COUP DE FORCE SUR L’AÉROPORT…
ABOMINABLE SOUVENIR PÉRUVIEN…
« NON ! C’EST TROP TARD ! N’ESSAYEZ PAS ! »
Mon avocat se mit en route aux aurores, manquant de rater de peu le premier vol pour L.A. car je fus incapable de trouver l’aéroport, situé pourtant à moins de trente minutes de l’hôtel. J’en étais sûr, aussi quittâmes-nous le Flamingo à sept heures trente exactement… Mais je ne sais au juste pourquoi, je manquai l’endroit où il fallait tourner, aux feux qui se trouvent devant le Tropicana. Ce qui fait que nous avons continué tout droit sur l’autoroute, parallèle à la piste d’envol principale de l’aéroport, mais en s’éloignant de l’aérogare… Et il est interdit absolument de faire demi-tour.
« Sacré nom de Dieu ! On s’est paumés ! hurlait mon avocat. Qu’est-ce qu’on fout sur cette route perdue ? L’aéroport est complètement de l’autre côté ! » Et de montrer d’un doigt hystérique l’autre bout de la toundra.
« T’en fais pas ; fis-je ; il ne m’est encore jamais arrivé de manquer un avion. » Mais un souvenir me revenait, et je me mis à sourire. J’ajoutai alors : « Sauf une fois au Pérou. J’avais déjà virtuellement quitté le pays, j’avais passé la douane, mais j’étais revenu au bar discuter avec un trafiquant de cocaïne bolivien… Quand soudain j’entendis les énormes réacteurs du 707 se mettre à tourner. Je me précipitai vers la piste pour essayer de monter à bord, mais la porte se trouvait juste derrière les réacteurs et on avait déjà retiré l’échelle. Bon sang, ces machines m’auraient frit comme du bacon… mais j’avais complètement perdu la tête, je voulais désespérément monter à bord.
« Les flics de l’aéroport me virent arriver, et ils firent bloc devant la porte. Je cavalai comme un dératé et fonçai droit sur eux. Le type qui était avec moi me criait : " Non ! C’est trop tard ! N’essayez pas ! "
« Je vis les flics qui m’attendaient, aussi ralentis-je comme si peut-être j’avais changé d’avis… Mais lorsque je vis qu’ils se détendaient, je changeai brusquement d’allure et tentai de passer par-dessus ces malotrus. » Je m’esclaffai. « Bon Dieu, c’était comme si je me jetais tête la première dans un bocal de hélodermes. Ces cons ont bien failli me tuer. Tout ce que je me rappelle, c’est cinq ou six matraques qui s’abattaient de concert sur moi, tandis qu’une masse de voix s’écriait : " Non ! Non ! C’est du suicide ! Arrêtez ce gringo dingo ! "
« Je refis surface deux heures après dans un bar en plein Lima. On m’avait étendu dans une de ces cabines tout en cuir et en croissant de lune. Mes bagages étaient entassés à côté de moi. Personne ne les avait ouverts… alors je me rendormis et pris le premier vol du matin, le lendemain. »
Mon avocat n’écoutait que d’une oreille. Il fit : « Écoute, j’aimerais beaucoup en entendre encore long sur tes aventures au Pérou, mais pas maintenant. Tout ce qui m’intéresse dans l’immédiat, c’est de passer sur cette foutue piste. »
Nous filions à belle allure. Je cherchais une ouverture, n’importe quelle route d’accès ou allée traversant la piste vers l’aérogare. Nous avions dépassé depuis huit kilomètres les derniers feux de circulation, et il n’y avait plus assez de temps pour faire demi-tour.
