine ? Déjà ma petite fille est morte, et sans Jan, il ne me restera plus rien. Vous m’avez promis hier que vous me laisseriez voir Jan aujourd’hui, mais vous ne l’avez pas fait. Vous êtes revenu sur votre parole.’ Et sans doute que ça, ça l’a – eh bien, blessé d’une façon ou d’une autre, parce qu’alors il a dit : ‘Vous pouvez en être certaine. Je vous ferai passer un message de temps à autre. Vous avez ma promesse et parole d’officier allemand, ma parole d’honneur.’

Sophie se tut, le regard perdu dans la pénombre crépusculaire du Maple Court, envahi par une horde de papillons affolés, le bar désert à l’exception de nous deux et du barman, un Irlandais fatigué qui tirait des cliquetis assourdis de son tiroir-caisse. Enfin elle reprit :

« Mais cet homme n’a pas tenu parole, Stingo. Et jamais je n’ai revu mon petit garçon. Pourquoi étais-je allée croire que ce SS pouvait avoir en lui cette chose que l’on appelle honneur ? Peut-être à cause de mon père, qui parlait sans cesse de l’armée allemande, de ses officiers, avec leur sens de l’honneur, leurs principes et tout. Je ne sais pas. Mais Höss n’a pas tenu parole, ce qui fait que je ne sais pas ce qui s’est passé. Peu après Höss a quitté Auschwitz pour être transféré à Berlin et j’ai été renvoyée au camp, où je n’étais plus qu’une dactylo parmi les autres. Je n’ai jamais reçu le moindre message de Höss, jamais. Même quand il est revenu l’année d’après, il n’a pas cherché à entrer en contact avec moi. Longtemps je me suis imaginé, ma foi, que Jan avait été tiré du camp et envoyé en Allemagne et que je n’allais pas tarder à recevoir un message pour me dire où il est, comment il va et ainsi de suite. Mais je n’ai jamais eu de nouvelles. Et puis quelque temps après Wanda m’a fait passer un bout de papier avec un message terrible, un message qui disait ceci – ceci et rien de plus : ‘J’ai revu Jan. Il va bien aussi bien que possible.’ Stingo, j’ai cru mourir parce que tu comprends ça voulait dire que Jan finalement n’était pas sorti du camp – Höss n’avait rien fait pour le faire intégrer au Lebensborn.

« Et puis quelques semaines plus tard, j’ai reçu un nouveau message de Wanda à Birkenau, par l’intermédiaire d’une détenue – une résistante française qui un jour est venue me voir au bloc. Et cette femme, elle m’a dit que Wanda lui avait dit de me dire que Jan n’était plus dans le Camp des Enfants. D’abord j’ai cru mourir de joie, mais ça n’a pas duré longtemps parce que j’ai compris qu’en réalité ça ne signifiait rien – ou peut-être tout simplement que Jan était mort. Non pas envoyé au Lebensborn, mais mort de maladie ou d’autre chose – peut-être simplement tué par l’hiver, il s’était mis à faire si froid. Et je n’avais aucun moyen de découvrir ce qu’il était advenu réellement de Jan, s’il était mort là-bas à Birkenau ou se trouvait quelque part en Allemagne.

Sophie s’interrompit, puis reprit :

« Auschwitz était si grand, c’était si difficile d’avoir des nouvelles. En tout cas, Höss ne m’a jamais envoyé de message, comme il avait promis de le faire. Mon Dieu*, quelle imbécile* j’ai été d’imaginer qu’un homme pareil aurait cette chose qu’il appelait meine Ehre. Mon honneur ! Quel sale menteur ! C’était tout simplement un salopard, comme dit Nathan. Et moi jusqu’au bout pour lui je n’ai rien été qu’un tas de dreck polonaise.

De nouveau, une pause, puis elle me regarda entre ses doigts en éventail :

« Tu sais, Stingo, je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de Jan. Il vaudrait presque mieux que…

Et sa voix s’éteignit dans le silence.

Calme. Apathie. Sentiment du déclin de l’été, de l’amère lie de toutes choses. Je demeurais sans voix pour répondre à Sophie ; en tout cas, je n’eus rien à dire quand sa voix se fit soudain plus aiguë pour ajouter une brève et brutale déclaration qui, si horrible et déchirant que fût ce qu’elle me révélait, ne me parut à la lumière de ce qui précède rien de plus qu’un nouvel épisode torturant serti dans une aria d’éternel chagrin.

« J’ai cru que j’arriverais à découvrir quelque chose. Et puis peu de temps après avoir reçu ce dernier message, j’ai appris que Wanda s’était fait prendre, à cause de ses activités dans la Résistance. Ils l’ont emmenée au sinistre bloc de la prison. Ils l’ont torturée, et puis ils l’ont suspendue à un croc de boucher et ils l’ont laissée s’étrangler lentement… Hier j’ai traité Wanda de Kvetch. C’est le dernier mensonge que je te ferai jamais. Jamais je n’ai connu personne d’aussi courageux.

Assis là côte à côte dans la lumière blême, Sophie et moi éprouvions tous deux, je crois, la sensation que les extrémités de nos nerfs avaient été étirées à se rompre par la lente accumulation de toutes ces choses virtuellement intolérables. En proie à un sentiment de refus, catégorique, irrémédiable et qui frisait la panique, je ne voulais plus entendre parler d’Auschwitz, plus un seul mot. Pourtant, un reste de l’élan que j’ai évoqué soulevait toujours Sophie (je remarquai cependant que son courage commençait à s’effilocher) et elle eut encore la force de me raconter, dans un éclat bref mais passionné, son ultime adieu au Commandant d’Auschwitz.

