CHAPITRE V

Ce fut sans doute deux ou trois semaines plus tard, et comme je commençais à me sentir chez moi dans mon logis rose, que me parvint une nouvelle missive de mon père. La lettre était en soi fascinante, même si je ne pouvais guère deviner alors les incidences qu’elle aurait en définitive sur ma relation avec Sophie et Nathan et les événements confus qui se déroulèrent par la suite ce même été. Comme la dernière de ses lettres que j’ai citée – celle qui concerne Maria Hunt – ce nouveau message était en rapport avec un décès, et comme la précédente, celle où il me parlait d’Artiste, elle m’annonçait ce qui, par certains côtés, pourrait être considéré comme un héritage, ou une part d’héritage. J’en cite ici la plus grande partie :

Fils, voici dix jours maintenant, Frank Hobbs, mon très cher ami et adversaire politique et philosophique est tombé raide mort dans son bureau du chantier naval, terrassé par une attaque d’apoplexie brutale, quasiment instantanée, devrais-je dire. Il n’avait que soixante ans, un âge qu’à mon grand désespoir j’en suis venu à considérer comme virtuellement le printemps de la vie. Son décès a été pour moi un grand coup et j’en ressens un profond chagrin. Ses opinions politiques étaient certes déplorables, le situant pourrais-je dire 10 miles plus à droite que Mussolini, mais n’empêche qu’il était ce que nous autres gens de la campagne appelons depuis toujours « un brave gars » et je vais infiniment regretter la compagnie de ce grand lourdaud, généreux encore que sectaire avec qui je partais le matin au travail. C’était par bien des côtés un être tragique et solitaire, un veuf qui, en outre, n’avait cessé de pleurer la mort de son unique enfant, Frank Jr., mort noyé à moins de trente ans, tu t’en souviens peut-être, au cours d’un accident de pêche dans le détroit d’Arbemarle. Frank Sr. ne laisse personne derrière lui, et c’est ce fait qui motive ma lettre et explique que je t’écrive plutôt longuement.

Le notaire de Frank m’a téléphoné il y a quelques jours pour m’annoncer, à mon immense stupéfaction, que je suis le principal légataire de sa fortune. Frank n’avait mis que peu d’argent de côté et n’avait fait aucun investissement, dans la mesure où toute sa vie il n’aura été, comme moi-même, rien d’autre qu’un salarié privilégié niché sous la carapace, ou peut-être devrais-je dire plutôt, juché à califourchon sur le dos instable du monstrueux léviathan connu sous le nom de ‘monde des affaires américain’. Aussi ai-je le regret de ne pouvoir t’annoncer l’arrivée imminente d’un gros chèque qui viendrait alléger tes soucis tandis que tu t’obstines à t’échiner dans les sillons du vignoble littéraire. Depuis bon nombre d’années, pourtant, Frank possédait et gérait par personne interposée une petite ferme à arachide située dans le canton de Southampton. Une propriété qui appartient à la famille Hobbs depuis la guerre de Sécession. C’est cette ferme que Frank m’a léguée, précisant dans son testament que tout en me laissant l’entière liberté d’en disposer à ma guise, il formait le vœu fervent que je continue à exploiter la ferme comme lui-même l’avait fait, non seulement pour en tirer le très modeste bénéfice que peuvent rapporter 60 arpents d’arachide, mais encore pour jouir de l’agréable campagne verdoyante qui entoure la ferme, en même temps que d’une charmante petite rivière des plus poissonneuses. Il devait savoir combien j’aimais cet endroit, qu’au fil des années j’ai eu maintes fois l’occasion de visiter.

Le geste de Frank, tout extraordinaire et émouvant qu’il soit, me plonge pourtant, je le crains, dans un certain dilemme. J’ai beau souhaiter faire tout en mon pouvoir pour accéder au désir de Frank en conservant la ferme, je ne sais pas trop si par goût je suis encore apte après tant d’années à cultiver la terre (même si tout enfant en Caroline du Nord j’étais des plus dégourdis pour manier la pelle et la houe), même en la confiant à un métayer comme le faisait Frank. Cela exige de toute façon une somme immense de travail et de soins, et si Frank pour sa part en raffolait, j’ai moi assez de pain sur la planche, ici au chantier. Par bien des côtés certes la proposition est séduisante. Il y a deux métayers à la ferme, des Noirs tout à fait compétents et dignes de confiance, et les outils et bâtiments sont dans un état relativement satisfaisant. Le corps de bâtiment principal lui-même est en parfait état et ferait une excellente retraite de week-end, surtout si l’on pense à la proximité de cette merveilleuse rivière poissonneuse. L’arachide commence maintenant à rapporter pas mal d’argent, en particulier depuis la dernière guerre qui a ouvert une foule de nouveaux débouchés pour ce fruit. Frank, je m’en souviens, vendait la plus grande partie de sa récolte à Planters dans le Suffolk, où elle contribuait à satisfaire la boulimie de l’Amérique pour le beurre de cacahuètes « Skippy ». Il y a quelques cochons, aussi, qui bien entendu donnent les plus beaux jambons du monde. En outre, il y a quelques arpents de soja et de coton, cultures qui restent toutes les deux fort profitables, ce qui fait que, comme tu vois, la situation présente du point de vue mercantile des avantages certains – sans parler de ses aspects esthétiques et récréatifs – qui m’incitent, après bientôt quarante ans passés loin des granges et des champs, à m’essayer de nouveau aux travaux de la terre. Cela ne me rendrait sans doute pas riche, bien que j’aie dans l’idée que je parviendrais peut-être à arrondir un peu des ressources sévèrement hypothéquées par les besoins de tes malheureuses tantes de Caroline du Nord. Mais je suis rebuté par les craintes et les réserves très sérieuses que j’ai tout à l’heure mentionnées. Ce qui m’amène, Stingo, au rôle éventuel et potentiel qui pourrait être le tien dans ce dilemme encore non résolu.

Ce que je te propose, c’est de venir t’installer à la ferme pour y vivre, et en mon absence, te charger de la gérer. Il me semble deviner ton chagrin en lisant ces lignes et voir dans ton œil ce que tu penses, à savoir « mais bon Dieu je n’y entends rien moi, à la culture des cacahuètes ». Je me rends parfaitement compte que toute cette histoire risque de te paraître totalement dépourvue d’intérêt, puisque après tout, tu as choisi de faire carrière comme homme de lettres parmi les Yankees. Je te demande pourtant de réfléchir à ma proposition, non par mépris de ce besoin d’indépendance qui te fait vivre dans ce Nord barbare (à mes yeux), mais en raison de l’inquiétude sincère que m’inspirent tes dernières lettres, le sentiment que tu n’es pas précisément florissant, ni spirituellement ni (bien entendu) financièrement. Mais en premier lieu, tes responsabilités seraient réduites au minimum dans la mesure où Hugo et Lewis, les deux Noirs qui vivent à la ferme depuis des années avec leurs familles, ont tous les problèmes pratiques bien en main, de sorte que ton rôle serait un peu celui d’un gentleman-farmer dont la tâche principale, j’en jurerais, consisterait à poursuivre la rédaction de ce roman dans lequel tu me dis t’être lancé. De plus, tu n’aurais pas de loyer à payer et je suis certain que je pourrais trouver un peu d’argent supplémentaire pour rémunérer tes rares responsabilités. En outre (j’ai fait exprès de garder ceci pour la fin) je te demande de réfléchir à cet ultime argument que constitue la proximité de la ferme avec l’endroit où vécut jadis « le vieux prophète Nat », ce Noir mystérieux qui, il y a tant d’années, parvint à faire trembler ou plutôt (tu me pardonneras ce souci de précision) à faire chier dans leurs frocs les habitants de cette malheureuse Virginie esclavagiste. Personne ne connaît mieux que moi la fascination que t’inspire le « vieux Prophète », car jamais je n’ai oublié comment au lycée déjà tu te plongeais dans tes cartes et tes diagrammes et les maigres documents que tu avais pu rassembler à propos de cet extraordinaire personnage. La ferme Hobbs n’est qu’à deux pas, à un jet de pierre, à un ricochet, de la terre d’où partit le Prophète pour se lancer dans sa terrible mission de vengeance, et je pense que si tu venais t’installer ici, tu y trouverais en abondance toute la documentation et les détails d’atmosphère dont tu as besoin pour ce livre que, j’en suis certain, tu finiras par écrire un jour. Je t’en prie, mon fils, réfléchis sérieusement à cette proposition. Inutile de le dire, je ne veux pas et d’ailleurs serais incapable de dissimuler la part d’intérêt personnel qui souffle cette offre. J’ai le plus grand besoin d’un intendant pour la ferme, si je veux la conserver. Mais cela dit, je ne peux dissimuler, par ailleurs, le plaisir qu’indirectement j’éprouve à me dire que toi, toi qui te prépares à devenir l’écrivain que, sans jamais le pouvoir, j’ai tellement eu envie d’être, pourrais avoir cette chance merveilleuse de vivre dans cette ferme, de sentir, de voir, de humer cette terre même qui donna jadis naissance à cet homme noir obscur et prodigieux…

En un sens tout cela était très tentant, je ne pouvais le nier. Mon père avait joint à sa lettre plusieurs photos kodachrome de la ferme ; entourée et ombragée de hêtres altiers, la vieille ferme bâtie à la diable au milieu du XIXe siècle paraissait n’avoir pas besoin de grand-chose – à part une couche de peinture – pour être à même d’accueillir confortablement quelqu’un qui rêverait de se laisser couler dans la grande tradition sudiste des écrivains-fermiers. La sérénité sirupeuse du lieu (des oies qui se dandinaient dans les herbes folles, une balançoire sous une véranda assoupie, le vieil Hugo ou le vieux Lewis qui, au volant d’un tracteur boueux, vous décochaient un sourire plein de dents éclatantes et de gencives roses) me transperça le cœur et, un instant, je me tordis dans les affres de cette nostalgie que m’inspirait toujours le Sud bucolique. La tentation était à la fois poignante et impérieuse, et elle dura le temps qu’il me fallut pour relire par deux fois la lettre et contempler de nouveau rêveusement la maison et sa douillette pelouse, tout cela comme en suspens dans une brume idyllique et laiteuse, qui, néanmoins pouvait fort bien s’expliquer par une surexposition du film. Mais la lettre avait beau à la fois me pincer le cœur d’envie et, d’un point de vue pratique, être empreinte d’une impérieuse logique, je compris qu’il me fallait décliner l’invitation de mon père. La lettre serait-elle arrivée à peine quelques semaines plus tôt, alors qu’au lendemain de mon éviction de chez McGraw-Hill, ma vie se trouvait au creux de la vague, j’aurais peut-être sauté sur l’occasion. Mais les choses avaient maintenant pris une tournure radicalement différente et j’avais fini par me réconcilier avec mon cadre de vie. Aussi me vis-je contraint de répondre à mon père par un « Non » empreint de vagues regrets. Et quand je réfléchis maintenant à cette période prometteuse, je me rends compte que cet étrange sentiment de contentement tout neuf était la conséquence de trois facteurs que je cite ici sans ordre d’importance particulière : 1) une brusque illumination concernant mon roman, au prologue jusqu’alors opaque et rétif ; 2) ma rencontre fortuite avec Sophie et Nathan ; 3) la perspective de connaître enfin l’assouvissement charnel, pour la première fois de ma vie charnellement inassouvie.

