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DÉBANDADE SUR PARADISE BOULEVARD

 

 

Note de l’éditeur :

 

Arrivé à ce point dans le déroulement chronologique de cette histoire, le docteur Duke semble avoir complètement perdu les Pédales. Le manuscrit original devient ici tellement morcelé que nous avons été dans l’obligation de ressortir l’enregistrement original et de le transcrire textuellement. Nous n’avons aucunement essayé de remanier cette partie, et le docteur Duke refusa même de la relire. Il n’y avait pas moyen de l’atteindre. La seule adresse, le seul contact que nous ayons eu à cette période était une cabine téléphonique ambulante circulant sur l’Autoroute 61 et toutes les tentatives pour entrer en contact avec Duke par ce numéro s’avérèrent vaines.

Dans l’intérêt de la pureté journalistique, nous publions le chapitre suivant tel qu’il figure sur la bande magnétique – une des nombreuses bandes que le docteur Duke nous avait remises en même temps que son manuscrit pour vérifier celui-ci. A en suivre cette bande, cette partie fait suite à un épisode mettant en scène Duke, son avocat et la serveuse d’un restaurant de nuit à Vegas Nord. La raison d’être de l’affaire suivante paraît fondée sur la conviction, partagée par Duke et son avocat, qu’il faudrait pour dénicher le Rêve Américain s’enfoncer bien plus loin que les lugubres confins de la conférence des Procureurs sur les narcotiques et les drogues dangereuses. Cette transcription commence quelque part à la périphérie nord-est de Las Vegas – alors que la Baleine Blanche fonce sur Paradise Road…

Av. : A droite, c’est Boulder City. C’est une ville, ça ?

Duke : Ouais.

Av. : Allons à Boulder City, alors.

Duke : D’accord. Arrêtons-nous quelque part pour prendre un café…

Av. : Tiens, là : Chez Terry, au Taco US. Je m’enfilerais bien un taco. Cinq pour un dollar.

Duke : Ça ne me dit rien de bon. J’aimerais mieux aller quelque part où ils en vendent un pour cinquante cents.

Av. : Non, non… c’est peut-être notre dernière chance de manger des tacos.

Duke :… Moi, je veux du café.

Av. : Moi, je veux des tacos…

Duke : Cinq pour un dollar, c’est comme… cinq hamburgers pour un dollar.

Av. : Mais non… ne juge pas les tacos par leur prix.

Duke : Tu crois que tu pourrais marchander ?

Av. : Pas impossible. Ils ont un hamburger à vingt-neuf cents. Et les tacos sont à vingt-neuf cents. Ils vendent de la bouffe pas cher, voilà tout.

Duke : Va marchander avec eux…

(Sons inaudibles ici. N. d. E.)

Av. :… Salut.

Serveuse : Qu’est-ce que je vous sers ?

Av. : Dites, vous avez des tacos, ici ? C’est des tacos mexicains ou rien que des ordinaires ? Je veux dire, il y a du piment dedans et des trucs comme ça ?

Serv. : Il y a du fromage et de la laitue, et il y a de la sauce, vous savez, qu’on met dessus.

Av. : Je veux dire, est-ce que vous garantissez que ce sont d’authentiques tacos mexicains ?

Serv. :… je sais pas. Hé, Lou, c’est d’authentiques tacos mexicains qu’on a ?

Voix de femme parvenant de la cuisine : Quoi ?

Serv. : Authentiques tacos mexicains ?

Lou : On a des tacos. Je sais pas à quel point ils sont mexicains.

Av. : Ouais, ben, je veux uniquement être sûr qu’on me refile ce pour quoi je paie. Alors, c’est cinq pour un dollar, hein ? J’en prends cinq.

Duke ; Taco Burger, qu’est-ce que c’est que ça ?

(Bruit de camions à moteur Diesel. N. d. E.)

Av. : C’est un hamburger avec un taco au milieu.

