CHAPITRE II

Ce soir-là, après mon festin solitaire au restaurant Longchamps, en bas de la Cinquième Avenue, je fis mes comptes et évaluai ma fortune à un peu moins de cinquante dollars. Quand bien même, je le répète, ma triste situation ne m’inspirait pas trop de crainte, je ne pouvais m’empêcher de me sentir un rien vulnérable, d’autant que mes perspectives de retrouver un emploi étaient quasi nulles. Pourtant j’aurais eu tort de me faire le moindre souci car, deux jours plus tard, à peine, allait m’échoir une aubaine qui m’apporterait le salut – du moins, pour l’avenir immédiat. Ce fut un coup de chance étrange, phénoménal même, que l’arrivée de ce legs qui, comme un autre exemple d’extraordinaire bonne fortune survenu beaucoup plus tard dans ma vie, avait son origine dans le système de l’esclavage. Bien que sans rapport direct avec la nouvelle vie qui m’attendait à Brooklyn, l’histoire de ce legs est tellement étrange qu’elle mérite d’être racontée.

L’histoire en question concerne principalement ma grand-mère paternelle qui, à l’époque où elle me parla de ses esclaves, était une vieille dame de près de quatre-vingts ans, ratatinée comme une pomme reinette. J’ai souvent eu peine à croire que dans un passé si proche des liens si étroits m’aient rattaché au vieux Sud, que ceux de mes ancêtres qui possédaient des Noirs n’appartenaient pas à une génération plus lointaine ; mais il en est ainsi : née en 1848, ma propre grand-mère possédait à l’âge de treize ans deux petites servantes noires guère plus jeunes qu’elle-même, que durant toutes les années de la guerre de Sécession, en dépit d’Abraham Lincoln et des Articles d’Émancipation, elle s’obstina à considérer comme des petits bibelots chers à son cœur. Je dis « chers à son cœur » sans la moindre ironie, car j’ai la conviction qu’elle les aimait effectivement beaucoup, et lorsqu’elle évoquait Drusilla et Lucinda (tels étaient en effet leurs noms incomparables), sa vénérable voix chevrotante se fêlait d’émotion, elle me répétait que les petites filles lui étaient « si chères, si chères » et me racontait comment aux heures les plus noires et les plus froides de la guerre elle avait dû se mettre en quatre pour trouver un peu de laine afin de leur tricoter des bas. Ceci se passait dans le canton de Beaufort en Caroline du Nord où elle avait vécu toute son existence et c’est là-bas que je la revois encore. Nous habitions alors en Virginie et tout au long des années trente, pour Pâques et Thanksgiving, mon père et moi allions lui rendre visite au prix d’un long voyage, traversant en voiture les marais et les étendues plates et immuables des champs de tabac, d’arachide et de coton, avec çà et là les misérables cabanes des nègres, en ruine et immuables elles aussi. À notre arrivée dans la petite ville assoupie de Pamlico au bord de la rivière Pamlico, nous allions saluer ma grand-mère, l’accablant de mots affectueux et de manifestations de tendresse, car elle avait eu une attaque et vivait depuis des années presque complètement paralysée. Ce fut donc à son chevet qu’à l’âge de douze ou treize ans, j’entendis parler pour la première fois de Drusilla et Lucinda, de camps de plein air, de chasses au dindon, d’ouvroirs, d’excursions en bateau sur la Pamlico et autres plaisirs d’avant la guerre, la vieille voix douce et allègre si frêle et pourtant inlassable, jusqu’au moment où elle s’éteignait et la bonne vieille dame glissait dans le sommeil.

Par ailleurs il est important, malgré tout, de noter que ma grand-mère ne nous parla jamais, ni à moi ni à mon père, d’un autre petit esclave – l’effronté se prénommait Artiste – que, comme Drusilla et Lucinda, elle avait reçu « en cadeau » de son père, qui, peu après, s’était empressé de le revendre. Comme je me propose de bientôt le démontrer au moyen de deux lettres en rapport avec cette histoire, la raison pour laquelle jamais elle ne parla de ce garçon, tient au cours extraordinaire de son destin ultérieur. Quoi qu’il en soit, il est digne d’intérêt que le père de ma grand-mère, sitôt la vente conclue, se hâta d’en convertir le produit en dollars fédéraux, des dollars en or de dénominations diverses, mû sans aucun doute par une prescience avisée de la catastrophique guerre à venir, et déposa les pièces dans une jarre d’argile qu’il enterra sous une azalée tout au fond du jardin. Tout cela dans le but, naturellement, de les soustraire aux recherches éventuelles des Yankees qui, lors des derniers mois de la guerre, surgirent un beau jour sabre au clair dans un grand fracas de sabots, saccagèrent la maison sous les yeux terrorisés de ma grand-mère alors fillette, retournèrent le jardin, mais ne trouvèrent pas d’or. Je garde encore, soit dit en passant, un souvenir parfaitement net de la description que faisait ma grand-mère des soldats nordistes :

— De beaux gars en vérité, et pleins d’allure, qui se contentaient de faire leur devoir quand ils ont mis la maison à sac, mais bien sûr, ils n’avaient ni culture ni éducation. Je parierais qu’ils venaient de l’Ohio. Ils sont allés jusqu’à jeter les jambons par la fenêtre.

À peine rentré lui-même de l’abominable guerre, avec un œil en moins et une rotule fracassée – blessures l’une et l’autre reçues à Chancellorsville –, mon arrière-grand-père déterra son or et, une fois la maison redevenue habitable, le planqua dans un réduit astucieusement dissimulé au fond de la cave.

Le trésor aurait pu rester là jusqu’à la fin des temps, car à l’inverse de ces mystérieux magots dont parlent parfois les journaux – liasses de dollars ou doublons espagnols ou que sais-je encore, exhumés par la pelle des terrassiers –, on aurait pu croire cet or destiné à rester à perpétuité enfoui dans sa cachette. Quand, à l’approche de la fin du siècle, mon arrière-grand-père trouva la mort au cours d’un accident de chasse, on ne découvrit aucune mention des pièces d’or dans son testament – pour l’excellente raison sans doute qu’il avait depuis longtemps légué l’argent à sa fille. Lorsque quarante ans plus tard elle mourut à son tour, elle fit par contre, elle, allusion à l’or dans son propre testament, stipulant qu’il devrait être réparti entre ses nombreux petits-enfants ; mais avec l’étourderie de l’extrême vieillesse, elle avait omis d’indiquer où était caché le trésor, confondant plus ou moins la cachette de la cave avec son coffre-fort de la banque où, comme de juste, on ne trouva nulle trace de ce legs très particulier. Et pendant sept ans encore, personne ne sut où il se trouvait. Mais ce fut mon père, dernier fils encore vivant des six enfants qu’avait eus ma grand-mère, qui tira le trésor de l’oubliette où il moisissait au milieu des termites, des araignées et des souris. Tout au long de sa longue existence, il n’avait cessé de manifester pour le passé, pour sa famille et sa lignée, un intérêt fait de respect et de ferveur – c’était un de ces hommes que la perspective de dépouiller à loisir la correspondance et les souvenirs de quelque vague et insipide cousin depuis longtemps défunt laisse éperdu de bonheur, comme le serait un spécialiste de l’époque victorienne qui, fasciné, aurait découvert par hasard un tiroir bourré de lettres d’amour obscènes échangées par Elizabeth et Robert Browning, et demeurées jusqu’alors inconnues. Imaginez sa joie, donc, lorsque feuilletant les liasses fanées des lettres jadis reçues par sa mère, il en découvrit une écrite par mon arrière-grand-père et qui précisait non seulement l’emplacement exact de la cachette ménagée dans la cave, mais aussi les détails de la vente d’Artiste le jeune esclave. Ce qui fait que maintenant deux lettres s’imbriquent. L’épître ci-dessous envoyée par mon père de Virginie, et que je reçus alors que je faisais mes bagages pour quitter l’University Residence Club, évoque quantité de choses non seulement à propos de plusieurs générations de gens du Sud, mais aussi des grands événements qui se profilaient déjà à l’horizon de notre époque.

Le 4 juin 1947

Mon très cher fils.

J’ai là devant moi ta lettre du 26 courant, qui m’annonce la perte de ton emploi. En un sens, Stingo, je suis navré, dans la mesure où tu te retrouves dans une passe financière difficile alors que de mon côté je n’ai guère les moyens de t’aider, assailli que je suis par les ennuis et les dettes chroniques, semble-t-il, de tes deux tantes de Caroline du Nord qui, je le crains, ont prématurément sombré dans la sénilité et se trouvent dans une situation pathétique. Toutefois, j’espère, fiscalement parlant, remonter la pente d’ici quelques mois, et j’aimerais pouvoir me dire que je serai alors à même de contribuer dans la mesure de mes modestes ressources à encourager ton ambition de devenir écrivain. D’un autre côté, je me dis qu’il est fort possible que tu aies pour de bon perdu ton emploi chez McGraw-Hill qui, à en juger par ce que tu m’en as dit toi-même, semblait plutôt lugubre, cette firme n’étant d’ailleurs, la chose est bien connue, rien d’autre que le porte-parole et l’officine de propagande des barons voleurs et affairistes qui depuis plus de cent ans s’engraissent sur le dos du peuple américain. Depuis le jour où ton arrière-grand-père rentra à demi aveugle et mutilé de la guerre de Sécession et que, conjuguant leurs efforts, mon père et lui tentèrent de fonder une modeste fabrique de tabac à priser et à chiquer dans le canton de Beaufort – pour hélas voir leurs rêves réduits en miettes lorsque ces pirates diaboliques, Washington Duke et son fils, « Buck » Duke, les acculèrent à fermer boutique –, du jour où j’ai été mis au courant de cette tragédie, je n’ai cessé de nourrir une haine inextinguible contre l’ignoble capitalisme monopoliste qui foule aux pieds les petits. (Je juge d’une ironie sans nom que tu aies fait tes études dans un établissement fondé sur la fortune mal acquise des Duke, bien qu’on ne puisse guère t’en imputer la faute).

Tu te souviens sans doute de Frank Hobbs, de son métier charpentier comme moi, en compagnie duquel et pendant tant d’années je suis parti en voiture le matin pour le chantier. Par bien des côtés, c’est un brave homme, et solide, né dans une petite plantation d’arachide du canton de Southampton, mais qui, tu t’en souviendras peut-être, proclame des opinions réactionnaires à ce point outrées que même selon les critères de la Virginie il passe souvent pour un fanatique. Ce qui explique que nous ne parlions pas souvent idéologie ni politique. Même après les récentes révélations sur les horreurs perpétrées en Allemagne par les Nazis, il demeure antisémite et soutient que ce sont les Juifs de la finance internationale qui ont la haute main sur toutes les richesses. Ce qui bien entendu me ferait hurler de rire s’il s’agissait d’une opinion moins obscurantiste, et même s’il m’arrive de concéder à Hobbs que Rothschild et Warburg sont de toute évidence des noms hébraïques, je m’efforce de lui faire comprendre que l’avidité n’est pas affaire de race, mais un penchant naturel de l’homme, sur quoi je lui débite toute une liste de noms tels que Carnegie, Rockefeller, Frick, Mellon, Harriman, Huntington, Whitney, Duke, ad infinitum, ad nauseam. Cela ne semble guère entamer l’assurance de Hobbs qui de toute manière est à même de diriger sa bile sur une cible de beaucoup plus facile et omniprésente, surtout dans notre région de la Virginie, autrement dit, mais ai-je besoin de te le préciser – le Noir. Disons simplement à ce sujet que nous ne discutons pas souvent, ni guère, car à l’âge de cinquante-neuf ans, je suis trop vieux pour en venir aux mains. Fils, c’est clair comme de l’eau de roche. Si le Noir est comme on le dit souvent « inférieur », quoi que l’on entende par là, c’est de toute évidence que nous, nous de la race des maîtres, lui avons infligé tant de brimades et de frustrations, que le seul visage qu’il peut offrir aux yeux du monde, est le visage de chien battu qui sied à l’infériorité. Mais le Noir ne saurait restera jamais opprimé Aucune force sur terre ne pourra indéfiniment confiner une race quelle que soit sa couleur dans la saleté et la misère que je vois sévir partout ici, dans les villes comme dans les campagnes. Je ne sais pas si le Noir verra jamais de mon vivant poindre l’aube de sa deuxième émancipation, je ne suis pas optimiste à ce point, mais de ton vivant à toi il est sûr qu’il l’obtiendra, et je serais prêt à donner presque tout ce que je possède pour être encore de ce monde quand viendra le jour, car il est sûr qu’il viendra, où Harry Byrd verra des hommes et des femmes de race noire assis non pas à l’arrière du bus, mais circuler en toute liberté et égalité dans les rues de la Virginie. Ce serait avec joie que pour voir cela de mes yeux, je me laisserais affubler de cette odieuse épithète « ami des nègres », que, j’en jurerais, beaucoup me donnent déjà en privé, y compris Frank Hobbs.

