CHAPITRE XI
— Fils, le Nord s’imagine détenir un véritable monopole de la vertu, dit mon père en caressant d’un index délicat son coquart rutilant. Mais bien entendu, le Nord se trompe. Crois-tu vraiment que les taudis de Harlem représentent pour les Noirs un progrès par rapport à une plantation d’arachide du canton de Southampton ? Crois-tu vraiment que les Noirs accepteront longtemps de croupir dans cette misère intolérable ? Fils, tôt ou tard, le Nord regrettera amèrement ses hypocrites tentatives pour se montrer magnanime, ses manœuvres habiles et transparentes qui passent pour de la tolérance. Tôt ou tard – note bien mes paroles ! – la preuve sera clairement établie que le Nord est tout autant que le Sud foncièrement imprégné de racisme, sinon davantage. Du moins dans le Sud, les préjugés raciaux se montrent-ils à visage découvert. Tandis qu’ici…
Il s’interrompit pour effleurer de nouveau son œil meurtri.
« Je tremble littéralement quand je songe à la haine et à la violence qui couvent dans ces taudis.
Mon père qui presque toute sa vie avait été le type même du libéral sudiste, et conscient des injustices dont le Sud s’était rendu coupable, n’avait jamais été enclin à rejeter à la légère sur le dos du Nord les multiples tares raciales du Sud ; ce fut donc avec une certaine surprise que je prêtai attention à ses propos, sans pouvoir mesurer – en cet été de 1947 – combien ses paroles paraîtraient un jour prophétiques.
À un certain moment, bien après minuit, nous étions encore assis dans le bar plongé dans la pénombre et rempli de murmures animés de l’hôtel McAlpin, où je l’avais installé après la désastreuse altercation qui l’avait opposé à un chauffeur de taxi du nom de Thomas McGuire, Licence N° 8608, une heure environ à peine après son arrivée à New York. Le père (je n’emploie le mot qu’au sens paternel de la langue vernaculaire) s’en était sorti sans grand dommage, mais il s’en était suivi un vacarme terrible, et un flot de sang écarlate, fort inquiétant quoique sans gravité, avait jailli d’une coupure superficielle sur son front. Il avait fallu lui poser un petit pansement. Une fois le calme revenu et quand nous fûmes installés pour boire un verre (lui, un bourbon, moi, cette fidèle égérie de mon adolescence – une bière Rheingold) et pour parler surtout de l’abîme qui séparait la prolifération diabolique de la lèpre urbaine au nord de la Chesapeake des prairies élyséennes du Sud (dans ce domaine mon père ne risquait guère d’être moins prophétique faute d’avoir prévu Atlanta), j’eus loisir de méditer plus d’une fois et avec tristesse sur le fait que, quelques brefs instants du moins, l’imbroglio entre mon vieux père et Thomas McGuire m’avait permis d’oublier mon désespoir encore tout récent.
Car, on s’en souviendra peut-être, tout ceci s’était bien entendu passé quelques brèves heures à peine après l’instant où, à Brooklyn, j’avais pu croire Sophie et Nathan disparus à jamais de mon existence. De fait j’étais convaincu – après tout je n’avais aucune raison de penser autrement – que jamais je ne la reverrais. Aussi la mélancolie qui m’avait submergé lorsque, sortant de chez Yetta Zimmermann, j’avais pris le métro pour aller rejoindre mon père à Manhattan, avait failli provoquer en moi un malaise physique comme jamais je n’en avais éprouvé d’aussi torturant – en tout cas pas depuis la mort de ma mère. C’était cette fois une chose complexe, un mélange de chagrin et d’angoisse, inextricable et d’une intensité stupéfiante. Les deux sentiments alternaient. Contemplant d’un œil morne le jeu stroboscopique de clarté et d’ombre tandis que défilaient les lumières du tunnel, je ressentais cette douleur composite comme un poids immense et oppressant qui accablait très précisément mes épaules, si pesant qu’il comprimait bel et bien mes poumons et que, le souffle court, je pantelais follement. Je ne pleurais pas – ou ne pouvais pleurer –, mais je craignis plusieurs fois d’être à deux doigts de vomir. C’était comme si je venais d’apprendre la nouvelle d’un deuil absurde et brutal, comme si Sophie (et aussi Nathan, car en dépit de la colère, du chagrin mêlé de rancune et de la confusion qu’il avait provoqués en moi, il était trop intimement mêlé à la trame de notre triade pour que je renonce d’un coup à l’amour et à l’attachement que je lui vouais) eût été rayée du monde des vivants par un de ces catastrophiques accidents de la circulation qui surviennent en un clin d’œil, laissant les rescapés trop hébétés pour pouvoir fût-ce maudire le ciel. Tout ce que je savais tandis que le train traversait en grondant les catacombes ruisselantes qui s’étendent sous la Huitième Avenue, c’était qu’avec une soudaineté à laquelle j’avais encore peine à croire, je m’étais vu coupé des deux êtres auxquels je tenais le plus et que la sensation animale de perte qui en était la conséquence provoquait en moi une angoisse analogue à celle que doit éprouver quelqu’un qui se retrouve enterré vivant sous une tonne de scories.
— Tu as un courage extraordinaire, et je t’admire, avait dit mon père tandis que nous prenions un dîner tardif chez Schrafft. Les soixante-douze heures que j’ai l’intention de passer dans ce patelin sont à peu près le maximum de ce que peuvent supporter des êtres humains tant soit peu civilisés. Je ne sais pas comment tu fais. Ta jeunesse, sans doute, cette merveilleuse faculté d’adaptation de ton âge qui te permet d’être séduit, plutôt que dévoré, par cette ville-pieuvre. Je n’y ai jamais mis les pieds, mais sincèrement, se peut-il vraiment que, comme tu me l’as écrit, il y ait à Brooklyn certains coins qui rappellent Richmond ?
En dépit du long voyage en train qui l’avait amené du fin fond du Tidewater, mon père était d’une humeur splendide, ce qui contribua à me faire oublier mon désarroi spirituel, du moins par intermittence. Il me fit remarquer qu’il n’était pas venu à New York depuis la fin des années trente et que, à dire vrai, avec sa débauche de richesses, la ville lui semblait plus babylonienne que jamais.
« C’est un produit de la guerre, fils, conclut cet ingénieur naval qui avait contribué à fabriquer des monstres tels que le Yorktown et l’Enterprise, tout dans ce pays est devenu de plus en plus riche. Il a fallu la guerre pour nous sortir de la Crise et du même coup faire de nous le pays le plus puissant du monde. S’il est une seule chose qui nous permettra de conserver notre avance sur les Communistes pendant encore pas mal d’années, c’est précisément ça : l’argent, et nous n’en manquons pas.
Il serait erroné de déduire de cette réflexion que mon père était, même de très loin, un anti-Rouge fanatique. Je l’ai dit, pour un homme du Sud, il avait de surprenantes sympathies de gauche : six ou sept ans plus tard, à l’apogée de l’hystérie du McCarthysme, alors qu’il venait d’être élu président du Chapitre de Virginie des Fils de la Révolution américaine auquel, pour des raisons avant tout généalogiques, il appartenait depuis un quart de siècle, il démissionna avec fracas le jour où cette organisation ultra réactionnaire publia un manifeste pour soutenir le sénateur du Wisconsin.
Pourtant, et quel que soit leur degré d’expérience en matière d’économie, les gens du Sud qui séjournent quelque temps à New York (comme d’ailleurs les autres) manquent rarement d’être déconcertés par les prix et les tarifs pratiqués dans cette ville, et mon père ne fit pas exception à la règle, en grommelant d’un air furieux devant l’addition de nos deux dîners : je crois bien qu’elle montait à environ quatre dollars – imaginez un peu ! –, ce qui en cette époque de déflation n’avait rien d’exorbitant selon les critères de New York, même pour la chère d’une navrante banalité que l’on servait chez Schrafft.
— Chez nous, pour quatre dollars, se plaignit-il, on pourrait faire la fête tout le week-end.
Il ne tarda pas à retrouver son calme, pourtant, tandis que dans la nuit douce, nous remontions Broadway en flânant, puis continuions vers le nord en traversant Times Square – un lieu qui poussa le père à adopter une expression de perplexité stupéfaite et bigote, bien qu’il n’eût rien d’un bigot et que sa réaction découlât, à mon avis, moins d’une authentique désapprobation que du choc, pareil à une gifle en plein visage, provoqué par l’atmosphère équivoque et louche du quartier.
Je me dis maintenant que comparé à la Sodome visqueuse qu’il devint par la suite, Times Square cet été-là n’avait guère plus à offrir en matière de corruption charnelle que tant d’autres mornes places grisâtres dans des villes bien pensantes telles que Omaha ou Salt Lake City ; néanmoins, on y voyait l’inévitable faune de minables racoleurs et de farfelus tapageurs qui se pavanaient à travers les arcs-en-ciel et les tourbillons de néon, même à cette époque, et cela m’aida un peu à secouer ma profonde tristesse de l’entendre chuchoter des exclamations indignées – il était encore capable d’articuler « Jéru-salem » ! avec la franchise toute campagnarde d’un personnage sorti tout droit de Sherwood Anderson – et de voir son regard, occupé à suivre les ondulations chatoyantes de quelque agressive pute de couleur affublée de rayonne, refléter en une séquence rapide une morne incrédulité et une certaine titillation inéluctable. S’était-il jamais fait racoler ? me demandai-je. Veuf depuis neuf ans, il l’aurait certes mérité, mais, comme la plupart des Américains du Sud (des Américains tout court, en fait) de sa génération, il se montrait réservé, et même secret, à propos des choses du sexe, et sa vie dans ce domaine était pour moi un mystère. En vérité, j’espérais qu’à ce stade de sa maturité, il n’avait pas eu la faiblesse de se laisser immoler sur l’autel d’Onan, à l’instar de son misérable rejeton ; à moins qu’en l’occurrence, j’eusse mal interprété son coup d’œil, et qu’enfin il eût le bonheur d’être à jamais à l’abri de cette fièvre.
Parvenus à Columbus Circle, nous hélâmes un taxi pour nous faire reconduire au McAlpin. Sans doute sombrai-je de nouveau dans mon humeur noire, car je l’entendis dire : « Qu’est-ce qui ne va pas, fils ? » Je marmonnai en alléguant une crampe d’estomac – la nourriture de chez Schrafft – et laissai tomber le sujet. J’avais beau éprouver un impérieux besoin de m’épancher, je trouvais impossible de me livrer à la moindre confidence à propos du cataclysme qui venait de ravager ma vie. Comment aurais-je pu évoquer les dimensions de ma peine, encore moins entrer dans les complexités de la situation qui avait abouti à cette catastrophe : ma passion pour Sophie, mon extraordinaire camaraderie avec Nathan, la disparition démente de Nathan survenue quelques heures plus tôt à peine, et enfin, brutal, torturant, l’abandon ? N’étant pas amateur de romans russes (avec lesquels par certains côtés mélodramatiques ce scénario n’était pas sans analogies), mon père aurait trouvé l’histoire totalement insensée.
— Tu n’as pas trop d’ennuis d’argent, au moins ? s’inquiéta-t-il, sur quoi il ajouta qu’il se doutait bien que le produit de la vente d’Artiste, le petit esclave, qu’il m’avait envoyé il y avait déjà bien des semaines, ne pouvait bien sûr pas durer éternellement. Puis alors, doucement, d’une façon que je jugeai volontairement détournée, il se mit à évoquer l’éventualité de mon retour définitif dans le Sud. À peine avait-il effleuré le sujet, d’une allusion si brève et si timide que je n’eus même pas le temps de répondre, que le taxi s’arrêta sans bruit devant le McAlpin.
« Il me semble que ça ne doit pas être tellement bon pour la santé, disait-il, de partager un logement avec des individus comme ceux que nous venons de voir.
Ce fut alors que, sous mes yeux, survint un incident qui, plus tragiquement que ne pourrait le faire n’importe quel ouvrage d’art ou de sociologie, illustrait le triste clivage schismatique entre le Nord et le Sud. Clivage qui impliquait deux sinistres erreurs, l’une comme l’autre impardonnables, toutes deux insérées dans des contextes culturels aussi éloignés l’un de l’autre que Saskatoon l’est de la Patagonie. Il est indiscutable que la première erreur était imputable à mon père. Alors que dans le Sud les pourboires – à cette époque encore du moins – étaient en général escamotés ou du moins dispensés à la légère, il aurait dû avoir assez de bon sens pour ne pas gratifier Thomas McGuire de cinq cents de pourboire – mieux valait ne rien lui donner du tout. Quant à McGuire, son erreur fut de réagir en lançant une injure à mon père, pour être précis : « foutu trou du cul » Ce qui ne signifie nullement qu’un chauffeur de taxi du Sud, habitué à ne pas toucher de pourboires ou du moins à n’en toucher que rarement et au gré de la fantaisie du client, ne se serait pas senti piqué au vif ; cependant, même bouillonnant de fureur, il ne se serait pas montré agressif. Ce qui ne signifie pas non plus qu’un New-Yorkais n’aurait peut-être pas senti la moutarde lui monter au nez en essuyant l’épithète de McGuire ; mais ce genre de mots orduriers sont monnaie courante dans les rues et parmi les chauffeurs de taxi, et la plupart des New-Yorkais auraient sans doute ravalé leur bile et fermé leurs grandes gueules.
À demi sorti du taxi, mon père se ravisa et, passant la tête par la vitre ouverte du chauffeur, demanda, d’une voix presque incrédule : « Qu’est-ce que je viens de vous entendre dire ? » Le choix des mots est important – non pas : « Qu’avez-vous dit ? », ni « Qu’est-ce que vous venez de dire ? » mais avec toute l’emphase sur « entendre », impliquant que l’appareil auditif lui-même n’avait jamais essuyé d’obscénités à ce point ignobles, ni séparément, ni encore moins débitées en tandem. Avec sa nuque épaisse et sa crinière rousse, McGuire n’était qu’une tache floue dans la pénombre. Je ne pus distinguer très clairement son visage, mais la voix était relativement jeune. S’il avait aussitôt démarré pour disparaître dans la nuit, peut-être n’y aurait-il pas eu d’histoires, mais, si je crus sentir l’ombre d’une hésitation, je devinai aussi une intransigeance, un ressentiment belliqueux et très irlandais provoqué par la piécette paternelle, qui faisait contrepoids à la fureur déclenchée chez le père par ce langage inadmissible. Quand McGuire répondit, il habilla sa pensée d’une syntaxe infiniment plus rigoureuse : « J’ai dit que vous me faites l’effet d’un drôle de foutu trou du cul. »
La voix de mon père se mua en un cri étouffé – sinon très fort, du moins palpitant de fureur – comme s’il réclamait vengeance.
— Et vous, vous me faites l’effet d’une de ces innombrables crapules de cette ville répugnante qui vous a engendrés, vous et vos pareils au langage ordurier ! déclama-t-il, prompt comme l’éclair à se lancer dans l’éternelle rhétorique de ses ancêtres.
« Espèce d’horrible voyou, vous n’êtes pas plus civilisé qu’un rat d’égout ! Dans n’importe quelle ville tant soit peu respectable des États-Unis, un individu de votre genre pris à vomir ses ignobles immondices serait traîné sur la grand-place pour être fouetté en public !
Sa voix était montée d’un cran ; déjà des passants s’arrêtaient sous la marquise rutilante du McAlpin.
« Mais cette ville n’est ni respectable ni civilisée, ce qui explique que vous êtes libre de vomir votre langage putride sur vos concitoyens…
Il fut coupé net par la fuite éperdue de McGuire qui, démarrant brutalement, s’élança comme une flèche sur l’avenue. Les bras battants, se cramponnant au vide, mon père pivota en se rabattant vers le trottoir, et je compris en un éclair que ce n’était rien d’autre que la force de sa virevolte qui le projeta alors comme un aveugle contre le dur poteau d’un panneau ‘Stationnement Interdit’; comme dans un dessin animé, un binggg ! vibrant ponctua le choc de sa tête contre le métal. Mais cela n’avait rien de drôle. Je redoutai un dénouement de nature tragique.
Pourtant, une demi-heure plus tard, il était là à siroter du bourbon pur et à vitupérer le Nord et son « monopole de la vertu ». Il avait beaucoup saigné, mais, par le plus pur des hasards, le « médecin résident » du McAlpin traînait dans le hall au moment même où je m’y réfugiais avec la victime. Le médecin en question me fit l’effet d’un misérable poivrot, mais il savait comment traiter un œil au beurre noir. De l’eau froide et un pansement avaient réussi à étancher le sang, mais non la fureur de mon père. Tout en dorlotant sa blessure dans la pénombre du bar du McAlpin, ressemblant plus que jamais avec son œil enflé à la caricature de son propre père privé de sa vue quelque quatre-vingts ans plus tôt à Chancellorsville, il continuait à agonir Thomas McGuire d’injures ponctuées d’une litanie de regrets impuissants. Ce qui finit par devenir quelque peu ennuyeux, malgré le pittoresque du langage, et je me rendis compte que l’ire du père n’avait rien à voir avec le snobisme ni la pudibonderie – comme ouvrier des chantiers navals et, bien avant, comme marin dans la marine marchande, ses oreilles avaient dû être abreuvées de ce langage ordurier –, mais avec quelque chose de très simple, une foi inaltérable dans les bonnes manières et le respect d’autrui. « Concitoyens ! » C’était en réalité une forme d’égalitarisme frustré, d’où, je commençais à le comprendre, découlait pour une bonne part son sentiment d’aliénation. Disons pour simplifier qu’à ses yeux les gens abolissaient leur égalité lorsqu’ils se montraient incapables de communiquer entre eux comme des êtres humains. Il se calma peu à peu et, abandonnant McGuire se laissa emporter par son animosité pour évoquer sur un plan général les innombrables péchés et faillites du Nord : son arrogance, son hypocrite prétention à la supériorité morale. Soudain, je vis à quel point il était un irréductible Sudiste, ce qui pourtant, le fait me frappa, ne semblait en aucune façon contredire son libéralisme foncier.
Finalement sa diatribe – alliée peut-être au choc de sa blessure, pourtant relativement légère – parut l’épuiser ; le voyant tout pâle, je le pressai de regagner sa chambre et de se mettre au lit. Il s’exécuta de mauvaise grâce, s’allongeant sur l’un des deux lits jumeaux de la chambre qu’il avait réservée à notre intention à tous les deux, cinq étages au-dessus de la bruyante avenue. J’allais passer là deux nuits torturé par l’insomnie et (en grande partie à cause du désespoir tenace où me plongeait la disparition de Sophie et de Nathan) la tristesse, inondé de sueur sous un ventilateur pareil à une grosse araignée noire qui dispensait l’air en mesquines bouffées. Malgré sa lassitude, mon père ne cessait d’en revenir au Sud. (Je compris plus tard qu’en partie du moins, sa visite était une mission subtile pour m’arracher aux griffes du Nord ; même s’il ne me l’avoua jamais franchement, le vieux malin avait probablement décidé de consacrer presque tout son voyage à une tentative pour m’empêcher de passer aux Yankees.) Cette première nuit, son ultime vœu avant de sombrer dans le sommeil reflétait son espoir de m’amener à quitter cette ville perturbante pour regagner le pays auquel j’appartenais. Et ce fut d’une voix lointaine qu’il murmura quelque chose à propos de « dimensions humaines ».
Ces quelques journées se déroulèrent de la façon dont, on l’imagine, un jeune homme de vingt-deux ans peut choisir de tuer le temps à New York pendant l’été en compagnie d’un vieux papa d’un naturel grognon et fraîchement débarqué du Sud. Nous visitâmes un ou deux hauts lieux touristiques que l’un comme l’autre nous avouâmes n’avoir jamais encore visités : la Statue de la Liberté et la terrasse de l’Empire State Building. Nous embarquâmes sur une vedette pour faire le tour de Manhattan. Nous prîmes deux entrées pour le Radio City Music Hall, où nous assistâmes en somnolant à une comédie avec Robert Stack et Evelyn Keyes. (Je me souviens comment, durant cette épreuve, le désespoir d’avoir perdu Nathan et Sophie m’enveloppait comme un suaire.) Nous allâmes faire un tour au Musée d’art moderne, un endroit qui, m’imaginais-je non sans condescendance, ne pouvait manquer de choquer le père qui, bien au contraire, parut absolument ravi – son œil de technicien paraissant se délecter tout particulièrement des toiles orthogonales, nettes et éclatantes, des Mondrian. Nous prîmes nos repas chez Horn et Hardart, l’extraordinaire cafétéria automatique, puis chez Nadick et Stouffer et enfin – plongeon hardi dans ce qu’à l’époque je prenais pour de la haute* cuisine – dans un restaurant Longchamps du centre de la ville. Nous fîmes aussi quelques bars (entre autres, par accident, une boîte à pédés de la Quarante-deuxième Rue, où je vis le visage de mon père, confronté aux spectres grimaçants, devenir gris comme de la cendre, puis littéralement se tordre sous l’effet d’une grimace d’incrédulité), mais, tous les soirs, nous nous mîmes au lit de bonne heure, non sans évoquer de nouveau cette ferme nichée parmi les plantations d’arachide du Tidewater. Mon père ronflait. Oh Dieu, comme il ronflait ! La première nuit je parvins, je ne sais trop comment, à m’assoupir à une ou deux reprises entre ces ronflements et hoquets tout-puissants. Mais je me rappelle encore comment ces ronflements prodigieux (produits d’une cloison nasale déviée, fléau de son existence tout entière, et dont par les soirs d’été la canonnade jaillissant par les fenêtres ouvertes avait la réputation de réveiller les voisins) se fondirent lors de la dernière nuit à la trame même de mon insomnie, ponctuant en un turbulent contrepoint le cours délirant de mes pensées : une éphémère mais âpre crise de remords, un spasme de frénésie érotique qui fondit sur moi comme un vorace succube, et finalement une nostalgie du Sud, douce et poignante, presque intolérable, qui me tint éveillé tout au long des heures blêmes de l’aube.
Remords. Là dans mon lit, je me rendis compte que dans mon enfance, jamais mon père ne m’avait sévèrement puni, sauf une fois – et encore uniquement à cause d’un crime pour lequel je méritais sûrement d’être châtié. Il s’agissait de ma mère. L’année d’avant sa mort, alors que j’avais douze ans, le cancer qui depuis longtemps dévorait ma mère commença à s’infiltrer dans ses os. Un jour, sa jambe affaiblie céda sous son poids ; elle s’effondra et se fractura l’os inférieur, le tibia, qui ne guérit jamais. Par la suite, elle dut porter un appareil orthopédique et se déplaça en sautillant sur une canne. Elle avait horreur de rester au lit et préférait dans la mesure du possible se tenir assise. Chaque fois qu’elle s’asseyait, elle devait garder sa jambe étendue dans son appareil, posé sur un pouf ou un tabouret. Elle n’avait alors que cinquante ans, et j’étais pleinement conscient qu’elle se savait condamnée ; parfois, je voyais sa peur. Ma mère lisait sans arrêt – les livres furent son narcotique jusqu’au moment où, ses douleurs devenues intolérables, de vrais narcotiques durent remplacer Pearl Buck –, et de tous les souvenirs que je garde d’elle en cette ultime période de sa vie, le plus vivace est celui de la tête grise au-dessus du doux visage émacié au nez chaussé de lunettes, penché sur You Can’t Go Home Again (bien avant que je lise un seul mot de Wolfe, elle était une de ses admiratrices éperdues, mais elle lisait aussi des best-sellers aux titres fleuris – Dust Be My Destiny, The Sun is my Undoing), image même de la contemplation fervente et sereine, d’un prosaïsme domestique aussi banal à sa façon que celui d’une étude de Vermeer, à l’exception du redoutable harnais de métal en équilibre sur le tabouret. Je me souviens aussi de certaine vénérable couverture à longs poils, tout effilochée et ornée de motifs, dont par temps froid elle se servait pour couvrir ses genoux et sa jambe prisonnière. Il était exceptionnel que des températures vraiment basses assaillent cette partie du Tidewater, mais pendant les mauvais mois, il nous arrivait de connaître de brèves périodes de froid insupportable, et la chose étant rare, elle nous surprenait toujours. Dans notre minuscule maison, un faible petit poêle à charbon réchauffait la cuisine, renforcé dans la pièce commune par une petite cheminée, un vrai jouet d’enfant.
