« LE GÉNIE FAIT LA RONDE
AUTOUR DU MONDE,
ET UN SEUL SIGNE DE RECONNAISSANCE
SUFFIT A EN FAIRE LE TOUR COMPLET. »
ART LINKLETTER
J’habite un endroit calme, où tout bruit nocturne signifie qu’il va se passer quelque chose : on se réveille tout de suite en se disant – qu’est-ce qui se passe là ?
Rien, d’habitude. Mais parfois… c’est difficile de se faire au roulement urbain qui emplit la nuit de bruits, tous parfaitement routiniers. Voitures, klaxons, bruits de pas… pas moyen de se détendre ; alors on submerge tout ça dans le bon ronronnement blanc d’une télé qui louche. Coincer cette saleté entre deux chaînes et s’assoupir bien gentiment…
Oublier cet être de cauchemar qui est dans la salle de bains. Rien qu’un hideux réfugié de la Génération de l’Amour, un de plus, une sorte de mutilé frappé par une fatalité dont il n’a pu supporter la pression. Mon avocat n’a jamais été capable d’accepter l’idée – fréquemment adoptée par les intoxiqués traités et spécialement populaires parmi les sujets en liberté surveillée – qu’on peut monter beaucoup plus haut sans drogues qu’avec.
Et moi non plus, à tout prendre. Mais à une certaine époque, j’ai habité en bas de la rue où vivait le docteur… dans… Road[12] un ancien gourou de l’acide qui prétendit par la suite avoir franchi le pas colossal qui sépare la frénésie chimique de la conscience surnaturelle. Par un bel après-midi dans l’onde naissante de ce qui allait sous peu devenir la Grande Vague de l’Acide de San Francisco, je m’étais arrêté devant chez le Bon Docteur avec l’idée de lui demander (puisqu’il faisait déjà autorité en matière de drogues à ce moment-là) quel genre de conseil il pourrait donner à un voisin présentant une saine curiosité au sujet du L.S.D.
Je me garai dans la rue et montai pesamment son allée de graviers, faisant un arrêt en route pour adresser un aimable signe à son épouse, qui travaillait dans le jardin sous un énorme chapeau de jardinier… et je pensai : belle scène – le Vieil Homme est à l’intérieur en train de mijoter un de ses mirifiques ragoûts psychédéliques, tandis que nous voyons sa femme au jardin, en train de rafraîchir les plants de carottes ou je ne sais quoi… et fredonnant en travaillant un air que j’étais incapable de reconnaître.
Fredonner. Oui, enfin… il me faudrait presque dix ans avant de reconnaître de quelle mélodie il s’agissait : comme Ginsberg complètement parti dans l’Om, le docteur… tentait là de me chasser par le son. Il n’y avait pas de bonne épouse du tout dans ce jardin ; c’était le bon docteur en personne – et son fredonnement n’était qu’une tentative forcenée pour me bloquer hors de sa conscience supérieure.
Je tentai à plusieurs reprises de m’expliquer : rien qu’un voisin venu demander au docteur son avis sur le fait de s’avaler un peu de L.S.D. dans ma baraque au pied de la colline que sa maison dominait. C’est qu’après tout, j’avais des armes. Et j’aimais en faire usage – particulièrement la nuit, et que la longue flamme bleue jaillissait en même temps que tout le boucan… et les balles aussi, oui. On ne pouvait pas en faire abstraction. De gros morceaux d’alliage de plomb voltigeant à travers la vallée à des vitesses atteignant plus de mille mètres à la seconde…
Mais je tirais toujours dans la colline la plus proche ou sinon, dans l’obscurité. Je ne voulais pas faire de mal ; j’aimais seulement les détonations. Et je faisais bien attention de ne jamais tuer plus que ce que je pouvais manger.
« Tuer ? » Je me rendis compte que je ne serais jamais à même d’expliquer convenablement ce terme à cette créature Peinant dans son potager. Avait-elle déjà mangé de la viande ?
Était-elle en mesure de conjuguer le verbe « chasser » ? Savait-elle ce que signifie la faim ? Ou pouvait-elle appréhender l’effroyable fait que mon revenu moyen tournait autour de trente-deux dollars par semaine cette année-là ?
Non… aucun espoir de communication dans cet endroit. Je le vis bien – mais pas assez vite pour empêcher notre docteur psychédélique de me faire redescendre son allée et remonter dans ma voiture et dévaler la route en pente avec son fredonnement. Ne pensons plus au L.S.D., me dis-je. Il n’y a qu’à voir ce que ça a fait à ce malheureux.