Serv. :… au lieu d’être dans une crêpe.

Duke : Un taco sur canapé.

Av. : J’parie que vos tacos sont uniquement du hamburger dans une crêpe au lieu d’être dans un petit pain.

Serv. : J’en sais rien…

Av. : Vous débutez dans ce boulot ?

Serv. : Aujourd’hui.

Av. : Il me semblait bien, je vous avais jamais vue avant. Vous allez en classe dans le coin ?

Serv. : Non, je vais pas en classe.

Av. : Oh ! Pourquoi pas ? Vous êtes malade ?

Duke : Ne l’écoutez pas. On est là pour les tacos.

(Pause.)

Av. : En tant qu’avocat, je te conseille de prendre le chiliburger. C’est un hamburger avec du piment.

Duke : Trop lourd pour moi.

Av. : Eh ben alors, je te conseille de prendre un taco burger, essaye ça.

Duke :… le taco contient de la viande. C’est ce que je vais prendre. Et du café aussi. Tout de suite. Que je puisse le boire pendant que j’attends.

Serv. : C’est tout ce que vous voulez, un taco burger ?

Duke : Bon eh bien, je vais essayer ça, et j’en voudrai peut-être un autre.

Av. : Vos yeux sont bleus ou verts ?

Serv. : Pardon ?

Av. : Bleus ou verts ?

Serv. : Ils changent.

Av. : Comme un lézard ?

Serv. : Comme un chat.

Av. : Ah oui, c’est de peau que le lézard change de couleur…

Serv. : Quelque chose à boire ?

Av. : De la bière. D’ailleurs j’en ai dans la voiture. Des tonnes. Tout le siège arrière en est couvert.

Duke : J’aime pas mélanger la noix de coco avec la bière et les hamburgers.

Av. : Bon allez, défonçons ces salopards… en plein sur l’autoroute… Boulder City est dans les parages, non ?

Serv. : Boulder City ? Vous voulez du sucre ?

Duke : Ouais.

Av. : Nous sommes dans Boulder City, hein ? Ou pas loin ?

Duke : Je sais pas.

Serv. : Tenez, c’est marqué là, sur le panneau : Boulder City, voyez ? Vous n’êtes pas du Nevada ?

Av. : Non. C’est la première fois qu’on vient ici. On fait que passer.

Serv. : Vous n’avez qu’à suivre cette route, là.

Av. : Il se passe des trucs là-bas, à Boulder City ?

Serv. : Ne me demandez pas à moi. Je ne…

Av. : Il y a du jeu là-bas ?

Serv. : J’en sais rien, c’est qu’une petite ville.

Duke : Où est le casino ?

Serv. : Je sais pas.

Av. : Mais dites donc, d’où est-ce que vous êtes ?

Serv. : New York.

Av. : Et ça fait qu’un jour que vous êtes ici ?

Serv. : Non, ça fait un moment que je suis là.

Av. : Mais où est-ce que vous allez par ici ? Par exemple si vous voulez aller nager ou quelque chose comme ça ?

Serv. : Dans ma cour, derrière.

Av. : Quelle adresse ?

Serv. : Ben, allez à… euh… la piscine n’est pas encore ouverte.

Av. : Il faut que je vous explique, il faut que je vous sorte tout le truc en vitesse si je peux. Nous sommes en quête du Rêve Américain, et on nous a dit qu’il était quelque part par ici… Voyez, c’est ça qu’on cherche ici, parce qu’on nous a envoyé jusqu’ici depuis San Francisco pour le chercher. C’est pour ça qu’on nous a donné cette Cadillac blanche, ils se sont dit qu’on pourrait le rattraper là-dedans…

Serv. : Hé, Lou, tu sais où se trouve le Rêve Américain ?

Av. : (à Duke) Elle demande à la cuisinière si elle sait où se trouve le Rêve Américain.

Serv. : Cinq tacos, et un taco burger. Tu sais où se trouve le Rêve Américain ?