C’était sur un canapé placé devant cette cheminée que par les après-midi d’hiver ma mère tuait le temps à lire. J’étais leur seul enfant et donc inévitablement gâté, bien que sans excès ; entre autres rares corvées exigées de moi, je devais, l’après-midi après la classe pendant les mois d’hiver, rentrer sans tarder à la maison pour m’assurer que le feu était encore garni, car si ma mère n’était pas encore totalement grabataire, il était bien au-dessus de ses forces de jeter du bois sur le feu. Il y avait certes le téléphone, mais dans une pièce voisine, au bas de quelques marches qu’elle ne pouvait descendre. Sans doute devine-t-on déjà sans peine la nature du honteux méfait dont je me rendis coupable ; un après-midi, je l’abandonnai. Je me laissai séduire par la perspective d’une balade en voiture en compagnie d’un de mes camarades d’école et de son frère aîné qui possédait une Packard Clipper toute neuve, une des voitures chic de l’époque. J’étais fou de cette voiture dont l’élégance vulgaire m’avait tourné la tête. En proie à une gloriole débile, nous sillonnâmes la campagne couverte de gelée blanche et, à mesure que s’écoulait l’après-midi et que tombait la nuit, le thermomètre en fit autant ; sur le coup de cinq heures, la Clipper fit halte loin de la maison quelque part au milieu des pinèdes, et je me rendis soudain compte que la température avait brutalement chuté, sous l’effet d’un vent âpre et glacé. Et pour la première fois, je pensai à la cheminée et à ma mère que j’avais abandonnée, et l’angoisse me souleva le cœur. Seigneur Dieu, le remords…
Dix années plus tard, allongé dans mon lit au quatrième étage de l’hôtel McAlpin et prêtant l’oreille aux ronflements de mon père, je réfléchissais non sans une pointe d’angoisse à mes remords (à cet instant encore, indélébiles), mais c’était une angoisse faite d’un bizarre mélange de tendresse et de gratitude au souvenir de la bonté avec laquelle le père avait accueilli et compensé ma carence. En fin de compte (je ne pense pas avoir déjà mentionné ce point) c’était un Chrétien, du genre charitable. Par cette fin d’après-midi gris – je me souviens des fines aiguilles de neige qui se mirent à danser dans le vent tandis que la Packard fonçait vers la maison – mon père rentra de son travail et se retrouva au chevet de ma mère une demi-heure avant mon arrivée. Quand j’entrai, il lui massait les mains en marmonnant des paroles indistinctes. Les murs de stuc de l’humble petite maison avaient laissé entrer l’hiver comme un ignoble rôdeur. Le feu était éteint depuis des heures, et il l’avait trouvée en train de frissonner de tous ses membres sous sa couverture, les lèvres livides et pincées, le visage crayeux de froid, mais aussi de peur. Dans l’âtre fumait une bûche qu’elle avait en vain tenté de repousser sur le feu au moyen de sa canne, et la chambre débordait de fumée. Dieu sait quelles visions de banquise et de grand Nord l’avaient submergée quand elle s’était effondrée au milieu de ses best-sellers, ces prétentieux succès du mois derrière lesquels elle avait tenté de se barricader contre la mort, hissant à deux mains sa jambe sur le tabouret au prix de cette pénible secousse que je me rappelais encore, pour bientôt sentir les tringles de l’appareil de métal se glacer, froides comme des stalactites, au contact de ce pauvre membre inutile et dévoré par le cancer. Quand, poussant la porte, je fis irruption dans la pièce, je m’en souviens, une seule et unique impression s’empara de mon âme, si impérieuse qu’on eût dit qu’elle enveloppait la pièce : ses yeux. Ces yeux noisette derrière l’écran des lunettes et la façon dont son regard torturé, encore terrifié, accrocha le mien, pour aussitôt se détourner vivement. Ce fut la vivacité de cette dérobade qui par la suite devint la définition de mes remords ; la vivacité d’une machette qui tranche une main. Et ce fut avec horreur que je mesurai à quel point je lui tenais rigueur de son encombrante affliction. Puis elle pleura, et je pleurai, mais chacun de son côté, chacun de nous écoutant pleurer l’autre comme s’il en avait été séparé par un immense lac désert.
Je suis certain que mon père – d’ordinaire tellement doux et patient – dit alors quelque chose de dur, de cinglant. Mais ce ne furent pas ses paroles qui s’incrustèrent dans mon souvenir, seulement le froid – le froid à figer le sang et les ténèbres du hangar à bois où il me conduisit et me laissa enfermé bien après que la nuit fut tombée sur le village et qu’un clair de lune glacé eut commencé à filtrer à travers les fissures de ma cellule. Combien de temps restai-je là à frissonner et pleurer, je ne m’en souviens pas. Je n’avais conscience que d’une seule chose, je souffrais exactement de la même façon que ma mère avait souffert, et mon châtiment ne pouvait en rien être plus mérité ; nul délinquant n’endura jamais sa peine avec moins de rancœur. Sans doute mon incarcération ne dura-t-elle pas plus de deux heures, mais je serais volontiers resté là jusqu’à l’aube ou, à dire vrai, au moment où je serais mort de froid – à condition de parvenir enfin à expier mon crime. Se pouvait-il qu’inspiré par mon sens de la justice, mon père eût instinctivement répondu à ce besoin que j’éprouvais d’une expiation à ce point appropriée ? Quoi qu’il en fût – à sa manière calme et impassible il avait fait de son mieux – mon crime échappait en fin de compte à toute expiation, car dans mon esprit, il devait toujours et irrémédiablement demeurer associé au fait animal et sordide de la mort de ma mère.
Elle eut une mort horrible, dans des affres indicibles. Par la canicule de juillet, sept mois plus tard, elle sombra peu à peu dans l’hébétude de la morphine, tandis que tout au long de la nuit qui précéda sa mort, je me rongeai en songeant aux braises mourantes dans la chambre froide et remplie de fumée, me demandant avec terreur si ce n’était pas ma désertion ce jour-là qui avait amorcé en elle le long déclin auquel elle n’avait pu échapper. Remords. Remords haïssables. Remords, corrosifs comme des embruns. Maintenant encore, tandis que je me retournais sur le matelas humide et bosselé du McAlpin, le chagrin me transperça la poitrine comme un épieu de glace alors que j’évoquais la peur dans les yeux de ma mère, me demandais une fois encore si cette épreuve n’avait pas d’une certaine façon précipité son agonie, me demandais si elle m’avait jamais pardonné. Et puis merde, me dis-je. Poussé par un remue-ménage dans la pièce voisine, je me mis à penser au sexe.
Le vent qui se ruait à travers la cloison nasale déviée de mon père s’était mué en une sauvage rhapsodie de jungle – cris de singes, caquètements de perroquets, barrissements dignes d’un pachyderme. À travers les interstices, si l’on peut dire, de cette tapisserie de sons, j’entendais dans la chambre voisine un couple ‘s’envoyer en l’air’ – expression archaïque qu’employait le père pour parler de la fornication. Doux soupirs, bruit d’un lit martelé, un cri de plaisir nu et mouillé. Mon Dieu, songeais-je en me retournant sur ma couche, serais-je à jamais condamné à écouter, solitaire, les ébats amoureux des autres – sans jamais, jamais y participer ? Torturé de désespoir, je me souvins que c’était également ainsi que j’avais pris conscience de l’existence de Sophie et de Nathan : Stingo, l’infortuné indiscret. Comme soudain complice de la torture que m’infligeait le couple dont me séparait la cloison, mon père se retourna avec un brusque grognement et demeura quelques instants silencieux, laissant loisir à mes oreilles de capter la moindre nuance de cette félicité. C’était un son comme sculpté, incroyablement proche, presque tactile – oh, chérichérichéri, soufflait la femme – et un clapotis rythmique (que mon imagination amplifiait comme un haut-parleur) me poussa à coller mon oreille contre le mur. Je m’extasiai à suivre le solennel colloque : il demanda s’il était assez gros, puis si elle était arrivée à l’« orgasme ». Elle dit qu’elle n’en savait rien. Soucis, soucis. Suivit alors un brusque silence (un changement, imaginai-je, de position) et le prisme de mon esprit voyeur n’hésita pas à se représenter Evelyn Keyes et Robert Stack dans un pantelant soixante-neuf*, avec des protagonistes de beaucoup plus susceptibles d’honorer le McAlpin de leur clientèle – deux moniteurs de danse toujours en chaleur, Mr. et Mrs. Universe, un couple d’insatiables jeunes mariés du Chatanooga en lune de miel, et d’autres ; le défilé pornographique que je laissais se dérouler dans mon esprit devint tour à tour fournaise et immolation. (Comment aurais-je alors pu imaginer – de même que je n’en aurais rien cru si quelqu’un m’avait prédit le millenium – qu’à peine quelques misérables décennies plus tard sur l’avenue en contrebas et dans les salles moites de cinémas miteux je pourrais, pour cinq dollars, tout à loisir et sans angoisse à l’instar des conquistadores contemplant New York, rassasier mes yeux de sexe : vulves rose corail et luisantes, altières comme l’entrée des grottes de Carlsbad ; toisons pubiennes pareilles à de luxuriants bosquets tendus de mousse espagnole ; outils priapiques en pleine éjaculation gros comme des séquoias ; jeunes princesses indiennes géantes aux traits rêveurs et aux lèvres humides représentées avec un souci méticuleux du détail, occupées à baiser et sucer dans toutes les attitudes concevables.)
Je rêvais à Leslie Lapidus, l’adorable Leslie à la bouche ordurière. L’humiliation que je gardais du temps que j’avais gâché en sa compagnie m’avait forcé ces dernières semaines à la chasser de ma mémoire. Mais maintenant, l’évoquant juchée dans la posture « femme à croupetons » prônée par ces deux célèbres experts en matière d’amour conjugal (Dr Van de Velde et Marie Stopes) que quelques années plus tôt j’avais clandestinement étudiés à la maison, je laissai Leslie se déchaîner à califourchon sur moi jusqu’au moment où je me retrouvai étouffé par ses seins, à demi noyé dans le torrent sombre de sa chevelure. Les mots qu’elle me susurrait à l’oreille – des mots harcelants, nullement feints cette fois – étaient d’une obscénité exaltante et me comblaient. Depuis la puberté, mes séances d’auto-érotisme, bien que raisonnablement inventives, avaient en général toujours été freinées par la main ferme de la modération protestante ; cette nuit, pourtant, mon désir était comme la ruée d’un troupeau pris de folie et je fus virtuellement piétiné sans merci. Oh Seigneur, comme mes couilles me torturaient tandis que je synthétisais de houleuses étreintes non seulement en compagnie de Leslie, mais aussi des deux autres magiciennes qui avaient monopolisé mes ardeurs. Il s’agissait, bien entendu, de Maria Hunt et de Sophie. Songeant à toutes les trois, l’idée me frappa que l’une était une WASP du Sud ! l’autre une Sarah Lawrence juive, et la dernière une Polonaise – un assemblage que caractérisaient non seulement mon éclectisme ; mais aussi le sentiment que toutes les trois étaient mortes. Non, pas véritablement mortes (une seule l’appétissante Maria Hunt avait rejoint son Créateur) mais en fait éteintes, défuntes, kaput, dans la mesure où chacune d’elles intéressait ma vie.
Se pouvait-il, me demandais-je, emporté par mon fantasme dément, que ce désir fou dont le brasier me dévorait, en réalité découlât de la certitude que ces poupées chinoises, toutes les trois, m’avaient glissé entre les doigts par suite de quelque tragique faille ou carence de ma part ? Ou en vérité que leur irrémédiable inaccessibilité – la conscience du fait qu’elles étaient disparues à jamais – fût en réalité une des causes de cette infernale concupiscence ? Mon poignet me faisait mal. J’étais hébété de ma propre lubricité, et de sa témérité. Je me représentai un brusque échange de partenaires. Si bien que je ne sais comment Leslie se retrouva transformée en Maria Hunt, avec laquelle par un beau midi d’été je me vautrais membres emmêlés sur une grève de la baie de Chesapeake. Dans mon délire ses yeux frénétiques se révulsaient sous ses paupières et ses dents me transperçaient le lobe de l’oreille. Tu te rends compte, me dis-je, tu te rends compte – j’étais en train de posséder l’héroïne de mon propre roman ! Avec Maria, je parvins à prolonger longtemps l’extase ; nous en étions encore à forniquer comme deux putois quand mon père, poussant un grognement étranglé, s’arrêta net au milieu d’un ronflement, se leva d’un bond et gagna pieds nus la salle de bains. J’attendis l’esprit vide qu’il regagne son lit et se remette aussitôt à ronfler. Ce fut alors qu’emporté par un désir désespéré et tumultueux comme un raz de marée de chagrin, je me retrouvai en train de faire voracement l’amour à Sophie. Et bien sûr, c’était d’elle que j’avais depuis toujours envie. Ce fut extraordinaire. Car durant tout cet été, le désir que m’inspirait Sophie était resté d’un idéalisme tellement enfantin et d’un romantisme tellement éprouvant, que jamais vraiment je n’avais permis qu’un fantasme sexuel la concernant vienne, avec toute son ampleur, ses multiples dimensions et ses couleurs suggestives, envahir ou harceler, moins encore monopoliser mon esprit. Maintenant et tandis que le désespoir de la savoir perdue me serrait la gorge comme deux mains, je compris pour la première fois combien désespéré était l’amour que je lui vouais et aussi combien immense, et insondable, était le désir que j’avais d’elle. Lâchant un grognement assez fort pour ébranler mon père dans son sommeil torturé – un grognement qui, j’en jurerais, avait un son inconsolable – j’étreignis mon fantôme Sophie, éjaculai dans un déluge irrépressible, et tout en éjaculant, bramai son nom bien-aimé. Alors, dans le noir, mon père s’agita. Je sentis qu’il allongeait le bras pour me toucher.
— Tout va bien, fils ? fit-il d’une voix inquiète.
Feignant d’être assoupi, je murmurai exprès quelques sons inintelligibles. Mais nous étions tous les deux réveillés.
L’inquiétude qui marquait sa voix se mua en amusement.
« Tu as hurlé ‘Soapy’{37} dit-il. Sacré cauchemar. Tu as dû te croire coincé dans une baignoire.
— Je ne sais pas ce qui se passait, mentis-je.
Il garda quelques instants le silence. Obstiné, le ventilateur électrique poursuivait son bourdonnement où s’infiltrait par intermittence l’inlassable rumeur nocturne de la grande ville. Puis il se décida :
— Quelque chose te tracasse. Je le vois bien. As-tu envie de me dire ce que c’est ? Qui sait, peut-être pourrais-je t’aider. Est-ce qu’il s’agit d’une fille, je veux dire une femme ?
— Oui, dis-je au bout d’un instant, une femme.
— Est-ce que tu veux tout me raconter ? Moi aussi, tu sais, j’ai eu ma part d’ennuis dans ce domaine.
Cela m’aida un peu de me confier à lui, quand bien même mes confidences demeurèrent vagues et schématiques : une réfugiée polonaise sans nom, de quelques années mon aînée, belle mais d’une façon que je ne pouvais définir, une victime de la guerre. Je fis vaguement allusion à Auschwitz, mais ne parlai pas de Nathan. Je l’avais aimée pendant une brève période, poursuivis-je, mais pour diverses raisons, la situation était devenue impossible. Je glissai sur les détails : son enfance en Pologne, son arrivée à Brooklyn, son travail, sa mauvaise santé persistante. Et un jour, simplement, elle avait disparu, lui dis-je, et je n’avais aucun espoir qu’elle revienne jamais. Je gardai quelques instants le silence, puis ajoutai, d’une voix stoïque :
— Je finirai bien sans doute par reprendre le dessus.
Je ne cachai pas que je souhaitais changer de sujet. Parler de Sophie n’avait servi qu’à une chose, des spasmes de douleur me nouaient de nouveau les tripes, des vagues d’abominables crampes.
Mon père marmonna quelques mots conventionnels de sympathie, puis s’enferma dans le silence.
— Et ton travail, ça va ? dit-il enfin.
J’avais jusque-là esquivé le sujet.
— Ce livre, ça avance ?
Je sentis que mon estomac commençait à se dénouer.
— En fait jusqu’ici, tout a très bien marché, dis-je ; j’ai réussi à faire du très bon travail là-bas à Brooklyn. Du moins jusqu’à cette histoire avec cette femme, je veux dire cette séparation. Le résultat, c’est que maintenant tout se trouve au point mort, plus ou moins en panne, disons.
Ce qui, bien sûr, était une litote. C’était avec une ignoble panique que j’envisageais la perspective de mon retour chez Yetta Zimmerman pour, là, tenter de me remettre au travail dans le vide suffocant qui m’attendait en l’absence de Sophie et Nathan, gribouillant sous un toit qui ne serait plus qu’une sinistre chambre de résonance pleine de souvenirs des bons moments partagés, tous disparus maintenant.
— J’espère m’y remettre, et très bientôt, ajoutai-je sans trop de conviction.
Je sentais que notre conversation commençait à languir. Mon père bâilla.
— Ma foi, si tu as vraiment envie de t’y mettre, murmura-t-il, d’une voix empâtée de sommeil, là-bas à Southampton, la vieille ferme t’attend. Ce serait un endroit formidable pour travailler, je le sais. Je voudrais bien que tu y réfléchisses, fils.
Il se remit à ronfler, avec cette fois pour résultat non une cacophonie de zoo, mais un bombardement en règle, comme sur une bande sonore du siège de Stalingrad. De désespoir, j’enfouis ma tête sous mon oreiller.
Je réussis pourtant à somnoler par intermittence, parvins même à sombrer dans un sommeil agité. Je rêvai du fantôme de mon bienfaiteur, Artiste le petit esclave, et je ne sais comment ce rêve se confondit à un autre rêve, celui d’un autre esclave dont j’avais entendu parler des années auparavant – Nat Turner. Je me réveillai en poussant un soupir éperdu. L’aube pointait. Je restai les yeux fixés au plafond dans la lumière opalescente, prêtant l’oreille aux hululements d’une sirène de police dans la rue en contrebas ; le son se mua en un hurlement, horrible, dément. J’écoutai en proie à cette légère angoisse que provoque toujours cette mise en garde stridente ; le son s’estompa, diabolique gazouillis flou, pour enfin s’engloutir dans les tanières de Hell’s Kitchen. Mon Dieu, mon Dieu, songeai-je, comment le Sud et cette hystérie urbaine peuvent-ils coexister dans ce siècle ? C’était un défi à toute compréhension.
Ce matin-là, mon père se prépara à regagner la Virginie. Peut-être fut-ce Nat Turner qui libéra ce flot de souvenirs, cette nostalgie presque fiévreuse du Sud qui me submergea alors sur mon lit, dans la lumière du matin qui s’épanouissait dans la chambre. Peut-être aussi la ferme du Tidewater où mon père m’avait généreusement offert l’hospitalité me parut-elle soudain une perspective infiniment plus séduisante, dans la mesure où j’avais perdu ceux que j’aimais à Brooklyn. Quoi qu’il en fût, tandis qu’à la cafétéria du McAlpin nous avalions un petit déjeuner de crêpes caoutchouteuses, le père me contempla avec des yeux médusés quand je lui dis de prendre un second billet et de me retrouver à Pennsylvania Station. Je rentrais dans le Sud avec lui et allais m’installer à la ferme, déclarai-je dans un flot de paroles, transporté de soulagement et de bonheur. Il suffisait qu’il me laisse le reste de la matinée pour faire mes bagages et quitter pour de bon la maison de Yetta Zimmerman.
Pourtant, je l’ai déjà dit, les choses ne se passèrent pas de cette façon – pas ce jour-là du moins. Je téléphonai à mon père de Brooklyn, contraint de lui dire que, réflexion faite, j’avais décidé de rester. Car ce matin-là au Palais Rose, j’avais rencontré Sophie sur le palier à notre étage ; plantée solitaire au milieu du désordre de cette chambre qu’elle avait, croyais-je, abandonnée à jamais. Je me rends compte avec le recul que je survins à un moment mystérieusement décisif. Dix minutes plus tard seulement, elle eût déjà rassemblé ses bricoles et quitté les lieux, et sans doute ne l’aurais-je jamais revue. Il est stupide de vouloir réinventer le passé. Mais aujourd’hui encore, je ne peux m’empêcher de me demander s’il n’aurait pas mieux valu pour Sophie que lui fût épargnée mon intervention fortuite. Qui sait si au bout du compte elle ne s’en serait pas sortie, n’aurait pas réussi à survivre ailleurs – peut-être loin de Brooklyn ou même loin de l’Amérique. Ou encore qui sait, loin de partout.
Parmi les opérations les moins connues prévues par la stratégie d’ensemble des Nazis, l’une des plus sinistres fut le programme baptisé Lebensborn. Enfanté par le délire phylogénétique des Nazis. Lebensborn (littéralement, printemps de la vie) visait à grossir les rangs de l’Ordre Nouveau, à l’origine grâce à un programme délibéré de natalité, et par la suite au moyen du kidnapping systématique dans les pays occupés d’enfants « adéquats » du point de vue racial, qui étaient alors expédiés au fin fond de la Mère Patrie, et placés dans les foyers de fidèles partisans du Führer pour être élevés dans un environnement national-socialiste parfaitement aseptique. En théorie, les enfants devaient être de pure race germanique. Qu’il y eût cependant de nombreux Polonais parmi ces jeunes victimes est un nouvel exemple de l’opportunisme cynique que pratiquaient souvent les Nazis à l’égard des problèmes raciaux, dans la mesure où, bien que considérés comme des sous-hommes et, comme tous les autres peuples slaves, tout désignés pour succéder aux Juifs dans le programme d’extermination, de très nombreux Polonais parvenaient à satisfaire certaines grossières normes physiques – grâce à un type de visage assez familier pour ressembler aux visages nordiques, et souvent aussi à une blondeur radieuse qui plus que tout peut-être, comblait le sens esthétique des Nazis.
Lebensborn n’eut jamais l’envergure dont avaient rêvé les Nazis, mais connut cependant un succès relatif. Dans la seule ville de Varsovie, les enfants arrachés à leurs parents se comptèrent par dizaines de milliers, et dans leur immense majorité – renommés Karl ou Liesel, Heinrich ou Trudi, et engloutis dans l’étreinte vorace du Reich – ils ne revirent jamais leurs véritables familles. En outre, d’innombrables enfants qui avaient satisfait aux premiers filtrages, mais par la suite n’avaient pu surmonter d’autres tests raciaux plus rigoureux, furent exterminés, dont certains à Auschwitz. Ce programme, bien entendu, devait en principe demeurer secret comme la plupart des ignobles projets de Hitler, mais il n’était guère possible qu’une iniquité aussi monstrueuse demeurât à jamais inaperçue. Dans les derniers mois de 1942, un bel enfant blond de cinq ans, le fils d’une amie de Sophie, qui habitait un appartement voisin du sien dans son immeuble de Varsovie éventré par les bombes, fut escamoté et ne reparut jamais. Les Nazis eurent beau s’évertuer à entourer leur forfait d’un rideau de fumée, l’identité des coupables ne fit aucun doute pour personne, pas même pour Sophie. Par la suite et à son extrême stupéfaction, Sophie constata que ce concept du Lebensborn – qui à Varsovie lui avait inspiré tant d’horreur et de dégoût qu’elle cachait souvent son fils, Jan, dans le fond d’un placard, chaque fois que des pas lourds retentissaient dans l’escalier – se mua peu à peu à Auschwitz en une chose dont elle rêvait souvent et qu’elle désirait avec une fébrilité intense. Cette fièvre lui fut communiquée par une de ses amies, détenue comme elle – dont il sera question par la suite –, et en vint à représenter à ses yeux l’unique moyen de sauver la vie de Jan.
Lors de cet après-midi en compagnie de Rudolf Höss, me dit-elle, elle s’était juré de pousser le Commandant à aborder le sujet du programme Lebensborn. Il lui faudrait jouer ses cartes de manière subtile et détournée, mais la chose était possible. Au cours des journées qui avaient précédé leur affrontement, elle avait réfléchi et conclu avec une remarquable logique que Lebensborn risquait d’être l’unique moyen de tirer Jan du Camp des Enfants. Ceci d’autant plus que, comme elle, Jan était bilingue et depuis toujours parlait polonais et allemand. Ce fut alors qu’elle me dit une chose qu’elle m’avait jusqu’alors cachée. Une fois qu’elle aurait réussi à gagner la confiance du Commandant, elle se proposait de lui suggérer d’utiliser son immense pouvoir pour obtenir qu’un joli petit Polonais blond qui parlait allemand, au teint pâle et tavelé, aux yeux couleur de bleuet et au profil finement ciselé de pilote en herbe de la Luftwaffe, fût transféré sain et sauf du Camp des Enfants et placé dans un centre administratif, à Cracovie, Katowice, Wroclaw ou ailleurs, pour ensuite être expédié en lieu sûr quelque part en Allemagne. Il était inutile qu’elle connût la destination de l’enfant ; elle aurait même renoncé une fois pour toutes à se renseigner sur son lieu d’hébergement et son avenir, à condition d’avoir la certitude qu’il se trouvait sain et sauf quelque part au cœur du Reich, où il aurait de fortes chances de survivre, alors qu’en restant à Auschwitz, il avait toutes les chances de périr. Mais bien entendu, cet après-midi-là, tout avait mal tourné. Dans son désarroi et sa panique, elle avait carrément imploré Höss d’accorder la liberté à Jan, et la façon imprévue dont il avait réagi à sa prière – sa crise de fureur – l’avait laissée complètement démontée, incapable désormais de parler du Lebensborn, à supposer qu’elle eût encore assez de présence d’esprit pour penser à le faire. Pourtant, tout n’était pas irrémédiablement perdu.
Si elle voulait voir surgir l’occasion de proposer à Höss ce moyen presque innommable de sauver son fils, il lui fallait attendre – ce qui le lendemain provoqua une scène étrange et éprouvante.
