CHAPITRE XIV
Nathan nous reprit sans peine, et à point nommé.
Après notre réconciliation extraordinairement tendre et rapide – Sophie, Nathan et Stingo –, l’une des premières choses dont je me souvienne est celle-ci : Nathan me fit don de deux cents dollars. Deux jours après leurs heureuses retrouvailles, sitôt Nathan et Sophie réinstallés à l’étage au-dessus et moi-même de nouveau niché dans ma chambre couleur églantine, Sophie apprit à Nathan le vol dont j’avais été victime. (Le coupable, soit dit en passant, n’était pas Morris Fink. Nathan remarqua que la fenêtre de ma salle de bains avait été forcée – ce que Morris n’aurait pas été obligé de faire. J’eus honte de mes ignobles soupçons.) Le lendemain après-midi, revenant de déjeuner chez un traiteur d’Ocean Avenue, je trouvai sur mon bureau son chèque, établi à mon nom et d’un montant qui, en 1947, pour quelqu’un comme moi pratiquement privé de ressources, ne pouvait que paraître, disons, royal. Agrafé au chèque, ce billet manuscrit : À la plus grande gloire de la littérature du Sud. J’en restai époustouflé. Bien entendu, l’argent était une aubaine, qui me tirait d’affaire à un moment où je me rongeais d’angoisse quant à l’avenir immédiat. Il m’était en fait impossible de refuser. Mais divers scrupules d’ordre religieux et atavique m’interdisaient de l’accepter comme un cadeau.
Aussi au terme d’innombrables palabres et discussions amicales, en arrivâmes-nous à ce que l’on pourrait appeler un compromis. Les deux cents dollars resteraient un cadeau tant que je n’aurais pas été publié. Mais si mon roman venait un jour à trouver un éditeur et à me rapporter assez d’argent pour me libérer de tous soucis financiers – alors et alors seulement, Nathan accepterait que je lui rembourse ma dette à ma guise – (sans intérêt). Une petite voix froide et mesquine nichée à l’arrière-plan de mon esprit me soufflait que, pour Nathan, cette libéralité était une façon d’expier l’impitoyable attaque à laquelle, quelques jours plus tôt, il avait soumis mon livre lors de cette scène théâtrale et cruelle où il nous avait, Sophie et moi, bannis de son existence. Mais je chassai cette pensée comme indigne, particulièrement à la lumière de ce que m’avait récemment confié Sophie concernant cette folie passagère qui l’avait sans doute poussé, sous l’empire de la drogue, à tenir ces propos horribles et irresponsables – des paroles que de toute évidence, il avait oubliées. Des paroles dont, je l’aurais parié, sa mémoire ne gardait aucun souvenir, pas plus que de son comportement destructeur et dément. En outre, j’étais tout simplement très attaché à Nathan, du moins à ce Nathan charmeur, généreux, stimulant, qui avait rejeté son entourage de démons – et dans la mesure où c’était ce Nathan-là qui nous était revenu, un Nathan quelque peu hâve et pâle, mais, semblait-il, purgé des horribles fantasmes qui l’avaient possédé lors de cette soirée, le regain de chaleur et d’affection fraternelles que je ressentais pour lui était merveilleux ; ma joie n’avait d’égale que la réaction de Sophie, dont l’allégresse prenait la forme d’un délire contenu à grand-peine, un spectacle émouvant. La passion tenace et inconditionnelle qu’elle vouait à Nathan m’emplissait de terreur. Les insultes dont il l’avait accablée étaient manifestement pardonnées, sinon tout à fait oubliées. Eût-il été un bourreau d’enfant ou un assassin sadique, nul doute à mes yeux qu’elle l’aurait serré contre son cœur avec la même indulgence avide et indifférente.
J’ignorais où Nathan avait passé les quelques journées et les quelques nuits qui s’étaient écoulées depuis l’horrible scène du Maple Court, mais à certaine chose que me dit en passant Sophie, je supposai qu’il avait cherché refuge chez son frère, à Forest Hills. Son absence et ses faits et gestes n’avaient en réalité aucune importance ; de même, son charme irrésistible faisait paraître dérisoire qu’il nous eût, si peu de temps auparavant, accablés Sophie et moi d’un flot de haine et de mépris à nous rendre physiquement malades. En un sens la toxicomanie épisodique que m’avait décrite Sophie avec une précision terrifiante eut pour effet de me rapprocher de Nathan, maintenant qu’il était de retour ; sans doute était-ce là une réaction romantique, mais son côté démoniaque – ce personnage de Mr. Hyde qui de temps à autre le possédait et dévorait ses entrailles – me paraissait désormais foncièrement indissociable de son étrange génie, et je l’acceptais sans autres réserves que de vagues appréhensions à la perspective d’une récurrence éventuelle de sa frénésie. Sophie et moi – pour dire les choses clairement – ne faisions pas le poids. Il suffisait qu’il fût de retour dans nos vies, nous rapportant cet enthousiasme, cette générosité, cette énergie, cette joie, cette magie, cet amour que nous avions crus disparus à jamais. En réalité, son retour au Palais Rose et sa reconstitution de leur douillet petit nid d’amour paraissaient si naturels, qu’aujourd’hui encore je ne peux me souvenir quand ni comment il rapporta les meubles, les vêtements et tout le bric-à-brac qu’il avait déménagés lors de cette folle nuit, pour les remettre en place, de telle sorte qu’il semblait que jamais il n’avait décampé avec.
On eût dit le bon vieux temps revenu. La routine quotidienne reprit comme si rien ne s’était passé – comme si la violence et la fureur de Nathan n’avaient pas failli gâcher à jamais l’amitié et le bonheur de notre petit trio. Septembre était arrivé, mais la chaleur de l’été continuait à planer sur les rues torrides, les voilant d’une légère brume chatoyante. Chaque matin et chacun de leur côté, Nathan et Sophie prenaient leur métro à la station du BMT de Church Avenue – lui pour se rendre à son laboratoire chez Pfizer, elle au cabinet du Dr. Blackstock, dans le centre de Brooklyn. Quant à moi, je me réinstallai avec joie devant mon humble petit bureau de chêne. Je refusais de me laisser obséder par l’amour que m’inspirait Sophie, la cédant de nouveau, et de bon gré, à cet homme plus âgé auquel elle appartenait avec tant de naturel et en toute équité, et résigné une fois encore à cette évidence que mes espoirs de gagner son cœur n’avaient jamais cessé d’être modestes et peu convaincus. Ainsi, sans Sophie pour m’inciter à de vaines rêvasseries, je me replongeai dans mon roman délaissé avec une ardeur et une détermination pleines d’allégresse. Naturellement, comment ne serais-je pas demeuré hanté et, dans une certaine mesure, à l’occasion déprimé par les confidences de Sophie. Mais en général, je parvenais à chasser son histoire de mon esprit. C’est vrai, la vie continue. De plus, j’étais emporté par un enivrant raz de marée créateur et sentais, avec intensité, que j’avais, pour occuper mes heures de labeur, ma propre chronique tragique à conter. Galvanisé peut-être par le viatique que m’avait accordé Nathan – la forme d’encouragement la plus stimulante dont puisse rêver un créateur –, je me mis à travailler d’arrache-pied, à un rythme qui, vu ma nature, était proprement débridé, corrigeant et polissant au fur et à mesure, émoussant l’un après l’autre mes crayons tandis que cinq, six, et même sept et huit feuilles jaunes jonchaient mon bureau au terme d’une longue matinée de labeur.
Et (sans parler de la question argent) Nathan reprit tout naturellement son rôle de frère aîné, de protecteur, mentor, critique fécond et ami plus âgé, l’ami à toute épreuve que je n’avais cessé de voir en lui. Et de nouveau il se mit à absorber ma prose inlassablement remise sur le métier, emportant, pour le lire dans sa chambre, le fruit de mon travail, au bout de quelques jours, quand j’eus accouché d’une trentaine de pages, et pour quelques heures plus tard redescendre, le plus souvent souriant, presque toujours disposé à me gratifier de la chose dont j’avais tant besoin – de louanges –, mais de louanges en général nuancées ou honnêtement assaisonnées d’un brin de critique impitoyable ; son flair pour la phrase entravée par un rythme balourd, pour le commentaire affecté, le goût de l’onanisme littéraire, la métaphore plus ou moins heureuse, était d’une implacable acuité. Mais pour l’essentiel, je voyais bien qu’il était sincèrement captivé par ma chronique du Tidewater, par le paysage et le temps que j’avais essayé de rendre avec toute la passion, la précision et l’affection que mon jeune talent en herbe avait le pouvoir de maîtriser, par le pathétique petit groupe de personnages qui peu à peu s’étoffaient sur la page tandis que je les entraînais dans leur voyage funèbre et pétri d’angoisse à travers les marécages de la Virginie et, je crois en dernier ressort et de façon très sincère, par une vision inédite du Sud qui (malgré l’influence de Faulkner qu’il avait décelée et que je reconnaissais volontiers) était de façon authentique, et, disait-il, « électrisante », la mienne. Et je me réjouissais en secret de constater que, subtilement, par l’alchimie de mon art, je semblais petit à petit convertir les préjugés que Naman nourrissait à l’encontre du Sud en une forme de tolérance ou de compréhension. Je constatais aussi qu’il m’épargnait désormais ses sarcasmes sur les becs-de-lièvre, les teignes, les lynchages et les racistes. Il prenait désormais très à cœur mon travail et si grands étaient le respect et l’admiration qu’il m’inspirait, que ses réactions me touchaient infiniment.
— Cette réception au country-club est extraordinaire, me dit-il de bonne heure un samedi matin que nous bavardions dans ma chambre. Tiens, ce petit bout de dialogue entre la mère et la domestique noire – je ne sais pas, mais je trouve ça percutant. Cette atmosphère d’été dans le Sud, je ne sais comment tu y arrives.
Je me rengorgeai en moi-même, me confondis en remerciements et vidai d’un trait les trois quarts d’une boîte de bière.
— Ça vient, ça vient, dis-je, conscient de ma modestie forcée. Je suis très heureux que tu aimes ça, vraiment très heureux.
— Qui sait, je devrais peut-être aller faire un tour dans le Sud, dit-il, histoire de voir de près à quoi ça ressemble. Ton truc me met en appétit. Tu pourrais me servir de guide. Qu’en dis-tu, mon vieux – ça ne te tente pas ? Une balade à travers cette bonne vieille Confédération.
Je me surpris à saisir littéralement la balle au bond.
— Grand Dieu, mais oui ! dis-je. Ce serait tout simplement formidable ! Nous pourrions partir de Washington et mettre le cap droit au sud. J’ai un vieux copain d’université à Frederiksburg, un mordu de tout ce qui touche à la Guerre de Sécession. On pourrait lui demander l’hospitalité et faire la tournée des champs de bataille de la Virginie du Nord. Manassas, Frederiksburg. Le Wilderness, Spotsylvania – le grand jeu, quoi. Ensuite on louerait une voiture pour descendre jusqu’à Richmond, on s’arrêterait à Petersburg, et de là, on pourrait rejoindre la ferme de mon père dans le canton de Southampton. La récolte des arachides approche…
Je voyais bien que Nathan se montrait d’emblée enthousiasmé par ma proposition, ou ma surenchère, et il hochait la tête avec vigueur tandis que, galvanisé par mon propre zèle, je continuais à broder sur les grandes lignes du projet de voyage. Je le concevais, ce voyage, comme instructif, sérieux, détaillé – mais un voyage de détente. Après la Virginie : la région côtière de la Caroline du Nord où avait grandi mon cher vieux papa, puis Charleston, Savannah, Atlanta, et une lente randonnée jusqu’au cœur du Vieux Sud, les douces entrailles du Sud – l’Alabama, le Mississippi – le tout culminant par La Nouvelle-Orléans, où les huîtres étaient grasses et moelleuses et coûtaient deux cents la pièce, les crevettes sublimes et où les crabes poussaient sur les arbres.
— Quel périple ! croassai-je, en éventrant une nouvelle boîte de bière. Et la cuisine du Sud. Poulet frit. Petites brioches frites. Petits pois bruns au lard. Crêpes de riz. Épinards chauds au vinaigre. Jambon de campagne au jus. Nathan, toi, le gourmet, tu te sentiras aux anges !
La bière m’était montée à la tête, je me sentais planer. Pourtant il faisait une chaleur accablante, mais une brise légère montait du parc et, par-dessus le friselis de mon store, j’entendais du Beethoven à l’étage au-dessus. Ce qui, bien sûr, était l’œuvre de Sophie, rentrée de sa demi-journée de travail du samedi, et qui, lorsqu’elle prenait une douche, mettait toujours son tourne-disque à plein volume. Et tout en brodant sur mon fantasme du Sud, je me rendis compte que j’en rajoutais un peu, singeais sans doute en tous points le Sudiste typique dont pourtant je haïssais les tics presque autant que ceux des snobs new-yorkais piégés par ce libéralisme et cette animosité de principe envers le Sud qui m’avaient tellement fait râler, mais c’était sans importance ; j’étais enivré par une matinée de travail particulièrement fécond, et le charme du Sud (dont j’avais eu tant de peine à évoquer les spectacles et les sons, au prix de litres et de litres du sang de mon cœur) m’avait envahi comme une petite extase, ou une grosse migraine. Il m’était, bien sûr, souvent arrivé déjà de savourer cette nostalgie douce-amère – entre autres tout dernièrement à l’occasion d’une crise infiniment moins sincère, quand mes élucubrations balourdes s’étaient si spectaculairement révélées impuissantes à exercer leur magie sur Leslie Lapidus –, mais aujourd’hui, cet état d’âme paraissait tout particulièrement fragile, frémissant, poignant, translucide ; il me semblait que je risquais à tout moment de fondre en larmes intempestives, mais néanmoins somptueuses. Le charmant adagio de la Quatrième Symphonie filtrait à travers le plafond, se fondant comme la palpitation régulière et sereine d’un pouls à l’exaltation de mon âme.
