4

 

MUSIQUE HIDEUSE

ET COUPS DE FEU EN PAGAILLE…

TRÈS MAUVAISES VIBRATIONS

UN SAMEDI SOIR A VEGAS

 

 

Ce n’est qu’à la nuit tombante que nous parvînmes à mettre les pieds dans notre suite, et mon avocat appela le service sans tarder pour commander quatre sandwichs club, quatre salades de crevettes, un litre de rhum et neuf pamplemousses frais. « C’est pour les vitamines C, expliqua-t-il ; nous devons en prendre le plus possible. »

J’en fus d’accord. A présent, la boisson commençait à couper l’acide et mes hallucinations étaient redevenues tolérables. Le garçon de service avait bien dans les traits du visage un vague aspect reptilien, mais j’en avais fini de voir d’énormes ptérodactyles patauger dans les couloirs au milieu de mares de sang frais. Le seul problème restant était une gigantesque enseigne au néon à l’extérieur de la fenêtre qui nous bloquait la vue sur les montagnes – des millions de boules de couleurs qui filaient en tout sens selon un tracé extrêmement compliqué, un filigrane d’étranges symboles émettant un fort bourdonnement…

« Regarde dehors, fis-je.

— Pourquoi ?

— Il y a un énorme… engin dans le ciel… une sorte de serpent électrique… qui nous fonce droit dessus.

— Eh bien, tire ! répliqua mon avocat.

— Minute. Je veux étudier ses mœurs. »

Il s’avança jusqu’à l’angle et tira sur la chaîne pour fermer les doubles rideaux. « Écoute, tu vas arrêter de parler de serpents et de sangsues et de lézards et de tout ça. Ça me rend malade.

— T’en fais pas, dis-je.

— M’en faire ? Doux Seigneur, mais j’ai failli devenir dingue quand on était au bar. On ne pourra plus y retourner – après la scène que t’as faite au bureau de presse.

— Quelle scène ?

— Espèce de salopard ! Il a suffi que je te laisse seul trois minutes ! Tu leur as filé la chiasse tellement tu leur as fait peur ! Faire tournoyer un épissoir au-dessus des têtes en gueulant après des reptiles ! T’as eu de la chance que je revienne à temps. Ils s’apprêtaient à appeler les flics. Je leur ai raconté que tu étais seulement saoul et que j’allais t’emmener dans ta chambre pour te faire prendre une douche froide. Bon sang, ils ne nous ont donné les passes de presse que pour être débarrassé de toi. »

Il faisait les cent pas nerveusement. « Bon Dieu, cette scène m’a complètement fait redescendre ! Il me faut reprendre quelques drogues. Qu’est-ce que t’as fait de la mescaline ?

— Le sac de voyage », fis-je.

Il ouvrit le sac et s’avala deux pastilles pendant que je mettais le magnéto en route. Il ajouta : « Mais toi, tu ne devrais peut-être en avaler qu’une seule. L’acide te travaille encore. »

Je fus d’accord, et dis : « Il faut que nous soyons sur la piste avant qu’il fasse complètement nuit. Mais nous avons le temps de regarder les informations à la télé. On n’a qu’à vider un demi-pamplemousse et se faire un bon petit punch au rhum, et y ajouter un petit buvard peut-être bien… Où est la bagnole ?

— Nous l’avons confié à quelqu’un du parc de stationnement. J’ai le ticket dans ma mallette.

— Quel est le numéro ? Je vais appeler, leur dire qu’ils lavent cette saloperie de tacot, pour enlever toute la poussière.

— Bonne idée, fit-il ; mais il ne put retrouver le ticket.

— Voilà, on est baisés, fis-je. On ne les convaincra jamais de nous donner la voiture sans le reçu. »

Il réfléchit quelques instants, puis prit le téléphone et demanda le garage. « C’est le docteur Gonzo, au 850. Je crois que j’ai perdu le reçu de stationnement de ma décapotable rouge que je vous ai laissée, mais je voudrais que vous laviez la voiture et qu’elle soit prête dans trente minutes. Pouvez-vous m’envoyer un double du reçu ?… Comment ?… Oh !… Eh bien, parfait. » Il raccrocha et saisit la pipe de hasch. « Aucun problème. Le type dit se rappeler de ma tête.

— Ben tiens ! Ils vont probablement avoir un grand filet pour nous tomber dessus quand on se ramènera. »

Il secoua la tête. « En tant qu’avocat, je te conseille de ne pas t’en faire pour moi. »

Les informations télé parlaient de l’invasion du Laos – une série de désastres atroces : explosions et débris tordus, humains fuyant de terreur, généraux du Pentagone bafouillant des mensonges insensés. « Arrête cette merde ! s’écria mon avocat. Sortons d’ici ! »

Sage décision. Quelques instants après avoir repris la voiture, mon avocat tomba dans le coma à cause des drogues et brûla un feu rouge sur l’avenue principale avant que j’aie pu reprendre les choses en main. Je le calai sur le siège et pris moi-même le volant… je me sentais bien, très net. Dans la circulation qui nous entourait, je voyais les gens parler et j’aurais voulu entendre ce qu’ils disaient. Tous. Mais le microcanon était dans le coffre et je décidai de l’y laisser. Las Vegas n’est pas le genre de ville où on peut descendre l’avenue principale en pointant sur les gens un instrument noir en forme de bazooka.