Mais elle ne put se résoudre à me raconter tout cela d’un seul coup. Au Maple Court cet après-midi-là, après m’avoir décrit comment elle s’était jetée aux pieds du Commandant, elle se tut brusquement, et tournant les yeux vers la fenêtre pour éviter de croiser mon regard, demeura un long moment silencieuse. Puis, me priant brusquement de l’excuser, elle disparut quelques minutes dans les toilettes des femmes. Et tout à coup, le juke-box : de nouveau, les Andrews Sisters. Je jetai un coup d’œil sur la pendule en plastique maculée de chiures de mouches qui célébrait les vertus du whisky Carstairs : il était presque cinq heures et demie, et je constatai non sans surprise que Sophie avait parlé presque tout l’après-midi. Jamais je n’avais entendu parler de Rudolf Höss avant cette journée, mais par son éloquence simple et pourtant pleine de réticences, elle l’avait doté d’autant de substance et de réalité qu’en avaient jamais eu les spectres neurotiques qui parfois hantaient mes rêves. Il était manifeste pourtant qu’elle ne pouvait indéfiniment continuer à évoquer cet homme et ce passé, d’où son interruption délibérée et sans appel. Et certes, en dépit du sentiment de mystère et de frustration sur lequel elle m’avait laissé, je n’étais pas mufle au point de la pousser à m’en dire davantage. Je voulais oublier tout cela, même si je demeurais secoué par la révélation qu’elle avait eu un enfant. Il était visible que les confidences que déjà elle avait déversées sur moi lui avaient beaucoup coûté ; cela m’était apparu clairement dans la brève vision que j’avais eue de ses yeux au regard mort, torturé, englouti dans les affres de souvenirs plus noirs que son esprit ne pouvait sans doute l’endurer. Aussi me jurai-je bien que le sujet, pour le moment du moins, était clos.
Je commandai une bière au serveur irlandais débraillé et attendis le retour de Sophie. Les habitués du Maple Court, flics, garçons d’ascenseur, gardiens d’immeubles venus s’octroyer une pause et piliers de bar en virée avaient commencé à arriver un à un, auréolés d’une légère buée qu’ils devaient à la pluie qui n’avait cessé de tomber pendant des heures. Le tonnerre grondait encore dans le lointain au-dessus des remparts de Brooklyn, mais le crépitement désormais sans force de la pluie, pareil au bruit intermittent d’un danseur de claquettes, m’apprenait que le pire du déluge était passé. Je suivais d’une oreille les commentaires sur les Dodgers, un sujet qui cet été-là frisait souvent la folie. J’avalai une grande lampée de ma bière, en proie soudain à un désir effréné de prendre une bonne cuite. Désir en partie provoqué par les images d’Auschwitz qu’avait évoquées Sophie et dont je gardai dans mes narines une authentique puanteur qui me rappelait les suaires pourris et les tas d’ossements humides que j’avais un jour entrevus parmi les ronces du cimetière des pauvres de New York – un lieu coupé du monde comme une île et dont j’avais fait la connaissance dans un passé récent, un univers fait, comme Auschwitz, de chair morte en train de brûler, et comme Auschwitz encore, peuplé de prisonniers. J’avais été cantonné sur l’île, pendant une brève période, dans les tout derniers jours de ma carrière militaire. Cette odeur de charnier revenait bel et bien me frapper les narines, et pour la chasser, j’avalai goulûment ma bière. Mais par ailleurs une partie de ma trouille était en rapport avec Sophie, et soudain hérissé d’angoisse, je fixai les yeux sur la porte des toilettes – et si elle m’avait faussé compagnie ? si elle avait disparu ? –, incapable d’imaginer comment affronter à la fois la nouvelle crise qu’elle avait provoquée dans ma vie et ce désir fou que j’avais d’elle, pareil à une absurde boulimie pathologique, et qui avait quasiment paralysé ma volonté. Mon éducation presbytérienne n’avait certes pas anticipé ce genre de complication.
Car le plus terrible, c’était que maintenant, alors que je venais juste de la redécouvrir – alors que sa présence venait seulement de commencer à ruisseler sur moi comme une bénédiction –, elle paraissait une fois de plus sur le point de disparaître de ma vie. Ce matin même, quand je l’avais retrouvée par hasard au Palais Rose, elle s’était hâtée de me dire qu’elle avait toujours l’intention de partir. Elle n’était revenue que pour rassembler les quelques affaires qu’elle avait omis d’emporter. Le Dr. Blackstock, empressé comme toujours, et inquiet à l’idée qu’elle venait de rompre avec Nathan, lui avait trouvé un logement minuscule mais convenable dans le centre de Brooklyn, beaucoup plus près de son cabinet, et elle était en train de s’y installer. J’avais senti le cœur me manquer. Il était tacitement évident que, bien que Nathan l’eût abandonnée pour de bon, elle était toujours folle de lui ; la moindre allusion de ma part à son existence avait pour résultat d’assombrir ses yeux de chagrin. Même sans parler de cela, je manquais totalement du courage nécessaire pour lui avouer mon amour ; je ne pouvais, sans passer pour un idiot, la suivre jusqu’à son nouveau domicile, à des kilomètres de là – ne l’aurais pas pu de toute façon, même si j’en avais eu le moyen. Je me sentais paralysé, les jarrets coupés par la situation, tandis que tout montrait qu’elle se préparait à sortir de l’orbite de mon existence accablée par cet amour absurdement malheureux. Il y avait dans cette prise de conscience de mon malheur imminent quelque chose de si menaçant, que je ne tardai pas à éprouver une sourde nausée. Et une angoisse pesante, irraisonnée. C’est pourquoi, Sophie ne revenant toujours pas des toilettes après ce qui me parut une éternité (peut-être quelques minutes seulement), je me levai, bien résolu à envahir ces lieux intimes pour me mettre à sa recherche, quand… ah ! elle fit sa réapparition. À ma surprise et à mon ravissement, elle souriait. Encore aujourd’hui, il me revient souvent des images de Sophie surgissant au milieu de scènes du Maple Court. En tout cas, que ce fût par accident ou volonté céleste, un trait de soleil où dansaient des poussières, perçant les derniers nuages d’orage qui s’éloignaient au-dehors, illumina un bref instant ses cheveux et sa tête, l’auréolant d’un halo immaculé digne du quattrocento. Vu la fringale de désir qui me mordait le ventre, je ne tenais guère à ce qu’elle parût angélique, mais il en était ainsi. Puis le halo se dissipa, elle se dirigea d’un pas ferme vers moi, la soie de sa jupe ondoyant en frissons innocents et voluptueux sur son entrecuisse nettement souligné, et tout au fond des mines de sel de mon esprit malade j’entendis un esclave, ou un âne, pousser un faible gémissement de désespoir. Combien de temps encore, Sting, combien, vieux compère ?
— Je m’excuse d’avoir tardé si longtemps, Stingo, dit-elle en se rasseyant près de moi.
Après les événements de l’après-midi, je n’en croyais pas mes yeux de la voir si enjouée.
« Dans les toilettes, j’ai rencontré une vieille bohémienne* russe – tu sais, une diseuse de bonne aventure*.
— Quoi ? fis-je. Oh, tu veux dire une voyante.
J’avais aperçu à plusieurs reprises la vieille haridelle dans le bar, une des innombrables racoleuses tziganes de Brooklyn.
— Oui, elle m’a lu les lignes de la main, dit-elle d’une voix animée. Elle m’a parlé en russe. Et tu veux savoir ? Voici ce qu’elle m’a dit. Elle m’a dit : ‘Vous avez eu de la malchance ces derniers temps. À cause d’un homme. Un amour malheureux. Mais n’ayez pas peur. Tout finira par s’arranger.’ Pas vrai que c’est merveilleux, Stingo ? N’est-ce pas tout simplement formidable ?
J’eus alors le sentiment, et je l’ai toujours, au diable le sexisme, que les femmes en apparence les plus rationnelles raffolent comme des midinettes de ce genre de frissons* gentiment occultes, mais je laissai passer et ne dis rien ; la prédiction paraissait causer une joie immense à Sophie et, bientôt, je ne pus m’empêcher de me sentir gagné par son humeur. (Mais que diable cela pouvait-il bien vouloir dire ? me tracassai-je. Nathan était parti.) Cependant le Maple Court commençait à palpiter d’ombres malsaines, je me languissais du soleil, et lorsque je proposai de faire quelques pas, d’aller respirer un peu la fraîcheur de cette fin d’après-midi, elle accepta avec empressement.
Lavé par l’orage, Flatbush étincelait. La foudre était tombée tout près ; une odeur d’herbe planait dans l’air, si forte qu’elle éclipsait la senteur de choucroute et de pâtisserie. Mes paupières me semblaient encroûtées. Ébloui par la lumière crue, je clignais douloureusement les yeux ; venant après les noirs souvenirs de Sophie et la pénombre crépusculaire du Maple Court, les rangées d’immeubles bourgeois qui bordaient Prospect Park semblaient étincelants, éthérés, presque méditerranéens, comme un Athènes plat et feuillu. Nous avançâmes jusqu’au coin des Parade Grounds et suivîmes des yeux les gosses qui jouaient au base-ball dans les terrains vagues. Dans le ciel, l’avion bourdonnant qui remorquait sa bannière, immuablement présent tout cet été de Brooklyn sur la toile de fond bleu azur striée de nuages, vantait comme toujours les frissons nocturnes de l’hippodrome d’Aqueduct. Longtemps nous restâmes accroupis dans une touffe de broussailles à l’odeur fétide et trempée de pluie tandis que j’expliquais à Sophie les secrets du base-ball ; c’était une élève sérieuse, gentiment captivée, les yeux attentifs. Je me retrouvai tellement absorbé par mon zèle didactique qu’enfin s’éparpillèrent tous les doutes et les perplexités qui subsistaient encore dans mon esprit depuis la fin de son long monologue, jusqu’à la plus redoutable et la plus mystérieuse de toutes les incertitudes : qu’était-il enfin de compte advenu de son petit garçon ?
La question revint me harceler tandis que nous rentrions chez Yetta, à une centaine de mètres à peine de là. Je me demandais si l’histoire de Jan était une chose qu’elle parviendrait jamais à évoquer. Le doute pourtant ne tarda pas à s’évanouir. Une autre angoisse me tourmentait maintenant : cette fois c’était à propos de Sophie elle-même que je me rongeais. Et la douleur s’intensifia lorsqu’elle mentionna de nouveau qu’elle partirait le soir même pour s’installer dans son nouvel appartement. Ce soir ! Il n’était que trop clair que « ce soir » signifiait tout de suite.
— Tu vas me manquer, Sophie, lâchai-je soudain, tandis que nous gravissions à pas lourds les marches du Palais Rose – j’eus conscience qu’une note de muflerie vibrait dans ma voix, sur le point de basculer dans le désespoir. C’est vrai, tu vas me manquer !
— Oh, mais on se reverra, ne t’en fais pas, Stingo. Vrai, c’est sûr ! Après tout, je ne m’en vais pas très loin. Je serai toujours à Brooklyn.
Le baume de ses paroles m’apportait un peu de réconfort, mais un réconfort d’une espèce fragile et anémique ; il témoignait de son loyalisme et d’une forme de tendresse et de désir – un désir très résolu même – de préserver les vieux liens d’amitié. Mais il y manquait cette émotion qui suscite les cris et les murmures. Elle avait pour moi de l’affection – cela j’en étais sûr-–, mais de la passion, non. Sur ce point je pouvais dire que je m’étais bercé d’espoir, mais non pas d’illusions.
« Nous dînerons souvent ensemble, dit-elle, tandis que dans son sillage je grimpais jusqu’au premier. Et ne l’oublie pas, Stingo, toi aussi tu vas me manquer. Après tout, vous êtes mes meilleurs amis, toi et le Dr. Blackstock.
Nous passâmes dans sa chambre. Elle avait déjà l’air aux trois quarts abandonnée. Je fus frappé de voir que le tourne-disque était toujours là ; je me souvins vaguement de ce que Morris Fink m’avait dit, Nathan se proposait de revenir le chercher, mais visiblement il ne l’avait pas fait. Sophie alluma la radio, et WQXR se mit à brailler l’ouverture de Russlan and Ludmilla. C’était là le genre de galimatias romantique que l’un comme l’autre nous avions peine à supporter, mais elle ne l’arrêta pas ; le martèlement des tambours tartares retentit sourdement dans la chambre.
— Je vais t’écrire mon adresse, dit-elle en fouillant dans son sac à main. C’était un sac de luxe, marocain je crois, fait de beau cuir repoussé, un objet qui accrocha mon regard uniquement parce que je me souvenais du jour où, quelques semaines plus tôt, Nathan, avec un orgueil et une joie délirants, lui en avait fait cadeau.
« Tu viendras souvent me voir et nous sortirons dîner. Il y a un tas de bons restaurants dans le quartier, bons mais aussi bon marché. Bizarre, j’avais l’adresse sur un bout de papier, où est-il passé ? Je ne me souviens même pas du numéro. Quelque part dans une rue qui s’appelle Cumberland, en principe c’est à deux pas de Fort Greene Park. Nous pourrons encore faire des promenades, Stingo.
— Oh, mais je vais me sentir très seul, Sophie, dis-je.
Détachant son regard fixé sur la radio, elle me glissa un coup d’œil avec un air que sans doute j’aurais pu considérer comme coquin, manifestement indifférente à ma Sophiemanie non déguisée, et articula des mots qui exprimaient le type de niaiserie que moins que tout j’avais envie d’entendre.
— Tu vas rencontrer une jolie fille, Stingo, très bientôt – j’en suis sûre. Quelqu’un de très attirant. Quelqu’un comme cette jolie Leslie Lapidus, mais seulement moins coquette, plus complaisante*.
— Oh, Grand Dieu, Sophie, gémis-je, délivrez-moi de toutes les Leslies du monde.
Et brusquement, je ne sais quoi dans cette situation – le départ imminent de Sophie, mais aussi le sac à main et la chambre presque vide mais encore pleine de souvenirs de Nathan et d’un passé tout récent, la musique, les crises de fou rire et les moments merveilleux que nous avions partagés –, tout cela m’accabla d’un désespoir tellement débilitant que je laissai échapper un nouveau gémissement, si fort que je vis une lueur de surprise jaillir comme un éclair de perles dans les yeux de Sophie. Et soulevé soudain d’une violente émotion, je me surpris à lui empoigner fermement les bras.
« Nathan ! m’écriai-je. Nathan ! Nathan ! Mais bonté divine, qu’est-ce qui s’est passé. Qu’est-il donc arrivé, Sophie ? Dis-le-moi !
J’étais tout près d’elle, nez contre nez, et je me rendis compte que je bredouillais et qu’un ou deux postillons avaient atterri sur sa joue.
« Voilà un type extraordinaire qui t’aime comme un fou, un vrai Prince Charmant, un homme qui t’adore – je l’ai vu sur son visage, Sophie, c’est une forme d’adoration – et tout à coup, te voilà hors de sa vie ! Seigneur Dieu, mais qu’est-ce qui lui est arrivé, Sophie ? Il te rejette de sa vie ! Tu ne peux pas me faire croire que c’est simplement à cause de je ne sais quel soupçon idiot qui le pousse à croire que tu l’as trompé, comme il l’a prétendu l’autre soir au Maple Court. Tout ça doit avoir une signification plus profonde, une raison plus profonde. Et puis, il y a moi ? Moi ? Moi !
Je me mis à me frapper la poitrine pour souligner l’importance de ma participation à cette tragédie.
« Que dire de la manière dont il m’a traité, ce type ? Je veux dire, Sophie, Grand Dieu, je n’ai pas besoin de te l’expliquer, Nathan était devenu comme un frère pour moi, un foutu salaud de frère. Je n’ai jamais connu personne comme lui dans ma vie, quelqu’un d’aussi intelligent, d’aussi généreux, drôle et gai, d’aussi – oh, Bon Dieu, disons personne d’aussi formidable. Je l’aimais, ce type ! Je veux dire, c’est finalement Nathan et personne d’autre qui, après avoir lu mon brouillon, m’a donné la foi de persévérer et de devenir écrivain. J’ai senti qu’il le faisait par amour. Et puis voilà qu’à cause d’une idée sortie de je ne sais où – sortie de cette saloperie de néant, Sophie, il se jette sur moi comme un chien enragé. Se jette sur moi, me dit que ce que j’écris est de la merde, me traite comme si j’étais à ses yeux le dernier des crétins. Et là-dessus il me raye de sa vie, aussi brutalement et catégoriquement qu’il t’a rayée, toi.
Comme d’habitude, ma voix m’avait échappé pour grimper de quelques octaves, se muant en un mezzo-soprano efféminé.
« Je ne peux pas le supporter, Sophie ! Qu’allons-nous faire ?
Les larmes qui couraient sur les joues de Sophie en petits ruisselets brillants m’avertirent que je n’aurais pas dû m’épancher ainsi. J’aurais dû me maîtriser davantage. Je le voyais maintenant, eût-elle été affligée d’une cicatrice enflammée dont férocement j’aurais arraché les agrafes pour libérer un horrible magma de tissus sanglants et de chairs à vif, je n’aurais pu lui causer pire souffrance. Mais je n’avais pu me retenir ; en vérité, je sentis son chagrin se fondre au mien dans un énorme jaillissement qui se précipita follement tandis que je vitupérais de plus belle.
« Il n’a pas le droit de prendre ainsi l’amour des autres et de pisser dessus de cette façon. Ce n’est pas juste ! C’est… c’est…
Je m’étais mis à bredouiller.
« C’est, nom de Dieu, merde, c’est inhumain !
Alors, sanglotante, elle détourna son visage. Il y avait quelque chose de somnambulique dans sa démarche tandis que, les bras raides le long du corps, elle traversait la chambre pour s’approcher du lit. Puis elle s’affala à plat ventre sur le couvre-lit abricot et enfouit son visage entre ses mains. Elle demeurait silencieuse, mais une houle soulevait ses épaules. Je m’approchai, et restai planté là au-dessus d’elle, à la contempler. Je commençai à pouvoir contrôler ma voix.
« Sophie, dis-je, pardon, pardon pour tout cela. Mais voilà, je n’y comprends rien. Je ne comprends rien à Nathan, et peut-être qu’à toi non plus, je ne comprends rien. Pourtant je me crois capable de deviner beaucoup plus de choses à propos de toi que je ne pourrai jamais en deviner à propos de lui.
Je me tus. Mentionner ce point que, pour sa part, elle avait visiblement ressenti comme trop odieux pour vouloir en discuter, c’était, je le savais, lui infliger une nouvelle blessure – et ne m’avait-elle pas de ses propres lèvres mis en garde contre la tentation d’en parler ? –, mais je me sentais contraint de dire ce que j’avais à dire. Me baissant, je posai doucement ma main sur son bras nu. La peau était très chaude et semblait palpiter sous mes doigts comme la gorge d’un oiseau éperdu de frayeur.
« Sophie, l’autre soir, l’autre soir au Maple Court quand il… quand il nous a rejetés. Cette soirée affreuse. Sûrement qu’il savait que tu avais un fils là-bas – tu m’as dit il n’y a pas si longtemps que ça, tu le lui avais confié. Dans ce cas, comment a-t-il pu se montrer aussi cruel avec toi, te railler de cette façon, te demander comment tu avais réussi à survivre alors que tant d’autres étaient envoyés – le mot faillit m’étrangler, un caillot dans ma gorge, mais je parvins à me l’arracher – à la chambre à gaz. Comment quelqu’un a-t-il osé te faire une chose pareille ? Comment quelqu’un qui t’aime a-t-il pu se montrer d’une cruauté aussi incroyable ?
Elle demeura un moment sans rien dire, simplement vautrée là sur le lit le visage enfoui entre les mains. Assis près d’elle à l’extrême bord du lit, je caressais doucement la peau de son bras, agréablement chaude, presque fiévreuse, en contournant d’un doigt délicat la cicatrice du vaccin. D’où j’étais, je voyais distinctement le sinistre tatouage noir-bleu, la rangée de chiffres d’une netteté extraordinaire, une petite clôture de barbelés faite de chiffres bien ordonnés parmi lesquels un « sept », tranché par la méticuleuse barre européenne. Je respirai ce parfum végétal qu’elle mettait si souvent. Était-il concevable, Stingo, supputais-je, qu’elle finisse un jour par t’aimer ? Et je me demandai soudain si j’aurais l’audace, là maintenant, de lui faire des avances. Non, non certainement pas. Allongée ainsi sur le lit, elle paraissait affreusement vulnérable, mais mon éclat m’avait épuisé, me laissant vaguement ébranlé et vidé de désir. Déplaçant les doigts vers le haut, j’effleurai les mèches folles de ses cheveux paille. Enfin je devinai qu’elle s’était arrêtée de pleurer. Puis je l’entendis dire :
— Ça n’a jamais été de sa faute. Il y a toujours eu ce démon, ce démon qui surgit quand il est au milieu de ses tempêtes*. C’était le démon qui était au pouvoir, Stingo.
J’ignore quelle image à cet instant précis, parmi celles qui presque simultanément surgissaient à l’extrême périphérie de ma conscience, provoqua en moi ce frisson glacé qui courut tout au long de ma colonne vertébrale : celle d’un monstrueux Caliban noir ou celle de l’abominable golem de Morris Fink. Mais je me sentis frissonner, et au milieu du spasme qui me secouait, dis :
— Que veux-tu dire, Sophie – un démon ?
Elle ne répondit pas sur-le-champ. Mais, après un long silence, elle releva la tête, et d’une voix douce et indifférente, dit une chose qui me laissa proprement abasourdi, tant cette chose était surprenante, tant elle faisait partie d’une autre Sophie que jusqu’à ce jour-là jamais je n’avais contemplée :
— Stingo, dit-elle, je peux pas partir aussi vite. Trop de souvenirs. Rends-moi un grand service. Je t’en prie. Fais un saut jusqu’à Church Avenue et achète une bouteille de whisky. J’ai très envie de me soûler.
Je lui rapportai le whisky – une flasque de rye – qui l’aida à trouver la force de me raconter certains des mauvais moments de l’année houleuse qu’elle avait partagée avec Nathan, avant mon entrée en scène. Moments dont le récit pourrait paraître superflu, n’était-ce le fait que Nathan devait revenir pour de nouveau hanter nos vies.
Dans le Connecticut, quelque part sur la belle route forestière en lacet qui selon un axe nord-sud s’étire le long du fleuve entre New Milford et Canaan, s’élevait autrefois une vieille auberge de campagne aux planchers de chêne en pente, avec des chambres toutes blanches décorées de broderies accrochées aux murs, deux setters irlandais trempés et pantelants au pied de l’escalier et une odeur de bûches de pommier brûlant dans la cheminée – et ce fut là, me dit Sophie cette nuit-là, que Nathan tenta de lui prendre la vie avant de mettre un terme à la sienne au nom de ce que l’on appelle désormais dans la langue courante un pacte de suicide. La chose se produisit à l’automne, au moment où les feuilles étaient en pleine incandescence, quelques mois après leur première rencontre à la bibliothèque de Brooklyn Collège. Sophie me dit que pour de multiples raisons elle aurait gardé le souvenir du terrible épisode (entre autres, c’était la première fois depuis qu’ils se connaissaient qu’il élevait vraiment la voix en s’adressant à elle), mais jamais elle ne serait parvenue à effacer de son esprit la raison principale : son insistance furieuse (là encore pour la première fois depuis qu’ils vivaient ensemble) pour qu’elle justifie de façon satisfaisante à ses yeux ce qui lui avait permis de survivre à Auschwitz tandis que « les autres » allaient au trépas.
Lorsque Sophie me décrivit ces brimades, puis me fit le récit pathétique des événements qui avaient suivi, me revint bien entendu sur-le-champ à l’esprit le comportement dément de Nathan lors de cette nuit encore toute proche du Maple Court, où il nous avait tous deux gratifiés de ses adieux irréversibles et sarcastiques. Je faillis faire remarquer à Sophie cette analogie et lui demander ce qu’elle en pensait, mais à ce moment-là, déjà – tout en dévorant un énorme monceau de spaghetti fumants dans un petit restaurant italien de Coney Island Avenue que Nathan et elle avaient l’habitude de fréquenter – elle s’était laissé tellement absorber par la chronique de leur vie commune que j’hésitai, bafouillai lamentablement, puis m’enfermai dans un silence pesant. Je réfléchissais au whisky. Sophie et son whisky me laissaient perplexe – perplexe et quelque peu accablé. En premier lieu elle tenait le coup comme un hussard polonais ; il était stupéfiant de voir cet être posé, charmant et d’ordinaire péniblement réservé, boire comme un trou ; un bon quart de la flasque de Seagram’s que j’avais achetée s’était déjà évanoui quand nous prîmes un taxi pour nous rendre au restaurant. (Elle exigea aussi d’emporter la bouteille, sur laquelle, il est important d’ajouter, je ne me livrai à aucune incursion, m’en tenant, comme toujours, à la bière.) J’attribuai ce nouveau caprice au chagrin où la plongeait la disparition de Nathan.