— Eh bien, mon petit vieux, d’accord, dit soudain Nathan de son fauteuil-Tu sais, il est grand temps que je voie le Sud. Tu as dit une chose au début de l’été – on dirait des siècles de ça –, tu as dit une chose à propos du Sud qui s’est gravée dans ma mémoire. Disons plutôt une chose en rapport avec le Nord et le Sud. Comme toujours nous étions en train de nous chamailler et je me souviens que ce que tu as dit revenait en gros à ceci, au moins les gens du Sud se sont aventurés dans le Nord, sont venus voir à quoi ressemblait le Nord, alors que rares sont les gens du Nord qui ont jamais pris la peine de parcourir le Sud, histoire de se faire une opinion par eux-mêmes. Je me souviens que tu as dit qu’avec leur ignorance obstinée et vertueuse, les gens du Nord pouvaient avoir l’air tellement suffisants. Tu as même parlé d’arrogance intellectuelle. Ce sont les mots que tu as employés – sur le moment, je les ai trouvés affreusement outrés –, mais par la suite, j’ai réfléchi, et l’idée m’est venue que tu pouvais bien avoir raison.
Il s’arrêta quelques instants, puis reprit, avec une authentique passion :
« Je suis prêt à avouer mon ignorance. Comment ai-je vraiment pu haïr un pays dont je ne sais rien et que je n’ai jamais vu ? Je marche. Ce voyage, nous allons le faire !
— Que Dieu te garde, Nathan, répondis-je, rayonnant de tendresse et de bière.
Verre en main, je m’étais glissé dans la salle de bains pour soulager ma vessie. J’étais un peu plus ivre que je l’aurais cru. J’éclaboussai le siège. Par-dessus le bruit de cascade, la voix de Nathan me parvint.
— Le laboratoire me devra des vacances à la mi-octobre et au train où tu vas, tu auras à ce moment-là terminé un bon morceau de ton livre. Tu auras sans doute besoin de souffler un peu. Pourquoi ne pas projeter ce voyage à ce moment-là ? Depuis que Sophie travaille chez ce charlatan, elle n’a pas pris un seul jour de congé, elle aussi a droit à une ou deux semaines. Je peux emprunter la voiture de mon frère, la décapotable. Il n’en aura pas besoin, il vient de s’offrir une Oldsmobile toute neuve. On pourra descendre par la route jusqu’à Washington…
Tout en l’écoutant, mon regard accrocha l’armoire de toilette – cette cachette qui m’avait paru si sûre jusqu’au vol dont je venais d’être victime. Qui avait bien pu faire le coup, je me le demandais, maintenant que Morris Fink était lavé de tout soupçon ? Un quelconque rôdeur, il y a des voleurs partout même à Flatbush. Mais à vrai dire tout cela n’avait plus guère d’importance, et ma première réaction de colère et de chagrin avait fait place, je le sentais, à un sentiment bizarre et complexe de malaise quand je songeais à l’argent envolé, qui, après tout, représentait le produit de la vente d’un être humain. Artiste ! La propriété de ma grand-mère, source de mon propre salut. C’était à Artiste le petit esclave que je devais les ressources qui m’avaient permis de subsister à Brooklyn pendant la plus grande partie de l’été ; par le sacrifice posthume de sa chair et de son sang, il avait fait beaucoup pour me maintenir à flot tout au long des premières étapes de mon livre, aussi peut-être était-ce un signe de la justice immanente qu’Artiste ne pût désormais m’entretenir plus longtemps. Ma survie ne serait plus dorénavant assurée par des fonds qui, à un siècle d’intervalle, demeuraient entachés de remords. En un sens, j’étais heureux d’être débarrassé de cet argent teinté de sang, d’en avoir fini avec l’esclavage.
Pourtant, comment pourrais-je jamais en avoir fini avec l’esclavage. Une boule me monta à la gorge, et tout haut, je chuchotai le mot : « Esclavage ! » Niché quelque part tout au fond de mon esprit, quelque chose me poussait à écrire sur le sujet de l’esclavage, à arracher à l’esclavage ses secrets les plus tourmentés et les plus profondément enfouis, une impulsion en tous points aussi vitale que la force qui me poussait à écrire, comme je l’avais fait ce jour-là, au sujet des héritiers de ce même système social qui maintenant, en ces années 40, s’enlisait peu à peu dans l’apartheid dément des marécages de la Virginie – ma famille bourgeoise du Nouveau Sud, adorée et damnée, dont tes moindres faits et gestes, je commençais tout juste à le comprendre, se déroulaient en la présence d’un immense public silencieux de témoins noirs, tous surgis des flancs du servage. Et ne restions-nous pas tous, Blancs comme Noirs, encore des esclaves ? Je savais, je savais que dans la fièvre de mon esprit et dans les recoins les plus perturbés de mon cœur, tant que je m’obstinerais à écrire, je demeurerais entravé par tes fers de l’esclavage. Et soudain, emporté par une agréable divagation, nonchalant et légèrement ivre, qui partant d’Artiste me conduisait à mon père et à l’image d’un baptême noir en robes blanches dans les eaux boueuses de la rivière James, pour en revenir à mon père, ronflant comme un bienheureux dans la chambre de l’Hôtel McAlpin – je songeai tout à coup à Nat Turner, et me sentis poignardé par une nostalgie si intense qu’il me sembla que l’on m’empalait sur un épieu. Je m’extirpai de la salle de bains avec une brusque embardée et sur les lèvres un mot qui, un peu trop sonore, fit sursauter Nathan par son incohérence passionnée :
— Nat Turner !
— Nat Turner ? fit Nathan, l’air intrigué. Qui diable est Nat Turner ?
— Nat Turner, dis-je, était un esclave noir qui en l’an 1831 assassina environ une soixantaine de Blancs – dont, soit dit en passant, aucun n’était juif. Il habitait non loin de ma ville natale, au bord de la rivière James. La ferme de mon père se trouve au cœur de la région où il déclencha sa rébellion sanglante.
J’entrepris alors de raconter à Nathan le peu que je savais de ce prodigieux personnage noir, dont la vie et les exploits étaient ensevelis sous un tel mystère que c’était à peine si les habitants de cette région perdue, et encore moins le reste du monde, avaient gardé le souvenir de son existence. Pendant mon récit, Sophie pénétra dans la chambre, l’air bien récurée, fraîche et rose et parfaitement belle, et se jucha sur le bras du fauteuil de Nathan. Elle aussi se mit à écouter, en lui caressant machinalement l’épaule, l’air doux et attentif. Mais j’en eus bientôt terminé, conscient que je n’avais pas grand-chose à raconter à propos de cet homme ; il avait surgi des brumes de l’histoire pour, dans une explosion aveuglante et cataclysmique, commettre son gigantesque forfait, puis s’était évanoui de façon aussi énigmatique qu’il était apparu, ne laissant derrière lui pour expliquer son existence, aucune identité, aucune légende, rien d’autre que son nom. Il fallait le redécouvrir, et cet après-midi-là, tout en m’efforçant dans mon enthousiasme et mon excitation à moitié ivre de l’expliquer à Nathan et Sophie, je compris pour la première fois qu’il me faudrait un jour écrire à son sujet, et le faire mien, et le recréer pour le reste du monde.
— Fantastique ! m’entendis-je crier sous l’empire d’une joie embiérée. Tu veux que je te dise, Nathan, eh bien je commence tout juste à y voir clair. Je me propose d’écrire un livre, au sujet de cet esclave. Et pour notre voyage, le minutage est parfait. J’aurai atteint un stade de mon roman où je pourrai me sentir libre de m’octroyer une pause – j’en aurai déjà écrit un sacré paquet, et du solide. Ce qui fait qu’en descendant vers Southampton, nous pourrons circuler dans tout le pays de Nat Turner, parler aux gens, regarder toutes les vieilles maisons. Moi, je pourrai m’imbiber de l’atmosphère et aussi prendre un tas de notes, recueillir de la documentation. Ça sera mon prochain livre, un roman à propos du vieux Nat. Pendant ce temps, Sophie et toi pourrez ajouter quelque chose de très valable à votre culture. Ce sera un des moments les plus fascinants de notre voyage…
Nathan passa le bras sur les épaules de Sophie et la serra à la broyer.
— Stingo, dit-il, je meurs d’impatience. Dès octobre, en route pour le vieux Sud.
Puis levant les yeux, il regarda Sophie bien en face. Le regard d’amour qu’ils échangèrent – rencontre puis fusion de deux regards en une fraction de seconde, mais merveilleusement intense – était d’une intimité tellement gênante que je me détournai un instant.
« Est-ce que je dois le lui dire ? demanda-t-il à Sophie.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle. Stingo est notre meilleur ami, n’est-ce pas ?
— Et il sera aussi notre témoin, j’espère. Nous allons nous marier, en octobre ! annonça-t-il gaiement. Ce qui fait que cette balade sera en même temps notre voyage de noces.
— Dieu Tout-puissant ! hurlai-je. Félicitations !
M’approchant du fauteuil, je les embrassai tous les deux – Sophie contre son oreille où un parfum de gardénia me piqua les narines, et Nathan sur le noble appendice de son nez.
« C’est absolument merveilleux, murmurai-je, parfaitement sincère, oubliant totalement que dans un passé récent de semblables moments de pure extase, malgré leurs présages d’un bonheur encore plus éperdu, n’avaient presque toujours été qu’une lumière radieuse dont l’éclat aveuglant nous cachait l’imminence de la catastrophe.
Ce fut peut-être une dizaine de jours après cet épisode, au cours de la dernière semaine de septembre, que je reçus un coup de téléphone de Larry, le frère de Nathan. Je ne fus pas peu surpris quand un matin Morris Fink me héla pour me dire qu’on me demandait au téléphone, le téléphone à jetons luisant de crasse installé dans le vestibule – surpris en premier lieu que quelqu’un songeât à m’appeler, mais surtout quelqu’un dont j’avais certes souvent entendu parler, mais que je n’avais jamais rencontré. La voix était chaude et sympathique – avec son accent typique de Brooklyn, elle rappelait beaucoup celle de Nathan – et, tout d’abord nonchalante, elle se fit légèrement insistante quand Larry demanda si nous ne pourrions pas nous retrouver quelque part, le plus tôt étant le mieux. Il préférait ne pas se rendre chez Mrs. Zimmerman, dit-il, aussi cela m’ennuierait-il de passer le voir chez lui, à Forest Hills ? Il ajouta que je devais bien me douter que tout cela était en rapport avec Nathan – l’affaire était urgente. Je répondis, et sans la moindre hésitation, que je serais heureux de le voir, et nous convînmes de nous retrouver chez lui, le jour même, en fin d’après-midi.
Je m’égarai de façon lamentable dans le labyrinthe de couloirs de métro qui relient les cantons de Kings et de Queens, me trompai d’autobus et me retrouvai dans l’immense banlieue désolée de Jamaïca, aussi arrivai-je avec plus d’une heure de retard ; mais Larry me reçut avec courtoisie et une affabilité extraordinaire. Il m’accueillit à la porte d’un grand appartement confortable, dans un quartier qui me parut élégant. Je n’avais pratiquement jamais encore rencontré quelqu’un qui m’inspirât une sympathie aussi instinctive et sans nuances. Légèrement plus petit que Nathan, il était également plus trapu et plus corpulent, et bien entendu, il était plus âgé mais présentait avec son frère une ressemblance saisissante ; pourtant, la différence entre eux sautait aussitôt aux yeux, car autant Nathan était un vrai paquet de nerfs, survolté, versatile, imprévisible, autant Larry paraissait calme et posé, presque flegmatique, avec quelque chose de rassurant qui tenait peut-être à ses manières de médecin, mais qui, je le pense, était plutôt l’indice de la stabilité ou de l’honnêteté foncières de sa nature. Comme je me confondais en excuses à cause de mon retard, il s’empressa de me mettre à l’aise et m’offrit une bouteille de Molson, une bière canadienne, en me disant de la façon la plus charmante :
— À en croire Nathan, vous êtes un fin connaisseur en matière de bonne bière.
À peine fûmes-nous installés dans nos fauteuils près d’une large baie ouverte qui donnait sur un complexe de bâtiments style Tudor agréablement tapissés de lierre, que ses paroles contribuèrent à me donner l’illusion que nous étions de vieilles connaissances.
