CHAPITRE VIII
Le temps fut le plus souvent beau cet été-là, avec cependant parfois des soirées chaudes et moites, et dans ce cas, Nathan, Sophie et moi descendions souvent jusqu’au carrefour de Church Avenue pour chercher asile dans « un bar à cocktails » climatisé – Seigneur, quelle description ! – à l’enseigne de ‘The Maple Court’. Il y avait relativement peu de bars dignes de ce nom dans ce secteur de Flatbush (un petit mystère pour moi, jusqu’au jour où Nathan m’expliqua qu’en matière de divertissements, les Juifs tiennent le picolage en piètre estime), mais notre bar, lui, faisait à tout prendre de bonnes affaires, sa clientèle composée en majeure partie d’ouvriers, comptant en outre bon nombre de concierges irlandais, chauffeurs de taxi Scandinaves, gérants d’immeubles allemands et autres wasps de statut indéterminé tels que moi, échoués par hasard dans cette banlieue. Il y avait aussi me semblait-il quelques Juifs, certains l’air un peu furtif. La salle du Maple Court était vaste, mal éclairée et plutôt minable, imprégnée d’une vague odeur d’eau croupie, mais c’était la climatisation qui nous attirait là tous les trois par les soirées d’été particulièrement suffocantes, et aussi le fait que nous avions fini par prendre goût à son atmosphère miteuse et bon enfant. C’était en outre un bistrot bon marché, où le verre de bière ne coûtait toujours que dix cents. J’appris que le bar avait été construit en 1933, pour célébrer et exploiter l’abolition de la Prohibition, et la salle aux dimensions spacieuses, voire même caverneuses, avait à l’origine été prévue pour accueillir une piste de danse. Les festivités corybantiques dont avaient rêvé les premiers propriétaires ne s’étaient pourtant jamais matérialisées, les promoteurs ayant, dans leur arrogance et par un aveuglement incroyable, négligé le fait qu’ils avaient choisi pour installer leur établissement un quartier de loin aussi féru d’ordre et de bienséance qu’une communauté de Baptistes ou de Mennonites fanatiques. Non, dirent les synagogues, et l’Église protestante hollandaise abonda dans leur sens.
Aussi le Maple Court ne décrocha-t-il jamais sa licence de cabaret, et la salle, avec son décor agressif et éclatant, ses chromes et ses dorures, sans oublier ses lustres en forme de soleil destinés à tourner au-dessus des danseurs ivres de musique comme des accessoires scintillants pour films de Ruby Keeler, ne tarda pas à se dégrader et à se couvrir d’une patine de crasse et de fumée. L’estrade surélevée qui formait le cœur du bar ovale et avait été conçue à l’origine pour permettre à d’aérodynamiques strip-teaseuses aux longues jambes lisses de tortiller de la croupe devant un parterre de fêtards ébahis, se remplit peu à peu de pancartes poussiéreuses et de bouteilles ventrues à la gloire de marques de whisky ou de bière. Et plus triste encore en un sens, la grande fresque Art Déco qui ornait un des murs – une belle curiosité exécutée par une main experte, avec, sur fond de gratte-ciel de Manhattan, des silhouettes de musiciens de jazz et de chorus girls en train de gambiller – n’eut pas une seule fois l’occasion d’affronter le moindre tourbillon de danseurs enthousiastes, mais finit par se craqueler et se marbrer d’éclaboussures, et par se marquer à l’horizontale d’une longue zébrure de crasse à l’endroit où toute une génération de poivrots du quartier étaient venus appuyer leur nuque. C’était à la verticale d’un angle de cette fresque, dans un recoin isolé de l’infortunée piste de danse que Nathan, Sophie et moi nous installions pour passer ces soirées étouffantes.
— Désolé que ça n’ait pas marché avec Leslie, petit, me dit un soir Nathan quelques jours après la débâcle de Pierrepont Street. Visiblement, il était à la fois déçu et un peu surpris que ses talents d’entremetteur n’aient abouti à rien.
« Il m’avait semblé que vous en pinciez drôlement tous les deux, que vous étiez faits l’un pour l’autre. L’autre jour à Coney Island, j’ai bien cru qu’elle allait te dévorer tout cru. Et voilà que tu me dis que tout a foiré. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je n’arrive pas à croire qu’elle se soit défilée.
— Oh non, question sexe, tout a très bien marché, mentis-je. Disons qu’au moins, je suis entré.
Pour toute une variété de vagues raisons, je ne pouvais me résoudre à avouer la vérité au sujet de notre désastreux cafouillage, ce match frénétique entre deux puceaux. De mon point de vue comme du sien, toute l’affaire était par trop déshonorante pour que l’on s’appesantisse dessus. Je me lançai dans une fable minable, mais vis bien que Nathan avait percé à jour mon improvisation – ses épaules tressautaient de rire – et je conclus mon récit par une ou deux fioritures freudiennes, la principale étant que Leslie m’avait raconté que, jusqu’à présent, elle n’arrivait à l’orgasme qu’avec pour partenaires de grands Nègres musclés, noir cirage et dotés de pénis gigantesques. Nathan souriait, et se mit à me contempler avec l’air d’un homme qui sait qu’on le mène gentiment en bateau, puis, quand j’eus terminé, il me posa la main sur l’épaule et, avec le ton compréhensif d’un frère aîné, me dit :
— Je ne sais pas ce qui s’est passé au juste entre Leslie et toi, petit, mais je suis désolé. Je croyais qu’avec elle, ce serait du billard. Tout ça, c’est une question d’atomes crochus.
Nous ne pensâmes plus à Leslie. C’était surtout moi qui buvais lors de ces soirées, ingurgitant pour ma part une bonne demi-douzaine de bières. Parfois, nous allions prendre un verre avant le dîner, mais le plus souvent, après. À cette époque, il était quasiment inouï de commander du vin dans un bar – surtout dans un bistrot minable comme le Maple Court –, mais Nathan, à l’avant-garde pour tant de choses, s’arrangeait toujours pour se faire servir une bouteille de chablis, qu’il gardait au frais dans un seau posé à côté de sa table et qui leur durait, à Sophie et à lui, pendant toute l’heure et demie que nous passions là d’habitude. Le chablis réussissait tout au plus à les plonger tous deux dans une douce euphorie, que signalait chez lui l’éclat qui envahissait son visage sombre, et chez elle une rougeur d’églantine des plus délicates.
Nathan et Sophie, pour moi, étaient maintenant comme un couple de vieux mariés, nous étions devenus inséparables ; et je me demandais parfois, par pure curiosité, si parmi les habitués du Maple Court, certains des plus sophistiqués ne nous soupçonnaient pas d’être un ménage à trois. Nathan était merveilleux, ensorcelant, d’une compagnie tellement délicieuse et « naturelle » que, sans les pathétiques petites allusions que lâchait parfois Sophie (souvent par inadvertance pendant nos pique-niques de Prospect Park) à certaines crises affreuses de l’année qu’ils venaient de vivre, j’aurais complètement effacé de ma mémoire le souvenir de la scène catastrophique où je les avais surpris en train de se déchirer, et aussi divers indices qui m’avaient permis d’entrevoir l’autre côté, le côté noir de la nature de Nathan. Comment aurait-il pu en être autrement, en présence de cet être à la personnalité électrisante et impérieuse, mi-magicien, mi-grand frère, confident et gourou, qui m’avait avec tant de générosité tendu la main pour m’arracher à ma solitude ? Nathan n’avait rien d’un vulgaire charmeur. Le sérieux d’un artiste de grande classe marquait la moindre de ses plaisanteries, pour la plupart toutes juives, dont il avait une réserve inépuisable. Ses histoires les plus longues étaient de vrais chefs-d’œuvre. Un jour que tout enfant j’accompagnais mon père au Tidewater Theatre pour voir un film de W. C. Fields (Mon petit poussin chéri, je crois), j’avais de mes yeux vu ce qui en principe n’arrive que dans les métaphores ou dans des œuvres de fiction invraisemblables : j’avais vu mon père emporté par un fou rire frénétique se laisser bel et bien glisser à bas de son siège et choir dans la travée. Vautré, je le jure par Dieu, à même le sol de la travée ! La même chose faillit bien m’arriver au bar du Maple Court, le soir où Nathan raconta l’histoire qui dans mon souvenir reste toujours la blague du country club juif.
Quand Nathan mime ce conte populaire de banlieue, on a l’impression de contempler non pas un, mais deux artistes distincts. Le premier artiste est Shapiro qui, lors d’un banquet, tente une fois de plus de parrainer un de ses amis dont la candidature est depuis toujours régulièrement repoussée. La voix de Nathan se fait incomparablement mielleuse, lourde de sottise et marquée mais sans ostentation d’une pointe d’accent yiddish, tandis qu’il attaque l’exorde frémissant d’espoir que Shapiro adresse à Max Tannebaum : « Pour dire quel extraordinaire personnage est Max Tannebaum, il me faut recourir à tout l’alphabet anglais ! Depuis A jusqu’à Z je vais vous parler de cet homme magnifique ! » La voix de Nathan se fait soyeuse, rusée. Shapiro sait que parmi les membres du club il en est un – qui pour l’instant dodeline du chef et somnole – qui tentera de blackbouler Tannebaum. Shapiro compte bien que cet ennemi, Ginsberg, ne se réveillera pas. Nathan-Shapiro parle : « A, il est Admirable. B, il est Bénéfique. C, il est Charmant. D, il est Délicieux. E, il est parfaitement Éduqué. F, il est Fraternel. G, il est Généreux. H, Hourra c’est un sacré chic type. (Les intonations nobles, onctueuses de Nathan sont impeccables, ses insipides slogans à se tordre d’hilarité ; j’ai mal au fond de la gorge à force de rire, mon regard s’embue.) I, c’est il est Intéressant. » À ce point Ginsberg se réveille, l’index de Nathan sabre l’air avec fureur, la voix devient magistrale, arrogante, intolérablement mais suprêmement hostile. Par le truchement de Nathan, le terrible, l’irréductible Ginsberg tonne : « J, Juste une minute ! (Pause majestueuse.) K, c’est un Kike{26} ! L, c’est un Lourdingue ! M, c’est un Minus ! N, c’est un Niguedouille ! O, c’est un Œuf ! P, c’est un Pisse-froid ! Q, c’est un Queuetard ! R, c’est un Rouge ! S, c’est un Shlemiel{27}\ T, c’est un Trou du Cul ! U, pouvez vous le mettre au CUL ! V, on Veut pas de lui ! W X Y Z – je blackboule le shmuck ! »
Ce numéro de Nathan était un extraordinaire tour de génie, une parodie d’une imbécillité tellement outrée, débridée, sublime, que je me surpris à imiter mon père, pantelant, vidé de mes forces, en m’effondrant sur la banquette graisseuse. Sophie, à demi étouffée elle aussi par la joie, se tamponnait les yeux à petits coups. Je sentis que les habitués du bar nous toisaient d’un œil noir, intrigués par notre délire. Reprenant mes esprits, je contemplai Nathan avec une sorte de crainte respectueuse. Le pouvoir de provoquer tant de rires était un don de Dieu, une bénédiction.
Mais si Nathan s’était borné à être un clown, si, avec cette énergie inépuisable, il était resté « branché » en permanence, il serait, bien sûr, malgré ses talents irrésistibles, devenu un effroyable raseur. Il avait trop de sensibilité pour se borner à faire en permanence le pitre, et ses intérêts étaient beaucoup trop éclectiques et sérieux pour que, délibérément, il cantonne les bons moments que nous partagions sur le registre de la farce, même débordante d’imagination. Je pourrais ajouter, en outre, que j’eus toujours l’intuition que c’était Nathan – peut-être une fois encore à cause de son « âge », ou qui sait à cause du réel magnétisme de sa personne – qui donnait le ton à notre conversation, quand bien même son tact inné et son sens de la mesure l’empêchaient de monopoliser la scène. Je ne me défendais pas trop mal, moi non plus, pour raconter des histoires, et il écoutait. Il était sans doute, comme on dit, polymathe – quelqu’un qui sur la plupart des sujets sait beaucoup de choses ; pourtant, si grands étaient sa chaleur, son esprit, et le tact qu’il mettait à faire état de son érudition que jamais une seule fois en sa présence je n’éprouvai ce sentiment de rancune inhibante que l’on éprouve souvent devant quelqu’un qui s’obstine à faire étalage de sa science, alors qu’il n’est souvent qu’un âne érudit. Son éclectisme était surprenant et je devais faire des efforts constants pour ne pas oublier que je parlais à un savant, un biologiste (je ne pouvais m’empêcher de le comparer à un prodige comme Julian Huxley, dont j’avais lu les essais à l’université) – cet homme capable de tant de références et d’allusions à la littérature, classique aussi bien que moderne, et qui en l’espace d’une heure pouvait, sans effort gratuit, mêler dans la même trame Lytton Strachey, Alice au pays des merveilles, le célibat précoce de Martin Luther, Le Songe d’une nuit d’été et les mœurs amoureuses de l’orang-outang de Sumatra, le tout enfermé, comme dans un petit coffret à bijoux, dans un discours ensorcelant qui, sur le mode facétieux mais avec un fond de sérieux, explorait les imbrications du voyeurisme et de l’exhibitionnisme sexuel. Tout cela me paraissait très convaincant. Il se montrait aussi brillant sur Dreiser que sur le chapitre de la philosophie de l’organisme de Whitehead. Ou sur le thème du suicide, qui semblait exercer sur lui une fascination certaine, et qu’il aborda plus d’une fois, avec cependant le souci d’esquiver le côté purement morbide du sujet. Le roman qui à ses yeux avait le plus de mérites, disait-il, était Madame Bovary, non seulement en raison de sa perfection formelle, mais aussi de la vigueur du thème du suicide ; la mort d’Emma, par absorption de poison, lui paraissait d’une inéluctabilité si belle qu’elle aurait mérité à ses yeux de rester, dans la littérature occidentale, comme un des symboles suprêmes de la condition humaine. Et un jour, lors d’un de ses petits numéros extravagants et en parlant de la réincarnation (il n’était pas sceptique, disait-il, au point d’en exclure l’éventualité), il prétendit avoir été dans une vie antérieure l’unique moine juif parmi les Albigeois – un frère génial du nom de saint Nathan le Bon qui à lui seul avait encouragé le penchant obsessionnel de cette folle secte à l’autodestruction, basé sur la théorie que si la vie est mauvaise, il est nécessaire de précipiter la fin de la vie.