D’ailleurs, ce qui me frappa le plus chez Sophie fut davantage sa manière de boire que la quantité. Car il faut reconnaître qu’en dépit de ses quarante-cinq degrés, cet alcool puissant à peine dilué d’un peu d’eau parut n’affecter en rien la langue ou l’agilité d’esprit de Sophie. Ce fut du moins vrai les premières fois que je la vis s’adonner à ce nouveau passe-temps. Parfaitement calme, toutes ses boucles paille bien en place, elle se rinçait la dalle avec l’allégresse d’une servante d’auberge de Hogarth. Je me demandais même si elle n’était pas protégée par certaine immunité génétique ou culturelle à l’alcool que les Slaves semblent partager avec les Celtes. À part une tendre roseur, le Seagram’s 7 ne paraissait altérer son expression et son comportement que de deux façons. Il la transformait en une conteuse intarissable. Il la poussait à s’épancher sans réticences. Non qu’elle se fût jamais retenue en ma présence quand elle parlait de Nathan ou de la Pologne et de son passé. Mais le whisky transformait son discours en une avalanche remarquable par la précision et le calme de ses rythmes. Une sorte de diction lubrifiée dans laquelle bon nombre de ses consonnes polonaises les plus rugueuses se retrouvaient comme par magie lissées. L’autre anomalie que provoquait en elle le whisky était parfaitement charmante. Charmante, certes, mais frustrante à en perdre la raison : le whisky libérait pratiquement toutes ses foutues réserves sur le chapitre du sexe. En proie à un mélange d’embarras et de ravissement, je l’écoutai en me tortillant évoquer sa vie amoureuse avec Nathan. Les mots sortaient avec une franchise délicieuse, véhiculés par une voix parfaitement naturelle, vaguement titillée comme celle d’un enfant qui vient de découvrir le latin charabia.
— Il disait que j’étais un extraordinaire petit cul, proclama-t-elle avec nostalgie, et, peu après, ajouta : On adorait se planter devant la glace pour baiser.
Seigneur Dieu, si seulement elle avait su quel genre d’étoiles dansaient dans ma cervelle quand elle se laissait aller à ces expressions délicieuses.
Mais, le plus souvent, son humeur était funèbre quand elle parlait de Nathan, égrenant ses souvenirs avec un usage obstiné du passé ; à croire qu’elle parlait de quelqu’un depuis longtemps mort et enterré. Et quand elle me fit le récit de ce « pacte de suicide » qu’ils avaient conclu lors de ce week-end dans la campagne gelée du Connecticut, la tristesse et la stupéfaction m’accablèrent. Pourtant, je ne crois pas qu’en apprenant ce navrant petit incident, ma stupéfaction fut en rien comparable à la surprise que j’éprouvai quand, peu après m’avoir fait le récit de leur rendez-vous avorté avec la mort, elle me révéla une autre nouvelle tout aussi sinistre.
— Tu sais. Stingo, dit-elle avec un rien d’hésitation, tu sais que Nathan n’arrêtait pas de prendre des drogues. Je n’ai jamais su si tu t’en étais aperçu ou non. En tout cas, je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas été tout à fait honnête avec toi. Je n’ai jamais été capable de te le dire.
La drogue, me dis-je. Seigneur miséricordieux. À vrai dire, j’avais peine à y croire. Sans doute le lecteur à la coule se sera-t-il déjà posé cette question à propos de Nathan, mais ce n’était certainement pas mon cas. En 1947, j’étais aussi naïf en matière de drogue qu’en matière d’amour. (Oh, ces innocentes années quarante et cinquante !) La civilisation de la drogue de notre époque n’avait pas, cette année-là, encore vu poindre les premières lueurs de son aube, et l’idée que je me faisais de la toxicomanie (à supposer que j’y eusse jamais vraiment réfléchi) était indissociable de l’image des « possédés de la drogue » – déments aux yeux exorbités prisonniers de camisoles de force et emmurés dans des asiles perdus au fond de la campagne, impitoyables bourreaux d’enfants, zombies aux aguets dans les ruelles de Chicago, Chinois comateux vautrés au fond de leurs bouges enfumés, et ainsi de suite. La drogue portait les stigmates d’une irrémédiable dépravation presque aussi maudite à mes yeux que certaines images de l’acte sexuel – que jusqu’à mes treize ans au moins je me représentais comme un acte bestial perpétré en secret sur la personne de fausses blondes par d’énormes ex-forçats ivres et mal rasés qui jamais ne quittaient leurs chaussures. Quant aux drogues, il va sans dire que j’ignorais tout des différentes variétés de la gamme et des nuances subtiles qui les séparaient. Exception faite de l’opium, je ne crois pas que j’aurais été capable de citer le nom d’une seule drogue, et j’accueillis tout d’abord ce que me confia Sophie au sujet de Nathan comme j’eusse sans doute accueilli la révélation d’un secret criminel (Qu’il fût criminel n’influençait en rien sur le choc moral que je ressentis.) Je lui déclarai que je n’en croyais rien, mais elle m’assura qu’elle disait la vérité et, lorsque aussitôt après, ma surprise se muant en curiosité, je lui demandai à quelles drogues il s’adonnait, j’entendis pour la première fois de ma vie le mot ‘amphétamine’.
— Il prenait ce truc qu’on appelle Benzédrine, dit-elle, et de la cocaïne. Des doses énormes. Suffisantes parfois pour le rendre fou. Il lui était facile de se les procurer chez Pfizer, à son laboratoire. Bien sûr, ce n’était pas légal.
Ainsi donc, songeai-je stupéfait, voilà ce que cachaient ces bouffées de colère, ces crises de violence déchaînée, de paranoïa. Quel aveugle j’avais été !
Pourtant, elle le savait maintenant, poursuivit-elle, il parvenait la plupart du temps à surmonter son vice. Nathan avait toujours été exalté, vif, bavard, agité ; tout au long des cinq premiers mois qu’ils avaient passés ensemble (et ensemble ils l’étaient presque en permanence) elle ne l’avait surpris que rarement en train de prendre « le truc », aussi fut-ce seulement beaucoup plus tard qu’elle établit un rapport entre la drogue et ce qu’elle prenait simplement chez lui pour un comportement certes un peu frénétique, mais néanmoins banal. Et, me dit-elle alors, tout au long de ces mois de l’année précédente, son comportement – influencé par la drogue ou non –, sa présence dans sa vie, sa personne, lui avaient apporté les journées les plus heureuses qu’elle eût jamais vécues. Elle mesurait combien elle s’était trouvée démunie et à la dérive au moment de son arrivée à Brooklyn et de son installation chez Yetta ; essayant alors de se cramponner à sa raison, essayant de rejeter le passé prisonnier de sa mémoire, elle croyait pouvoir se contrôler (après tout, le Dr. Blackstock ne lui avait-il pas dit que de toutes les secrétaires qu’il avait eues, elle était la plus compétente ?), mais en réalité, elle était à la veille de se laisser submerger par ses émotions, et, comme un chiot précipité dans une onde déchaînée, de s’abandonner au destin.
— Le type qui m’a baisée avec son doigt dans le métro, c’est lui qui ce jour-là m’a forcée à voir les choses en face, dit-elle.
Elle avait beau avoir provisoirement surmonté ce traumatisme, elle se savait sur une pente glissante – précipitée à toute vitesse vers une catastrophe fatale – et elle avait peine à supporter l’idée de ce qui lui serait sans doute arrivé si Nathan (fourvoyé lui aussi dans la bibliothèque par cette extraordinaire journée, en quête d’un recueil épuisé de nouvelles d’Ambrose Bierce ; béni soit Ambrose Bierce ! Loué soit Bierce !) n’avait surgi du néant tel un preux chevalier pour la rendre à la vie.
La vie. Car il s’agissait de cela. Il lui avait littéralement donné la vie. Il lui avait (avec l’aide des soins de son frère Larry) rendu la santé, l’emmenant faire traiter son anémie pernicieuse au Columbia Presbyterian, où le génial Dr. Hatfield avait en outre diagnostiqué diverses autres carences alimentaires qui elles aussi nécessitaient des soins urgents. Entre autres, il découvrit qu’après tant de mois, elle souffrait encore des séquelles du scorbut. Aussi lui prescrivit-il d’énormes pilules. Les vilaines petites hémorragies cutanées, qui n’avaient cessé de torturer tout son corps, disparurent bientôt, mais plus spectaculaire encore fut le changement qui affecta ses cheveux. À ses yeux, ses cheveux d’or avaient toujours été son titre de gloire le plus précieux, mais passés comme le reste de son corps en Enfer, ils étaient devenus raides et hirsutes, ternes, et sans vie. Les soins du Dr. Hatfield furent couronnés de succès, et il ne fallut guère longtemps – six semaines environ – pour que Nathan se mette à ronronner comme un matou affamé dans leur luxuriance, les caressant sans arrêt, et insistant pour qu’elle se fasse embaucher comme modèle pour des marques de shampooing.
De fait, sous la houlette de Nathan, la somptueuse panoplie de la médecine américaine réussit à rendre à Sophie une santé radieuse, autant du moins que la chose se pouvait dans le cas d’un être qui avait enduré tant d’affreuses souffrances, et outre la santé, de merveilleuses dents, des dents toutes neuves. Ses crocs, comme les appelait Nathan, vinrent remplacer le dentier provisoire fourni par la Croix-Rouge suédoise, et eux aussi étaient l’œuvre d’un ami et collègue de Larry – un spécialiste de prothèse dentaire parmi les plus huppés de New York. Il était difficile de les oublier, ces dents. Disons que d’un point de vue dentaire, elles étaient l’équivalent de Benvenuto Cellini. C’étaient des dents fabuleuses, parées du scintillement glacé de la nacre ; chaque fois qu’elle ouvrait vraiment très grand la bouche, elle me rappelait Jean Harlow dans ses gros plans de bécotage, et une ou deux fois quand, par de mémorables journées de soleil, Sophie éclata de rire, ces dents parurent illuminer la pièce tout entière comme l’explosion d’un flash.
Ainsi ramenée dans le monde des vivants, comment n’eût-elle pas vénéré le souvenir des journées merveilleuses que durant tout cet été et le début de l’automne elle passa en compagnie de Nathan. Il se montrait d’une générosité inépuisable et elle, qui pourtant n’avait nullement le goût de luxe, se prit à aimer la bonne vie et accepta ses libéralités avec plaisir – un plaisir qui tenait tout autant à la joie manifeste qu’il éprouvait à donner qu’à ce qu’il lui donnait. Car il lui donnait ou partageait avec elle tout ce qu’elle aurait pu souhaiter : albums de disques de grande musique, billets de concerts, livres polonais, français, américains, repas divins dans des restaurants exotiques de tous genres aux quatre coins de Brooklyn et de Manhattan. Outre son goût du bon vin, Nathan avait un palais de gourmet (réaction, disait-il, à une enfance gavée de ravioli pâteux et de poisson mariné) et il prenait une joie évidente à l’initier à l’incroyable festin bigarré de New York.
Quant à l’argent, on eût dit qu’il ne s’en souciait pas ; de toute évidence, son travail chez Pfizer payait bien. Il lui offrait de beaux vêtements (y compris les « déguisements » baroques et astucieusement assortis dont je les avais vus affublés la première fois), des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets, des pendentifs, des perles. Et puis il y avait les films. Pendant la guerre, les films lui avaient manqué affreusement, presque autant que la musique. À Cracovie avant la guerre, elle s’était, pendant une certaine période, imbibée de films américains – les romances innocentes et sirupeuses des années trente, avec des vedettes comme Erroll Flynn, Merle Oberon, Gable et Lombard. Elle avait aussi adoré Disney, en particulier Mickey Mouse et Blanche-Neige. Et – oh mon Dieu ! – Fred Astaire et Ginger Rogers dans Top Hat ! Ainsi dans le paradis des cinémas de New York, Nathan et elle s’offraient parfois des orgies de films à longueur de week-end – assistant, les yeux rougis, à cinq, six, sept programmes entre le vendredi soir et la dernière séance du dimanche. Elle devait presque tout ce qu’elle possédait à la munificence de Nathan, y compris même (dit-elle avec un petit rire) son diaphragme. La pose d’un diaphragme, par, une fois encore, un confrère de Larry, fut la touche finale et, qui sait, astucieusement symbolique dans le programme médical de restauration conçu par Nathan ; jamais encore elle n’avait porté de diaphragme et elle l’accepta avec un élan de joie libératrice, y voyant l’ultime symbole de sa rupture avec l’Église. Mais elle s’en trouva libérée de plus d’une façon.
— Stingo, dit-elle, jamais je n’aurais cru que deux êtres pouvaient baiser autant. Ni d’ailleurs s’aimer autant.
La seule épine dans cette corbeille de roses, me dit Sophie, était son emploi. Ou plutôt, son obstination à vouloir conserver son emploi chez le Dr. Hyman Blackstock, qui, après tout, n’était qu’un vulgaire chiropracteur. Pour Nathan, frère d’un médecin de grande classe, et qui en outre se considérait lui-même comme un savant passionné (et pour qui les canons de l’éthique médicale étaient aussi sacrés que s’il eût lui-même prononcé le serment d’Hippocrate), l’idée qu’elle s’échinait au service d’un charlatan était quasi intolérable. Lui déclarant sans ambages que c’était à ses yeux une forme de prostitution, il la supplia de donner sa démission. Certes, il affecta d’abord longtemps de réduire toute l’affaire aux dimensions d’une bonne plaisanterie, inventant une foule de gags et d’histoires aux dépens des chiropracteurs et de leur minable profession, histoires qui malgré elle poussaient Sophie à rire ; voyant qu’il se cantonnait dans le style facétieux, elle crut pouvoir en conclure qu’elle aurait tort de prendre ses objections trop au sérieux. Pourtant, même lorsque ses récriminations se firent plus aigres et ses accusations plus graves et plus cinglantes, elle refusa avec obstination de quitter son travail, en dépit du malaise que paraissait éprouver Nathan. Ce fut dans leur relation l’un des rares points de friction sur lesquels elle ne put se résoudre à céder. Et en l’occurrence, elle se montra très ferme. Après tout, elle n’était pas mariée avec Nathan. Il était indispensable qu’elle se sente une certaine indépendance. Il était important qu’elle conserve son travail en une année où les emplois étaient diaboliquement difficiles à décrocher, surtout pour une jeune femme qui (elle le soulignait sans cesse à Nathan) n’avait aucun talent particulier. En outre, elle se sentait très protégée dans son emploi où elle pouvait parler sa langue maternelle avec son patron, sans compter qu’elle avait fini par vouer une franche affection à Blackstock. Il se comportait avec elle comme un parrain ou un bon vieil oncle, et elle n’en faisait aucun mystère Hélas, elle ne tarda pas à se rendre compte que c’était cette affection parfaitement inoffensive et dépourvue de toute coloration romantique dont Nathan tirait ombrage, et qui jetait de l’huile sur le feu de l’antagonisme qui couvait en lui. La chose aurait pu être légèrement comique si sa jalousie mal placée n’eût contenu en germe la violence et pire…
Antérieurement à tout cela. Sophie s’était trouvée indirectement impliquée dans une bizarre tragédie qui mérite d’être racontée, ne serait-ce qu’en raison de la lumière qu’elle projette sur tout ce qui précède.
L’événement est en rapport avec la femme de Blackstock, Sylvia, et le fait qu’elle était une « ivrogne invétérée » ; l’horrible drame se produisit quatre mois environ après que Sophie et Nathan eurent commencé à se fréquenter, au début de l’automne.
— J’avais la certitude qu’elle était une ivrogne, confia plus tard Blackstock à Sophie quand il épancha son désespoir, mais je ne soupçonnais pas la gravité de son vice.
Déchiré de remords, il se reconnut coupable d’aveuglement délibéré ; tous les soirs quand il regagnait Saint-Albans, il s’efforçait de ne pas prêter attention aux propos incohérents qu’elle tenait après l’unique cocktail, en général un Manhattan, qu’il leur préparait à tous deux, attribuant son élocution pâteuse et sa démarche incertaine au simple fait qu’elle tenait mal l’alcool. Néanmoins, il savait qu’il se racontait des histoires et, éperdu d’amour, reculait devant la vérité qui avec une éloquence graphique lui fut révélée quelques jours après la mort de sa femme. Fourrées tout au fond d’un placard de sa salle de bains privée – un sanctuaire où Blackstock ne pénétrait jamais –, il découvrit soixante-dix bouteilles vides de Southern Comfort, qu’apparemment la malheureuse avait eu peur de jeter à la poubelle, bien qu’elle n’eût manifestement éprouvé aucun scrupule à se procurer le puissant cordial et à le stocker par caisses entières. Blackstock comprit – ou s’autorisa enfin à comprendre –, mais seulement quand il fut trop tard, que la chose durait depuis des mois, voire des années.
— Si seulement je ne l’avais pas tellement dorlotée, se lamenta-t-il à Sophie. Si seulement j’avais consenti à affronter le fait qu’elle était une – il broncha sur le mot – une poivrote. J’aurais pu lui faire suivre une psychothérapie, la faire guérir.
Ses récriminations étaient horribles à entendre, « C’est de ma faute, entièrement de ma faute ! sanglotait-il.
Et parmi la collection de reproches dont il s’accablait, le plus grave était celui-ci : fondamentalement conscient de son misérable état, il ne l’avait pas empêchée de prendre le volant.
Sylvia était son petit animal chéri, c’était ainsi qu’il l’appelait. Mon petit animal chéri. Il n’avait en fait personne d’autre sur qui prodiguer ses largesses, et donc, loin d’entonner les traditionnelles lamentations des maris, il encourageait au contraire les fréquentes razzias que faisait son épouse dans les boutiques de Manhattan. Là, en compagnie d’une amie ou d’une autre – toujours riches, dodues et oisives comme elle-même –, elle arpentait Altman, Bergman, Bonwit et une demi-douzaine d’autres magasins de luxe avant de rentrer à Queens avec, empilés sur la banquette arrière, un monceau de boîtes et de paquets bourrés de vêtements et accessoires féminins, dont la plupart restaient à languir encore vierges dans les tiroirs de son secrétaire ou se voyaient relégués dans les recoins de ses multiples placards, où Blackstock découvrit par la suite des dizaines de robes et peignoirs inutilisés et déjà tachés de moisissure. Ce que Blackstock continua d’ignorer, jusqu’au jour où le fait devint hélas irrémédiable, fut qu’après son orgie de courses elle s’enivrait en général avec sa compagne du jour – elle fréquentait surtout le salon-bar du Westbury Hôtel, sur Madison Avenue où le barman savait se montrer amical, indulgent et discret. Mais sa capacité à tenir le Southern Comfort – qui même au Westbury demeurait son breuvage favori – se détériorait rapidement et, quand survint le désastre, il fut brutal, terrifiant et, je le répète, d’une incongruité presque obscène.
Un après-midi qu’elle franchissait le Triborough Bridge pour regagner Saint-Albans, elle perdit le contrôle de sa voiture qu’elle pilotait à une vitesse démente (la police prétendit que le compteur était bloqué à cent quarante), percuta l’arrière d’un camion et alla emboutir le garde-fou du pont, où la Chrysler se retrouva instantanément métamorphosée en un magma d’éclats d’acier et de morceaux de plastique acérés. L’amie de Sylvia, une certaine Mrs. Braustein, mourut trois heures plus tard sur un lit d’hôpital. Quant à Sylvia, elle fut décapitée, ce qui en soi était passablement horrible ; l’intolérable fut qu’au chagrin quasi dément de Blackstock, vint s’ajouter la nouvelle que la tête elle-même avait disparu, catapultée par l’extraordinaire violence du choc dans les eaux de l’East River. (Il existe dans la vie de chacun de curieux hasards qui veulent que l’on croise un jour le chemin d’un être jadis impliqué dans ce que l’on avait considéré comme un fait divers totalement abstrait ; un jour ce printemps-là, je n’avais pu réprimer un léger frisson en lisant un titre du Daily Mirror : LES RECHERCHES SE POURSUIVENT DANS LE FLEUVE POUR RETROUVER LA TÊTE DE LA FEMME, loin de me douter qu’un lien certes fort ténu me rattacherait bientôt au mari de la victime.)
Blackstock parut à deux doigts de se suicider. Son chagrin fut une véritable inondation – amazonien. Il renonça indéfiniment à la direction de son cabinet, confiant ses malades aux soins de son assistant Seymour Katz. Il annonça piteusement qu’il était fort possible qu’il ne se remette jamais à exercer, mais se retire à Miami Beach. Le docteur n’avait aucune famille, et dans son deuil farouche – si profond et atrocement vécu qu’elle ne put s’empêcher de se sentir émue – Sophie se retrouva jouer par subrogation le rôle de parente, une sœur cadette ou une fille. Pendant les quelques journées où se poursuivirent les recherches pour retrouver la tête, Sophie demeura presque en permanence aux côtés de Blackstock dans la maison de Saint-Albans, lui apportant des calmants, lui préparant du thé, écoutant patiemment la mélopée funèbre à la gloire de la morte. Des gens entraient et sortaient par douzaines, mais elle fut le pilier. Il y eut aussi le problème des funérailles – il refusa de laisser inhumer sa femme sans la tête ; Sophie dut se blinder pour absorber un tas de macabres considérations théoriques sur ce problème. (Que se passerait-il si on ne retrouvait jamais rien ?) Mais par miséricorde, la tête ne tarda pas à être récupérée, jetée à la côte sur Riker’s Island. Ce fut Sophie qui prit au téléphone l’appel de la morgue municipale, et ce fut elle encore qui, sur les instances pressantes du médecin légiste, parvint (bien qu’avec une extrême difficulté) à persuader Blackstock de renoncer à son désir d’aller jeter un regard d’adieu aux macabres restes. Enfin réassemblé, le corps de Sylvia fut inhumé dans un cimetière juif de Long Island. Sophie fut stupéfaite de voir l’immense foule d’amis et de malades du docteur accourus pour assister aux funérailles. Dans le cortège, figuraient un représentant personnel du maire de New York, un fonctionnaire de police de haut rang, et Eddie Cantor, le célèbre comédien de la radio dont Blackstock avait soigné la colonne vertébrale.
Dans la limousine des pompes funèbres qui les ramenait à Brooklyn, Blackstock s’effondra sur l’épaule de Sophie et pleura des larmes de désespoir, lui expliquant une fois de plus en polonais combien il tenait à elle, comme si Sophie eût été la fille que Sylvia et lui n’avaient jamais eue. Il ne fut pas un instant question d’organiser une veillée funèbre juive. Blackstock préférait la solitude. Sophie l’accompagna et resta avec lui dans la maison de Saint-Albans pour l’aider à mettre un peu d’ordre. Puis, au début de la soirée – elle protesta en vain qu’elle ferait mieux de prendre le métro – il la reconduisit à Brooklyn dans sa Fleetwood longue comme une péniche, la déposant devant la porte du Palais Rose à l’heure où la brume légère d’un crépuscule d’automne descendait sur Prospect Park. Il semblait beaucoup plus calme et s’était même permis une ou deux petites plaisanteries. En outre et bien qu’il ne fût guère porté sur la boisson, il avait ingurgité un ou deux Scotch légers. Mais là debout près d’elle, devant la maison, il s’effondra de nouveau, et dans la pénombre du crépuscule, l’étreignit convulsivement ; lui fourrant le nez dans le cou, marmonnant des mots yiddish incohérents et poussant des gémissements et des sanglots parmi les plus lugubres qu’elle eût jamais entendus. Si passionnée et farouche était son étreinte, si totale, que Sophie se demanda tout à coup si dans son désespoir il ne cherchait pas à tâtons quelque chose de plus qu’un simple réconfort et une sympathie filiale : elle eut l’impression fugitive d’une pression contre son ventre et d’une avidité presque sexuelle. Mais elle chassa l’idée de son esprit. Il était tellement puritain. Et si depuis tout le temps qu’elle travaillait pour lui il n’avait jamais eu envie de lui faire des avances, il semblait improbable qu’il s’y décidât maintenant, noyé qu’il était dans son chagrin. Cette supposition devait par la suite se révéler exacte, quand bien même elle devait avoir des raisons de regretter cette interminable étreinte, moite et plutôt inconfortable. Car par le plus pur des hasards Nathan les avait épiés de la fenêtre du premier.’
Consoler le chagrin du docteur avait été une dure épreuve pour Sophie qui, exténuée, ne rêvait que de se mettre au lit de bonne heure. Autre raison pour se mettre au lit de bonne heure, songeait-elle avec une excitation grandissante, le lendemain matin, un samedi, Nathan et elle devaient partir en balade dans le Connecticut et donc se lever tôt. Il y avait des jours que Sophie rêvait à leur excursion. Déjà dans son enfance en Pologne, elle avait entendu parler du merveilleux embrasement des feuillages de la Nouvelle-Angleterre en octobre, et Nathan avait exacerbé son impatience en lui décrivant les paysages qui les attendaient avec sa délicieuse extravagance habituelle, lui affirmant que ce spectacle typiquement américain, ce flambeau fou unique dans la Nature tout entière, était en outre une expérience esthétique qu’il était hors de question de manquer. Il s’était arrangé une fois encore pour que Larry lui prête la voiture pendant tout le week-end ; et il avait réservé une chambre dans une auberge de campagne réputée. Tout ceci eût amplement suffi pour aiguiser l’appétit de Sophie pour l’aventure, mais en outre, sauf pour assister aux obsèques et une autre fois un après-midi d’été pour se rendre à Montauk en compagnie de Nathan, elle n’avait jamais dépassé les limites de New York City. Aussi, à a perspective de cette expérience américaine inédite avec ses promesses de charmes bucoliques, éprouvait-elle un frisson de joie et d’impatience plus intense qu’aucun de ceux qu’elle avait éprouvés depuis ces lointains étés de son enfance où, quittant la gare de Cracovie, le train poussif les emportait vers Vienne, le Haut Adige et les guirlandes de brume des Dolomites.