Il ne restait qu’une seule et unique façon d’y arriver dans les temps. Je freinai et fis descendre doucement ma Baleine dans le creux herbeux qui sépare les deux voies de l’autoroute. C’était un fossé trop profond pour passer bille en tête. Et je dus donc négocier. La Baleine faillit partir dans un tonneau, mais je maintins les roues en haute vitesse et bien qu’en donnant de la bande, nous remontâmes l’autre côté, pour surgir sur la chaussée, heureusement déserte. Nous sortîmes du fossé avec le nez de la bagnole en l’air comme un hydravion… puis rebondissant sur l’autoroute, nous la traversâmes tout droit pour pénétrer en plein dans le champ de cactus qui la bordait de l’autre côté. Je me souviens d’être passé par-dessus une espèce de palissade que je traînai derrière moi pendant quelques centaines de mètres ; mais lorsque nous arrivâmes sur la piste proprement dite, je contrôlais absolument la manœuvre… fonçant en faisant rugir le moteur dans les quatre-vingt-quinze à l’heure en première, avec toute la place devant nous pour blinder jusqu’à l’aire de départ.
Mon seul souci, c’était la possibilité de se faire écraser comme un cafard par un DC-8 atterrissant que nous n’apercevrions sans doute que lorsqu’il nous serait carrément dessus. Je me demandais si on nous voyait de la tour de contrôle. Probablement, mais pourquoi s’en soucier ? Je restai au plancher. Il n’aurait rimé à rien de faire demi-tour à présent. Mon avocat se cramponnait des deux mains au tableau de bord. Je vis en un coup d’œil que la peur emplissait ses yeux. Son visage paraissait tout gris, et je sentis bien qu’il n’était pas content de cette manœuvre. Mais nous avions traversé si vite la chaussée puis les cactus pour nous retrouver sur la piste, que je savais qu’il se rendait bien compte de notre situation : il n’était plus temps de débattre de la sagesse d’une telle manœuvre, c’était fait, et notre seul espoir était d’arriver au bout.
Je regardai mon Accutron-tête de mort et vis qu’il restait trois minutes et quinze secondes avant le décollage. « On a tout le temps, m’exclamai-je. Prépare tes affaires. Je te dépose au pied de l’avion. » Je distinguais le gros jet rouge et argent à neuf cents mètres environ devant… et maintenant nous filions en rase-mottes sur un asphalte lisse qui précède la piste elle-même.
« Non ! hurla-t-il. Je ne peux pas descendre ! Ils vont me crucifier. C’est moi qui vais être responsable !
— Ridicule, fis-je. Tu n’as qu’à raconter que tu faisais du stop vers l’aéroport, et que je t’ai pris, et que tu ne me connais pas. Merde quoi, cette ville est emplie de Cadillac décapotables blanches… et j’ai l’intention de passer tellement vite que personne ne pourra même distinguer la plaque minéralogique. »
Nous approchions de l’avion. Je voyais les passagers monter, mais personne ne nous avait encore remarqué… arrivant de ce côté inattendu. « T’es prêt ? » dis-je.
Il grogna. « Bof, oui ! Mais pour l’amour de Dieu, faisons vite ! » Il inspectait l’aire de départ, et tendit le doigt : « Là-bas ! Lâche-moi derrière ce gros camion. T’as qu’à stopper derrière et je sauterai ; ils ne peuvent pas me voir là, et puis t’auras plus qu’à filer. »
J’acquiesçai. Jusqu’à présent, on avait toute la place qu’on voulait. Aucun signe d’alerte ou de poursuite. Je me dis que peut-être, ce genre de procédé se pratiquait constamment à Vegas – des bagnoles pleines de passagers à la bourre déboulant à grands crissements de pneus désespérés sur la piste d’envol, et débarquant des Samœns bigleux d’affolement qui, de mystérieux sacs de toile à la main, se ruent à l’ultime seconde dans des avions avant de s’élancer en plein soleil levant.
Peut-être bien, me dis-je. Peut-être que c’est la façon de faire normale dans ce bled…
Je me rangeai derrière le camion et appuyai sur le frein juste le temps que mon avocat saute. « N’écoute pas les salades de ces pourceaux, lui criai-je. Et rappelle-toi, si t’as des ennuis, tu peux toujours envoyer un télégramme à Qui De Droit. »
Il eut une grimace : « C’est ça… Pour leur expliquer ma Situation. Il y a eu un connard pour écrire un poème là-dessus, une fois. C’est un bon conseil mais seulement si t’as une cervelle qui fait floc-floc. » Il me fit un signe d’adieu.