Ce qui au prix d’un long détour m’amène au point essentiel de cette lettre. Stingo, peut-être te souviens-tu que le jour où, il y a pas mal d’années maintenant, fut homologué le testament de ta grand-mère, nous restâmes tous déconcertés par une référence qu’elle faisait à une certaine somme en pièces d’or qu’elle léguait, disait-elle, à ses petits-enfants, mais que nous ne parvînmes jamais à retrouver. Ce mystère est maintenant éclairci. Je suis comme tu sais l’historien du chapitre de notre ville des Fils de la Confédération, et alors que je travaillais à rédiger un essai passablement long sur ton arrière-grand-père, j’ai été amené à dépouiller en détail la correspondance indiscutablement volumineuse qu’il entretenait avec sa famille, y compris de nombreuses lettres destinées à ta grand-mère. Dans une de ces lettres, écrite en 1886 à Norfolk (au cours d’un voyage d’affaires pour le compte de sa firme de tabac, juste avant d’être ruiné par ce traître de « Buck » Duke), il révéla la véritable cachette de l’or – déposé non dans le coffre de la banque (de toute évidence ta grand-mère s’est par la suite trompée sur ce point), mais caché dans le sous-sol de la maison de Caroline du Nord. J’ai l’intention de te faire par la suite parvenir une photocopie de cette lettre, conscient que je suis de l’intérêt que tu portes à l’esclavage et persuadé, au cas où l’idée te viendrait d’écrire sur cette question, que cette tragique épître peut te fournir quelques idées fascinantes. L’argent, semble-t-il, représentait le produit de la vente d’un petit nègre de seize ans du nom d’Artiste, qui n’était autre que le frère aîné des deux petites bonnes de ta grand-mère, Lucinda et Drusilla. Les trois enfants étaient déjà orphelins lorsque ton arrière-grand-père les acquit en un seul lot dans une vente aux enchères, à la foire aux esclaves de Petersburg, Virginie, vers la fin des années 1850. Les trois jeunes nègres avaient été officiellement enregistrés au nom de ta grand-mère, les deux filles restèrent à travailler dans la maison et y vécurent, comme d’ailleurs Artiste qui, cependant, était le plus souvent loué comme homme de peine aux autres familles de la ville.

Ce fut alors que se produisit une chose laide, dont ton arrière-grand-père parle avec un grand tact dans cette lettre destinée à ta mère. Il semblerait qu’Artiste, enflammé à cette époque par les premières ardeurs de l’adolescence, se soit livré à ce que ton arrière-grand-père appelle « des avances déplacées » sur la personne d’une des jeunes beautés blanches de la ville. Ce qui comme de juste déclencha sur-le-champ un raz de marée de menaces et de violences et incita ton arrière-grand-père à prendre ce que n’importe qui à l’époque eût considéré comme la seule décision raisonnable. Il escamota aussitôt Artiste et l’expédia à New Bern, où il connaissait l’existence d’un marchand d’esclaves spécialisé dans l’achat de jeunes Noirs destinés aux forêts de térébinthes de la région de Brunswick, Géorgie. Telle est l’origine de l’argent qui échoua par la suite dans la cave de la vieille maison.

Mais ce n’est pas là toute l’histoire, fils, pas tout à fait. Le plus bouleversant à propos de cette lettre, c’est le récit que fait ton arrière-grand-père des séquelles de cet épisode, le chagrin et les remords qui, je l’ai constaté si souvent, colorent tous les récits qui touchent à l’esclavage. Peut-être anticipes-tu déjà ce qui va suivre. Il se trouve qu’Artiste n’avait jamais fait la moindre « avance » à la jeune fille blanche. La fille était une hystérique qui ne tarda pas à accuser du même crime un autre jeune Noir, mais cette fois se fit prendre en flagrant délit de mensonge – après quoi elle craqua et avoua que l’accusation qu’elle avait portée contre Artiste était tout aussi mensongère. Tu peux imaginer l’angoisse de ton arrière-grand-père. Dans cette lettre à ma mère, il décrit l’épreuve de ses remords. Non seulement il s’était rendu coupable de l’un des rares actes véritablement impardonnables de la part d’un propriétaire d’esclaves – briser une famille –, mais il avait vendu un innocent enfant de seize ans pour l’expédier dans l’enfer torride des forêts de térébinthes, là-bas en Géorgie. Il raconte comme il entreprit des recherches désespérées, par lettre et par messager, s’offrant à racheter l’enfant pour n’importe quel prix, mais à l’époque bien entendu, le courrier était à la fois lent et peu sûr, dans bien des cas même impossible, et jamais il ne retrouva la moindre trace d’Artiste.

J’ai découvert les 800 dollars dans la cave, à l’endroit exact qu’il avait décrit avec tant de soin à ta grand-mère. Dans mon enfance, il m’est souvent arrivé d’entasser des cordes de bois ou de ranger des fruits et des pommes de terre à quelques centimètres à peine de ce réduit. Les pièces d’or ont, tu t’en doutes, pris une énorme valeur avec les années. On a même découvert que certaines d’entre elles étaient très rares. J’ai eu l’occasion d’aller les montrer à un expert de Richmond, un numismate comme on dit je crois, et il m’a proposé un peu plus de 5 500 dollars pour le lot, somme que j’ai acceptée, dans la mesure où elle représente un bénéfice de 700 pour cent sur la vente du pauvre Artiste. Cette somme en soi serait considérable, mais, comme tu le sais, les termes du testament de ta grand-mère stipulent que le total doit être divisé en parts égales entre tous ses petits-enfants. Ce qui fait que tu aurais pu y gagner davantage. À l’inverse de moi, qui ai eu assez de sagesse en ce siècle de surpopulation pour n’engendrer qu’un seul fils, tes tantes – mes sœurs à l’incroyable prolificité – ont mis au monde un total de 11 rejetons, tous dotés d’une robuste santé et d’un robuste appétit, tous pauvres. Ce qui signifie que ta part sur la vente d’Artiste frisera à peu de chose près les 500 dollars, que je te ferai parvenir par chèque certifié cette semaine j’espère, ou du moins sitôt la transaction achevée…

Ton père affectionné

Des années plus tard, l’idée me vint que si j’avais fait don à la NAACP d’une bonne partie de l’argent que je devais à la vente d’Artiste, au lieu de tout garder, peut-être le geste m’eût-il lavé de mes remords, en même temps qu’il m’eût permis de prouver que dans ma jeunesse déjà, j’avais assez à cœur le sort des Noirs pour consentir un sacrifice en leur faveur. Mais en fin de compte, je suis assez content d’avoir tout conservé. Durant les nombreuses années qui suivirent, tandis que de plus en plus aigres et virulentes certaines accusations émanant de Noirs soutenaient que comme écrivain – un écrivain menteur de surcroit – j’avais tiré profit et avantage des misères de l’esclavage, je succombai à une forme de résignation masochiste et, songeant à Artiste, me répétai souvent : Merde après tout, exploiteur et raciste un jour, exploiteur et raciste toujours. En outre, en 1947 j’avais salement besoin de 485 dollars, tout autant qu’un Noir, ou qu’un nègre, comme on disait à l’époque.

Je m’attardai encore assez longtemps à l’University Residence Club pour recevoir le chèque de mon père. Géré avec sagesse, l’argent devait me permettre de tenir jusqu’à la fin de l’été, qui ne faisait que commencer, peut-être même jusqu’à l’automne. Mais où vivre ? Rester à l’University Residence Club n’était plus désormais une solution possible, ni physiquement ni moralement. Mon séjour m’avait ravagé et réduit à une impuissance à ce point absolue que je n’avais même plus le goût de m’offrir de temps à autre mes petits divertissements auto-érotiques et en étais réduit à me branler furtivement dans ma poche quand sur le coup de minuit je déambulais dans Washington Square. Mon sentiment de délaissement finissait par friser, je le savais, le morbide, si intense et poignante était la solitude dont je souffrais ; je craignais en outre de me sentir davantage perdu encore si je quittais Manhattan, où du moins une foule de repères familiers et les sympathiques petites venelles du Village m’aidaient par leur présence à me donner l’illusion d’être chez moi. Mon problème était que je ne pouvais plus assumer les prix ni les loyers de Manhattan – même les chambres individuelles étaient désormais un luxe au-dessus de mes moyens – aussi dus-je me résigner à parcourir les petites annonces immobilières de Brooklyn. Et voilà comment, par un beau jour de juin, j’émergeai de la gare du BMT de Church Avenue chargé de mon sac d’ancien Marine et de ma valise, humai quelques bouffées toniques de bon air de Flatbush chargé d’une forte odeur de saumure et m’engageai dans une rue bordée de sycomores dont les feuillages verdissaient doucement pour gagner la pension de Mrs. Yetta Zimmerman, à quelques centaines de mètres de là.

Il se peut que la maison de Yetta Zimmerman ait été en son temps la construction la plus franchement monochrome de Brooklyn, voire même de tout New York. Grande maison de stuc et de bois bâtie à la diable dans ce style indéfinissable, typique, j’imagine, de la période qui remonte à la veille ou au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle se serait fondue dans l’homogénéité bourgeoise d’autres grandes demeures dépourvues de caractère qui bordaient Prospect Park, s’il n’y avait eu sa couleur, rose, un rose saisissant – accablant. Des lucarnes et coupoles du premier étage jusqu’aux embrasures des fenêtres du sous-sol, la maison était d’un rose uniforme. Au premier coup d’œil, l’endroit me rappela irrésistiblement la façade de quelque château de carton pâte sorti tout droit du film Le Magicien d’Oz, dans la version MGM. L’intérieur aussi était rose. Les planchers, les murs, les plafonds, les meubles des couloirs et des chambres eux-mêmes, tous ne se distinguaient que par des nuances subtiles – dues aux coups de pinceau – allant du rosé* tendre du saumon frais au corail plus agressif du chewing-gum, mais partout régnait le rose, un rose qui ne tolérait aucune couleur rivale, si bien qu’après quelques minutes passées à contempler la chambre qui m’était destinée, sous l’œil fier de Mrs. Zimmerman, je me sentis tout d’abord amusé – il était difficile dans un pareil boudoir de réprimer un rire rauque – puis bel et bien pris dans un piège sinistre, comme si je m’étais soudain trouvé enfermé dans une confiserie Barricini ou dans le rayon pour bébés de chez Gimbels.