Pour commencer, un mot du livre que je m’efforçais de démarrer. Au cours de ma carrière d’écrivain, je me suis toujours senti attiré par les thèmes morbides – suicide, viol, meurtre, vie militaire, mariage, esclavage. Même à ce stade précoce, je savais que ma première œuvre serait empreinte d’une certaine morbidité – je le sentais jusqu’aux tréfonds de mes os, c’est peut-être d’ailleurs là ce que l’on appelle le « sens tragique » –, mais pour être honnête, je n’avais qu’une idée fort vague du sujet auquel je m’attaquais avec tant de fièvre. Certes je possédais dans mon esprit l’un des ingrédients indispensables à toute œuvre de fiction : un lieu. Les scènes, les sons, les odeurs, les lumières et les ombres, les criques profondes et les bancs de sable de mon Tidewater natal me harcelaient impérieusement pour qu’enfin je leur donne vie sur le papier, et j’avais peine à réprimer mon désir forcené – presque de la fureur – de les mettre noir sur blanc. Quant aux personnages et à l’intrigue, un récit intelligent où je pourrais glisser la trame de ces images bien vivantes héritées de mon passé récent, je n’en avais pas. À vingt-deux ans, je n’avais guère l’impression d’être autre chose, avec ma maigre carcasse de 1,85 m et mes 65 kilos, qu’un paquet de nerfs à vif qui n’avait pas grand-chose à dire. Pathétiquement dépourvue d’originalité, ma stratégie de départ manquait également de logique et d’idée directrice, palliant l’absence de l’une et l’autre par le désir forcené mais amorphe de faire, pour une petite ville du Sud, ce que James Joyce avait fait dans son miraculeux microcosme. Pour quelqu’un de mon âge, ce n’était pas là une ambition totalement dérisoire, à ceci près que même au niveau d’excellence plus modeste auquel j’aspirais, il semblait n’y avoir aucun moyen d’inventer des répliques sudistes à Stephen Dedalus et aux impérissables Bloom.

Mais alors – et oh, comme il est vrai que la plupart des écrivains en viennent tôt ou tard à exploiter les tragédies d’autrui – survint (ou disparut) Maria Hunt. Elle était morte au moment précis où j’avais le plus grand besoin de cette merveilleuse secousse psychique que l’on nomme inspiration. Ce fut ainsi que pendant les quelques jours qui suivirent la nouvelle de sa mort, à mesure que s’estompait ma surprise et que je parvenais à adopter ce que l’on pourrait appeler une vue professionnelle de sa fin grotesque, je fus submergé par un fabuleux sentiment de découverte. Inlassablement, j’en revenais à la coupure de journal que m’avait envoyée mon père, et la méditais, en proie à une excitation croissante tandis que se précisait mon intuition que Maria et les siens pourraient servir de premiers rôles dans la troupe des acteurs de mon roman. Le père, une épave plutôt pathétique, ivrogne invétéré et de plus un tantinet coureur de jupons ; la mère, quelque peu déséquilibrée et bigote farouche, connue dans tous les cercles de la bonne bourgeoisie, du country club et de l’église épiscopalienne de la ville pour l’inlassable tolérance qu’elle avait témoignée à la maîtresse de son mari, elle-même une petite gourde arriviste sortie de la cambrousse ; et enfin la fille, la pauvre défunte Maria, depuis toujours condamnée et victime de ces inextricables malentendus, de ces haines mesquines et de ces offenses délibérées qui si souvent font de la vie des familles bourgeoises ce qui sur terre ressemble le plus à l’enfer – mon Dieu, me disais-je, c’était en tous points miraculeux, un présent des cieux ! Et je me rendais compte à mon grand ravissement que, sans le soupçonner, j’avais déjà assemblé la première partie du décor qui devait englober ce paysage tragique : les pages écornées de mon voyage en train, le passage que j’avais chéri et relu avec une fascination parfaitement idiote, relateraient cette fois l’arrivée dans la ville du corps de notre héroïne, exhumé du cimetière des indigents de New York et expédié par wagon de marchandises pour trouver son dernier asile dans sa ville natale. C’était presque trop beau pour être vrai. Oh, cet opportunisme vampirique qui guette les écrivains !

Avant même de reposer pour la dernière fois la lettre de mon père, j’exhalai un soupir ravi et sentis couver en moi la scène suivante, tellement palpable qu’il me semblait n’avoir qu’à avancer la main pour la caresser, comme un gros œuf doré prisonnier de mon cerveau. Je me tournai vers mes blocs de papier jaune, levai un crayon. Le train arriverait à la petite gare au bord de la rivière, un quai lugubre noyé dans la chaleur, le brouhaha, la poussière. Le père éploré serait là, à attendre le train, et aussi, l’intruse, la maîtresse, un corbillard, un entrepreneur de pompes funèbres onctueux, peut-être aussi quelqu’un d’autre… Un fidèle serviteur, une femme. Un vieux Noir ? Crsss, Crsss faisait le crayon virginal.

Je garde de ces toutes premières semaines chez Yetta un souvenir d’une netteté remarquable. En premier lieu, il y avait ce somptueux élan d’énergie créatrice, cet abandon naïf et juvénile qui me permit en un laps de temps si bref de coucher sur le papier les cinquante ou soixante premières pages de mon livre. Jamais je n’ai été capable d’écrire vite, ni avec facilité, et cette fois ne fit pas exception, car, comme d’habitude, j’étais contraint de chercher, avec quelle gaucherie, le mot juste et suais sur les rythmes et les nuances de notre langue certes fastueuse, mais inhumaine et inflexible : néanmoins, soulevé par une étrange et intrépide assurance, je griffonnais avec allégresse, tandis que les personnages que j’avais ébauchés semblaient peu à peu s’animer d’une vie propre et que la lourde atmosphère estivale du Tidewater se parait d’une réalité aveuglante et quasi tactile, à croire que sous mes yeux se déroulait un film, un film d’une étrange couleur tridimensionnelle. Comme je la chéris maintenant cette image de moi en cette époque lointaine, moi courbé sur mon pupitre dans cette chambre d’un rose radieux, me chuchotant mélodieusement (comme je le fais encore) les tournures et les phrases jaillies de mon imagination, les testant sur mes lèvres à l’instar d’un versificateur fanatique, sans cesser de goûter la joie suprême de savoir que le fruit de ce labeur heureux, quelles que fussent ses faiblesses, serait la plus terrifiante, la plus importante de toutes les entreprises dues à l’imagination de l’homme – Le Roman. Le Roman béni. Le Roman sacré. Le Roman Tout-Puissant. Oh, Stingo, comme je t’envie lors de ces lointains après-midi de l’Ère du Premier Roman (si longtemps avant l’âge mûr et les eaux mortes et croupissantes de la stérilité, le dégoût lugubre de toute fiction, et la débâcle de l’ego et de l’ambition) alors que des pulsions immortelles dictaient le moindre de tes tirets et de tes points-virgules, et que tu vouais la foi d’un enfant à la beauté que tu te sentais destiné à faire jaillir.

Autre chose dont je me souviens fort bien de mes premiers jours chez Yetta, le sentiment tout neuf de confort et de sécurité qui m’habitait – lui aussi dû, j’en suis convaincu, à mon amitié avec Sophie et Nathan. Ce dimanche-là déjà, dans la chambre de Sophie, j’en avais eu la vague intuition. Lorsque je bourdonnais dans la ruche de chez McGraw-Hill, il y avait, dans ma volonté de fuir les gens pour me réfugier dans un monde de rêve et de solitude, quelque chose de malsain et de masochiste ; selon mes propres critères, c’était là quelque chose d’anormal, car je suis en règle générale un être sociable, poussé de façon assez spontanée vers l’amitié, mais en outre frappé par cette même horreur de la solitude qui pousse les gens à se marier où à adhérer au Rotary. Là-bas à Brooklyn, j’avais atteint un stade où j’éprouvais le besoin poignant d’avoir des amis, et je les avais trouvés, apaisant du même coup mes angoisses rentrées et retrouvant le goût du travail. Il est certain que, hormis les natures les plus chagrines et les plus solitaires, nul ne saurait jour après jour poursuivre un labeur acharné sans contempler avec crainte la perspective de retrouver une chambre qui est un puits de silence, cerné par quatre murs vides. Après avoir campé mon funèbre petit tableau plein de tensions et de douleurs et tellement imprégné de désolation et de deuil, il me semblait avoir mérité quelques bières et la compagnie de Sophie et de Nathan.

Il fallut pourtant que s’écoule un laps de temps considérable – plusieurs semaines au moins – avant que le hasard nous replonge, mes nouveaux copains et moi, dans une fièvre chargée de cette même passion qui avait failli tous nous consumer lors de notre première rencontre. Le jour où se déchaîna cette nouvelle tempête, elle fut horrible – de beaucoup plus lourde de menaces que les chamailleries et noirs moments que j’ai décrits – et cette nouvelle explosion me laissa quasi confondu. Mais ceci se passa plus tard. En attendant, pareil à un prolongement floral de la chambre rose qui me servait de logis, tel une pivoine en fleur déployant ses pétales, je m’épanouissais dans la joie de la création. Autre chose encore : je n’avais plus à redouter le vacarme et le tohu-bohu d’ébats amoureux au-dessus de ma tête. Depuis un an environ que Sophie et Nathan logeaient au premier, ils pratiquaient leur cohabitation avec une souplesse et une décontraction certaines, chacun gardant son propre logement, mais dormant dans le lit qui, sur le moment ; lui paraissait le plus naturel et le plus commode.

Peut-être le moralisme sévère de l’époque explique-t-il que malgré la tolérance toute relative que Yetta témoignait envers les choses du sexe, Sophie et Nathan se sentaient contraints de vivre techniquement séparés – séparés par quelques mètres à peine du couloir garnis de linoléum – plutôt que de s’installer ensemble dans l’une ou l’autre de leurs chambres spacieuses, où enfin ils auraient pu cesser de jouer la comédie en posant aux amis dévoués indifférents aux choses de la chair. Mais c’était l’époque où sévissait encore le culte du mariage et de la légitimité marmoréenne, et en outre, nous étions à Flatbush, un lieu enclin à des extrêmes de décence et aux cancans de quartier, comme la plus immuable des petites villes du fin fond de l’Amérique. Le bruit se serait-il répandu que deux « célibataires » partageaient la même chambre, la maison de Yetta aurait été aussitôt frappée d’anathème. Ainsi le couloir du premier n’était-il rien d’autre pour Nathan et Sophie qu’un bref ombilic qui reliait en fait les moitiés séparées d’un grand appartement de deux pièces. Si de mon point de vue il devint bientôt plus paisible et plus silencieux, c’est que mes deux amis ne tardèrent pas à transférer leurs modalités de couchage et le charivari de leurs rites amoureux dans la chambre et le lit de Nathan – une chambre infiniment moins gaie que celle de Sophie mais maintenant, à l’approche de l’été, relativement plus fraîche, du moins à en croire Nathan. Dieu merci, songeai-je, finis les orgasmes ponctués de commentaires fantasmatiques pour venir perturber mon travail et ma sérénité.

