VITESSE INFERNALE…
ACCROCHAGE AVEC LA PATROUILLE
AUTOROUTIÈRE DE CALIFORNIE…
MANO A MANO SUR L’AUTOROUTE 61
Mardi, douze heures trente… Baker, Californie… Parti dans la Ballantine Ale à présent, énervé et saoul comme un zombi. Je reconnais cette sensation : trois ou quatre jours de gnole, les drogues, le soleil, pas de sommeil et les réserves d’adrénaline à zéro – une espèce de défonce pleine d’étourdissements et de tremblotements qui signifie qu’on va bientôt craquer. Mais quand ? Dans combien de temps ? Cette tension fait partie de cette défonce. La possibilité de l’effondrement physique et mental est très réelle à présent…
… Hormis qu’il n’est pas question de m’effondrer ; c’est inacceptable comme solution ou même comme dérivatif minable. C’est certain. Voici venu le moment de vérité, cette fine et fatidique limite qui sépare le contrôle de la catastrophe – c’est-à-dire également la différence entre circuler librement quoique grotesquement de par les rues, et passer les matinées d’été des cinq années suivantes à jouer au basket-ball dans la cour de Carson City.
Pas de compréhension pour le diable : n’oublie jamais ça. Si t’achètes le billet, tu dois faire le voyage… et s’il arrive que la chose soit un petit peu plus dure que ce qu’on avait imaginé, eh bien… on peut toujours forcer la main pour la transformer en expansion de la conscience : Branchez-vous, flippez sec, prenez-en plein la gueule. Tout ça, c’est dans la Bible de Ken Kesey[16]… Le Fin Fond de la Réalité.
Mais assez d’idioties ; Kesey en personne ne peut même pas m’aider maintenant. Je viens de vivre deux chocs émotionnels extrêmement mauvais : l’un avec la Patrouille Autoroutière de Californie ; l’autre avec le fantôme d’un auto-stoppeur qui était ou n’était peut-être pas qui je pensais – et maintenant, me sentant à un demi-millimètre de l’accès psychotique grave, je suis effondré avec mon magnétophone dans un « bar à bière » qui est en fait l’arrière-salle d’un énorme entrepôt de gros matériel, entouré de toutes sortes de charrues et de harnais et de sacs d’engrais entassés, à me demander comment tout cela s’est produit.
Environ huit kilomètres avant, j’avais eu une escarmouche avec la P.A.C. Non qu’on m’ait fait arrêter sur le bord de la route ; non, rien d’ordinaire. Je conduis toujours comme il faut. Un peu vite, sans doute, mais toujours avec une habileté consommée et un sens inné de la route que les flics eux-mêmes reconnaissent. Il n’est pas un seul flic qui ne se délecte d’un Dérapage Contrôlé exécuté avec brio à grande vitesse sur toute la longueur d’une de ces bretelles d’autoroute bordées de feuilles de trèfle.
Peu de gens comprennent la psychologie des rapports avec la police de surveillance des autoroutes. Votre chauffard ordinaire s’affole et se range immédiatement sur le bas côté lorsqu’il aperçoit derrière lui la grosse lumière rouge… et puis ça commence à faire des excuses et à implorer la pitié.
C’est une erreur. Cela fait naître le mépris dans le cœur du cogne. Ce qu’il faut faire, quand vous foncez dans les cent soixante et que vous vous retrouvez soudain pris en chasse par un véhicule de la P.A.C. avec son clignotant rouge, c’est accélérer. Il ne faut jamais se ranger dès le premier coup de sirène. Écrabouillez la pédale et que le sagouin soit obligé de vous pourchasser à deux cents à l’heure jusqu’à la sortie suivante. Il s’accrochera. Mais il ne saura pas comment comprendre le fait que votre clignotant signale que vous allez tourner à droite.
C’est pour lui faire savoir que vous cherchez un endroit propice pour vous arrêter et échanger quelques mots… gardez le clignotant en espérant voir venir une bretelle de sortie, une de ces rampes descendantes avec panneau indiquant « Ne pas dépasser le 40… » et le coup à faire, à ce moment-là, est de quitter soudain l’autoroute et de bondir sur cette descente à pas moins de cent soixante à l’heure.
Votre poursuivant bloquera ses freins à peu près en même temps que vous, seulement il lui faudra un moment avant de se rendre compte qu’il va effectuer à cette vitesse un virage à cent quatre-vingts degrés… alors que vous, vous y serez prêt, concentré sur les vitesses et le jeu foudroyant entre talon et orteil ; et si la chance est bien avec vous, vous vous serez complètement arrêté au bord de la route en haut du virage et attendrez debout à côté de votre automobile quand l’autre arrivera seulement à votre hauteur.