En grimpant l’escalier, elle commença à s’inquiéter de ce qu’elle emporterait comme vêtements ; la température s’était rafraîchie et, se demandant ce qui dans leur « garde-robe » compliquée conviendrait le mieux pour cette balade d’octobre en forêt, elle se souvint tout à coup d’un tailleur de tweed léger que Nathan lui avait acheté chez Abraham & Strauss à peine deux semaines plus tôt. Comme elle atteignait le palier, elle entendit l’Alto Rhapsody de Brahms que jouait le tourne-disque, la jubilation ardente et fleurie de Marian Anderson, ce triomphe arraché à des éternités de désespoir. Peut-être en raison de sa lassitude ou du choc en retour des obsèques, toujours est-il que la musique provoqua dans sa gorge une douce sensation d’étouffement et que ses yeux se brouillèrent de larmes. Elle hâta le pas et son cœur tressaillit, car, elle le savait, la musique signifiait que Nathan était là. Mais lorsqu’elle ouvrit la porte – « Je suis rentrée, chéri ! » lança-t-elle –, elle constata avec surprise que la chambre était vide. Elle s’attendait à le voir. Il avait dit qu’il rentrerait dès six heures, mais il avait disparu.
Elle s’allongea sur le lit dans l’intention de faire un petit somme, mais écrasée de fatigue dormit un long moment, bien que d’un sommeil agité. Se réveillant dans le noir, elle se rendit compte en regardant les petits yeux verts de la pendule qu’il était dix heures passées et d’emblée fut saisie par une sérieuse inquiétude. Nathan ! Cela lui ressemblait si peu de ne pas être ponctuel, ou du moins d’omettre de laisser un message. Une sensation frénétique d’abandon l’envahit. Se levant d’un bond, elle alluma la lampe et se mit à arpenter machinalement la pièce. Elle n’imaginait qu’une seule hypothèse, il était rentré de son travail, était ressorti pour acheter quelque chose, et avait eu un horrible accident dans la rue. Les sirènes de police qu’elle se souvenait avoir entendues, hurlant tout à l’heure à travers ses rêves, étaient autant de présages de catastrophe certaine. Une partie de son esprit lui disait que sa panique était idiote, mais il s’agissait d’un sentiment qu’elle ne pouvait réprimer ni éviter. L’amour qu’elle vouait à Nathan était si totalement dévorant, et pourtant impliquait en même temps et de multiples façons une dépendance tellement enfantine, que la terreur qui l’assaillait en son absence inexpliquée la laissait totalement démoralisée, comme reprise par cette peur étouffante – la peur que ses parents l’abandonnent un jour – que petite fille elle avait si souvent éprouvée. Et cela aussi, elle le savait, était irrationnel, mais sans remède. Allumant la radio, elle chercha machinalement un bulletin d’information pour tuer le temps. Elle arpentait toujours la pièce, se représentant les accidents les plus affreux, et se trouvait à deux doigts de fondre en larmes, lorsque, soudain, la porte s’ouvrit avec fracas et il s’encadra sur le seuil. Elle éprouva aussitôt une félicité immédiate, comme une ondée de lumière – résurrection d’entre les morts. Elle se souvenait de s’être dit : je ne peux pas croire à tant d’amour.
Il la serra à l’étouffer.
— Viens, on va baiser, lui souffla-t-il à l’oreille, ajoutant aussitôt : Non, attendons un peu. J’ai une surprise pour toi.
Elle tremblait de tous ses membres dans son irrésistible étreinte d’ours, faible et ployée comme la tige d’une fleur par le soulagement.
— Le dîner… commença-t-elle stupidement.
— Fiche-moi la paix avec le dîner, dit-il très fort, en la relâchant. Nous avons mieux à faire.
Tandis que lancé dans une petite gigue joyeuse il évoluait autour d’elle, elle plongea son regard dans ses yeux ; le scintillement bizarre qu’elle y vit luire, en même temps que sa voix, trop prolixe, trop impérieuse – presque frénétique, maniaque –, tout cela lui apprit aussitôt qu’il avait pris son « truc » et planait. Pourtant, et bien que jamais encore elle ne l’ait vu dans cet état d’agitation extravagante, elle ne ressentit aucune inquiétude. De l’amusement, un soulagement immense, mais aucune inquiétude.
Elle l’avait déjà vu planer.
— On file écouter du jazz chez Morty Haber, annonça-t-il en frottant comme un caribou en chaleur son museau contre sa joue. Prends ton manteau. On sort écouter du jazz et faire la fête !
— Pourquoi la fête, chéri ? demanda-t-elle. L’amour qu’elle éprouvait pour lui et son sentiment de résurrection étaient en cet instant si déments que, le lui eût-il ordonné, elle n’aurait pas hésité à le suivre pour tenter la traversée de l’Atlantique à la nage. Néanmoins, elle se sentait intriguée et comme submergée par sa fièvre électrique (une intense sensation de faim la transperçait en outre) et elle avança les mains dans un geste inutile et dérisoire pour le calmer.
— Fêter quoi ? répéta-t-elle.
Elle ne put s’empêcher de glousser de rire devant son enthousiasme débridé.
Elle posa un baiser sur son schnoz.
— Tu te souviens des expériences dont je t’ai parlé ? fit-il. Cette histoire de groupes sanguins qui nous ont bloqués toute la semaine dernière. Ce problème dont je t’ai parlé à propos des sérums enzymes.
Sophie hocha la tête. Elle n’avait jamais compris la moindre chose au sujet de ses recherches, mais l’avait toujours fidèlement écouté et avait été pour lui un public solitaire attentif à ses commentaires complexes sur la physiologie et les énigmes chimiques du corps humain. Eût-il été poète, il lui aurait lu des vers somptueux. Mais il était biologiste et il la captivait à coup de macrocytes, d’électrophorèses et de résines à échange d’ions. Elle n’y comprenait rien. N’empêche qu’elle aimait tout cela parce qu’elle aimait Nathan et en réponse à sa question, largement rhétorique d’ailleurs, elle dit :
— Oh, oui.
— On a enfin fait sauter le verrou cet après-midi. Le problème est réglé. Je dis bien réglé, Sophie ! C’était, et de loin, notre plus gros obstacle. Tout ce qui nous reste à faire maintenant, c’est de reprendre toute l’expérience à zéro une dernière fois pour le Service des Normes et Contrôles – une simple formalité, sans plus – et nous serons dans la place, comme une vraie bande de cambrioleurs. Et la voie sera libre pour la percée médicale la plus importante de toute l’histoire !
— Hourrah ! fit Sophie.
— Donne-moi un baiser.
Ses lèvres shmoozaient et chuchotaient à la lisière des lèvres de Sophie et il lui fourra sa langue dans la bouche, procédant par petites incursions et retraites cocasses et excitantes, des mouvements doucement copulatoires. Brusquement il s’écarta.
— C’est pourquoi on va aller fêter ça chez Morty. Allez on y va !
— J’ai faim, s’exclama-t-elle.
Son objection manquait de vigueur, mais son estomac commençait vraiment à crier famine, et elle n’avait pu se retenir.
— Chez Morty, nous mangerons, répliqua-t-il d’un ton enjoué, t’en fais pas. Y aura un tas de choses à bouffer – allez, on y va !
« Bulletin spécial. » Elle les arrêta net au même instant tous les deux – cette voix de speaker aux intonations châtiées et modulées. Une fraction de seconde, Sophie vit le visage de Nathan perdre toute mobilité, comme pétrifié, et alors à son tour elle aperçut dans la glace son propre visage, sa mâchoire gauchement déportée et figée comme par une dislocation, une expression de souffrance dans ses yeux, comme si elle venait de se casser une dent. Le speaker annonçait que dans la prison de Nuremberg, l’ex-Maréchal Hermann Göring venait d’être découvert mort dans sa cellule ; il s’était suicidé. La mort avait été semblait-il provoquée par un empoisonnement au cyanure, consécutif à l’absorption par voie buccale d’une capsule ou pilule que le prisonnier avait dissimulée on ne savait où sur sa personne. Méprisant jusqu’au bout (bourdonnait toujours la voix), le chef nazi condamné avait ainsi, à l’instar de ceux qui, tels Joseph Goebbels, Heinrich Himmler et le maître planificateur Adolf Hitler, l’avaient précédé dans la mort, coupé au châtiment que lui réservaient ses ennemis. Sophie sentit un frisson la transpercer tandis que soudain le visage de Nathan se dégelait et reprenait vie sous ses yeux.
— Seigneur ! Il a réussi à y couper. Il a échappé à la corde. Quel malin, ce gros salaud ! dit-il d’une voix hachée.
Se ruant sur la radio, il resta penché dessus à manipuler te bouton. Sophie ne pouvait rester en place. Avec une volonté méthodique, elle s’était efforcée de bannir de son esprit presque tout ce qui avait trait à la dernière guerre, et elle s’était totalement désintéressée des procès de Nuremberg qui toute l’année avaient tenu la une des journaux. En fait, sa répugnance à lire les comptes rendus de Nuremberg lui avait fourni un prétexte logique pour s’abstenir de se plonger dans la presse américaine, ce qui lui eût permis pourtant d’améliorer – ou du moins de développer – un aspect important de son anglais. Elle avait rejeté tout cela de son esprit, comme presque tout ce qui touchait son passé récent. À dire vrai, elle s’était au cours des dernières semaines sentie tellement indifférente au dénouement du Gotterdämmerung qui se jouait sur la scène de Nuremberg, qu’elle ignorait totalement que Göring avait été condamné à la potence, et la nouvelle qu’il avait réussi à échapper au bourreau quelques heures à peine avant le moment fixé pour son exécution la laissa curieusement insensible.
Un certain H. V. Kaltenborn débitait maintenant une interminable et solennelle oraison funèbre – la voix mentionna entre autres choses que Göring s’adonnait à la drogue –, et Sophie se mit à pouffer de rire. Elle pouffait du spectacle qu’offrait Nathan qui, en contrepoint à la déprimante biographie, débitait de son côté un monologue bouffon.
— Mais bordel où donc qu’il pouvait la cacher, cette capsule de cyanure ? Dans son cul ? Ils avaient pourtant bien dû lui inspecter le cul. Une bonne douzaine de fois ! Mais avec ces montagnes de lard qu’il avait pour fesses – peut-être que ça leur avait échappé. Ou alors où ça ? Dans son nombril ? dans une dent ? À moins que ces crétins de militaires aient oublié de lui inspecter le nombril ? Peut-être dans un de ses replis de saindoux. Sous son menton ! Je te parie que c’est là que le Gros Lard cachait sa capsule. Et pendant qu’il était là à se foutre de la gueule de W. Shawcross, à se foutre de la gueule de Telford Taylor, à se foutre de la dinguerie de tout ce foutu procès, la pilule était là, fourrée sous son gros menton.
Un couinement d’électricité statique. Puis le commentateur poursuivit :
« Parmi les observateurs bien informés, nombreux sont ceux qui estiment que de tous les chefs allemands, c’est à Göring qu’incombe la responsabilité majeure de l’invention des camps de concentration. En dépit de son apparence grassouillette et débonnaire qui pour beaucoup de gens évoquait un bouffon d’opéra-comique, Göring fut par son génie maléfique le véritable père de ces lieux qui resteront à jamais des symboles d’infamie, Dachau, Buchenwald, Auschwitz… »
Brusquement, Sophie passa discrètement derrière le paravent chinois et se mit à s’activer devant te lavabo. Elle sentait planer un sinistre malaise en écoutant bouillonner et déborder ces choses que plus que tout elle voulait oublier. Si au moins elle n’avait pas allumé cette fichue radio ! Derrière le paravent, elle prêtait l’oreille au monologue de Nathan. Mais il ne lui paraissait plus aussi drôle, car elle savait dans quel état Nathan était capable de se mettre, à quelle angoisse et à quelle fureur il pouvait s’abandonner lorsque dans certains états d’âme il essayait de se représenter les horreurs sans nom de ce passé récent. Il lui arrivait de se mettre dans une colère inquiétante qui terrifiait Sophie, tellement son personnage habituel, exubérant, bouffon et extraverti se muait alors tout à coup en un être désespéré et torturé par l’angoisse.
— Nathan, appela-t-elle. Nathan chéri, ferme cette radio et allons-nous-en chez Morty. J’ai tellement faim ; je t’en prie !
Mais il ne l’entendait pas, ou ne s’en souciait pas, et elle se demanda si – pourquoi pas, qui sait ? – la semence de son obsession pour les crimes des Nazis, pour cet intolérable passé que pour sa part elle mourait d’envie de rejeter avec autant de passion qu’il semblait désirer l’embrasser, n’avait pas germé quelques semaines plus tôt à peine, un après-midi où ils avaient vu ensemble certaine bande d’actualités. Car au cinéma RKO d’Albee, où passait un film avec Danny Kaye (demeuré, de tous les pitres du monde, le favori de Sophie), l’ambiance joyeuse de bonne grosse farce avait été soudain fracassée par une brève séquence d’actualités montrant le ghetto de Varsovie : Un raz de marée de souvenirs avait submergé Sophie. Même sous les décombres, pareil à un volcan éventré par une éruption, la configuration du ghetto lui demeurait familière (elle habitait à la périphérie), mais comme toujours quand défilaient sur l’écran des scènes de l’Europe ravagée par la guerre, elle avait tendance à plisser les yeux comme pour filtrer le désert et le réduire le plus possible à une simple tache, à un flou parfaitement neutre. Puis elle comprit que se déroulait une cérémonie religieuse tandis qu’une petite troupe de Juifs dévoilaient un monument à la mémoire de leur massacre et de leur martyre, et qu’une voix de ténor psalmodiait son requiem hébraïque qui planait sur la scène grise et désolée comme un ange au cœur percé d’une dague. Dans le noir de la salle, Sophie entendit Nathan murmurer un mot inconnu, kaddish{38}, puis quand ils se retrouvèrent dans la rue inondée de soleil, il passa d’un geste égaré ses doigts sur ses yeux et elle vit que les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle resta stupéfaite, car jamais encore elle n’avait vu Nathan – son Danny Kaye à elle, son adorable clown – trahir ce genre d’émotion.
Elle sortit de derrière le paravent chinois.
— Allons viens, chéri, lança-t-elle d’un ton légèrement implorant, mais déjà elle savait qu’il n’avait nullement l’intention de s’arracher à la radio. Elle l’entendit glousser, soulevé par une joie sarcastique.
— Bande d’abrutis – ils ont laissé le Gros Lard y couper comme les autres !
Tout en se passant du rouge à lèvres, elle s’étonnait de voir à quel point Nuremberg et les révélations du procès avaient fini depuis un ou deux mois par obnubiler Nathan. Il n’en avait pas toujours été ainsi ; tout au début de leur relation, c’était à peine s’il paraissait conscient de l’actualité brûlante de l’expérience qu’elle avait subie, quand bien même les séquelles de cette expérience – sa malnutrition, son anémie, ses dents disparues – avaient été pour lui une source permanente d’inquiétude et de soucis. Certes, il n’ignorait pas complètement l’existence des camps ; peut-être, se disait Sophie, peut-être l’énormité de leur existence avait-elle été pour Nathan, comme pour tant d’Américains, un aspect d’une tragédie trop lointaine, trop abstraite, trop étrangère (et donc trop difficile à comprendre) pour que son impact fût pleinement perçu par l’esprit. Mais voilà que presque du jour au lendemain s’était produit en lui ce changement, cette brusque volte-face ; la séquence d’actualités sur le ghetto de Varsovie lui avait porté un premier coup terrible, puis presque aussitôt après, une série d’articles du Herald Tribune avait attiré son attention : une étude analytique et « en profondeur » de l’une des plus abominables dépositions vomies par le tribunal de Nuremberg, dans lequel le processus d’extermination des Juifs du camp de Treblinka – quasi inimaginable en raison de l’avalanche de preuves strictement statistiques – avait été mis à nu dans toute son ampleur.
Les révélations avaient été lentes, mais inexorables. Les premières nouvelles des atrocités des camps avaient filtré, bien entendu, dès le printemps de 1945, sitôt terminée la guerre en Europe ; une année et demie s’était écoulée maintenant, mais l’avalanche de détails empoisonnés, la masse des faits qui s’accumulaient à Nuremberg et ailleurs devant d’autres tribunaux, comme d’innombrables et monstrueux tas d’immondices, commencèrent à proclamer plus de choses que la conscience de la plupart des gens ne pouvait en supporter, plus de choses mêmes que n’en suggéraient ces ahurissantes premières brèves séquences montrant des monceaux de cadavres entassés au bulldozer comme des stères de bois. En observant Nathan, Sophie avait l’impression de contempler un être en proie aux affres d’une prise de conscience tardive, comme mal revenu d’une épouvantable surprise. Jusqu’alors, tout simplement, il ne s’était pas autorisé à croire. Mais maintenant, aucun doute il croyait. Il avait rattrapé le temps perdu en dévorant tout ce qui avait été écrit sur les camps, Nuremberg, la guerre, l’antisémitisme et le massacre des Juifs d’Europe (ces derniers temps de nombreuses soirées que Sophie et Nathan devaient passer au cinéma ou au concert avaient été sacrifiées pour permettre à Nathan de poursuivre ses recherches fébriles à l’annexe de Brooklyn de la bibliothèque publique de New York où, dans la salle des périodiques, il griffonnait des notes par douzaines au sujet des révélations de Nuremberg qui jusqu’alors lui avaient échappé, et empruntait des ouvrages tels que Juifs et sacrifices humains, La Nouvelle Pologne et les Juifs, La Promesse tenue par Hitler), et grâce à son extraordinaire mémoire, il devint bientôt un expert sur le chapitre des Juifs et de la saga nazie, comme il l’était déjà dans tant d’autres domaines. N’était-il pas possible, demanda-t-il un jour à Sophie – il parlait, ajouta-t-il, à titre de biologiste –, que sur le plan du comportement humain, le phénomène nazi fût analogue à une immense colonie de cellules, d’une importance cruciale, moralement emportée par une folie furieuse, provoquant dans le corps de l’humanité la même espèce de danger que peut en provoquer une tumeur maligne dans un vulgaire corps humain ? Durant toute la fin de l’été et tout l’automne, il lui posa ce genre de question aux moments les plus incongrus, et se comporta comme un être en proie au trouble et à l’obsession.
« Comme beaucoup de ses collègues parmi les chefs nazis. Hermann Göring se piquait d’avoir la passion de l’art, disait maintenant H. V Kaltenborn de sa voix grinçante, mais c’était une passion qui à la manière caractéristique des Nazis échappait à toute mesure. Parmi tous les membres du haut commandement allemand, c’est à Göring que revient la responsabilité principale du pillage de pays tels que la Hollande, la Belgique, la France, l’Autriche, la Pologne… »
Sophie aurait voulu se boucher les oreilles. Cette guerre, toutes ces années, ne pouvait-on fourrer tout cela au fond de quelque noir placard de l’esprit et l’y oublier à jamais ? Dans l’espoir, une fois de plus, de changer les idées de Nathan, elle lança :
— Ton expérience, chéri, c’est merveilleux. Tu ne crois pas qu’il est temps de commencer à fêter ça ?
Pas de réponse. La voix aigre déversait toujours sa sinistre et morne épitaphe. Eh bien, au moins, se dit Sophie en réfléchissant à l’obsession de Nathan, elle n’avait pas à craindre pour sa part de se laisser prendre dans cette ignoble trame. Comme pour tant d’autres sujets touchant les sentiments de Sophie, il s’était montré très chic et plein de tact. Quant à elle, elle avait fait preuve d’une fermeté opiniâtre : elle lui avait signifié clairement qu’elle ne pouvait pas parler et ne parlerait pas de ce qu’elle avait vécu dans le camp. Presque tout ce qu’elle lui avait confié lui avait échappé avec une grande avarice de détails lors de cette seule et unique soirée dont elle gardait un souvenir si doux, dans cette même chambre, le jour de leur rencontre. Hormis ces quelques mots, il ne savait rien d’autre. Par la suite, elle n’eut pas besoin de lui expliquer sa répugnance à évoquer cette partie de sa vie ; il était merveilleusement intuitif et elle avait la conviction qu’il devinait simplement d’instinct sa volonté farouche de ne pas remuer cette boue. Aussi, à l’exception de ces moments où, quand il la conduisait au Columbia Hospital pour ses analyses et ses bilans de santé, il se révélait indispensable, pour des raisons de diagnostic, de préciser la nature spécifique des mauvais traitements ou privations qu’elle avait subis, ils s’abstinrent soigneusement de discuter d’Auschwitz. Même alors elle avait parlé en termes cryptiques mais il avait parfaitement tout compris. Et qu’il eût compris était encore une chose dont elle lui avait su un gré infini.
La radio se tut brusquement, et passant derrière le paravent, Nathan la prit dans ses bras. Elle avait l’habitude de ces assauts précipités, à la hussarde. Elle le regarda ; il avait les yeux étincelants ; aux vibrations qui palpitaient à travers tout son corps, comme jaillies de quelque source mystérieuse et nouvelle d’énergie prisonnière, elle devina qu’il planait, et très haut. Il se remit à l’embrasser et de nouveau, elle sentit sa langue fouiller et explorer sa bouche. Chaque fois qu’il se trouvait bourré de pilules, il se transformait en un véritable taureau, sexuellement déchaîné et dépourvu du moindre scrupule, la traitant avec une agressivité épidermique chaude et enveloppante qui avait le pouvoir de précipiter son sang dans une course folle et lui donnait envie de l’accueillir sur-le-champ. De fait à cet instant précis, elle sentit sourdre en elle une chaude moiteur. Il lui prit la main et la guida vers sa bitte ; elle la caressa, dure et raide sous sa main et aussi nettement moulée par la flanelle humide que le bout d’un manche à balai. Ses jambes mollirent, elle s’entendit gémir et se débattit contre la languette de la fermeture à glissière. Il s’établissait d’ordinaire – en de pareils moments – entre elle et lui, entre sa propre main fébrile et la bitte réceptive un lien familier, une tendre symbiose d’un naturel exquis ; chaque fois qu’elle commençait à le chercher à tâtons elle ne pouvait s’empêcher de penser à la main d’un minuscule bébé qui s’avance pour étreindre un doigt tendu.
Mais, brusquement, il s’écarta :
— Partons, dit-il. On pourra toujours rigoler plus tard. Une vraie fête !
Et elle savait ce qu’il voulait dire. Faire l’amour avec Nathan quand il était sous amphétamines n’avait rien d’une simple partie de plaisir – c’était quelque chose de débridé, d’océanique, de parfaitement irréel. Et qui ne s’arrêtait jamais…
— Jusqu’à la fin de la soirée, jamais je n’aurais cru qu’il se préparait quelque chose de terrible, me dit Sophie. La séance de jazz chez Morty. J’ai eu peur, une peur comme je n’en avais jamais éprouvé auprès de Nathan. Morty Haber habitait un grand atelier dans un immeuble non loin de Brooklyn Collège, et c’est là qu’il y avait la party. Morty – tu l’as rencontré le jour où on est allés à la plage – Morty enseigne la biologie à l’université et c’est un des bons amis de Nathan. J’aime bien Morty, mais pour être franche, Stingo, je n’avais pas tellement de sympathie pour la plupart des autres amis de Nathan, hommes ou femmes. C’était en partie de ma faute, je le sais. Pour commencer, jetais très timide, et à cette époque mon anglais n’était pas tellement bon. Je suis sincère quand je dis que je parlais mieux anglais que je ne le comprenais, et quand ils se mettaient à parler tous ensemble très vite je me sentais complètement perdue. Et ils n’arrêtaient pas de parler de choses dont je ne savais rien et qui ne m’intéressaient pas – Freud, la psychanalyse, l’envie du pénis et un tas de choses qui peut-être m’auraient excitée un peu plus s’ils n’avaient pas été tout le temps si sérieux et si solennels. Oh, pour ça je m’entendais bien avec eux, c’est sûr. Seulement je débranchais mon esprit et je pensais à autre chose quand ils se mettaient à parler de la théorie de l’orgasme et d’orgones et de ce genre de trucs. Quel ennui* ! Et je crois qu’eux aussi ils m’aimaient bien, même si depuis le début ils ne pouvaient pas s’empêcher de se montrer un peu soupçonneux envers moi et curieux, parce que je ne voulais jamais raconter grand-chose de mon passé et restais toujours un peu sur la réserve. Et puis, j’étais la seule shiksa de la bande et en plus une Polack. Ce qui sans doute me rendait un peu étrange et mystérieuse.