Tout au long de ces premières semaines, je parvins avec un succès relatif à enfouir en moi les sentiments que m’inspirait Sophie. J’avais pris tant de soin à enterrer les feux de ma passion que je jurerais que ni elle ni Nathan ne soupçonnèrent jamais le brasier de désir qui me dévorait chaque fois que je me trouvais en sa présence. D’une part, j’étais à l’époque d’une inexpérience risible, et même par goût du jeu ou de l’émulation sexuelle, jamais l’idée ne me serait venue de faire du gringue à une femme qui de toute évidence avait donné son cœur à un autre. D’autre part, il y avait le problème très simple que représentait à mes yeux l’écrasante priorité d’âge de Nathan. Et ce n’était pas là un détail sans importance. Quand on a vingt ans, une différence de quelques années compte bien davantage que plus tard dans la vie ; autrement dit, que Nathan eût la trentaine et moi vingt-deux ans faisait de lui l’aîné de façon beaucoup plus substantielle que l’aurait fait le même nombre d’années si nous avions eu tous deux la quarantaine. De plus, le moment est venu de souligner que Sophie, elle aussi, avait à peu près le même âge que Nathan. Compte tenu de ces divers facteurs, et aussi de l’indifférence que j’affectais, je jurerais que jamais l’idée n’effleura ni Sophie ni Nathan que je risquais de me poser en rival sérieux dans leurs affections. Un ami, oui. Un amant ? Tous deux en auraient éclaté de rire. Sans doute était-ce pour cette raison que Nathan ne semblait jamais hésiter à me laisser en tête à tête avec Sophie, et en fait nous poussait à nous tenir compagnie chaque fois qu’il s’absentait. Il avait toutes les raisons de se montrer si confiant, du moins lors des toutes premières semaines, dans la mesure où en dépit de la passion qui me dévorait, jamais Sophie et moi ne fîmes plus que de nous frôler par accident du bout des doigts. J’appris à écouter, et je suis certain que mon détachement chaste et quelque peu retors me permit au bout du compte d’apprendre autant de choses (sinon plus) sur Sophie et son passé que jamais Nathan n’en apprit.

— J’admire ton courage, petit, me dit Nathan un jour de bonne heure dans ma chambre. Vrai, je t’admire, de vouloir écrire quelque chose d’inédit sur le Sud.

— Comment ça ? dis-je, avec une curiosité non feinte. Qu’est-ce qu’il y a de si courageux à vouloir écrire sur le Sud.

C’était un matin, la semaine qui avait suivi notre sortie à Coney Island, et j’étais en train de nous servir du café. Au mépris de mes habitudes, il y avait plusieurs jours que je me levais dès l’aube, poussé vers ma table par ce sentiment exaltant d’urgence que j’ai décrit, et depuis deux bonnes heures au moins ce jour-là, j’écrivais avec application. Je venais de piquer un de ces sprints fantastiques (pour moi) – un millier de mots environ – qui devait caractériser cette étape de la création de mon livre, je me sentais un peu essoufflé, et avais donc accueilli comme une heureuse diversion le coup que Nathan avait frappé à ma porte en partant pour son travail. Il y avait maintenant plusieurs matins de suite qu’il s’arrêtait pour me dire bonjour, et cet intermède me plaisait. Il se levait très tôt ces derniers temps, avait-il expliqué, contraint de filer à son laboratoire chez Pfizer, pour veiller sur d’importantes cultures de bactéries. Il avait tenté de me décrire l’expérience en détail – une histoire de liquide amniotique et de fœtus de lapin – avec des trucs bizarres au sujet d’enzymes et de transfert d’ions –, mais il avait renoncé avec un rire indulgent lorsque, à mon expression de souffrance et d’ennui, il avait compris que j’étais dans le brouillard le plus complet. C’était ma faute si mon esprit était demeuré sans réaction, pas celle de Nathan, dont les explications avaient été claires et précises. Seulement, je n’avais que fort peu de patience et d’esprit pour les abstractions scientifiques, un côté de ma nature que, me semble-t-il, je déplorais autant que j’enviais l’envergure et l’éclectisme de l’esprit de Nathan. Sa faculté, par exemple, de passer brusquement des enzymes à la Grande Littérature, comme il le fit alors.

— À mon avis, je n’ai pas grand mérite à vouloir écrire sur le Sud, repris-je, c’est l’endroit que je connais le mieux au monde. ‘Les bons vieux champs de coton de par chez nous.’

— Il ne s’agit pas de ça, répliqua-t-il. Tout simplement, tu te trouves au terme d’une tradition. Peut-être penses-tu que je ne connais rien au Sud, vu la férocité et, je dois ajouter, l’impardonnable muflerie, avec lesquelles je t’ai agressé dimanche dernier au sujet de Bobby Weed. Mais je parle maintenant de tout autre chose – écrire. En tant que courant, la littérature sudiste aura disparu d’ici quelques années. Il faudra bien alors qu’un nouveau genre surgisse pour prendre sa place. Voilà ce qui me fait dire qu’il te faut pas mal de cran pour t’obstiner à suivre une tradition usée.

Je me sentais vaguement irrité, mais mon irritation était moins provoquée par la logique et la vérité de son argumentation, à supposer que logique et vérité il y eût, que par le fait qu’un verdict littéraire à ce point dogmatique émanait d’un chercheur biologiste attaché à une firme pharmaceutique. Cela n’était pas son affaire, semblait-il. Mais lorsque j’énonçai, posément et non sans ironie, l’habituelle objection de l’esthète littéraire, il me prit de nouveau bel et bien à contre-pied :

— Nathan, ta foutue spécialité à toi, ce sont les cellules, dis-je, alors Bon Dieu je ne vois pas trop comment tu pourrais t’y connaître en matière de genres et de traditions littéraires ?

— Dans De Natura Rerum, Lucrèce souligne une vérité absolument fondamentale au sujet de la vie des choses. À savoir que l’homme de science qui ne voit d’intérêt que dans la science, qui est incapable de goûter l’art et de s’enrichir à son contact, est un homme difforme. Un homme incomplet. Et ça, j’y crois, mon vieux Stingo – et c’est peut-être ce qui fait que je m’intéresse à toi et à ce que tu écris.

Il s’interrompit pour tendre un luxueux briquet en argent, avec lequel il alluma la Camel glissée entre mes lèvres.

« Que l’on me pardonne de flatter ton ignoble vice, si je traîne ça, c’est uniquement pour allumer des becs Bunsen, dit-il avec humour, à dire vrai, il y a une chose que je t’ai cachée. Moi aussi j’ai voulu être écrivain, jusqu’au jour où, au beau milieu de mes études à Harvard, j’ai compris que je ne réussirais jamais à être un Dostoïevski, et du coup, j’ai changé de cap et consacré ma brillante intelligence à percer les mystères bouillonnants du protoplasme humain.

— Ainsi tu avais vraiment l’intention d’écrire, dis-je.

— Pas au début. Chez les Juifs, les mères nourrissent de grandes ambitions pour leurs fils, et durant toute mon enfance, j’étais en théorie destiné à devenir un violoniste célèbre – un nouveau Heifetz ou Menuhin. Mais en toute honnêteté, il me manquait la main, le génie, quand bien même j’en ai gardé une passion dévorante pour la musique. C’est alors que j’ai décidé de devenir écrivain, et nous étions toute une bande à Harvard, une bande d’étudiants de deuxième année fanatiques de lecture, et pendant un temps, nous nous sommes tous passionnés pour la vie littéraire. Un vrai petit Bloomsbury, là-bas à Cambridge. J’ai écrit un peu de poésie et des tas de nouvelles minables, comme tous mes copains du reste. Chacun de nous se croyait promis à dépasser Hemingway. Mais en fin de compte, j’ai eu le bon sens de comprendre qu’en fait d’œuvres romanesques, je ferais mieux d’essayer d’imiter Louis Pasteur. Il s’est trouvé que mes véritables talents sont d’ordre scientifique. Aussi ai-je laissé tomber l’anglais pour me consacrer à la biologie. Un choix heureux, ça, j’en suis bougrement certain. Je le vois bien maintenant, mon seul atout, c’était le fait que j’étais juif.

— Juif ? coupai-je. Que veux-tu dire ?

— Oh, rien, sinon que, j’en ai la certitude, pour la littérature américaine dans les années à venir, la force la plus importante sera le courant juif.

— Oh, vraiment ? fis-je quelque peu sur la défensive. Qu’en sais-tu ? Est-ce que ça te fait dire que j’ai du courage de vouloir écrire sur le Sud ?

— Je n’ai pas dit que le courant juif serait l’unique force, seulement la force la plus importante, répliqua-t-il d’un ton affable et posé, et je n’essaie nullement d’insinuer que tu ne serais pas capable d’ajouter quelque chose de valable à ta tradition. C’est simplement que du point de vue historique et ethnique, les Juifs sont à la veille de trouver leur voie dans cette nouvelle vague d’après-guerre. C’est quasi inévitable, voilà tout. Il existe déjà un roman qui a donné le ton. Ce n’est pas un livre majeur, c’est un petit livre, mais d’une structure superbe, l’œuvre d’un jeune écrivain au talent absolument indiscutable.

— Quel est le titre ? demandai-je.

Je crois qu’une note maussade se glissa dans ma voix quand j’ajoutai :

« Et qui est le brillant écrivain ?

— Le livre s’appelle L’Homme de Buridan, répondit-il, et il est de Saul Bellow.

— Eh bien, ça me la coupe, nasillai-je en prenant une gorgée de café.

— Tu l’as lu ? demanda-t-il.

— Bien entendu, dis-je – un mensonge éhonté.

— Et qu’en penses-tu ?

J’étouffai un bâillement calculé.

— Je trouve ça plutôt mince.

En vérité, je connaissais très bien le roman, mais l’esprit mesquin, qui si souvent marque l’écrivain en mal de publication, m’empêchait de nourrir autre chose que de la rancune pour l’accueil favorable et sans doute mérité que la critique avait réservé au livre.

— C’est un livre très urbain, ajoutai-je, très particulier, tu sais, un peu trop imprégné de l’odeur des rues.