Il ne sera pas raisonnable, pour commencer… mais ça ne fait rien. Laissez-le se calmer. Il voudra parler le premier : laissez-le dire son mot. Il aura la cervelle agitée : il se peut qu’il se mette à baragouiner, ou même à sortir son revolver. Laissez-le sortir tout le paquet ; gardez le sourire. L’idée est de lui faire voir que vous aviez tout le temps la maîtrise complète de vous-même et de votre véhicule – alors que lui avait complètement perdu les pédales.
Ça aide d’avoir un insigne de presse enregistré à la police dans votre portefeuille quand il s’est assez calmé pour vous demander votre permis de conduire. J’en avais un – mais j’avais également une boîte de Budweiser dans la main. Jusqu’à cet instant, je ne m’étais pas rendu compte que j’en tenais une. Je m’étais senti avoir toute la situation bien en main… mais quand en baissant les yeux je vis cette petite bombe rouge et argent débordant de preuve dans ma main, je sus que j’étais baisé…
L’excès de vitesse est une chose, mais la conduite en état d’ivresse est une autre paire de manches. Le flic sembla saisir le fait que j’avais foutu tout mon numéro par terre en oubliant cette boîte de bière. Son visage se détendit, et même il sourit.
Et moi aussi. Parce que nous comprenions l’un et l’autre à cet instant que j’avais gâché complètement mon numéro de bombardier de fête foraine. On s’était tous les deux pissé dessus de frousse pour rien du tout – car la présence de cette botte de bière dans ma main rendait caduque une discussion sur l’excès de vitesse.
Il accepta mon portefeuille ouvert de la main gauche, puis tendit la droite vers la boîte de bière. « Pouvez-vous me donner ça ? demanda-t-il.
— Pourquoi pas ? » fis-je.
Il la prit et la levant entre nous deux, déversa la bière sur la chaussée.
Je souris, indifférent désormais. « Elle était chaude, de toute façon », dis-je. Juste derrière moi, sur le siège arrière de la Shark, je voyais une dizaine de boîtes de Budweiser chaude et une douzaine de pamplemousses environ. Je les avais complètement oubliés, mais maintenant ils étaient trop en évidence pour que lui ou moi puissions les ignorer. Ma culpabilité était tellement flagrante et accablante que toute explication était inutile.
Mon flic s’en rendait bien compte. « Vous êtes conscient, commença-t-il, que c’est un délit de…
— Ouais, je sais. Je suis coupable. Je m’en rends compte. Je savais que c’était un délit, mais je l’ai fait quand même. » Je haussai les épaules. « Merde quoi, pourquoi discuter ? Je ne suis qu’un salaud de criminel.
— Étrange attitude », fit-il.
Je le fixai du regard, voyant pour la première fois que j’avais à faire à un jeune type dans la trentaine et au regard clair, qui semblait faire son travail avec plaisir.
« Vous savez, dit-il, j’ai l’impression que roupiller un coup ne vous ferait pas de mal. » Il opina. « Il y a une aire de repos un peu plus loin. Vous devriez pousser jusque-là et dormir quelques heures. »
Je compris instantanément ce qu’il voulait me dire, mais je secouai la tête pour je ne sais quelle raison démente : « Un roupillon ne servira à rien. Je suis éveillé depuis trop longtemps – trois ou quatre nuits, je ne me rappelle même pas. Si je m’endors maintenant, je vais ronfler pendant vingt heures. »
Grand Dieu, pensai-je. Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce cornichon fait son possible pour être humain ; il pourrait m’emmener droit en taule ; au lieu de ça, il me propose de piquer un somme. Pour l’amour de Dieu, sois d’accord avec lui : Mais oui, sergent, bien sûr je vais profiter de cette aire de repos. Et je ne saurais vous exprimer ma gratitude pour ce répit que vous souhaitez me donner…
Mais non… voilà que j’affirme que s’il me laisse repartir, je vais foncer à tombeau ouvert sur L.A., ce qui est vrai, mais pourquoi le dire ? Pourquoi le pousser à bout ? Ce n’est pas le moment propice pour abattre toutes ses cartes. C’est la Vallée de la Mort… ressaisis-toi.