— La seule chose que je n’avais pas prévue, souligna-t-il, c’est que je reviendrais au monde dans ce bordel de xxe siècle.
Pourtant malgré le côté quelque peu inquiétant de l’intérêt qu’il portait au suicide, jamais au cours de ces soirées débordantes d’entrain, je ne décelai chez lui la moindre trace de l’angoisse et du sombre désespoir dont m’avait parlé Sophie, de ces crises de violence dont elle avait éprouvé sur sa personne la fureur. Il incarnait avec tant de force tout ce qui chez un être humain me paraissait séduisant et même suscitait mon envie, que je ne pouvais m’empêcher de douter des allégations de Sophie et de penser que ses pressentiments de violence et de malheur avaient été enfantés de toutes pièces par le côté le plus pessimiste de son imagination polonaise. Un bel exemple, raisonnai-je, du tempérament polack.
Non, quelque chose me disait qu’il était par nature bien trop tendre et attentionné pour présenter la menace qu’elle avait paru redouter. (Et pourtant, je n’ignorais rien de ses crises de fureur.) Mon livre, par exemple, mon roman en herbe. Jamais je n’oublierai ses commentaires inestimables, affectueux. Il avait eu beau quelque temps plus tôt flétrir la littérature du Sud comme passée de mode, il n’avait par ailleurs cessé de témoigner à mon travail un intérêt fraternel et des encouragements constants. Un matin pendant notre shmooz{28} café, il me demanda de lui montrer quelques-unes de mes premières pages.
— Pourquoi pas ? insista-t-il, son visage sombre plissé par cette expression ardente qui parait souvent son sourire d’une petite moue chagrine. Nous sommes des amis. Je ne m’en mêlerai pas, je ne ferai aucun commentaire, je m’abstiendrai même de tout conseil. Mais je serais très heureux d’y jeter un coup d’œil.
Je me sentis terrorisé – terrorisé pour la simple raison que jamais âme qui vive n’avait posé les yeux sur ma liasse souvent feuilletée de pages jaunes aux marges tachées et fatiguées, et j’avais un tel respect pour l’intelligence de Nathan que s’il laissait voir qu’il jugeait mon travail décevant, même sans le faire exprès, sa réaction aurait pour résultat, je le savais, de doucher durement mon enthousiasme, voire de me décourager. Un soir, pourtant, je me jetai à l’eau et, rompant le noble serment que par pur romantisme je m’étais fais de ne montrer le livre à personne avant d’y mettre le point final, pour ensuite n’en donner la primeur qu’au seul Alfred A. Knopf, je lui confiai environ quatre-vingt-dix pages, qu’il lut au Palais Rose pendant que Sophie et moi l’attendions au Maple Court, en évoquant des souvenirs de Cracovie et de son enfance. Mon cœur s’affola et se mit à battre la chamade lorsque Nathan, une heure et demie plus tard environ, surgit soudain de la nuit, le front emperlé de sueur, et s’affala en face de moi sur la banquette, à côté de Sophie. Son regard était calme, posé, impassible ; je redoutai le pire. Non ! fus-je sur le point de l’implorer. Tu avais promis de t’abstenir de tout commentaire ! Mais son jugement planait dans l’air comme un coup de tonnerre imminent.
— Tu as lu Faulkner, dit-il lentement, d’une voix plate, tu as lu Robert Pen Warren.
Une pause.
« Et je suis sûr que tu as lu Thomas Wolfe, et même Carson McCullers. Et moi qui t’avais promis de m’abstenir de toute remarque.
Et je me dis : Oh merde, je n’y coupe pas, c’est sûr, en fait tout mon truc n’est qu’un horrible plagiat. J’eus envie de m’enfoncer dans les ondulations chocolat et les taches de chrome du carrelage, de disparaître au milieu des rats dans les égouts de Flatbush. Je crispai mes paupières – en pensant : jamais je n’aurais dû montrer ça à ce type à la coule, il est trop malin et maintenant je suis bon pour un discours sur la littérature juive – et au même instant, inondé de sueur et vaguement nauséeux, je fis un bond quand ses grosses mains m’agrippèrent aux épaules et que ses lèvres me plaquèrent sur le front un gros baiser mouillé parfaitement répugnant. Stupéfait, je rouvris brusquement les yeux, croyant sentir sur moi la chaleur de son sourire radieux.
« Vingt-deux ans ! s’exclama-t-il. Eh, oh Seigneur, pour ça, il sait écrire ! Bien sûr que tu les as lus, ces auteurs, sinon tu ne serais pas capable d’écrire. Mais tu les as assimilés, petit, assimilés et faits tiens. Tu as trouvé ta propre voix. Ces cent pages écrites par un auteur inconnu sont les plus excitantes que j’aie jamais lues. Vite, donne m’en d’autres !
Sophie, contaminée par son exubérance, étreignit le bras de Nathan, radieuse comme une madone, me contemplant comme si j’avais été l’auteur de Guerre et Paix en personne. Stupidement, je m’étranglai sur un petit chapelet de mots incohérents, à deux doigts de défaillir de plaisir, plus heureux, me semble-t-il – au petit risque d’une hyperbole –, qu’à tout autre moment dont ma mémoire gardait le souvenir dans une vie riche en performances certes mémorables, mais fondamentalement médiocres. Et toute la soirée, il ne cessa de vanter les mérites de mon livre, me galvanisant par un flot d’encouragements enthousiastes dont, tout au fond de moi-même, je savais avoir désespérément besoin. Comment aurais-je pu m’empêcher de vouer une affection éperdue, à un être aussi généreux, aussi exaltant pour le corps et l’esprit, à la fois mentor, copain, sauveur, sorcier ? Nathan était paré à mes yeux d’une séduction absolue, fatale.
Vint juillet, accompagné par un temps variable – des journées chaudes, puis bizarrement fraîches, des jours de pluie qui forçaient les promeneurs du parc à s’emmitoufler de vestes et de pulls, et enfin, plusieurs matins d’affilée, des orages qui grondèrent et menacèrent sans jamais éclater. Il me semblait que je pourrais vivre à jamais là, à Flatbush, dans le Palais Rose de Yetta, en tout cas pendant tous les mois et même les années dont j’aurais besoin pour terminer mon chef-d’œuvre. J’avais peine à me cramponner à mes nobles vœux – je continuais à regimber contre la chasteté lamentable de mon existence ; ceci mis à part, la vie que je m’étais faite dans la société de Sophie et Nathan représentait à mes yeux un quotidien comme un écrivain en herbe n’aurait pu en souhaiter de plus heureux. Remonté par les encouragements enthousiastes de Nathan, je gribouillais comme un beau diable, réconforté par la pensée constante que lorsque je me sentirais crouler sous le labeur, Sophie et Nathan seraient presque toujours là, l’un ou l’autre ou tous les deux, là tout près, tout disposés à m’accueillir pour partager une confidence, un souci, une plaisanterie, un souvenir, Mozart, un sandwich, une tasse de café, une bière. Ma solitude provisoirement rompue et mon énergie créatrice déchaînée, je me sentais le plus heureux des hommes…
Je me sentis le plus heureux des hommes, du moins, jusqu’au jour où survint une série de tristes événements qui, surgissant au milieu de mon bien-être, me firent mesurer tout le tragique du conflit qui avait opposé Sophie à Nathan (et continuait toujours à les opposer), et combien avaient été authentiques chez Sophie ces propensions aux sombres pressentiments et à la crainte, ainsi que les allusions qu’elle avait parfois laissé échapper à l’âpre discorde qui les séparait. Puis survint une révélation plus sinistre encore. Pour la première fois depuis la nuit de mon arrivée chez Yetta, plus d’un mois auparavant, je me mis à voir sourdre chez Nathan, un peu comme un suintement vénéneux et visible à l’œil nu, ses prédispositions à la fureur et à l’incohérence. Et je commençai aussi insensiblement à comprendre que le tourment qui les broyait tous deux avait une double origine, alimenté tout autant peut-être par les côtés noirs et torturés du tempérament de Nathan que par la réalité inaltérable du passé récent de Sophie, qui traînait encore derrière lui son horrible fumée – comme vomie par les cheminées même d’Auschwitz – d’angoisse, de confusion, d’affabulation et, surtout, de remords…
Un soir sur le coup de six heures, je me retrouvais attablé à notre place habituelle, au Maple Court, et tuais le temps en sirotant une bière tout en lisant le Post. J’attendais Sophie – qui devait arriver d’un instant à l’autre après avoir terminé son travail chez le Dr. Blackstock – et Nathan, qui le matin tandis que nous prenions notre café, m’avait promis de nous rejoindre vers sept heures, au terme d’une journée qui, à l’en croire, s’annonçait particulièrement longue et difficile au laboratoire. Je me sentais un peu raide et emprunté sur ma banquette, car j’avais passé une chemise propre et une cravate, et portais mon costume pour la première fois depuis ma mésaventure avec la Princesse de Pierrepont Street. Non sans consternation, j’avais découvert une tache du rouge à lèvres de Leslie, sèche mais toujours d’un agressif vermillon, sur la lisière du revers, tache qu’à grand renfort de salive et de manipulations, j’étais parvenu à camoufler presque complètement, suffisamment du moins pour éviter que mon père ne la remarque. Si je me trouvais ainsi accoutré, c’était en effet que je me préparais à aller accueillir mon père à Pennsylvania Station, où il devait débarquer du train de Virginie en fin de soirée. Il y avait une semaine environ que j’avais reçu une lettre de lui m’annonçant son intention de me faire une brève visite. Le motif de sa visite était d’une simplicité évidente et touchante : je lui manquais, disait-il, et puisqu’il y avait si longtemps qu’il ne m’avait pas vu (neuf mois au moins, calculai-je), il tenait à resserrer, face à face, les yeux dans les yeux, nos liens de parenté et d’affection. Nous étions en juillet, il avait quelques jours de congé ; il venait. Un geste de cette nature était en soi tellement typique du Sud, tellement désuet qu’il en devenait presque paléontologique, mais il me réchauffait jusqu’au tréfonds de mon cœur, bien au-delà de la très réelle affection que je lui vouais.
De plus, je savais ce qu’il en coûtait à mon père et combien il devait se faire violence pour s’aventurer dans la grande ville, qui lui inspirait une profonde répugnance. Sa haine d’homme du Sud pour New York n’avait rien de la haine primitive bizarrement solipsiste qui habitait le père d’un de mes camarades d’université originaire de l’un des cantons les plus humides et les plus paludéens de la Caroline du Sud : le refus de mettre les pieds à New York était, chez ce concitoyen, fondé sur un scénario fantasmatique, obsessionnel et apocalyptique : alors que paisiblement installé dans une cafétéria de Times Square il attend sans se mêler des affaires de personne, il constate que la chaise voisine de la sienne est monopolisée par un énorme Noir, grimaçant et nauséabond (monopolisée avec courtoisie ou muflerie, peu importe ; seule importe la proximité), sur quoi il est poussé à commettre un délit par l’irrésistible impulsion qui lui fait empoigner un flacon de Heinz Ketchup pour en assener un bon coup sur la tête de ce salopard de Noir. Ce qui lui vaut cinq ans à Sing-Sing. L’hostilité de mon père à l’égard de la ville est moins démente, mais demeure cependant intense. Nulle élucubration monstrueuse de ce genre, nul loup-garou racial ne hantent l’imagination de mon père – un gentleman, un libéral et un Démocrate jacksonien. Lui ne détestait New York qu’en raison de ce qu’il appelait sa « barbarie » son absence de courtoisie, sa faillite absolue dans le domaine sans prix des bonnes manières : le coup de gueule hargneux de l’agent de la circulation, l’agression gueularde des klaxons, les clameurs inutiles de la faune nocturne de Manhattan, tout cela lui mettait les nerfs à vif, irritait son duodénum et perturbait dangereusement son flegme et sa volonté. J’avais très envie de le revoir, et me sentais profondément ému à l’idée qu’il n’hésitait pas à entreprendre ce long voyage dans le Nord, à s’infliger le vacarme et la bousculade, à affronter les hordes brutales, tapageuses et grouillantes de la capitale dans le seul but de revoir son unique rejeton.
J’attendais Sophie avec une certaine impatience. Puis mes yeux se posèrent soudain sur quelque chose qui d’emblée monopolisa mon attention. Ce soir-là en troisième page du Post, s’étalait un article, accompagné par une photo particulièrement peu flatteuse, qui concernait le sénateur Théodore Gilmore Bilbo, le tristement célèbre démagogue raciste du Mississipi. Selon l’article, Bilbo – dont le visage et les déclarations avaient saturé les médias tout au long des années de la guerre et de l’immédiat après-guerre – venait d’être admis à l’Hôpital Ochnsner de la Nouvelle-Orléans pour être opéré d’un cancer de la bouche. Entre autres conclusions que l’on pouvait tirer de l’article, il semblait bien que les jours de Bilbo fussent comptés. Déjà sur la photo il avait l’air d’un cadavre. Immense ironie dans tout ceci, bien sûr : « Le Blanc » qui s’était attiré le dégoût des gens « de bon sens », partout y compris dans le Sud par l’emploi éhonté et systématique qu’il faisait en public de mots tels que « sale nègre », « moricaud », « macaque », frappé d’un cancer dans cette partie symbolique de son anatomie. Le minable tyran des pinèdes qui avait traité La Guardia, le maire de New York, de « métèque » et au Congrès, avait interpellé un de ses collègues juifs en l’appelant « Cher Youpin », terrassé par une tumeur maligne qui ne tarderait pas à pétrifier cette mâchoire fielleuse et cette langue maléfique – la coïncidence était extraordinaire et le Post ne manquait pas d’en souligner l’ironie à gros traits. Lorsque j’eus terminé l’article, je laissai fuser un long soupir en me disant que j’étais bougrement heureux de voir claquer le vieux salaud. De tous ceux qui avaient contribué à ternir de façon immonde l’image du Sud moderne, il était le pire des semeurs de haine, nullement typique d’ailleurs des politiciens du Sud, mais capable grâce à sa faconde et son influence de se présenter, aux yeux des crédules et même des moins crédules, comme l’archétype de l’homme d’État du Sud et contribuait du même coup à polluer la réputation de tout ce qui dans le Sud était bon, honnête, et parfois exemplaire, et ce, de façon tout aussi inéluctable et néfaste que ces sous-anthropoïdes anonymes qui peu de temps auparavant avaient massacré Bobby Weed. Je me dis, de nouveau : Ravi de te voir disparaître, sinistre vieux pécheur.