Mais j’étais contraint d’en convenir, tandis que je le regardais se balancer avec tant d’aisance dans le fauteuil qui me faisait face, les paroles de Nathan m’avaient perturbé. Supposons, me disais-je, supposons que cette espèce d’intelligent salopard eût raison et que le noble et vénérable patrimoine littéraire auquel je m’étais rangé fût bel et bien épuisé, qu’à bout de forces et sur un ultime grondement il se fût arrêté en me laissant ignoblement coincé sous les roues vermoulues du chariot ? Nathan avait si souvent paru plein d’assurance et de science à propos de tant de choses que dans ce cas, également, sa prédiction pouvait fort bien se révéler juste, et illuminé soudain par une étrange vision – d’autant plus humiliante qu’entachée d’un esprit d’émulation éhontée – je me représentai en train de courir pâle dixième sur la piste d’une arène littéraire, toussant dans la poussière soulevée par les pieds agiles d’une horde de Bellow, de Schwartz, de Levy et de Mandelbaum.

Nathan me contemplait en souriant. Un sourire en apparence parfaitement amène, sans aucune trace de sarcasme, mais le temps d’un instant je ressentis avec intensité à l’égard de sa personne ce qu’une fois déjà j’avais ressenti et devais sentir encore – un instant fugitif où l’irrésistible séduction qui émanait de lui parut en équilibre parfait avec quelque chose de subtilement, de vaguement sinistre. Puis, comme si quelque chose d’informe et de moite s’était glissé dans la chambre, pour aussitôt s’enfuir, je me retrouvai libéré de la bizarre sensation, et lui rendis son sourire. Il portait ce que l’on appelait je crois à l’époque un complet Palm Beach, fauve, d’une coupe élégante et visiblement luxueux, ce qui contribuait à lui donner l’allure de quelqu’un de totalement étranger à cette apparition farouche que j’avais la première fois contemplée, quelques jours à peine auparavant, cheveux en bataille, pantalon bouchonné, invectivant Sophie au milieu du couloir. Tout à coup ce tumulte, ces accusations démentes – offrir ta sale motte à un minable charlatan, à un sale escroc de toubib ! – me paraissaient aussi irréels qu’une réplique prononcée par le salopard de service dans un vieux film à demi oublié. (Qu’avait-il voulu insinuer par ces douces paroles ? Je me demandais si je le découvrirais jamais.) Tandis que le sourire ambigu s’éternisait sur son visage, je me rendais compte que cet homme posait des énigmes de personnalité plus irritantes et mystérieuses que tous ceux que j’avais jusqu’alors rencontrés.

— Ma foi, au moins tu ne m’as pas dit que le roman est mort, dis-je enfin, à l’instant précis où une phrase musicale, tendre et céleste, filtrait très doucement dans la chambre au-dessus de nos têtes et nous contraignait à changer de sujet.

— Ça, c’est Sophie qui vient de mettre la musique, dit Nathan. J’essaie de la convaincre de faire la grasse matinée quand elle n’est pas forcée d’aller à son travail le matin. Mais elle prétend qu’elle ne peut pas. Elle dit que depuis la guerre, jamais elle n’a pu se réhabituer à faire la grasse matinée.

— Qu’est-ce que c’est que cette musique ?

C’était quelque chose d’exaspérément familier, un passage de Bach, dont le nom aurait dû me revenir aussi facilement que celui d’un morceau pour débutants, mais que, de façon inexplicable, j’avais oublié.

— C’est un extrait de la Cantate 147, celle qui a pour titre Jésus, que ma joie demeure.

— Je t’envie ce phono, dis-je, et tous ces disques. Mais tout ça coûte tellement cher, bon Dieu. Une symphonie de Beethoven me coûterait un bon paquet de ce que j’appelais autrefois une semaine de salaire.

L’idée me traversa alors l’esprit qu’entre autres choses qui avaient contribué à renforcer la sympathie que m’inspirèrent Sophie et Nathan pendant ces premiers jours de notre amitié naissante, il y avait notre commune passion de la musique. Nathan était le seul à être mordu de jazz, mais je parle surtout de la grande et noble musique, jamais de musique même très vaguement populaire, et très peu de musique postérieure à Franz Schubert, à la seule exception notable de Brahms. Comme Sophie, comme Nathan lui aussi, j’étais à cette époque de la vie – bien avant l’âge du Rock ou la renaissance de la Folk Music – où la musique représentait bien davantage pour moi que le boire et le manger, une drogue essentielle, quelque chose d’analogue au souffle divin. (J’ai omis de mentionner qu’à l’époque où j’étais chez McGraw-Hill je passais presque tous mes moments de loisirs, ou mon temps libre en sortant du travail, à hanter les boutiques de disquaires, à traînasser des heures en m’imbibant de musique dans les cabines étouffantes dont elles étaient équipées à l’époque.) Pour moi en ce temps-là, la musique était en soi presque une raison d’être, au point qu’eussé-je été trop longtemps privé de telle ou telle de ces harmonies poignantes ou de ces tapisseries baroques miraculeusement assemblées j’aurais sans hésiter perpétré des crimes redoutables !

— Tes disques, toutes ces piles de disques, j’en bave d’envie, avouai-je.

— Tu sais, petit, quand tu as envie de les passer, te gêne pas.

Il ne m’avait pas échappé que depuis quelques jours il lui arrivait de m’appeler « petit ». J’en éprouvais un secret plaisir dont jamais il n’aurait pu soupçonner l’étendue. Je crois qu’emporté par l’affection croissante qu’il m’inspirait, moi, enfant unique, je m’étais mis à le considérer un peu comme le frère aîné que je n’avais jamais eu – un frère, en outre, dont le charme et la chaleur l’emportaient de si loin sur les côtés bizarres et imprévisibles, que j’étais prompt à chasser de mon esprit le souvenir de ses lubies.

— Écoute, reprit-il, faut que tu considères ma piaule et la piaule de Sophie comme deux…

— Ta quoi ? fis-je.

— Piaule.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une piaule ? Tu sais bien, une chambre, quoi.

C’était la première fois que j’entendais utiliser ce mot dans son sens argotique. Piaule. J’en aimais bien la consonance.

— Bref, si tu as envie de passer des disques dans la journée, quand Sophie et moi sommes au travail, fais comme chez toi. Morris Fink a un passe. Je lui ai dit de te laisser entrer chaque fois que tu en auras envie.

— Oh, vraiment, Nathan, c’est trop gentil, bafouillai-je, mais Grand Dieu, merci.

Je me sentais ému par sa générosité – que dis-je, quasiment subjugué. Les disques fragiles de l’époque étaient aux antipodes des articles camelote de notre ère de consommation impudique. Disons que dans ce temps-là, les gens étaient loin de se montrer aussi généreux avec leurs disques. C’étaient des objets précieux, et jamais de toute ma vie, jamais personne n’avait mis à ma disposition une telle somme de musique ; la perspective que m’ouvrait l’offre de Nathan m’emplit d’une joie qui frisait la volupté. La libre jouissance de l’un de ces corps de femme, ces corps roses et nubiles qui depuis toujours hantaient mes rêves, n’aurait pu aiguiser mon appétit de façon plus délicieuse.

— Sois sûr que j’en prendrai grand soin, me hâtai-je d’ajouter.

— Je te fais confiance, dit-il, n’empêche que c’est vrai, il faut faire attention. Cette saloperie de laque se casse encore trop facilement. Mais je prédis quelque chose d’inévitable d’ici un ou deux ans – un disque incassable.

— Ce serait formidable, fis-je.

— Et pas seulement ça, pas seulement incassable, mais aussi compact – fait de telle façon que l’on pourra graver une symphonie tout entière, disons, ou une cantate de Bach au grand complet sur une seule des faces du disque. Je suis sûr que ça ne va plus tarder, conclut-il en quittant son fauteuil, ajoutant en ces quelques minutes à peine, à sa prophétie sur l’imminence de la renaissance littéraire juive, celle du disque de longue durée.

« Nous sommes au seuil du millénaire musical, Stingo.

— Bonté divine, je tiens vraiment à te dire merci, fis-je, toujours en proie à une émotion sincère.

— N’y pense plus, petit, répondit-il, tandis que ses yeux remontaient vers la source de la musique. Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est Sophie. Elle m’a donné le goût de la musique comme si elle l’avait elle-même inventée, comme si moi, je ne m’en étais jamais soucié avant de la rencontrer. Tout comme elle m’a donné le goût des beaux vêtements, et de tant d’autres choses…

Il se tut et son regard se fit lumineux, lointain. « Le goût de tout ! De la vie ! Seigneur, pas vrai qu’elle est incroyable ?

Il y avait dans sa voix cette note de respect quelque peu outré que prennent parfois les gens pour parler des grands chefs-d’œuvre, et pourtant lorsque je renchéris, en murmurant un chiche : « Pour ça, c’est vrai », Nathan n’aurait pu avoir le moindre soupçon du désespoir et de la jalousie qui me dévoraient.

Je l’ai dit, Nathan m’avait encouragé à tenir compagnie à Sophie, aussi n’eus-je aucun scrupule – lorsqu’il eut quitté la maison – à sortir dans le couloir pour la héler et lui faire une proposition. Nous étions jeudi – l’un des jours où elle n’était pas requise d’aller travailler chez le Dr. Blackstock, et lorsque sa voix douce me parvint par-dessus la rampe, je lui demandai si elle aimerait m’accompagner pour déjeuner dans le parc, un peu après midi.

— D’accord, Stingo ! lança-t-elle, gaiement, sur quoi elle sortit complètement de mes pensées.

En toute franchise, en fait de pensées, je ne pensais qu’entrecuisse, seins, ventre, nombril et cul, tout particulièrement ceux qui étaient l’apanage de la nymphe sauvage dont j’avais fait la connaissance sur la plage le dimanche précédent, la « petite minette » que Nathan m’avait avec tant de joie jetée dans les pattes.

En dépit de ma concupiscence, je regagnai ma table de travail et m’appliquai à gribouiller pendant une heure environ, parvenant presque, mais pas tout à fait cependant, à oublier les frôlements, les allées et venues des autres occupants de la maison – Morris Fink qui bougonnait avec hargne tout en balayant la véranda de devant, Yetta Zimmerman qui descendait à pas lourds de son domaine du deuxième étage pour passer sa revue de détail matinale, cette baleine de Moishe Muskatblit qui sortait en trombe pour ne pas manquer sa yeshiva, sifflant de façon approximative « The Donkey Sérénade » avec une avalanche de notes harmonieuses. Un peu plus tard, tandis que posté à la fenêtre qui donnait sur le parc, je m’octroyais une petite pause, je vis une des deux infirmières, Astrid Weinstein, qui, l’air las, rentrait de son service de nuit au Kings County Hospital. À peine eut-elle claqué la porte de la chambre qui faisait face à la mienne, que l’autre infirmière, Lillian Grossman, franchit en hâte le seuil de la maison pour aller, elle, prendre son service au même hôpital. Il est difficile de dire laquelle des deux avait le moins de charme – la massive et anguleuse Astrid, une expression de désolation pleurnicharde et rosâtre plaquée sur son visage de marbre, ou Lillian Grossman, décharnée comme un moineau famélique et dont le visage pincé par la méchanceté ne devait guère apporter qu’un piètre réconfort aux malades confiés à ses soins. Leur manque de charme était à briser le cœur. Je ne pouvais plus accuser ma malchance, songeai-je, si je me retrouvais logé sous un toit aussi frustrant, aussi dépourvu de perspectives érotiques. Après tout, j’avais Leslie ! Je me mis à suer et sentis mon souffle s’emballer tandis que dans ma poitrine quelque chose se dilatait douloureusement comme un ballon qui rapidement se gonfle

Voici que j’en arrive enfin au problème de l’assouvissement charnel, un de ces sujets auxquels j’ai déjà fait allusion plus haut et dont à mes yeux dépendait pour une part si importante le succès de ma nouvelle vie de Brooklyn. En soi cette saga, ou épisode, ou fantaisie, n’a guère de rapport direct avec Sophie et Nathan, aussi ai-je hésité à l’évoquer ici, jugeant qu’il s’agissait peut-être de quelque chose d’accessoire mieux à sa place dans un autre récit et en un autre moment. Mais cet épisode est tellement imbriqué à la trame et au climat de cet été-là, que priver de sa réalité ce récit reviendrait à amputer un corps d’un de ses membres – un membre nullement essentiel, mais aussi important toutefois que, disons, un de ses doigts les plus indispensables. En outre, alors même que je me permets ces réserves, je devine dans cette expérience et l’érotisme pathétique qui la marque une urgence, une signification subtile qui suggèrent que du moins il existe peut-être des choses révélatrices à dire sur cette période tourmentée par le sexe.

