FRAUDE ? LARCIN ? VIOL ?
RENCONTRE BRUTALE
AVEC ALICE DE LA LINGERIE
Je méditais sur cette histoire lorsque je vins amarrer ma Blanche Baleine dans le parc de stationnement du Flamingo. Cinquante dollars et huit jours au trou rien que pour être resté à un coin de rue avec l’air bizarre… bon sang alors, quelles peines incroyables me collerait-on à moi ? Je fis le tour des divers chefs d’inculpation – mais dans le langage légal le plus squelettique, ça n’avait pas l’air si grave que ça :
Viol ? Nous pourrions certainement éliminer celui-là. Je n’avais même pas convoité cette sacrée fille, et je lui avais encore moins mis les pattes dessus. Fraude ? Larcin ? Je pourrais toujours proposer d’« arranger ça ». De payer ce qu’il faut. Raconter que c’était Sports Illustrated qui m’avait envoyé ici, et puis balancer les avocats de Time, Inc. dans un procès cauchemardesque. Leur lier les pattes pour des années dans une tourmente de recours et d’assignations. Coincer tout leur actif dans des bleds comme Juneau et Houston, puis introduire sans arrêter des requêtes pour renvoyer l’affaire devant d’autres cours, à Quito, Nome et Aruba… Que l’affaire bouge sans arrêt, que ça tourne en cercles, qu’ils soient forcés à entrer en conflit avec les services comptables :
SEMAINIER DE ABNER H. DODGE,
AVOCAT-CONSEIL PRINCIPAL
Article : 44066,12 dollars… Débours spéciaux, à savoir :
Nous avons poursuivi le défendeur, R.Duke, de par l’hémisphère occidental tout entier et avons fini par l’acculer dans un village sur la côte septentrionale d’une île des Caraïbes appelée Culebra, où ses avocats ont fait statuer que tous débats ultérieurs devraient se tenir dans la langue caraïbe. Nous envoyâmes trois hommes chez Berlitz à cet effet, mais dix-neuf heures avant la date prévue pour les discussions préliminaires, le défendeur s’est enfui en Colombie, où il a établi résidence dans un village de pêcheurs nommé Guajira près de la frontière du Vénézuela et où la langue officielle en matière de jurisprudence est un obscur dialecte connu sous le nom de « guajiro ». Ce n’est qu’après bien des mois que nous fûmes en mesure d’établir juridiction sur ce lieu. Mais entre-temps le défendeur avait déplacé son lieu de résidence à un port pratiquement inaccessible du cours supérieur de l’Amazone, où il entretenait de puissantes relations avec une tribu de réducteurs de têtes nommés « Jivaros ». Notre représentant à Manaus a été dépêché en amont, pour trouver et louer les services d’un avocat indigène versé dans la langue jivaro, recherche gênée par de graves problèmes de communications. On craint en fait sérieusement, à notre bureau de Rio, que la veuve du représentant à Manaus sus-nommé n’obtienne un jugement ruineux – en raison de pressions dans les tribunaux locaux – à un degré bien plus poussé que ce qu’un jury de notre pays tiendrait pour raisonnable ou même sensé.
Tiens donc ! Mais qu’est-ce qui est sensé ? Tout particulièrement ici, dans « notre pays » – et en cette fatale ère nixonienne. Nous ne tenons plus, tous autant que nous sommes, que par une question de survie, à présent. Finie, l’énergie qui insufflait les années Soixante. Les drogues de grande défonce ne sont plus de mise. Et là était le défaut fatal du trip de Tim Leary. Il a bombardé l’Amérique avec ses histoires d’« élargissement de la conscience » mais ne s’est pas soucié un instant des réalités sinistres et peu appétissantes qui attendaient tous ceux qui le prenaient trop au sérieux. Après West Point et son règne de Grand-Prêtre, le L.S.D. a dû lui sembler parfaitement logique… mais ce n’est guère satisfaisant de savoir qu’il a vraiment tout foutu par terre, pour lui aussi bien que pour tous ceux qu’il a entraîné dans sa chute.