« Inutile de vous dire que Nathan vous tient en haute estime, dit Larry, et à dire vrai, c’est en partie pourquoi je vous ai demandé de venir. En fait, et bien qu’il ne vous connaisse, n’est-ce pas, que depuis fort peu de temps, je suis certain qu’il vous considère comme son meilleur ami. Il m’a beaucoup parlé de votre travail, m’a dit qu’à ses yeux vous étiez un remarquable écrivain. Pour lui, vous êtes un as. Vous savez qu’à une certaine époque – je suppose qu’il vous l’aura dit – il a songé lui aussi à écrire. Les circonstances aidant, il aurait pu se permettre de faire pratiquement tout ce qu’il aurait voulu. En tout cas, et comme je suis sûr que vous avez dû vous en apercevoir, il a un flair très sûr en matière de littérature, et peut-être cela vous donnera-t-il un coup de fouet de savoir que non seulement il estime que vous êtes en train d’écrire un roman formidable, mais également qu’il ne tarit pas d’éloges à votre sujet parce qu’il vous considère comme – disons, un mensh.
Je hochai la tête, en toussotant quelques banalités, non sans ressentir une bouffée de plaisir. Mon Dieu, ces louanges, comme je les lapais avec avidité ! Pourtant je demeurais perplexe quant aux raisons de ma visite. Ce que je dis alors, je le comprends maintenant, nous amena de façon fortuite à nous concentrer sur Nathan plus vite que nous ne l’aurions peut-être fait si la conversation avait continué à rouler sur mes talents et les éblouissantes vertus de ma personnalité.
— Vous avez raison en ce qui concerne Nathan. Il est vraiment extraordinaire, vous savez, de rencontrer un scientifique qui ne se fiche pas éperdument de la littérature, et qui plus est, est doué comme lui de cet extraordinaire sens des critères littéraires. Après tout, réfléchissons – vous vous rendez compte –, un biologiste, un chercheur de toute première classe, employé dans une énorme firme comme Pfizer…
Larry me coupa gentiment, avec un sourire qui ne parvenait pas à masquer tout à fait la souffrance.
— Pardonnez-moi, Stingo – j’espère que je peux vous appeler ainsi – pardonnez-moi, mais il y a une chose que je tiens à vous dire tout de suite, en même temps que d’autres choses qu’il est indispensable que vous sachiez. Nathan n’est ni chercheur, ni biologiste. Ce n’est pas un véritable savant, et il n’a pas le moindre diplôme. Tout ça est une invention pure et simple. Désolé, mais il vaut mieux que vous le sachiez.
Dieu du Ciel ! Mon sort était-il de rester toute ma vie un malheureux enfant crédule et simple d’esprit, tandis que ceux qui m’étaient le plus chers continueraient à me mener en bateau ? Il était déjà assez pénible que Sophie m’eût si souvent menti, et maintenant Nathan…
— Mais je ne comprends pas, commençai-je, vous voulez dire que…
— Je veux dire ceci, coupa doucement Larry. Je veux dire que cette histoire de biologiste est une comédie que joue mon frère – une couverture, rien de plus. Oh, bien sûr, il pointe chez Pfizer tous les jours. Il a un emploi à la bibliothèque de la firme, une sinécure parfaite qui lui permet de lire tout son saoul sans embêter personne, et à l’occasion, il lui arrive de faire un peu de recherche pour l’un ou l’autre des vrais chercheurs de la maison. Ce qui lui épargne de s’attirer des ennuis. Et personne n’est au courant, surtout pas son amie, cette délicieuse Sophie.
Jamais je n’avais été aussi près d’être frappé de mutisme.
— Mais comment…
Je cherchais en vain mes mots.
— L’un des dirigeants de la firme est un ami intime de notre père. Une gentille faveur, rien de plus. La chose a été assez facile à arranger, et quand Nathan est en pleine possession de ses moyens, il semble qu’il accomplisse fort bien la petite tâche qu’on lui a confiée. Après tout, vous le savez, Nathan est d’une intelligence sans limites, peut-être même un génie. L’ennui, c’est que presque toute sa vie, il a été détraqué, déboussolé. Aucun doute que si seulement il s’était attelé pour de bon à quelque chose, il aurait été brillant. Littérature. Biologie. Mathématiques. Médecine. Astronomie. Philologie. N’importe quoi, seulement voilà, il n’a jamais pu mettre de l’ordre dans son esprit.
De nouveau, Larry eut son petit sourire las et douloureux et pressa en silence ses deux paumes l’une contre l’autre.
« La vérité, c’est que mon frère est complètement fou.
— Oh, Seigneur, murmurai-je.
— Schizophrénie paranoïaque, du moins d’après le diagnostic, bien que je ne sois pas du tout sûr que ces spécialistes du cerveau sachent exactement de quoi il retourne. En tout cas, il s’agit d’une de ces maladies où pendant des semaines, des mois, voire des années, rien ne se passe et puis – patatras – il bascule. Ce qui depuis quelques mois aggrave considérablement la situation, ce sont toutes ces drogues qu’il s’est mis à prendre. C’est précisément une des choses dont je voulais vous parler.
— Oh, Seigneur, dis-je de nouveau.
Assis là, à écouter Larry me raconter ces choses pathétiques avec tant de simplicité, de résignation et d’équanimité, j’essayai de maîtriser la tempête qui déferlait dans mon esprit. Je me sentais frappé par une émotion qui frisait le chagrin, et je n’aurais pas ressenti une stupéfaction ni une surprise plus intenses s’il m’avait annoncé que Nathan se mourait de quelque incurable maladie héréditaire. Je me mis à bafouiller, me raccrochant à des bribes, des fétus :
— Mais, c’est tellement difficile à croire. Quand il m’a parlé de ses études à Harvard…
— Oui, mais voilà, Nathan n’a jamais mis les pieds à Harvard. Il n’est jamais allé à l’université. Non que, mentalement, il n’en soit pas capable, bien entendu. À lui tout seul, il a déjà lu plus de livres que je n’aurai jamais le temps d’en lire. Mais quand quelqu’un est aussi malade que l’est Nathan, et cela depuis toujours, il ne peut tout simplement pas jouir de répits assez longs pour entreprendre des études régulières. Ses véritables écoles, ce sont Sheppard Pratt, McLean’s, Payne Whitney, et bien d’autres. N’importe quel asile de luxe, vous pouvez parier qu’il y sera passé.
— Oh, bon Dieu de bon Dieu, c’est si triste, si affreux, m’entendis-je murmurer. Je savais qu’il était… – J’hésitai.
— Vous voulez dire que vous avez deviné qu’il n’était pas précisément stable… Pas normal.
— Oui, répondis-je, le premier imbécile venu s’en serait rendu compte. Seulement j’étais loin de penser que – eh bien, que c’était sérieux à ce point.
— Il y a eu une époque – une période de deux ans environ, peu avant ses vingt ans – où l’on aurait pu croire qu’il finirait par guérir complètement. C’était une illusion, bien sûr. Nos parents habitaient une belle maison à Brooklyn Heights, un ou deux ans avant la guerre. Une nuit, après une discussion féroce, Nathan s’est fourré en tête de mettre le feu à la maison, et il a bien failli y arriver. C’est à ce moment-là que nous avons dû le faire interner pendant une longue période. Pour la première fois… mais non pour la dernière.
Cette allusion que Larry venait de faire à la guerre me remit en mémoire un détail bizarre qui n’avait cessé de me turlupiner depuis que je connaissais Nathan, mais que pour une raison quelconque je n’avais pas cherché à éclaircir, le reléguant dans quelque tiroir poussiéreux de mon esprit. Nathan était, bien sûr, d’un âge tel qu’en toute logique, il aurait dû être mobilisé, mais comme il n’avait jamais paru vouloir me faire des confidences sur son service militaire, je n’avais pas soulevé le sujet, estimant que ce n’était pas mon affaire. Cette fois pourtant, je ne pus me retenir :
— Qu’a fait Nathan pendant la guerre ?
— Oh Grand Dieu, mais il était réformé. Pendant une de ses périodes de lucidité, il a bien essayé de s’engager dans les parachutistes, mais nous y avons mis bon ordre. Il n’aurait pas été capable de servir, nulle part. Il est demeuré à la maison, à lire Proust et le Principia de Newton. Et de temps à autre, il partait faire un petit séjour en enfer.
Je restai un long moment silencieux, m’efforçant de mon mieux de digérer ces nouvelles qui, de façon si irréfutable, confirmaient les appréhensions que j’avais nourries au sujet de Nathan – appréhensions et soupçons que, jusqu’alors, j’étais parvenu à réprimer. Je demeurai assis là, pensif, à réfléchir en silence, quand une belle femme brune de trente ans environ fit son entrée dans la pièce, et s’approchant de Larry, lui effleura l’épaule :
— Je sors quelques instants, chéri, dit-elle.
Comme je me levai, Larry me la présenta comme sa femme, Mimi.
— Je suis tellement heureuse de faire votre connaissance, dit-elle en me prenant la main, je souhaite que vous puissiez nous aider, au sujet de Nathan. Vous savez, nous l’aimons tous tellement. Il nous a si souvent parlé de vous que j’ai un peu l’impression que vous êtes notre petit frère.
Je répondis quelque chose d’aimable et d’approprié, mais sans me laisser le temps d’ajouter autre chose, elle annonça :
« Je vous laisse bavarder tous les deux. J’espère bien vous revoir bientôt.
Elle était d’une beauté saisissante et d’un charme émouvant et, tandis que je la regardais s’éloigner, se déplaçant avec une grâce ondoyante et pleine d’aisance sur le grand tapis qui garnissait la pièce – dont pour la première fois j’enregistrai pleinement les lambris, les murs tapissés de livres, l’atmosphère de chaude hospitalité et le luxe discret –, mon cœur poussa un gros soupir : Pourquoi au lieu de l’écrivain fauché, obscur, balourd que j’étais, ne pouvais-je être un urologue juif bien payé, intelligent, plein de charme et d’intelligence, pourvu en outre d’une jolie femme excitante ?
— J’ignore ce que Nathan a pu vous raconter sur lui-même. Ou sur notre famille, dit Larry en me versant une autre bière.
— Pas grand-chose, fis-je, un instant surpris en mesurant à quel point c’était vrai.
— Je ne veux pas vous infliger trop de détails, mais notre père avait, disons, ramassé pas mal d’argent. Entre autres, en mettant en conserve des potages casher. Quand il a débarqué ici de sa Lettonie natale, il ne parlait pas un traître mot d’anglais, et, en trente ans, il a réussi à ramasser, disons, un joli magot. Pauvre vieux, il est dans une maison de retraite maintenant – une clinique très, très chère. Je ne veux pas avoir l’air vulgaire. Je ne mentionne ce point que pour souligner le genre de soins médicaux que notre famille a eu les moyens d’offrir à Nathan. Il a eu droit aux meilleurs traitements que l’argent permet de s’offrir, mais aucun n’a jamais eu de résultats positifs durables.
Larry se tut, laissa fuser un soupir prolongé, empreint de chagrin et de mélancolie, puis reprit :
« Ce qui fait que pendant toutes ces années, il a fait de multiples séjours dans une foule d’établissements, Payne Whitney, Riggs, Menninger et bien d’autres, avec, entre-temps de longues périodes de calme relatif pendant lesquelles il donne l’impression d’être aussi normal que vous et moi. Quand nous lui avons trouvé ce petit emploi à la bibliothèque de chez Pfizer, nous espérions à ce moment-là que son état s’était stabilisé et que la rémission serait permanente. Il y a des cas de rémission et de guérison de ce genre. En fait, le taux de guérison est relativement élevé. Il paraissait si heureux là-bas, et bien qu’il nous fût revenu aux oreilles qu’il n’arrêtait pas de se faire mousser et de magnifier son travail de façon insensée, ce n’était pas très grave. Même cette folie des grandeurs qui le pousse à se croire l’inventeur de cures miraculeuses n’a jamais fait de mal à personne. On aurait dit qu’il s’était calmé, était en passe de retrouver – disons, la normalité. Ou de redevenir aussi normal que peut espérer le devenir un fou. Mais maintenant il y a aussi son amie, cette jeune Polonaise si douce, si triste, si belle et tellement éprouvée par la vie, pauvre gosse. On m’a dit qu’ils allaient se marier – et dites-moi, vous, Stingo, ce que vous en pensez ?
— Il ne peut pas se marier, n’est-ce pas, s’il est dans cet état ? fis-je.
— Difficilement – Larry se tut un instant. – Mais par ailleurs, comment l’en empêcher ? S’il souffrait en permanence de folie furieuse, nous l’aurions retiré du circuit pour de bon. Cela réglerait tout. Mais l’horrible difficulté, voyez-vous, c’est qu’il y a aussi ces périodes parfois très longues durant lesquelles il semble parfaitement normal. Et qui peut dire si l’une de ces longues rémissions n’équivaut pas en réalité à une guérison définitive. Il ne manque pas d’exemples de ce genre. On ne peut pas pénaliser un homme et l’empêcher de mener une vie normale simplement en supposant le pire, en présumant qu’il va piquer une nouvelle crise de démence, alors qu’elle peut ne jamais se produire ? Par ailleurs, supposons qu’il épouse cette gentille fille et supposons qu’ils aient un enfant. Supposons que par la suite, il perde une fois de plus complètement les pédales. Ce serait, n’est-ce pas, affreusement injuste pour – eh bien, pour tout le monde !
