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UNE EXPÉRIENCE TERRIFIANTE

AVEC DES DROGUES

EXTRÊMEMENT DANGEREUSES

 

 

Il n’y avait pas moyen de s’en sortir. Je me levai et assemblai mes bagages. Il était important, me semblait-il, de quitter la ville immédiatement.

Mon avocat parut piger finalement ce qui se passait. Il s’écria : « Attends ! Tu ne peux pas m’abandonner dans cette fosse à serpents ! Cette chambre est à mon nom. » Je haussai les épaules.

« D’accord, nom de Dieu ! dit-il en allant vers le téléphone. Écoute, je vais l’appeler. Je vais nous débarrasser d’elle. » Il hocha la tête. « T’as raison. Cette fille est mon problème. » Je secouai la tête. « Non, c’est déjà allé trop loin. » « Tu ne vaudrais pas deux sous, comme avocat, toi ; répliqua-t-il. Détends-toi, voyons. Je vais arranger ça. »

Il composa le numéro de l’Americana et se fit passer la chambre 1600 : « Salut, Lucy. Ouais, c’est moi. J’ai eu ton message… quoi ? Non, Bon Dieu, j’ai donné à ce salaud une leçon qu’il n’oubliera pas de si tôt… comment ?… Non, pas mort, mais il n’est plus en état d’embêter quiconque pendant un petit moment… ouais, je l’ai laissé sur place ; je lui ai passé une dérouillée, puis je lui ai arraché toutes ses dents… »

Mon Dieu, me dis-je ; c’est atroce d’envoyer une histoire pareille sur quelqu’un qui a la tête bourrée d’acide.

Mais il continuait : « Seulement il y a le problème que voici : il faut que je me taille d’ici au plus vite. Ce salaud a touché un chèque en bois à la réception et l’a endossé à ton nom, comme ça ils vont vous chercher l’un comme l’autre… ouais, je sais bien, mais on ne peut pas juger un livre à sa couverture, Lucy ; certaines personnes sont vraiment pourries jusqu’au fond… enfin bref, tu dois t’abstenir totalement de rappeler ici ; ils rechercheront l’origine de l’appel et te colleront de suite derrière les barreaux… non, je vais m’installer de ce pas au Tropicana ; je t’appellerai de là quand je saurai mon numéro de chambre… ouais, probablement deux heures ; il faut que j’aie l’air de rien, sans ça ils me captureront moi aussi… je pense que j’utiliserai sans doute un autre nom, mais je te le dirai… mais oui, dès que j’aurai une chambre… comment ?… mais bien sûr ; on ira au Circus-Circus pour ne pas manquer le numéro de l’ours polaire : je te garantis que ça te fera déménager sec… »

Il changeait nerveusement l’écouteur d’une oreille à l’autre tout en déblatérant : « Non… écoute, il faut que je file ; je suis à peu près sûr qu’ils écoutent la communication… ouais, je sais, c’était atroce, mais c’est terminé à présent… OH, MON DIEU ! ILS SONT EN TRAIN DE DÉFONCER LA PORTE ! » Il jeta le téléphone par terre et se mit à crier : « Non ! Ne me touchez pas ! Je suis innocent ! C’est Duke ! Je le jure devant Dieu ! » Il projeta d’un coup de pied le téléphone contre le mur, puis se penchant dessus, se remit à hurler : « Non, je ne sais pas où elle est ! Je crois qu’elle est repartie pour le Montana. Vous n’attraperez jamais Lucy ! Elle a filé ! » Il cogna encore une fois le récepteur, puis le ramassant, le tint à une trentaine de centimètres de sa bouche et émit un long grognement chevrotant. « Non ! Non ! Je ne veux pas qu’on m’enfile ça ! » brailla-t-il encore avant de raccrocher sèchement.

« Eh ben, voilà voilà, fit-il calmement. A l’heure qu’il est, elle doit être en train de se jeter la tête la première dans l’incinérateur. » Il sourit. « Ouais, je crois que c’est la dernière fois que nous entendons parler de Lucy. »

Je m’écroulai sur le lit : son numéro m’avait salement secoué. J’avais cru un moment que sa tête avait vraiment pété – et qu’il se croyait attaqué par des ennemis invisibles.

Mais tout s’était calmé dans la chambre. Il s’était rassis, regardait « Mission impossible » et tripotait nonchalamment la pipe à hasch, vide. « Où est notre opium ? » demanda-t-il.

Je lui balançai la sacoche, et lui marmonnai : « Vas-y doucement ; il n’en reste pas beaucoup. »

Il étouffa un rire : « En tant qu’avocat, je te conseille de ne pas t’en faire. » Il montra la salle de bains de la tête. « Sers-toi un coup de ce qu’il y a dans le petit flacon marron qui est dans ma trousse de rasage.

— C’est quoi ?

— De l’adrénochrome, fit-il. Il ne t’en faut pas beaucoup. Juste une pincée de rien du tout. »

Je pris le flacon et y trempai la tête d’une allumette.