En tout cas, planté ce matin-là devant ma fenêtre, et interrompu dans ma tâche par ma tumescence, j’avais le sentiment que cette faveur inestimable sur le point de m’échoir récompensait l’énergie et le zèle avec lesquels j’avais embrassé mon Art. Comme tout écrivain de talent, je me préparais à recevoir mes justes lauriers, cet indispensable complément du labeur – aussi indispensable que le boire et le manger –, capables de stimuler l’esprit las et d’adoucir la vie. Je veux bien entendu dire par là que pour la première fois au terme de tant de mois passés à New York, à l’abri enfin des caprices du hasard, j’allais pouvoir tirer mon coup. Cette fois, aucun doute. Dans quelques heures, aussi sûr que le printemps fait reverdir les feuilles ou que le soleil se couche à la tombée du jour, ma bitte se retrouverait fermement plantée dans une pure Madone juive de vingt-deux ans, remarquablement belle, sexuellement affranchie, du nom de Leslie Lapidus (ce qui rime, sauf votre respect, avec Aime mon petit Phallus).

À Coney Island ce dimanche-là, Leslie Lapidus m’avait virtuellement promis – je ne tarderais plus à le démontrer – la jouissance de son corps épanoui et nous étions convenus d’un rendez-vous pour le jeudi soir. Au cours des jours qui suivirent – rêvant à notre deuxième rencontre avec une surexcitation à ce point outrée que je me sentais un peu malade et qu’il me venait par moments des bouffées d’une fièvre légère mais néanmoins authentique – j’avais fini par polariser mon ivresse sur un fait unique : cette fois aucun doute, j’allais réussir. C’était emballé. Dans la poche ! Cette fois-ci, il n’y aurait pas d’obstacles ; le bonheur fantastique de forniquer avec une Juive à la peau brûlante et au ventre avide, aux yeux insondables et aux jambes magnifiques parées d’un superbe bronzage ocre et abricot qui semblaient promettre de m’enserrer dans une étreinte mortelle, ce bonheur n’avait rien d’un fantasme absurde : c’était un fait accompli*, pratiquement consommé, exception faite de l’odieuse attente jusqu’au jeudi. Au cours de ma brève mais trépidante vie sexuelle, jamais je n’avais goûté à quelque chose qui, de près ou de loin, ressemblât à la certitude de la conquête (rares étaient les jeunes gens qui à cette époque la goûtaient) et la sensation me paraissait exquise. On peut parler de flirt, du frisson de la chasse, des délices et défis d’une conquête arrachée de haute lutte ; tout cela comporte sa récompense. Il y a beaucoup à dire, cependant, en faveur du plaisir délicieux et nonchalant qui précède et accompagne la certitude que tout est décidé, que, comme on dit, la chose est dans le sac. C’était ainsi que pendant ces heures, et quand je n’étais pas plongé dans mon roman, je n’avais cessé de penser à Leslie et au rendez-vous imminent, m’étais imaginé en train de sucer les tétons de ces seins de Juive « lourds comme des melons » si chers à Thomas Wolfe, tout en rutilant dans ma fièvre comme un vrai feu follet.

Autre chose : à cette perspective j’en étais presque venu à me sentir transporté par un sentiment de justice. Un artiste dévoué à son art, même impécunieux, j’en avais l’intuition, pouvait au moins prétendre à ce droit. En outre, il me semblait que selon toute probabilité, si je jouais bien mes cartes, si je demeurais le noble chevalier nimbé de froideur et d’exotisme auquel, lors de notre première rencontre, Leslie avait trouvé des vertus aphrodisiaques tellement affolantes, si je ne commettais pas de bourde malencontreuse, ce présent envoyé par Dieu ou qui sait Jéhovah se muerait bientôt en arrangement régulier, susceptible même de devenir quotidien. Le matin et l’après-midi, je m’offrirais des parties de jambes en l’air déchaînées dans le foin, ce qui ne pourrait que rehausser la qualité de ma production littéraire, en dépit de la sinistre doctrine alors largement répandue qui exaltait les vertus de la « sublimation sexuelle ». D’accord, je doutais fort que la relation m’entraîne très avant dans le domaine de l’amour romantique et distingué, car l’attrait que m’inspirait Leslie était avant tout de nature primaire, totalement dépourvu de la dimension idéaliste et poétique de la passion dont je brûlais en secret pour Sophie. Leslie allait me fournir l’occasion, pour la première fois de ma vie, de goûter dans un climat calme et exploratoire à cette gamme d’expériences charnelles qui jusqu’alors n’avaient existé dans ma tête que comme une encyclopédie de concupiscence, immense et orgiaque, inlassablement feuilletée. À travers Leslie, j’allais enfin apaiser une faim viscérale trop longtemps implacablement réprimée. Et plus j’attendais ce fatal rendez-vous du jeudi, plus, dans mon souvenir, l’image de Leslie en venait à représenter pour moi l’éventualité obsédante d’une communion sexuelle qui invaliderait la manière grotesque dont j’avais trimballé mon pénis frustré, affamé et engorgé, à travers le paysage sexuel lunaire et glacial des années quarante.

Je crois qu’à ce stade quelques brèves remarques touchant cette décennie s’imposent peut-être, pour préparer le lecteur à l’effet catastrophique que me fit tout d’abord Leslie et tenter de l’expliquer. En fait de réminiscences aigries, beaucoup de choses ont été écrites sur le sexe par des rescapés des années cinquante, dont beaucoup avaient de bonnes raisons de gémir. Mais les années quarante étaient pires et de beaucoup, une période particulièrement sinistre pour Éros, condamnées qu’elles étaient à jeter une passerelle chancelante entre le puritanisme de nos ancêtres et l’avènement de la pornographie de masse. Quant au sexe, il émergeait du placard, et le monde entier se lamentait en débattant du sort à lui réserver. Que cette époque ait été incarnée par la Petite Miss Allumeuse – cette effrontée dont la main branla jusqu’à l’orgasme toute une génération de ses jeunes contemporains au supplice, habile à accorder de menues faveurs mouillées tout en préservant avec une implacabilité de piège le trophée, secouée de sanglots de triomphe lorsque furtive elle regagnait le dortoir (O cette membrane intacte ! O ces traces argentées d’escargot sur les dessous de soie !) – n’est la faute de personne, sinon celle de l’histoire, et pourtant une des plus graves failles de ces années-là. Avec le recul, il convient de juger le schisme comme une atrocité absolue, et un absolu irrémédiable. Pour la première fois de mémoire d’homme, la société autorisait, voire encourageait le contact des corps, sans néanmoins lever les tabous qui interdisaient l’épanouissement de la chair. Pour la première fois, les automobiles étaient équipées de vastes banquettes arrière rembourrées. Il en résulta entre les sexes un climat de tension et de frustration sans précédent. Pour les sabreurs en herbe, ce fut une période cruelle, surtout quand ils étaient jeunes et pauvres.

Il était certes possible, beaucoup le faisaient, de recourir aux services de « professionnelles », ce que firent la plupart des jeunes gens de ma génération – d’ordinaire une seule fois. Ce que Leslie offrait à mes yeux de tellement merveilleux, entre autres, c’était la promesse explicite, l’assurance immédiate qu’à travers elle je me verrais offrir la rédemption qui me ferait oublier cette unique et pathétique empoignade que j’avais connue, que par une définition approximative on pourrait appeler une rencontre sexuelle, mais qui, je le savais dans le secret de mon cœur, avait été tout autre chose. Il s’était agi en fait d’une copulation ignoble. Et le plus affreux dans l’histoire, c’est que, quand bien même ce qui, au sens clinique du terme, peut se qualifier de pénétration totale avait été bel et bien accompli, j’avais été complètement frustré de l’extase finale que depuis l’âge de quatorze ans j’avais si souvent répétée à la main. Bref, je me voyais littéralement comme un phénomène : un authentique demi-vierge*. Non qu’il y eût là rien de pathologique, rien à voir avec quelque sinistre refoulement psychique qui aurait pu me pousser à consulter un médecin. Non, le blocage orgasmique résultait tout simplement d’une forme d’escroquerie imputable à la peur et au côté étouffant du Zeitgeist qui, dans cette Amérique du milieu du siècle, transformait l’acte sexuel en une mer des Sargasses engluée de remords et de craintes. J’avais dix-sept ans et venais d’entrer à l’université. La farce, jouée avec comme partenaire une vieille putain rompue de fatigue racolée dans les champs de coton et pour décor un minable hôtel de passe à deux dollars la nuit, avait été un fiasco complet, non seulement à cause de ses mornes sarcasmes me taxant, alors qu’affalé sur ses reins vieillissants je la besognais de bon cœur, d’être « plus lent qu’une tortue aux pattes flageolantes », ni parce que j’étais hébété par les océans de bière ingurgités pour calmer mon angoisse initiale, mais en outre, je l’avoue, parce que lors de préliminaires embrouillés, mes efforts pour retarder le moment fatal combinés à la crainte d’attraper une maladie m’avaient, je ne sais comment, poussé à enfiler deux capotes – comme je le constatai à ma grande consternation, lorsqu’en désespoir de cause elle m’eut repoussé loin d’elle.