Il se tut quelques instants, puis posa sur moi un regard pénétrant :
« Je n’ai pas de réponse, dit-il. Et vous, avez-vous une réponse ?
Il eut un nouveau soupir :
« Il m’arrive parfois de penser que la vie n’est qu’un ignoble piège, ajouta-t-il.
Mal à l’aise, je m’agitai sur mon siège, étreint soudain d’une indicible détresse, au point que j’eus l’impression de crouler sous le poids de toute la misère du monde. Comment pouvais-je dire à Larry que je venais de voir son frère, mon ami bien-aimé, frôler l’abîme comme jamais encore il ne l’avait fait. Tout au long de ma vie, j’avais entendu parler de la folie, et la considérais comme une horrible épreuve réservée à de pauvres diables délirants enfermés dans de lointaines cellules capitonnées ; avais cru que la chose ne me concernait nullement. Et voici que la folie venait s’asseoir sur mes genoux.
— Y a-t-il quelque chose que vous pensiez que je puisse faire ? demandai-je. Je veux dire, pourquoi m’avez-vous…
— Pourquoi vous ai-je demandé de venir ? coupa-t-il doucement. Je ne suis pas certain de le savoir moi-même. Je crois que c’est parce que je me suis mis en tête que vous pouvez l’aider à ne pas retomber dans la drogue. Pour le moment, c’est pour Nathan le problème le plus perfide. S’il laisse tomber cette saloperie de Benzédrine, il se pourrait qu’il ait des chances de remonter la pente. Moi, je ne peux pas faire grand-chose. De bien des façons, nous sommes très proches – que cela me plaise ou non, pour Nathan, je suis un genre de modèle – mais je me rends compte aussi que j’incarne une image de l’autorité contre laquelle il est enclin à se rebeller. En outre, je ne le vois pas tellement souvent. Mais vous – vous êtes vraiment proche de lui et en plus il vous respecte. Je me demande simplement s’il n’y aurait pas un moyen qui vous permettrait de le convaincre – non, le mot est trop fort – disons de l’influencer pour l’amener à renoncer à cette saloperie qui risque de finir par le tuer un jour. Et puis – et croyez bien que je ne vous demanderais pas de jouer les espions si Nathan ne se trouvait pas dans une situation aussi critique –, et puis, vous pourriez simplement le tenir à l’œil et me passer un coup de fil de temps en temps pour me tenir au courant, me faire savoir comment il s’en tire. Je me suis si souvent senti complètement sur la touche, et plutôt impuissant, si seulement vous me passiez un coup de fil de temps en temps, ce serait nous rendre à tous un immense service. Est-ce que tout ça vous paraît déraisonnable ?
— Non, dis-je, bien sûr que non. Je serai trop heureux de me rendre utile. D’aider Nathan. Et aussi Sophie. Tous deux me sont très chers.
Quelque chose me disait qu’il était temps que je prenne congé, et je me levai pour serrer la main de Larry.
— J’espère que les choses finiront par s’arranger, murmurai-je, en affichant ce qui était sans doute, dans les replis les plus secrets de mon âme, un optimisme soufflé par le désespoir.
— Si vous saviez comme je le souhaite, dit Larry, mais l’expression de son visage, la détresse que masquait mal son sourire crispé me donnèrent l’impression que son optimisme était aussi troublé que le mien.
Peu après ma rencontre avec Larry, je me rendis coupable, je le crains, d’une grave négligence. Notre bref entretien équivalait en fait à un appel au secours de la part de Larry, un appel pour m’inciter à servir d’agent de liaison entre le Palais Rose et lui-même, et aussi à veiller sur Nathan – à jouer à la fois le rôle de sentinelle et de bon chien de garde qui parviendrait peut-être en lui collant aux talons à le faire se tenir tranquille. Pour parler en clair, Larry espérait que pendant ce délicat hiatus dans la longue accoutumance de Nathan à la drogue, j’aurais peut-être le pouvoir de le calmer, de l’assagir, et même, qui sait, d’exercer sur lui une influence bénéfique durable. Après tout, n’était-ce pas là le rôle des bons amis ? Mais je me défilai (l’expression n’avait pas cours à l’époque, mais elle décrit parfaitement ma négligence, ou pour être plus exact, mon lâchage). Je me suis souvent demandé si, à supposer que j’eusse été présent sur la scène pendant ces journées cruciales, je serais parvenu à peser sur le comportement de Nathan, l’empêchant ainsi de basculer irrémédiablement sur la pente qui le menait à sa perte, et trop souvent, la réponse que je me suis faite en moi-même a été un navrant « oui » ou un navrant « sans doute ». Et n’aurais-je pas dû tenter de mettre Sophie au courant de la sinistre réalité dont m’avait informé Larry ? Mais dans la mesure, bien sûr, où jamais je ne pourrai savoir à coup sûr ce qui serait arrivé, j’ai toujours été enclin pour apaiser mes remords à me raccrocher à cet argument fragile que Nathan était déjà lancé, et irrémédiablement, dans un plongeon implacable et prédéterminé – un plongeon où son destin et celui de Sophie se trouvaient indissolublement liés.
Une des choses bizarres de cette histoire fut que mon absence ne dura que très peu de temps – moins de dix jours. Hormis mon escapade du samedi à Jones Beach en compagnie de Sophie, c’était la première fois que je sortais de la ville de New York depuis mon arrivée, des mois auparavant. Mais mon voyage ne me mena guère au-delà des limites de la ville – jusqu’à une paisible demeure campagnarde nichée dans le canton de Rockland, à une demi-heure de voiture à peine au nord du George Washington Bridge. Tout avait commencé une fois de plus par un coup de téléphone inattendu. L’auteur de l’appel était un vieux camarade des Marines, qui portait le nom étonnant mais irréprochable de Jack Brown. Son coup de fil m’avait pris totalement au dépourvu et, quand je demandai à Jack comment diable il avait fait pour retrouver ma trace, il m’expliqua qu’il n’avait eu aucun mal : il avait téléphoné chez moi en Virginie et mon père lui avait donné mon numéro. Je fus ravi d’entendre sa voix : cette intonation du Sud, aussi chaude et ample que les rivières aux eaux boueuses qui serpentent à travers le bas pays de la Caroline du Sud où Jack Brown avait vu le jour, me caressait l’oreille comme une musique de banjo, chère à mon cœur et depuis longtemps oubliée. Je demandai à Jack comment il allait.
— Très bien, mon vieux, très bien, répliqua-t-il, c’est formidable ici, chez les Yankees. Pas envie de sauter me faire une petite visite ?
J’adorais Jack Brown. Il est des amitiés qui remontent à un âge tendre et restent de pures sources de joie, qui vous inspirent un amour et une fidélité dont mystérieusement sont dépourvues les amitiés que l’on noue par la suite, même très authentiques ; Jack était un de ces amis. Il était intelligent, bon, cultivé, doté d’un esprit comique remarquablement inventif et d’un flair extraordinaire pour détecter les escrocs et les bluffeurs. Son humour, souvent caustique et qui parodiait subtilement la rhétorique du barreau du Sud (qu’il devait sans doute en partie à son père, un juge distingué), n’avait cessé de faire mes délices tout au long des débilitants mois de guerre de Duke, où le corps des Marines, dans sa détermination à métamorphoser la tendre chair à canon que nous étions en chair à canon plus coriace, s’évertuait à nous faire ingurgiter en un an à peine un programme de deux ans, fabriquant du même coup une génération de gradés bidons. Jack était un peu plus vieux que moi – de neuf mois environ, mais neuf mois critiques – ce qui lui valut d’être chronologiquement désigné pour partir au combat, tandis que j’eus la chance de m’en tirer indemne. Les lettres qu’il m’envoyait du Pacifique – quand les exigences de la vie militaire nous eurent séparés et que, tandis qu’il se préparait à monter à l’assaut d’Iwo Jima, je continuais, moi, à étudier la tactique de patrouille dans les marécages de la Caroline du Nord – étaient de longues et merveilleuses épîtres, d’une obscénité comique et colorées par une hilarité à la fois féroce et résignée que je crus longtemps être le talent exclusif de Jack jusqu’au jour où, des années plus tard, je le vis miraculeusement ressuscité dans Catch-22. Il reçut une affreuse blessure à Iwo Jima – il perdit presque complètement l’usage d’une de ses jambes –, mais préserva néanmoins une gaieté que je ne puis que qualifier d’exaltée, m’écrivant de son lit d’hôpital des lettres bouillonnantes d’un mélange de joie de vivre*, de causticité à la Swift, et d’énergie infatigable. Je suis certain que ce fut ce stoïcisme dément et souverain qui l’empêcha de sombrer dans un désespoir suicidaire. Il paraissait accepter comme normal son membre artificiel, qui, disait-il, lui donnait une sorte de claudication tout à fait séduisante, comme Herbert Marshall.
Si j’évoque tout cela, c’est uniquement pour donner la mesure de l’extraordinaire personnalité de Jack, et pour expliquer pourquoi je sautai sur son invitation au point de négliger les obligations que j’avais à l’égard de Sophie et Nathan. À Duke, Jack avait voulu devenir sculpteur, et maintenant, après avoir dès son retour de la guerre repris ses études à l’Art Student’s League, il s’était retiré au milieu des petites collines sereines qui entourent Nyack pour façonner d’énormes objets de fonte et de tôle – aidé (me confia-t-il sans la moindre réticence) par ce qui pouvait passer pour une coquette dot, sa femme n’étant autre que la fille d’un des plus gros propriétaires de filatures de la Caroline du Sud. Comme je lui opposais tout d’abord quelques objections à demi convaincues, alléguant que mon roman qui enfin venait si bien risquait de pâtir de cette brusque interruption, il coupa court à mes angoisses en faisant valoir que sa maison disposait d’une petite aile où je pourrais m’isoler pour travailler en toute quiétude.
— Et puis, Dolores, ajouta-t-il en parlant de sa femme, Dolores a invité sa sœur à passer quelques jours avec nous. Elle s’appelle Mary Alice. Vingt et un ans, et drôlement roulée, et puis, fils, parole, jolie comme un tableau. Un tableau de Renoir, bien sûr. De plus, une avidité folle.
Je ruminai avec bonheur cette « avidité ». On peut imaginer sans peine, vu mes espoirs pathétiques et perpétuellement renaissants d’épanouissement charnel que j’ai déjà évoqués à plusieurs reprises dans cette chronique, que je n’eus pas besoin d’autres encouragements.
Mary Alice. Seigneur, Mary Alice. Je vais dans un instant parler de Mary Alice. Elle a son importance dans cette histoire en raison de l’influence psychique perverse qu’elle eut sur moi – une influence qui un temps, par bonheur très bref, colora de façon néfaste ma relation avec Sophie.
Quant à Sophie elle-même, et à Nathan, il me faut évoquer brièvement la petite fête que nous fîmes au Maple Court la veille de mon départ. Il aurait dû s’agir d’un événement gai – et sans doute d’ailleurs, serait-il apparu ainsi aux yeux d’un témoin extérieur –, mais il y eut une ou deux fausses notes qui m’emplirent de malaise et de mauvais pressentiments. Tout d’abord, la façon dont Sophie but ce soir-là. Pendant les quelques jours écoulés depuis le retour de Nathan, Sophie, je l’avais remarqué, s’était abstenue de trop boire, peut-être simplement assagie par sa présence ; au « bon vieux temps », je les avais rarement vus se permettre en fait d’alcool autre chose que leur rituelle bouteille de chablis. Maintenant, pourtant, Sophie s’était remise à boire comme elle avait fait en ma compagnie durant l’absence de Nathan, avalant rasade sur rasade de Schenley, tenant d’ailleurs et comme d’habitude plutôt bien le coup en dépit de son élocution parfois embarrassée. Je n’avais aucune idée de ce qui l’avait poussée à se remettre à boire sec. Je ne soufflai mot, bien sûr – Nathan étant ostensiblement le maître de la situation –, mais cela n’allait pas sans m’inquiéter cruellement ; je m’inquiétais de voir que Sophie était en passe de se transformer, et rapidement, en poivrote ; et ce qui me déconcertait davantage encore, c’était que Nathan ne semblait pas s’en apercevoir ou, s’il s’en apercevait, ne se souciait pas de réagir comme il eût convenu de le faire contre ces beuveries excessives, machinales et lourdes de dangers potentiels.