Bien entendu. Se ressaisir. « Écoutez, fis-je, j’étais à Las Vegas pour couvrir le Mint 400. » J’indiquai l’autocollant € Stationnement V.I.P. » sur mon pare-brise. « Incroyable, ajoutai-je. Toutes ces bécanes et ces buggies qui tournent à grand fracas dans le désert pendant deux jours. Vous y êtes allé ? »
Il souriait, secouant la tête avec une sorte de mélancolie compréhensive. Je le voyais penser. Étais-je dangereux ? Était-il prêt à affronter la mauvaise perte de temps qui résulterait inévitablement s’il m’arrêtait ? Combien d’heures en dehors de son service devrait-il passer à traîner au tribunal en attendant de faire sa déclaration contre moi ? Et quel genre d’avocat monstrueux ferais-je venir pour l’opposer à lui ?
Moi je savais, mais comment aurait-il pu, lui ?
Alors il déclara : « Bien. Alors voilà : je note dans mon carnet, pour l’heure, que je vous ai appréhendé… pour excès de vitesse selon les règlements de circulation, et vous ai conseillé… par l’avis écrit que voici – en me le tendant – de ne pas aller plus loin que l’aire de repos suivante… votre destination déclarée, compris ? Où vous avez l’intention de faire un bon somme… » Il raccrocha son bloc à sa ceinture. « Ai-je été assez clair ? » demanda-t-il en se retournant.
Je haussai les épaules. « A combien est Baker ? J’espérai m’y arrêter pour le déjeuner.
— Ce n’est pas dans mon territoire, répliqua-t-il. L’entrée de la ville est à trois kilomètres cinq cents exactement après l’aire de repos. Pensez-vous y arriver ? » Il fit une grosse grimace en guise de sourire.
« Je vais essayer, repris-je ; ça fait longtemps que je voulais me rendre à Baker. On m’en a beaucoup parlé.
— Excellents fruits de mer, ajouta-t-il ; un type comme vous, vous prendrez probablement du crabe de terre. Essayez au Majestic Diner. »
Je secouais la tête en remontant en voiture, avec l’impression de m’être fait violer. Ce cochon m’avait eu sur tous les fronts, et maintenant il allait se pointer en rigolant doucement à la sortie ouest de la ville, et attendre que je fonce sur L.A.
Je revins sur l’autoroute et dépassai l’aire de repos avant d’atteindre le croisement où je devais tourner à droite pour Baker. En me rapprochant du virage, j’aperçus… Grand Dieu, c’est lui, l’autostoppeur, le même gosse qu’on avait ramassé et terrorisé en descendant sur Vegas. Nos regards se croisèrent quand je ralentis pour tourner. Je fus tenté de faire signe, mais lorsque je le vis laisser retomber son pouce, je me dis, non, ce n’est pas le moment… Dieu seul sait ce que ce gosse a pu raconter sur nous quand il est enfin revenu en ville.
Accélérer. Disparaître à l’instant. Comment être sûr qu’il m’avait reconnu ? Mais on ne pouvait manquer la voiture. Et pour quelle autre raison se serait-il mis à s’éloigner du bord de la route ?
Et tout d’un coup, je me retrouvais avec deux ennemis personnels dans ce bled paumé. Le flic de la P.A.C. me mettrait sûrement le grappin dessus si j’essayais de foncer sur L.A., et ce salopard de stoppeur en langes me ferait pourchasser comme un animal si je restais. (Doux Jésus, Sam ! Le voilà ! Le type dont nous a parlé le gamin ! Il revient !)
D’un côté comme de l’autre, c’était atroce – et si ces prédateurs attardés et vertueux réussissaient à coller ensemble leur bout de l’histoire… ce qui ne manquerait pas d’arriver dans une ville de si petite taille… l’addition serait salée pour moi. Je serais content de quitter cette ville vivant. Passé au goudron et aux plumes et tiré dans le fourgon pénitentiaire par les autochtones en colère…
Ça y était : La crise. Je traversai la ville en un éclair et trouvai une cabine téléphonique entre une station Sinclair et… mais oui… le Majestic Diner. J’envoyai un P.C.V. en urgence à mon avocat à Malibu. Il répondit immédiatement.
« Ils m’ont coincé ! m’écriai-je. Je suis pris au piège à un carrefour puant dans le désert du nom de Baker. Je n’ai pas beaucoup de temps. Les fumiers resserrent l’étau.
— Qui ça ? fit-il. Ta voix a l’air un petit peu parano.
— Espèce de salaud ! hurlai-je. D’abord je me suis fait alpaguer par la P.A.C., et ensuite il y a le gosse qui m’a repéré ! J’ai besoin d’un avocat immédiatement !