Lou : Qu’est-ce que c’est ? C’est quoi ?

Av. : Ben justement, on sait pas, c’est un magazine de San Francisco qui nous a envoyés ici pour chercher le Rêve Américain, pour faire un reportage dessus.

Lou : Oh, vous voulez dire un endroit.

Av. : Un endroit appelé le Rêve Américain.

Lou : Est-ce que c’est l’ancien club psychiatrique ?

Serv. : Je pense.

Av. : L’ancien club psychiatrique ?

Lou : Ancien club psychiatrique, ça se trouve dans Para-dise… Mais vous êtes sérieux, les gars ?

Av. : Oh, je vous jure, visez la bagnole, je veux dire quoi, est-ce que j’ai une tête à posséder une voiture pareille ?

Lou : Est-ce que ça pourrait être l’ancien club psychiatrique ? C’était une discothèque…

Av. : C’est peut-être ça.

Serv. : C’est dans Paradise et ensuite ?

Lou : C’est Ross Allen qui avait l’ancien club psychiatrique. Il s’en occupe encore actuellement ?

Duke : Je sais pas.

Av. : Tout ce qu’on nous a dit, c’est : partez et trouvez le Rêve Américain. Prenez cette Cadillac blanche et allez trouver le Rêve Américain. Il est quelque part dans le coin de Las Vegas.

Lou : Ça ne peut être que l’ancien…

Av. :… et c’est bête comme histoire à faire, mais vous savez, c’est pour ça qu’on nous paie.

Lou : Vous prenez des photos, ou bien…

Av. : Non, non – pas de photos.

Lou :… alors c’est quelqu’un qui vous a envoyés courir après la lune ?

Av. : C’est une espèce de course à la lune, plus ou moins, mais en ce qui nous concerne personnellement, nous sommes sacrément sérieux.

Lou : Cela ne peut être que l’ancien club psychiatrique, mais les seuls gens qui le fréquentent sont une bande de fougueurs, de traficoteurs, de planeurs et de dégommeurs et tout le saint-frusquin.

Av. : C’est peut-être ça. C’est une boîte de nuit ou un truc de jour ?…

Lou : Oh, mon chou, ça n’arrête jamais. Mais c’est pas un casino.

Duke : Mais c’est quoi comme endroit ?

Lou : C’est dans Paradise, euh, l’ancien club psychiatrique est dans Paradise.

Av. : Mais ça s’appelle comme ça, l’ancien club psychiatrique ?

Lou : Non, c’est comme ça que ça s’appelait, mais quelqu’un l’a racheté… mais je n’avais pas entendu dire que ça s’appelait maintenant le Rêve Américain, c’est quelque chose qui ressemblait à, qui avait à voir avec euh… c’est une boîte psychiatrique, où traînent tous les drogués.

Av. : Une boîte psychiatrique ? Vous voulez dire comme un hôpital psychiatrique ?

Lou : Non mon chou, je veux dire là où se retrouvent tous les trafiquants et tous les fourgueurs de came et tout le monde. C’est un endroit où vont tous les gosses quand ils ne tiennent plus debout et tout et tout… mais ça s’appelle pas comme vous dites, le Rêve Américain.

Av. : Est-ce que vous avez une idée sur comment ça s’appelle ? Ou à peu près où ça se trouve ?

Lou : Juste au coin de Paradise et Eastern.

Serv. : Mais Paradise et Eastern sont parallèles.

Lou : Ouais, mais je sais que je quitte Eastern, puis que je prends Paradise…

Serv. : Ouais je sais où, mais alors ça veut dire que c’est après Paradise de l’autre côté du Flamingo, tout droit là. Je crois qu’on vous a refilé un…

Av. : Nous sommes au Flamingo. Je crois que cet endroit que vous dites et la façon que vous le décrivez, je crois que ça doit être ça.

Lou : C’est pas une boîte pour touristes.