Ce soir-là Nathan se montra fidèle à lui-même, débordant de charme et de loquacité, m’abreuvant d’énormes demis jusqu’au moment où je me sentis dans les vapes et prêt à larguer les amarres. Il nous tint sous le charme, Sophie et moi, nous régalant d’histoires du monde du spectacle, à se tordre de rire, typiquement juives, qu’il tenait de je ne sais où. Je le trouvai dans une forme éblouissante, plus en forme que je ne l’avais vu depuis ce premier jour, il y avait maintenant des mois, où il avait commencé à accaparer mon cœur et ma conscience ; je me sentais littéralement frissonner de ravissement en présence de cet être débordant de drôlerie et d’exubérance, quand soudain, d’une brève déclaration, il balaya ma bonne humeur, qui disparut comme de l’eau aspirée par un siphon. Nous venions de nous lever pour regagner le Palais Rose quand son ton se fit sérieux, et fixant sur moi cette zone ténébreuse logée derrière sa pupille où, je le savais, était tapie la démence, il me dit :
— J’ai préféré attendre pour t’annoncer la nouvelle, histoire de te donner quelque chose à te mettre sous la dent demain matin quand tu partiras pour la campagne. Mais à ton retour, nous aurons un événement véritablement incroyable à fêter. Voici : mes collègues et moi sommes à la veille de divulguer que nous avons mis au point un vaccin contre la – et ici il fit une pause, puis solennellement épela le mot, un mot à l’époque encore chargé d’une indicible horreur, détachant une à une les syllabes compliquées – « pol-i-o-my-é-li-te ».
Finie, la paralysie infantile. Finies les quêtes pour les Petits Paralytiques. Nathan Landau, le sauveur de l’humanité. J’en aurais pleuré. Bien entendu, j’aurais dû dire quelque chose, mais hanté par ce que m’avait raconté Larry, je demeurai simplement privé de parole, et regagnai à pas lents dans le noir la pension de Mrs. Zimmerman, écoutant Nathan divaguer en brodant sur des histoires de tissus et de cultures de cellules, m’arrêtant un instant pour gratifier Sophie d’une petite claque dans le dos afin d’exorciser ses hoquets ivres, mais toujours frappé d’un mutisme absolu et le cœur plus que jamais lourd de pitié et de crainte…
Il serait agréable même après tant d’années de pouvoir dire que mon bref séjour dans le canton de Rockland m’apporta un peu de détente et soulagea l’inquiétude que m’inspiraient Sophie et Nathan. Huit ou dix jours de dur et fructueux labeur, et la joyeuse fornication que les insinuations de Jack Brown m’avaient fait anticiper – peut-être ces activités auraient-elles été une heureuse compensation aux angoisses que je venais de subir avec une intensité que jamais je n’aurais crue possible. Mais je me souviens de ma visite, en grande partie du moins, comme d’un fiasco, dont d’ailleurs j’ai conservé des preuves convaincantes dans les pages de ce même carnet où plus tôt au cours de ce même récit j’avais consigné mon idylle avec Leslie Lapidus. En toute logique, mon séjour à la campagne aurait dû constituer l’événement enivrant et paradisiaque dont depuis si longtemps je rêvais avec tant de fièvre. Après tout, tous les ingrédients étaient réunis : une vaste demeure style colonial hollandais, au charme désuet et poncée par le temps, nichée au fond des bois, la compagnie d’un hôte jeune et plein de charme et de son épouse débordante d’entrain, un lit moelleux, la bonne cuisine du Sud à satiété, de l’alcool et de la bière à gogo, et l’espoir radieux de parvenir enfin à la consommation charnelle dans les bras de Mary Alice Grimball. Alice au visage triangulaire, à la beauté radieuse et sans faille, aux coquines fossettes et aux ravissantes lèvres entrouvertes avec avidité, à l’abondante crinière couleur miel, Alice dotée d’une licence de littérature anglaise de Converse Collège et du plus somptueux, du plus adorable petit cul qui soit jamais venu se tortiller au nord de Spartanburg.
Que pouvait-il y avoir de plus séduisant et de plus prometteur que cette conjoncture ? Réfléchissons, le jeune célibataire en rut accaparé tout le jour par son livre, sans rien d’autre pour le distraire que l’agréable clink-clink des outils de son ami le sculpteur à la patte folle et l’odeur du poulet et des crêpes de riz en train de frire dans la cuisine, son travail catapulté vers des cimes toujours plus altières de nuances et d’inspirations exquises par la certitude, agréablement nichée à la lisière de son esprit, que la soirée apporterait une détente amicale, une bonne chère, des conversations sous-tendues par la nostalgie du lointain Sud natal – tout cela stimulé de façon enivrante par la présence de deux jeunes femmes ravissantes, dont l’une, dans les ténèbres de la nuit toute proche, viendrait se jeter dans ses bras pour chuchoter, gémir, couiner de joie, flamber d’amour dans une mêlée folle au milieu des draps saccagés. De fait, du strict point de vue domestique, ce fantasme se réalisa pleinement. C’est vrai, je travaillais beaucoup durant ces journées en compagnie de Jack Brown, de sa femme et de Mary Alice. Nous allâmes souvent nous baigner tous les quatre dans l’étang niché au fond des bois (la chaleur persista), nous nous retrouvions pour des repas débordants de gaieté et de bonne humeur, et des conversations pleines d’exaltants souvenirs. Mais il y avait aussi des moments de souffrance ; quand, jour après jour, aux petites heures du matin, je m’esquivais en compagnie de Mary Alice, c’était alors que je me trouvais la victime, littéralement, d’une forme d’aberration sexuelle comme jamais je n’aurais cru qu’il pût en exister et comme jamais depuis je n’en ai connu d’exemple. Car Mary Alice – comme, comparativement et sans le moindre humour, je l’ai anatomisée dans mes notes (gribouillées de cette même écriture frénétique et incrédule qui avait enregistré des mois auparavant ma première idylle désastreuse) –
pire encore qu’une Allumeuse, une Branleuse professionnelle. Me voici donc ici aux petites heures de l’aube, écoutant le chant des grillons tout en admirant son sinistre numéro pour le troisième matin consécutif, et en réfléchissant à la catastrophe qui s’est abattue sur moi. Une fois encore je me suis examiné dans le miroir de la salle de bains, je n’ai rien remarqué d’anormal dans ma physionomie, on peut même dire en réalité et en toute modestie qu’il n’y a rien à y redire : mon nez fort, mes yeux marron intelligents, mon joli teint, ma remarquable ossature faciale (non pas délicate. Dieu merci, au point de paraître « aristocratique », mais dotée d’assez d’angularités pour m’épargner de ressembler à un vulgaire plébéien), une bouche et un menton dotés d’une bonne dose d’humour, tout cela se fond pour façonner un visage que l’on pourrait raisonnablement qualifier de beau, bien que d’une beauté très éloignée il va sans dire des stéréotypes publicitaires des annonces Vitalis. Aussi était-il impossible qu’elle trouvât mon physique repoussant. Mary Alice est une nature sensible, cultivée, ce qui implique qu’elle connaît à fond certains des livres qui me passionnent, elle possède un bon sens de l’humour (pas exactement une rigolarde, bien sûr, mais qui le serait à l’ombre de la drôlerie de Jack Brown ?), et me paraît relativement évoluée et affranchie quant aux choses « du monde » pour une fille de son milieu, intensément sudiste. Par atavisme sans doute, je trouve qu’elle insiste un peu trop sur son goût pour les offices religieux. Ni l’un ni l’autre n’avons eu l’intrépidité ni la naïveté de nous répandre en protestations d’amour, mais il est évident qu’elle est, que sexuellement parlant elle est, raisonnablement du moins, émancipée. De ce point de vue, disons, elle est l’image inverse de Leslie, dans la mesure où malgré sa passion (en partie contrefaite, je crois) au cours de notre étreinte la plus enflammée, elle se montre d’une pruderie absolue (comme tant de jeunes filles du Sud) en matière de langage. Lorsque, par exemple, une heure environ après le début de nos premiers ébats « amoureux », je me suis avant-hier soir oublié au point de risquer une discrète allusion au merveilleux petit cul que je lui attribuais et, dans mon excitation, de tenter en vain de poser la main dessus, elle s’est reculée avec un murmure sauvage (Je hais ce mot ! dit-elle. Tu ne peux pas dire « hanches » ?) et j’ai compris que toute nouvelle privauté provoquerait sans doute un désastre.
Petits nichons ronds assez agréables pareils à des melons mûrs, mais rien en elle n’approche la perfection de ce cul qui, hormis peut-être celui de Sophie, est le parangon de toutes les croupes du monde, deux globes en forme de lunes d’une symétrie tellement implacable que même drapés dans la jupe de flanelle Peck & Peck plutôt moche dont parfois elle s’affuble, je ressens à leur vue une douleur lancinante qui me mord les gonades comme si elles venaient de recevoir une ruade de mule. Talent osculatoire : moyen, elle est minable comparée à Leslie, dont les acrobaties linguales me hanteront à jamais. Mais bien que Mary Alice, comme Leslie, ne tolère pas que je pose un doigt sur l’une ou l’autre des crevasses et niches les plus intéressantes de son corps incroyablement désirable, pourquoi faut-il que je me sente déconfit par le fait bizarre que l’unique chose qu’elle fasse volontiers, bien que sans plaisir et de façon plutôt nonchalante, soit de me branler inlassablement au moins une fois par heure jusqu’à ce que, épuisé tout autant qu’humilié par ce passe-temps absurde, je ne sois plus qu’une tige inerte et tarie. J’ai tout d’abord trouvé la chose follement excitante, quasiment ma première expérience de ce genre, le contact de cette petite main de Baptiste sur ma trique prodigieusement tendue, et je capitulai sur-le-champ, nous inondant tous les deux, ce dont à ma grande surprise (vu sa nature plutôt chichiteuse) elle ne parut pas se formaliser, s’épongeant avec impassibilité à l’aide du mouchoir que je lui offrais. Mais après trois nuits et neuf orgasmes distincts (trois par nuit, comptés avec méthode), je ne suis pas loin de me retrouver désensibilisé, et je me rends compte que cette pratique a quelque chose de dément. Ma suggestion muette (une pression très douce de ma main pour abaisser sa tête vers moi), pour l’encourager à pratiquer sur ma personne ce que les Italiens appellent l’acte de fellation, a été accueillie par une réaction de dégoût tellement brutale – à croire que je lui proposais de manger un bout de viande de kangourou cru – qu’une fois pour toutes j’ai renoncé à explorer cette voie.
Ainsi donc les nuits s’écoulent dans un silence poisseux. Ses jeunes seins si doux demeurent fermement emprisonnés dans le carcan de leur soutien-gorge sous le chaste chemisier de coton. Quant à ce trésor tant rêvé qu’elle garde entre ses cuisses, nul moyen d’y accéder ni de s’en faire inviter : aussi bien gardé que Fort Knox. Mais hélas ! Toutes les heures ponctuellement voici que darde ma trique roide, et Mary Alice l’empoigne avec une indifférence stoïque, branlant sans trêve mais d’une main lasse comme un sonneur lancé dans un carillon marathon, tandis que grognant et pantelant de façon grotesque, je m’entends gémir des niaiseries telles que « Oh mon Dieu, c’est bon, Mary Alice ! », et entrevois son visage adorable et parfaitement indifférent tandis que me submergent en vagues presque égales désir et désespoir – pourtant le désespoir l’emporte, si sordide est toute cette histoire. L’aube est tout à fait levée maintenant et les sereines collines des Ramapo sont remplies de brouillard et de gazouillis d’oiseaux. Ce vieux John Thomas est aussi moribond qu’un ver écrabouillé. Je me demande pourquoi il m’a fallu tant de nuits pour comprendre que ce désespoir quasi suicidaire qui m’accable est dû en partie du moins à la certitude pathétique que cet acte auquel Mary Alice se livre avec tant de sang-froid sur ma personne est quelque chose qu’en fait je ferais beaucoup mieux moi-même, et en tout cas avec plus de tendresse.
Ce fut vers la fin de mon séjour chez Jack Brown – une matinée grise et pluvieuse marquée par le premier souffle froid de l’automne – que je consignai ce qui suit dans mon journal. Les pattes de mouche incertaines de l’écriture, que bien sûr je suis incapable de reproduire ici, témoignent de mon désarroi.