« Il n’en faut pas plus, reprit-il ; la mescaline non coupée a l’air d’être du soda au gingembre à côté de ce truc-là. Tu deviens complètement dingue si t’en prends de trop. »

Je passai le bout d’allumette sur ma langue. « Où as-tu trouvé ça ? demandai-je. On ne peut pas en acheter.

— Te tracasse pas ; c’est absolument pur. »

Je hochai la tête tristement : « Seigneur ! Quel monstre de client as-tu dû dénicher ce coup-ci ? Ce truc ne peut provenir que d’une seule source… »

Il opina.

« La glande médullo-surrénale d’un corps humain vivant, dis-je. Ça ne vaut rien si ça vient d’un cadavre.

— Je sais bien, répliqua-t-il. Mais le type n’avait pas d’argent en espèces. C’est un de ces mabouls branchés sur le culte de Satan. Il m’a offert du sang humain – m’a assuré que ça me défoncerait plus que je l’ai jamais été dans ma vie. » Il riait. « J’ai cru qu’il blaguait, et je lui racontai que je préférerais autant avoir une petite trentaine de grammes d’adrénochrome pur – ou alors simplement une glande médullo-surrénale toute fraîche à mâcher ! »

Je sentais déjà la camelote me travailler. La première vague me fit l’impression d’une combinaison de mescaline et de méthédrine. Je me dis que je devrais peut-être aller nager un peu.

Mon avocat continuait : « Ouais, le gars s’était fait pincer pour voies de fait sur des enfants, mais il jurait qu’il n’avait rien fait. " Pourquoi est-ce que j’irais baiser avec des gosses ? disait-il ; ils sont trop étroits ! " » Il eut un haussement d’épaules et poursuivit : « Bon Dieu, que pouvais-je lui rétorquer ? Même un loup-garou a droit de consulter un avocat… Je n’ai pas osé renvoyer ce monstre. Il aurait pu saisir un ouvre-lettres et vouloir me sortir ma glande pinéale.

— Pourquoi pas ? fis-je. Il est probable que Melvin Belli[22] se serait occupé de lui pour une affaire comme ça. » J’opinai du chef, à peine capable de parler à présent. J’avais la sensation que mon corps avait été branché à même une prise de 220. Je finis par bafouiller : « Merde alors, on devrait se trouver une ration de ce bidule. Juste pour en bouffer une grosse poignée et voir ce qui se passe.

— Une poignée de quoi ?

— D’extrait de glande pinéale. »

Il me dévisagea et répliqua : Ah oui ! En voilà, une fameuse idée ! Une pincée de cette merde te transformerait en une abomination sortie d’une encyclopédie médicale ! Mon pote, ta tête deviendrait aussi grosse qu’une pastèque, tu prendrais probablement cinquante kilos en deux heures… il te pousserait des griffes, des verrues suppurant le sang, et puis tu remarquerais qu’une demi-douzaine d’énormes mamelons poilus sont en train d’enfler sur ton dos… » Il secoua la tête résolument. « Mon vieux, j’essaye tout ou à peu près ; mais je préfère aller en enfer que toucher à une glande pinéale.

A Noël dernier, quelqu’un m’a donné tout un plant de Jimson weed – il pesait bien un kilo ; assez pour une année – mais j’ai bouffé toute la saloperie en vingt minutes ! »

Je me penchai vers lui, suivant ses paroles avec une attention soutenue. La moindre de ses hésitations me donnait envie de l’attraper par le gosier pour le forcer à parler plus vite. « Exactement ! m’exclamai-je vivement. Du Jimson weed ! Et alors ?

— Heureusement, j’ai vomi presque tout immédiatement. Mais même comme ça, j’ai été aveugle pendant trois jours. Bon sang, je n’étais même plus capable de marcher ! Tout mon corps était comme de la cire. J’étais dans un si piteux état qu’on a dû me ramener au ranch dans une brouette… on m’a raconté que je tentais de parler, mais que ce qui sortait ressemblait plus à des cris de raton laveur.

— Fantastique », dis-je. Mais c’est à peine si je parvenais à l’entendre. J’étais tellement sous tension que mes doigts grattaient irrésistiblement le dessus de lit et l’arrachaient de sous moi tandis qu’il parlait. J’avais les talons enfoncés dans le matelas, et les deux genoux bloqués… Je sentais mes globes oculaires enfler et près de sauter de leur orbite.

« Finis donc cette putain d’histoire ! grognai-je. Que s’est-il passé ? Et les glandes ? »

Il se recula, tout en gardant un œil sur moi pendant qu’il traversait la pièce. « Faudrait peut-être que tu boives encore un coup, fit-il avec nervosité. Crénom, t’es vraiment dépassé par cette camelote, pas vrai ? »

Je tentai de sourire. « Oh… peut pas être pire… non, ça c’est le pire… » J’avais du mal à remuer les mâchoires ; j’avais l’impression que ma langue était du magnésium incandescent. « Non… pas de quoi s’en faire, sifflai-je entre mes dents ; simplement si tu pouvais… me pousser dans la piscine, ou quelque chose comme ça…

— Nom de Dieu ! fit-il. T’en as pris trop. T’es sur le point d’exploser. Seigneur, regarde ta figure ! »

Je ne pouvais plus bouger. Paralysie totale à présent. Chaque muscle de mon corps était contracté. Je ne pouvais même pas remuer les yeux, encore moins tourner la tête ou parler.

