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RETOUR AU CIRCUS-CIRCUS…

A LA RECHERCHE DU SINGE PERDU…

ET AU DIABLE LE RÊVE AMÉRICAIN

 

 

Il s’était passé presque soixante-douze heures depuis cette étrange confrontation, et plus une seule femme de ménage n’avait mis les pieds dans la chambre. Je me demandais ce qu’Alice avait bien pu leur raconter. Nous l’avions aperçue une fois, poussant une voiturette de la lingerie à travers les aires de stationnement, tandis que nous partions dans notre Baleine, mais nous ne lui avions fait aucun signe de reconnaissance et elle avait paru comprendre pourquoi.

Mais tout cela ne pouvait guère durer plus longtemps. La chambre était emplie de serviettes sales qui pendaient dans tous les coins. Le sol de la salle de bains était recouvert d’une couche de quinze centimètres de morceaux de savon, de vomi et de pelures de pamplemousse, le tout mêlé à des morceaux de verre. Je devais enfiler mes bottes chaque fois que j’allais pisser. Les poils du tapis gris tacheté contenaient une telle épaisseur de giaines de marijuana qu’il en tirait sur le vert.

L’ambiance de petite ruelle mal famée que présentait la suite dans son ensemble était tellement moche et incroyablement infecte que je me dis que je m’en tirerais vraisemblablement en prétendant qu’il s’agissait là d’une espèce de « Reconstitution naturaliste » venue droit de Haight-Ashberry et destinée à faire voir aux flics du restant du pays jusqu’à quels abîmes d’ordure et de dégénérescence la gent camée sombrera si elle est livrée à elle-même.

Seulement, quel est l’intoxiqué qui dans la réalité aurait besoin de toutes ces coques de noix de coco et autres débris écrasés de tabac sucré à la mélasse ? La présence de camés justifierait-elle cet éparpillement de frites inachevées ? Ces flaques de ketchup gélifié sur le bureau ?

Ça se pourrait encore. Oui mais alors, pourquoi toutes ces bouteilles de gnôle ? Et ces grossières photos pornographiques arrachées de magazines du genre Putains suédoises et Orgies dans la casbah, chamarrant le miroir brisé et tenant par des macules de moutarde séchée en une croûte dure et jaunâtre… ainsi que tous les autres signes de violence, ces étranges ampoules rouges et bleues et ces tessons plantés dans le plâtre des murs…

Non, il ne pouvait s’agir là des empreintes du camé normal et respectueux du Seigneur. C’était bien trop sauvage, bien trop agressif. Cette pièce étalait les preuves d’une consommation excessive de pratiquement tous les types de drogues connues de l’homme civilisé depuis le début des Temps modernes. Cela ne pouvait s’expliquer que comme un montage, une sorte d’exposition médicale caricaturale assemblée avec le plus grand soin pour montrer ce qui se passerait si vingt-deux grands camés – présentant chacun une intoxication différente – étaient enfermés dans la même pièce pendant cinq jours et nuits, sans le moindre secours.

C’est tout à fait ça. Sauf bien entendu, chers collègues, qu’une telle chose ne pourrait jamais se produire dans la Réalité. Nous n’avons monté ce tableau que dans un but de démonstration…

Soudain le téléphone se mit à sonner, me tirant brutalement de ma stupeur fantasmante. Je contemplai l’appareil. Driiiinnnnnggggggg… Bon Dieu, qu’est-ce que c’est encore ? Est-ce ça qui arrive enfin ? J’entendais presque déjà la voix stridente du directeur, Mr. Heem, m’annonçant que la police montait en ce moment même jusqu’à ma chambre et aurais-je la bonté de ne pas tirer à travers sa porte quand ils se mettraient à la défoncer.

Driinnnngggg… Mais non, ils ne commenceraient pas par m’appeler. Une fois qu’ils auraient décidé de s’emparer de moi, ils me tendraient probablement une embuscade dans l’ascenseur : gaz asphyxiant pour commencer, puis une nuée de bonshommes. Ça me tomberait dessus sans avertissement.