Outre ce désastre, en cet après-midi où j’avais rencontré Leslie Lapidus, le bilan de mon expérience était d’un sordide et d’une pauvreté typiques. En d’autres termes, typique des années quarante. Il m’était certes arrivé de goûter aux joies du pelotage, comme on disait alors, au balcon de divers cinémas ; une autre fois, bien à l’abri au fond du tunnel noir et feuillu du sentier des amoureux de notre patelin, j’avais, le cœur battant la chamade, et les doigts furtifs, réussi à palper pendant quelques secondes ce que l’on appelait « un nichon nu » ; et une autre fois, flairant la victoire, mais à deux doigts de défaillir sous l’effort, j’étais parvenu à arracher un soutien-gorge à armature, pour découvrir alors une paire de « postiches » et une poitrine de jouvenceau aussi plate qu’une raquette de ping-pong. La mémoire sexuelle dans laquelle je pataugeais durant cet été de Brooklyn, chaque fois que tristement je libérais les vannes, était faite de ténèbres inquiétantes, de sueur, de murmures de reproches, de bandes et de tendons d’élastique rétif, de petits crochets et agrafes acérés, d’interdits chuchotés, d’érections douloureuses, de fermetures à glissière coincées et d’une chaude odeur miasmatique, fruit des humeurs de glandes engorgées et enflammées.

Ma pureté était un éternel Golgotha intérieur. J’étais enfant unique, et à l’inverse de ceux qui tout naturellement ont eu l’occasion de contempler leurs sœurs dans le plus simple appareil, il me restait encore à contempler une femme complètement dévêtue – sans omettre la vieille pute qui, à Charlotte et pendant toute l’affaire, avait gardé sa chemise puante et souillée de taches. J’ai oublié les fantasmes précis que j’avais nourris au sujet de ma première maîtresse. Jamais je n’avais idéalisé la « féminité » selon la mode idiote de l’époque, et par conséquent je ne m’étais jamais cru destiné à fourrer dans mon lit et uniquement après être passé par l’autel, quelque chaste pucelle sortie de Sweet Briar. Quelque part dans l’avenir enchanteur, m’étais-je sans doute dit, je rencontrerais tôt ou tard une brave fille enjouée et câline qui, rigolant comme une petite folle, m’attirerait tout simplement en elle, libre de cet embargo placé sur leur chair par les sales petites Protestantes qui m’avaient tellement martyrisé sur les banquettes arrière d’une bonne dizaine de voitures. Mais il y avait autre chose dont je n’avais pas le moindre soupçon. L’idée ne m’avait pas effleuré que ma fille de rêve serait également dépourvue de toute inhibition en matière de langage ; jamais mes compagnes d’antan n’auraient pu prononcer sans rougir le mot « poitrine ». De fait, jamais je ne manquais de tressaillir lorsqu’en ma présence, une femme lâchait « Bon Dieu ». Imaginez mon émoi, donc, lorsque Leslie Lapidus, deux heures à peine après notre rencontre, étira comme une jeune lionne ses jambes somptueuses sur le sable, et, plongeant dans les miens ses yeux en amande débordants comme dans mes rêves les plus fous de toute la lubricité païenne d’une putain de Babylone, me suggéra en termes incroyablement scabreux l’aventure qui m’attendait. Il serait impossible d’exagérer ma surprise, où la frayeur, l’incrédulité et un trouble délicieux se mêlaient comme dans un torrent. Seul le fait que j’étais trop jeune pour risquer une attaque sauva mon cœur, qui, le temps de quelques périlleuses secondes, cessa de battre.

Mais ce ne fut pas uniquement la stupéfiante franchise de Leslie qui déclencha cet embrasement de mes sens. Au-dessus de ce petit triangle de plage isolé que le dimanche après-midi Morty Haber, le maître nageur ami de Nathan, balisait pour en faire un sanctuaire réservé à une petite élite, n’avaient cessé de s’entrecroiser les propos les plus crus que j’eusse jusqu’alors entendus dans ce que l’on pourrait appeler une compagnie mixte. Il s’agissait en l’occurrence de quelque chose de beaucoup plus grave et complexe. C’était son regard sensuel et provocant, lourd à la fois de désir et de défi ouverts, un regard d’invite éhonté qui comme un lasso lascif s’enroulait autour de mes oreilles. Il était clair qu’elle exigeait des actes, et sitôt mes esprits recouvrés, je répondis, de cette voix laconique, indifférente, de gentleman virginien qui, je le savais (ou me l’imaginais par pure fatuité), m’avait permis d’emblée de faire sa conquête : « Ma foi, mon petit rayon de miel, puisque vous présentez les choses ainsi, oui sans doute je pourrais vous inviter à venir vous blottir bien au chaud sous les draps. » Elle ne pouvait soupçonner combien mon cœur, revenu de son périlleux raté, battait la chamade. Mon jargon et ma diction dénotaient tous deux une désinvolture factice, mais ils avaient eu le don de paraître extraordinairement drôles à Leslie et manifestement de la séduire. Mes propos étudiés et outrés n’avaient cessé, tandis que nous lézardions sur le sable, de provoquer tour à tour en elle petits rires étouffés et regards fascinés. Fille d’un industriel en plastiques moulés, depuis peu sortie dûment diplômée de son université, et contrainte par les vicissitudes de la vie et par la guerre (depuis peu terminée) à limiter ses voyages au long cours au New Hampshire et au lac Winnepesaukee (où, m’avoua-t-elle en riant, elle était allée dix étés de suite en vacances au Camp Nehoc – épelé à rebours, un patronyme des plus courants), elle me déclara que c’était la première fois qu’elle avait l’occasion de s’entretenir avec quelqu’un du Sud.

Le début de cet après-midi dominical demeure le plus charmant des flous dans une vie faite de souvenirs flous. Coney Island, trente-deux degrés centigrades, une atmosphère effervescente et dorée. Une odeur de pop-corn, de pommes confites, de choucroute – Sophie, qui nous tiraillait Nathan et moi par la manche, insistant pour que nous montions sur tous les grands manèges, ce que nous fîmes. Steeple-chase Park ! Nous risquâmes notre peau non pas une mais deux fois sur le Grand Huit et tournâmes à en avoir le vertige sur un engin terrifiant baptisé le Goulu, dont le bras de fer nous projetait enfermés tous trois dans la même nacelle au milieu de l’espace, où, hurlant, nous tournoyions sur des orbites folles. Les attractions plongeaient Sophie dans des transports qui de toute évidence allaient bien au-delà de la simple joie. Jamais je n’ai vu ces manèges plonger personne, pas même les enfants, dans une telle allégresse, un tel débordement de terreur, une félicité aussi pure et aussi viscérale. Elle hurlait son extase, avec des cris merveilleux, tous jaillis de quelque source primitive d’exaltation bien au-delà des sensations que provoque d’ordinaire le danger innocent. Elle s’accrochait à Nathan, enfouissait sa tête dans le creux de son bras, ruait et hurlait à en avoir les joues ruisselantes de larmes. Quant à moi, je jouai le jeu jusqu’à un certain point, mais reculai devant le saut en parachute, d’une hauteur de soixante-dix mètres à la verticale, relique de la Foire internationale de 1939 et qui, sans doute, ne présentait pas le moindre risque, mais dont le seul aspect fit monter à mes lèvres une nausée de vertige. « Froussard, Stingo ! » hurla Sophie en me secouant le bras, mais même ses invites furent impuissantes à me remuer. Tout en suçant un Eskimo, je contemplais Sophie et Nathan vêtus de leurs défroques rétro, les vis se rapetisser à mesure que les parachutes bouffants les hissaient au bout de leurs cordages ; ils s’arrêtèrent tout en haut, suspendus le temps d’un instant atroce et palpitant comme dans ce tic-tac éternel qui précède la chute du condamné à travers la trappe du gibet, puis piquèrent en tournoyant vers le sol dans un grand chuintement. Le cri de Sophie, qui dériva au-dessus des hordes tournoyantes entassées sur la plage, aurait pu s’entendre des navires qui croisaient au large. Le saut fut pour elle l’ultime ivresse et elle en parla ensuite à en perdre haleine, me taquinant sans pitié pour mon manque de cran – « Stingo, tu ne sais pas ce qui est drôle ! » – tandis que nous déambulions sur le trottoir de planches pour rejoindre la plage au milieu d’une cohue et d’une presse phénoménales de chairs et de corps, anguleux, obèses, charmants, bigarrés et ondoyants.

Hormis Leslie Lapidus et Morty Haber, la demi-douzaine de jeunes gens vautrés sur le sable au pied du mirador de Morty le maître nageur, étaient, pour Nathan et Sophie, aussi nouveaux que pour moi. Morty – agressivement amical, costaud et velu, le vrai portrait d’un maître nageur – se chargea de nous présenter à trois jeunes hommes bronzés et vêtus de maillots en lastex, respectivement nommés Irv, Shelley et Bert, ainsi qu’à trois filles couleur miel aux rondeurs délicieuses, qui, m’informa-t-on aussitôt, s’appelaient Sandra, Shirley et – enfin, ah ! – Leslie. Morty se montra plus qu’affable, mais chez les autres, une espèce de morgue indéfinissable, voire d’hostilité (venant du Sud, j’avais tendance à me répandre en poignées de main, ce qui de toute évidence n’était pas leur cas car ils se saisirent de ma main comme s’il s’agissait d’une morue) me mit très nettement mal à l’aise. Plus j’examinais le petit groupe, plus je me sentais envahi d’un léger mais très réel embarras à la pensée de ma maigre carcasse et de sa pâleur héréditaire. Blanc comme un paysan, les coudes rouges et les genoux rugueux, je me sentais blême et desséché parmi ces corps lisses et somptueusement cuivrés, si méditerranéens, luisant comme des dauphins sous leur Coppertone. Comme j’enviais cette pigmentation capable de donner au torse cette chaude patine brou-de-noix.

Plusieurs paires de lunettes à monture d’écaille, le ton général de la conversation et les livres éparpillés sur le sable (entre autres La Fonction de l’orgasme), tout cela m’incita à penser que je me trouvais en compagnie d’universitaires, et je ne me trompais pas. Tous étaient depuis peu sortis dûment diplômés de Brooklyn Collège, ou y faisaient quelque chose. Leslie, pour sa part, sortait de Sarah Lawrence. De plus, elle tranchait sur la froideur ambiante. Somptueuse dans un deux-pièces en nylon blanc (fort osé pour l’époque) qui révélait, pour autant que je parvinsse à m’en assurer furtivement, le premier nombril adulte que j’eusse encore aperçu au naturel, elle fut la seule du groupe, lorsque Morty Haber fit les présentations, à témoigner un brin d’intérêt en nous accordant autre chose qu’un coup d’œil intrigué et méfiant. Elle sourit, me jaugea d’un regard d’une franchise merveilleuse, sur quoi, tapotant le sable à côté d’elle, me signifia de venir m’asseoir. Le soleil était chaud, elle ruisselait d’une sueur saine et dégageait une odeur musquée de femelle qui, sur-le-champ, me retint captif comme un bourdon. Muet comme une carpe, les sens affamés, je la contemplais. Aucun doute, j’avais là devant moi mon amour de jeunesse, Miriam Bookbinder, mais cette fois dans l’éclosion de la maturité et douée d’hormones adultes parfaitement orchestrées. Ses seins semblaient inciter à un festin. Le sillon qui les séparait, cette fissure mythique que jamais encore il ne m’avait été donné de contempler d’aussi près, laissait sourdre une légère pellicule de rosée. J’eus envie d’enfouir mon nez dans cette poitrine de Juive et de pousser des cris étranglés par la joie de la découverte.