Pourtant et tandis que la bonne petite bière commençait à me travailler, imbibant doucement mes sens, et que je méditais sur le destin de Bilbo, je sentais une autre émotion m’envahir ; sans doute pourrait-on l’appeler du regret – un faible regret certes, mais néanmoins du regret. Fichue façon de mourir, songeai-je. Ce genre de cancer doit être horrible, ces métastases monstrueuses proliférant si près du cerveau – ces microscopiques et hideux charançons envahissant peu à peu les joues, les sinus, les orbites, la mâchoire, submergeant la bouche dans leur virulence déchaînée jusqu’à ce que la langue, engloutie, pourrisse et se taise à jamais. Un léger frisson me secoua. Pourtant, ce n’était pas simplement l’atroce coup mortel dont le sénateur venait d’être frappé qui avait déclenché en moi cet étrange et vague émoi. C’était autre chose, quelque chose d’abstrait et de lointain, quelque chose d’intangible qui pourtant inquiétait mon esprit. Je savais quelque chose au sujet de Bilbo – quelque chose de plus, c’est-à-dire, que ce que savait l’Américain moyen animé d’un intérêt fût-il marginal pour la politique, et sans doute beaucoup plus que les éditorialistes du Post de New York. Ce que je savais n’avait certes rien de mystérieux, mais malgré l’importance toute relative de mon information, il me semblait que m’avaient été révélées des facettes de la personnalité de Bilbo qui donnaient le poids de la chair et la puanteur d’une authentique sueur à la plate caricature qu’en faisait la presse quotidienne. Ce que je savais de Bilbo n’était même pas particulièrement rédempteur – il demeurerait une canaille de la plus belle eau jusqu’au moment où la tumeur lui couperait le souffle, à moins que les métastases ne forcent auparavant les portes de son cerveau –, toujours est-il que cela m’avait permis de distinguer des os et des dimensions humaines dans le classique traître de mélodrame en carton-pâte du Vieux Sud.
À l’université – où, hormis la « création littéraire », l’unique matière à laquelle je m’étais tant soit peu intéressé avait été l’histoire du Sud américain – j’avais sué sang et eau sur une interminable dissertation trimestrielle traitant de ce curieux et fantasque mouvement politique connu sous le nom de Populisme, soulignant tout particulièrement le rôle des démagogues et agitateurs sudistes qui trop souvent avaient illustré son côté le plus sordide. Mon devoir était loin d’être vraiment original, je m’en souviens encore, mais j’y avais, pour un jeune homme d’environ vingt ans, investi pas mal de réflexions et d’efforts, et avait récolté un « A » rutilant à une époque où il n’était guère facile de décrocher des « A ». En puisant avec libéralité dans la brillante étude de C. Vann Woodward consacrée à Tom Watson de Géorgie, et me concentrant sur d’autres héros populaires fanatiques que Tillman, alias « Ben La Fourche », James K. Vardaman, Smith, alias « Ed Coton », et Huey Long, j’avais tenté de démontrer comment, du moins au début de leur carrière, ces hommes avaient partagé certaines vertus, entre autres un réel idéal démocratique et un authentique souci du peuple, en même temps qu’une hostilité virulente et farouche contre les monopoles capitalistes, les gros bonnets de l’industrie et des affaires, et les « milieux d’argent ». À partir de cette base, j’avais extrapolé une argumentation visant à démontrer que ces hommes, foncièrement honnêtes voire même au départ visionnaires, s’étaient écroulés sous le poids de leur propre et fatale faiblesse en affrontant le drame racial du sud ; car au bout du compte tous sans exception, à un degré ou à un autre, et sous prétexte de sublimer ce qui avait dégénéré en ambition sordide et en appétit de pouvoir, tous s’étaient retrouvés contraints de manipuler et d’exploiter la peur et la haine ataviques que les petits Blancs bornés et tyranniques vouaient aux Noirs.
Je n’avais guère eu l’occasion de m’appesantir sur Bilbo, mais avais appris à la faveur de mes recherches annexes (et plutôt à ma grande surprise, vu l’image de marque parfaitement méprisable qu’il cultivait dans les années quarante) que lui aussi s’insérait dans ce moule classiquement paradoxal ; comme les autres, Bilbo avait pour l’essentiel professé à l’origine de nobles principes, et comme les autres également, découvris-je, il avait, en tant que serviteur de l’État, pris l’initiative de réformes et de mesures qui avaient grandement contribué au bien-être public. Peut-être le bilan en était-il resté modeste – contrebalancé par ses ignobles invectives devant lesquelles le plus obtus des réactionnaires de Virginie aurait reculé d’horreur –, mais c’était quelque chose. L’un des champions les plus immondes de l’haïssable dogme défendu au sud de la ligne Mason-Dixon, il me semblait aussi qu’il avait été – méditais-je sombrement en contemplant la silhouette décharnée flottant dans un complet Palm Beach avachi, le visage ravagé de quelqu’un qu’étreignent déjà les griffes de la mort, tandis qu’à pas pesants, un palmier étique à l’arrière-plan, il pénétrait dans la clinique de la Nouvelle-Orléans – une de ses principales et plus pathétiques victimes, et un imperceptible soupir de regret ponctuait l’adieu que murmuraient mes lèvres. Soudain, songeant au Sud, songeant à Bilbo et une fois encore à Bobby Weed, je me sentis transpercé par le coup de poignard du désespoir. Combien de temps encore, Seigneur ? implorai-je les lustres immobiles figés dans leur crasse.
Ce fut alors que j’aperçus Sophie, à l’instant où elle poussait la porte du bar aux panneaux vitrés noirs de suie, éclairée par un rayon oblique de lumière dorée qui soulignait selon l’angle idéal la courbe gracieuse de sa pommette sous l’ovale des yeux avec un petit quelque chose d’asiatique dans leur expression endormie et maussade, et la noble harmonie de tout son visage, y compris, ou, devrais-je dire, surtout – le superbe « schnoz polonais » comme Nathan adorait le qualifier, allongé, légèrement retroussé, terminé par un joli petit bouton. Il y avait des moments où par ce genre de geste nonchalant – pour ouvrir une porte, se brosser les cheveux, jeter du pain aux cygnes de Prospect Park (c’était une question de mouvement, d’attitude, de port de tête, d’ouverture des bras, de balancement de hanches) – elle créait un continuum de beauté à vous couper positivement le souffle. Le port de tête, les gestes, le balancement, tout cela se conjuguait pour créer quelque chose d’exquis qui n’appartenait qu’à Sophie, quelque chose, qui, par Dieu, vous coupait littéralement le souffle. Je parle au sens propre, car synchrone avec l’éblouissement que j’éprouvais à la contempler arrêtée là un instant sur le seuil – clignant des yeux pour percer la pénombre, ses cheveux de lin inondés par l’or du couchant –, je m’entendis lâcher un demi-hoquet étouffé mais parfaitement audible. Plus que jamais j’étais amoureux d’elle, comme un idiot.
— Stingo, mais tu es habillé comme un prince, où vas-tu comme ça, tu as mis ton cocksucker{29}, tu es si beau, dit-elle d’une traite en télescopant les mots, les joues brusquement cramoisies, et se corrigeant avec un petit rire merveilleux à l’instant même où, de mon côté, j’articulais le mot seersucker{30}. Elle gloussait tellement que, là assise tout près de moi, elle enfouit son visage dans mon épaule.
— Quelle horreur !
— Il y a trop longtemps que tu traînes avec Nathan, dis-je, en faisant écho à son rire.
Son argot sexuel, je le savais, était entièrement emprunté à Nathan. Je l’avais compris depuis que – voulant décrire je ne sais quels notables de Cracovie, que leur puritanisme avait poussés à affubler d’une feuille de vigne une reproduction du David de Michel-Ange – elle avait exprimé la chose en disant qu’ils avaient voulu « cacher son schlong{31} ».
— En anglais ou en yiddish, les mots obscènes sonnent mieux qu’en polonais, dit-elle, une fois calmée. Tu connais le mot polonais pour baiser ? On dit pierdolic. Eh bien, ça ne fait pas du tout le même effet que le mot anglais. J’aime beaucoup mieux « fuck », ou baiser.
— Moi aussi j’aime mieux fuck.
La tournure de la conversation m’énervait, en même temps qu’elle provoquait en moi un léger émoi sexuel (à Nathan, elle avait aussi emprunté une franchise innocente à laquelle je ne parvenais toujours pas à m’habituer), aussi me débrouillai-je pour changer de sujet. J’affectai l’indifférence alors que sa présence me troublait jusqu’au creux de l’estomac, m’enflammait d’une façon que le parfum dont elle était inondée ne faisait qu’exacerber – la même senteur d’herbes et d’humus, dépourvue de toute subtilité, et provocante, qui avait fouaillé ma concupiscence lors de notre première sortie à Coney Island. On aurait dit que cette fois ce parfum émanait d’entre ses seins qui, à ma grande surprise, s’offraient généreusement aux regards, encadrés de façon fort appétissante par son corsage de soie largement échancré. Le corsage était neuf, j’en étais sûr, et pas tout à fait son style. Depuis les quelques semaines que je la connaissais, elle avait toujours fait preuve d’une sobriété et d’un classicisme exaspérants en matière de toilette (mis à part ce goût et ce sens du déguisement qu’elle partageait avec Nathan, et qui lui était tout autre chose), choisissant de toute évidence des vêtements nullement destinés à attirer les regards sur son corps, en particulier sur son buste ; elle affichait une sagesse excessive, même pour une époque où la mode voulait que la silhouette féminine, vilainement dépréciée, fût plutôt escamotée. J’avais vu sa poitrine pointer timidement sous la soie, le cachemire, le nylon d’un maillot de bain, mais jamais de façon très distincte. Je pouvais tout au plus supputer que c’était là une séquelle psychique de la pruderie que sans doute elle avait dû affecter dans la rigide communauté catholique du Cracovie d’avant-guerre, un comportement qu’elle avait probablement eu du mal à abandonner. En outre, et à un moindre degré, je crois qu’elle répugnait peut-être à révéler aux yeux du monde les ravages que les privations de son passé avaient infligés à son corps. Il lui arrivait de perdre son dentier. Son cou était encore marqué de petites rides peu seyantes, des bourrelets de chair molle tiraillaient le dos de ses bras.
Mais maintenant enfin, les efforts que depuis un an déployait Nathan pour lui rendre sa santé et ses rondeurs, avaient commencé à se révéler payants ; il semblait du moins que Sophie commençait à en juger ainsi, car elle avait laissé à ses jolis demi-globes légèrement tavelés autant de liberté qu’il lui était loisible de le faire sans offenser la décence ; et je leur coulai des regards lourds d’une admiration sans bornes. Rien de mieux pour fabriquer de beaux nichons, songeai-je, que la merveilleuse nourriture américaine. Ils m’incitaient à déplacer légèrement le point de mire de mes rêveries érotiques jusque-là rivé sur les rares visions que j’avais eues de la pêche Melba cruellement désirable et d’une parfaite harmonie qui lui servait de croupe. Je découvris alors bientôt qu’elle s’était ainsi accoutrée de ces fringues affolantes en l’honneur d’une soirée qui pour Nathan s’annonçait très spéciale. Il se proposait de nous révéler, à Sophie et à moi, quelque chose d’extraordinaire au sujet de son travail. « Une vraie bombe », dit Sophie, en citant Nathan.
— Comment ça ? fis-je.
— Son travail, répondit-elle, ses recherches. Il m’a dit que ce soir, il nous dirait tout de sa découverte. Comme dit Nathan, ils ont fini par faire la percée.
— C’est merveilleux, dis-je, avec un enthousiasme sincère. Tu veux parler de ce truc sur lequel il faisait tant de… mystère ? Il a fini par l’avoir, c’est ce que tu veux dire ?
— Oui, c’est ce qu’il a dit, Stingo ! Et ce soir, il va tout nous raconter, fit-elle les yeux brillants.
— Grand Dieu, c’est formidable, dis-je, en proie à une légère mais authentique excitation.
J’ignorais pratiquement tout du travail de Nathan ; bien qu’il m’eût expliqué avec d’amples détails (en général impénétrables) la nature technique de ses recherches (enzymes, transferts d’ions, membranes perméables, etc., et aussi le fœtus du malheureux lapin), il ne m’avait jamais divulgué – tout comme par discrétion, je ne lui avais jamais demandé – quelle était la raison d’être de cette entreprise biologique fort complexe et, sans doute, profondément stimulante. Je savais aussi, par ce que Sophie avait laissé entendre, qu’il l’avait elle aussi laissée dans le brouillard. Ma première hypothèse – bien tirée par les cheveux pour un ignoramus scientifique tel que moi (même à cette époque, je commençais à regretter les heures fades et très fin de siècle* de mes études universitaires, avec leur immersion totale dans la poésie métaphysique et la Grande Littérature, leur mépris snobinard de la politique et des brutales réalités, leur hommage quotidien à la Kenyon Review, à la Nouvelle Critique et à cet ectoplasme de Mr. Eliot) – était qu’il essayait de reproduire la vie à partir d’une éprouvette. Qui sait si Nathan n’était pas en train de créer un nouveau spécimen de l’Homo Sapiens, plus beau, plus noble, plus agile que les pauvres martyrs tourmentés de notre époque. J’allais jusqu’à imaginer un minuscule embryon de Superman que Nathan était peut-être en train de concocter chez Pfizer, un homoncule de deux centimètres de haut et à la mâchoire carrée, au grand complet avec sa cape et le « S » peinturluré sur sa poitrine, prêt à se propulser d’un bond pour rejoindre sa place dans les pages en couleur de Life, comme un nouveau spécimen des miracles de notre ère. Mais il s’agissait là d’un fantasme sans fondement et, en réalité, j’étais dans le brouillard. Apprendre de la bouche de Sophie que nous ne tarderions plus à connaître la vérité me fit l’effet d’une décharge électrique. Je ne demandais qu’à en savoir davantage.