Non qu’ils n’aient pas eu ce qu’ils méritaient : Pas de doute qu’ils ont tous reçu la Leçon Qui Les Attendait. Tous ces tripeurs pitoyables affamés d’acide qui croyaient pouvoir se payer l’Amour et l’Entente Universelle pour trois dollars le trip. Pourtant, leur perte et leur échec sont aussi les nôtres. Ce que Leary a détruit en même temps que lui est l’illusion centrale à tout un style de vie qu’il avait contribué à créer… laissant une génération d’infirmes définitifs, et de chercheurs perdus qui ne parvinrent jamais à comprendre l’essentiel mensonge que la Culture de l’Acide avait hérité des vieux mystiques : la supposition désespérée que quelqu’un – ou au moins quelque force – entretient la Lumière au bout du tunnel.
C’est la même merde cruelle quoique paradoxalement bienveillante qui fait marcher l’Église catholique depuis tant de siècles. Et c’est aussi l’éthique militaire… une foi aveugle en on ne sait quelle « autorité » supérieure et plus sage. Le pape, le général, le Premier ministre… on remonte comme ça jusqu’à « Dieu ».
Un des moments cruciaux des années soixante est le jour où les Beatles lièrent leur sort au Maharashi. C’était comme si Dylan était allé au Vatican baiser l’anneau papal.
D’abord, les « gourous ». Puis comme ça ne marchait pas, retour à Jésus. Et finalement, dans le sillage primitivo-instinctif de Manson, toute une vague nouvelle de dieux de communautés du genre clan comme Mel Lyman, dirigeant de « Avatar », et Machin-Chose qui dirige « Esprit et Chair ».
Sonny Barger ne comprit pas vraiment le truc, mais il ne saura jamais combien il est passé près d’une prise de position colossale lorsqu’en 1965, à Oakland-Berkeley, les Angels, agissant sur ses instincts de dur à cuire et d’arnaqueur de première, attaquèrent les rangs de front d’une marche contre la guerre. Cela s’avéra être un schisme historique dans le Mouvement de la Jeunesse Encore Naissant des Années Soixante. Ce fut la première rupture nette entre Cloutés et Chevelus, et on retrouve l’importance de cette coupure dans l’histoire du S.D.S., qui finit par se détruire lui-même avec ses efforts condamnés d’avance pour réconcilier les intérêts de la catégorie prolétariat-petite bourgeoisie/motard-parasite et les activistes moyenne-haute bourgeoisie/campus-étudiants.
Aucun des participants à ces événements n’aurait pu à ce moment-là prévoir les implications de l’incapacité de Ginsberg/Kesey à persuader les Hell’s Angels de joindre leurs forces à celles de la Gauche radicale de Berkeley. La rupture définitive se produisit à Altamont, quatre ans plus tard, et à ce moment-là elle était évidente pour tout le monde sauf une poignée de défoncés faisant dans l’industrie du rock et la presse nationale. L’orgie de violence d’Altamont n’a fait que dramatiser le problème. Les réalités étaient déjà déterminées ; on se rendait bien compte que la maladie était incurable, et les énergies du Mouvement s’étaient agressivement dissipées depuis longtemps dans la ruée vers le sauvetage individuel.
Ah, quel charabia atroce ! Souvenirs sinistres et détestables retours en arrière, surgissant du brouillard de temps qui enveloppe Stanyan Street… aucune consolation pour les réfugiés, inutile de regarder derrière soi. Comme toujours, la question qui reste est : et maintenant… ?
J’étais affalé sur mon lit au Flamingo et je me sentais dangereusement déphasé par rapport à ce qui m’environnait. Il allait se passer quelque chose de pas beau. J’en étais sûr. La chambre ressemblait au lieu de quelque expérience zoologique désastreuse mettant en scène des gorilles et du whisky. Le miroir de trois mètres de haut était fendu, mais il tenait encore en un seul morceau – témoignant affreusement de cet après-midi où mon avocat avait couru l’amok en tenant un marteau pour ouvrir les noix de coco et en dégommant glace et ampoules électriques.
Nous avions remplacé les ampoules avec une boîte de lumières rouges et bleues pour arbres de Noël, mais il n’y avait aucun espoir de remplacer le miroir. Le lit de mon avocat ressemblait à un nid de rats dévorés par le feu. Le dessus du lit était brûlé, et le reste formait un agrégat de fils de fer et de bourre carbonisée. Par chance, les femmes de ménage n’avaient pas fait mine d’approcher la chambre depuis la terrible confrontation qui s’était passé le mardi précédent.