« Tu l’as dit », fis-je en repartant. J’avais déjà repéré une ouverture dans la palissade de protection – et la première chose que je fis fut de diriger la Baleine droit dessus. Personne ne semblait me donner la chasse ; je n’en revenais pas. Un coup d’œil dans le rétroviseur et je vis mon avocat qui grimpait dans l’avion, sans le moindre signe de lutte… puis je passai par l’ouverture et me retrouvai au milieu de la circulation du petit matin dans Paradise Road.
Je pris Russell à droite en un virage sec, puis à gauche par Maryland Parkway… et voilà soudain que je me retrouvais dans le chaud anonymat du campus de l’Université de Las Vegas… Aucune tension sur ces visages ; j’arrêtai à un feu rouge pour m’abstraire quelques instants dans une brûlante explosion charnelle qui traversait le passage piétonier : fines cuisses vigoureuses, minijupes roses, jeunes seins frais, blouses sans manches, longues chutes de cheveux blonds, lèvres vermillon et yeux bleus – tous les traits caractéristiques d’une culture dangereusement innocente.
Je fut tenté de stationner et de me mettre à marmonner des sollicitations obscènes : « Hé, mignonne, allons voir si on pourrait pas aller faire des cochonneries, toi et moi. Grimpe dans ma Cadillac toute tumescente et en un coup de pédale, on est dans ma suite au Flamingo. On s’y défonce la gueule à l’éther et puis on se comporte comme des bêtes sauvages dans ma piscine privée en forme de rognon… »
Ça ne fait pas un pli, me disais-je. Mais en attendant, j’avais continué à avancer ; empruntant la voie de gauche pour virer dans Flamingo Road. Rentrer à l’hôtel, pour voir où j’en étais. J’avais toutes les raisons de croire que j’allais droit aux ennuis, et que j’avais poussé ma chance un peu trop loin. J’avais porté atteinte à chacune des règles selon lesquelles Vegas vivait – j’avais marché sur les plates-bandes des autochtones, injurié les touristes, terrifié la main-d’œuvre.
Mon seul espoir à présent me semblait être la possibilité que nous avions poussé d’une manière tellement excessive notre numéro que personne de ceux qui auraient pu laisser tomber le marteau sur nous ne pourrait vraiment croire tout ça vrai. Surtout du fait que nous faisions partie de la conférence policière. Quand vous amenez votre numéro dans cette ville, il s’agit de mettre tout le paquet. Ne perdez pas un brin de temps avec des petits méfaits et autres broutilles à deux balles. Visez direct la jugulaire. Passez tout de suite à la catégorie des crimes.
L’état d’esprit de Las Vegas est tellement grossièrement arriéré qu’un crime vraiment balaize passe souvent inaperçu. Un voisin à moi passa récemment une semaine en taule à Vegas pour « vagabondage ». Il a une vingtaine d’années : cheveux longs, veste jean, sac à dos – un errant déclaré, quoi ; un routard classique. Totalement inoffensif ; il se contente d’errer à travers le pays en quête de la chose quelle qu’elle soit que nous avions tous cru avoir trouvé dans les années soixante – un genre de voyage à la Bob Zimmerman avant son arrivée à New York.
En se rendant de Chicago à L.A., la curiosité le prit d’aller jeter un coup d’œil à Vegas. Juste histoire de traverser, flâner et se rincer l’œil au spectacle de l’avenue principale… rien ne presse, pourquoi courir ? Il se tenait à un coin de rue près du Circus-Circus et contemplait la fontaine multicolore, lorsque la voiture patrouilleuse de la police s’arrêta à côté de lui.
Toc. Droit en cabane. Pas de coup de téléphone, pas d’avocat, pas d’inculpation. « Ils me poussèrent dans la voiture et m’emmenèrent au poste, racontait-il. On m’a fait entrer dans une grande salle emplie de gens et on m’a dit d’enlever tous mes vêtements avant qu’on me boucle. J’étais debout devant un grand bureau faisant presque deux mètres de haut, derrière lequel était assis un flic qui me reluquait comme une sorte de juge médiéval.