— Je sais, c’est au rose que vous pensez, m’avait dit Mrs. Zimmerman, c’est toujours comme ça. Mais on s’y laisse prendre. On s’y fait – très bien, vraiment très bien, je vous assure. Au bout de quelque temps, les gens, presque tous, ils ne peuvent plus supporter les autres couleurs.

Sans que je lui pose la moindre question, elle ajouta que son mari – feu son mari – avait par une chance inouïe fait une affaire fantastique en enlevant un lot de plusieurs centaines de litres de peinture en provenance des surplus de la Marine, destinée – « vous devinez » –, là, elle s’interrompit, un doigt mystérieusement plaqué contre la spatule de son nez poreux.

— Au camouflage ? risquai-je.

À quoi elle répondit.

— Ouais, tout juste. Sans doute que sur les bateaux, ils n’avaient qu’en faire de tout ce rose.

Elle précisa que Sol avait peint lui-même la maison. Yetta était une femme trapue et exubérante, la soixantaine environ, à l’expression réjouie et au masque un rien mongolien qui lui donnait un air de Bouddha épanoui.

Je m’étais ce jour-là laissé convaincre presque sur-le-champ. D’abord, le loyer était bon marché. Ensuite, rose ou pas, la chambre qu’elle m’avait montrée, au rez-de-chaussée, était agréable et spacieuse, bien aérée, ensoleillée, et aussi nette qu’un salon hollandais. En outre, elle jouissait du luxe d’une kitchenette et d’une petite salle de bains privée où, par leur blancheur, la cuvette des W.C. et la baignoire tranchaient presque crûment sur le rose ambiant. L’intimité du lieu me parut en soi une séduction suffisante, mais il y avait en outre un bidet, ce qui ajoutait une note osée et, électriquement, déraisonnablement, galvanisait mes espoirs. Je fus d’autre part subjugué par la conception que Mrs. Zimmerman avait de son établissement, conception qu’elle m’exposa tout en me faisant les honneurs des lieux.

— Le « Liberty Hall » de Yetta, voilà comment moi, j’appelle cette maison, dit-elle, en me gratifiant d’une série de petits coups de coude. Ce qui me plaît, moi, c’est de voir mes locataires jouir de la vie. N’empêche que je suis obligée d’avoir des règlements.

Elle leva le moignon d’un index dodu et commença à cocher.

« Règlement numéro un : pas de radio après onze heures du soir. Règlement numéro deux : éteindre toutes les lampes en quittant sa chambre, pas la peine d’engraisser la Con Edison. Règlement numéro trois : interdiction formelle de fumer au lit, si on se fait prendre à fumer au lit – la porte. Mon défunt mari, Sol, un de ses cousins, il a grillé de cette façon, et avec lui une maison tout entière. Règlement numéro quatre : payer sa semaine de loyer tous les vendredis. Là-dessus finis les règlements ! Pour tout le reste, c’est le « Liberty Hall » de Yetta. Ce que je veux dire, c’est qu’ici, c’est une maison pour adultes. Faut comprendre, c’est pas que je tienne un bordel, mais si une fois de temps en temps l’envie vous prend de faire monter une fille dans votre chambre, vous la faites monter. À condition de se conduire comme un monsieur, et de pas faire de bruit, et de la faire filer à une heure raisonnable, c’est pas Yetta qu’ira reprocher à quelqu’un de faire monter une fille dans sa chambre. Quant aux jeunes demoiselles qui logent chez moi, c’est la même chose, si elles veulent inviter un petit ami de temps en temps, d’accord. Comme je dis toujours, ce qui est bon pour le jars est bon pour l’oie et faut pas qu’y ait deux poids deux mesures, s’il y a une chose que je déteste, moi, c’est bien l’hypocrisie.

Cette extraordinaire largeur d’esprit – qui à mes yeux ne pouvait découler que d’un respect très européen de la volupté* – emporta ma décision de venir m’installer chez Yetta Zimmerman, en dépit de la nature hélas trop problématique de la liberté qui m’avait été accordée. Où me trouverais-je une fille ? Je me le demandais bien. Soudain je me reprochai vertement mon manque d’initiative. De toute évidence, cette liberté que Yetta (nous ne tardâmes pas à nous appeler par nos prénoms) m’avait accordée, sous-entendait que cet important problème ne tarderait pas à se régler de lui-même. Les murs saumon semblaient s’empourprer d’une lueur lubrique, et je me sentais vibrer d’un plaisir intérieur. Ce fut ainsi que quelques jours plus tard je m’installai, brûlant d’espoir à la perspective d’un été de plénitude charnelle, de mûrissement philosophique et de progrès réguliers et féconds dans la tâche créatrice que je m’étais fixée.

Pour mon premier matin – un samedi – je me levai tard et descendis jusqu’à une librairie de Flatbush Avenue, où je fis l’emplette de deux douzaines de crayons Venus Velvet numéro 2, de dix blocs de papier à rayures jaunes, et d’un taille-crayon « Boston », que Yetta m’autorisa à visser sur le chambranle de la porte de ma salle de bains. Puis je m’assis dans mon fauteuil en osier rose à dossier droit devant un bureau en chêne, également peint en rose, dont la robustesse et le style fruste me rappelèrent les bureaux réservés aux maîtresses dans les écoles de mon enfance, et, un crayon coincé entre le pouce et l’index, affrontai la première page du bloc jaune, d’une nudité lugubre. Qu’une page vide peut donc être à la fois inhibante et provocante ! Dépourvu de toute inspiration, je constatai que rien ne venait, et j’eus beau rester là une bonne demi-heure tandis que mon esprit caressait des idées à demi informes et de nébuleux concepts, je m’interdis de paniquer à l’idée de ma stagnation ; après tout, me chapitrais-je, à peine avais-je eu le temps de m’installer dans ce cadre inconnu. En février de cette même année, pendant les premiers jours qui avaient suivi mon installation à l’University Residence Club, avant de débuter chez McGraw-Hill, j’avais rédigé une demi-douzaine de pages qui, dans mon esprit, devaient servir de prologue à mon roman – la description d’un voyage en train jusque dans la petite ville de Virginie qui devait constituer le théâtre du livre. Lourdement tributaire par le ton du début de Les Fous du roi, au point d’utiliser des rythmes analogues et même la deuxième personne du singulier pour donner l’impression que l’auteur empoignait le lecteur par le revers de sa veste, le passage était, je le savais, et pour dire le moins, peu original, et pourtant, je savais aussi qu’il était loin d’être dénué de fraîcheur ni de souffle. J’en étais fier, c’était un bon début, et l’idée me vint de le sortir de sa chemise de papier kraft et de le relire pour la quatre-vingt-dixième fois peut-être. Il me plaisait toujours autant et j’aurais refusé d’en changer un iota. Allez pousse-toi, Warren, place à Stingo, m’exhortai-je. Je le remis dans sa chemise.

La page jaune demeurait vide. Je me sentais agité, vaguement lubrique et, dans l’espoir de garder le rideau baissé sur mon petit théâtre intérieur toujours prompt à se peupler d’apparitions obscènes – inoffensives, mais du point de vue de mon travail perturbantes –, je me levai et me mis à arpenter la chambre, que le soleil estival inondait d’une lueur flamant rose. J’entendais des voix, un bruit de pas dans la chambre au-dessus – les murs, je le constatais, étaient minces comme du papier, et levant les yeux, je fixai un regard furieux sur le plafond rose. Ce rose omniprésent, je commençais à le prendre en horreur et doutais sérieusement que je finirais un jour par « m’y laisser prendre », comme avait dit Yetta. Limité par le problème de poids et de volume, je n’avais apporté avec moi que les livres que je jugeais essentiels ; ils étaient peu nombreux mais y figuraient entre autres, The American College Dictionary, Roget’s Thesaurus, ma collection du Complete Greek Drama de John Donne, Oates et O’Neill, le Merck Manual of Diagnosis and Therapy (indispensable à mon hypocondrie), le Oxford Book of English Verse et la sainte Bible. Je le savais, je parviendrais par étapes à me constituer une bibliothèque. En attendant, et pour m’aider entre-temps à invoquer ma muse, je tentai de me plonger dans Marlowe, mais j’ignore pourquoi pour une fois sa mélopée ne parvint pas à m’émouvoir.

Je rangeai le livre et, désœuvré, passai dans la minuscule salle de bains, où j’entrepris de faire l’inventaire des divers objets que j’avais rangés dans ma petite armoire de toilette. (Des années plus tard, je devais découvrir avec fascination un héros de J. D. Salinger occupé à plagier mon petit rituel, mais j’en revendique la priorité.) Il s’agissait là en effet d’un rituel, profondément enraciné dans l’humus d’une inexplicable névrose et d’une avidité matérialiste, auquel j’ai depuis sacrifié en de multiples occasions, chaque fois que mon imagination et mon esprit d’invention menaçaient de sombrer dans l’inertie, et que lire et écrire étaient devenus l’un comme l’autre un fardeau pour l’esprit. Rétablir un contact tactile avec d’humbles objets est un besoin mystérieux. Un à un, du bout des doigts, je les passai en revue, là où je les avais posés la veille, sur les rayons de l’armoire de toilette qui, comme le reste, avait subi l’assaut dément du pinceau incarnadin de Sol Zimmerman : un pot de crème à raser Barbasol, un flacon d’Alka-Seltzer, un rasoir Schick à injection, deux tubes de pâte dentifrice Pepsodent, une brosse à dents du Dr. West à soies mi-dures, un flacon de lotion après rasage Royall Lyme, un peigne Kent, un « chargeur » de lames injectables pour rasoir Schick, une boîte encore intacte et enveloppée de cellophane de trois douzaines de préservatifs marque Trojan, roulés, lubrifiés et à « bouts réceptacles » un pot de shampooing antipelliculaire Breck, un tube de fil dentaire nylon Rexall, un flacon de multivitamines Squibb une bouteille de bain de bouche Astring-o-sol. Je les effleurai du bout des doigts, examinai les étiquettes allai même jusqu’à dévisser le bouchon de la lotion après rasage Royall Lyme pour en humer le capiteux arôme citronné, retirant somme toute une satisfaction appréciable de mon examen de l’armoire de toilette, qui me prit environ une minute et demie. Sur quoi, refermant la porte, je retournai à ma table de travail.

Comme je m’asseyais, je levai les yeux et, regardant par la fenêtre, pris soudain conscience d’un autre élément qui, agissant sur mon subconscient, m’avait selon toute vraisemblance attiré là : ma chambre donnait sur le parc, cette partie du parc connue sous le nom de Parade Grounds, et je jouissais d’une vue d’un calme et d’un charme extraordinaires. Des érables et de vénérables sycomores ombrageaient les allées en lisière du parc, tandis que la lumière mouchetée du soleil qui embrasait la pelouse en pente douce des Parade Grounds parait le décor d’une note sereine, quasi pastorale. En cet endroit, le parc offrait un contraste saisissant avec d’autres coins plus éloignés du quartier. À quelques centaines de mètres à peine, un flot turbulent s’écoulait sur Flatbush Avenue, intensément urbaine, cacophonique, engorgée, grouillante d’une humanité hargneuse et angoissée ; mais ici le vert sylvestre et la lumière tamisée de pollen, la rareté des camions et voitures dans la rue, l’allure nonchalante des rares flâneurs à la lisière du parc, tout contribuait à évoquer la périphérie d’une modeste petite ville du Sud – Richmond peut-être, ou Chatta-nooga ou Columbia. Une brusque bouffée de nostalgie me monta à la gorge, et je me demandai soudain ce que bonté divine je pouvais bien faire là dans les inimaginables profondeurs de Brooklyn, moi Calviniste inefficace et lubrique perdu au milieu de tous ces Juifs ?