— Il m’a téléphoné ce matin au bureau, expliqua-t-elle, chez le Dr. Blackstock, pour me dire qu’il voulait déjeuner avec moi. Il avait quelque chose à me dire. Il parlait d’une voix tellement excitée, je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait. Il m’appelait de son laboratoire, c’était vraiment très bizarre, tu comprends Stingo, parce que nous ne déjeunons presque jamais ensemble. Nous travaillons tellement loin l’un de l’autre. D’ailleurs, Nathan dit qu’on se voit déjà si souvent que déjeuner ensemble peut-être c’est un peu… trop*. Bref, ce matin il m’a appelée et il a insisté avec cette voix tellement excitée, ce qui fait qu’on s’est retrouvés dans le restaurant italien près de Lafayette Square, où on était déjà allés ensemble l’an dernier peu après notre rencontre. Oh, Nathan était tellement excité, il avait l’air d’un fou ! J’ai cru qu’il avait la fièvre. Et pendant qu’on était à table, il s’est mis à me raconter ce qui s’était passé. Écoute bien Stingo. Il m’a dit que ce matin, lui et son équipe – son équipe de recherche –, ils ont enfin fait la percée qu’ils espéraient. Il m’a dit qu’ils étaient au seuil de l’ultime découverte. Oh, Nathan n’a rien pu avaler tellement il était fou de joie ! Et tu sais, Stingo, pendant que Nathan me racontait tout ça voilà qu’il me revient qu’un an plus tôt c’était exactement à la même table qu’il m’avait parlé pour la première fois de son travail. Il m’avait dit que ce qu’il faisait était un secret. Ce que c’était exactement, il n’avait pas le droit de le révéler, pas même à moi. Mais je me souviens d’une chose – je me souviens encore qu’il m’a dit que s’ils réussissaient, ça déboucherait sur l’une des plus grande découvertes médicales de tous les temps. Ce sont ses paroles exactes, Stingo. Il m’a dit qu’il ne s’agissait pas uniquement de son travail à lui, qu’ils étaient plusieurs. Mais il était très fier de sa contribution personnelle. Et puis, il l’a répété : une des plus grandes découvertes médicales de tous les temps ! Même qu’elle leur vaudrait le Prix Nobel !
Elle se tut et je vis que son visage était rose d’excitation.
— Grand Dieu, Sophie, dis-je, mais c’est merveilleux. De quoi s’agit-il à ton idée ? Il ne t’a pas donné le moindre indice ?
— Non, il a dit qu’il était obligé d’attendre jusqu’à ce soir. Il ne pouvait pas me confier son secret au déjeuner, il pouvait seulement me dire qu’ils avaient fait la percée. Dans les firmes qui fabriquent des médicaments pour Pfizer, ils sont toujours tenus au plus grand secret, c’est pour cette raison que Nathan est parfois si mystérieux. Mais c’est normal.
— Comme si quelques heures de plus ou de moins devaient y changer quelque chose, fis-je, dévoré d’impatience.
— Oui, mais lui, il dit que si. De toute façon, Stingo, nous allons tout savoir très bientôt. N’est-ce pas incroyable, n’est-ce pas formidable* ?
Sa main serra la mienne, si fort que mes doigts finirent par s’engourdir.
Il s’agit du cancer, me répétai-je tout au long du petit monologue de Sophie. À mon tour, je me sentais littéralement éclater de joie et d’orgueil, peu à peu gagné par l’enthousiasme communicatif de Sophie. Il s’agissait d’un traitement contre le cancer, l’idée me harcelait ; cet incroyable salopard, ce génie de la science que j’ai le privilège de pouvoir appeler mon ami, a découvert un traitement contre le cancer. Je fis signe au garçon d’apporter une autre bière. Un traitement contre le cancer, bordel de bordel.
Mais à cet instant précis, me sembla-t-il, un changement subtil et inquiétant parut assombrir l’humeur de Sophie. Son enthousiasme, son exubérance l’abandonnèrent et une note d’inquiétude – de crainte – se glissa dans sa voix. On eût dit qu’elle ajoutait une arrière-pensée sinistre et déplaisante à une lettre dont l’allégresse purement factice découlait précisément de l’inéluctabilité du sinistre post-scriptum. (P. -S. Je veux divorcer.)
— Et puis nous avons quitté le restaurant, dit-elle, parce qu’il a dit qu’avant que nous retournions tous les deux au travail, il voulait m’acheter quelque chose pour fêter l’événement. Pour fêter sa découverte. Quelque chose que je porterais ce soir quand nous ferions la fête tous ensemble. Quelque chose de chic et de sexy. Alors, nous sommes allés dans ce très joli magasin où nous étions déjà allés plusieurs fois, il m’a acheté ce corsage et cette jupe. Et aussi des chaussures. Et plusieurs chapeaux, et des sacs. Il te plaît, ce corsage ?
— Sensationnel, fis-je, en jugulant mon admiration.
— Il est très… osé, je trouve. Bref, Stingo, l’important, c’est que pendant que nous étions là dans le magasin, et au moment où il venait de payer les vêtements et alors que nous étions sur le point de partir, je remarque quelque chose d’étrange chez Nathan. Cette chose je l’avais déjà remarquée, mais pas très souvent, et comme toujours elle me fait un peu peur. Le voilà qui me dit tout à coup qu’il a mal à la tête, là derrière, derrière la tête. Et puis brusquement, il devient très pâle et fait de la sueur – il transpire, oui, c’est ça il transpire. Tu comprends, on aurait dit que toute cette excitation était trop forte pour lui et qu’à cause de la réaction, il se sentait un peu malade. Je lui ai conseillé de rentrer, de retourner chez Yetta pour s’allonger, de prendre son après-midi, mais non, il a dit qu’il fallait absolument qu’il retourne au laboratoire, qu’il restait encore tellement de choses à faire. Sa migraine, c’était terrible, qu’il disait. J’aurais tellement voulu qu’il rentre se reposer mais lui, il disait qu’il était obligé de retourner chez Pfizer. Alors il a demandé à la dame qui tient le magasin de lui donner trois aspirines, et bientôt il est redevenu calme, plus du tout excité comme avant. Il est redevenu paisible, mélancolique même. Et ensuite, tout doucement, il m’a embrassée pour me dire au revoir et m’a dit qu’on se retrouverait ce soir, ici – ici et avec toi, Stingo. Il veut que nous allions tous les trois chez Lundy, faire un merveilleux dîner aux fruits de mer pour fêter ça. Pour fêter la victoire du Prix Nobel 1947.
Je fus obligé de lui dire non. L’idée que l’arrivée de mon père allait m’empêcher de me joindre à eux pour cette grande fête me laissait effondré ; quelle affreuse déception ! Le présage de nouvelles prodigieuses avait à ce point piqué ma curiosité que je n’arrivais pas à croire que me serait refusée la joie de participer à leur proclamation.
— Tu ne peux pas savoir combien je suis désolé.
Sophie, dis-je, mais il faut que j’aille chercher mon père à Penn Station. Mais écoute, avant que je parte, peut-être Nathan aura-t-il au moins le temps de me dire en quoi consiste sa découverte. Et puis, dans un jour ou deux, quand mon vieux père sera reparti, peut-être un autre soir, nous pourrons sortir tous les trois pour recommencer la fête.
J’eus l’impression qu’elle ne s’intéressait guère à ce que je lui disais, et je l’entendis continuer d’une voix qui me parut à la fois craintive et assombrie par de vagues pressentiments.
— J’espère seulement qu’il n’est pas malade. Quelquefois, quand il s’excite trop, ou qu’il se sent trop heureux – eh bien, il lui vient ces affreuses migraines, et alors il sue tellement, ses vêtements sont tout trempés, à croire qu’il est resté sous la pluie. Et tout son bonheur s’en va. Mais oh, Stingo, ce n’est pas toutes les fois comme ça. Mais quelquefois ça le rend tellement étrange ! On dirait qu’à force de se sentir tellement agité*, tellement heureux et transporté, il est comme un avion qui monte et s’enfonce dans la stratosphère où l’air est si rare qu’à la fin il ne peut plus voler et qu’il ne peut plus rien faire sinon redescendre. Je veux dire jusqu’en bas, Stingo ! Oh, j’espère que Nathan n’est pas malade.
— Écoute, tout ira bien, l’assurai-je, vaguement inquiet. Quand on a comme Nathan une histoire de ce genre à raconter, on a bien le droit de se comporter de façon un peu bizarre.
Ses craintes étaient de toute évidence très sérieuses, et bien qu’incapable de les partager, je dus m’avouer que ses paroles avaient réussi à me mettre les nerfs à vif. Pourtant, je parvins à les chasser de mon esprit. Je ne souhaitais qu’une chose, que Nathan arrive pour nous annoncer son triomphe et nous éclairer sur cet intolérable mystère qui nous mettait au supplice.
Le juke-box se mit à hurler. Le bar commençait à se remplir de ses falots habitués du soir – des hommes d’âge mûr pour la plupart, visages blêmes et avachis même au beau milieu de l’été. Gentils d’origine nord-européenne affligés de bedaines flasques et de soifs inextinguibles, chargés de manœuvrer les ascenseurs et de déboucher les tuyaux dans les pueblos juifs de dix étages qui rue après rue étiraient leurs sages enfilades beige brique dans le quartier situé derrière le parc. À part Sophie, peu de femmes s’aventuraient dans ce bar. Je ne vis jamais une seule prostituée – le style collet monté du quartier et le genre fatigué et négligé des clients excluaient jusqu’à l’idée de ce genre de fredaines –, mais il y avait, ce soir-là, deux bonnes sœurs souriantes qui fondirent sur Sophie et sur moi ; armées d’une espèce de calice en étain où cliquetaient des pièces, elles murmurèrent une demande d’aumône, au nom des sœurs de Saint-Joseph. Leur anglais était un grotesque charabia. Elles avaient l’air d’Italiennes et étaient d’une laideur atroce – surtout l’une d’elles, affligée à la commissure des lèvres d’une horrible loupe qui par la taille, la forme, la couleur, me rappelait les cafards de l’University Residence Club, et d’où jaillissaient des poils drus comme de la barbe de maïs. Je détournai les yeux, mais fouillai dans ma poche dont j’extirpai deux pièces de dix cents ; Sophie, quant à elle, confrontée avec la coupe cliquetante, lâcha un « Non » chargé d’une telle véhémence que les deux bonnes sœurs, le souffle coupé, reculèrent d’un pas, puis prirent la fuite, tandis que, surpris, je me tournai pour la contempler.
— Deux bonnes sœurs, ça porte malheur, dit-elle d’un ton maussade, puis, après une pause, ajouta : Je les hais ! Elles étaient affreuses, non !
— Moi qui croyais que tu avais été élevée comme une bonne petite Catholique, taquinai-je.
— En effet, répondit-elle, mais ça remonte si loin. D’ailleurs, même si j’avais encore de la religion, je haïrais les bonnes sœurs. Toutes des vierges, idiotes, stupides ! Et tellement laides !
Un grand frisson la secoua de la tête aux pieds, elle hocha la tête.
« Affreux ! Oh, cette stupide religion, comme je la hais !
— Tu sais, c’est vraiment très étrange, Sophie, glissai-je, je me souviens qu’il y a quelques semaines à peine, tu me parlais de ton enfance pieuse, de ta foi, de toutes ces choses. Qu’est-ce donc qui…
Mais de nouveau, de façon brusque, catégorique, elle secoua la tête et posa ses doigts fuselés sur le dos de ma main.
— Je t’en prie, Stingo, de voir ces bonnes sœurs, je me sens tellement pourrie* – sale. Puante. Ces bonnes sœurs qui se… ventrent…
Elle hésitait, perplexe.
— Je suppose que tu veux dire ‘se vautrent’, fis-je.
— Oui, qui se vautrent aux pieds d’un Dieu qui est forcément un monstre, Stingo, à supposer qu’il existe. Un monstre !
Elle se tut un instant.
« Je refuse de parler de religion. Je hais la religion. Tu sais, c’est juste bon, pour les analphabètes*, les imbéciles.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet et s’étonna qu’il soit sept heures passées. Sa voix se chargea d’angoisse.
« Oh, pourvu que Nathan ne soit pas malade.
— Ne te fais pas de souci, tout ira très bien, réitérai-je de ma voix la plus rassurante. Écoute, Sophie, à cause de ces recherches, de cette percée ou de je ne sais quoi, Nathan vient en fait d’être soumis à une énorme tension. À cause de cette tension, il est normal qu’il se comporte de façon, disons, un peu incohérente – tu comprends, n’est-ce pas ? Ne te fais pas de souci. Moi aussi, j’aurais des migraines si j’avais eu à subir ce genre de casse-tête – surtout quand on pense à l’incroyable découverte qui en a résulté.
Je m’interrompis. On aurait cru que je me sentais constamment tenu d’ajouter : « Quelle qu’elle soit. » À mon tour, je lui tapotai la main.
« Et maintenant, je t’en prie, calme-toi. Il va arriver d’une minute à l’autre, j’en suis sûr.
Ce fut alors que je fis de nouveau allusion à mon père et à son arrivée à New York (mentionnant avec émotion l’intérêt et la générosité qu’il me témoignait, et son soutien moral, sans toutefois faire état d’Artiste le petit esclave, ni du rôle qu’il jouait dans ma destinée, doutant en fait que Sophie fût suffisamment informée de l’histoire de l’Amérique, à ce stade du moins, pour être capable de comprendre les complexités de la dette que je gardais envers le petit Noir), et je poursuivis sur un plan plus général en m’extasiant sur la chance qu’avaient certains jeunes gens de mon espèce, relativement peu nombreux, de posséder des parents doués de tant d’indulgence et d’altruisme, et aussi de la volonté de garder la foi, une foi aveugle, en un fils assez téméraire pour rêver de cueillir un jour quelques modestes feuilles aux lauriers de l’art. Je commençais à délirer un peu. Les pères dotés de cette largeur de vues et de cette noblesse d’esprit étaient rares, proclamai-je avec émotion, tandis que d’avoir bu trop de bière, mes lèvres commençaient à me picoter.