« En tout cas, quand on est arrivés là-bas, il était déjà tard. Tu sais, j’avais essayé de l’en empêcher, mais avant de partir de chez Yetta, il avait pris une autre pilule de Benzédrine – une Benny comme il disait – et le temps qu’on monte dans la voiture de son frère et qu’on démarre il était déjà parti, il planait, incroyablement haut, comme un oiseau, aussi haut qu’un aigle. On avait mis la radio qui jouait Don Giovanni. Nathan connaissait le libretto par cœur, il chantait très bien l’opéra italien – et lui aussi il s’est mis à chanter et de toutes ses forces et il a fini par être tellement absorbé par l’opéra qu’il a oublié de tourner au coin de Brooklyn Collège et qu’il a enfilé Flatbush Avenue, si bien qu’on s’est pratiquement retrouvés au bord de la mer. En plus, il conduisait très vite, et je commençais à me faire du souci. Ce qui fait qu’à force de chanter et de tourner en rond, il était très tard quand on est arrivés chez Morty, sans doute plus de onze heures. Il y avait un monde fou à cette soirée, au moins une centaine de personnes. Il y avait une formation de jazz très célèbre – j’ai oublié le nom du type qui jouait de la clarinette – et sitôt passé la porte, j’ai entendu la musique. Un vacarme terrible, à mon avis. Je ne suis pas tellement portée sur le jazz, à dire vrai, pourtant je commençais à y prendre un tout petit peu goût juste avant… avant que Nathan s’en aille.
« La plupart des gens appartenaient à Brooklyn Collège, des étudiants, des professeurs, etc., mais il y avait aussi un tas d’autres gens d’un peu partout, un groupe très mélangé. Quelques très jolies filles de Manhattan, des mannequins, beaucoup de musiciens, pas mal de Noirs. Je n’avais jamais vu autant de Noirs d’aussi près, et je les trouvais très exotiques et j’adorais les entendre rire. Tout le monde buvait et s’amusait beaucoup. Et puis, il y avait cette odeur bizarre partout, la première fois que mon nez reniflait cette odeur, et Nathan m’a dit que c’était de la marijuana ; du thé, qu’il appelait ça. La plupart des gens avaient l’air si heureux et au début la party était plutôt sympa, c’était bien, je ne me doutais pas encore de la chose terrible qui se préparait. En entrant on a vu Morty près de la porte. Et tout de suite Nathan lui parle de son expérience, même qu’il s’est pratiquement mis à hurler : ‘Morty, Morty, on a fait la percée ! On l’a liquidé, le problème du sérum enzyme, tout est clair comme le jour maintenant !’ Morty était au courant de toute l’affaire – je l’ai dit, il enseignait la biologie – et il a donné à Nathan de grandes tapes dans le dos, ils ont bu quelques bières pour fêter ça et un tas d’autres gens sont arrivés et se sont mis à le féliciter. Je me souviens que je me sentais merveilleusement heureuse, là, si proche, je veux dire, tellement aimée par cet homme merveilleux qui était destiné à vivre à jamais dans l’histoire de la recherche médicale. Et puis, Stingo, j’ai cru que j’allais m’évanouir et tomber raide morte. Parce que, juste à ce moment-là, il a passé son bras autour de ma taille, m’a serrée très fort et a dit à tout le monde : ‘Tout ça c’est grâce à l’amour et à la compagnie de cette adorable dame, la femme la plus extraordinaire que nous ait donnée la Pologne depuis Marie Sklodowska Curie, et qui se prépare à me faire l’honneur éternel de devenir ma femme !’
« Stingo, j’aimerais pouvoir décrire ce que j’ai éprouvé. Imagine ! Être mariée ! J’étais complètement sidérée ! Cette chose, je ne pouvais pas vraiment y croire, et pourtant cette chose-là arrivait. Nathan qui m’embrassait et tous les gens qui s’approchaient avec le sourire pour nous féliciter. Je croyais rêver. Parce que, tu comprends, c’était tellement inattendu. Oh, il lui était déjà arrivé de parler mariage, mais sans jamais insister, un peu comme une blague, et même si moi je trouvais toujours ça excitant, cette idée, je ne l’avais jamais prise au sérieux. Ce qui fait que tout à coup je me retrouve dans ce brouillard, dans ce rêve auquel je n’arrivais pas à croire.
Sophie se tut. Lorsqu’elle entreprenait de disséquer le passé ou sa relation avec Nathan, et le mystère de Nathan lui-même, il lui arrivait souvent d’enfouir son visage dans ses mains, comme pour chercher une réponse ou un indice dans le puits sombre de ses paumes. C’est ce qu’elle fit alors ; et ce ne fut qu’après d’interminables secondes qu’elle releva la tête et reprit :
« Il est si facile de comprendre maintenant que ce…cette annonce n’était rien d’autre que le résultat de ces pilules qu’il avait prises, ce truc, ce délire qui l’emportait toujours plus haut dans l’espace comme un aigle. Mais à ce moment-là, moi j’étais tout simplement incapable de faire le rapport. Je croyais que c’était vrai toute cette histoire de projet de mariage, et il me semblait que jamais je n’avais été si heureuse. Je me suis mise à boire un peu de vin et tout est devenu une merveilleuse pagaille. Après, Nathan a fini par disparaître je ne sais où et je me suis mise à bavarder avec certains de ses amis. Ils n’en finissaient pas de me féliciter. Il y avait un Noir, un ami de Nathan que j’aimais beaucoup, un peintre qui s’appelait J. Ronnie Quelquechose. Je suis montée sur le toit avec Ronnie et une Asiatique, une fille très sexy, j’ai oublié son nom, et Ronnie m’a demandé si je voulais un peu de thé. D’abord, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il voulait dire. Bien entendu, je me suis dit sur le moment qu’il voulait parler de, tu sais bien, de ce truc qu’on boit avec du sucre et du citron, mais il m’a fait son grand sourire et j’ai compris alors qu’il parlait de marijuana. J’avais un petit peu peur d’y goûter – j’ai toujours eu peur de perdre les pédales –, mais oh, après tout, j’étais de si bonne humeur que je me suis dit que je pouvais faire n’importe quoi sans avoir peur. Et Ronnie m’a donné la petite cigarette, et j’ai fumé en aspirant à fond et très vite et j’ai commencé à comprendre pourquoi les gens y prenaient du plaisir – c’était merveilleux !
« La marijuana m’avait remplie comme d’un feu très doux. Il faisait froid sur le toit mais tout à coup je me sentais chaud partout et la terre tout entière et la nuit et l’avenir paraissaient plus beaux que jamais, si la chose est possible. Une merveille, la nuit* ! Brooklyn tout en bas, un million de lumières. Je suis restée très longtemps sur le toit à bavarder avec Ronnie et sa Chinoise et à écouter le jazz, tout en contemplant les étoiles avec le sentiment d’être plus heureuse que je me souvenais l’avoir jamais été. Je suppose que je ne m’étais pas rendu compte comme le temps passait, parce que tout à coup quand je me décide à rentrer, je vois qu’il est tard, presque quatre heures. La party continuait et les gens s’amusaient beaucoup, tu sais, très fort, avec beaucoup de musique encore, mais il y avait déjà beaucoup de gens qui étaient partis et au bout d’un moment je me suis mise à la recherche de Nathan mais sans réussir à le trouver. Je n’ai pas pu le trouver. J’ai demandé à droite et à gauche et on m’a montré une pièce tout au fond de l’atelier. Je suis entrée et là j’ai vu Nathan en compagnie de six ou sept autres personnes. Mais là, personne ne s’amusait. Disons que c’était très calme. À croire que quelqu’un venait d’être victime d’un terrible accident et que tout le monde discutait sans pouvoir décider quoi faire. L’atmosphère était très sinistre et quand je suis entrée, eh bien je crois que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à me sentir un peu inquiète, mal à l’aise. Commencé à comprendre que quelque chose de très grave, de très affreux se préparait à cause de Nathan. Un sentiment horrible, comme si j’avais été renversée par une vague glaciale. Terrible, terrible cette impression.
« Tu comprends, ils étaient tous en train d’écouter la radio qui parlait des pendus de Nuremberg. C’était une espèce d’émission spéciale, sur ondes courtes, mais pour de bon – je veux dire, en direct – et malgré les parasites, je pouvais entendre la voix du reporter de CBS qui paraissait venir de très loin et qui décrivait tout ce qui se passait à Nuremberg au fur et à mesure qu’on les pendait. Il disait que pour von Ribbentrop tout était déjà fini et aussi je crois pour Jodl, et puis je me souviens qu’il a dit que c’était le tour de Julius Streicher. Streicher ! Je n’ai pas pu le supporter ! Brusquement, je me suis sentie toute poisseuse, malade, horriblement malade. C’est difficile à décrire, ce sentiment d’être malade, parce que bien sûr il était impossible de ne pas se sentir, eh bien, folle de joie à l’idée que l’on était en train de pendre ces hommes – et ce n’était pas ça qui me rendait malade –, c’était seulement qu’une fois de plus ça me rappelait tant de choses que je voulais oublier. J’avais eu cette même réaction le printemps d’avant, je me souviens de te l’avoir raconté, le jour où j’avais vu dans un journal la photo de Rudolf Höss avec une corde autour du cou. Et c’est pourquoi, là, dans cette pièce au milieu de tous ces gens qui écoutaient le reportage sur les pendaisons de Nuremberg, tout à coup moi j’ai eu envie de fuir, tu comprends, et je n’arrêtais pas de me dire : Ne serai-je donc jamais débarrassée du passé ? Je regardais Nathan. Il planait toujours à des hauteurs incroyables, je le voyais à ses yeux, mais comme tous les autres il suivait les pendaisons et on aurait dit qu’il avait mal, son visage était très sombre. Son visage avait un air effrayant et menaçant. Et tout le reste aussi. On aurait dit que personne ne s’amusait plus, que toute la gaieté avait disparu, du moins dans cette pièce. On se serait cru à un service funèbre. À la fin, le reportage s’est arrêté ou peut-être que quelqu’un â fermé la radio, je ne sais pas, en tout cas ils se sont tous mis à parler très sérieusement et avec une brusque passion.
« Je les connaissais un peu, c’étaient tous des amis de Nathan. Je me souviens tout particulièrement d’un de ses amis. Je lui avais parlé quelquefois. Il s’appelait Harold Schœnthal, à peu près du même âge que Nathan je crois, et il enseignait à l’université, la philosophie il me semble. Il était toujours très passionné et sérieux mais c’était un de ceux que j’aimais un petit peu plus que les autres. Je trouvais que c’était une personne vraiment très sensible. Il donnait l’impression d’être toujours très torturé et très malheureux, très conscient d’être juif, et il parlait beaucoup, et ce soir-là je me souviens qu’il était encore plus tendu et excité que d’habitude, même si, j’en suis sûre, il n’avait rien pris comme Nathan pour planer, pas même du vin ni de la bière. Il avait un physique très, disons, très saisissant, avec un crâne chauve et une moustache tombante comme – je ne sais pas comment dire – un morse sur un iceberg, et un gros ventre. Oui, c’est ça, un morse. Il n’arrêtait pas de tourner en rond avec sa pipe à la main – les gens l’écoutaient toujours quand il parlait – et il s’est mis à dire des choses terribles comme par exemple : ‘Nuremberg est une comédie, ces pendaisons sont une comédie. Tout ça n’est qu’une vengeance symbolique, une attraction pour amuser la galerie !’ Et puis il a dit : ‘Nuremberg est une diversion obscène destinée à donner l’illusion de la justice, alors qu’une haine meurtrière des Juifs empoisonne toujours le peuple allemand. Ce sont les Allemands eux-mêmes qui devraient être exterminés – eux qui ont permis à ces hommes de les gouverner et de tuer les Juifs. Et non pas ces – voilà les mots exacts qu’il a employés –, non pas ces quelques poignées de traîtres de mélodrame.’ Et il a dit : ‘Et l’Allemagne de l’avenir ? Allons-nous permettre à ces gens de devenir riches et de recommencer à massacrer les Juifs ?’ Cet homme, on aurait cru entendre un orateur très puissant. On m’avait raconté qu’il avait la réputation d’hypnotiser ses étudiants et je me souviens qu’en le regardant et l’écoutant, je me sentais fascinée. Il y avait une espèce de terrible angoisse* dans sa voix, quand il parlait des Juifs. Il a demandé s’il y avait un seul endroit sur terre où les Juifs étaient encore en sécurité. Et il a donné lui-même la réponse, nulle part. Alors*, a-t-il demandé, y a-t-il un seul endroit sur terre où les Juifs aient jamais été en sécurité ? Et il a répété, nulle part.
« Et puis tout à coup je me suis rendu compte qu’il parlait de la Pologne. Il racontait comment à l’un des procès, à Nuremberg ou ailleurs, des témoins étaient venus raconter comment pendant la guerre, des Juifs évadés d’un des camps de Pologne avaient essayé de trouver le salut en se réfugiant parmi les gens de la région, mais les Polonais s’étaient retournés contre les Juifs et avaient refusé de les aider. Même qu’ils avaient fait bien pire. En réalité, ils les avaient tous assassinés. Ces Polonais, ils avaient tout simplement massacré tous les Juifs. C’était un fait horrible, disait Schœnthal, et la preuve que les Juifs ne peuvent nulle part se sentir en sécurité. Ce mot nulle part, on aurait dit qu’il le hurlait. Pas même en Amérique ! Mon Dieu*, je me souviens de sa colère. Pendant qu’il parlait de la Pologne, je me suis sentie encore plus malade et mon cœur s’est mis à battre très vite et pourtant je ne pense pas que ses paroles me visaient particulièrement. Il a dit que la Pologne était peut-être le pire de tous les exemples, pire encore peut-être que l’Allemagne, ou du moins aussi terrible, car n’était-ce pas en Pologne qu’après la mort de Pilsudski, qui, lui, protégeait les Juifs, les gens avaient sauté sur toutes les occasions pour persécuter aussitôt les Juifs ? N’était-ce pas en Pologne, disait-il, que de jeunes et inoffensifs étudiants juifs s’étaient vu frappés par la ségrégation, obligés de s’asseoir sur des sièges séparés dans les écoles et traités pire que des Noirs dans le Mississippi ? Et au nom de quoi les gens pensaient-ils que ce genre de choses ne risquait pas d’arriver en Amérique, des choses comme ces ‘bancs ghettos’ pour les étudiants ? Et moi, quand j’entends Schœnthal parler comme ça, bien sûr je ne peux pas m’empêcher de penser à mon père. Mon père qui lui-même avait contribué à faire naître cette idée. Et tout à coup j’ai eu une impression, l’impression que la présence, l’Esprit* de mon père étaient entrés dans la pièce et étaient là près de moi et j’ai eu envie de disparaître à travers le plancher. Je n’en pouvais plus de les écouter parler de cette façon. Il y avait si longtemps que j’avais chassé toutes ces choses loin de moi, les avais enterrées, fourrées sous le tapis – sans doute, j’étais lâche, mais je ne pouvais pas m’en empêcher – et voilà que tout ça ressortait maintenant par la bouche de Schœnthal et je ne pouvais pas le supporter. Merde*, je ne pouvais pas le supporter !
« Aussi, pendant que Schœnthal continuait à parler, j’ai fait le tour sur la pointe des pieds pour m’approcher de Nathan et lui chuchoter quelques mots, qu’il fallait qu’on rentre, et notre balade dans le Connecticut demain, est-ce qu’il avait oublié ? Mais Nathan n’a pas bougé. Il était comme – eh bien, on aurait dit qu’il était hypnotisé, comme un de ces étudiants de Schœnthal dont on m’avait parlé, il était là à le regarder, à boire ses paroles. Et puis, enfin, lui aussi il m’a chuchoté qu’il restait, et que maintenant il fallait que je rentre toute seule. Il avait son air fou, j’ai eu très peur. Il a dit : ‘Je ne serai pas capable de fermer l’œil d’ici Noël.’ Et avec son air de fou il a dit : ‘Rentre maintenant et dors, moi je viendrai te chercher de bonne heure demain matin.’ Alors je me suis dépêchée de m’en aller en me bouchant les oreilles pour ne plus entendre Schœnthal, dont pour un peu les paroles m’auraient tuée. J’ai pris un taxi pour rentrer, malade à mourir. J’avais complètement oublié que Nathan avait annoncé qu’on devrait se marier, te dire comment je me sentais mal. Il me semblait à chaque instant que j’allais me mettre à hurler.
Connecticut.
La capsule qui contenait le cyanure (de minuscules cristaux granulés aussi banals d’aspect que du Bromo-Seltzer, disait Nathan, et eux aussi solubles dans l’eau, où ils fondaient presque instantanément, mais non effervescents) était en fait de très petite taille, légèrement plus petite que les autres capsules pharmaceutiques qu’elle avait vues jusqu’alors, et elle était en outre lisse comme du métal, si bien que, comme il la tenait à quelques centimètres à peine du visage de Sophie posé sur l’oreiller – agitant entre le pouce et l’index la gélule oblongue qui exécutait en l’air une petite pirouette –, elle voyait chatoyer sur sa surface l’incendie miniature qui n’était rien d’autre que l’image réfléchie des feuillages d’automne au-dehors, enflammés par le couchant. À demi assoupie, Sophie humait l’odeur de nourriture qui montait de la cuisine deux étages plus bas – un parfum composite de pain et, lui sembla-t-il, de choux – tout en regardant la capsule danser lentement dans la main de Nathan. Le sommeil submergeait peu à peu son cerveau comme une marée ; elle avait conscience de vibrations régulières et apaisantes qui participaient à la fois du son et de la lumière, effaçaient toute peur – l’extase bleue du Nembutal. Elle ne devait pas l’avaler. Il faudrait qu’elle morde un bon coup, avait-il dit, mais elle n’avait pas besoin d’avoir peur : il y aurait d’abord comme un goût d’amande doux-amer, et une odeur de pêche puis le néant. Un néant noir et profond rien, nada saloperie de néant ! survenant avec une instantanéité tellement absolue qu’elle devancerait jusqu’aux prémices de la souffrance. Tout au plus, disait-il, tout au plus une fraction de seconde d’angoisse – d’inconfort plutôt – mais aussi brève et dérisoire qu’un hoquet. Rien nada niente saloperie de néant !
— Et puis, Irma, mon amour, alors…
Un hoquet.
Sans le regarder, les yeux fixés derrière lui sur la photographie passée sur papier sépia d’une grand-mère en foulard à jamais immobilisée dans les ombres du mur, elle murmura :
— Tu avais promis. Il y a longtemps déjà aujourd’hui, tu avais promis de ne pas…
— Promis de ne pas quoi ?
— Promis de ne pas m’appeler comme ça. De ne pas recommencer à dire Irma.
— Sophie, dit-il sans s’émouvoir. Sophie amour. Pas Irma. Bien sûr. Bien sûr. Sophie. Amour. Sophieamour.
Il paraissait beaucoup plus calme maintenant, la frénésie de la matinée, la démence déchaînée de l’après-midi apaisées ou du moins momentanément calmées par le même Nembutal qu’il lui avait fait avaler – le miséricordieux barbiturique que dans leur commune terreur ils avaient cru que jamais il ne retrouverait mais qu’à peine deux heures plus tôt, il avait enfin retrouvé. Il était plus calme mais, elle le savait, son esprit était toujours dérangé ; bizarre, songeait-elle, dans cette phase pacifique de son aliénation, il ne semblait plus aussi terrifiant ni menaçant, malgré la menace sans équivoque de la capsule de cyanure à deux centimètres de ses yeux. Le minuscule ‘Pfizer’ de la marque de fabrique était nettement imprimé sur la gélatine ; la capsule était minuscule. Une capsule spéciale, avait-il expliqué, une capsule de vétérinaire conçue pour contenir des antibiotiques à l’usage des petits chats et des chiots, qu’il s’était procurée pour y loger le poison ; et la veille, par suite de chicaneries administratives, il avait eu plus de mal à se procurer les capsules elles-mêmes que les cinquante centigrammes de sodium de cyanure – vingt-cinq pour lui, vingt-cinq pour elle. Il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, elle le savait ; en tout autre moment et en tout autre lieu, elle eût considéré toute l’histoire comme un de ses numéros morbides : la petite gousse rose et luisante éclatant entre ses doigts à l’ultime seconde pour révéler une fleur minuscule, un grenat, une bouchée au chocolat. Mais non après cette journée et son interminable délire. Elle savait et sans l’ombre d’un doute que le petit étui renfermait la mort. Bizarre, pourtant. Elle n’éprouvait rien d’autre, désormais, qu’une lassitude grandissante, le regardant porter la capsule à ses lèvres et la glisser entre ses dents, mordre juste assez fort pour ployer légèrement la coque sans toutefois la briser. Devait-elle son absence de terreur au Nembutal ou à la vague intuition qu’il continuait à jouer la comédie ? Ce n’était pas la première fois. Il ôta la capsule de sa bouche et sourit : « Rienada saloperie de rien. » Elle se souvenait du moment où tout à l’heure il avait flirté ainsi, dans cette même chambre, moins de deux heures plus tôt, deux heures qui semblaient une semaine, un mois. Et elle se demandait avec émerveillement quelle miraculeuse alchimie (le Nembutal ?) avait eu le pouvoir d’interrompre ses rodomontades qui duraient depuis le matin. Blablablablabla… Le blabla ne s’était arrêté que de rares fois depuis le moment où ce matin-là vers neuf heures il avait gravi comme un fou l’escalier du Palais Rose pour la réveiller.
… Les yeux encore fermés, la tête encore molle de sommeil, elle entend Nathan pousser un gloussement. – Tout le monde debout là-dedans, et que ça saute !
Elle l’entend dire :
« Schœnthal a raison. Si ça peut arriver là-bas, pourquoi ça n’arriverait-il pas ici ? Les Cosaques arrivent ! Et voilà un petit Juif qui va pas tarder à se tailler à la campagne !
Elle finit par se réveiller. Elle s’était attendue à ce qu’il la prenne sur-le-champ, se demande si elle a bien pensé à mettre son diaphragme avant de se coucher, se souvient que oui et maintenant se retourne paresseusement sur le flanc, avec un sourire endormi, prête à l’accueillir. Elle se souvient de son incroyable gloutonnerie charnelle quand il plane ainsi. Se souvient avec un ravissement voluptueux de tout – non seulement des préliminaires tendres et voraces, ses doigts sur le bout de ses seins et leur quête douce et pourtant impérieuse entre ses cuisses mais de tout le reste et très précisément d’une chose, de nouveau anticipée avec béatitude, une voracité fervente et sans frein enfin libérée (adieu Cracovie !*) ; le pouvoir extravagant qu’il a de la faire jouir – jouir non pas une ou deux fois mais encore et encore jusqu’à ce qu’enfin tout son être se perde dans son ultime néant presque sinistre, une mort goulue qui comme un tourbillon l’aspire dans les entrailles de sombres grottes et pendant laquelle elle ne peut pas dire si elle se perd en elle-même ou en lui, le sentiment de tomber en vrille pour s’engloutir dans une indissolubilité de chair. (C’est presque la seule occasion où elle continue à penser ou à parler en polonais, murmurant très fort à son oreille « Wez mnie, wez mnie », ce qui coule de sa bouche mystérieusement, spontanément, et veut dire « Prends-moi, prends-moi », même si un jour que Nathan lui demandait ce que cela signifiait, elle s’était crue obligée de mentir gaiement : « ça veut dire baise-moi, baise-moi ! ») C’est, comme après le proclame parfois Nathan d’une voix épuisée, la Superbaise du vingtième siècle – imaginez la banalité de la baise humaine à travers les âges jusqu’à la découverte du sulfate de benzédrine. Maintenant Sophie est en proie à une excitation folle. Elle bouge, s’étire comme une chatte dans le lit et tend un bras vers lui, l’invitant à la rejoindre. Il ne dit rien. Et soudain, surprise, elle l’entend répéter : « Allons ! debout et que ça saute ! Le petit Juif t’emmène faire une balade à la campagne ! » Elle proteste : « Mais Nathan… » Il la coupe d’une voix à la fois insistante et pâteuse. « Allons ! Pressons ! Pressons ! il est temps de se mettre en route ! » Une bouffée de frustration l’envahit, tandis qu’au même instant au souvenir de sa bienséance d’antan (bonjour, Cracovie !*) elle tressaille de honte à la pensée de sa concupiscence impérieuse et éhontée. « Pressons ! » commande-t-il. Nue, elle sort du lit, lève les yeux, voit Nathan qui le regard perdu dans la lumière pommelée du matin ensoleillé renifle vigoureusement – dans un billet d’un dollar – ce qui, elle le sait aussitôt, est de la cocaïne.
Dans le crépuscule de la Nouvelle-Angleterre, au-delà de la main qui tient le poison, elle aperçoit le brasier ardent des feuilles, un arbre inondé de vermillon, qui fusionne avec un autre paré de l’or le plus éclatant. Dehors, la quiétude du soir baignait les bois, et les immenses taches pareilles à des cartes de couleur étaient comme figées, feuillages immobiles, dans la lumière du couchant… Au loin, des voitures passaient sur la route. Elle avait sommeil mais ne cherchait pas à s’endormir. Elle voyait maintenant qu’il tenait deux capsules entre ses doigts, deux jumelles roses rigoureusement identiques. « Elle et lui, voilà un des concepts les plus astucieux de l’époque », l’entendit-elle dire. « Elle et lui partout, dans la salle de bains, dans toute la maison, pourquoi pas son cyanure à lui et son cyanure à elle, son foutu néant à lui et son foutu néant à elle ? Pourquoi pas, Sophieamour ? »
On frappa à la porte et, instinctivement, la main de Nathan eut un léger tressaillement.