Ce qui me rappelle que je tirai un bout de papier de ma poche. J’y avais griffonné les noms des six autres locataires de la maison. La méthodique Yetta avait pris soin de calligraphier chacun des noms sur de petites cartes qu’elle avait fixées sur les diverses portes et, sans motif plus suspect que ma coutumière et avide curiosité, j’avais fort tard la nuit précédente parcouru sur la pointe des pieds les couloirs pour recopier les noms. Cinq des occupants étaient hébergés à l’étage supérieur, l’autre dans la chambre qui faisait face à la mienne, de l’autre côté du couloir, Nathan Landau, Lillian Grossman, Morris Fink, Sophie Zawistowska, Astrid Weinstein, Moishe Muskatblit. Je trouvais ces noms adorables, en raison simplement de leur variété merveilleuse, après les Cunningham et Bradshaw parmi lesquels j’avais été élevé. Muskatblit me plaisait par sa consonance vaguement byzantine. Je me demandais quand j’aurais l’occasion de rencontrer Landau et Fink. Les trois noms de femmes avaient déclenché en moi un intérêt intense, surtout celui d’Astrid Weinstein, dont la proximité de l’autre côté du couloir me paraissait fascinante. Je ruminais tout cela quand je pris tout à coup conscience que se déchaînait – dans la chambre située juste au-dessus de ma tête – un vacarme si immédiatement et si cruellement identifiable, d’une nature d’emblée tellement évidente pour mes oreilles torturées, que renonçant à des circonlocutions qui en d’autres moments eussent peut-être exigé le biais de la litote, je prendrai la liberté de dire que c’était là le bruit, le tumulte, la frénésie de deux individus occupés à baiser comme deux bêtes sauvages en rut.

Inquiet, je levai les yeux vers le plafond. La lampe tressautait et oscillait comme une marionnette au bout de son cordon. Une poussière rosâtre filtrait de dessous la couche de plâtre, et je m’attendais à moitié à voir les quatre pieds du lit plonger au travers. C’était terrifiant – non point un simple rite copulatoire, mais un tournoi, une mêlée, une foire d’empoigne, un Rose Bowl{3}, une grande fête. Quant aux mots écorchés et marqués d’un accent exotique, c’était plus ou moins de l’anglais, mais je n’avais nul besoin de comprendre les mots. Le résultat était impressionniste. Mâle et femelle, les deux voix hurlaient avec l’ardeur d’une claque toute professionnelle, bramant des exhortations comme jamais je n’en avais entendu. Pas plus que jamais je n’avais écouté de tels encouragements à redoubler d’efforts – à ralentir, pousser, pousser plus fort, plus vite, plus profond – ni de tels hourrahs pour saluer des essais marqués, de tels grognements de désespoir pour déplorer une perte de terrain, tant de conseils frénétiques pour guider la balle vers son but. En outre, aurais-je été muni d’écouteurs spéciaux que je n’aurais pu entendre avec plus de clarté. Pour être clair, c’était clair, et de longueur héroïque. D’interminables minutes me parut durer le combat, et je demeurai assis là, ravalant mes soupirs, jusqu’au moment où soudain, tout fut fini et les acteurs passèrent, littéralement parlant, sous la douche. Des bruits d’éclaboussures et de petits rires filtraient à travers le plafond mince, suivis bientôt par des trottinements, de nouveaux petits rires, le claquement sec de ce qui ressemblait fort à une patte mutine abattue sur une croupe nue et enfin, incongru, le battement de cœur doux et sublime, du lent mouvement de la Quatrième Symphonie de Beethoven que jouait un tourne-disque. Déconfit, je m’approchai de l’armoire de toilette et pris un Alka-Seltzer.

J’avais depuis peu regagné ma table quand je me rendis compte que, dans la même chambre, se déroulait maintenant une discussion passionnée. Elle avait surgi à une vitesse phénoménale, cette humeur sombre et tempétueuse. En raison de quelque anomalie acoustique, je ne pouvais distinguer les paroles. Comme lors du marathon qui venait de s’achever, je pouvais presque suivre l’action jusqu’au moindre de ses détails baroques, mais le discours restait étouffé et indistinct, et je ne perçus qu’un vacarme confus, piétinements furieux, raclements de chaises déplacées avec colère, claquements de portes, et voix galvanisées par la colère qui prononçaient des paroles que je ne parvenais qu’en partie à comprendre. La voix dominante était celle de l’homme – un baryton rauque et furieux qui menaçait de noyer le limpide Beethoven. Par contraste, la voix de la femme paraissait plaintive, sur la défensive, montant par instants plus aiguë comme sous l’empire de la frayeur, mais le plus souvent soumise et sous-tendue par une note de prière. Soudain un verre, ou un objet de faïence – un cendrier, un gobelet, je n’aurais su le dire – se fracassa contre un mur, et je pus entendre les pas lourds de l’homme se diriger à grand bruit vers la porte du couloir, qui s’ouvrit avec violence. Puis la porte se referma avec un fracas énorme, et les pas s’éloignèrent pesamment pour gagner une autre des chambres de l’étage. En fin de compte, la chambre fut abandonnée – au terme de ces vingt minutes frénétiques – à ce que l’on pourrait appeler un silence provisoire, dans les profondeurs duquel je ne percevais rien d’autre que la douce plainte de l’adagio qui grinçait sur le tourne-disque, et les sanglots saccadés de la femme prostrée sur le lit au-dessus de ma tête.

J’ai toujours été non seulement petit mangeur, mais aussi un mangeur difficile, et je ne descends jamais au petit déjeuner. Comme de plus j’aime faire la grasse matinée, je me réserve pour les joies du « brunch ». Lorsque là-haut le bruit se fut calmé, je vis qu’il était midi passé, et constatai en outre que la conjonction de la fornication et du vacarme avait, de manière impérieuse et indirecte, déclenché en moi un appétit féroce, à croire que j’avais en personne participé à ce qui s’était passé là-haut. J’avais tellement faim que j’en salivais et éprouvais un léger vertige. À part du Nescafé et de la bière, je n’avais pas encore garni mon placard ni mon minuscule réfrigérateur, aussi décidai-je de sortir pour déjeuner. J’avais déjà fait un tour dans le quartier, et en cette occasion avait repéré dans Church Avenue un restaurant casher, chez Hersl. J’avais envie de l’essayer car jamais encore je n’avais goûté de l’authentique cuisine juive, c’est-à-dire echt{4}, et aussi – ma foi, quand on est à Flatbush…, me disais-je. J’avais eu tort de me tracasser, car bien entendu, comme c’était le jour du Sabbat, l’établissement était fermé, et je me rabattis sur un autre, sans doute un restaurant non orthodoxe, situé un peu plus bas sur l’avenue et baptisé « chez Sammy », où je commandai un potage au poulet accompagné de boulettes de pâte, de brandade et de foie haché – mets connus de moi grâce à l’étendue de mes connaissances livresques en matière de culture juive – à un serveur d’une insolence à ce point monumentale que je crus un instant qu’il me jouait la comédie. (J’ignorais encore que chez les serveurs de restaurant juifs la muflerie est quasiment un trait de caractère.) Pourtant je ne m’en souciai pas particulièrement. La salle était bondée en majorité de gens d’un certain âge qui barbotaient dans leur bortsch et mâchaient leurs ravioli aux pommes de terre ; et un grand vacarme de yiddish – un rugissement vénérable – emplissait la salle à l’atmosphère humide et odorante de gutturales insondables, comme jaillies d’innombrables vieilles gorges fêlées occupées à se gargariser avec de la graisse de poulet.

Je me sentais en proie à un bonheur étrange, tout à fait dans mon élément. Sois heureux, sois heureux, Stingo, me disais-je. Comme tant d’autres gens du Sud issus d’un certain milieu social, dotés de culture et de sensibilité, j’ai toujours éprouvé des sentiments chaleureux à l’égard des Juifs, en raison peut-être de mon premier amour, Miriam Bookbinder, la fille d’un shipchandler de la ville, qui dès l’âge tendre de six ans portait déjà dans ses doux yeux aux lourdes paupières le mystère vaguement pathétique, quasiment impénétrable, de ceux de sa race ; par la suite j’en vins à ressentir une sympathie plus noble encore pour ces Juifs, une sympathie qui, j’en suis convaincu, vient tout naturellement aux gens du Sud brisés depuis tant d’années par la brutale rencontre avec l’angoisse d’Abraham, la quête prodigieuse de Moïse, les hosannas inquiets des Psalmistes, la vision insondable de Daniel et toutes les autres révélations, inventions douces-amères, fables et monstruosités trompeuses de la Bible judéo-protestante. En outre, et le rappeler est désormais devenu un cliché, les Juifs se sont acquis des sympathies considérables parmi les Blancs du Sud dans la mesure où les gens du Sud ont jadis eux aussi possédé un agneau sacrificiel, plus noir. Bref, installé ce jour-là devant mon déjeuner chez Sammy, je rayonnais littéralement dans cette atmosphère pour moi toute nouvelle, tandis que sans surprise je me pénétrais de cette évidence que ma migration vers Brooklyn devait en partie du moins s’expliquer par un désir inconscient de fréquenter des Juifs. Et sans conteste, aurais-je tout à coup été transporté en plein Tel-Aviv je ne me serais pas trouvé plus profondément au cœur du monde juif. En quittant le restaurant j’allais jusqu’à m’avouer que j’avais un petit faible pour le Manischewitz, qui en fait était ignoble avec la brandade mais dont le goût sirupeux me rappelait le vin de noix muscade que nous buvions en Virginie dans mon enfance

Tandis que je regagnais en flânant la maison de Yetta, je repensais non sans inquiétude à ce qui s’était passé dans la chambre située au-dessus de la mienne. Mon inquiétude était avant tout de nature égoïste car, je le savais, si ce genre de choses devait se reproduire trop souvent, il me serait difficile de trouver le sommeil ou la paix. Autre chose me tracassait en outre, la bizarrerie de l’événement – ces ébats amoureux athlétiques et joyeux, manifestement goûtés comme quelque chose d’exquis, et pourtant suivis par ce plongeon dans la fureur, les larmes et la rancœur. En outre, ce qui m’exaspérait encore plus, c’était d’ignorer qui étaient les acteurs. Je jugeais insupportable l’idée que sans le vouloir, je me retrouvais fourré dans ce rôle d’indiscret lubrique, que ma prise de contact, avec l’un ou l’autre de mes colocataires, au lieu de se borner à un banal « Salut » et une franche poignée de main, dût être en fait un épisode d’espionnage pornographique aux dépens de deux inconnus dont je n’avais pas même aperçu le visage. En dépit de ce que j’ai pu dire de mon goût des fantasmes et aussi de la vie que j’avais menée depuis mon arrivée dans la capitale, je n’ai rien d’un fouinard ; mais en raison de la proximité même des deux amants – après tout, il s’en était fallu de peu qu’ils ne me dégringolent sur la tête –, il était impossible que je ne tente pas de découvrir leur identité, et ce, à la première occasion propice.

Mon problème se trouva résolu presque sur-le-champ quand, de retour chez Yetta, je rencontrai le premier de mes colocataires, que je trouvai planté dans le couloir du rez-de-chaussée, occupé à trier le courrier déposé par le facteur sur une table du vestibule. Il s’agissait d’un jeune homme de vingt-huit ans environ, aux chairs molles et aux épaules voûtées, plutôt ovoïde d’aspect, aux cheveux crépus couleur brique et, avec cet air morne et les manières brusques du vrai New-Yorkais. Dans les tout premiers temps de mon séjour, ces manières m’avaient paru d’une agressivité tellement gratuite, qu’à diverses reprises j’avais failli me laisser moi aussi emporter par la violence, jusqu’au jour où j’avais compris que ce n’était là rien d’autre qu’un des aspects de cette « carapace dure » dont les citadins s’enveloppent comme d’une peau de tapir. Je me présentai poliment – on m’appelle « Stingo » – tandis que mon colocataire continuait à feuilleter le courrier et pour ma peine dus me contenter du bruit régulier d’une respiration adénoïde. Une bouffée de chaleur me monta à la nuque, je sentis mes lèvres s’engourdir et je pivotai pour regagner ma chambre.