« Ça ne va pas durer longtemps, reprit-il ; c’est la première poussée qui est la pire. Suffit que tu tiennes tête à cette saleté. Si je te mettais dans la piscine tout de suite, tu coulerais comme une pierre. »

La mort. J’en étais sûr. Mes poumons eux-mêmes ne semblaient plus fonctionner. J’avais besoin qu’on me fasse de la respiration artificielle, mais j’étais incapable d’ouvrir la bouche pour le demander. J’allais mourir. Gisant sur ce lit, incapable de bouger… eh bien, au moins, ça ne fait pas mal. Je vais probablement perdre conscience dans quelques secondes, et puis après, peu importe.

Mon avocat était retourné voir la télévision. Il y avait à nouveau des informations. Le visage de Nixon emplissait le petit écran, mais son discours était irrémédiablement défiguré. « Sacrifice » était le seul mot que je distingue. A n’en plus finir : « Sacrifice… sacrifice… sacrifice… »

Je m’entendais respirer lourdement. Mon avocat parut le remarquer. « Détends-toi encore, fit-il par-dessus son épaule sans me regarder. N’essaye pas de lutter contre, sans ça, tu vas t’attraper des bulles dans le cerveau… des congestions cérébrales, des anévrismes… tu vas te flétrir et crever. » Il faufila sa main vers la télévision pour changer de chaîne.

 

Il était minuit passé lorsque je fus en mesure de reparler et de rebouger… mais cette drogue ne m’avait pas pour autant lâché : j’étais seulement descendu de 220 de voltage à 110. Je bafouillai tant mes nerfs étaient détraqués, me démenant dans la chambre comme un fauve, suant à grosses gouttes et incapable de me concentrer sur la moindre pensée plus de deux ou trois secondes à la fois.

Mon avocat reposa le téléphone après avoir passé plusieurs appels. « On ne peut trouver du saumon frais que dans un seul endroit, déclara-t-il et c’est fermé le dimanche.

— Évidemment, fis-je sèchement ; ces sales fanas de Jésus ! Ils se multiplient comme des rats ! »

Il m’inspecta d’un air étrange.

« Et Processus[23] ? repris-je. Est-ce qu’ils n’ont pas un endroit à eux aussi ? Peut-être un charcutier ou autre chose ? Avec quelques tables à l’arrière ? Ils ont un menu formidable à Londres. J’y ai mangé une fois ; leur nourriture est incroyable…

— Ressaisis-toi, fit-il. Ne te risque pas à simplement mentionner Processus dans cette ville.

— Tu as raison, dis-je. Appelle l’inspecteur Bloor. Il s’y connaît en nourriture. Je crois qu’il a une liste.

— Mieux vaut appeler le service de l’hôtel, dit-il. On a du crabe à la loulou et un litre de muscat des Frères Chrétiens pour à peu près vingt dollars.

— Ah non ! m’exclamai-je. Il faut que nous sortions d’ici. J’ai besoin d’air. Faisons un saut à Reno pour manger une grande salade au thon… bon sang, ça ne sera pas long. Ça n’est qu’à six cent cinquante kilomètres ; il n’y a pas de circulation sur ces routes du désert…

— N’y pense pas, dit-il ; c’est territoire militaire. Essais de bombes, gaz toxiques – on n’y arriverait jamais. »

Nous nous retrouvâmes dans un endroit dénommé Le Grand Saut, à mi-chemin du centre-ville. Je pris un « steak new-yorkais » à un dollar quatre-vingt-huit. Mon avocat commanda le « Mélange Repaire du Coyote » à deux dollars neuf… après quoi nous descendîmes un pot de mauvais café « Golden West » tout en observant quatre gonzes du genre cow-boy complètement pintés tuer à moitié à coups de pieds une tantouze derrière les billards électriques.

« L’action ne s’arrête jamais dans cette ville, fit remarquer mon avocat tandis que nous rejoignons pesamment la voiture. Un type qui aurait les contacts qu’il faut pourrait sans doute ramasser tout ce qu’il voudrait comme adrénochrome fraîche, s’il restait dans le coin un bout de temps. »

J’acquiesçai, mais je n’avais pas encore tout à fait récupéré, à ce moment-là. Je n’avais pas dormi depuis quelque chose comme quatre-vingts heures, et cette terrifiante épreuve avec la drogue m’avait laissé complètement épuisé… le lendemain, il faudrait redevenir sérieux. Il était prévu que la conférence sur les drogues démarrerait à midi… et nous ne savions pas encore de manière sûre comment nous nous en sortirions. Aussi nous revînmes à l’hôtel et regardâmes un film d’horreur britannique au dernier programme.