Av. : Ben justement, c’est pour ça qu’on m’a envoyé. Lui, c’est l’écrivain : moi, je suis le garde du corps. Parce que je pense que ça va être…

Lou : Ces types sont dingos… ces gosses sont dingos.

Av. : Ça fait rien.

Serv. : Ouais, y’a de nouvelles lois.

Duke : Violence vingt-quatre heures sur, vingt-quatre ? C’est bien ça ?

Lou : Exactement. Bon alors, vous avez le Flamingo… Oh, je peux pas vous expliquer comme ça ; je vous indiquerai mieux comme je fais. Dès la première station-service juste après, vous avez le Tropicana. Vous tournez à droite.

Av. : Tropicana et à droite.

Lou : A la première station-service, c’est le Tropicana. Vous tournez à droite après le Tropicana et vous partez par là… droite après le Tropicana, droite dans Paradise, et vous verrez un gros immeuble noir, c’est peint tout en noir et ça a vraiment une drôle d’allure.

Av. : Tropicana à droite, Paradise à droite, bâtiment noir…

Lou : Et il y a un panneau sur le côté de la maison qui indique : club psychiatrique, mais ils sont en train de transformer complètement et tout et tout.

Av. : Entendu, c’est pas très loin…

Lou : Si j’peux encore faire quelque chose pour toi, mon chou… mais je sais même pas si c’est ça ou pas. Mais il me semble que oui. Je crois bien que vous êtes sur la bonne piste, les gars.

Av. : C’est bon. C’est le meilleur renseignement qu’on nous donne depuis deux jours où on demande aux gens de tous les côtés.

Lou :… Je pourrais passer un ou deux coups de fil et m’en assurer pour de bon.

Av. : Vraiment ?

Lou : Mais oui, je vais appeler Allen pour lui demander.

Av. : Crénom, je vous serais vraiment reconnaissant.

Serv. : Quand vous allez sur le Tropicana, c’est pas la première station-service, mais la seconde.

Lou : Il y a un grand panneau au bout de la rue là, c’est marqué Tropicana Avenue. Prenez à droite, et quand vous arrivez sur Paradise, prenez encore à droite.

Av. : Entendu. Grande maison noire, juste dans Paradise : violence et drogues vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

Serv. : Vous voyez, voici le Tropicana, et voici Boulder Highway qui passe tout bien droit comme ça.

Duke : Eh ben alors, c’est assez loin vers le centre ville.

Serv. : Ben, y’a Paradise qui se divise quelque part par là. Ça, c’est Paradise. Ouais, voilà, on est là. Vous voyez, ça c’est Boulder Highway… et le Tropicana.

Lou : Ben, c’est pas ça, le barman de là est porté sur l’herbe, lui aussi…

Av. : Ouais, enfin, c’est une indication.

Lou : Vous ne regretterez pas de vous être arrêtés ici, les gars.

Duke : Seulement si on trouve.

Av. : Seulement si nous écrivons l’article et qu’il passe.

Serv. : Ben, pourquoi est-ce que vous rentrez pas vous asseoir un petit moment ?

Duke : On essaye de prendre autant de soleil que possible.

Av. : Elle va passer un coup de fil pour savoir où ça se trouve.

Duke : Oh. Bon, d’accord, entrons.

Note de l’éditeur (suite) :

Il a été impossible de transcrire la suite de l’enregistrement sur cassettes en raison d’une croûte de liquide visqueux derrière les têtes de lecture. Les sons inaudibles présentent cependant une certaine continuité indiquant que presque deux heures plus tard, le docteur Duke et son avocat finirent par localiser ce qui restait de l’ancien club psychiatrique : une énorme dalle de ciment fendu et desséché au milieu d’un terrain vague envahi par les hautes herbes. Le propriétaire d’une station-service de l’autre côté de la rue déclara que « ça avait brûlé complètement environ trois ans auparavant ».