Mais sa voix m’arrêta :

— C’est pour vous, ça ?

Je me retournai ; il me tendait une lettre et, à l’écriture, je vis qu’elle venait de mon père.

— Merci, murmurai-je, furibond, en empoignant la lettre.

— Ça vous ennuierait de me garder l’enveloppe ? dit-il. Je collectionne les timbres commémoratifs.

Il tenta de s’arracher quelque chose qui ressemblait à un sourire, pas très chaleureux, mais indiscutablement humain. J’émis un bourdonnement et le gratifiai d’un regard vaguement encourageant.

— Je m’appelle Fink, dit-il. Morris Fink. Ici, c’est moi qui m’occupe plus ou moins de tout, surtout quand Yetta est absente, par exemple ce week-end. Elle est partie voir sa fille à Canarsie. À ce que je vois, vous êtes condamné à habiter le cratère, ajouta-t-il avec un hochement de tête en direction de ma porte.

— Le cratère ? fis-je.

— C’est moi qui logeais là-haut, jusqu’à la semaine dernière. Mais j’ai déménagé, c’est pour ça que vous avez pu emménager. Je l’avais baptisé le cratère à cause de ce bordel que faisaient les autres dans la chambre du dessus, j’avais l’impression de vivre dans un cratère de bombe.

Soudain, un lien venait de s’établir entre Morris et moi, et je me détendis, rempli d’un zèle inquisiteur.

— Comment avez-vous fait pour supporter ça, bonté divine ? Et dites-moi… mais bon Dieu, qui c’est ?

— À condition de les obliger à déplacer le lit, c’est pas si terrible. Quand ils le font – le poussent contre le mur – alors c’est à peine si on les entend baiser. Dans ce cas, tout se passe au-dessus de la salle de bains. Je les ai forcés à le pousser. Où plutôt, lui, je l’ai forcé. C’est sa chambre à elle, mais n’empêche que je l’ai obligé à déménager le lit. J’ai insisté. J’ai dit que s’il refusait, Yetta les flanquerait tous les deux à la porte, et du coup il a fini par accepter. Mais je parie que maintenant, il l’a ramené près de la fenêtre. À ce qu’il dit, comme ça il fait moins chaud, ou je sais pas quoi.

Je lui avais tendu mon paquet de cigarettes, et il s’interrompit pour en prendre une.

— À votre place, je lui demanderais de repousser le lit contre le mur, voilà.

— Je ne peux pas, glissai-je, je ne peux tout de même pas monter trouver un type, un type que je ne connais pas, et lui dire – eh bien, vous le savez, ce qu’il faudrait que je lui dise. Ce serait terriblement gênant. C’est simple, je ne pourrais jamais. Et puis d’ailleurs, lesquels c’est ?

— Moi, je lui dirai, si vous voulez, proposa Morris, avec une assurance que je trouvai fort sympathique. Je le forcerai. Yetta peut pas supporter que les gens dérangent les voisins. Ce Landau, c’est un type bizarre, parole, peut-être qu’il me donnera du fil à retordre, mais le lit, il le déplacera, vous faites pas de bile. Il a pas envie de se faire foutre à la rue.

Ainsi, c’était Nathan Landau, le premier de ma liste, qui, je m’en rendais compte, était responsable de tout ce bordel ; dans ce cas, qui lui servait de partenaire dans ces coupables ébats sardanapalesques.

— Et la fille ? demandai-je. Miss Grossman ?

— Non ? Grossman, c’est une vraie vache. C’est l’autre nana, la Polonaise, Sophie. Sophie Z., que je l’appelle. Son nom de famille, personne arrive à le prononcer. Mais pour être chouette, ça elle est chouette, c’te Sophie.

Une fois de plus, j’avais conscience du silence qui enveloppait la maison, cette impression irréelle que je devais éprouver par moments cet été-là d’habiter une demeure très à l’écart des rues, un lieu retiré, isolé, presque bucolique. En face dans le parc, des enfants s’interpellaient et une voiture passa dans la rue, une seule, avec un bruit lent, inoffensif. J’avais tout simplement peine à croire que j’habitais en plein Brooklyn.

— Où sont passés tous les autres ? m’enquis-je.

— Eh bien, laissez-moi vous dire une chose, fit Morris. À part peut-être Nathan, personne dans c’te taule n’a assez d’argent pour vraiment faire quoi que ce soit. Par exemple descendre à New York pour danser au Rainbow Room ou faire des trucs chouettes dans ce goût-là. Mais le samedi après-midi, tout le monde débarrasse le plancher. Ils vont tous quelque part. Par exemple, c’te vache de Grossman – mon vieux, une vraie yenta celle-là, une foutue commère –, Grossman file à Islip pour voir sa mère. Dito pour Astrid. Je parle d’Astrid Weinstein, celle qui loge juste en face de chez vous, de l’autre côté du couloir. Elle est infirmière au Kings County Hospital, comme Grossman, seulement voilà, elle, c’est pas une vache. Une chouette gosse, mais à mon avis, pas précisément une beauté. Quelconque. Une mocheté, à vrai dire. Mais pas une vache.

Le cœur me manqua.

— Et elle aussi va voir sa mère ? fis-je, avec un intérêt mesuré.

— Ouais, elle va voir sa mère, mais seulement à New York. Vous, quelque chose me dit que vous êtes pas juif, alors laissez-moi vous dire à propos des Juifs. Ils sont très souvent obligés d’aller rendre visite à leur mère. C’est un trait de caractère.

— Je vois, dis-je. Et les autres ? Où sont-ils partis ?

— Muskatblit – vous le verrez, il est gros et gras, et il étudie pour être rabbin – Moishe, lui, il va voir sa mère et son père, je sais pas trop où dans le New Jersey. Seulement, comme il a pas le droit de voyager pendant le Sabbat, il part dès le vendredi soir. C’est un cinéphile, un mordu de la pellicule, ce qui fait qu’il passe tous ses dimanches à New York et se paie quatre ou cinq films. Et puis le dimanche soir, il rentre à moitié aveugle à force d’avoir regardé tous ces films.

— Et, ah… Sophie et Nathan ? Où est-ce qu’ils vont, eux ? Et à propos, qu’est-ce qu’ils font, à part…

Je faillis lâcher une plaisanterie tentante, mais je retins ma langue, en pure perte d’ailleurs, dans la mesure où Morris, emporté par sa loquacité et son zèle à m’instruire, avait anticipé ce qui me passait par la tête et s’empressait déjà de combler ma curiosité.

— Nathan a fait des études, il est biologiste. Il travaille dans un laboratoire du côté de Borough Hall, une boîte qui fabrique des médicaments, des drogues et autres trucs de ce genre. Sophie Z., elle, je sais pas au juste ce qu’elle fait. On m’a raconté qu’elle était vaguement secrétaire chez un médecin polonais, un médecin qu’a des tas de malades polonais. Bien entendu, elle parle polonais comme si elle était née là-bas. Nathan et Sophie, c’est des fanas de la plage. Quand il fait beau, comme aujourd’hui, ils manquent jamais d’aller à Coney Island – et même des fois à Jones Beach. Et puis ils rentrent.

Il s’interrompit pour grimacer ce qui ressemblait fort à un sourire sarcastique.

« Ils rentrent pour baiser et se bagarrer. Ça alors, on peut dire qu’ils se bagarrent. Et puis ils ressortent pour dîner. Ils sont drôlement portés sur la bonne bouffe. Le Nathan, il se fait pas mal de fric, mais y a pas à dire c’est un dingue. Dingue. Un vrai dingue. En fait, je crois qu’il aurait besoin de voir un psychiatre.

Un téléphone sonna, et Morris le laissa sonner.

C’était un appareil à jetons, fixé au mur, et la sonnerie me parut anormalement forte, jusqu’au moment où je compris qu’elle avait dû être réglée tout exprès ainsi afin qu’on puisse l’entendre aux quatre coins de la maison.

— Quand il y a personne, je réponds jamais, dit Morris. C’te saloperie de téléphone, tous ces messages, moi, ça me fout en boule. ‘Est-ce que Lillian est là ? C’est sa mère à l’appareil. Dites-lui qu’elle a oublié de prendre le beau cadeau que lui a apporté son oncle Bennie.’ Et blablabla et blablabla. La salope. Ou encore : ‘Ici le père de Moishe Muskatblit. Il n’est pas là ? Dites-lui que son cousin Max s’est fait renverser par un camion dans Hackensack.’ Et blablabla et blablabla, à longueur de journée. Ce téléphone, moi, je peux pas le blairer.

Je dis à Morris que je le reverrais, et après quelques ultimes civilités, me réfugiai dans le rose bonbon de ma chambre et le malaise que déjà il commençait à m’inspirer. Je m’assis à ma table. La première page du bloc jaune, toujours aussi vierge et intimidante, béait devant moi comme une perspective jaunâtre de l’éternité. Comment Grand Dieu serais-je jamais capable d’écrire un roman ? Je rêvassais, tout en mâchouillant le bout d’un Venus Velvet. J’ouvris la lettre de mon père. Ces lettres, je les attendais toujours avec impatience, tout heureux d’avoir pour conseiller ce Lord Chesterfield sudiste, dont les considérations désuètes sur l’orgueil, l’avarice, l’ambition, le fanatisme, les magouillages politiques, les débordements de la chair et autres périls et péchés mortels, me plongeaient dans le ravissement. Sentencieux, certes, il lui arrivait de l’être, mais jamais pompeux, jamais prêchi-prêcha, et je savourais ses lettres à la fois pour leur subtilité en matière de pensée et de sentiment, et la simplicité de leur éloquence ; arrivé à la dernière ligne, il était rare que je ne me sente pas au bord des larmes, ou plié en deux par le rire, et, presque toujours, elles avaient le pouvoir de me pousser à relire des passages de la Bible, qui avait inspiré à mon père bon nombre des rythmes de sa prose et une bonne partie de sa sagesse. Ce jour-là, cependant, mon œil accrocha d’emblée une coupure de presse qui venait de tomber des plis de la lettre. Le titre de l’article, publié par la gazette locale de notre petite ville de Virginie, me frappa à ce point d’horreur et de stupéfaction que j’en restai un instant le souffle coupé et que de minuscules points de lumière dansèrent devant mes yeux.