Une nuit d’insomnie, ou peu s’en faut. Impossible de blâmer Jack Brown, pour qui j’ai tant d’affection, ni pour ma déconfiture ni pour son erreur de jugement. Ce n’est pas de sa faute si Mary Alice est une telle épine dans ma chair. De toute évidence, il s’imagine que depuis huit jours environ Mary Alice et moi baisons comme des putois, car à certaines remarques qu’il m’a faites en privé (ponctuées de petits coups de coude éloquents), il est clair qu’il croit que je suis arrivé à mes fins avec son adorable belle-sœur. Lâche que je suis, je ne parviens pas à trouver le courage de dissiper ses illusions. Ce soir au terme d’un succulent dîner avec au menu le meilleur jambon de Virginie que j’aie jamais goûté, nous allons tous les quatre à Nyack voir un film débile. Ensuite, un peu après minuit, Jack et Dolores se retirent dans leur chambre tandis que Mary Alice et moi, blottis dans notre nid d’amour sur la véranda du rez-de-chaussée, reprenons notre vain et lugubre rituel. Je m’imbibe de bière, histoire d’être magistral. Le « pelotage » commence, plutôt agréable au début, et après d’interminables minutes consacrées à ces préliminaires, s’amorce la monotone et inévitable escalade qui mène à ce qui est devenu pour moi un morne et presque intolérable gâchis. Habituée désormais à prendre l’initiative, Mary Alice cherche à tâtons ma braguette, sa petite main avare prête à exécuter sa morne opération sur mon appendice pareillement blasé. Cette fois pourtant, je l’arrête à mi-course, prêt à la grande explication à laquelle je me prépare avec impatience depuis le matin. « Mary Alice, dis-je, pourquoi ne pas être francs l’un avec l’autre ? Je ne sais pourquoi, mais nous n’avons jamais vraiment discuté ce problème. Est-ce par peur de… (J’hésite à être explicite, en grande partie parce que je la sais si sensible aux mots.) Est-ce par peur de… tu sais bien ? Dans ce cas, je tiens seulement à préciser que je sais comment m’y prendre pour empêcher tout… accident. Je promets de faire très attention. » Suit un silence, puis elle pose sur mon épaule sa tête aux beaux cheveux luxuriants imprégnés de cette odeur cruelle de gardénia, soupire, et dit : « Non, ce n’est pas ça, Stingo. » Elle s’enferme dans le silence. « Alors, qu’est-ce que c’est ? dis-je. Enfin, ne vois-tu pas qu’à part t’embrasser je ne t’ai pratiquement jamais touchée – nulle part ! Il me semble que ce n’est pas juste, Mary Alice. En fait, ce que nous faisons a un côté tout à fait pervers. » Quelques instants de silence, puis elle dit : « Oh, Stingo, je ne sais pas. Moi aussi je t’aime beaucoup, mais tu le sais nous ne sommes pas amoureux. Pour moi, le sexe est inséparable de l’amour. Je veux que tout soit parfait pour l’homme que j’aime. Pour nous deux. Une fois déjà je me suis cruellement brûlée à ce petit jeu. » Je réponds : « Comment ça, brûlée ? Tu étais amoureuse de quelqu’un ? » Elle dit : « Oui, je le croyais. Et il m’a brûlée si cruellement. Je ne veux pas me brûler de nouveau. »
Et tandis qu’elle parle, me raconte son malheureux amour défunt, émerge peu à peu une affreuse histoire digne de Cosmopolitan, révélatrice à la fois de la morale sexuelle de ces années quarante et de la psychopathologie qui permet à Alice de me torturer de cette manière. Elle avait un fiancé, un certain Walter, me dit-elle, pilote dans l’aéronavale, qui lui faisait la cour depuis plusieurs mois. Pendant toute la période précédant leurs fiançailles (m’explique-t-elle dans un langage plein de circonlocutions auquel Mrs. Grundy elle-même n’aurait rien trouvé à redire) ils s’étaient abstenus de toutes véritables relations sexuelles, bien que sur ses instances, et sans doute avec la même habileté morne et rythmique dont elle faisait montre avec moi, elle eût appris à lui secouer la pine (« le stimuler »), et s’était livrée à ce passe-temps nuit après nuit autant pour lui apporter un peu de « soulagement » (elle utilise bel et bien ce mot odieux) que pour protéger l’écrin de velours où il brûlait d’envie de se fourrer. (Quatre mois ! Pensez aux pantalons bleu marine de Walt et à ces océans de foutre !) Ce fut seulement le jour où le malheureux aviateur eut officiellement déclaré son intention de l’épouser et eut sorti l’alliance (Mary Alice continue à me raconter cela avec une innocence insipide) qu’elle consentit à renoncer à son petit pot de miel chéri, car selon la foi baptiste de son enfance, le malheur frappe comme la mort ceux qui se laissent aller à faire œuvre de chair sans envisager au moins de se marier un jour. À vrai dire, poursuit-elle, elle avait jugé passablement pervers de faire ce qu’elle avait fait avant de nouer pour de bon le nœud matrimonial. À ce point, Mary Alice s’arrête et, rebroussant chemin, me dit quelque chose qui me fait grincer des dents de fureur. « Non que je n’aie pas de désir pour toi, Stingo. J’ai des désirs, et très forts. Walter m’a appris à faire l’amour. » Et tandis qu’elle continue à parler, égrenant dans un murmure son chapelet de banalités, « égards », « tendresse », « fidélité », « compréhension », « sympathie » et autres âneries chrétiennes, je me sens assailli par la tentation toute-puissante et pour moi inhabituelle de perpétrer un viol. Bref, pour conclure son récit, Walter ta plaqua avant même les noces – le choc de sa vie. « Voilà comment j’ai été si cruellement brûlée et c’est simple, je ne veux pas risquer de me brûler de nouveau. »
Je reste quelques instants silencieux. « Je suis désolé », dis-je, et ajoute, dans un effort pour étouffer le sarcasme qui me brûle les lèvres : « C’est une histoire triste. Très triste. Je suppose que la même chose arrive à un tas de gens. Mais je crois savoir pourquoi Walter t’a quittée. Et dis-moi une chose, Mary Alice, crois-tu vraiment que deux jeunes gens pleins de santé et qui se sentent attirés l’un vers l’autre aient vraiment besoin de passer par toute cette mascarade du mariage avant de baiser ensemble ? Le crois-tu vraiment ? » À ce verbe odieux, je la sens se raidir et l’entends hoqueter ; elle s’écarte violemment, et quelque chose de bégueule dans son chagrin exaspère ma fureur. Elle reste soudain frappée de stupeur (à juste titre, je le comprends, maintenant) devant le flot d’injures qui soudain jaillit de mes lèvres, et tandis qu’a mon tour je m’écarte et me lève en tremblant, cette fois au comble de la fureur, je vois ses lèvres, toutes barbouillées par la souillure rouge de nos baisers, former un petit ovale de frayeur. « Walter ne t’a pas appris à faire l’amour, espèce de menteuse, sale petite conne ! » je lance très fort. « Je suis prêt à parier que pas une seule fois de ta vie tu ne t’es encore fait sauter pour de bon ! Tout ce que Walter t’a appris c’est à faire décharger les pauvres cloches qui meurent d’envie de se fourrer dans ton froc ! Tu as grand besoin de quelque chose pour faire tourbillonner de joie ce beau petit cul que voilà, une bonne grosse bitte bien raide fourrée dans ce con que tu gardes sous clef, oh, merde… et puis merde… » Je m’arrête court avec un cri étranglé, étouffé de honte par mon éclat mais à deux doigts aussi d’éclater d’un rire dément, car comme une gosse de six ans, Alice a fourré ses doigts dans ses oreilles et les larmes ruissellent sur ses joues. Je lâche un rot lourd de bière. Je suis immonde. Pourtant je ne peux toujours pas me retenir de l’invectiver : « Toi et les allumeuses dans ton genre, c’est vous qui avez transformé des millions de jeunes hommes braves, dont beaucoup sont morts pour vos précieux petits culs sur tous les champs de bataille du monde, en une génération d’infirmes ! » Sur quoi je fuis la véranda comme un fou et gravis lourdement l’escalier pour me fourrer au lit. Et après des heures d’insomnie je finis par m’assoupir et je fais alors ce dont, en raison de sa limpidité toute freudienne, je répugnerais à parler dans un roman mais que, Cher Journal, je ne dois pas hésiter à te confier : mon Premier Rêve homosexuel !
Plus tard le même jour en fin de matinée, peu après avoir fini de consigner ce qui précède dans mon journal et d’écrire quelques lettres, j’étais installé devant la table où j’avais si bien travaillé ces jours derniers, méditant lugubrement sur la stupéfiante apparition homo-érotique qui avait traversé comme un épais nuage noir ma conscience (empoisonnant mon cœur et me poussant à craindre pour la santé fondamentale de mon âme), quand j’entendis dans l’escalier le pas claudiquant de Jack Brown, suivi aussitôt par le son de sa voix qui me hélait. À dire vrai, je ne l’entendis pas et ne réagis pas sur-le-champ, tellement j’avais sombré profond dans la trouille que m’inspirait la perspective très réelle et terrifiante d’être devenu pédéraste. La coïncidence entre la rebuffade de Mary Alice et la brusque métamorphose qui me jetait dans la déviation sexuelle tombait un peu trop à pic ; néanmoins, je ne pouvais en écarter l’éventualité.
J’avais lu pas mal de choses au sujet des problèmes sexuels à l’époque où j’étudiais dans ce célèbre athénée de la psychologie, Duke University, et avais assimilé un certain nombre de faits dûment établis : à savoir qu’en captivité les primates mâles, par exemple, privés de compagnie femelle, se livrent immanquablement à la sodomie, souvent avec succès et à leur grand plaisir, et qu’au terme de longues périodes d’incarcération, de nombreux détenus s’adonnent si spontanément à des pratiques homosexuelles que la chose finit par paraître la norme. Des hommes, contraints de passer de nombreux mois en mer, finissent par prendre ensemble leur plaisir ; et quand je servais dans le Corps des Marines (une branche, d’ailleurs, de la Marine) je m’étais senti intrigué en apprenant l’origine lointaine de l’expression « pogey bait » l’expression argotique pour « caramel » : il s’agissait manifestement à l’origine de l’appât qu’utilisaient les vieux loups de mer pour gagner les faveurs des jeunes mousses aux joues roses et aux croupes lisses. Ah ma foi, avais-je pensé, si je suis devenu pédéraste, ainsi soit-il ; il existait une foule de précédents à ma condition, dans la mesure où bien que n’ayant jamais été emprisonné ni incarcéré, j’aurais tout aussi bien pu me trouver en prison ou embarqué dans une traversée éternelle à bord d’une brigantine, si l’on considère mes sempiternels et vains efforts pour pratiquer de bons baisages sains et hétérosexuels. N’était-il pas plausible qu’en moi quelque soupape psychique, analogue à ce qui gouverne la libido d’un bagnard de vingt ans ou d’un singe en chaleur, eût fait péter ses joints, me laissant différent et dénué de remords, victime des pressions de la sélection biologique, mais néanmoins perverti ?
Je réfléchissais sombrement à cette hypothèse quand le vacarme de Jack qui tambourinait à la porte me secoua brusquement.
— Réveille-toi, gamin, un coup de fil pour toi ! hurla-t-il.
Jetais encore dans l’escalier, que j’avais compris que l’appel ne pouvait venir que du Palais Rose, où j’avais laissé le numéro de Jack, et je fus saisi d’un pressentiment qui s’amplifia considérablement quand j’entendis la voix familière, dolente, de Morris Fink.
— Il faut que vous rentriez tout de suite, dit-il, cette fois c’est l’enfer.
Mon cœur eut un raté, puis reprit sa course folle.
— Que s’est-il passé ? murmurai-je.
— Nathan a une fois de plus perdu les pédales. Et cette fois, c’est salement moche. Le salopard.
— Sophie ! dis-je. Comment va Sophie ?
— Elle va bien. Il lui a flanqué une sacrée trempe une fois de plus, mais elle n’a pas de mal. Il arrêtait pas de hurler qu’il voulait la tuer. Elle a filé, et je ne sais pas où elle est. Mais elle m’a demandé de vous appeler. Feriez mieux de venir.
— Et Nathan ? dis-je.
— Lui aussi il a filé, mais il a juré qu’il reviendrait. Dingue, ce salaud. Vous croyez que je devrais appeler la police ?
— Non, non, répliquai-je vivement. Pour l’amour de Dieu, n’appelez pas la police ! – Sur quoi au bout d’un instant j’ajoutai : J’arrive. Essayez de retrouver Sophie.
Je raccrochai et restai quelques minutes à ruminer la nouvelle, puis quand Jack descendit, acceptai de prendre une tasse de café avec lui histoire de calmer mon agitation. J’avais déjà eu l’occasion de lui parler de Sophie et de Nathan et de leur folie à deux*, mais sans jamais entrer dans les détails. Cette fois je ne pus résister au besoin de lui confier d’urgence certains des détails les plus pénibles. Sa première réaction fut de me suggérer une chose que, j’ignore pour quelle raison idiote, l’idée ne m’avait pas effleuré de faire.
— Il faut que tu appelles le frère, me pressa-t-il.
— Bien sûr, fis-je.
Je bondis de nouveau sur le téléphone, mais pour me trouver dans ce genre d’impasse qui bien souvent dans la vie semble coincer les gens dans les circonstances tragiques. Une secrétaire m’annonça que Larry était à Toronto, où il assistait à un congrès de médecins. Sa femme l’accompagnait. À cette époque antédiluvienne d’avant l’ère des avions à réaction, Toronto était aussi loin que Tokyo, et je laissai échapper un gémissement de désespoir. Puis, à peine avais-je raccroché que la sonnerie retentit de nouveau. C’était une fois encore le fidèle Fink, dont maintenant je bénissais les mœurs de troglodyte que pourtant j’avais si souvent maudites.
— Je viens d’avoir des nouvelles de Sophie, annonça-t-il.
— Où est-elle ? hurlai-je.
— Elle était à son bureau, chez ce toubib polonais pour qui elle travaille. Mais elle n’y est plus. Elle est partie à l’hôpital pour se faire faire une radio du bras. Elle dit que Nathan le lui a peut-être cassé, ce fumier. Mais elle vous demande de revenir. Elle restera à vous attendre au cabinet du docteur tout l’après-midi.
Je partis donc.