Puis, tandis que Leslie et moi commencions à bavarder à bâtons rompus (de littérature, je m’en souviens, grâce à Nathan qui, fort à propos, avait lâché que j’étais écrivain), je m’aperçus que la loi d’attraction des contraires jouait à plein. La Juive et le goy en état de gravitation magnétique. Impossible de s’y méprendre – la chaleur à moi destinée qui presque sur-le-champ se mit à émaner d’elle, une vibration, une de ces sensations éphémères et tangibles de contact qu’il est si rare d’éprouver dans la vie. Mais nous avions aussi en commun des choses simples. Comme moi, Leslie s’était spécialisée en anglais ; elle avait fait une thèse sur Hart Crane et était très férue de poésie. Mais loin d’être académique, son attitude était tonique et décontractée. Ce qui nous permit à tous deux de bavarder sans gêne ni contrainte de tout et de rien, quand bien même mon attention revenait sans trêve vers ces seins stupéfiants, puis vers le nombril, un petit gobelet parfait où, emporté le temps d’une microseconde par un fantasme, je lapai du bout de ma langue du soda-citron ou quelque autre nectar. Tout en discutant d’un autre lauréat de Brooklyn, Walt Whitman, je n’eus aucune peine à ne me concentrer qu’à demi sur ce que disait Leslie. À l’université et ailleurs, je n’avais que trop souvent eu l’occasion de jouer cette solennelle petite comédie culturelle pour ne pas savoir qu’il s’agissait d’un prélude, d’une exploration préliminaire d’éventuelles affinités, au cours desquels la substance des propos a moins d’importance que l’autorité putative qui sous-tend les paroles. En fait, une danse d’amour rituelle, qui laissait l’esprit libre de vagabonder, non seulement en l’occurrence vers la chair généreuse de Leslie, mais vers une intuition du discours tapi à l’arrière-plan. Le sens de la plupart des mots m’échappant, je ne pus en croire mes oreilles et m’imaginai tout d’abord être témoin de quelque nouveau jeu verbal, jusqu’au moment où je compris qu’il ne s’agissait nullement d’une plaisanterie, qu’un sérieux redoutable marquait ces bribes de conversation qui presque toutes commençaient par « D’après mon analyste… »

Hésitante, heurtée, la conversation me frappa de stupeur, en même temps qu’elle me tint fasciné ; en outre, leur franchise sexuelle était une expérience tellement nouvelle qu’elle déclencha en moi une réaction que je n’avais en fait plus ressentie depuis l’âge de neuf ans ; le feu me monta aux oreilles. Somme toute, la conversation représentait une expérience inédite, qui me fit une telle impression que plus tard cette nuit-là, de retour dans ma chambre, je la transcrivis de mémoire mot pour mot sous forme de notes – des notes que, maintenant fanées et jaunies, j’ai exhumées du passé avec d’autres souvenirs comme les lettres de mon père. Bien que je me sois promis d’épargner le lecteur en puisant le moins possible dans la masse des notes que je griffonnai cet été-là (c’est un procédé ennuyeux et heurté, qui trahit une imagination languissante), en ce cas particulier j’ai fait une exception, reproduisant mon petit mémorandum sans la moindre retouche, en guise d’irrécusable témoignage du jargon qu’utilisaient certaines gens en 1947, cette année-berceau de la psychanalyse dans l’Amérique d’après-guerre :

Une nommée Sandra : « D’après mon analyste, mon problème de transfert est passé du stade de l’hostilité au stade de l’affection. Ce qui, d’après lui, signifie en général que l’analyse peut se poursuivre avec moins de barrières et de répressions. »

Long silence. Soleil aveuglant, mouettes sur un arrière-plan de ciel bleu azur. Panache de fumée à l’horizon. Une journée radieuse, qui appelle à grands cris un hymne à sa propre gloire, comme « L’Ode à la joie » de Schiller. Bonté divine, de quel mal souffrent donc ces gosses ? Je n’ai jamais vu tant de pessimisme, tant de désespoir, tant de gravité morne et blasée. Long silence, qu’enfin quelqu’un se décide à rompre.

Un nommé Irv. « Attention à pas te montrer trop affectueuse, Sandra. Tu pourrais te retrouver avec la bitte du Dr. Bronfman dans le bide. »

Personne ne rit.

Sandra : « Pas très drôle, Irving. En fait ce que tu viens de dire est ignoble. Un transfert n’a rien d’une plaisanterie. »

Encore un long silence. J’en reste abasourdi. Première fois de ma vie que j’entends utiliser ce genre de mots crus entre hommes et femmes. De plus, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est un transfert. Je sens se contracter mes bourses de bon Presbytérien. Ces gens-là sont vraiment libérés. Mais alors, pourquoi sont-ils tellement sinistres ?

« D’après mon analyste à moi, les problèmes de transfert sont toujours sérieux, qu’ils soient motivés par l’affection ou par l’hostilité. D’après elle, c’est la preuve qu’on a surmonté son complexe d’Œdipe. ».

Ça, c’est une nommée Shirley, qui est loin d’être aussi bandante que Leslie, mais néanmoins dotée de superbes nichons. Comme le souligne T. Wolfe, ces Juives ont toutes une cage thoracique merveilleuse. À l’exception de Leslie, malgré tout, toutes ont l’air d’assister à des funérailles. Je remarque que Sophie se tient un peu à l’écart sur le sable, elle écoute la conversation. L’air de bonheur parfait qu’elle avait tout à l’heure sur ces dingues de manèges a disparu. Une expression morne et maussade voile son beau visage, elle ne dit rien. Elle est si belle, même quand elle sombre dans la déprime. De temps en temps, elle regarde Nathan – on dirait qu’elle le cherche ; pour s’assurer qu’il est bien là – puis, quand les autres parlent, elle prend un air furieux.

Conneries relevées au hasard :

« D’après mon analyste, si j’ai tellement de peine à jouir, c’est que je fais une fixation prégénitale. » (Sandra).

« Neuf mois d’analyse et voilà que je découvre que ce n’est pas ma mère que j’ai envie de baiser, c’est ma tante Sadie. » (Bert.) (Rires discrets.)

« Avant de commencer mon analyse, jetais complètement frigide, vous vous rendez compte ? Maintenant, je pense qu’à ça, baiser. Wilhelm Reich m’a métamorphosée en nympho, je veux dire que le sexe, j’en ai plein le cerveau. »

Ces derniers mots, prononcés par Leslie qui venait de se laisser tomber sur le ventre, eurent sur ma libido un effet qui par la suite devait à jamais me faire paraître insipide le mot aphrodisiaque. J’étais bien au-delà du simple désir, mais plutôt transporté par la concupiscence et à deux doigts de défaillir. N’aurait-elle pu deviner quelle torture elle m’infligeait par ces propos dignes d’une putain, par ces mots ignobles, ces mots sans prix, qui tels des épieux acérés assaillaient le bastion de ma bienséance chrétienne, empêtrée dans ses interdits et ses frustrations torturants. Une excitation si forte me submergeait que le décor qui m’entourait – la plage inondée de soleil, les baigneurs, les vagues couronnées de blancs moutons, et même l’avion qui remorquait en bourdonnant sa banderole LA FÊTE TOUS LES SOIRS AU CHAMP DE COURSES AQUEDUC – me paraissait soudain baigné d’une lueur pornographique, comme vu à travers un filtre d’un bleu sinistre. Je contemplais Leslie figée dans sa nouvelle posture – les longues jambes fauves qui se perdaient dans le coussin ferme de la croupe, une rotondité ample mais symétrique qui à son tour obliquait légèrement vers le bas pour remonter et rejoindre un dos cuivré, discrètement tavelé, lisse comme celui d’un phoque. Sans doute anticipa-t-elle mon envie famélique de caresser ce dos (sinon la paume moite avec laquelle, mentalement, j’avais déjà massé ses fesses adorées), car elle ne tarda pas à tourner la tête et me dire

— Hé, passe-moi de l’huile partout, tu veux ? Je suis en train de rôtir.

Dès cet instant d’intimité glissante – tandis que je lui barbouillais les épaules et le bas du dos jusqu’à la naissance du sillon qui lui partageait les fesses, minuscule recoin d’une blondeur suggestive, puis, doigts papillonnant au-dessus de la croupe, de plus en plus bas jusqu’à la zone mystérieuse entre les cuisses –, cet après-midi-là demeure gravé dans ma mémoire comme une équipée un peu floue mais débordante de plaisir.

Il y avait sur la promenade un bar où l’on vendait de la bière en boîte, ce qui bien sûr contribua à perpétuer mon euphorie ; même lorsque Sophie et Nathan me dirent au revoir – Sophie, blême et l’air malheureux, annonça qu’elle ne se sentait pas bien – et partirent brusquement, je continuai à planer très haut sur mon nuage d’allégresse. (Je me souviens, pourtant, que leur départ provoqua, quelques instants, un silence embarrassé dans le groupe vautré sur le sable, un silence que rompit une réflexion faite par je ne sais plus qui : « Avez-vous vu ce numéro qu’elle a sur le bras, ce tatouage ? ») Au bout d’une autre demi-heure, la conversation psychanalytique finit par me sembler mortellement ennuyeuse, et, poussé par l’alcool et la concupiscence, je m’enhardis jusqu’à proposer à Leslie d’aller faire un tour pour bavarder tranquillement en tête à tête quelque part. Elle accepta volontiers, d’ailleurs le temps s’était couvert, et nous échouâmes dans un petit café de la promenade où Leslie but du Seven-Up tandis que, comme pour gonfler encore le flot déchaîné de mon ardeur, je vidai d’innombrables boîtes de bière. Mais permettons à quelques-unes de mes notes fiévreuses de poursuivre la petite opérette de cet après-midi :