Elle annonçait le suicide, à l’âge de vingt-deux ans, d’une belle jeune fille dont j’avais été éperdument amoureux pendant plusieurs des années houleuses de ma prime adolescence. Elle s’appelait Maria (ce qui à la mode du Sud rime avec « paria ») Hunt et, à quinze ans, je m’étais pris pour elle d’une passion si fiévreuse qu’avec le recul elle m’apparaissait comme une forme de folie mineure. En fait de pauvre niais frappé du mal d’amour, quel bel exemple j’avais fait de cette condition misérable ! Maria Hunt ! Car si dans les années quarante, longtemps avant l’aube de notre émancipation, prévalait encore l’esprit chevaleresque d’antan et si les voluptueuses June Allyson qui peuplaient nos rêves d’adolescents étaient des demi-déesses avec lesquelles on pouvait tout au plus, selon l’odieuse expression des sociologues, « se caresser jusqu’à l’orgasme », je poussais moi l’abnégation jusqu’à ses limites les plus démentes et, en compagnie de ma Maria bien-aimée, ne tentais même pas de la peloter, comme on disait dans ce temps-là. En vérité, jamais je n’avais même posé un baiser sur ses lèvres si cruellement appétissantes. Non que je veuille par ailleurs qualifier notre relation de platonique, car tel que je l’entends, ce mot comporte quelque chose de cérébral et Maria n’était nullement intelligente. À quoi il convient d’ajouter qu’à cette époque de l’histoire des quarante-huit États, alors que, selon les critères qualitatifs de l’enseignement public, la Virginie de Harry Byrd était en général classée quarante-neuvième – derrière l’Arkansas, le Mississipi et même Porto Rico –, mieux vaut peut-être abandonner à l’imagination le piment intellectuel du jargon qu’utilisaient deux jeunes gens de quinze ans. Jamais conversations banales ne furent coupées de tels hiatus, d’intermèdes à ce point prolongés et naturels d’onomatopées bovines. Néanmoins, je l’avais passionnément bien que chastement adorée, adorée pour cette raison parfaitement simplette qu’elle était d’une beauté à briser le cœur, et voilà que je découvrais qu’elle était morte. Maria Hunt était morte !

Puis avait éclaté la Deuxième Guerre mondiale, j’avais été appelé et, en conséquence, Maria avait disparu de ma vie, mais bien souvent depuis elle avait hanté mes pensées nostalgiques. Elle s’était tuée en sautant par une fenêtre, et je constatai à ma grande stupéfaction que le drame s’était produit quelques semaines auparavant à peine, à Manhattan. J’appris par la suite qu’elle habitait alors à deux pas de chez moi, dans la Sixième Avenue. N’est-ce pas un symptôme de l’immensité inhumaine de cette ville, que nous eussions tous deux vécu pendant des mois dans un secteur aussi dense que Greenwich Village sans jamais nous rencontrer. Le cœur étreint d’une douleur si poignante qu’elle ressemblait fort à du remords, je me demandai si j’aurais été capable de la sauver, de la dissuader de commettre ce geste affreux, si seulement j’avais été au courant de sa présence dans la ville et su où la trouver. À force de lire et de relire l’article, je faillis sombrer dans l’accablement le plus complet et me surpris en train de me lamenter tout haut sur l’absurdité de cette histoire de mort et de désespoir juvéniles. Pourquoi avait-elle fait ça ? Un des aspects les plus pathétiques de l’histoire était que, pour des raisons compliquées et obscures, son corps n’avait pu être identifié et avait d’abord été enfoui dans une fosse commune puis, des semaines plus tard seulement, été exhumé et expédié en Virginie pour d’ultimes funérailles. Je restai écœuré, pour ne pas dire brisé, par l’horrible récit – au point que j’abandonnai toute idée de travail pour le reste de la journée et cherchai imprudemment quelque réconfort dans la bière dont j’avais garni le réfrigérateur. Un peu plus tard je repris la lettre de mon père et y lus ce passage :

Quant à l’article ci-joint, fils, j’ai naturellement pensé qu’il ne pouvait que t’intéresser, dans la mesure où je me souviens encore combien tu en « pinçais » pour la jeune Maria Hunt il y a six ou sept ans. Moi qui ai si souvent repensé, et avec quel amusement, à cette façon que tu avais de rougir comme une tomate à la simple mention de son nom, je ne peux maintenant qu’évoquer cette période avec un immense chagrin. Nous doutons des voies du Seigneur en de pareilles circonstances, mais toujours à tort. Comme tu le sais sans doute, Maria Hunt venait d’une famille marquée par le malheur, Martin Hunt étant quasiment alcoolique et toujours oisif, tandis que Béatrice, je le crains, se montrait d’une rigueur et d’une cruauté extrêmes par les règles morales qu’elle imposait aux autres, en particulier, semble-t-il, à Maria. Une chose paraît certaine, un énorme fardeau de haine et de remords larvés accablait cette triste famille. Maria était, je m’en souviens, une jeune fille d’une beauté véritablement radieuse, ce qui rend la chose encore pire. Puise quelque réconfort dans l’idée qu’une pareille beauté a pu séjourner un temps parmi nous…

Tout l’après-midi je songeai sombrement à Maria, jusqu’à l’heure où autour du parc, les ombres s’allongèrent sous les arbres et où les enfants s’égaillèrent pour rentrer chez eux, abandonnant au silence et à la solitude les sentiers qui sillonnaient Parade Grounds. Je me sentais imbibé de bière et vaseux, la bouche sèche et à vif d’avoir trop fumé, et je m’allongeai sur le lit. Je ne tardai pas à sombrer dans un sommeil lourd et plus que de coutume encore peuplé de rêves. L’un de ces rêves me harcelait, et menaçait de me détruire. Après diverses petites divagations sans intérêt, un cauchemar hideux mais bref, et une petite pièce en un acte habilement construite, je fus submergé par l’hallucination érotique la plus féroce que j’eusse encore connue. Je me retrouvais maintenant dans une prairie ensoleillée et paisible du Tidewater, en un lieu isolé et protégé par les ramures ondoyantes des chênes, ma défunte Maria plantée devant moi, avec la lascivité d’une putain bien décidée à se mettre à poil – elle qui en ma présence n’avait même jamais retiré ses socquettes. Nue, mûre comme une pêche, cheveux châtains flottant sur ses seins crémeux, indiciblement désirable, elle s’approcha de moi étendu là comme une dague, en me harcelant de mots délicieusement paillards et lubriques. « Stingo, murmurait-elle, oh, Stingo, baise-moi. » Une petite buée de transpiration s’accrochait à sa peau comme un aphrodisiaque, de petites perles de sueur ornaient la toison sombre de son mont de Vénus. Elle se tortillait en se rapprochant, nymphe impudique aux lèvres moites et entrouvertes, se penchait maintenant au-dessus de mon ventre nu, roucoulant ses obscénités somptueuses et se préparait à prendre entre ses lèvres, ses lèvres que jamais encore les miennes n’avaient embrassées, la tige roide comme un os de ma passion. Là le film se coinça dans le projecteur. Je m’éveillai en proie à une affreuse détresse, les yeux fixés sur un plafond rose souillé par les ombres de la nuit tombante, et laissai échapper un grognement de primate – un hurlement plutôt – arraché aux oubliettes les plus profondes de mon âme.

Puis soudain un nouveau clou vint parachever ma crucifixion ; là-haut, sur le maudit matelas, ils avaient remis ça. « Arrêtez ! » hurlai-je en direction du plafond, et me bouchai les oreilles avec mes index. Sophie et Nathan ! me dis-je. Ils baisent comme des lapins, ces salauds de Juifs ! Peut-être s’accordèrent-ils quelques instants de répit, en tout cas, quand je prêtai de nouveau l’oreille, ils étaient toujours à l’œuvre – pas d’ébats tumultueux ce coup-là, cependant, ni cris ni arias, mais les ressorts du lit qui couinaient dignement en cadence – accompagnement laconique, mesuré, presque sagement conjugal. Qu’ils eussent ralenti l’allure m’était indifférent. Je sortis en hâte – en vérité m’enfuis – et m’enfonçant dans le crépuscule, parcourus machinalement tout le périmètre du parc. Puis je ralentis le pas et me mis à réfléchir. Là, sous les arbres, je me demandai pour la première fois sérieusement si je n’avais pas commis une grave erreur en venant m’installer à Brooklyn. Réflexion faite, je n’étais pas du tout dans mon élément. Il y avait là quelque chose de subtilement, d’inexplicablement maléfique, et eût-il été en mon pouvoir de recourir à une expression courante quelques années plus tard, j’aurais pu dire que des ondes maléfiques émanaient de la maison de Yetta. Je restais secoué par ce rêve lascif et impitoyable. En vertu de leur nature même, il est bien entendu difficile de retrouver les rêves par le truchement de la mémoire, mais certains restent à jamais gavés dans le cerveau. Chez moi, les rêves les plus mémorables, ceux qui atteignent cette obsédante réalité si intense qu’elle semble étroitement liée au métaphysique, ont toujours été en rapport avec le sexe ou la mort. Par exemple Maria Hunt. Aucun rêve n’avait éveillé en moi un écho aussi durable depuis le matin où près de huit années auparavant, peu après les obsèques de ma mère et tandis que j’émergeais à grand-peine des abîmes sous-marins d’un cauchemar, j’avais rêvé que jetant un coup d’œil par la fenêtre de la chambre où j’étais encore endormi, j’apercevais le cercueil ouvert abandonné au milieu du jardin détrempé et balayé par le vent, puis voyais le visage de ma mère, son visage recroquevillé et ravagé par le cancer, pivoter soudain dans son berceau de satin pour fixer sur moi le regard implorant de ses yeux glacés par un tourment indicible.

Je fis demi-tour pour regagner la maison. Je décidai de m’installer à ma table pour répondre à la lettre de mon père. Je voulais lui demander de m’envoyer d’autres détails sur les circonstances de la mort de Maria – ignorant sans doute à l’époque, cependant, que déjà mon subconscient commençait à ruminer cette mort comme l’idée d’où finirait par jaillir le roman si lamentablement resté en panne sur ma table de travail. Mais cette lettre, je ne l’écrivis pas ce soir-là. Car à peine étais-je rentré que pour la première fois je rencontrai Sophie en personne et en tombai, sinon sur-le-champ, du moins très vite, éperdument amoureux. C’était un amour qui, je le compris à mesure que s’avançait l’été, avait de multiples raisons de monopoliser ma vie. Mais il me faut avouer qu’au début, l’une de ces raisons fut, sans conteste, la ressemblance lointaine mais très réelle entre Sophie et Maria Hunt. Et ce qui demeure indélébile dans la première vision que j’eus d’elle, ce n’est pas simplement le charmant fantôme de la jeune morte qu’elle parut être à mes yeux, mais le désespoir qui marquait son visage comme sans doute il avait marqué celui de Maria, en même temps que les ombres cruelles et prémonitoires dont sont parés ceux qui se précipitent tête baissée vers la mort.

Dans la maison, Sophie et Nathan se livraient un combat farouche, juste devant ma porte. Leurs voix me parvenaient nettement dans la nuit d’été, et tandis que je gravissais le perron, je les vis occupés à se bagarrer dans le couloir.

— Fous-moi la paix avec ces foutaises, t’entends, hurlait-il. Sale menteuse ! T’es qu’une pauvre conne de menteuse, t’entends ? Une conne !

— Toi aussi t’es un con, lui lança-t-elle en retour. Oui, t’es un con, toi aussi.

Son ton manquait d’agressivité.

— Je suis pas un con, rugit-il. Je peux pas être un con, espèce de sale pute de Polack. Quand est-ce que tu finiras par apprendre à parler la langue comme il faut ? Une bitte, ça je pourrais l’être, mais pas un con, espèce de débile. T’avise pas de me traiter encore une fois de con, t’entends ? D’ailleurs t’en auras plus jamais l’occasion.

— Tu m’as bien appelée une conne, moi !

— Mais, c’est que toi t’en es une, pauvre idiote – une sale conne de menteuse, une conne de faux jeton ! Toujours prête à ouvrir ta motte à un sale escroc de charlatan. Oh, Seigneur ! hurla-t-il tandis que sa voix montait sous l’empire d’une fureur déchaînée. Laisse-moi sortir avant que je te tue – sale putain ! Putain t’es née, et putain tu crèveras !

— Nathan, écoute… l’entendis-je implorer.