— Mais qu’est-ce que tu fais à Baker ? Tu n’as pas reçu mon télégramme ?
— Quoi ? Je me les mets où je pense, tes télégrammes. J’ai des ennuis.
— Tu es censé être à Vegas, répliqua-t-il. Nous avons une suite au Flamingo. J’allais juste partir pour l’aéroport… »
Je m’affalai dans la cabine. C’était trop atroce. Ainsi, j’appelai mon avocat dans un moment de crise terrible, et ce goujat était détraqué par les drogues – il n’était plus qu’une saloperie de légume ! « T’es une vraie ordure, grondai-je, je t’esquinterai le cul pour ça ! Toutes les merdes qu’il y a dans la voiture sont à toi ! Tu piges, ça ? Quand j’aurai fini de déposer mon témoignage ici, tu seras rayé du barreau !
« Espèce de tas de bouse ratiboisé ! gueula-t-il. Je t’ai envoyé un télégramme ! Tu es censé couvrir la Conférence nationale des Procureurs ! J’ai pris toute ? les réservations… loué une Cadillac décapotable blanche… tout le truc est arrangé ! Alors, qu’est-ce que tu branles au milieu de ce foutu désert ? »
Soudain, tout me revint. Mais oui ! Le télégramme. Tout était très clair. Mon esprit retrouva son calme. Je vis toute l’affaire en un éclair. « T’en fais pas, fis-je ; ce n’est qu’une grosse blague. En réalité, je suis assis au bord du bassin au Flamingo. Je te parle par téléphone portatif. Une espèce de nain l’a amené du casino. J’ai un crédit total ! Tu traves ? » Je respirai lourdement, me sentant dingue, et inondant le téléphone de sueur.
« Ne t’approche surtout pas de cet endroit ! criai-je. Les étrangers ne sont pas les bienvenus ici. »
Je raccrochai et allai jusqu’à la voiture en baguenaudant. Enfin, me dis-je. Ainsi va le monde. Toute énergie circule selon les humeurs du Grand Aimant. Ai-je été bête de le défier ! Lui savait. Il a toujours su. C’est Lui qui m’est tombé dessus à Baker. J’avais couru déjà trop loin, alors Il m’a planté… bloquant tous mes itinéraires de fuite, en commençant par les démêlés avec la P.A.C., et poursuivant avec l’apparition de ce répugnant fantôme d’autostoppeur… pour me plonger dans la peur et la confusion.
N’allez jamais contre le Grand Aimant. Je le comprenais enfin… et ce faisant, je fus envahi par une sensation de soulagement quasiment définitif. Oui, voilà, j’allais retourner à Vegas. Glisser entre les pattes du Gosse et confondre la P.A.C. en repartant vers l’Est, et non l’Ouest. Ce serait la manœuvre la plus judicieuse de ma vie. Retourner à Vegas et m’inscrire à la conférence sur les Drogues et les Narcotiques ; moi et mille autres cochons de policiers. Et pourquoi pas ? M’avancer parmi eux avec confiance. Prendre ma chambre au Flamingo et faire envoyer de suite la blanche Cadillac. Faire ça comme il faut ; se souvenir de Horatio Alger…
Je regardai de l’autre côté de la route et vis un panneau annonçant BIÈRE. Merveilleux. Je laissai la Shark près de la cabine téléphonique et traversai l’autoroute en titubant pour entrer dans l’entrepôt de gros matériel. Un Juif surgit de derrière un tas de pignons de chaîne et me demanda ce que je voulais.
« De la Ballantine Ale », dis-je… un très mystique pari à trente contre un pour qu’elle soit inconnue entre Newark et San Francisco.
Il la servit, glacée.
Je me détendis. Tout à coup, tout allait bien, j’allais enfin pouvoir souffler une minute.
Le barman s’approcha de moi en souriant. « Où est-ce qu’tu vas, jeune gars ?
— Las Vegas. »
Il sourit. « Une grande ville, cette Vegas. T’y feras fortune ; t’es le genre.
— Je sais, fis-je ; je suis Scorpion avec double ascendant Scorpion. »
Il paraissait content. Il reprit : « C’est une belle combinaison ; tu ne peux pas perdre. »
Je répliquai en riant : « Vous en faites pas. En fait, je suis le juge d’instruction du comté d’Ignoto. Je suis qu’un brave Américain comme vous. »
Son sourire s’effaça. Avait-il compris ? Je n’en étais pas vraiment sûr. Mais cela importait fort peu à présent. Je m’en retournais à Vegas. Je n’avais pas le choix.