Je dormais encore lorsque la femme de ménage était entrée ce matin-là. Nous avions oublié d’accrocher le carton « Ne pas déranger » sur la porte… aussi s’était-elle aventurée dans la pièce, pour surprendre mon avocat qui, nu comme un ver et à, genoux dans le placard, vomissait dans ses chaussures… persuadé qu’il était en réalité dans la salle de bains, puis relevant soudain le menton pour apercevoir une femme avec la tête de Mickey Rooney qui le dévisageait, muette et tremblante de peur et de désarroi.
« Elle tenait son balai comme un manche de hache, m’avait-il expliqué par la suite. Alors j’ai surgi du placard en galopant à quatre pattes tout en continuant à vomir et je l’ai plaquée juste aux mollets… c’était par pur instinct ; je croyais qu’elle allait me tuer… et puis quand elle s’est mise à gueuler, c’est là que je lui ai fichu le sac à glaçons dans la gueule. »
Oui. Je me rappelais ce cri… un des sons les plus terrifiants que j’aie jamais entendus. Je m’éveillai et vis mon avocat qui se colletait avec l’énergie du désespoir au pied de mon lit avec ce qui me parut être une vieille femme. La chambre vrombissait d’un puissant vacarme électrique : le poste de télévision sifflait tous ses décibels sur une chaîne inexistante. C’est à peine si j’entendais les cris étouffés de cette femme qui se débattait pour enlever le sac à glace de dessus sa figure… mais elle ne pouvait rivaliser avec la grosse masse nue de mon avocat, qui arriva finalement à la coincer dans un coin derrière le poste de TV, lui serrant les mains sur le gosier tandis qu’elle bredouillait piteusement : « Je vous en prie… je vous en prie… je ne suis qu’une femme de chambre, je ne voulais rien faire… »
Je fus hors du lit en un éclair, et agrippai mon portefeuille dont je sortis mon insigne en or de journaliste-collaborateur bénévole de la police que je lui agitai devant le nez.
« Je vous arrête ! m’écriai-je.
— Non ! marmonna-t-elle ; je voulais seulement faire le ménage ! »
Mon avocat se releva en soufflant comme un bœuf. « Elle a dû utiliser un passe-partout, déclara-t-il. J’étais en train de cirer mes chaussures dans le placard quand je l’ai vue se faufiler – alors je l’ai appréhendée. » Il tremblait, du vomi lui bavant au menton, et je vis en un clin d’œil qu’il comprenait la gravité de la situation. Notre comportement avait cette fois-ci dépassé les bornes de la loufoquerie privée. Fallait voir le tableau : tous les deux à poil et écrasant de nos regards une vieille femme terrorisée – une employée d’hôtel – étendue par terre dans notre suite et au paroxysme de la peur et de l’hystérie. On ne pouvait pas la relâcher comme ça.
« Qui vous a dit de faire ça ? demandai-je. Qui vous paie ?
— Personne ! gémit-elle ; je suis la femme de ménage !
— Vous mentez ! hurla mon avocat. Vous cherchiez les preuves ! Qui vous a mis là-dessus – le patron ?
— Mais je travaille pour l’hôtel, reprit-elle. Tout ce que je fais, c’est de faire le ménage dans les chambres. »
Je me tournai vers mon avocat : « Ça veut dire qu’ils savent ce qu’on a ; et ils ont envoyé cette pauvre vieille ici pour le voler.
— Non ! gueula-t-elle. Je ne sais même pas de quoi vous parlez !
— Tu parles ! dit mon avocat. Vous êtes autant dans le coup qu’eux.
— Quel coup ?
— Le réseau de la came, fis-je. C’est sûr que vous savez ce qui se passe dans cet hôtel. Pour quoi est-ce que vous croyez que nous sommes là ? »
Elle nous dévisageait en essayant de dire quelque chose, mais ne put que finalement bredouiller : « Je sais bien que vous êtes de la police, mais je pensais que vous étiez ici seulement pour le congrès. Je le jure ! Tout ce que je voulais faire dans votre chambre, c’est le ménage. Je ne sais rien sur la came ! »
Mon avocat éclata de rire : « Allez, poulette ! Viens pas essayer de nous faire croire que t’as jamais entendu parler de Grange Gorman.
— Non ! cria-t-elle. Non ! Je jure sur Notre-Seigneur que je n’ai jamais entendu parler de ce truc-là ! »
Mon avocat sembla réfléchir quelques instants, puis se penchant pour aider la vieille dame à se relever, me déclara : « Peut-être qu’elle dit vrai. Peut-être qu’elle ne fait pas partie du coup.
— Non ! Je vous jure que non ! rugit-elle.