Je me rapprochai de la porte d’entrée et les vis alors tous les deux, plaqués l’un contre l’autre, se découpant vaguement en relief sur le rose du couloir où, se balançant au plafond, une ampoule de quarante watts, quasiment submergée par un nuage de papillons de nuit affolés, répandait sa pénombre tremblotante. De toute sa stature et de toute sa force, Nathan dominait la scène : large d’épaules, d’aspect puissant, couronné par une crinière aussi noire que celle d’un Sioux, il ressemblait en plus fin et en plus frénétique à John Garfield, avec le beau visage sympathique et sournois de Garfield – théoriquement, devrais-je dire, car pour l’instant le visage en question était noir de passion et de rage, n’avait rigoureusement rien de sympathique, empreint qu’il était d’un désir manifeste de violence. Il portait un pull léger et un pantalon de toile, et paraissait approcher de la trentaine. Sa poigne se crispait sur le bras de Sophie qui tressaillait, ployait sous l’assaut comme un bouton de rose frémissant dans la tempête. Sophie, je la distinguais à peine sous l’éclairage lugubre. Tout juste parvenais-je à discerner la crinière en bataille de ses cheveux couleur paille et, derrière l’épaule de Nathan un tiers environ de son visage. Ledit tiers englobait un sourcil effrayé, un petit grain de beauté, un œil noisette, et la courbe large, superbe, d’une pommette slave sur laquelle une larme, une seule, roulait comme une goutte de mercure. Elle sanglotait maintenant comme une enfant éplorée.

— Nathan, il faut que tu m’écoutes, je t’en supplie, disait-elle entre ses sanglots. Nathan ! Nathan ! Nathan ! Je m’excuse de t’avoir dit ça.

Il lui rabattit brutalement le bras, et se dégagea.

— Tu me remplis d’un dégoût in-fi-ni, hurla-t-il. Un dégoût d’une pu-re-té sans mélange ! Je me tire, sinon je vais finir par te tuer !

Il pivota et s’écarta brusquement.

— Nathan, ne pars pas ! implorait-elle avec désespoir en essayant de l’agripper à deux mains. J’ai besoin de toi, Nathan ? Et toi aussi tu as besoin de moi.

Il y avait quelque chose de plaintif, d’enfantin dans sa voix, dont le timbre était léger, presque fragile, enclin à se fêler dans le registre supérieur et légèrement rauque plus bas. L’accent polonais qui plaquait le tout ajoutait à son charme ou, songeai-je, aurait ajouté à son charme dans des circonstances moins horribles.

« Je t’en prie Nathan, ne t’en va pas, sanglotait-elle. Nous avons besoin l’un de l’autre. Ne pars pas.

— Besoin ? répliqua-t-il, en se retournant. Moi, besoin de toi ? Laisse-moi te dire une chose – et là, il se mit à la menacer de sa main grande ouverte, tandis que sa voix se faisait de plus en plus furibonde et incohérente –, j’ai à peu près autant besoin de toi que j’ai besoin de la plus odieuse de toutes les saloperies de maladies que je pourrais citer. J’ai autant besoin de toi que j’ai besoin d’un anthrax, t’entends. Ou de la trichinose ; j’ai besoin de toi comme d’un calcul biliaire. De la gale ! D’une encéphalite ! De la maladie de Bright ! bonté divine ! De c’te saloperie de cancer du cerveau, espèce de salope, misérable putain ! Aaaahoooooo-o-o !

Ceci n’était plus qu’un gémissement strident et mal assuré – un son terrifiant où la fureur se mêlait au désespoir d’une façon qui paraissait presque liturgique, comme la mélopée d’un rabbin fou.

« J’ai autant besoin de toi que j’ai besoin de la mort, beugla-t-il d’une voix étranglée. La mort !

Une fois encore il se détourna, et de nouveau elle dit, en pleurant :

— Je t’en supplie, ne pars pas, Nathan ! Puis : Nathan, où vas-tu aller ?

Il était maintenant parvenu près de la porte, à moins de deux mètres de moi figé là sur le seuil, indécis, ne sachant si je devais foncer vers ma chambre ou faire demi-tour et m’enfuir.

— Aller ? hurla-t-il. Je vais te dire où je vais aller. Je vais sauter dans le premier métro et filer à Forest Hill ! Je vais aller demander à mon frère de me prêter sa bagnole, après quoi je reviendrai pour embarquer toutes mes affaires. Et ensuite, je me tire.

Tout à coup sa voix diminua de volume, son attitude se fit un peu moins incohérente, désinvolte même, mais le ton de sa voix restait spectaculairement, sournoisement menaçant.

« Et ensuite, demain peut-être, tu veux que je te dise moi, ce que je ferai. Je vais m’installer à ma table, et je vais écrire une lettre que j’enverrai en recommandé au Service de l’Immigration. Je leur dirai que, toi, tu n’as pas le bon visa. Je leur dirai qu’ils devraient te délivrer un visa de putain, si ça existe. Si ça n’existe pas, je leur dirai qu’ils ont intérêt à te réexpédier en Pologne pour l’apprendre à offrir ton cul à tous les toubibs de Brooklyn qu’ont envie de tirer un coup vite fait. En route pour Cracovie, ma poule ! conclut-il avec un gloussement ravi. Oh, ma poule, en route pour Cracovie !

Il pivota et se précipita dans la rue. Ce faisant, il me frôla au passage, ce qui le contraignit à pivoter de nouveau et à s’arrêter court. Je n’aurais su dire s’il pensait que j’avais ou non surpris ses paroles. Visiblement hors d’haleine, il pantelait lourdement et resta quelques instants à me toiser. J’eus alors l’impression qu’il était sûr que j’avais tout entendu, mais c’était sans importance. Compte tenu de son exaltation, je fus surpris de la façon dont il se comporta à mon égard, sinon précisément aimable, du moins, dans l’immédiat, courtoise, comme si, par pure magnanimité il avait choisi de m’épargner le poids de sa fureur.

— C’est toi le nouveau locataire dont m’a parlé Fink ? réussit-il à dire malgré son essoufflement.

J’acquiesçai, aussi brièvement et humblement que possible.

« Tu viens du Sud, dit-il. Morris m’a dit que tu étais du Sud. Il m’a dit que ton nom, c’est Stingo. Yetta a bien besoin d’un type du Sud dans sa baraque pour faire pendant à tous les autres cinglés.

Tournant la tête, il décocha un regard noir à Sophie, puis en revint à moi.

« Dommage que je reste pas dans le coin, on aurait pu tailler une bonne petite bavette, mais je me tire. Ça m’aurait fait plaisir de discuter le coup.

À ce point, son intonation se fit légèrement sinistre, la courtoisie de pure forme se diluant dans le sarcasme le plus flagrant qu’il m’eût été donné d’entendre depuis longtemps.

« On se serait bien marrés, toi et moi, à se raconter des conneries. On aurait pu parler de sport. Je parle de sports sudistes, bien sûr. Du lynchage des nègres par exemple – ou des moricauds, c’est bien comme ça que vous les appelez – là-bas. Ou de culture. On aurait pu parler de culture sudiste, et peut-être qu’on aurait pu rester là peinardement à écouter la vieille Yetta passer ses disques péquenots. Tu sais Gene Autry, Roy Acuff et tous ces autres champions de la culture classique du Sud.

Il s’était renfrogné tout en parlant, mais soudain un sourire fendit son visage sombre et angoissé, et avant que j’aie pu deviner son geste, il avait avancé le bras et broyait ma main réticente dans une poigne robuste.

« Ah ma foi oui, ça aurait pu se passer comme ça. Tant pis. Le pauvre vieux Nathan est obligé de mettre les bouts. Peut-être que dans une autre vie, P’tit Blanc, on se retrouvera. Salut P’tit Blanc ! À la prochaine, dans une autre vie.

Là-dessus, avant que mes lèvres aient eu le temps de s’ouvrir pour lâcher une protestation ou le contrer d’une réplique ou d’une insulte furibondes, Nathan avait pivoté et dévalait les marches qui menaient au perron, où ses solides talons de cuir martelèrent un clac-clac-clac démoniaque dont le bruit diminua, puis s’estompa sous les arbres de plus en plus sombres, en direction du métro.

C’est un cliché de dire que les petits cataclysmes – un accident de voiture, une panne d’ascenseur, une agression devant témoins – poussent parfois de parfais inconnus à des confidences hors nature. Lorsque Nathan eut disparu dans l’obscurité, je m’approchai sans hésiter de Sophie. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais dire – sans doute de maladroites paroles de réconfort –, mais ce fut elle qui parla la première, derrière l’écran de ses mains plaquées sur un visage souillé de larmes.

— C’est tellement injuste de sa part, sanglota-t-elle. Oh, dire que je l’aime tant !

Je fis cette chose maladroite que font souvent les gens dans les films en de semblables circonstances, quand le dialogue commence à languir. Je tirai un mouchoir de ma poche, et le lui tendis sans rien dire. Elle s’en saisit avec empressement et se mit à se tamponner les yeux.

« Oh, dire que je l’aime tellement ! s’exclama-t-elle encore. Tellement ! Tellement ! Sans lui, je mourrais.

— Allons, allons, fis-je, ou quelque chose de tout aussi piteux.

Ses yeux m’imploraient – moi sur qui elle posait les yeux pour la première fois – avec cette expression de prière pathétique d’un prisonnier qui proteste à la barre de son innocence et de sa vertu. Je ne suis pas une putain, monsieur le Juge, semblait-elle vouloir dire. Devant tant de candeur et tant de passion, je me sentis stupéfait.

— C’est tellement injuste de sa part, répéta-t-elle. De dire ça ! C’est le seul homme avec lequel j’aie jamais fait l’amour, à part mon mari. Et mon mari est mort !

À ce point, elle fut secouée de nouveaux sanglots, et de nouvelles larmes jaillirent, qui transformèrent mon mouchoir en une petite éponge humide et monogrammée. Elle avait le nez bouffi de chagrin et les taches roses de ses larmes gâchaient son extraordinaire beauté, pas cependant au point que sa beauté elle-même (y compris le grain de beauté, génialement plaqué près de l’œil gauche, comme un minuscule satellite) perdît son pouvoir de me faire fondre sur-le-champ – un pur sentiment de liquéfaction dont la source était non la région du cœur mais, chose étonnante, celle du ventre, et qui se mit à gronder en moi comme pour se rebeller contre un jeûne prolongé. Une telle faim me dévorait de la prendre dans mes bras, de la calmer, que la sensation devint tout à fait inconfortable, mais une masse d’inhibitions étrangement disparates me poussa à me retenir. De plus, je serais un menteur si je n’avouais pas qu’à la faveur de tout cela, prenait rapidement corps dans mon esprit un plan strictement opportuniste, à savoir que, d’une façon ou d’une autre, si Dieu m’en donnait la chance et la force, je ramasserais ce précieux trésor polonais aux cheveux de lin à l’endroit même où Nathan, ce porc ingrat, l’avait laissé choir

Ce fut alors qu’une sensation de chatouillis au creux de mes reins me fit deviner que Nathan était de nouveau derrière nous, planté sur le perron. Je me tournai d’une pièce. Il s’était arrangé pour revenir aussi silencieux qu’un fantôme et fixait maintenant sur nous un regard luisant de malveillance, appuyé bras tendu au montant de la porte.

— Encore une chose, la dernière, dit-il à Sophie d’une voix dure et morne. Une dernière chose, putain. Les disques. Les albums de disques. Les Beethoven. Haendel. Mozart. Tous. Je ne veux pas être obligé de poser de nouveau les yeux sur toi. Alors, tu vas prendre les disques – sortir tous les disques de ta chambre et les mettre dans ma chambre, sur la chaise à côté de la porte. Les Brahms, tu peux les garder, tout simplement parce que c’est Blackstock qui te les a offerts. Tu les gardes, compris. Tous les autres, je les veux, alors, fais bien attention de les mettre où je te dis. Sinon, quand je vais revenir pour embarquer mes affaires, je te casse les bras, les deux bras.