Pour beaucoup de jeunes gens encore mal sortis des affres de la postadolescence, la vingt-deuxième année est de toutes la plus lourde d’angoisse. Je me rends compte maintenant à quel point, à cet âge, j’étais perturbé, plein de révolte et d’insatisfaction, mais aussi à quel point mon goût d’écrire avait contribué à tenir en échec toute forme grave de détresse, en ce sens que mon roman était l’exutoire cathartique par le truchement duquel je parvenais à purger en les couchant sur le papier bon nombre de mes tensions et angoisses les plus accablantes. Bien sûr mon roman était bien autre chose, pourtant c’était aussi le réceptacle que je viens de décrire, ce qui explique que je le chérissais comme l’on chérit les tissus mêmes qui forment la trame de son corps. N’empêche que j’étais très vulnérable ; il arrivait que des fissures apparaissent dans l’armure que je m’étais forgée, et je me sentais à certains moments assailli par une crainte toute kierkegaardienne. L’après-midi où je quittai en hâte le toit de Jack Brown fut un de ces moments – une épreuve faite d’extrême fragilité, d’incompétence et de mépris de soi. Dans l’autocar cahotant qui à travers le New Jersey me ramenait à Manhattan, je restai tapi sur mon siège, noué et épuisé, plongé dans un marasme de craintes confuses difficiles à décrire. En plus, j’avais la gueule de bois, et les vibrations de mes nerfs à fleur de peau aggravaient mon appréhension, au point que je ne pouvais me retenir de frissonner à la perspective de la difficile rencontre avec Sophie et Nathan. Mon fiasco avec Mary Alice (je n’avais même pas pris la peine de lui dire au revoir) avait largué les ultimes amarres de ma virilité et accru la déprime où me plongeait le soupçon que durant tant d’années j’avais refusé de regarder en face mes tendances à la pédérastie. Quelque part près de Fort Louis Lee, je surpris dans la vitre le reflet de mon visage livide et malheureux plaqué contre un panorama de stations d’essence et de drive-in, et tentai de fermer mes yeux et mon esprit à l’horreur de l’existence.
L’après-midi s’avançait et il n’était pas loin de cinq heures quand je me retrouvai enfin devant chez le Dr. Blackstock, au centre de Brooklyn. Visiblement, le cabinet était déjà fermé, la salle d’accueil était déserte, à l’exception d’une femme genre vieille fille plutôt pincée qui, en l’absence de Sophie, faisait fonction de secrétaire réceptionniste ; elle me dit que Sophie, partie depuis la fin de la matinée pour se faire faire une radio du bras, n’était pas encore de retour, mais ne devrait plus tarder. Elle m’invita à m’asseoir, mais je préférai rester debout, et me retrouvai alors en train d’arpenter avec fébrilité une pièce peinte en violet foncé – noyée, serait-il plus exact de dire –, la teinte la plus sinistre que j’eusse jamais encore vue. Que Sophie eût travaillé baignée dans cette teinte démente me coupait le souffle. Les murs et les plafonds étaient peints de ce même bleu-violet de salon funéraire qui, Sophie me l’avait raconté, ornait la maison Blackstock de Saint-Albans. Je me demandais si cette sorcellerie de décorateur fou n’était pas, elle aussi, le fruit des élucubrations démentes de la défunte Sylvia, dont la photographie – affublée d’étamine noire, comme celle d’une sainte – souriait avec une sorte de bonasserie accablante dans son cadre accroché au mur. Un peu partout d’autres photographies témoignaient du goût de Blackstock pour les demi-dieux et déesses de la culture pop, réunis en une brochette de copains d’un gemütlich frénétique : Blackstock en compagnie d’un Eddie Cantor aux yeux en boule de loto, Blackstock en compagnie de Grover Whalen, de Sherman Billinsley et Sylvia au Stork Club, avec le Major Bowes, avec Walter Winchell, et même Blackstock avec les sœurs Andrews, les trois rossignols dont les abondantes crinières encadraient de près son visage comme de gros bouquets grimaçants, le docteur arborant une moue de fierté au-dessus du gribouillis de la dédicace : À Hymie, affectueusement, de la part de Patty, Maxine et La Verne. Vu l’état d’âme anxieux et morbide où je me trouvais, les photos du joyeux chiropracteur et de ses amis me plongèrent dans un abîme de désespoir comme jamais je n’en avais connu, et je priai le ciel que Sophie revienne vite pour m’aider à soulager mon angst. Ce fut au même instant qu’elle s’encadra sur le seuil.
Oh, ma pauvre Sophie. Elle avait les yeux creux, les cheveux en désordre, l’air épuisée, et la peau de son visage était de ce bleu délavé et malsain du lait écrémé – mais surtout, elle paraissait vieillie, une vieille dame de quarante ans. Je la pris doucement dans mes bras et nous demeurâmes quelques instants sans rien dire. Elle ne pleurait pas. Je me décidai enfin à la regarder et dis :
— Ton bras ? Ça va ?
— Il n’est pas cassé, répondit-elle, rien qu’une vilaine contusion.
— Dieu soit loué, dis-je, et ajoutai : Où est-il ?
— Je n’en sais rien, murmura-t-elle en secouant la tête, je n’en sais rien du tout.
— Nous devons faire quelque chose, dis-je, nous devons le faire enfermer quelque part où il ne pourra plus te faire du mal.
Je me tus, écrasé par un sentiment de futilité, en même temps que par un odieux remords.
« J’aurais dû être ici, gémis-je. Je n’avais pas le droit de partir. Peut-être que j’aurais pu…
Mais Sophie m’arrêta :
— Chut, Stingo. Il ne faut pas réagir ainsi. Allons prendre un verre.
Juchée sur un tabouret devant le bar en similicuir d’un hideux restaurant chinois de Fulton Street décoré de miroirs, Sophie me raconta ce qui s’était passé pendant mon absence. D’abord, cela avait été le bonheur parfait, une joie sans mélange. Jamais elle n’avait vu Nathan de cette humeur sereine, radieuse. Obnubilé par notre prochain voyage dans le Sud et visiblement tout heureux du mariage imminent, il s’était lancé dans une sorte de crise prothalamique, entraînant tout au long du week-end Sophie dans une orgie d’emplettes (entre autres une virée toute spéciale à Manhattan, où ils avaient passé deux heures chez Saks, sur la Cinquième Avenue) au terme de laquelle elle s’était retrouvée avec une bague de fiançailles ornée d’un énorme saphir, un trousseau digne d’une princesse de Hollywood, et une garde-robe de voyage d’un luxe époustouflant calculée pour laisser pantois d’admiration les péquenots de trous perdus comme Charleston, Atlanta et La Nouvelle-Orléans. Il avait même pensé à passer chez Cartier, où il m’avait acheté une montre, cadeau destiné au témoin. Les soirées qui avaient suivi, ils les avaient consacrées à potasser la géographie et l’histoire du Sud, l’un et l’autre consultant divers guides de voyage et, lui, pour sa part, passant de nombreuses heures plongé dans Lee’s Lieutenants pour se préparer à la tournée des champs de bataille de Virginie que j’avais promis de leur infliger.
Tout cela avait été fait à la façon méthodique, intelligente, soigneuse de Nathan, avec autant de curiosité pour les mystères des diverses régions que nous devions traverser (la culture du coton et de l’arachide, les origines de certains dialectes locaux tels que le Gullah et le Cajun, et même la physiologie des alligators) qu’en eût manifesté un bâtisseur de l’Empire britannique de l’époque de la Reine Victoria sur le point de mettre le cap vers les sources du Nil. Il avait insufflé son enthousiasme à Sophie, lui communiquant toutes sortes de détails, utiles et inutiles, à propos du Sud, qu’il accumulait par bribes comme des brins de peluche ; adorant Nathan, elle avait tout adoré, y compris des données statistiques ridicules, le fait qu’en Virginie par exemple, la récolte des pêches est supérieure à celles de n’importe quel autre État et que le point culminant de l’État du Mississippi atteint l’altitude de 350 mètres. Il était même allé dans son zèle jusqu’à passer à la bibliothèque de Brooklyn Collège pour emprunter deux romans de George Washington Cable. Il affectait un adorable nasillement, qui emplissait Sophie d’allégresse.
Pourquoi n’avait-elle pas été capable de déceler les signaux d’alarme quand ils s’étaient mis à clignoter ? Elle n’avait cessé de l’observer soigneusement, et était sûre qu’il avait renoncé aux amphétamines. Pourtant la veille, au moment où tous les deux étaient partis pour leur travail – elle chez le Dr. Blackstock, lui à son « laboratoire » –, sans doute quelque chose était-il venu le faire dévier, mais quoi, elle n’en saurait jamais rien. En tout cas, elle s’était trouvée stupidement vulnérable et prise au dépourvu lorsque, comme précédemment, il avait trahi les premiers symptômes, et elle s’était montrée incapable de déchiffrer leur sinistre présage : le coup de fil euphorique qu’il lui avait passé de chez Pfizer, la voix trop stridente et trop excitée, l’annonce d’incroyables triomphes imminents, une grandiose « percée », une majestueuse découverte scientifique. Comment pouvait-elle s’être montrée obtuse à ce point ? Quant à l’explosion de fureur de Nathan et à la catastrophe qui avait suivi, elle m’en fit une description heureusement laconique – heureusement pour moi vu mes nerfs à vif – mais en un sens plus atroce encore-en raison de sa brièveté.
— Morty Haber donnait une soirée en l’honneur d’un ami qui partait passer un an en France pour faire ses études. J’ai travaillé tard au bureau pour expédier des notes d’honoraires en retard, et j’avais prévenu Nathan que je mangerais un morceau en sortant et que je le rejoindrais plus tard. Quand je suis arrivée, Nathan n’était pas là, il n’est arrivé que longtemps après, et au premier coup d’œil, j’ai compris qu’il planait. J’ai failli m’évanouir en le voyant, parce que j’ai compris qu’il avait été toute la journée dans cet état, même quand il m’avait passé le coup de fil, et que moi dans ma stupidité je n’avais même pas été – eh bien, ne m’étais même pas inquiétée. Chez Morty, il s’est très bien tenu. Je veux dire, il n’était pas insupportable ni rien, mais moi je voyais bien qu’il avait pris de la Benzédrine. Il a parlé à plusieurs personnes de son nouveau traitement contre la polio, et j’ai cru que mon cœur allait mourir. Je me suis dit à ce moment-là que Nathan allait émerger de sa crise et simplement s’endormir. Ça lui arrive quelquefois, tu sais, avant que la violence l’emporte. Finalement, Nathan et moi sommes partis, il n’était pas trop tard, minuit et demi environ. C’est seulement une fois rentrés à la maison qu’il a commencé à m’injurier, et à se mettre peu à peu dans cette grande colère. Et à faire ce qu’il fait toujours, au milieu de ses pires tempêtes*, c’est-à-dire à m’accuser de lui être infidèle. De, eh bien, de baiser avec d’autres.
Sophie s’interrompit quelques instants et, comme elle levait la main gauche pour repousser une de ses mèches, je devinai dans son geste quelque chose de légèrement contraint, me demandai ce qui lui arrivait, puis comprit qu’elle évitait de se servir de son bras droit, qui pendait inerte contre son flanc. Il était visible qu’elle souffrait.
— Et à cause de qui t’a-t-il accusée cette fois ? demandai-je. Blackstock ? Seymour Katz ? Oh, Seigneur, Sophie, si le pauvre type n’était pas si déboussolé, je ne serais pas capable de supporter tout ça sans avoir envie de lui faire avaler ses dents. Seigneur, avec qui a-t-il décidé que tu lui faisais porter des cornes cette fois ?
Elle secoua la tête avec violence, ses cheveux éclatants balayant de façon folle et désordonnée son visage désolé et hagard.
— Cela n’a pas d’importance, Stingo, dit-elle, quelqu’un, c’est tout.
— Bon, et ensuite, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il s’est mis à crier et à m’injurier. Il a repris de la Benzédrine – peut-être aussi de la cocaïne, je ne sais pas exactement. Et puis il est sorti, en claquant la porte avec un bruit terrible. Il a hurlé qu’il ne reviendrait jamais. Je suis restée sur mon lit dans le noir, sans pouvoir m’endormir, longtemps, tellement j’étais inquiète et j’avais peur. J’ai eu envie de l’appeler mais il était déjà affreusement tard. Finalement je n’ai pas pu rester éveillée plus longtemps, et je me suis endormie. Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, mais quand il est revenu, c’était l’aube. Quand il entre dans la chambre, on aurait dit une explosion. Il vitupère, il hurle. Une fois de plus, il a réveillé toute la maison. Il m’a tirée du lit, m’a jetée sur le plancher en criant comme un fou. En m’accusant d’avoir fait l’amour avec – eh bien, avec cet homme, et en disant qu’il allait nous tuer cet homme et moi, et puis après qu’il se tuerait. Oh mon Dieu*, Stingo, jamais, jamais je n’avais vu Nathan dans un état pareil, jamais ! Et puis il m’a frappée, très fort, à coups de pied, ici sur le bras et puis il est parti. Et après, moi aussi je suis partie. Et c’est tout.
Sophie s’enferma dans le silence.
Lentement, doucement, je posai mon visage sur l’acajou humide et gras du bar patiné de cendres de cigarettes et de ronds de verres, souhaitant désespérément sombrer dans le coma ou quelque autre forme de bienheureux oubli. Puis relevant la tête, je regardai Sophie :
— Sophie, j’ai horreur de dire ça. Mais il faut absolument que Nathan soit hospitalisé. Il est dangereux. Il doit être interné. – J’entendis un sanglot gargouiller dans ma gorge, vaguement grotesque. Pour toujours.