— Oui ? dit-il d’une voix douce et morne.
— Mr. et Mrs. Landau, fit la voix, c’est Mrs. Rylander. Croyez bien que je suis navrée de vous déranger !
La voix était outrageusement servile, d’une douceur obstinée.
« Hors saison, la cuisine ferme à sept heures. Je voulais simplement vous prévenir, désolée de troubler votre sieste. Vous êtes les seuls clients, ce qui fait qu’il n’y a vraiment pas urgence, je voulais seulement vous prévenir. Mon mari est en train de préparer pour ce soir sa grande spécialité de corned-beef aux choux !
Silence.
— Merci beaucoup, dit Nathan, nous n’allons pas tarder à descendre.
Des pas lourds s’éloignèrent sur le tapis de l’antique escalier ; les marches couinèrent comme un animal blessé. Blabla blablabla. Il avait la voix rauque à force de blablater.
— Pense un peu, Sophieamour, disait-il maintenant, en caressant les deux capsules, pense comme la vie et la mort sont intimement imbriquées à la Nature, qui partout contient à la fois les germes de notre béatitude et ceux de notre dissolution. Ceci par exemple, HCN, est répandu partout dans la nature notre Mère avec une étouffante profusion sous la forme de glucoses, c’est-à-dire mélangé aux sucres. Doux, si doux les sucres. Dans les amandes amères, les noyaux de pêches, dans certaines espèces de ces feuillages d’automne, dans la simple poire, l’arbousier. Pense donc amour, quand tes dents, ces dents parfaites faites de porcelaine blanche s’enfonceront dans ce macaron délectable, le goût que tu ressentiras ne différera que par la distance organique d’une molécule de celui…
Elle ignora sa voix, de nouveau perdue dans la contemplation des extraordinaires feuilles, un lac de feu. Elle sentait l’odeur de chou qui filtrait du rez-de-chaussée, envahissante, aigre. Et se rappelait une autre voix, celle de Morty Haber, remplie d’une sollicitude inquiète : « N’aie pas l’air si coupable. Tu n’aurais rien pu faire, il était accroché bien longtemps avant que tu poses pour la première fois les yeux sur lui. Est-ce que ça peut se contrôler ? Oui. Non. Peut-être. Je n’en sais rien, Sophie ! Mon Dieu, comme je voudrais le savoir ! Personne ne sait grand-chose au sujet des amphétamines. On dit que jusqu’à un certain point, elles sont relativement inoffensives. Mais de toute évidence elles peuvent être dangereuses, créer une dépendance, surtout si on les prend mélangées à autre chose, de la cocaïne par exemple. Nathan adore priser de la cocaïne pour faire passer les Bennies, et ça, à mon avis c’est bougrement dangereux. Dans ces moments-là, il est capable de perdre les pédales et il bascule dans une espèce, ma foi, je ne sais pas trop, une espèce de zone psychique où personne ne peut établir le contact avec lui. J’ai tout vérifié ce que l’on sait sur la question, et oui, c’est dangereux, très dangereux – Oh, et puis on s’en fout, Sophie, je refuse d’en parler davantage, mais s’il se met à déconner, arrange-toi pour entrer aussitôt en contact avec moi, ou avec Larry… »
Elle contemplait les feuilles, par-dessus l’épaule de Nathan et avait l’impression que ses lèvres la picotaient. Le Nembutal ? Pour la première fois depuis un long moment, elle s’agita légèrement sur le matelas. Et aussitôt, une brusque douleur lui mordit le flanc, là où il venait d’enfoncer brutalement son pied…
« La fidélité te siérait davantage », dit-il au milieu d’un flot de divagations débridées. Sophie perçoit la voix par-dessus la vague rugissante du vent qui se rue et glisse sur le pare-brise de la décapotable. Malgré le froid, Nathan a baissé la capote. Assise à côté de lui, elle se protège sous une couverture. Elle ne comprend pas très bien ce qu’il vient de lui dire et, presque dans un cri, lance : « Qu’est-ce que tu dis chéri ? » Il tourne la tête pour la regarder en face, elle a une brève vision de ses yeux, hagards maintenant, les pupilles presque disparues, englouties dans les ellipses d’un brun violent. « J’ai dit que la fidélité te siérait davantage, pour recourir à une variation élégante. » Elle sent la perplexité l’envahir et aussi une peur poisseuse. Elle détourne les yeux, cœur battant follement. Jamais depuis ces longs mois qu’ils sont ensemble il ne lui a manifesté de véritable colère. Une consternation froide commence à ruisseler sur elle comme une averse sur de la chair nue. Que veut-il dire ? Elle fixe son regard sur le paysage qui tournoie et défile, les plantations de conifères bien soignées à la lisière de l’impeccable autoroute et au-delà, la forêt, avec ses feuillages embrasés par l’explosion de l’automne, le ciel bleu, le soleil étincelant, les poteaux du téléphone, BIENVENUE DANS LE CONNECTICUT/PRUDENCE AU VOLANT. Elle se rend compte qu’il conduit très vite. Ils n’arrêtent pas de dépasser d’autres voitures, les doublant dans un grand chuintement et un frémissement d’air. Elle l’entend dire : « Ou pour ne pas recourir à une variante élégante, tu ferais mieux de ne pas te faire sauter partout, quand je peux te voir faire surtout ! » Elle laisse fuser un hoquet rauque, elle n’arrive pas à en croire ses oreilles. Comme s’il venait de lui assener une gifle, elle sent sa tête se déporter de côté, puis elle lui fait face. « Chéri, qu’est-ce que… – Ta gueule ! » rugit-il, et de nouveau les mots se précipitent comme sur un déversoir, sans frein, bredouillis qui prolonge le baragouin sans queue ni tête dont il l’assaille sans trêve depuis que voici plus d’une heure ils ont quitté le Palais Rose. « On dirait que ton affriolant petit cul polonais attire irrésistiblement ton employeur, l’adorable charlatan de Forest Hills, ce qui est tout à fait normal, tout à fait normal, attention, c’est une adorable petite machine, je suis moi-même bien placé pour le savoir, moi qui non seulement l’ai engraissé mais me suis régalé des plaisirs peu communs qu’il a à offrir, ce qui fait que je peux comprendre que le Dr. Diafoirus en rêve et se languisse de tout son cœur et de toute sa grosse bitte douloureuse… » Heh-heh-heh pouffe-t-il de façon idiote. « Mais te voir coopérer dans cette entreprise, le lui servir bel et bien sur un plateau et te faire sauter par ce méprisable escroc, et puis, et puis, par-dessus le marché, t’exhiber là sous mon nez comme tu l’as fait hier soir, en le laissant te rouler un dernier patin à ma barbe, te fourrer cette répugnante langue de chiropracteur dans la gorge – oh, ma gentille petite pute polonaise, ça c’est trop pour moi. » Incapable de parler, elle rive ses yeux sur le compteur de vitesse ; 70, 75, 80… Ce n’est pas si terrible, se dit-elle, pensant en kilomètres, puis revient brusquement à la réalité : des miles ! On va partir dans le décor ! Elle se dit : C’est pire que de la démence, cette jalousie, s’imaginer que je couche avec Blackstock. Loin derrière eux retentit le hululement d’une sirène, elle prend vaguement conscience d’une lumière rouge qui clignote, son reflet pareil à un minuscule clin d’œil framboise qui par intermittence s’allume et s’éteint sur le pare-brise. Elle ouvre la bouche, assure sa langue pour parler (Chéri essaie-t-elle de dire), ne peut articuler le mot. Blablablablabla… On dirait la bande sonore d’un film monté par un chimpanzé, en partie cohérente mais l’ensemble dépourvu de sens. Tant de folie, elle se sent faible et malade. « Schœnthal a cent pour cent raison, tout ça c’est des foutaises, c’est à cause des foutaises sentimentales incrustées dans l’éthique judéo-chrétienne que le suicide est jugé immoral, après le Troisième Reich, il serait normal que le suicide devienne le choix légitime de tout être sain d’esprit, pas vrai, Irma ? » (Pourquoi tout à coup l’appelait-il Irma ?) « Mais ça ne me surprendrait pas que tu crèves d’envie d’écarter les jambes chaque fois que tu rencontres une pine, pour être tout à fait franc et parce que je ne te l’ai pas encore dit, y a un tas de choses qui sont demeurées un mystère depuis qu’on s’est rencontrés, j’aurais dû me douter que tu étais une salope de goy kurveh, mais quoi d’autre – quoi d’autre ? –, ça alors ça alors, serait-ce qu’une sorte d’étrange Schadenfreude masochiste m’aurait poussé à me laisser séduire par cette réplique parfaite d’Irma Griese ? Un beau brin de fille, d’après les gens qui ont suivi le procès de Lunenberg, même les procureurs ont dû lui tirer leur chapeau, oh merde, ma maman chérie disait toujours qu’un goût fatal me poussait vers les shiksas blondes, pourquoi donc n’es-tu pas un bon petit Juif, Nathan ; et n’épouses-tu pas une gentille fille comme Shirley Mirmelstein qui est si belle et dont le père a ramassé un joli magot en ouvrant pour l’été une boutique de graines à Lake Placid. » (La sirène les poursuit toujours, hululant faiblement ; « Nathan, dit-elle, un policier. ») « Les Brahmines ont le culte du suicide, beaucoup d’Asiatiques, et puis d’ailleurs qu’est-ce que ça a donc de si terrible la mort, rienada saloperie de néant, ce qui fait que réflexion faite il y a pas si longtemps je me suis dit parfait, la belle Irma Griese se balance au bout d’une corde pour avoir personnellement tué des milliers de Juifs à Auschwitz mais la logique ne veut-elle pas qu’un tas de petites Irma Griese aient réussi à filer, ce qui veut dire que cette drôle de petite nafka polonaise avec laquelle je suis à la colle, eh bien se peut-il qu’elle soit vraiment cent pour cent une authentique Polonaise, bien sûr par bien des côtés elle a l’air polonaise mais aussi echt-nordique, comme une star de cinéma boche déguisée en femme fatale, la terrible Comtesse de Cracovie, sans compter que je pourrais ajouter à tout ça cet allemand absolument sans failles qu’il m’est arrivé d’entendre sortir avec tant de précision de vos charmantes lèvres de pucelle rhénane. Une Polonaise ! Ah ça alors ! Das machst du andern weismachen ! Pourquoi ne pas l’avouer, Irma ! Tu as fait du gringue aux SS, pas vrai ? Pas vrai que c’est comme ça que tu t’es tirée d’Auschwitz, Irma ? Avoue ! » (Elle s’est plaqué les mains sur les oreilles pour ne plus entendre, et sanglote « Non ! Non ! ») Elle sent la voiture ralentir brutalement. Le cri de la sirène se mue en un grondement de dragon, diminuendo. La voiture de police s’arrête devant eux ! « Avoue, sale connasse de fasciste ! »…
… Tandis qu’allongée dans la pénombre elle regardait les feuilles s’obscurcir et peu à peu s’estomper, lui parvenait des toilettes le bruit de son urine dont le flot n’en finissait pas de se déverser dans l’eau de la cuvette. Elle se souvenait. Tout à l’heure au milieu des feuillages féeriques, tout au fond des bois, debout au-dessus d’elle, il avait essayé de lui pisser dans la bouche, n’avait pas réussi ; et pour lui, cet instant avait marqué le commencement de la dégringolade. Elle s’agita dans le lit, reniflant l’odeur chaude de chou qui montait de la cuisine, et ses yeux assoupis se posèrent paresseusement sur les deux capsules qu’il avait précautionneusement déposées dans le cendrier. AUBERGE DU SANGLIER, disait l’inscription en vieil anglais sur le rebord de faïence, UN HAUT LIEU DE L’AMÉRIQUE. Elle bâilla, songeant combien tout cela était étrange. Étrange quelle n’eût pas peur de mourir, à supposer qu’il fût vraiment décidé à lui infliger la mort, mais simplement peur que la mort l’emporte lui et lui seul en la laissant derrière. Qu’à cause de quelque cafouillage imprévu, comme il aurait dit, la dose mortelle ne fasse son œuvre que sur lui en la laissant elle une fois encore et pour son malheur la seule survivante. Je ne peux pas vivre sans lui, s’entendit-elle chuchoter tout haut en polonais, sensible à la banalité de cette pensée mais aussi à son absolue vérité. Sa mort à lui serait mon agonie à moi. Très loin le sifflet d’un train hulula au fond de la vallée au nom étrange, Housatonic, le long hululement plus grave et plus mélodieux que les sifflets stridents des trains d’Europe mais pourtant nullement différent par la soudaineté de sa poignante lamentation.
Elle songea à la Pologne. Les mains de sa mère. Elle avait si rarement pensé à sa mère, cette douce chère âme falote et discrète, et pendant quelques instants, elle ne put penser qu’aux mains de sa mère, ses mains gracieuses et expressives de pianiste, aux doigts robustes, à la fois souples et doux, comme l’un de ces nocturnes de Chopin qu’elle jouait, avec leur peau ivoire qui rappelait à Sophie le blanc discret des lilas. Un blanc si extraordinaire en réalité, que ce n’était qu’avec le recul du temps que Sophie avait fait le rapprochement entre cette charmante pâleur anémique et la tuberculose qui déjà à l’époque dévorait sa mère, et qui avait fini par immobiliser à jamais ces mains. Maman, Maman, se dit-elle. Si souvent ces mains lui avaient caressé le front lorsque petite fille elle récitait la prière du soir que tous les petits Polonais connaissent par cœur, incrustée dans l’âme plus solidement que n’importe quel poème d’enfant : Ange de Dieu, mon ange gardien, demeure toujours à mes côtés, le matin, durant la journée, et la nuit, viens toujours à mon aide. Amen. À l’un des doigts de sa mère était passé un mince ruban tortillé comme un cobra, l’œil du serpent fait d’un minuscule rubis. Le Professeur Bieganski avait acheté la bague à Aden lors d’un de ses voyages en rentrant de Madagascar où il était allé reconnaître le terrain du plus ancien de ses rêves : la réimplantation des Juifs de Pologne. Bien de lui cette vulgarité Avait-il marchandé longtemps avant d’acheter cette monstruosité ? Sophie savait que sa mère détestait la bague mais la portait néanmoins en vertu de la constante déférence qu’elle vouait à Papa. Nathan s’arrêta de pisser. Elle songea à son père et à sa luxuriante crinière blonde, dégoulinante de sueur dans les souks d’Arabie…
… « Les courses de voitures, c’est à Daytona Beach, dit le flic, ici c’est le Merritt Parkway, réservé aux automobilistes, comme on dit, alors, vous avez le feu aux fesses ou quoi ? » C’est un homme plutôt jeune, aux cheveux blonds et au visage tavelé, nullement antipathique. Il est coiffé d’un chapeau de shérif texan. Nathan ne dit rien, le regard fixé droit devant lui, mais Sophie sent qu’il marmonne très vite sous cape. Encore le blablablabla, mais sotto voce. « Qu’est-ce que vous cherchez, à figurer dans les statistiques, et cette jolie fille avec ? » Le flic porte une plaque d’identification : S. GRZEMKOWSKI. Sophie dit : « Prezeprazam… » (« Je vous en prie… ») Grzemkowski rayonne, répond : « Czy jestes Polakiem ? – Oui, je suis polonaise », renvoie Sophie, encouragée, en poursuivant son baratin folklorique, mais le flic la coupe : « Je ne comprends que quelques mots. Mes parents sont polonais ils habitent New Britain. Alors qu’est-ce qui se passe ? » Sophie dit : « C’est mon mari. Il est bouleversé. Sa mère est en train de mourir à… » Elle cherche avec frénésie le nom d’une localité du Connecticut, réussit à lâcher : « À Boston. C’est pourquoi nous roulons si vite » Sophie scrute le visage du flic, les yeux pareils à d’innocentes violettes, le profil impassible vaguement bucolique, l’allure d’un paysan. Elle se dit : Il pourrait être en train de garder les vaches dans une vallée des Carpates. « Je vous en prie », cajole-t-elle en se penchant par-dessus Nathan, arborant sa plus jolie moue, « je vous en prie, monsieur, essayez de comprendre, c’est sa mère. Mais nous vous promettons de rouler moins vite maintenant. » Grzemkowski se fait service service, la voix devient policièrement rogue. « Pour cette fois, je vous donne un avertissement. Et maintenant, allez doucement. » Nathan dit : « Merci beaucoup mon chef*. » Son regard rivé droit devant lui se perd dans l’infini. Ses lèvres articulent sans un mot, sans trêve, comme pour haranguer quelque auditeur impuissant logé dans sa poitrine. La sueur ruisselle en filets luisants sur son visage. Et soudain le flic n’est plus là. Sophie entend Nathan qui marmonne tout seul tandis que la voiture redémarre. Il est presque midi. Ils se dirigent vers le nord (plus sagement) à travers des tonnelles et des dais de nuages menaçants, des tempêtes déchaînées de feuilles multi-chromes en proie à une frénésie aérienne – ici vomissant des couleurs comme de la lave en fusion, là pareilles à une explosion d’étoiles, Sophie n’a jamais rien vu ni imaginé de pareil ; le marmonnement contenu qu’elle ne parvient pas à comprendre enfle de volume, se déchaîne en un nouveau spasme de paranoïa, dont la fureur la pénètre d’une terreur aussi absolue que si soudain Nathan eût ouvert dans la voiture une pleine cage de rats féroces. Pologne. Antisémitisme. Et toi qu’as-tu fait, bébé chérie, quand ils ont incendié et rasé les ghettos ? Et cette blague, tu la connais, ce que dit un évêque polonais en rencontrant un autre évêque polonais ? « Si j’avais su que vous veniez, j’aurais fait cuire un Youpin ! » Harharhar ! Nathan, arrête, pense-t-elle, arrête de me faire souffrir ! Ne me force pas à me souvenir ! Quand elle le tire par la manche, les larmes ruissellent sur son visage. « Je ne te l’ai jamais dit ! Je ne te l’ai jamais dit ! hurle-t-elle. En 1939 mon père a risqué sa vie pour sauver des Juifs ! Il cacherait des Juifs à l’université, sous le plancher de son bureau quand la Gestapo est arrivée, c’était un homme bon il est mort parce qu’il a sauvé ces… » Sur le bol poisseux de son propre désespoir, qui lui remonte à la gorge comme le mensonge qu’elle vient de faire, elle s’étrangle, puis entend sa voix se fêler. « Nathan ! Nathan ! Crois-moi, chéri, crois-moi ! » DANBURRY-LIMITE DE LA VILLE. « Cuire un youpin ! » Harharhar ! « Non bien sûr, pas cacherait, chéri, cachait… » Blablablabla – Elle n’écoute plus qu’à demi, et se dit : « Si je pouvais le décider à s’arrêter quelque part pour manger, je pourrais m’éclipser pour passer un coup de fil à Morty ou Larry, leur demander de venir… » Et elle s’entend dire : « Chéri, j’ai si faim, on ne peut pas s’arrêter… » Pour s’entendre répondre au milieu du blablablabla : « Irma ma jolie, Irma Liebchen, même si tu me donnais mille dollars je ne pourrais pas avaler le moindre biscuit salé, oh merde Irma je plane, oh Seigneur me voilà au ciel, jamais aussi haut jamais aussi haut et ça me démange drôlement de te sauter, sale petite nafka, sale fasciste de goy, hé palpe-moi un peu ça… » Il lui prend la main et la pose sur le dessus de son pantalon, lui presse les doigts contre la bosse raide de sa bitte ; elle la sent palpiter puis se contracter puis palpiter encore. « Un pompier, v’là ce qu’il me faut, un de tes bons vieux pompiers polacks à cinq cents zlotys or pièce, hé Irma combien de bittes SS est-ce que t’es allée sucer pour te tirer de là, combien de foutre de la race des seigneurs as-tu avalé pour gagner ta Freiheit ! Écoute, blague à part Irma faut me tailler une pipe tout de suite oh jamais je n’ai plané aussi haut, Seigneur n’importe quoi pour que ces douces petites lèvres goulues se mettent tout de suite au boulot, je veux dire là n’importe où sous le ciel bleu et les feuilles des érables embrasées par l’automne, le bel automne, et tu vas sucer ma semence, sucer ma semence aussi épaisse que les feuilles d’automne qui jonchent les ruisseaux de Vallombrosa, ça c’est du John Milton… »
… Nu, il regagna à petits pas le lit et doucement, précautionneusement, s’allongea près d’elle. Les deux capsules scintillaient toujours dans le cendrier, et à demi assoupie, elle se demandait s’il les avait oubliées, se demandait s’il recommencerait à jouer et à la tenter par leur menace rose. Le Nembutal, dont le flot l’enfonçait dans le sommeil, lui tiraillait les jambes comme le ressac chaud d’une mer tendre… « Sophieamour », dit-il, lui aussi d’une voix assoupie, « Sophieamour, je ne regrette que deux choses. » Elle dit : « Quoi donc, chéri ? » Comme la réponse ne venait pas, elle répéta : « Quoi ? – Simplement ceci, dit-il enfin, que tout ce dur travail au laboratoire, toutes ces recherches, je n’en verrai jamais les fruits. » Étrange se dit-elle en l’écoutant, presque pour la première fois de la journée sa voix avait perdu son hystérie menaçante, sa folie, sa cruauté, au contraire avait retrouvé cette note de tendresse, familière, apaisante, qui faisait tout naturellement partie de lui-même et que toute la journée elle avait été certaine de ne jamais retrouver. Avait-il, lui aussi, été sauvé à l’ultime instant, se laissait-il ramener sereinement vers le port rédempteur de ses barbituriques ! Allait-il en fait simplement oublier la mort et sombrer peu à peu dans le sommeil ?
Un grincement retentit sur le palier de l’autre côté de la porte et de nouveau, l’onctueuse voix de la femme.
— Mr. et Mrs. Landau, excusez-moi je vous prie. Mais mon mari demande si vous avez envie de prendre un verre avant le dîner. Nous avons tout ce qu’il faut. Mais la spécialité de mon mari c’est un merveilleux punch chaud au rhum.
— Ouais, dit Nathan après quelques instants, un punch au rhum. Deux.
Et Sophie se dit : On dirait l’autre Nathan. Mais elle l’entendit alors murmurer doucement : « L’autre chose, l’autre chose, c’est que toi et moi n’avons jamais eu d’enfant. » Elle fixait sans voir la pénombre chatoyante, sentit sous le couvre-lit ses ongles trancher comme des lames dans la chair de ses paumes, songea : Pourquoi faut-il qu’il dise cela précisément maintenant ? Je sais, comme il l’a dit aujourd’hui à un certain moment, que je suis une sale connasse masochiste et qu’il n’a fait que me donner ce dont j’avais envie. Mais pourquoi ne peut-il au moins m’épargner cette agonie ? « Jetais sérieux hier soir quand j’ai parlé de mariage », l’entendit-elle dire. Elle ne répondit pas.Elle rêvait vaguement de Cracovie et d’un passé depuis longtemps révolu et du clipclapclipclap des sabots des chevaux sur les pavés usés par le temps ; sans la moindre raison elle vit dans l’obscurité d’une salle de cinéma la brillante image pastel de Donald Duck hérissé de fureur, bonnet de marin tout de guingois, postillonnant en polonais, puis entendit le rire doux de sa mère. Elle se dit : Si seulement je pouvais déverrouiller le passé ne serait-ce qu’un petit peu, peut-être pourrais-je lui dire. Mais le passé ou le remords, ou je ne sais pas quoi, condamne ma bouche au silence. Pourquoi ne puis-je pas lui dire ce que moi aussi j’ai souffert ? Et perdu...