Il se tut un instant, prit une profonde inspiration et chuchota :

« J’en prends Dieu à témoin, salope, je te casserai les bras !

Cette fois, il partit pour de bon, regagnant le trottoir à grandes enjambées mal assurées pour bientôt se perdre dans l’obscurité.

Ses larmes pour le moment taries, Sophie reprit peu à peu ses esprits.

— Merci, vous avez été gentil, me dit-elle doucement, avec la voix enrhumée de quelqu’un qui vient de pleurer longtemps et copieusement. Elle avança la main et fourra le mouchoir dans la mienne, un bouchon trempé. Ce fut alors que je vis pour la première fois le numéro tatoué sur la peau bronzée et légèrement tavelée de son avant-bras – un numéro rouge foncé d’au moins cinq chiffres, trop petits pour que je puisse les lire dans cette lumière, mais gravés, je pouvais le voir, avec une précision toute professionnelle. À l’amour que je sentais fondre dans mon ventre, s’ajouta une brusque douleur, et d’un geste involontaire et tout à fait inexplicable (du moins pour quelqu’un à qui on avait toujours appris à faire attention où il mettait les mains) je lui saisis doucement les poignets et examinai le tatouage de plus près. Même en cet instant, je savais que ma curiosité risquait de l’offenser, mais je ne pus m’en empêcher.

— Où étiez-vous ? dis-je.

Elle prononça un nom rugueux, en polonais, que je crus reconnaître, plus ou moins, quelque chose comme « Oswiecim » Puis elle dit :

— Je suis restée beaucoup de temps là-bas. Longtemps*. Elle se tut – Vous voyez*… Nouveau silence. Vous parlez français ? demanda-t-elle. Mon anglais est très mauvais.

— Un peu *, répondis-je, en exagérant sans vergogne ma facilité. Il est un peu rouillé.

Ce qui voulait dire que, pratiquement, je n’en avais aucune.

— Rouillé ? C’est quoi, rouillé ?

— Sale*, risquai-je avec intrépidité.

— Sale Français ? dit-elle, avec l’ombre d’un sourire.

Quelques instants plus tard, elle reprit :

— Sprechen Sie Deutsch ?

Ce qui ne m’arracha même pas un « Nein ».

— Oh, n’y pensez plus, dis-je. Votre anglais est bon. Sur quoi, après quelques instants de silence, j’ajoutai :

— Ce Nathan ! Je n’ai rien vu de pareil de ma vie. Je sais que ça ne me regarde pas, mais – mais il faut qu’il soit dingue ! Comment ose-t-il parler de cette façon à quelqu’un, à qui que ce soit ? Si vous voulez mon avis, tant mieux pour vous qu’il soit parti.

Fermant résolument les yeux, elle grimaça une moue de douleur, comme si elle se remémorait ce qui venait de se passer.

— Oh, il a raison pour tellement de choses, chuchota-t-elle. Pas quand il dit que je n’étais pas fidèle. Je ne parle pas de ça. Je lui ai été fidèle, toujours. Mais d’autres choses. Quand il disait que je ne savais pas m’habiller. Ou quand il disait que j’étais une sale souillon de Polonaise, et que je faisais jamais le ménage. Et puis il me traitait de sale Polack, et moi je savais que je… oui, que je le méritais. Par exemple quand il m’emmenait dans les restaurants chics et que moi toujours je garde…

Elle m’interrogea du regard.

— Gardais, dis-je.

Sans en rajouter, j’estime qu’il me faudra de temps à autre tenter de reproduire les savoureuses impropriétés de l’anglais de Sophie. La façon dont elle maniait la langue était plus que convenable et – à mon avis, du moins – bel et bien agrémentée par ses petits faux pas dans les fourrés de la syntaxe, tout particulièrement lorsqu’elle trébuchait sur les prépositions et les pièges de nos effroyables verbes irréguliers.

— Gardais quoi ? demandai-je.

— Gardais la carte, le menu je veux dire. Ça m’arrivait très souvent de garder le menu, de le mettre dans mon sac comme souvenir. Lui il disait qu’un menu, ça coûte de l’argent, que je volais. Il avait raison sur ce point, vous savez.

— Emporter un menu n’est pas précisément à mes yeux un vol qualifié, bonté divine, dis-je. Écoutez, je répète que je sais que ça ne me regarde pas, mais…

Visiblement résolue à repousser mes efforts pour panser son amour-propre, elle me coupa :

— Non, je sais que c’était mal. Ce qu’il disait était vrai, je fis trop souvent des choses qui étaient mal. Je le mérite, qu’il me quitte. Mais jamais je ne lui ai été infidèle. Jamais ! Oh, c’est simple, je mourrais maintenant, sans lui ! Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ?

Quelques instants, je redoutai qu’emportée par son chagrin, elle ne pique une nouvelle petite crise, mais elle se borna à hoqueter un petit sanglot rauque, un seul, pareil à un ultime signe de ponctuation, sur quoi, elle me tourna le dos.

— Vous avez été gentil, dit-elle. Maintenant il faut que je monte dans ma chambre.

Tandis que lentement elle gravissait l’escalier, j’en profitai pour bien lorgner son corps étroitement moulé dans une robe de soie légère. Bien qu’elle eût un beau corps, pourvu aux bons endroits des rotondités, courbes, lignes et symétries adéquates, il avait pourtant quelque chose de bizarre – non qu’on eût l’impression qu’il était incomplet ou souffrait de carence, mais plutôt qu’il avait été reconstruit. Et c’était ça, précisément. Je le voyais. C’était surtout la peau qui révélait cette bizarrerie. La peau avait cette plasticité maladive (tout particulièrement visible sur le dessous des bras) que l’on voit chez ceux qui ont souffert d’une extrême maigreur et dont la chair n’a pas encore retrouvé toute sa densité. En outre, je devinais que sous ce bronzage sain, le corps gardait cette complexion livide de ceux qui n’ont pas encore totalement récupéré d’une terrible crise. Mais cela ne diminuait en rien une sorte de sensualité merveilleusement désinvolte qui, en cet instant, du moins, tenait à la manière nonchalante mais hardie dont se mouvait son ventre et aussi à sa croupe littéralement somptueuse. En dépit de la famine dont elle avait souffert, son derrière avait la perfection d’une merveilleuse poire de concours ; il vibrait d’une éloquence magique, et vu sous cet angle, il me remua tellement les entrailles que je promis mentalement aux orphelinats presbytériens de Virginie un quart de mes futurs droits d’auteur en échange de l’occasion de nicher ce cul nu un bref instant – trente secondes feraient l’affaire – dans le creux de mes paumes implorantes. Sacré vieux Stingo, songeais-je tandis qu’elle poursuivait son ascension, cette fixation dorsale doit avoir chez toi quelque chose de pervers. Puis, arrivée en haut de l’escalier, elle se retourna, baissa les yeux vers moi, et eut un sourire, un sourire d’une inimaginable tristesse.

— J’espère ne pas vous avoir trop importuné avec mes problèmes, dit-elle. Je regrette tant. Vraiment, je m’excuse.

Puis elle se dirigea vers sa porte.

« Bonsoir, ajouta-t-elle.

Ainsi donc, du seul fauteuil confortable de ma chambre, où je passai la nuit entière à lire Aristophane, je pouvais apercevoir une partie du couloir du premier étage par ma porte entrebâillée. À un certain moment au cours de la soirée, je vis Sophie porter dans la chambre de Nathan les albums de disques qu’il l’avait sommée de lui rendre. Lorsqu’elle regagna sa chambre, je constatai qu’elle était de nouveau en larmes. Comment pouvait-elle continuer ainsi ? D’où venaient ces larmes ? Plus tard, elle passa et repassa inlassablement sur le phonographe le dernier mouvement de cette Première Symphonie de Brahms que dans sa générosité il lui avait permis de garder. Sans doute était-ce maintenant son seul album. Toute la soirée, la musique filtra à travers le plafond mince comme du papier, le son tragique et noble du cor d’harmonie se mêlant en contre-chant dans ma tête au gazouillis perçant de la flûte, pour remplir mon âme d’une tristesse et d’une nostalgie parmi les plus intenses que j’eusse jamais encore ressenties. Je songeai à l’instant où cette musique avait été composée. Une musique qui, entre autres choses, évoquait une Europe plongée dans la paix et le bonheur, baignée dans la douce lueur ocre de crépuscules sereins – enfants vêtus de petits tabliers et aux cheveux nattés que l’on promenait en charrettes anglaises, excursions dans les clairières du Wiener Wald et robuste bière bavaroise, dames de Grenoble armées de parasols se pavanant à la lisière étincelante des glaciers des Grandes Alpes, voyages en ballon, joie de vivre, valses étourdissantes, vin de Moselle, Johannes Brahms lui-même, avec sa barbe et son cigare noir, méditant ses accords titanesques sous les arbres du Hofgarten dépouillés par l’automne. Une Europe d’une douceur presque inconcevable – une Europe que Sophie, acharnée à se noyer dans son chagrin là-haut au-dessus de ma tête, n’avait pas pu connaître.

Quand je me mis au lit, la musique jouait toujours. Et chaque fois que l’un des disques éraillés arrivait à sa fin, me laissant, dans l’intervalle avant que le suivant commence, entendre les sanglots inconsolables de Sophie, je sautais et me retournais dans mon lit en me demandant comment un être humain pouvait endurer à lui seul un tel fardeau de chagrin. Il paraissait presque impossible que Nathan eût le pouvoir d’inspirer un chagrin si cruel et si dévastateur. Pourtant il en était ainsi, ce qui me posait un problème. Car si, comme je l’ai dit, je me sentais glisser déjà dans cet état malsain et vulnérable connu sous le nom d’amour, n’était-il pas absurde d’espérer gagner l’affection, encore moins de partager le lit, d’une femme aussi opiniâtrement attachée au souvenir de son amant. En vérité, l’idée avait quelque chose d’obscène, comme l’idée de faire le siège d’une veuve de fraîche date. Certes, Nathan était hors du circuit, mais n’était il pas présomptueux de ma part de prétendre combler le vide ? Par ailleurs, il me revint que j’avais fort peu d’argent. Même si je parvenais à percer le barrage du chagrin de Sophie, comment pouvais-je espérer faire ma cour à cette ex-crève-la-faim, avec son goût des restaurants à la mode et des disques de luxe ?

Enfin la musique s’arrêta et Sophie aussi s’arrêta de pleurer, tandis que le grincement impatient des ressorts m’annonçait qu’elle venait de se mettre au lit. Je demeurai longtemps éveillé, prêtant l’oreille à la rumeur nocturne qui montait de Brooklyn – le hurlement d’un chien dans le lointain, une voiture qui passait dans la rue, des voix d’homme et de femme en bordure du parc et soudain, une bouffée de rire heureux. Je songeai à la Virginie, à ma maison. Je finis par m’endormir, mais dormis mal, en fait d’un sommeil chaotique, m’éveillant au milieu de la nuit dans les ténèbres de cette chambre inconnue pour me retrouver sur le point de perpétrer – à travers les plis, ou l’ourlet, ou une ride humide – une grotesque pénétration phallique de mon oreiller qui avait glissé sous moi. Puis de nouveau, je sombrai dans le sommeil, mais pour me réveiller en sursaut juste avant l’aube, dans le silence de mort propre à cette heure, le cœur battant la chamade, glacé jusqu’aux os et les yeux fixés droit sur le plafond, au-dessus duquel dormait Sophie, comprenant soudain avec la féroce lucidité du rêve qu’elle était condamnée.