— Oh, tu as tellement de chance d’avoir encore un père, me dit Sophie d’une voix lointaine. Il me manque tellement mon père.
Je me sentis légèrement honteux – non, pas honteux, inadéquat plutôt – en repensant soudain à l’histoire qu’elle m’avait racontée, quelques semaines plus tôt, au sujet de son père et des autres professeurs de Cracovie emmenés en troupeau comme des porcs, les mitrailleuses des Nazis, les camions étouffants, Sachsenhausen, puis la mort aux pelotons d’exécution dans les neiges glacées d’Allemagne. Seigneur, son-geai-je, somme toute, à notre époque, tant de choses auront été épargnées aux Américains. Oh, le moment venu, nous nous étions vaillamment comportés au combat, mais comme il était dérisoire le bilan de nos pères et de nos fils disparus comparé à l’affreux martyre de ces innombrables Européens. L’énormité de notre chance était époustouflante.
— Il s’est passé beaucoup de temps maintenant, poursuivit-elle, et je ne pleure plus autant qu’autrefois, mais il me manque encore. C’était un homme si bon – Voilà pourquoi c’est si terrible, Stingo ! Quand on pense à tous ces gens mauvais – des Polonais, des Allemands, des Russes, des Français, des gens de tous les pays – à tous ces gens mauvais qui en ont réchappé, des gens qui avaient tué des Juifs et qui sont toujours en vie. En Allemagne. Et dans des pays comme l’Argentine. Et mon père – cet homme bon –, lui, il a fallu qu’il meure ! Est-ce que ça n’est pas assez pour t’empêcher de croire en ce Dieu. Qui peut croire en un Dieu qui, Lui, tourne le dos à des gens comme mon père ?
Cet éclat – cette petite aria – était survenu si subitement que j’en restai surpris ; un léger tremblement agitait ses doigts. Puis elle se calma. Et de nouveau – à croire qu’elle avait oublié ce qu’une fois déjà elle m’avait raconté, ou peut-être parce que de le répéter lui apportait une forme de cruel réconfort – elle esquissa pour moi le portrait de son père tel qu’elle l’imaginait, à Lublin, bien des années auparavant, sauvant au péril de sa vie des Juifs pris dans un pogrom déclenché par les Russes.
— Quel est le mot anglais pour l’ironie* ?
— Le même, dis-je.
— Oui, quelle ironie de voir qu’un homme de ce genre, un homme comme mon père, risque sa vie pour sauver des Juifs et meurt, et que des tueurs de Juifs, si nombreux, sont encore vivants de nos jours.
— Je dirais que c’est moins de l’ironie, Sophie, qu’une forme de fatalité, conclus-je d’un ton quelque peu sentencieux, mais néanmoins sérieux, soudain torturé par le besoin de soulager ma vessie. Je me levai et, d’une démarche un peu incertaine, gagnai les toilettes, l’épiderme enluminé par un halo de Rheingold, la bonne bière diurétique que le Maple Court dispensait à la pression. Je tirais un immense plaisir des pissotières du Maple Court, où, légèrement en porte-à-faux au-dessus de l’urinoir, je pouvais méditer en paix devant le flot clair qui éclaboussait la cuvette tandis que, de l’autre côté du mur, le juke-box vomissait les clameurs assourdies de Lombardo, Sammy Kaye, Shep Fields ou quelque autre orchestre sirupeux et insipide. Je trouvais merveilleux d’avoir vingt-deux ans, d’être un peu saoul, de pouvoir me dire que je n’avais qu’à m’installer devant mon bureau pour écrire, frissonnant de bonheur dans l’étreinte de mon ardeur créatrice et de cette « noble certitude » que chantait toujours Thomas Wolfe – la certitude que jamais ne se tariraient les sources de la jeunesse, et que l’angoisse torturante endurée dans le creuset de l’art se verrait tôt ou tard récompensée par une renommée éternelle, la gloire, et l’amour des jolies femmes.
Tout en pissant comme un bienheureux, je laissai mon regard effleurer les graffiti homosexuels qui couvraient les murs (gravés là, Dieu sait, non par les habitués du Maple Court, mais par les clients de passage qui s’arrangeaient pour gribouiller les murs de tous les lieux qu’ils visitaient, même les plus incongrus, où d’autres mâles venaient exhiber leurs membres) et contemplai une fois de plus avec délices la caricature noire de fumée mais toujours lisible qui ornait le mur : contemporaine de la fresque de la salle, ce chef-d’œuvre d’innocente paillardise datait des années 30, et montrait Mickey Mouse et Donald Duck dans des poses de voyeurs contorsionnistes louchant avec allégresse à travers les interstices d’une tonnelle pour épier la petite Betty Boop, ravissante, cuisses et mollets voluptueux, en train de faire pipi à croupetons dans le jardin. Frappé d’une brusque inquiétude, j’eus soudain l’intuition d’une présence impie et anormale, d’ailes noires qui palpitaient de façon menaçante, puis compris tout à coup, en un éclair, que les deux bonnes sœurs quêteuses s’étaient fourvoyées dans les toilettes des hommes. Elles disparurent aussitôt, poussant en italien des couinements éperdus, et j’espérai qu’elles avaient au moins eu le temps d’entrevoir mon schlong. Aurais-je dû voir dans leur irruption – réplique du mauvais pressentiment qu’avait eu tout à l’heure Sophie – le présage de la sinistre scène du quart d’heure qui suivit ?
Je me préparais à rejoindre la table quand la voix de Nathan me parvint, couvrant le gazouillis rythmé de Shep Fields. Une voix non point furieuse, mais plutôt incroyablement péremptoire qui tranchait comme une scie à travers la musique. Elle débordait de menaces, et j’eus beau avoir envie de m’enfuir aussitôt, je n’osai pas, flairant dans l’air quelque chose d’énorme qui me poussa malgré moi à m’approcher de la voix et de Sophie. Quant à Nathan, il était à ce point absorbé par le message haineux qu’il déversait sur Sophie, tellement obsédé semblait-il à cet instant, que je pus rester là de longues minutes planté à côté de la table, écoutant en proie à une gêne épouvantable, tandis que Nathan, totalement inconscient de ma présence, la rudoyait et l’invectivait de bon cœur.
— Je te l’ai pourtant dit que la seule, l’unique chose que j’exige de toi de façon absolue, c’est la fidélité ? disait-il.
— Oui, mais…
Elle n’arrivait pas à placer un seul mot.
— Je t’ai pourtant dit que si jamais tu t’avisais de traîner avec ce salaud de Katz – ne serait-ce qu’une seule fois, en dehors du bureau – que si jamais tu faisais trois pas en compagnie de cette minable shmatte{32}, je te botterais le cul ?
— Oui, mais…
— Et cet après-midi, voilà qu’une fois de plus il te reconduit dans sa voiture ! Fink vous a vus. Et comme si ça suffisait pas, ce minable enfant de salaud, tu le fais monter dans la chambre. Et tu restes une heure entière avec lui. Combien de fois qu’il t’a baisée, une, deux ? Oh, je suis prêt à parier que le Katz, ce fumier de chiropracteur, il se défend drôlement avec sa sale bitte !
— Nathan, laisse-moi expliquer ! l’implora-t-elle.
Son sang-froid fondait à vue d’œil et sa voix se fêlait.
— Ferme ta sale gueule ! Il n’y a rien à expliquer ! Et en plus, tu te serais arrangée pour que ça reste un secret, si mon vieux pote Morris n’était pas venu me dire qu’il vous avait vus monter là-haut tous les deux.
— Je n’aurais rien fait pour que ça reste un secret, gémit-elle. Je voulais te le dire maintenant ! Je n’en ai pas encore eu l’occasion, chéri !
— Ta gueule !
De nouveau, la voix était moins furieuse qu’épouvantablement tyrannique, cinglante, impérieuse. Je mourais d’envie de partir, mais me contentai de rester planté là derrière lui, indécis, dans l’attente. Ma légère ivresse s’était dissipée et je sentais le sang battre contre ma pomme d’Adam.
Elle s’obstinait à vouloir se défendre.
— Nathan chéri, écoute ! Si je l’ai fait monter dans la chambre, c’est à cause du tourne-disque, c’est tout. Il y a déjà quelque temps que le changeur ne marche plus, tu le sais, alors je lui en ai parlé et il m’a dit qu’il serait peut-être capable de le réparer. Il m’a dit qu’il s’y connaissait. Et il l’a réparé, c’est vrai, chéri, c’est tout ce qu’il a fait ! Je te le prouverai, on va rentrer et le mettre en marche…
— Oh, je parie que le vieux Seymour, c’est un expert, coupa Nathan. Quand il te saute, est-ce qu’il irait pas te faire un petit examen de routine de la colonne vertébrale ? Est-ce qu’il te remet les vertèbres en place avec ses mains pleines d’huile, le salaud ? Ce fumier de charlatan…
— Nathan, je t’en prie ! supplia-t-elle.
Elle se tenait penchée vers lui. On aurait dit que le sang avait reflué de son visage, paré d’une expression de souffrance intolérable.
— Oh, pour une pute, t’es une sacrée pute, susurra-t-il lentement, d’un ton sarcastique chargé d’une odieuse muflerie.
De toute évidence, il était passé chez Yetta en sortant de son laboratoire ; conclusion que je tirai non seulement de sa référence aux immondes ragots de Morris Fink, mais aussi de la façon dont il était vêtu : il s’était mis sur son trente et un, son costume de lin blanc cassé et une chemise faite sur mesure à poignets mousquetaires où étincelaient de lourds boutons de manchettes ovales en or. Il embaumait une eau de Cologne légère et musquée. Il était clair qu’il avait eu l’intention de faire honneur ce soir-là à Sophie en se mettant lui aussi en tenue de gala, et il était repassé par la maison pour se métamorphoser en la gravure de mode que je contemplais maintenant. Là-bas, cependant, il avait affronté la preuve de la trahison de Sophie – ou de ce qu’il interprétait comme tel – et il ne faisait aucun doute désormais que non seulement la fête était avortée, mais en passe de se muer en une catastrophe aux conséquences imprévisibles.
Bouleversé d’une fureur muette, je retins mon souffle et écoutai, tandis que Nathan poursuivait :
— Une sale pouffiasse polonaise, v’là ce que t’es. J’ai trouvé dégueulasse de te voir t’humilier en continuant à travailler pour ces deux charlatans, ces vétérinaires. C’est déjà drôlement moche que tu acceptes l’argent qu’ils empochent en étirant les colonnes vertébrales de ces pauvres vieux Juifs ignares et crédules qu’ils harponnent sitôt débarqués de Dantzig, affligés de douleurs qui peuvent aussi bien provenir de rhumatismes que d’une tumeur, mais que personne n’aura l’occasion de diagnostiquer parce que ces crapules de masseurs les baratinent pour les persuader qu’un simple massage dorsal suffira à les remettre à neuf. Drôlement moche que tu m’aies arraché mon accord pour continuer cette honteuse association avec ces deux crapules de toubibs. Mais bordel de Dieu, penser que sitôt que j’ai le dos tourné tu laisses l’un ou l’autre de ces deux minables se faufiler dans ta chatte… ça c’est intolérable.
Elle tenta de l’interrompre :
— Nathan !
— Ta gueule ! Cette fois j’en ai marre de toi et de tes mœurs de putain.
Il parlait sans élever la voix, mais sa fureur contenue trahissait une férocité délibérée qui paraissait de beaucoup plus menaçante que s’il eût rugi à pleins poumons ; c’était une fureur glacée, susurrée, incisive, presque bureaucratique, et l’expression qu’il avait choisie – « mœurs de putain » – semblait ridiculement pudibonde et bigote.
— Je m’étais dit que tu finirais par voir le bout du tunnel, que tu changerais après ta petite escapade avec le Docteur Katz – l’accent sur le mot Docteur était un chef-d’œuvre de sarcasme. Je croyais t’avoir suffisamment mise en garde après ta petite séance de pelotage dans le fond de sa bagnole. Mais non, faut croire que tu peux pas t’empêcher de te sentir le feu au cul. Ce qui fait que quand je t’ai surprise en train de batifoler avec Blackstock, je n’ai pas été surpris, vu ta grotesque prédilection pour les pénis de chiropracteurs – je n’ai pas été surpris, bien sûr, mais quand je t’ai eu bien engueulée pour couper court à cette histoire, je me suis imaginé que tu serais suffisamment calmée pour renoncer à cette liaison minable, cette liaison dégradante. Mais non, une fois de plus je m’étais trompé. La sève libidineuse qui court avec une telle frénésie dans tes veines polonaises ne t’a laissé aucun répit, ce qui fait qu’une fois de plus aujourd’hui tu acceptes de t’abandonner aux étreintes grotesques – grotesques, si bien sûr elles n’étaient pas tellement ignobles et avilissantes – du Docteur Seymour Katz.
Sophie reniflait maintenant à petits coups dans un mouchoir serré entre ses doigts exsangues.
— Non, non, chéri, l’entendis-je chuchoter, ce n’est pas vrai, je t’assure.
En d’autres circonstances, la diction de Nathan, guindée, didactique, aurait pu sembler vaguement comique – une parodie d’elle-même –, mais elle était maintenant chargée d’une menace, d’une fureur et d’une inébranlable conviction tellement authentiques que je ne pus réprimer un léger frisson et crus sentir se rapprocher dans mon dos, comme le bruit sourd des pas d’un condamné que l’on traîne vers la potence, quelque horrible et mystérieuse catastrophe. Je m’entendis pousser un gémissement, clairement audible au milieu de la harangue, et l’idée m’effleura que l’horrible agression qu’il infligeait à Sophie avait des résonances bizarrement identiques à celles de la scène de fureur déchaînée où, pour la première fois, je l’avais vu emporté par son implacable haine, les deux scènes se distinguant surtout par le ton de la voix – fortissimo lors de cette première soirée vieille de quelques semaines, singulièrement posée et contenue aujourd’hui, mais tout aussi sinistre. Je me rendis soudain compte que Nathan s’était aperçu de ma présence. Et ce fut avec une voix au débit morne, comme glacée par une imperceptible couche d’hostilité, qu’il me dit soudain, sans relever les yeux :
— Pourquoi ne pas aller t’asseoir à côté de la première putain* de Flatbush Avenue.