Leslie et moi sommes installés au bar d’un restaurant qui s’appelle chez Victor, et je commence à me sentir un peu saoul. Sexuellement parlant, jamais je n’ai senti en moi tant d’électricité. Cette dryade juive possède davantage de sensualité dans un seul de ses pouces expressifs que, réunies, toutes les vierges confites en dévotion que j’aie jamais rencontrées en Virginie et dans le N.C. De plus, elle est d’une intelligence remarquable, ce qui confirme la remarque que fait je ne sais plus où Henry Miller, à savoir que le sexe est tout dans la tête, en d’autres termes, qu’une fille qui pense mal baise mal. Notre conversation avance et reflue en vagues majestueuses comme la mer – Hart Crane, le sexe, Thomas Hardy, le sexe. Flaubert, le sexe. Schopenhauer et Nietzsche, le sexe, Huckleberry Finn, le sexe. Je tiens braquée sur elle la flamme pure de mon intellect. Il est clair que si nous n’étions pas dans un lieu public, je me la paierais illico. Par-dessus la table, je tiens sa main, qui est moite, comme imprégnée par l’essence pure du désir. Elle parle, avec un débit plutôt précipité et un accent que j’ai appris à identifier comme typique de la bonne société de Brooklyn, très semblable à celui qui a cours à Manhattan. Elle a des jeux de physionomie charmants, fréquemment coupés de jolis sourires. Adorable ! Mais ce qui vraiment me souffle, c’est que mine de rien en une heure j’ai entendu tomber par intervalles de sa bouche des mots que jamais de ma vie je n’ai entendu utiliser par une femme. D’ailleurs, ils ne paraissent pas vraiment sales, sitôt que je m’y suis habitué. Parmi les mots en question, « bitte », « baiser » et « pompier ». De plus, elle emploie en même temps des expressions telle que « lui tailler une pipe » « toujours à se branloter » (quelque chose en rapport avec Thoreau), « elle lui a fait un pompier », « broute-minette », « a avalé son sperme » (Melville ?) (Melville ?) C’est elle qui la plupart du temps mène la conversation bien que je tienne mon bout et même réussisse une fois avec une sorte de nonchalance affectée à dire « ma bitte palpitante », conscient en prononçant ces mots, soulevé d’une excitation incroyable, que c’est la première obscénité prétendument porno que je lâche en présence d’une femme. Lorsque nous partons de chez Victor, je suis agréablement bourré et rassemble assez d’audace pour laisser mon bras enserrer sa taille ferme et nue. À vrai dire j’en profite pour au passage lui caresser le cul d’une main plutôt légère et la pression dont en retour son bras gratifie ma main, et aussi l’éclat de ces noirs yeux d’Orientale qu’elle lève malicieusement vers moi, me donne la certitude que je viens enfin par miracle de découvrir une femme affranchie des affreuses conventions et bigoteries qui pèsent sur notre hypocrite culture…

Ce n’est pas sans dépit que je constate qu’en fait il serait vain de chercher la moindre trace d’ironie dans presque tout ce qui précède (en réalité j’ai tout de même réussi à dire « d’une main plutôt légère » !), ce qui révèle peut-être seulement l’importance littéralement énorme qu’eut pour moi cette rencontre avec Leslie, ou encore l’absolue niaiserie qui marquait mon coup de foudre – ou plus simplement la manière dont fonctionnait mon esprit impressionnable lorsque j’avais vingt-deux ans. Quoi qu’il en soit, lorsque Leslie et moi redescendîmes sur la plage en fin d’après-midi, la lumière baissait, toute frissonnante encore d’ondes de chaleur, et inondait le sable au pied du mirador du maître nageur que le lugubre petit groupe d’analysants avait maintenant évacué, abandonnant derrière eux, à demi enfoui dans le sable, un numéro de Partisan Review, plusieurs tubes aplatis de pommade protectrice pour le nez et une litière de bouteilles de Coke. Aussi, nous attardant tous deux dans la chaleur de notre affinité magique, nous passâmes encore une bonne heure à reprendre et boucler certains points de notre conversation, très conscients l’un et l’autre d’avoir cet après-midi-là franchi le premier pas d’un voyage qui inéluctablement nous mènerait ensemble au cœur d’un territoire sauvage et inexploré. Nous étions allongés côte à côte, sur le ventre. Tandis que du bout des doigts j’esquissais doucement des ovales sur son cou palpitant, elle leva la main pour caresser la mienne, et je l’entendis dire :

— D’après mon analyste, l’humanité restera à jamais sa propre ennemie, à moins de comprendre un jour que ce dont les êtres humains, tous les êtres humains ont besoin, enfin, c’est de baiser comme des dingues.

Et j’entendis ma propre voix, hésitante et lointaine, mais sincère, répondre :

— Je suis sûr que ton analyste est quelqu’un de très sage.

Elle demeura un long moment silencieuse puis, tournant la tête pour me regarder bien en face, prononça enfin, avec un désir nullement feint, cette invite nonchalante et combien directe qui fit s’arrêter mon cœur et vaciller follement mon esprit et mes sens

« Toi, je parie que quand tu baises, tu fais jouir une fille comme une dingue. »

Ce fut alors que je ne sais trop comment nous primes rendez-vous pour le jeudi soir suivant.

Le jeudi matin arriva, je l’ai déjà dit, avec son atmosphère de félicité imminente, d’anticipation quasi insoutenable. Assis devant ma table de travail rose, je parvins, cependant, à ignorer ma nausée et ma fièvre et à juguler mes fantasmes pour, deux ou trois heures durant, m’absorber dans mon travail. Quelques minutes après midi je me rendis compte que j’avais un épouvantable creux à l’estomac. De toute la matinée, je n’avais pas entendu le moindre bruit chez Sophie. Sans doute avait-elle passé son temps le nez dans un livre absorbée par ses études solitaires. Elle était encore loin de lire parfaitement l’anglais mais, depuis un an qu’elle fréquentait Nathan, avait fait d’incommensurables progrès en ce domaine ; en général, elle n’avait plus besoin de recourir aux traductions en polonais et s’était plongée jusqu’au cou dans Portable Faulkner de Malcolm Cowley, qui, je le savais, provoquait en elle une fascination mêlée de perplexité.

— Ces tournures, m’avait-elle confié, qui s’allongent et s’allongent comme un serpent fou !

Mais en lectrice avertie, elle était émerveillée par la complexité du récit et la force turbulente de Faulkner. Pour ma part, je connaissais pratiquement par cœur ce Portable, qui à l’université m’avait catapulté dans l’œuvre de Faulkner, et c’était sur mes conseils – dans le métro ou peut-être ailleurs lors de ce dimanche mémorable de notre première rencontre – qu’au début de la semaine, Nathan en avait acheté un exemplaire pour faire un cadeau à Sophie. Depuis, chaque fois que nous nous trouvions ensemble, je prenais un immense plaisir à tenter d’expliquer Faulkner à Sophie, non seulement en clarifiant au besoin l’obscur dialecte du Mississipi, mais en lui signalant certaines des pistes indispensables pour l’aider à s’enfoncer dans les merveilleux bosquets et cannaies magiques de sa rhétorique.

En dépit des difficultés, elle était émue et impressionnée par l’impact violent de cette prose sur son esprit.

— Il écrit comme quelqu’un, oui c’est ça, comme quelqu’un de possédé ! m’avait-elle dit, ajoutant : Il est évident que lui, il ne s’est jamais fait psychanalyser.

Son nez s’était froncé de dégoût tandis qu’elle faisait cette remarque, dont bien sûr la cible était le groupe d’adeptes du bronzage qui l’avaient tant exaspérée le dimanche précédent. Je ne m’en étais pas tout à fait rendu compte sur le moment, mais cette même conversation freudienne que j’avais trouvée fascinante et, surtout, amusante, était apparue parfaitement odieuse à Sophie et l’avait poussée à fuir la plage en compagnie de Nathan.

— Ces gens bizarres, ces cinglés, tous occupés à gratter leurs petites… croûtes, s’était-elle lamentée en profitant d’une absence de Nathan. Je hais ce genre de – ici, elle utilisa une expression qui me fit l’effet d’un joyau charmant –, ce genre de misérabilisme gratuit !

J’avais compris exactement ce qu’elle voulait dire, pourtant la ferveur de son hostilité m’avait surpris et je me demandais maintenant – en gravissant l’escalier pour aller la chercher – si cela ne s’expliquait pas chez elle simplement par quelque irréconciliable désaccord hérité de cette religion sévère à laquelle elle avait, je le savais, renoncé.

Je n’avais nullement l’intention de prendre Sophie par surprise, mais la porte de sa chambre était entrebâillée, et constatant qu’elle était vêtue « de façon décente », comme disaient alors les femmes – j’entrai sans frapper. Debout au fond de la pièce, vêtue d’une sorte de peignoir ou de robe de chambre, elle se coiffait devant la glace. Elle me tournait le dos et, quelques instants, je compris qu’elle n’avait pas remarqué ma présence, car elle continua à coiffer ses tresses blondes et lustrées, qui crépitaient sous la brosse, un son presque imperceptible dans le silence de midi. Galvanisé par un reste de lubricité, trop-plein, sans doute, des fantasmes que m’inspirait Leslie – j’eus soudain la tentation de m’approcher à pas de loup de Sophie pour fourrer mon nez dans son cou tout en lui empoignant les seins à pleines mains. Mais c’était une idée insensée et je me rendis compte un peu tard, planté là à la contempler en silence, qu’il était déjà plutôt mufle de ma part de m’être ainsi glissé chez elle et d’avoir violé son intimité, aussi toussotai-je pour signaler ma présence. Réprimant un cri de surprise, elle tourna la tête, me révélant alors un visage que jamais de ma vie je n’oublierai. Stupéfait, je contemplai – le temps d’un instant heureusement fugace – une vieille mégère dont tout le bas du visage semblait s’être effondré, révélant une bouche pareille à une plaie tiraillée de rides, et une expression de sénilité débile. C’était un masque, ratatiné et pitoyable.

Je me sentis, littéralement, à deux doigts de hurler, mais elle me devança en laissant échapper une sorte de hoquet tandis que, plaquant ses mains sur sa bouche, elle s’enfuyait vers la salle de bains. Le cœur battant et éperdu de gêne, je restai là de longs instants à écouter les sons étouffés qui filtraient à travers la porte, conscient soudain pour la première fois que le tourne-disque jouait en sourdine la sonate pour piano de Scarlatti. Puis sa voix me parvint :

— Stingo, quand donc finiras-tu par comprendre qu’il ne faut jamais entrer chez une dame sans frapper ? lança-t-elle d’un ton plus taquin que véritablement furieux.

Ce fut alors – alors seulement – que je compris ce dont mes yeux avaient été témoins. Je lui fus reconnaissant de ne pas me manifester de véritable colère, et me sentis bientôt ému par cette preuve de la générosité de son esprit, me demandant en même temps quelle réaction j’aurais eue, moi, si quelqu’un m’avait surpris sans mes dents. Au même instant, Sophie émergea de la salle de bains, les joues encore un peu roses, mais maîtresse d’elle-même, radieuse même, l’adorable mosaïque de son visage réassemblée dans une joyeuse apothéose à la gloire de l’art dentaire américain.

— Eh bien, en route pour le parc, dit-elle, j’ai tellement faim que je me sens défaillir. Je suis… l’incarnation de la faim ! ladite « incarnation », bien entendu, était du Faulkner quintessenciel, et je me sentis tellement titillé par sa façon d’utiliser le mot, et par sa beauté retrouvée, qu’éclatant d’un gros rire rauque, je me mis à glousser comme un perdu :

— Braunschweiger sur pain de seigle, avec de la moutarde, annonçai-je.

— Pastrami chaud ! répliqua-t-elle.

— Saucisson et fromage suisse sur pain de seigle, renchéris-je, avec un cornichon, semi-aigre.

— Assez, Stingo, tu vas me faire mourir ! s’écria-t-elle avec un rire doré. Allons, en route !

Sur quoi nous partîmes pour le parc, via la boutique du traiteur Himelfarb.