Je décrochai donc. C’était mon ami Bruce Innés, qui appelait du Circus-Circus. Il avait trouvé l’homme qui pouvait me vendre le singe que je cherchais. Son prix : sept cent cinquante dollars.

« Mais à quelle espèce de ringard avons-nous affaire ? dis-je. Hier soir, c’était quatre cents.

— Il prétend qu’il vient de s’apercevoir que la créature était apprivoisée, répondit Bruce. Il l’avait laissée dormir dans sa caravane hier soir, et la bête a chié dans la cabine de douche.

— Mais ça ne veut rien dire, fis-je. Les singes sont attirés par l’eau. Le prochain coup, il chiera dans l’évier.

— Tu ferais peut-être bien de venir voir et de discuter avec le gars, reprit Bruce. Il est ici au bar avec moi. Je lui ai fait savoir que tu désirais vraiment avoir ce singe à qui tu pouvais donner un vrai foyer. Je pense qu’il voudra négocier. C’est qu’il est vraiment attaché à cette créature puante, qui est ici au bar avec nous et qui est assise sur son tabouret en train de baver dans son bock de bière.

— D’accord, dis-je. J’arrive dans dix minutes. Faites attention que la connasse ne se saoule pas. Je veux faire sa connaissance dans son état naturel. »

 

Lorsque j’arrivai au Circus-Circus, on était en train de charger un vieil homme dans une ambulance devant l’entrée principale. « Qu’est-ce qui est arrivé ? demandai-je au gardien du parc de stationnement.

— Je ne sais pas bien, dit-il ; quelqu’un a dit qu’il avait eu une attaque. Mais j’ai remarqué qu’il avait l’arrière de la tête tailladé. » Il se glissa au volant de la Baleine et me tendit un reçu. « Vous voulez que je mette votre boisson de côté ? » demanda-t-il en levant un grand verre de tequila qui était sur le siège de la voiture. « Je peux le mettre au frais si vous voulez. »

Je fis oui de la tête. Ces gens étaient habitués à moi. J’étais allé et venu tant de fois dans cet endroit, avec Bruce et les autres membres du groupe, que les gardiens me connaissaient par mon nom – bien que je ne me sois jamais présenté, et que personne ne m’eût demandé comment je m’appelais. Je supposai simplement que ça se passait comme ça ici ; on avait dû fouiller la boîte à gants et trouver un carnet portant mon nom.

La vraie raison, qui ne me vint pas à l’idée alors, était que je portais encore ma plaque d’identité de la Conférence des procureurs. Celle-ci pendouillait du revers de la poche de ma veste multicolore de chasse aux oiseaux, mais je l’avais oubliée depuis belle lurette. Ils devaient tous être absolument persuadés que j’étais quelque gros agent clandestin superloufdingue… ou peut-être pas ; peut-être qu’ils me passaient tous mes caprices uniquement parce qu’ils se disaient qu’un individu assez marteau pour se faire passer pour flic tout en sillonnant Vegas dans une décapotable Cadillac blanche un verre à la main devait presque à coup sûr être Quelqu’un, peut-être même être dangereux. Dans un décor où toute personne ayant un peu d’ambition ne se montre pas sous ses vraies allures, on ne risque pas grand-chose à jouer les désaxés de première. Les surveillants de toutes sortes hocheront sagement du menton en se marmonnant les uns aux autres des réflexions sur « ces sales tocards sans classe ».

Le revers de cette médaille est le syndrome « Nom de Dieu ! Qui c’est ça ? » Cette réaction vient des gens comme les portiers et les inspecteurs de magasins qui supposent que toute personne qui se comporte de manière insensée mais n’en donne pas moins de gros pourboires doit être quelqu’un d’important – ce qui signifie qu’il faut tout leur passer, ou du moins les traiter aimablement.