« La salle était remplie de monde. Peut-être une douzaine de prisonniers ; deux fois plus de flics, et une dizaine de flics femmes. Il fallait avancer jusqu’au milieu de la salle, puis retirer tout ce qu’on avait de ses poches, le mettre sur le bureau et se déshabiller complètement – avec tout le monde qui vous regardait.
« Je n’avais qu’une vingtaine de dollars, or l’amende pour vagabondage était de vingt-cinq ; aussi me fit-on asseoir sur un banc avec les gens qui allaient en taule. Personne ne m’asticota. C’était comme une chaîne à l’usine.
« Les deux mecs derrière moi étaient aussi des chevelus. Des mecs à l’acide. Ils s’étaient également fait ramasser pour vagabondage. Mais lorsqu’ils se mirent à vider leurs poches, toute la salle flippa. A eux deux, ils avaient cent trente mille dollars, principalement en grosses coupures. Les flics n’en croyaient pas leurs yeux. Et les mecs n’arrêtaient pas de sortir les liasses de fric et de les empiler sur le bureau – tous les deux à poils et comme pliés en deux, sans l’ouvrir.
« Les flics s’affolèrent quand ils virent tout cet argent. Il se mirent à chuchoter entre eux ; merde, il n’était pas possible de garder ces deux types pour " vagabondage ". Il s’esclaffa. " Aussi ils les inculpèrent de soupçon de non-paiement des impôts directs. "
« On nous emmena tous en prison, et les deux mecs étaient dingues. Ils étaient fourgueurs, évidemment, et ils avaient leur réserve dans leur chambre d’hôtel – alors il fallait qu’ils sortent avant que les flics découvrent où ils habitaient.
« Ils offrirent cent dollars à un des gendarmes pour qu’il aille leur chercher le meilleur avocat en ville… et vingt minutes après, le voilà qui se ramenait, braillant ses histoires d’habeas corpus et autres saloperies… bon dieu, j’ai bien essayé moi aussi de lui parler, mais ce type ne fonctionnait qu’à une seule chose. Je lui dis que je pouvais trouver une caution et même le payer un peu si on me laissait appeler mon père à Chicago, mais il était trop pris à marchander pour les autres mecs.
« Deux heures environ après, il revint avec un garde et déclara " On s’en va ". Et ils sortirent de suite. Un des deux mecs m’avait dit, pendant qu’ils attendaient, que ça allait leur coûter trente mille dollars… et je crois que c’est vrai, mais après ? C’est peu, comparé à ce qui se serait passé s’ils ne s’étaient pas sortis de là.
« Ils finirent par me laisser envoyer un télégramme à mon vieux, qui me télégraphia cent vingt-cinq dollars… mais ils mirent sept ou huit jours pour arriver ; je ne suis pas sûr combien de temps je suis resté là-dedans, parce que la cellule n’avait pas de fenêtre et qu’il nous donnaient à manger toutes les douze heures… on perd la notion du temps quand on ne voit pas le soleil.
« Ils mettaient soixante-quinze types dans chaque cellule – de grandes salles avec une cuve de W.C. en plein milieu. On nous donnait une paillasse en entrant, et on dormait où on voulait. Le type à côté de moi était là-dedans depuis trente ans, pour avoir dévalisé une station-service.
« Quand je finis par sortir, le flic au bureau préleva encore vingt-cinq dollars sur ce que mon père m’avait envoyé, en plus de ce que je devais pour l’amende de vagabondage. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Il les a pris, et puis c’est tout. Puis il me rendit les soixante-quinze qui restaient et m’informa qu’un taxi m’attendait dehors pour m’emmener à l’aéroport… et quand je montai dans le tacot, le conducteur déclara : " On ne s’arrête pas en route, petit mec, et t’as intérêt à pas bouger jusqu’à ce qu’on arrive à l’aérogare. "
« Je ne remuai pas le plus petit muscle. Il m’aurait descendu. J’en suis sûr. J’allai droit jusqu’à l’avion sans dire un seul mot à quiconque avant d’être sûr que nous n’étions plus dans le Nevada. Mon pote, je ne remettrai jamais les pieds dans ce coin-là. »