Je m’assis sans un mot, la bouche brusquement sèche, et comme frappé de mutisme.
Tandis que je m’installai, Nathan se leva :
— Je suis d’avis qu’un petit chablis s’impose pour la suite des festivités.
Je levai sur lui des yeux ronds, abasourdi par son ton déclamatoire et dépourvu d’humour. J’eus soudain l’impression qu’il faisait un effort terrible pour se maîtriser, comme s’il avait voulu empêcher son grand corps tout entier d’exploser ou de s’effondrer comme une marionnette au bout de ses ficelles. Je vis pour la première fois que de petits filets de sueur ruisselaient sur son visage luisant, malgré les bouffées d’air presque glacial qui circulaient dans notre coin de la pièce ; en outre, ses yeux avaient quelque chose de bizarre – exactement quoi, sur le moment, je n’aurais su le dire. Une réaction nerveuse, une réaction de trouille fébrile, me sembla-t-il, un courant anormalement frénétique de neurones aux synapses chaotiques, se déchaînait sous le moindre des millimètres carrés de sa peau. Émotionnellement il était tellement survolté qu’il donnait l’impression d’être électrifié, comme s’il s’était fourvoyé dans un champ magnétique. Pourtant tout cela demeurait réprimé au prix d’un énorme effort de volonté.
— Dommage, dit-il, de nouveau avec une ironie pesante, dommage, mes amis, que notre petite fête ne puisse se poursuivre sur le registre de glorieux hommage dont j’avais rêvé pour cette soirée. Hommage aux heures pieusement consacrées à la poursuite d’un noble idéal scientifique qui précisément aujourd’hui a vu poindre la lueur du triomphe. Hommage à des jours et des années d’un travail d’équipe désintéressé culminant par une victoire sur l’un des plus terribles fléaux qui accablent notre humanité souffrante. Dommage, dit-il de nouveau, après une longue pause qui surchargea les interminables secondes de silence d’un fardeau presque intolérable, dommage que notre fête doive se cantonner dans un style plus prosaïque. À savoir, l’inéluctable et salutaire rupture de ma relation avec la douce sirène de Cracovie – cette inimitable, cette incomparable fille de joie, tragiquement infidèle, petit bijou offert par la Pologne aux chiropracteurs concupiscents de Flatbush – Sophie Zawistowska ! Mais, patience, cela mérite un toast, il faut que j’aille chercher le chablis !
Pareille à une enfant terrifiée qui, prise dans les remous de la foule, se cramponne à Papa, Sophie m’étreignit les doigts. Tous deux nous suivîmes des yeux Nathan qui se frayait avec raideur un chemin vers le bar à travers les groupes serrés de buveurs en manches de chemise. Je me retournai alors pour observer Sophie. Son regard était complètement égaré, un regard inoubliable en raison de l’attitude menaçante de Nathan. Par la suite, le mot « hagard » évoqua toujours pour moi la peur animale que je vis alors tapie dans ses yeux.
— Oh, Stingo, gémit-elle, cela devait arriver, je le savais. Oui, je savais qu’il allait m’accuser moi de le tromper. C’est toujours pareil quand il sombre dans une de ces bizarres tempêtes*. Oh, Stingo, quand il devient comme ça, eh bien, je ne peux pas le supporter. Cette fois, je sais qu’il va me quitter.
Je tentai de l’apaiser.
— Ne t’en fais pas, dis-je, il se fera une raison. Je n’avais guère foi dans ces mots.
— Oh, non, Stingo, quelque chose de terrible va arriver, je le sais ! Toujours il devient comme ça. D’abord il est très excité, plein de gaieté. Et puis, il s’enfonce, et quand il s’enfonce, il m’accuse toujours d’être infidèle à lui et alors il veut me quitter.
Ses doigts se crispèrent de nouveau sur mon bras. Si fort que je crus que ses ongles allaient me griffer.
« Et ce que j’ai dit à lui était vrai, ajouta-t-elle avec une hâte frénétique. Je veux dire, à propos de Seymour Katz. Il ne s’est rien passé, Stingo, rien du tout. Ce Dr. Katz, il n’est rien pour moi, c’est seulement quelqu’un pour qui je travaille, comme le Dr. Blackstock. Et c’est vrai ce que j’ai dit, c’est vrai qu’il a réparé le tourne-disque. C’est tout ce qu’il a fait dans la chambre, réparer le tourne-disque, rien d’autre, je te le jure !
— Sophie, je te crois, l’assurai-je, affreusement gêné devant la véhémence du bredouillis par lequel elle tentait de me convaincre, moi qui n’avais nul besoin d’être convaincu.
« Allons, calme-toi, lançai-je futilement.
Ce qui suivit presque aussitôt me parut d’une absurdité et d’une horreur inconcevables. Et je comprends combien mes propres perceptions furent erronées, avec quelle maladresse je réagis à la situation, avec quelle lourdeur et quelle incompétence je fis front à Nathan à un moment où une infinie délicatesse s’imposait. Si seulement j’avais pu amadouer Nathan, prendre les choses à la blague, qui sait si je n’aurais pas fini par le voir peu à peu purger sa fureur – toute absurde et effrayante qu’elle fût – et par pure lassitude sombrer dans une humeur où j’aurais peut-être réussi, sa rage enfin étouffée ou du moins tenue en laisse, à lui faire entendre raison. Mais je me rends compte aussi que j’étais à l’époque et de multiples façons affligé d’une inexpérience affreusement puérile : jamais l’idée ne m’aurait effleuré que Nathan – malgré son débit quasi dément, ses propos échevelés, sa sueur, son air hagard, sa tension épuisante, le spectacle qu’il offrait d’un être dont le système nerveux tout entier, jusqu’aux moindres ganglions, se trouve plongé dans les affres d’une agitation forcenée – pût être dangereusement détraqué. Je le jugeais simplement d’une connerie monumentale. Je le répète, tout cela s’expliquait en grande partie par mon âge et une authentique naïveté. Le spectacle d’êtres humains en proie à la fureur et à l’égarement était resté jusqu’alors étranger à mon expérience – moins influencée, en fait, par le côté outrancier et baroque d’une éducation typique du Sud que par son insistance sur la courtoisie et les bonnes manières. Le déchaînement de Nathan trahissait à mes yeux une révoltante faiblesse de caractère, un manquement aux convenances, plutôt que le résultat d’une aberration mentale.
C’était tout aussi vrai aujourd’hui que des semaines auparavant lors de cette première nuit où, dans le couloir de chez Yetta, tandis qu’il invectivait Sophie, me provoquait en me reprochant les lynchages et m’insultait en me traitant de « P’tit Blanc », j’avais cru voir dans ses yeux insondables la trace d’une animosité farouche et sournoise qui avait déclenché un flot glacé dans mes veines. Aussi assis là près de Sophie, hébété par la honte, navré par la terrifiante métamorphose survenue chez cet homme qui m’inspirait tant de tendresse et d’admiration, en même temps qu’indigné à en hurler de rage par les souffrances qu’il infligeait à Sophie, je décidai qu’il y avait limite à tout et que je ne laisserais pas Nathan poursuivre ses brimades. Il ne persécuterait pas Sophie davantage, décidai-je, et avec moi, le salaud avait intérêt à se tenir à carreau. Il aurait pu s’agir d’une décision sensée si j’avais eu affaire à un ami cher qui se fût tout bonnement laissé emporter par un mouvement de colère, et non pas (mais j’étais encore bien loin de voir poindre la première lueur de sagesse qui m’ouvrirait les yeux) à un homme habité soudain par une paranoïa déchaînée.
— Tu n’as pas remarqué quelque chose de très bizarre dans ses yeux ? murmurai-je à Sophie. Tu ne penses pas qu’il aura peut-être pris un peu trop de cette aspirine que tu lui as donnée, ou autre chose ?
La naïveté d’une telle question était, je le comprends, presque inconcevable, quand on pense à ce qui plus tard me serait révélé quant à la cause de ces pupilles dilatées, de la taille de pièces de dix cents ; mais voilà, à cette époque, j’avais sans cesse un tas de choses nouvelles à apprendre.
Nathan nous rejoignit, rapportant la bouteille débouchée, et s’assit. Un garçon nous apporta des verres qu’il posa devant nous. Je notai avec soulagement que l’expression de Nathan s’était quelque peu adoucie, que son visage n’était plus comme quelques instants plus tôt un masque débordant de rancœur. Mais la tension farouche, contenue comme par une camisole de force, persistait dans les muscles de la joue et du cou, et en outre la sueur continuait de couler : elle perlait sur son front en petites gouttes, comme pour faire pendant – notai-je de façon incongrue – aux gouttelettes glacées qui embuaient comme une mosaïque la bouteille de chablis. Et ce fut alors que pour la première fois je remarquai sous ses aisselles les énormes auréoles qui imbibaient l’étoffe blanche. Il versa du vin dans nos verres, et sans pouvoir me résoudre à regarder Sophie en face, je vis que sa main, qui soutenait le verre tendu, tremblait violemment. Quant à moi, j’avais commis l’erreur énorme de laisser sur la table et déplié sous mon coude mon exemplaire du Post, ouvert à la page où s’étalait la photo de Bilbo. Je vis Nathan jeter un coup d’œil au portrait et grimacer un sourire qui me parut plein d’une énorme et perverse satisfaction.
— Tiens, j’ai justement lu cet article tout à l’heure dans le métro, dit-il, en levant son verre. Je propose un toast à la mort lente, à l’agonie prolongée et atroce du sénateur du Mississipi, Bilbo le Crétin.
Je restai quelques instants silencieux. À l’inverse de Sophie, je ne levai pas mon verre. En l’occurrence, elle leva le sien sans savoir pourquoi, je l’aurais parié, sinon par un instinct d’obéissance muette. Enfin, et d’un ton aussi naturel que possible, je dis :
— Nathan, je veux proposer un toast à ta réussite, à ta grande découverte, quelle qu’elle soit. À cette chose merveilleuse sur laquelle tu travailles depuis si longtemps et dont Sophie m’a parlé. Félicitations.
Je me penchai en avant et gratifiai le dessus de son bras d’une petite tape affectueuse.
« Et maintenant, laissons tomber toutes ces ignobles foutaises – j’essayai de glisser une note joviale et lénifiante – et détendons-nous tous les trois, pendant que tu nous raconteras, oui, bonté divine, que tu nous diras enfin de façon précise ce que bordel de Dieu nous nous préparons à fêter ! Mon vieux, ce soir, pas d’histoires, c’est en ton honneur à toi que nous allons boire !
Un désagréable frisson me parcourut quand je constatai avec quelle brusquerie délibérée il retirait son bras.
— C’est hors de question, dit-il, en me foudroyant du regard, mon sentiment de triomphe a été gravement affecté sinon totalement gâché par là trahison dont s’est rendu coupable quelqu’un que j’aimais autrefois.
Toujours incapable de la regarder, j’entendis Sophie lâcher un sanglot rauque, un seul.
« Il n’y aura pas de toast ce soir en l’honneur de la victoire d’Hygie.
Il brandissait très haut son verre, coude appuyé sur la table.
« À la place, nous allons boire au cruel trépas du sénateur Bilbo.
— Toi, Nathan, dis-je, pas moi. Je n’ai pas l’intention de boire au trépas de quiconque – cruel ou non – et tu devrais bien en faire autant. Toi plus que personne. N’es-tu pas de ceux qui ont pour tâche de guérir ? En fait de plaisanterie, ça n’a rien de très drôle, tu sais. C’est bougrement indécent de boire à la mort.
On aurait dit que, soudain, j’étais devenu incapable de réprimer mon ton pontifiant. À mon tour, je levai mon verre.
— À la vie, proposai-je, à votre vie, à nos vies à tous – j’eus un geste qui englobait Sophie –, à la santé. À ton extraordinaire découverte.
Je perçus une note de prière dans ma voix, mais Nathan demeurait immobile, le visage fermé, et refusa de boire. Déconfit, transpercé par un spasme de désespoir, je baissai lentement mon verre. En outre, et pour la première fois, je sentis une onde de fureur brûlante bouillonner au niveau de mon abdomen ; une colère lente et composite, qui visait tout autant les manières dictatoriales et haineuses de Nathan, et la façon dont il traitait Sophie que (j’avais peine à croire au réflexe qui me poussait soudain) la sinistre malédiction qu’il venait de lancer sur Bilbo. Constatant qu’il ne daignait pas répondre à mon contre-toast, je reposai mon verre et dis, avec un soupir :
— Ma foi, dans ce cas, va te faire foutre.
— À la mort de Bilbo, s’obstina Nathan, aux hurlements de souffrance de ses derniers moments.
Un éclair de sang pourpre jaillit quelque part derrière mes yeux, tandis que, gauchement, mon cœur se mettait à battre la chamade. Résultat de mes efforts pour maîtriser ma voix.
— Nathan, dis-je, il n’y a pas très longtemps et en certaine occasion, je t’ai fait un modeste petit compliment. Je t’ai dit que malgré la profonde animosité que t’inspirait le Sud, toi du moins, à l’encontre de la majorité des gens, tu préservais un brin d’humour. À l’encontre de la plupart des ânes libéraux de New York. Mais je commence à m’apercevoir que je me suis trompé. Pas plus aujourd’hui que jamais, je n’ai rien à foutre de Bilbo, mais si tu crois que ce matraquage à propos de sa mort a quelque chose de drôle, tu te trompes. Je refuse de boire à la mort d’un homme quel qu’il soit…
— Tu ne boirais pas à la mort de Hitler ? intervint-il vivement, une lueur malveillante dans l’œil.
J’accusai le coup.
— Bien sûr que je boirais à la mort de Hitler. Mais bordel de merde, il n’y a pas le moindre rapport ! Bilbo n’est pas Hitler !