Mais rien de tout cela n’a la moindre importance quand on a la tête bourrée de mescaline. Vous vous contentez alors d’aller au petit bonheur, et de faire tout ce qui vous paraît bien – et ça l’est en général. Vegas contient tellement de désaxés par nature – des gens qui sont authentiquement déglingués – que les drogues ne constituent pas vraiment un problème, sauf pour les flics et la Mafia. Les psychédéliques sont pratiquement sans nécessité dans une ville où on peut s’aventurer dans le premier casino venu à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et assister à la crucifixion d’un gorille sur une croix en néon étincelant qui se transforme soudain en soleil et fait tournoyer l’animal sauvagement au-dessus de la foule occupée à jouer.

 

Je retrouvai Bruce au bar, mais pas trace du singe. « Où est-il ? demandai-je. Je suis prêt à signer un chèque. Je veux ramener ce petit salaud chez moi par avion. J’ai déjà réservé deux places en première classe – R. Duke et son fils.

— L’emmener en avion ?

— Mais bien sûr, nom de Dieu ! fis-je. Tu crois qu’ils oseraient dire quelque chose ? Qu’ils feraient des remarques sur les handicaps de mon fils ? »

Il haussa les épaules : « Compte pas dessus. On vient de l’emmener. Il a attaqué un vieux monsieur ici même, en plein bar. Le vieux pignouf avait commencé à embêter le barman en le critiquant de " permettre à des fripouilles nu-pieds d’entrer dans l’établissement ", or juste à ce moment le singe a poussé un cri perçant – alors le vieux lui a balancé une bière sur la figure, et le singe est devenu fou de rage, a bondi de son siège comme un diable à ressort et a mordu un gros morceau de la tête du vieillard… le barman a dû appeler une ambulance, puis les flics sont arrivés et ont emmené le singe.

— Bon sang de bonsoir ! fis-je. Quelle est la caution ? Il me faut ce singe.

— Ressaisis-toi, répliqua-t-il. Tiens-toi à distance de la prison. C’est tout ce qu’ils demandent pour te passer les bracelets. Oublie ce macaque. Tu n’en as pas besoin. »

J’y réfléchis, puis conclus qu’il avait sans doute raison. Ça n’aurait rimé à rien de tout foutre par terre pour sauver je ne sais quel singe violent dont je n’avais même pas fait la connaissance. A ce qui me semblait, il m’aurait aussi mordu ma tête à moi si j’essayais de le faire sortir sous caution. Il lui faudrait un moment pour se calmer, après le choc de la mise derrière les barreaux, et je ne pouvais pas me permettre d’attendre cent sept ans.

« Quand pars-tu ? demanda Bruce.

— Dès que possible, répondis-je. Inutile de traîner encore dans ce patelin. J’ai tout ce qu’il me faut. En vouloir plus ne ferait que me perturber. »

Il eut l’air surpris : « T’as trouvé le Rêve Américain ? Dans cette ville ? »

J’acquiesçai : « Et nous sommes même assis sur le nerf principal en ce moment même. Tu te rappelles l’histoire que le patron nous a racontée sur le propriétaire de l’établissement ? Qu’il avait toujours voulu se sauver pour rejoindre un cirque quand il était môme ? »

Bruce demanda deux autres bières. Il surplomba le casino du regard, puis reprit avec un haussement d’épaules : « Ouais, je vois où tu veux en venir. Maintenant, le salaud possède son propre cirque, et en plus il a droit de voler. » Il acquiesça. « Tu dis vrai – c’est lui, le modèle.

« Absolument, repris-je. C’est du pur Horatio Alger, jusqu’au moindre aspect de son comportement. J’ai essayé de causer avec lui une fois, mais une espèce de gouine au ton menaçant qui prétendait être sa Secrétaire exécutive m’a dit d’aller me faire voir ailleurs. Elle a dit qu’il haïssait la presse plus que toute autre chose en Amérique.

— Lui et Spiro Agnew, marmonna Bruce.