— Eh ben alors… repris-je, dans ce cas-là, on aura peut-être pas besoin de la mettre au frais… elle peut peut-être nous venir en aide.
— Oh oui ! fit-elle avec empressement. Je vous aiderai tout ce que je peux ! Je hais la drogue !
— Et nous, donc, ma bonne dame, repris-je.
— Je crois qu’on devrait la porter sur la feuille de paie, déclara mon avocat. On la dégage, on la met en piste sur un Gros Truc chaque mois, et on voit ce qu’elle ramène. »
Le visage de la vieille femme avait changé notablement. Elle ne semblait plus confuse de bavarder avec deux hommes nus dont l’un avait tenté de l’étrangler quelques instants auparavant.
« Vous pensez que vous vous en sortiriez ? lui demandai-je.
— Pour faire quoi ?
— Un coup de téléphone par jour, répondit mon avocat. Juste pour nous dire ce que vous avez vu. » Il lui tapota l’épaule. « Ne vous en faites pas si ça ne concorde pas toujours. C’est notre problème. »
Elle eut une grimace. « Et vous me paieriez pour ça ?
— Et comment ! fis-je. Mais si vous dites un mot de tout ça, à n’importe qui – vous irez droit en prison pour le restant de vos jours. »
Elle acquiesça. « Je ferai tout ce que je peux pour vous aider. Mais qui devrai-je appeler ?
— Vous en faites pas pour ça, reprit mon avocat. Comment vous appelez-vous ?
— Alice. Vous n’avez qu’à composer le numéro de la lingerie et demander Alice.
— On vous contactera, fis-je. A peu près dans une semaine. Mais en attendant, gardez les yeux ouverts et essayez de vous comporter normalement. En êtes-vous capable ?
— Oh mais bien sûr, monsieur ! Est-ce que je dois revoir ces messieurs ? » Elle eut une grimace penaude. « Je veux dire, une autre fois comme celle-ci…
— Non, répliqua mon avocat. On nous a envoyé de Carson City. C’est l’inspecteur Rock qui prendra contact avec vous. Arthur Rock. Il se fera passer pour un politicien, mais vous n’aurez aucun mal à le reconnaître. »
Elle semblait encore très agitée nerveusement.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? fis-je. Il y a quelque chose que vous ne nous avez pas dit ?
— Oh non ! reprit-elle très vite. Je me demandais seulement qui va me payer.
— L’inspecteur Rock s’en chargera, répondis-je. Ce sera tout en espèces : mille dollars le neuf de chaque mois.
— Oh mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Je ferais presque n’importe quoi pour ce prix-là !
— Vous n’êtes pas la seule, dit mon avocat. Vous ne croiriez jamais qui travaille pour nous – et ici même, dans cet hôtel. »
Elle parut frappée. « Est-ce que je les connaîtrais ?
— Probablement, fis-je. Mais ils sont tous clandestins. Vous ne le saurez que si quelque chose de vraiment grave se produisait et qu’un d’entre eux devait vous contacter en public, grâce au mot de passe.
— Qui est ? demanda-t-elle.
— " Une Main Lave l’Autre ", dis-je. Dès qu’on vous dira ça, répondez : " Je n’ai peur de rien. " De cette façon, eux vous reconnaîtront. »
Elle approuva de la tête, et répéta le code à plusieurs reprises tandis que nous l’écoutions pour être sûr qu’elle avait bien compris.
« Très bien, fit mon avocat. Ça va comme ça pour le moment. Il est probable que nous ne nous reverrons pas d’ici à ce que le coup parte. Mieux vaut pour vous faire semblant de ne pas nous connaître jusqu’à notre départ. Ne vous en faites pas pour le ménage dans notre chambre. Vous n’avez qu’à laisser une pile de serviettes de toilettes et du savon devant la porte, exactement à minuit. » Il sourit. « Ainsi, nous ne risquerons plus d’avoir un autre petit incident du même genre, pas vrai ? »
Elle avança vers la porte. « C’est comme vous dites, messieurs. Je ne sais pas comment dire pour vous exprimer mes regrets à propos de ce qui s’est passé… mais c’est uniquement parce que je n’avais pas compris. »
Mon avocat la reconduisit jusqu’à la porte. « Nous comprenons très bien, reprit-il doucement. Mais tout est fini, maintenant. Grâce à Dieu qui protège les honnêtes gens. » Elle souriait en-refermant la porte derrière elle.