« Il m’a dit : ‘Maintenant, partez.’ J’ai fait demi-tour, j’ai commencé à m’éloigner, puis je lui ai dit : ‘Danke, mein Kommandant, pour m’avoir aidée.’ Et il a dit – il faut me croire, Stingo –, il a dit ceci. Il a dit : ‘Vous entendez cette musique ? Vous aimez Franz Lehar ? C’est mon compositeur favori.’ J’ai été tellement surprise par cette question étrange, que c’est à peine si j’ai pu répondre. Franz Lehar, me suis-je dit, et soudain je me suis retrouvée en train de dire : ‘Non, pas vraiment. Pourquoi ?’ Un instant il a eu l’air déçu, et puis, il a répété : ‘Partez maintenant.’ Et je suis partie. Quand dans l’escalier, je suis passée devant la chambre d’Emmi, la petite radio jouait de nouveau. Cette fois j’aurais facilement pu la prendre parce que j’ai regardé soigneusement partout dans la chambre et Emmi n’y était pas. Mais je te l’ai dit, tu sais, j’avais l’espoir de sauver Jan, et je n’ai pas eu le courage de faire ce que j’aurais dû. Et puis je savais que cette fois c’est moi qu’ils soupçonneraient la première. Ce qui fait que je n’ai pas touché à la radio et aussitôt après j’ai été envahie par cette haine terrible contre moi-même. Mais je l’ai laissée et elle continuait à jouer. Et je parie que tu n’imagineras jamais ce que jouait la radio Devine Stingo.

Il est toujours un point dans un récit tel que celui-ci, où une certaine dose d’ironie paraît inopportune, peut-être même « contre-indiquée » – malgré l’impulsion sous-jacente qui pousse à y céder – ne serait-ce que parce que l’ironie tend facilement vers l’ennui et du même coup, met à rude épreuve non seulement la patience du lecteur, mais aussi sa crédulité. Mais mon fidèle témoin n’étant autre que Sophie, qui se chargeait elle-même de fournir l’ironie en guise d’appendice à un témoignage dont je n’avais nulle raison de douter, je dois faire état de sa dernière remarque, ajoutant pour tout commentaire que, ces mots, elle les prononça de cette voix vacillante qui dénote un tumulte d’émotions confuses et sur le déclin – mi-hilarité, mi-chagrin intime – que jamais encore je n’avais entendue chez Sophie et très rarement en fait chez quelqu’un d’autre, et qui de toute évidence était le symptôme d’une crise de nerfs imminente.

— Qu’est-ce qu’elle jouait, cette radio ? demandai-je.

— L’ouverture de l’opérette de Franz Lehar, tu sais, hoqueta-t-elle. Das Land des Lächelns – Le Pays du Sourire.

Ce fut bien après minuit qu’à pas lents nous reprîmes le chemin du Palais Rose. Sophie était calme maintenant. Personne ne rôdait dans la nuit embaumée, et le long des rues estivales bordées d’érables, les maisons des bons bourgeois de Flatbush étaient plongées dans l’ombre et le silence du sommeil. Sophie marchait près de moi, le bras passé autour de ma taille, et son parfum me fouailla un bref instant les sens, mais je compris que le geste n’avait rien désormais que de fraternel ou d’amical, et en outre, son long récit m’avait laissé incapable du moindre tressaillement de désir. La tristesse et le désespoir m’enveloppaient comme les ténèbres de la sombre nuit d’août elle-même, et je me demandai machinalement si je parviendrais à trouver le sommeil.

Approchant de la forteresse de Mrs. Zimmerman, où une veilleuse luisait faiblement dans le vestibule rose, nous trébuchâmes sur le trottoir et, pour la première fois depuis notre départ du bar, Sophie dit quelque chose :

— Est-ce que tu as un réveil, Stingo ? Il faut que je me lève très tôt demain, pour déménager mes affaires et arriver au bureau à l’heure. Le Dr. Blackstock s’est montré très patient avec moi ces derniers jours, mais cette fois, il faut vraiment que je me remette au travail. Pourquoi ne me passerais-tu pas un coup de fil vers le milieu de la semaine ?

Je l’entendis étouffer un bâillement.

J’étais sur le point de répondre quelque chose au sujet du réveil, quand une ombre, gris-noir, se détacha des ombres plus épaisses qui entouraient la porte d’entrée. Mon cœur eut un raté et je dis : « Oh, mon Dieu. » C’était Nathan. Je lâchai son nom dans un murmure à l’instant précis où Sophie, le reconnaissant à son tour, laissait échapper un petit gémissement. Un bref instant j’eus l’impression, raisonnable je suppose, qu’il se préparait à nous sauter dessus. Mais j’entendis alors la voix de Nathan qui, doucement, appelait : « Sophie », et elle détacha son bras de ma taille avec une hâte telle que le pan de ma chemise sortit de ma ceinture. Je m’arrêtai court et demeurai immobile tandis que, littéralement, ils se ruaient l’un vers l’autre dans le clair-obscur de la lumière feuillue, vaguement frissonnante, et je perçus les sanglots que poussait Sophie à l’instant où ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre. De longs moments ils s’étreignirent farouchement, corps comme fondus, dans les ténèbres de cette nuit d’été. Enfin, Nathan s’effondra lentement sur les genoux, à même le trottoir, puis les bras noués autour des jambes de Sophie, il demeura là immobile un temps qui me parut interminable, figé dans une posture de dévotion, de soumission, de repentir, de prière – peut-être tout cela à la fois.