— Ils ont bien raison, répliquai-je. J’ai bien tenté de raconter à cette femme que j’étais d’accord avec toutes ses idées, mais elle a répondu que si je savais à quoi m’en tenir sur ma santé, je me taillerai illico sans même penser à déranger le Patron. " Il hait vraiment les reporters, ajouta-t-elle. Je ne veux pas avoir l’air de vous avertir, mais si j’étais vous, je le prendrais comme ça… " »

Bruce approuva de la tête. Le Patron le payait mille dollars par semaine pour se produire deux fois par soirée au Léopard Lounge, avec deux autres mille pour le groupe. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était de sortir un barouf du diable pendant deux heures chaque soir. Le Patron se foutait autant que d’un étron à hélices de ce qu’ils pouvaient bien chanter comme chansons, du moment que ça tapait dur et que les amplis crachaient assez fort pour attirer les gens dans le bar.

 

Ça faisait un drôle d’effet d’être là à Vegas et d’entendre Bruce chanter des trucs très forts comme « Chicago » et « Country Song ». Si la direction avait pris la peine d’écouter les paroles, le groupe dans son ensemble aurait été passé dans le goudron et dans les plumes.

Plusieurs mois après, à Aspen, Bruce devait chanter les mêmes chansons dans un club bondé de touristes parmi lesquels l’ancien astronaute X… et lorsque la séance fut terminée, X s’avança jusqu’à notre table et se mit à hurler toutes sortes de balivernes de superpatriote éméché, visant Bruce avec des choses comme « Faut être drôlement culotté quand on n’est qu’un sale Canadien pour venir ici insulter ce pays ! »

« Dis donc, mon pote, répliquai-je, je suis américain, moi. Je suis d’ici, et je suis d’accord de A à Z avec ce qu’il dit. »

A cet instant, les videurs musclés firent leur apparition et déclarèrent avec un rictus impénétrable : « Bonsoir, messieurs. Le I Ching dit que l’heure est venue de se tenir tranquille, compris ? Et personne ne cherche noise aux musiciens dans cet établissement, est-ce clair ? »

L’astronaute s’éloigna, grommelant amèrement qu’il utiliserait son influence pour « que quelque chose soit fait, et en vitesse encore », pour que les statuts d’immigration soient révisés. « Comment vous appelez-vous, vous ? » me demanda-t-il tandis que les videurs le raccompagnaient.

« Bob Zimmerman, fis-je. Et s’il y a bien quelque chose que je déteste dans ce monde, c’est une sale caboche de polak.

— Vous croyez que je suis polak ? s’exclama-t-il. Eh bien vous, vous n’êtes qu’une saleté de tire-au-cul ! Une vraie ordure ! Vous ne représentez pas ce pays.

— Bon Dieu, espérons que vous non plus », marmonna Bruce. X était encore en train de déblatérer quand ils le flanquèrent à la rue.

Le lendemain soir, dans un autre restaurant, l’Astronaute était en train de s’enfiler sa boustifaille – sérieux comme un pape – quand un petit garçon de quatorze ans s’approcha de sa table pour lui demander un autographe. X fit son timide pendant quelques instants, feignant l’embarras, puis griffonna sa signature sur le petit bout de papier que le garçonnet lui tendait. Celui-ci prit le papier, l’examina un instant, puis le déchira en petits morceaux qu’il jeta sur les genoux de X. « C’est pas tout le monde qui t’aime, mon vieux », lâcha-t-il avant de retourner s’asseoir à sa table, à quelque deux mètres de là.

Le groupe accompagnant l’Astronaute resta sans voix. Huit ou dix personnes – épouses, directeurs et ingénieurs en faveur, qui voulaient faire passer un bon moment à X à Aspen la fabuleuse. Leur expression était vraiment comme si on leur avait saupoudré leur table de merde en poudre. Personne ne prononça une parole. Ils mangèrent en vitesse, et partirent sans laisser de pourboire.

Mais il suffit avec Aspen et les astronautes. X n’aurait jamais ce genre d’ennuis à Las Vegas.

Une petite dose de cette ville vous tient un bon moment. Cinq jours à Vegas, et vous avez l’impression d’y être resté cinq ans. Il y en a pour aimer l’endroit – mais disons-le, des gens de l’espèce de Nixon. Il aurait été parfait comme maire de cette ville ; avec John Mitchell comme shérif et Agnew comme Grand-Maître des Égouts.