Alors même que je répliquais à Nathan, je me rendis compte avec détresse que nous étions en train de rééditer en substance, sinon mot pour mot, la furieuse discussion qui nous avait si farouchement opposés lors de ce premier après-midi dans la chambre de Sophie. Dans le laps de temps écoulé depuis cette ahurissante algarade, qui avait bien failli dégénérer en bagarre, je m’étais imaginé à tort qu’il s’était débarrassé de sa sombre idée fixe au sujet du Sud. En cet instant, son attitude était empreinte de la même fureur rentrée et du même venin qui m’avaient littéralement terrorisé par ce dimanche radieux, une journée que depuis longtemps j’avais cru confortablement reléguée dans un passé lointain. De nouveau j’avais peur, à un degré encore plus intense cette fois, car un sinistre pressentiment me disait qu’il était exclu que notre affrontement trouve une issue heureuse et se solde par des excuses, des plaisanteries et de joyeuses effusions amicales.
— Bilbo n’est pas Hitler, répétai-je.
Je sentis que ma voix tremblait.
« Laisse-moi te dire une chose. Depuis le temps que je te connais – bien sûr j’admets que ça ne fait pas longtemps, ce qui fait que je me suis peut-être fait des illusions – en toute franchise, tu m’as frappé comme l’un des êtres les plus évolués, les plus compréhensifs que j’aie jamais rencontrés…
— Pas la peine d’essayer de me faire rougir, coupa-t-il. La flatterie ne te mènera nulle part.
Sa voix était grinçante, venimeuse.
— Il ne s’agit pas de flatterie, poursuivis-je, mais seulement de la vérité. Voici où je veux en venir. Ta haine du Sud – qui très souvent te pousse à exprimer de la haine, ou du moins de l’antipathie à mon égard – est proprement terrifiante chez quelqu’un qui comme toi, et dans tant de domaines, peut faire preuve de tant de sagesse et de perspicacité. Il est proprement barbare de ta part, Nathan, de montrer tant d’aveuglement quant à la nature du mal…
Dans les joutes verbales, surtout quand le débat est enflammé, explosif et lourd de malveillance, j’ai toujours fait un adversaire des plus minables. Ma voix se brise, devient aiguë ; je me mets à suer. Un demi-sourire veule se plaque sur mon visage. Pire, mon esprit s’égare pour bientôt se mettre à délirer tandis que la logique, dont je peux dans une certaine mesure me targuer en des circonstances plus sereines, m’abandonne comme un enfant ingrat. (J’avais songé un temps à devenir avocat. Le barreau, et les salles d’audience où en imagination je m’étais vu jadis, le temps d’une brève période, tenir des rôles tragiques à l’instar de Clarence Darrow, ne perdit guère qu’un lamentable figurant quand je me tournai vers la carrière littéraire.)
« On dirait que tu n’as aucun sens de l’histoire, me hâtai-je d’enchaîner, ma voix grimpant d’une octave, pas le moindre ! Serait-ce que vous autres Juifs, arrivés dans ce pays depuis si peu de temps et installés en majorité dans les grandes villes du Nord, êtes véritablement myopes et vous fichez éperdument en fait du tragique concours de circonstances qui là-bas dans le Sud a engendré cette folie raciale, à moins qu’ils n’en soupçonnent pas l’existence ou n’aient aucun désir de le comprendre ? Tu as lu Faulkner, Nathan, et pourtant tu continues d’afficher cette supériorité intolérable et débile à l’égard de cette partie du pays, et te montres incapable de voir que Bilbo est moins un salaud qu’un pathétique rejeton de ce système obscurantiste ?
Je m’interrompis, respirai un bon coup, et conclus.
« Ton aveuglement me fait pitié.
Et à ce point, me serais-je tu et contenté d’en rester là, j’aurais pu me flatter d’avoir marqué une série de coups au but, mais, je le répète, en général le bon sens me fuit au cours de ces débats fiévreux et soudain mon énergie maintenant quasi hystérique me catapulta dans d’insondables abîmes de stupidité.
« En outre, m’obstinai-je, ce qui t’échappe totalement, c’est la réelle envergure d’un homme tel que Théodore Bilbo.
Des échos de ma dissertation d’étudiant s’entrechoquaient dans mon esprit avec ce rythme saccadé des vers blancs que l’on récite à l’école.
« Du temps où il était gouverneur, Bilbo a octroyé au Mississipi une série de réformes importantes, psalmodiai-je, y compris la création d’un office des autoroutes et d’une commission des mises en liberté sur parole. Il a fondé le premier sanatorium pour tuberculeux. Il a inclus le travail manuel et la mécanique agricole dans les programmes scolaires. Enfin, il a lancé un programme sanitaire pour l’extermination des tiques…
Ma voix s’éteignit.
— Un programme pour l’extermination des tiques, fit en écho Nathan.
Surpris, je me rendis compte que, par jeu, la voix talentueuse de Nathan parodiait la mienne à la perfection – pédante, pompeuse, intolérable.
— Quand je ne sais quelle maladie appelée la fièvre du Texas s’est mise à faire des ravages parmi les vaches du Mississipi, persistai-je sans pouvoir me maîtriser, c’est Bilbo qui a pris l’initiative de…
— Espèce d’idiot, coupa Nathan, espèce de pauvre klutz{33}. La fièvre du Texas ! Espèce de clown ! Tu tiens à ce que je te rappelle que le Troisième Reich tirait sa gloire d’un réseau d’autoroutes sans rival dans le monde entier et que Mussolini a obligé les trains à arriver à l’heure ?
Il m’avait eu – sans doute l’avais-je compris dès l’instant où je m’étais entendu prononcer le mot « tiques » – et le sourire fugitif qui avait éclairé son visage, un éclair sardonique de dents et un clin d’œil qui saluaient le désastre de ma défaite s’évanouirent à l’instant même où d’une main ferme il reposa son verre.
— La conférence est finie ? demanda-t-il d’une voix trop forte.
L’agressivité qui assombrissait son visage fit que je me hérissai de peur. Levant soudain son verre, il le vida d’un trait.
« Je bois, annonça-t-il d’un ton morne, en l’honneur de ma totale rupture avec vous deux, sales cons.
À ces mots, un spasme de regret poignant me tordit le cœur. Je sentis bouillonner en moi une pesante émotion, pareille aux premières affres d’un deuil.
— Nathan… commençai-je d’une voix conciliante, en avançant la main. Sophie émit un nouveau sanglot.
Mais Nathan ignora mon geste.
— Je romps, dit-il, en levant son verre en direction de Sophie, avec toi, la Reine des Connasses, la Marie-couche-toi-là des chiropracteurs du canton de Kings.
Puis, se tournant vers moi :
« Et avec toi, le Roi des Emmerdeurs et des Merdeux du Vieux Sud.
Ses yeux étaient aussi morts que des boules de billard, la sueur ruisselait à flots sur son visage. J’étais tout aussi intensément conscient – sur un seul et même plan – de ces yeux et de la peau de son visage sous la pellicule transparente et luisante de sa sueur que je l’étais – sur un plan purement auditif, tellement exacerbé et aigu que je crus que mes tympans allaient éclater – des voix des Andrews Sisters que vomissait le juke-box. « Pas la Peine de Vouloir Me Coincer ! »
« Maintenant, dit-il, peut-être me permettrez-vous à moi de vous faire à vous deux une conférence. Peut-être cela fera-t-il du bien à la pourriture qui se cache au tréfonds de vos cœurs.
Je préfère glisser sur sa tirade, sauf sur le pire. Sans doute ne dura-t-elle pas plus de quelques minutes, mais il me sembla qu’elle durait des heures. Sophie essuya la partie la plus affreuse de sa hargne qui, de toute évidence, dut lui paraître et de loin plus intolérable qu’à moi, qui n’avais qu’à écouter en la regardant souffrir. Par contraste, je m’en tirai au prix d’un sermon relativement bénin, et il commença par moi.
En réalité, il ne me portait pas véritablement de haine, dit-il, seulement du mépris. De plus, son mépris à mon égard ne visait pas en fait ma personne, poursuivit-il, dans la mesure où il était impossible de me tenir pour responsable de mon éducation ni du lieu de ma naissance. (Tout ceci ponctué par un demi-sourire railleur et débité d’une voix douce et contrôlée, çà et là teintée, de façon fort incongrue, par cet accent nègre dont j’avais gardé le souvenir depuis ce lointain dimanche.) Longtemps il avait nourri l’espoir que j’étais un bon Sudiste, dit-il, un homme émancipé qui, on ne sait comment, était parvenu à échapper à cette malédiction d’hypocrisie que l’histoire a léguée à cette partie du pays. Il n’était ni stupide ni aveugle (en dépit de mes accusations) au point de ne pas savoir qu’il existait bel et bien de braves gens dans le Sud. C’était ainsi qu’il m’avait considéré jusqu’à ces derniers temps. Mais mon refus de faire chorus à la haine qu’il vouait à Bilbo ne faisait que valider ce qu’il avait découvert au sujet de mon racisme « atavique » et « irréductible », cela depuis le soir où il avait lu la première partie de mon livre.
Je crus sentir mon cœur se racornir à ces mots.
— Mais que veux-tu dire ? fis-je, dans un quasi-gémissement. Je croyais que tu aimais…
— Tu as du punch et un assez joli talent, dans le genre traditionnel du Sud. Mais tu as aussi tous les vieux clichés. Sans doute ai-je voulu épargner tes sentiments. Mais cette vieille Négresse, tout au début du livre, celle qui attend l’arrivée du train en compagnie des autres. C’est une caricature, sortie tout droit de Amos’n Andy. J’ai eu l’impression de lire un roman écrit par quelqu’un qui aurait appris à composer des spectacles de troubadours. Ça pourrait être drôle – cette parodie d’un Nègre – si ça n’était pas tellement méprisable. Qui sait, tu es peut-être en train d’écrire la première œuvre comique jamais née dans le Sud.
Mon Dieu, comme j’étais vulnérable ! Une vague de désespoir me submergea aussitôt. N’importe qui aurait pu me parler ainsi, mais Nathan ! Mais par ces paroles, il avait totalement sapé la confiance et l’allégresse joyeuse que ses encouragements antérieurs avaient fait naître en moi à propos de mon travail. Elle était écrasante, indiciblement écrasante, cette brusque et brutale rebuffade, tellement écrasante qu’il me sembla que certains étais de mon âme elle-même se mettaient à trembler et à se désintégrer. La gorge serrée, je m’efforçai de m’arracher une réponse, mais j’eus beau faire, aucun mot ne franchit mes lèvres.
« Tu as été contaminé par cette dégénérescence, et gravement, poursuivit-il. Cela ne vous rend pas plus sympathiques, pour autant, toi et ton livre, mais du moins peut-on dire que tu es davantage un réceptacle passif du poison qu’un – comment dire –, qu’un disséminateur enthousiaste. Comme, par exemple, Bilbo.
Soudain sa voix perdit toute trace de ces gutturales négroïdes qui la coloraient ; sous l’effet d’une métamorphose fluide, l’accent du Sud s’estompa et disparut, remplacé par de rugueuses diphtongues polonaises qui parodiaient presque à la perfection la diction de Sophie. Et ce fut alors, je le répète, que son impitoyable châtiment se mua ouvertement en tyrannie.
« Peut-être au bout de tous ces mois, dit-il, en braquant son regard sur Sophie, peut-être vas-tu pouvoir enfin m’expliquer le mystère qui te vaut d’être ici, précisément toi, libre de déambuler dans ces rues, inondée de parfum capiteux, occupée à batifoler et pourchasser sournoisement non pas un, mais deux – comptez, comptez bien, mesdames et messieurs –, deux chiropracteurs. Bref, en train de profiter au maximum de la vie, pour employer un vieux cliché, pendant qu’à Auschwitz, les fantômes des millions de morts attendent toujours une réponse.
Subitement, il renonça à la parodie.
« Dis-moi donc pourquoi, oh belle Zawistowska, dis-moi pourquoi toi, tu habites le royaume des vivants. Une foule de splendides petites ruses et de petits stratagèmes n’auraient-ils pas germé dans cette charmante petite tête pour lui permettre de respirer le bon air pur de Pologne tandis qu’à Auschwitz des multitudes entières mouraient lentement asphyxiées par le gaz ? Une réponse à cette question serait extrêmement bienvenue.
Une plainte affreusement prolongée échappa soudain à Sophie, si forte et si torturée que sans les braillements frénétiques des Andrews Sisters, elle eût retenti dans le bar tout entier. Marie, torturée de douleur aux pieds du Calvaire, n’aurait pu émettre un son plus pathétique. Je me forçai à regarder Sophie. Elle avait brusquement baissé la tête si bien que son visage, enfoui dans ses bras, demeurait invisible, et d’un geste futile tenait ses poings aux phalanges blanchies plaqués contre ses oreilles. Ses larmes tombaient goutte à goutte sur le Formica souillé de taches. Je crus distinguer ces mots étouffés :
— Non ! Non ! Menteur ! Mensonges !
— Il n’y a pas tellement de mois de cela, revint-il à la charge, aux heures les plus sombres de la guerre en Pologne, plusieurs centaines de Juifs qui avaient réussi à s’évader d’un des camps de la mort cherchèrent refuge sous le toit de braves citoyens polonais tels que toi. Ces braves gens refusèrent de leur donner asile. Ce n’est pas tout. En fait, ils assassinèrent tous ceux dont ils purent s’emparer. Ce n’est pas la première fois que j’aborde ce sujet avec toi. Aussi, je te somme une fois encore de me répondre. Le même antisémitisme auquel la Pologne doit d’être célèbre dans le monde entier, ce même genre d’antisémitisme n’aurait-il pas guidé ton destin, ne t’aurait-il pas aidée à survivre, protégée, en un sens, si bien que tu t’es trouvée faire partie de la minuscule poignée de gens qui ont survécu pendant que d’autres mouraient par millions ?
Sa voix était devenue dure, cinglante, cruelle.
« Explication, je te prie !
— Non ! Non ! Non ! sanglotait Sophie. J’entendis alors ma propre voix :
— Nathan, pour l’amour de Dieu, laisse-la en paix !
Je m’étais hissé sur pied.
Mais il n’était pas du genre à se laisser amadouer.