Levant une main tremblante, elle fit signe au garçon et demanda un double whisky, avec de la glace. Je sentis qu’il était inutile d’essayer de l’en dissuader, bien qu’elle eût déjà la langue lourde et pâteuse. Dès que le verre arriva, elle avala une grosse rasade, puis, se tourna vers moi :
— Il y a autre chose que je ne t’ai pas dit. Quelque chose qui s’est passé quand il est revenu, à l’aube.
— Quoi ?
— Il avait une arme. Un revolver.
— Oh merde. Merde, merde, merde, m’entendis-je murmurer, comme un disque rayé. Merde, merde, merde…
— Il a dit qu’il allait s’en servir. Il l’a braqué sur ma tête. Mais il n’a pas tiré.
Je lâchai une imprécation étouffée, pas totalement blasphématoire : Seigneur Dieu, ayez pitié de nous.
Mais nous ne pouvions nous borner à rester assis là avec ces blessures béantes, à nous vider de notre sang. Après un long silence, je pris une décision. J’allais retourner avec Sophie au Palais Rose et l’aider à faire ses bagages. Elle quitterait aussitôt la maison, prendrait une chambre, pour cette nuit du moins, au Saint George Hôtel, qui n’était pas très éloigné de son bureau. Entre-temps et en dépit de tout, je trouverais un moyen pour entrer en contact avec Larry à Toronto, le mettrais au courant des dangers de la situation et le supplierais de rentrer à tout prix. Puis, Sophie en sécurité dans sa retraite temporaire, je me mettrais en quatre pour retrouver Nathan et d’une façon ou d’une autre, prendre soin de lui – quand bien même à cette perspective mon estomac se gonflât d’une crainte énorme, comme un ballon de football malade. J’étais tellement secoué que je faillis vomir l’unique bière que j’avais avalée.
— Allons-y, dis-je, maintenant.
Chez Mrs. Zimmerman, je gratifiai Morris Fink, la fidèle taupe, de cinquante cents pour nous aider à boucler les bagages de Sophie. Elle sanglotait et était, je le devinais, plutôt ivre tandis que nous arpentions sa chambre en fourrant pêle-mêle, dans une grosse valise, vêtements, accessoires de toilette et bijoux.
— Mes beaux tailleurs de chez Saks, marmonna-t-elle. Oh, qu’est-ce que je dois en faire ?
— Emporte-les, bonté divine, fis-je d’un ton excédé en jetant dans une autre valise ses nombreuses paires de chaussures. Ce n’est pas le moment de faire des manières. Il faut te dépêcher. Nathan risque de revenir.
— Et ma belle robe de mariée ? Qu’est-ce que je vais en faire ?
— Emporte-la aussi. Si elle ne te sert pas, peut-être que tu pourras la mettre au clou.
— Au clou ? dit-elle.
— En gage.
Je n’avais pas eu l’intention de me montrer cruel, mais, laissant échapper une combinaison de soie, Sophie porta les mains à son visage et se mit à pousser de grands gémissements, le visage inondé de grosses larmes pathétiques et luisantes. Je la pris dans mes bras quelques instants, articulant de petits sons futiles pour la consoler, tandis que Morris contemplait la scène d’un air morose. Il faisait noir dehors, et le rugissement d’un klaxon de camion dans une rue adjacente me fit sursauter, lacérant comme une scie démoniaque les extrémités de mes nerfs à vif. Au tohu-bohu ambiant s’ajouta alors le monstrueux tintamarre du téléphone dans le vestibule et je crois bien que j’étouffai un gémissement, ou peut-être même un cri. Et ma panique s’accrut lorsque Morris, après avoir imposé silence au monstre en allant décrocher, beugla que c’était moi qu’on demandait.
C’était Nathan. Oui, c’était Nathan. Tout simplement, sans erreur, sans équivoque possible, c’était Nathan. Mais pourquoi le temps d’un instant mon esprit me joua-t-il un tour bizarre, et crus-je que c’était Jack Brown qui, anxieux de savoir ce qui se passait, m’appelait du canton de Rockland ? Ce fut à cause de l’accent du Sud, cette parodie parfaitement modulée qui me fit croire que le propriétaire de la voix n’avait pu que faire ses dents sur du lard et des galettes de gruau. Une voix aussi typique du Sud que peuvent l’être la verveine ou les bains de pied des Baptistes ou les cochons sauvages ou John C. Calhoun, au point que je crois bien que je souris en l’entendant dire :
— Quoi de neuf, mon mignon ? Comment ça va, la forme ?
— Nathan ! m’exclamai-je, avec un enthousiasme feint. Comment ça va ? Où es-tu ? Grand Dieu, c’est bon de t’entendre !
— Alors, toujours d’accord pour notre petite balade dans le Sud ? Toi et moi et la petite Sophie ? On se l’offre, c’te virée dans le Vieux Sud ?
Je le savais, il fallait que je le ménage, que j’entretienne la conversation tout en essayant de découvrir où il se trouvait – un problème délicat – si bien que je répondis et sur-le-champ :
— Bien sûr ; bon Dieu, Nathan, on va le faire ce voyage. Sophie et moi étions justement en train d’en discuter. Seigneur, ces fringues sensationnelles que tu lui as payées ! Où es-tu en ce moment, mon vieux ? Je serais si heureux de passer te voir. J’ai mis au point un petit détour et j’aimerais t’en parler…
La voix me coupa, plus que jamais chaleureuse et pateline avec son accent péquenot, plus que jamais une réplique irréelle du parler de mes ancêtres de la Caroline, modulée, caressante :
— Pour sûr que je meurs d’impatience de le faire, ce voyage en vot’compagnie, à vous et à Miss Sophie. Même qu’on va se payer la tranche de nos vies, pas vrai, mon vieux pote ?
— Ça sera le plus chouette voyage que… commençai-je.
— Et puis, on va avoir beaucoup de temps libre aussi, pas vrai ? dit-il.
— Bien sûr, qu’on aura du temps libre, répondis-je, sans trop savoir ce qu’il voulait dire. Tout le temps qu’on voudra, pour faire tout ce qu’on aura envie de faire. Là-bas en octobre, il fait encore chaud. Nager. Pêcher. Faire de la voile sur Mobile Bay.
— C’est ça dont j’ai envie, nasilla-t-il, avoir tout plein de temps libre. Mais voilà, c’est que trois individus, trois individus qui font un long voyage ensemble, eh bien, même quand ils sont les meilleurs amis du monde, rester ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ça risque de finir par être un peu collant. Ce qui fait que moi, faudrait que j’aie un peu de temps libre une fois de temps en temps pour aller me balader tout seul, non ? Rien qu’une heure ou deux par-ci par-là, peut-être, à Birmingham ou à Bâton Rouge, ou dans des coins comme ça.
Il s’arrêta et je perçus un gloussement chaud et mélodieux.
« Et puis, toi aussi ça te laisserait un peu de temps libre, pas vrai ? Peut-être même que t’aurais assez de temps libre pour te dégoter un joli petit cul. Un grand gars du Sud en pleine croissance, faut bien que ça tire sa crampe de temps en temps, pas vrai ?
Je me mis à rire avec un rien de nervosité, frappé par le fait que dans cette conversation irréelle pleine de tragiques arrière-pensées, du moins de mon côté, nous étions déjà venus nous échouer sur les récifs du sexe. Mais je me jetai avec empressement sur l’appât que venait de me jeter Nathan, sans soupçonner le moins du monde le cruel hameçon qu’il avait forgé pour me ferrer sans coup férir.
— Ma foi, Nathan, j’espère bien qu’ici ou là je tomberai sur de chouettes petites mômes à la cuisse hospitalière. Les filles du Sud, ajoutai-je, avec une pensée sinistre pour Mary Alice Grimball, sont dures à pénétrer, si tu me pardonnes l’expression, mais quand elles décident de se laisser aller, elles sont drôlement chouettes entre les draps…
— Non, mon pote, coupa-t-il brusquement. Moi, je veux pas parler d’un petit con du Sud ! Je parle d’un con polack ! Je dis moi que, quand ce bon vieux Nathan filera visiter la Maison Blanche de Mr. Jeff Davis ou la bonne vieille plantation où Scarlett H. O’Hara fouettait ses nègres avec sa cravache – eh bien, ce bon vieux Stingo lui, y restera enfermé là-bas au Motel du Magnolia Vert, et devine un peu ce qu’il sera en train de faire ? Allez, devine ! Devine ce que ce vieux Stingo et la femme de son meilleur ami seront en train de faire ensemble ! Eh bien Stingo et elle ils se fourrent au lit, et lui, il la grimpe. Cette tendre et consentante jolie poulette polonaise ! et ces deux imbéciles, y baisent à s’en faire péter la panse ! Youpi !
Tandis qu’il prononçait ces mots, je me rendis compte que Sophie s’était approchée et se tenait contre mon coude, murmurant quelque chose que je ne parvins pas à comprendre – l’incompréhension sans doute en partie due au sang qui battait un galop furieux dans mes oreilles et peut-être aussi au fait que, éperdu et horrifiée, je n’étais guère capable de prêter attention à rien, sinon à l’incroyable faiblesse qui me liquéfiait les genoux et les doigts qui s’étaient mis à trembler sans que je parvienne à les arrêter.
— Nathan ! dis-je d’une voix étranglée. Bon Dieu…
Et alors sa voix, redevenue par une soudaine mutation ce que je m’étais toujours représenté comme une voix de la bonne bourgeoisie de Brooklyn, se mua en un grondement d’une férocité telle, que même l’écran et le bourdonnement de la myriade de synapses électroniques ne purent en masquer la fureur démente mais très humaine.
— Espèce d’innommable salaud ! Misérable fumier ! Que Dieu te damne à jamais pour m’avoir trahi derrière mon dos, toi à qui je faisais confiance comme au meilleur ami que j’aie jamais eu ! Et jour après jour, avec ton sourire de sale petit merdeux, froid comme un glaçon, on t’aurait donné le bon Dieu sans confession, pas vrai, comme le jour où tu m’as donné à lire un bout de ton manuscrit – ah, bon Dieu, Nathan, merci, je te remercie tellement – alors qu’un quart d’heure plus tôt à peine tu t’envoyais en l’air avec la femme que je me préparais à épouser, je dis me préparais, au passé, parce que je préférerais brûler en enfer plutôt que d’épouser une faux jeton de Polack prête à écarter les cuisses pour recevoir un sournois de merdeux sudiste qui m’a trahi comme…
J’écartai l’écouteur de mon oreille et me tournai vers Sophie, qui, bouche bée, avait de toute évidence deviné ce qui avait ainsi déclenché cette fureur chez Nathan.
— Oh, mon Dieu Stingo, l’entendis-je chuchoter, je ne voulais pas que tu le saches, il n’a pas arrêté de dire que c’était toi que je…
Dévoré d’impuissance et d’angoisse, je repris l’écouteur.
— Je vais venir vous faire la peau à tous les deux.
Suivirent quelques instants de silence lourd, déconcertant. Puis je perçus un cliquetis métallique. Mais je compris que l’on n’avait pas raccroché.
— Nathan, dis-je. Je t’en supplie ! Où es-tu ?
— Pas loin, vieux pote. En fait, je suis juste au coin de la rue. Et je vais venir te régler ton compte, espèce de fumier de sournois. Et alors, tu sais ce que je ferai ? Tu sais ce que je vais vous faire à tous les deux, espèces d’ignobles sournois, espèces de salauds ? Écoutez…
Une explosion retentit à mon oreille. Trop atténué par la distance ou par ce qui dans un téléphone désamplifie par bonheur le bruit et l’empêche de détruire l’ouïe, l’impact du coup de feu m’étourdit plutôt qu’il ne me fit mal, laissant néanmoins contre mon tympan un bourdonnement prolongé et sinistre pareil à celui d’un essaim d’innombrables abeilles. Je ne saurai jamais si Nathan tira ce coup de feu en plein devant le micro du combiné qu’il tenait à la main, ou en l’air, ou contre quelque mur anonyme et lugubre, mais le son fut si proche qu’il aurait fort bien pu se trouver, comme il l’avait dit, au coin de la rue, et fou de terreur, je lâchai le combiné, puis pivotant, saisis convulsivement la main de Sophie. Je n’avais pas entendu tirer un coup de feu depuis la guerre, et je suis certain que jamais plus je n’aurais cru en entendre. J’ai pitié de ma naïveté. Maintenant, dans notre siècle sanglant et avec le recul du temps, chaque fois que se produit une de ces inimaginables explosions de violence qui mettent à sac nos âmes, mon souvenir revient vers Nathan – le pauvre dément que j’aimais, délirant sous l’empire de la drogue et un canon fumant à la main, enfermé dans quelque chambre ou cabine téléphonique anonyme – et son image me paraît toujours présager ces pathétiques et interminables années de folie, d’illusion, d’erreur, de rêve et de conflit. Mais en cet instant, je ne ressentis rien d’autre qu’une peur indicible. Je regardai Sophie, elle me regarda et nous prîmes la fuite.