J’en suis donc resté à mon haschisch-et-rhum encore six mois, jusqu’au jour où je me suis installé à San Francisco et me suis retrouvé un soir dans un endroit appelé « The Fillmore Auditorium ». Et c’est arrivé. Un petit bout de sucre gris, et PAN. Dans ma tête, je me suis retrouvé en plein milieu du jardin du docteur. Pas à la surface, mais en dessous – pointant le nez à travers cette terre soigneusement cultivée comme quelque champignon-mutant. Une victime de l’Explosion Psychédélique. Une créature naturelle des rues qui gobe tout ce qui se présente. Je me rappelle un soir au Matrix, quand un voyageur est entré avec un gros sac à dos et a proclamé : « Quelqu’un qui veut du L… S… D… ? J’ai tout ce qu’il faut ici ; j’ai besoin que d’un endroit pour le préparer. »
Le patron lui arriva dessus immédiatement en murmurant : « Calmos, calmos, viens derrière dans le bureau. » Je ne le revis plus après cette nuit-là, mais avant de disparaître, le voyageur avait distribué ses échantillons. D’énormes gélules blanches. J’allai dans les toilettes hommes pour m’avaler la mienne. Mais rien qu’une moitié pour commencer, me dis-je. Bien raisonné, mais pas facile à faire dans les circonstances. J’avalai une moitié, mais laissai tomber le reste sur la manche de ma chemise Pendleton rouge… Et comme je me demandais que faire, je vis entrer un des musiciens. « Qu’est-ce qui ne va pas ? fit-il.
— Eh bien, toute cette poudre blanche sur ma manche, c’est du L.S.D. »
Il ne dit rien : se contenta de m’attraper le bras et de commencer à me le sucer. Très gros, comme tableau. Je me demandai ce qui arriverait si quelque jeune type genre agent de change amateur du Kingston Trio avait le malheur de s’aventurer dans les toilettes et de nous surprendre en plein acte. Je l’emmerde, me dis-je. Avec un peu de chance, sa vie sera par terre – il se dira toujours que juste derrière la porte étroite de tous ses bars préférés, des hommes en chemises Pendleton rouges se prennent des pieds incroyables en faisant des choses qui lui échapperont toujours. Oserait-il se sucer une manche ? Probablement pas. Jouons la sécurité. Faisons semblant de n’avoir rien vu…
Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque – le genre de point culminant qui ne revient jamais. San Francisco autour de 1965 constituait un espace-temps tout à fait particulier où se trouver. Peut-être que ça signifiait quelque chose. Peut-être pas, à longue échéance… mais aucune explication, aucun mélange de mots ou de musique ou de souvenirs ne peut restituer le sens qu’on avait de se savoir là et vivant dans ce coin du temps et de l’univers. Quel qu’en ait été le sens…
L’histoire est dure à connaître, à cause de toute la merde qu’on rajoute ; mais même sans être sûr de l’« histoire », il paraît totalement sensé de penser que de temps à autre, l’énergie de toute une génération mûrit en une longue et belle fulguration, pour des raisons que personne ne comprend vraiment sur le coup – et qui rétrospectivement, n’expliquent jamais ce qui s’est en fait passé.
Mon souvenir central de cette époque semble tenir à une ou cinq ou peut-être quarante nuits – ou matins très tôt – où je quittai le Fillmore à moitié dingue et où, au lieu de rentrer chez moi, je braquai le guidon de ma grosse Lightning 650 sur le Bay Bridge à 160 à l’heure, vêtu d’un short L.L.Bean et d’une veste de berger de Butte… fonçant comme le tonnerre dans le tunnel de Treasure Island vers les lumières d’Oakland et Berkeley et Richmond, pas tout à fait sûr de quelle sortie prendre une fois arrivé de l’autre côté (je calais toujours au péage, trop déglingué pour trouver le point mort pendant que je me tâtai pour trouver de la monnaie)… mais absolument certain que n’importe où où j’irais, j’arriverais dans un lieu où les gens seraient tout aussi défoncés et déchaînés que moi : cela ne faisait aucune espèce de doute…
Il y avait de la dinguerie dans toutes les directions, à n’importe quelle heure. Si pas de l’autre côté de la baie, alors en traversant le Golden Gâte ou en descendant la 101 sur Los Altos ou La Honda… On pouvait faire naître des étincelles partout. Il y avait un fantastique sens universel que tout ce que nous faisions était bien, d’être en train de gagner…
Là était, je crois, le moteur – ce sens de la victoire inévitable sur les forces de la Vieillesse et du Mal. Non pas dans un quelconque sens mesquin ou militaire ; nous nous passions de cela. Notre énergie allait simplement l’emporter. Ce n’était pas la peine de se battre – de notre côté ou du leur. C’est nous qui avions la force d’impulsion ; nous chevauchions la crête d’une vague haute et magnifique…
Et maintenant, moins de cinq ans après, vous pouvez grimper sur une colline escarpée de Las Vegas et fixer l’Ouest, et avec les yeux qu’il faut, vous voyez presque la ligne de haute marée – cet espace où la vague finit par se briser avant de redescendre.