— Quel joli petit chef-d’œuvre de ruse as-tu bien pu inventer pour parvenir, toi, à sauver ta peau pendant que les autres s’évanouissaient en fumée ? As-tu triché, fermé les yeux, offert ton joli petit cul…
— Non ! l’entendis-je gémir, un gémissement de nouveau arraché au tréfonds de ses entrailles. Non ! Non.
Je fis alors une chose inexplicable et, je le crains, fort lâche. Redressé de toute ma taille, j’étais à deux doigts (je me sentais soulevé d’une impulsion pareille à une puissante vibration) de me pencher en avant pour empoigner Nathan au collet, le hisser de force sur pied pour l’affronter les yeux dans les yeux, comme Bogart l’avait fait tant de fois dans ce passé où Bogart et moi ne faisions qu’un. Je ne pouvais supporter une seconde de plus ce que Nathan lui faisait endurer. Mais une fois debout, à peine galvanisé par cette impulsion, je fus comme par enchantement métamorphosé en un extraordinaire paradigme de la trouille triomphante. Mes genoux se mirent à flageoler, ma bouche desséchée émit un chapelet de vocables incohérents, et je me retrouvai soudain en train de me diriger en titubant vers les toilettes, sanctuaire béni pour échapper à une scène de haine et de cruauté comme jamais je n’aurais cru en être un jour témoin. Une minute, et je ressors, me dis-je, penché au-dessus de l’urinoir. Mais il faut que je reprenne mes esprits avant de sortir pour régler son compte à Nathan. En proie à une hébétude de somnambule, j’étreignis la poignée de la chasse d’eau, dague glacée dans ma paume, et appuyai, appuyai sans relâche pour rappeler de paresseux jets d’eau tandis que les graffiti obscènes des pédés – Marvin suce !… Je taille des pipes merveilleuses : Appeler Ulster 1-2316 – se gravaient comme des cunéiformes déments pour la centième fois dans mon esprit. Je n’avais jamais pleuré depuis la mort de ma mère, et savais que je ne pleurerais pas non plus maintenant, bien que sur le carrelage, les gribouillis nostalgiques et éperdus d’amour qui dansaient comme une traînée sale, me signalaient que je me trouvais sans doute au bord des larmes. Figé, misérable, je restai peut-être trois ou quatre minutes dans cette posture indécise. Je décidai alors de retourner là-bas pour affronter de mon mieux la situation, malgré l’absence de toute stratégie et la peur qui me nouait les entrailles. Mais quand d’un geste brusque je rouvris la porte, je constatai que Sophie et Nathan avaient disparu.
Je chancelai, assommé par l’inquiétude et le désespoir. De plus je ne voyais pas comment réagir dans cette situation nouvelle, lourde d’un climat d’irréductible discorde. De toute évidence, il me fallait réfléchir, essayer de voir comment je pourrais tenter d’arranger les choses – trouver le moyen de calmer Nathan et, ce faisant, d’arracher Sophie à la cible de son aveugle et sinistre fureur. Mais j’étais à ce point ébranlé que mon cerveau restait comme frappé d’amnésie ; j’étais littéralement incapable de penser. Désireux de reprendre mes esprits, je décidai de rester encore un peu au Maple Court, dans l’espoir de mettre à profit ce répit, pour dresser un plan d’action rationnel et génial. Mon père allait arriver à Penn Station, et je savais qu’en ne me voyant pas, il se rendrait directement à l’hôtel – au McAlpin, à l’angle de Broadway et de la Trente-quatrième Rue. (À cette époque, tous les gens qui venaient du Tidewater et comme mon père appartenaient à un milieu modeste descendaient soit au McAlpin soit au Taft ; ceux, fort rares qui étaient financièrement plus à l’aise, fréquentaient immuablement le Waldorf-Astoria.) Je téléphonai au McAlpin et laissai un message, pour prévenir mon père que je le retrouverais plus tard dans la soirée. Je regagnai alors la table (encore un mauvais présage, me dis-je, que dans leur sortie précipitée Nathan, ou peut-être Sophie, eussent renversé la bouteille de chablis qui, bien qu’intacte, gisait sur le flanc et répandait ses dernières gouttes sur le plancher) et demeurai là deux bonnes heures à ruminer et réfléchir au moyen de rassembler et recoller les morceaux brisés de notre amitié en miettes. Quelque chose me soufflait que, vu les dimensions colossales de la fureur de Nathan, la tâche ne serait pas facile.
Par ailleurs, songeant comment lors de ce dimanche qui avait succédé à une « tempête » analogue, il m’avait accablé de protestations d’amitié tellement chaleureuses que j’avais failli ne plus savoir où me mettre, pour finir par s’excuser bel et bien de son comportement, l’idée m’effleura qu’il subsistait une chance pour qu’il fasse bon accueil à mes efforts de conciliation. Dieu sait pourtant, songeai-je, que j’avais horreur de ce genre de choses ; des scènes comme celle à laquelle je venais de participer cassaient net mon courage, me laissaient épuisé ; en fait je n’avais envie que d’une chose, me pelotonner dans mon lit et faire un somme. Affronter de nouveau Nathan, et si vite, me paraissait une perspective intimidante et lourde de menaces ; l’estomac brouillé, je m’aperçus que, comme tout à l’heure Nathan, je suais à grosses gouttes. Histoire de galvaniser mon courage, je pris mon temps et m’octroyai quatre ou cinq, six peut-être, demis de bière blonde. Des images du martyre de Sophie, pathétique et échevelée, de son absolu désarroi, ne cessaient de sillonner mon esprit et me soulevaient le cœur. Enfin, pourtant, comme la nuit tombait sur Flatbush, je plongeai d’une démarche incertaine dans le crépuscule étouffant pour rejoindre le Palais Rose et, levant les yeux, repérai avec un mélange de crainte et d’espoir la lueur douce, couleur vin rosé, qui s’épanouissait comme une fleur sous le store de Sophie, indice qu’elle était encore là. J’entendis de la musique ; sa radio marchait, ou son tourne-disque. Je ne sais pourquoi, tandis que je m’approchais de la maison, la mélodie charmante et plaintive du concerto pour violoncelle de Haydn qui ruisselait doucement dans le crépuscule d’été m’emplit d’un tel mélange de joie et de tristesse. Là-bas, sur les Parade Grounds, en bordure du parc, des enfants se hélaient dans la pénombre, et leurs cris, doux comme un gazouillis d’oiseaux, se fondaient à la douce méditation du violoncelle pour me transpercer d’une vague réminiscence, profonde, lancinante, qui pourtant s’obstinait à me fuir.
D’angoisse, je retins un instant mon souffle devant le spectacle qui m’accueillit au premier. Un typhon eût-il balayé le Palais Rose que l’impression de dévastation et de ravage n’aurait pas été plus horrible. On aurait dit que la chambre de Sophie avait été mise sens dessus dessous ; les tiroirs de la commode avaient été arrachés et vidés, la literie saccagée, le placard fouillé de fond en comble. Une litière de journaux jonchait le sol. Les étagères avaient été vidées de leurs livres. Les disques avaient disparu. Hormis les débris de papier, il ne restait plus rien. Un seul objet tranchait sur cette scène de pillage – le tourne-disque. Sans doute trop gros et trop encombrant pour avoir été déménagé, il trônait encore sur la table, et la mélodie de Haydn qui jaillissait de sa gorge provoqua en moi un bizarre frisson, comme si je m’étais trouvé en train d’écouter un concert dans une salle mystérieusement désertée par son public. À quelques pas de là, dans la chambre de Nathan, le spectacle était identique : tout avait été déménagé ou, sinon emporté, entassé dans des caisses en carton qui semblaient attendre leur évacuation imminente. Une chaleur lourde et poisseuse stagnait dans le couloir ; une chaleur exagérément torride, même pour cette soirée d’été – qui ajoutait une forme d’hébétude au chagrin qui m’accablait –, et une fraction de seconde je crus qu’un incendie couvait quelque part dans l’enceinte des murs roses, jusqu’au moment où j’aperçus Morris Fink accroupi dans un coin, occupé à réparer un radiateur empanaché de vapeur.
— Quelqu’un a dû le brancher par mégarde, expliqua-t-il, en se redressant à mon approche. Sans doute que Nathan l’aura allumé par mégarde tout à l’heure, il déambulait comme un fou avec sa valise pour ramasser ses affaires. Tiens, espèce de sale fumier, gronda-t-il, en gratifiant le radiateur d’un bon coup de pied, voilà pour te remettre les tripes en place.
La vapeur expira avec un petit sifflement et Morris Fink tourna vers moi ses lugubres yeux ternes. Une denture protubérante que je n’avais jamais encore vraiment remarquée lui donnait une ressemblance étonnante avec un rongeur.
— Tout à l’heure, ici, on se serait cru dans un asile de fous.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? dis-je, glacé d’appréhension. Où est Sophie ? Où est Nathan ?
— Ils sont partis, tous les deux. Ils ont fini par foutre le camp pour de bon.
— Qu’est-ce que ça veut dire, pour de bon ?
— Exactement ce que je viens de dire, répondit-il. Fini. Pour de bon. Partis pour de bon, et bon débarras, bordel, v’là ce que je dis, moi. Y avait quelque chose de louche, oui y avait quelque chose de malsain dans cette maison avec ce foutu golem de Nathan. Toutes ces bagarres et toutes ces gueulantes ! Bon débarras, bordel, si vous voulez que je vous dise.
Je sentis que le désespoir crispait ma voix quand je demandai :
— Mais où est-ce qu’ils sont allés ? Est-ce qu’ils vous ont dit où ils allaient ?
— Non, dit-il, ils sont partis chacun de son côté.
— Chacun de son côté ? Vous voulez dire que…
— Je les ai vus rentrer dans la maison y a deux heures environ, juste comme je remontais la rue. J’étais allé voir un film. Il lui gueulait déjà dessus comme une vraie brute. Je me suis dit : Oh merde, ça y est, encore une bagarre, pourtant depuis quelques semaines on était si tranquilles. Maintenant, va peut-être falloir qu’une fois de plus je l’arrache aux griffes de ce meshuggener{34}. Là-dessus, j’arrive à la maison et je le vois qui l’oblige à faire ses paquets. Je veux dire, lui, il est dans sa chambre, m’suivez, et il rafle ses affaires, et elle, elle est dans l’autre chambre, et elle aussi elle ramasse ses affaires. Et pendant tout ce temps, il arrête pas de lui gueuler dessus comme un dingue – oy, toutes ces saloperies qu’il a pu lui lancer à la tête !
— Et Sophie…
— Elle, elle arrête pas de pleurer toutes les larmes de son corps, y sont là tous les deux en train de faire leurs bagages, et lui, il gueule en la traitant de putain et de conne, et Sophie, elle, elle braille comme un vrai bébé. Même que j’en étais malade !
Il se tut, avala une goulée d’air, puis reprit, plus lentement.
« Sur le moment, je me suis rendu compte qu’ils se préparaient à filer pour de bon. Et puis, il a jeté un coup d’œil par-dessus la rampe, y m’a vu et y m’a demandé où était passée Yetta. J’y ai dit qu’elle était allée à Staten Island pour rendre visite à sa sœur. Il m’a lancé trente dollars à la figure pour le loyer, le sien et celui de Sophie. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’ils filaient pour de bon.
— Et quand est-ce qu’ils sont finalement partis ? demandai-je.
Un sentiment de chagrin, étouffant et cruel comme un véritable deuil, me submergea soudain ; je m’étranglai, la gorge envahie par un jet de bile.
« Est-ce qu’ils ont laissé une adresse ?
— Je vous ai dit qu’ils étaient partis chacun d’un côté différent, fit-il d’un ton impatient. Ils ont fini par ramasser toutes leurs affaires et puis ils sont descendus. Y a à peine vingt minutes. Là-dessus Nathan me refile un dollar pour l’aider à descendre leurs affaires, et aussi pour lui garder le tourne-disque. Y me dit qu’il reviendra le chercher plus tard, en même temps que des caisses. Là-dessus une fois tous les bagages empilés sur le trottoir, y me dit d’aller jusqu’au carrefour et d’appeler deux taxis. Quand je reviens avec les taxis, il est toujours là en train de lui gueuler dessus, et moi je me dis : Ma foi, ce coup-là au moins, il l’a pas cognée, ni rien. Mais il arrête pas de lui gueuler dessus, surtout à cause d’Owswitch. Un truc comme Owswitch.
— À cause de… de quoi ?
— À cause d’Owswitch, comme y dit. Et puis il s’est remis à la traiter de connasse et de pute et il arrêtait pas de lui poser cette dingue de question. Il lui demandait comment elle avait fait pour survivre à Owswitch. Je me demande ce qu’il voulait dire par là ?
— Il la traitait de… bafouillai-je lamentablement, quasi frappé de mutisme. Et puis…
— Et puis il lui a filé cinquante dollars – du moins à ce que j’ai cru voir – et il a dit au chauffeur de l’emmener je sais pas où à New York, à Manhattan, dans un hôtel, y me semble, mais je me souviens pas où. Il a dit quelque chose comme quoi il serait ravi de ne jamais être obligé de la revoir. Moi j’ai jamais entendu personne pleurer comme Sophie à ce moment-là. Bref, sitôt qu’elle a été partie, lui il a fourré ses affaires dans l’autre taxi et il a filé dans la direction opposée, vers Flatbush Avenue. Je parierais qu’il a filé retrouver son frère à Queens.
— Donc, partis, murmurai-je, cette fois épouvantablement accablé.
— Partis, et pour de bon, renvoya-t-il, et, bordel, moi je vous le dis, bon débarras. Ce mec-là, un vrai golem que c’était ! Mais Sophie – pour Sophie ça me fait de la peine. La Sophie, y a pas, c’était une chouette nana, vous savez ?
Quelques instants, je ne trouvai rien à dire. Tout près, le tendre murmure de la mélodie de Haydn, chargé de nostalgie, remplissait la pièce abandonnée de ses rythmes doux, pensifs, symétriques, qui venaient aggraver en moi le sentiment d’un vide absolu et d’une perte irrémédiable.
— Oui, dis-je enfin, je sais.
— Mais Owswitch qu’est-ce que c’est ? demanda Morris Fink.