Malgré cette ritournelle démente que dans un murmure il répète sans trêve – « Cesse de m’allumer, Irma Griese » –, malgré sa main implacable qui lui tord les cheveux comme pour les déraciner, malgré son autre main qui lui broie l’épaule avec une force et une douleur écœurantes, malgré cette impression diffuse qu’il dégage vautré là, frissonnant, d’être un homme en train de s’enfoncer dans l’abîme et qui rôde dans les bas-fonds de son univers dément, malgré la terreur fébrile qui la submerge, elle ne peut s’empêcher d’éprouver comme toujours le même plaisir délectable tandis qu’elle le suce. Suce, suce, suce. Interminablement, amoureusement, suce. Ses ongles griffent la terre grasse de la pente boisée sur laquelle il est vautré sous elle, elle sent la terre qui se tasse sous ses ongles. Le sol est humide et froid, elle sent une odeur de feu de bois et à travers la transparence de ses paupières filtre l’incroyable nitescence du feuillage embrasé. Et elle suce suce. Sous ses genoux, des fragments d’argile mordent et blessent, mais elle n’a pas un geste pour soulager la douleur. « Oh Seigneur Dieu, oh baise, suce-moi Irma, suce le petit Juif. » Elle niche les couilles fermes dans sa paume, caresse les poils fins comme une toile d’araignée. Comme toujours elle se représente dans le creux de sa bouche la surface glissante d’un palmier de marbre, la tête douce et spongieuse, les feuilles qui enflent et s’épanouissent dans les ténèbres de son cerveau. « Cette relation, cette chose unique que nous avons, cette symbiose extatique, se souvient-elle, ne pouvait naître que de la rencontre d’un gros schlong sémite, raide et solitaire, jusqu’alors soigneusement évité et avec succès par une armée de princesses juives terrorisées, et d’une paire de belles mandibules slaves affamées de fellations. » Et même maintenant malgré son inconfort, malgré sa peur elle se dit : Oui, oui, il m’a même donné ça, en riant, de toute façon il a chassé ce remords quand il m’a expliqué comme il était absurde de ma part d’avoir honte de mon envie folle de sucer une bitte, ce n’était pas de ma faute si j’avais eu un mari frigide et si mon amant de Varsovie n’avait pas envie de le proposer et si moi je ne pouvais pas prendre l’initiative – j’étais tout simplement, disait-il, la victime de deux mille ans de conditionnement judéo-chrétien anti-pompier. Ce mythe ignoble, disait-il, qui veut que seuls les pédés aiment sucer. Suce-moi moi, disait-il toujours, jouis, jouis ! Aussi même maintenant malgré le nuage de peur qui plane sur elle, tandis qu’il la raille et l’insulte – même maintenant son plaisir n’est pas une simple jouissance raisonnable mais félicité perpétuellement recréée, et des vagues froides frissonnent et ruissellent tout au long de son dos tandis qu’elle suce, suce, suce. Elle n’est même pas surprise de constater que plus il torture son scalp, plus il la fouaille avec cet « Irma » abhorré, plus gloutonne monte en elle la frénésie d’avaler sa bitte, et quand elle s’arrête, un instant à peine, et pantelante relève la tête et halète : « Oh mon Dieu, ce que j’aime te sucer », les mots sont articulés avec la même ardeur simple et spontanée qu’auparavant. Elle ouvre les yeux, entrevoit son visage torturé, recommence aveuglément, consciente que maintenant il crie et que sa voix s’est muée en un hurlement dont déjà les flancs rocailleux du coteau répercutent l’écho. « Suce-moi, sale truie fasciste, sale conne d’Irma Griese, brûleuse de Juifs ! » Le délicieux palmier de marbre, le tronc glissant qui se gonfle et se déploie, tout cela lui dit qu’il est au bord de l’éjaculation, lui dit de se détendre pour accueillir le flot palpitant, le jet saumâtre de lait de palmier, et à cette ultime seconde qui précède la joie imminente, comme toujours, elle sent ses yeux s’emplir de larmes brûlantes et inexplicables.
« Je redescends en douceur », l’entendit-elle murmurer dans la chambre après un long silence. « J’ai vraiment cru que cette fois j’allais me casser la gueule. Mais depuis un moment je redescends en douceur. Dieu merci, j’ai trouvé les barbituriques. » Il se tut un instant. « On a eu du mal à les retrouver, pas vrai les barbies ? »
« Oui », répondit-elle. Elle avait très sommeil maintenant. Dehors, il faisait presque nuit et les feuilles embrasées avaient perdu leur éclat, se fondaient dans le gris acier fumé du ciel d’automne. Dans la chambre, la lumière vacillait et menaçait de s’éteindre. Sophie s’agita tout contre Nathan, le regard fixé sur le mur où la grand-mère de Nouvelle-Angleterre, une Nouvelle-Angleterre d’un autre âge, piégée dans un halo ambré ectoplasmique, la contemplait de dessous son foulard avec un air à la fois indulgent et perplexe. Sophie se dit au milieu de sa torpeur : Le photographe a dit de rester toute une minute sans bouger. Elle bâilla, s’assoupit quelques instants, bâilla de nouveau.
— Où est-ce qu’on les a trouvés, finalement ? dit Nathan.
— Dans la voiture, dans la boîte à gants, dit-elle. C’est toi qui les avais rangés là ce matin, et ensuite tu as oublié. Le petit flacon de Nembutal.
— Grand Dieu, c’est affreux. J’étais vraiment dans les vapes. J’étais dans l’espace. L’espace intersidéral. Parti !
Dans un brusque froissement de draps, il se souleva et la chercha à tâtons.
— Oh Sophie – Seigneur Dieu, que je t’aime !
Il passa un bras autour d’elle, serra et d’une violente secousse l’attira vers lui ; simultanément, les poumons brusquement vidés, elle hurla. Le hurlement qu’elle s’entendit pousser n’était pas très fort, mais la douleur qui la transperça était violente, réelle, et c’était un petit hurlement bien réel : « Nathan ! »…
… (Mais elle ne hurle pas quand la pointe de la chaussure de cuir verni cogne sèchement entre deux de ses côtes, recule, cogne de nouveau au même endroit, chassant l’air de ses poumons et faisant s’épanouir dans sa poitrine la blanche corolle de la souffrance.) « Nathan ! » C’est un gémissement de désespoir mais pas un hurlement, le flot rauque de sa voix se mêlant dans ses oreilles avec sa voix à lui qui sort en grognements méthodiques et bestials ; « Und die… SS-Mädchen… sparcht… cha fous apprentra… sales Jüdinschwein ! » En réalité elle n’a pas un tressaillement pour fuir la douleur mais plutôt l’absorbe, la recueillant comme dans une cave ou une poubelle logée tout au fond de son être où elle a emmagasiné toute la sauvagerie de Nathan : ses menaces, ses sarcasmes ses imprécations Pas plus qu’elle ne pleure, pas encore, tandis que de nouveau elle gît vautrée au fin fond des bois sur une sorte de promontoire envahi, comme un hallier, de ronces et de broussailles, juché tout en haut de la colline où moitié la traînant moitié la tirant il l’a hissée et d’où elle parvient à apercevoir à travers les arbres, tout en bas, la voiture qui, capote baissée, attend minuscule et solitaire dans le parking balayé par le vent où tourbillonnent feuilles et débris. L’après-midi, le ciel en partie couvert maintenant est à son déclin. Il y a semble-t-il des heures qu’ils sont dans les bois. Trois fois il la frappe du pied. Une fois de plus le pied se recule et elle attend, tremblant moins de peur ou de souffrance désormais que de ce froid de l’automne qui monte du sol détrempé et s’insinue dans ses jambes, ses bras, ses os. Mais cette fois le pied ne frappe pas, retombe et s’immobilise sur les feuilles. « Te pisser dessus ! » l’entend-elle dire, puis, « Wunderbar ponne itée cha ! » Maintenant il utilise son pied gainé de cuir verni comme un outil pour arracher au sol son visage qui gît sur le côté et le forcer à lui faire face tourné vers le haut ; le cuir est froid et glissant contre sa joue. Et tandis qu’elle le regarde baisser la fermeture de sa braguette et, à son ordre, ouvre la bouche, une brève extase la submerge quelques instants et elle se souvient de ses mots : ma chérie, je pense que tu n’as absolument pas le moindre ego. Mots dits avec une énorme tendresse après certain épisode : téléphonant du laboratoire un soir d’été, il avait machinalement exprimé une envie folle de Nusshörnchen, des pâtisseries qu’ils avaient goûtées ensemble à Yorksville, sur quoi sans le prévenir, elle avait immédiatement entrepris le long trajet en métro de Flatbush à la Quatre-vingt-sixième Rue à des kilomètres et des kilomètres de là, et au terme d’une quête démente avait trouvé les friandises, était rentrée bien des heures plus tard, lui en avait fait l’offrande avec un radieux « Voilà Monsieur*, die Nusshörnchen ! » Mais tu ne dois pas faire des choses pareilles, avait-il dit avec une infinie tendresse, c’est idiot de flatter comme ça mes petits caprices, Sophie chérie, douce Sophie, je crois que pour faire ça, il faut que tu n’aies pas le moindre ego ! (Et elle, comme maintenant, avait pensé : Je suis prête à faire n’importe quoi pour toi, n’importe quoi, n’importe quoi !) Mais maintenant pourtant ses vains efforts pour lui pisser dessus commencent à déclencher en lui la première panique de la journée. « Ouvre toute grande la bouche », lui commande-t-il. Elle attend, regarde, bouche béante, réceptive, lèvres frémissantes. Mais il ne peut pas. Une, deux, trois gouttes douces et chaudes, éclaboussent son front, et c’est tout. Elle ferme les yeux, dans l’attente. Elle ne sent rien d’autre que sa présence là au-dessus d’elle, et sous elle l’humidité et le froid, et au loin un pandémonium sauvage de vent, de branches, de feuilles. Puis elle l’entend qui commence à gémir, un gémissement vibrant de terreur : « Oh Seigneur, je vais me casser la gueule ! » Elle ouvre les yeux, le regarde fixement. Blanc verdâtre tout à coup, son visage lui rappelle le ventre d’un poisson. Et jamais (surtout par ce froid) elle n’a vu tant de sueur sur un visage ; la sueur semble étalée sur la peau comme une couche d’huile. « Je vais me casser la gueule ! gémit-il. Je vais me casser la gueule ! » Il s’affale accroupi à côté d’elle, fourre sa tête dans ses mains, se couvre les yeux, geint, tremble. « Oh Seigneur, je vais me casser la gueule Irma il faut que tu m’aides ! » Et soudain dans une fuite éperdue pareille à un rêve ils dévalent comme des fous le sentier abrupt, elle, ouvrant la marche sur la pente rocailleuse comme une infirmière qui fuit avec un blessé en remorque, jetant de temps à autre un regard en arrière pour le guider sous les arbres tandis qu’il trébuche, aveuglé par la main qu’il porte comme un pansement blême en travers de ses yeux. Plus bas toujours plus bas ils descendent le long d’un torrent tumultueux, franchissent un pont de bois, traversent d’autres bois embrasés de rose, d’orange, de vermillon, zébrés par les blancs pilastres sveltes et droits des bouleaux. Elle l’entend dire, dans un chuchotement cette fois : « Je vais me casser la gueule ! » Puis, enfin, en bas dans la clairière, l’aire de parking déserte du parc domanial de l’État où la décapotable attend près d’une poubelle renversée, au milieu d’un cyclone, d’une nuée de berlingots de lait souillés, d’assiettes en carton tourbillonnantes, d’enveloppes de bonbons. Enfin ! Il bondit en direction de la banquette arrière où sont juchés les bagages, empoigne sa valise et la lance sur le sol, entreprend de la fouiller avec des gestes de chiffonnier pris de folie en quête d’un trésor indescriptible Sophie se tient à l’écart, impuissante, muette, tandis que les entrailles de la valise pleuvent de tous côtés, festonnant de guirlandes la carrosserie : chaussettes, chemises, sous-vêtements, cravates, une mercerie de fou éparpillée à tous vents « Saloperie de Nembutal ! rugit-il. Où est-ce que je l’ai fourré ! Oh merde ! Oh Bon Dieu, il faut que… » mais il ne termine pas ses mots, au contraire se relève et se met à tournoyer, se précipite sur la banquette avant, où il se vautre sous le volant et frénétiquement palpe le loquet de la boîte à gants. « Trouvé ! » « De l’eau ! » hoquette-t-il. « De l’eau ! » Mais elle, capable malgré sa souffrance et sa confusion d’anticiper ce moment, a déjà puisé par-dessus le siège arrière un carton de boîtes de ginger ale dans le panier à pique-nique demeuré intact et, maintenant, se débattant contre le décapsuleur diabolique, arrache le bouchon d’une bouteille et dans une averse d’écume, la lui fourre dans la main. Il avale les pilules, et l’observant, elle sent une pensée des plus étranges lui effleurer l’esprit. Pauvre diable, se dit-elle, les mêmes mots qu’il avait chuchotés – oui, lui – à peine quelques semaines plus tôt au cinéma en voyant dans Le Poison un Ray Milland hébété quêter son salut dans sa bouteille de whisky. « Pauvre diable », avait murmuré Nathan. Maintenant la bouteille verte de ginger ale qu’il tète au goulot, et les spasmes de sa gorge qui déglutit avec avidité, tout cela lui rappelle cette séquence et elle pense : Pauvre diable. Ce qui en soi n’aurait rien de bizarre, songe-t-elle, n’était le fait que c’est la toute première fois qu’à l’égard de Nathan elle éprouve une émotion qui ressemble vaguement à quelque chose d’aussi dégradant que la pitié. Elle trouve intolérable d’avoir pitié de lui. Et sous le choc de cette prise de conscience, elle sent son visage s’engourdir. Lentement, elle ploie sur les jarrets, se retrouve assise à même le sol et s’appuie contre la voiture. Dans le parking, les détritus tourbillonnent et cinglent, lentes tornades de vent et de poussière. Sous ses seins, la douleur dans son flanc la taraude, scintillante, rougeoyant d’un éclat intense comme le brusque retour d’un ignoble souvenir. Elle se caresse les côtes du bout des doigts, doucement, épousant le contour fiévreux de la douleur elle-même. Elle se demande s’il ne lui a pas cassé quelque chose. Hébétée maintenant, et avec le recul lent et douloureux de son hébétude, elle constate qu’elle a perdu tout sens du temps. C’est à peine si elle l’entend quand de la banquette avant où il gît vautré, une de ses jambes secouée de tressaillements (elle ne voit rien d’autre que le bas du pantalon, souillé de boue et agité de tressaillements), il murmure quelque chose d’étouffé et d’indistinct qui semble être : « La nécessité de la mort. » Puis le rire jaillit, pas très fort ; Harharhar… Longtemps il n’y a plus un son. Puis : « Chéri, dit-elle doucement, il ne faut plus que tu m’appelles Irma. »
— Irma, ça je ne pouvais pas le supporter, me dit Sophie. J’étais capable d’accepter n’importe quoi de Nathan sauf… sauf qu’il me transforme en Irma Griese. J’avais vu cette femme une ou deux fois au camp – ce monstre, par comparaison, Wilhelmine aurait eu l’air d’un ange. Qu’il m’appelle Irma Griese me faisait plus de mal que tous ses coups de pied. Mais cette nuit-là avant notre arrivée à l’auberge, j’ai essayé de lui faire comprendre qu’il ne devait plus m’appeler ainsi, et quand il s’est mis à m’appeler Sophieamour j’ai compris qu’il n’était plus tellement dans les vapes – plus tellement fou. Pourtant il continuait à jouer avec ces maudites petites capsules de poison. J’avais très peur maintenant. Je ne savais pas jusqu’où il irait. Je me sentais perdre la tête à l’idée de notre vie à tous les deux et je ne voulais pas que nous mourions – ni séparés ni ensemble. Non. Bref, le Nembutal a commencé à lui faire de l’effet, je le devinais, il redescendait tout doucement sur terre et quand il m’a serrée, ça m’a fait si mal que j’ai cru que j’allais m’évanouir et que j’ai poussé ce cri et que lui aussitôt il a compris ce qu’il venait de me faire. Et alors il a eu tellement de remords, il n’arrêtait pas de me répéter dans le lit : ‘Sophie, Sophie, mais qu’est-ce que je t’ai fait, comment est-ce que j’ai pu te faire mal ?’ Et un tas d’autres choses. Mais les autres pilules – celles qu’il appelait les barbies –, elles commençaient à lui faire de l’effet et il ne pouvait pas garder les yeux ouverts et très bientôt il s’est endormi.
« Je me souviens que la femme qui était propriétaire de l’auberge a une fois de plus grimpé l’escalier et m’a demandé à travers la porte quand nous allions descendre, il se faisait tard, quand est-ce que nous allions descendre pour le dîner et le punch ? Et quand je lui ai dit que nous étions fatigués, qu’on était en train de s’endormir, elle a été très fâchée et s’est mise en colère et elle a dit que c’était la pire des grossièretés, etc., mais moi je m’en fichais, tellement j’étais fatiguée et j’avais sommeil moi aussi. Eh puis oh, mon Dieu, j’ai pensé aux capsules de poison qui étaient toujours dans le cendrier. J’ai été prise de panique. J’étais terrifiée parce que je ne savais pas quoi en faire. Elles étaient tellement dangereuses, tu comprends. Je ne pouvais pas les jeter par la fenêtre ni dans la poubelle parce que j’avais peur que la coquille se brise et que les vapeurs tuent quelqu’un. Puis j’ai pensé aux toilettes, mais ça aussi ça me tracassait, j’avais tout pareil peur des vapeurs ou d’empoisonner l’eau ou même le sol, et je ne savais pas quoi faire. Je savais qu’il fallait que je les mettre hors de portée de Nathan. Si bien qu’en fin de compte, j’ai décidé de prendre le risque de les-jeter dans les toilettes. La salle de bains. Là, il y avait un peu de lumière. Avec beaucoup de précautions j’ai pris les capsules dans le cendrier, j’ai traversé la chambre dans le noir pour passer dans la salle de bains et je les ai jetées dans la cuvette des toilettes. J’avais cru qu’elles resteraient à flotter mais non elles se sont enfoncées comme deux petits cailloux et très vite j’ai tiré la chasse et elles ont disparu.
« Je me suis remise au lit et j’ai dormi. Je n’ai jamais dormi d’un sommeil si noir et sans rêves. Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi. Mais à un moment donné, au milieu de la nuit, Nathan s’est réveillé en hurlant. C’était sans doute une espèce de réaction à toutes ces drogues ; je ne sais pas, mais c’était tellement effrayant de l’entendre là à côté de moi au beau milieu de la nuit, qui criait comme un démon déchaîné. Je me demande encore comment il n’a pas réveillé tout te monde à des kilomètres à la ronde. Mais ses cris m’ont réveillée en sursaut, il s’était mis à hurler un tas de choses à propos de la mort et de la destruction et de pendaisons et de gaz et de Juifs en train de brûler dans les fours et je ne sais pas quoi encore. J’avais eu peur toute la journée mais cette fois c’était pire que tout. Il y avait tellement d’heures qu’il n’arrêtait pas d’émerger de sa folie et de replonger dedans mais cette fois on aurait dit qu’il était fou pour de bon. ‘Il faut mourir !’ qu’il s’était mis à délirer dans le noir. Puis je l’ai entendu dire dans une espèce de long gémissement : ‘La mort est une nécessité’, puis par-dessus moi il s’est mis à chercher à tâtons vers la table comme s’il voulait attraper le poison. Mais bizarre, tu sais, tout ça n’a pas duré plus de quelques instants. Il était très faible, me semblait-il, je n’avais aucune peine à le retenir dans mes bras et je l’ai forcé à se recoucher en lui disant sans arrêt : ‘Chéri, chéri, va, dors, tout ira bien, tu viens de faire un cauchemar.’ Ce genre de choses idiotes. Mais malgré tout, ce que je disais et faisais ça servait à quelque chose parce que très vite il s’est rendormi. Il faisait tellement noir dans cette chambre. Je lui ai mis un baiser sur la joue. Sa peau était fraîche maintenant.
« On a dormi des heures et des heures et des heures. Quand enfin je me suis réveillée j’ai tout de suite vu à la façon dont le soleil brillait à la fenêtre que c’était déjà le début de l’après-midi. Les feuilles étaient brillantes de l’autre côté de la fenêtre, comme si toute la forêt avait été en feu. Nathan dormait toujours et je suis tranquillement restée là près de lui pendant un long moment, à réfléchir. Je le savais, je ne pourrais pas garder plus longtemps enterrée en moi la chose qui était la dernière chose au monde dont j’avais envie de me souvenir. Mais je ne pouvais plus me la cacher davantage, tout comme je ne pouvais plus la cachera Nathan. Nous ne pouvions plus continuer à vivre ensemble à moins que cette chose, je la lui dise. Je savais qu’il y avait certaines choses que je ne pourrais jamais lui dire – jamais ! –, mais il y avait au moins une chose qu’il devait savoir, sinon nous ne pourrions pas continuer et sûrement jamais nous marier, jamais. Et sans Nathan je ne serais… rien. Aussi j’ai pris la décision de lui dire cette chose qui n’était pas vraiment un secret, mais seulement une chose dont je n’avais jamais parlé parce que la douleur que j’éprouvais était encore trop forte pour que je puisse la supporter. Nathan continuait à dormir. Sa figure était très pâle mais toute la folie avait disparu et il avait l’air paisible. J’avais l’impression que peut-être toutes les drogues l’avaient quitté, le démon avait disparu et aussi tous les vents noirs, tu sais, les vents de la tempête*, et il était redevenu le Nathan que j’aimais.
« Je me suis levée et me suis approchée de la fenêtre et j’ai regardé la forêt – toute brillante et en feu, si belle. J’ai presque oublié la douleur dans mes côtes et tout ce qui s’était passé, le poison et toutes les choses folles que Nathan avait faites. Quand j’étais toute petite fille à Cracovie et très pieuse je m’amusais souvent toute seule à un jeu que j’appelais ‘la forme de Dieu’. Et je voyais quelque chose de si beau – un nuage ou une flamme ou la pente verte d’une montagne ou la façon dont la lumière emplissait le ciel – et j’essayais de découvrir dedans la forme de Dieu, comme si Dieu pouvait vraiment prendre la forme de ce que je regardais et vivait dedans et que moi j’étais capable de Le voir dedans. Et ce jour-là pendant que par la fenêtre je regardais ces bois incroyables qui dévalaient jusqu’à la rivière et le ciel si clair au-dessus, eh bien je me suis oubliée et pendant quelques instants je me suis crue redevenue petite fille et je me suis mise à essayer de voir la forme de Dieu dans ces choses. Il y avait une merveilleuse odeur de fumée dans l’air et j’ai vu de la fumée monter très loin au-dessus des bois et c’est là-dedans que j’ai vu la forme de Dieu. Mais à ce moment-là il m’est revenu à l’esprit ce que je savais vraiment, ce qui était vraiment la vérité : que Dieu m’a abandonnée une fois de plus, abandonnée pour toujours. Il me semblait que je pouvais véritablement Le voir partir, me tourner le dos comme une espèce d’immense bête fauve et s’enfuir avec un grand bruit à travers les feuilles. Mon Dieu ! Stingo, de Lui je ne voyais que ça, cet énorme dos, qui s’enfuyait au milieu des arbres. La lumière a diminué et j’ai senti un tel vide – à mesure que la mémoire me revenait et que je comprenais ce qu’il faudrait que je dise.
« Quand enfin Nathan s’est réveillé j’étais près de lui sur le lit. Il m’a souri et a dit quelques mots, j’ai deviné qu’il ne savait pas très bien ce qui s’était passé au cours des dernières heures. On a échangé quelques banalités, tu sais, le genre de choses qu’on dit dans un demi-sommeil, et puis je me suis penchée tout contre lui et j’ai dit : ‘Chéri, il y a quelque chose qu’il faut que je te dise.’ Et il a commencé à répondre par un rire. ‘Pas la peine d’avoir l’air si…’ Là-dessus il s’est arrêté et il a dit : ‘Quoi ?’ Et j’ai dit : ‘Tu as toujours cru que j’étais une femme qui n’avait jamais eu aucunes attaches en Pologne, qui n’avait jamais été mariée ni rien, sans famille ni rien dans son passé.’ Et j’ai dit : ‘Il a été plus facile pour moi de présenter les choses de cette façon, parce que je n’avais pas envie de fouiller le passé. Je sais, peut-être que toi aussi tu as trouvé ça plus facile.’ Il a eu l’air peiné et alors j’ai dit : ‘Mais il faut que je te dise. Voilà c’est simple. J’ai été mariée il y a pas mal d’années et j’ai eu un enfant, un petit garçon appelé Jan qui était avec moi à Auschwitz.’ Là je me suis arrêtée de parler, et j’ai détourné les yeux, et il est resté silencieux longtemps, longtemps, et puis je l’ai entendu dire : ‘Oh mon Dieu, oh mon Dieu.’ Et il a continué à répéter ça. Puis il est redevenu silencieux et enfin il a dit : ‘Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Qu’est-ce qui est arrivé à ton petit garçon ?’ Et je lui ai dit : ‘Je n’en sais rien. Il a été perdu.’ Et il a dit : ‘Tu veux dire qu’il est mort ?’ Et j’ai dit : ‘Je ne sais pas. Oui. Peut-être. Ça n’a pas d’importance. Seulement perdu. Perdu.’
« Et c’est tout ce que j’ai pu dire, à part une chose. J’ai dit : ‘Maintenant que je te l’ai dit, il faut que je te demande de me promettre une chose. Il faut que je te fasse promettre de ne plus jamais me poser de questions sur mon enfant. Ni parler de lui. De même que moi non plus je ne parlerai jamais de lui.’ Et il a promis d’un seul mot – ‘Oui’, il a dit – mais l’expression que j’ai lue sur son visage était tellement pleine de chagrin que j’ai dû me détourner.
« Ne me demande pas Stingo, ne me demande pas pourquoi – après tout cela – j’étais toujours prête à accepter que Nathan me pisse dessus, me viole, me poignarde, me batte, m’aveugle, fasse de moi tout ce qu’il avait envie de faire. Bref, un long moment s’est écoulé avant qu’il me parle. Et puis il a dit : ‘Sophie amour, je suis fou, je le sais. Je veux m’excuser de ma folie.’ Et puis un petit moment après, il a dit : ‘Tu veux qu’on baise ?’ Et moi aussitôt sans même réfléchir deux fois j’ai dit : ‘Oui. Oh oui.’ Et on a fait l’amour tout l’après-midi, ce qui m’a permis d’oublier la douleur mais aussi d’oublier Dieu, et Jan, et toutes ces choses que j’avais perdues. Et je savais que Nathan et moi continuerions encore un peu à vivre ensemble.