Plus fort, la radio. Plus fort, le magnéto. Regard planté dans le soleil qui se couche. Vitres descendues pour mieux humer le vent frais du désert. Ah oui ! Y’a rien de mieux. Contrôle total à présent. Rouler sur la grande voie de Las Vegas un samedi soir, deux bons vieux pères dans une décapotable rouge sang… défoncés, démontés, déglingués… De Vrais Braves.

 

 

Seigneur Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette musique atroce ? « L’hymne guerrier du lieutenant Calley » :

 

… et nous marchons sans arrêter… Et quand j’atteins enfin le campement, dans ce pays au-delà du soleil, le commandant en chef me demande…

(Qu’est-ce qu’il t’a demandé, mon gros ?)

… Tes-tu battu ou t’es-tu enfui ?

(et que lui as-tu répondu, mon gros ?)

… Nous n’avons négligé aucun moyen de riposte contre le feu de leurs armes.

 

Ah non ! Il n’est pas possible qu’on entende ça ! Ça doit être la drogue. Un coup d’œil à mon avocat mais je vis que son regard était perdu dans le ciel et qu’il était depuis longtemps parti dans ce campement au-delà du soleil. Dieu merci, il n’entend pas cette musique, me dis-je. Sinon, il aurait une crise de rage raciste.

La chanson eut la clémence de finir. Mais ma belle humeur était déjà fichue… et voilà que le jus du cactus infernal se mettait de la partie, me plongeant dans une frousse subhumaine tandis que nous arrivions brusquement au virage vers le club de tir du Mint. « 1600 mètres » annonçait le panneau. Mais déjà là, on entendait le crachement aigu des moteurs à deux temps des bécanes qui chauffaient… bientôt suivi, en approchant, d’un bruit d’une autre sorte.

Des coups de feu ! On ne peut pas confondre ces explosions creuses.

J’arrêtai la voiture. Malheur ! Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Je remontai toutes les vitres et descendis tout doucement la route de gravier, tout rapetissé derrière le volant… pour voir finalement une douzaine de silhouettes qui pointaient des fusils en l’air et tiraient à intervalles réguliers.

Debout sur une dalle de ciment en plein milieu d’un désert où ne pousse que le prosopis, dans cette petite oasis rabougrie perdue au nord de Vegas, ils étaient agglomérés avec leurs fusils… à une cinquantaine de mètres d’une maison-blockhaus à un étage qu’ombrageaient à demi dix ou douze arbres et qu’entouraient voitures de police, remorques à bécanes et motos.

Mais bien sûr. Le club de tir du Mint ! Ces mabouls ne laissaient rien déranger leur entraînement. Il y avait là une centaine de motocyclistes, de mécaniciens et divers acolytes qui tournaient en rond autour des fosses de réparation, s’inscrivant à la course du lendemain, se descendant oisivement des bières et évaluant les engins des uns et des autres – et au milieu de tout ça, insensibles à tout sauf aux pigeons d’argile qui fusaient des trappes à peu près toutes les cinq secondes, les tireurs qui faisaient immanquablement mouche.

Ma foi ! pourquoi pas ? Le tir apportait un certain rythme – une sorte de partition de basse continue – aux aigus chaotiques des cylindres. Je stationnai la voiture et, y laissant mon avocat dans son coma, me perdis dans la foule.

Je m’achetai une bière et me mis à observer les bécanes qui s’inscrivaient. Beaucoup de Husquavarnas 405, des boules de feu suédoises super-gonflées… ainsi que de nombreuses Yamahas, Kawasakis, quelques Triumphs 500, des Maicos, ici et là une CZ, une Pursang… toutes des bécanes très rapides et super-légères faites pour la gadoue. Pas de pétoires basses sur pattes dans le tas, pas même une moto de sport… ce qui serait comme faire courir notre Great Red Shark dans une compétition de buggies.

C’est peut-être ce que je devrais faire, pensai-je. Inscrire mon avocat comme conducteur, puis l’envoyer sur la ligne de départ avec la tête bourrée d’éther et d’acide. Comment se dépatouilleraient-ils ?

Personne n’oserait se lancer sur la piste avec un dingo pareil. Il partirait en tonneau au premier virage et faucherait quatre ou cinq buggies – du vrai kamikaze.

« C’est combien, pour s’inscrire ? demandai-je à l’employé.

— Deux cinquante, répondit-il.

— Et si je vous disais que j’ai une Vincent Black Shadow ? »

Il leva les yeux vers moi, muet, inamical, et je notai qu’il portait à la ceinture un revolver. 38. « Enfin, n’y pensons plus ; de toute façon, mon motard est malade. »

Ses yeux rétrécirent. « Ton motard n’est pas le seul à être malade ici, mon pote.

— Il a un os dans la gorge, dis-je.

— Quoi ? »

Le type enlaidissait à vue d’œil, mais il détourna soudain le regard. Il fixait quelque chose d’autre…

Mon avocat, sans ses lunettes de soleil danoises, sans sa chemise Acapulco… un individu à l’air complètement fou, à moitié à poil et respirant bruyamment.

« Qu’est-ce qui cloche ici ? lâcha-t-il dans un croassement. Ce monsieur est mon client : êtes-vous prêt à affronter les tribunaux ? »

Je l’agrippai par l’épaule et lui fis doucement faire demi-tour. « Ça fait rien, lui dis-je ; c’est la Black Shadow – ils n’en veulent pas.

— Non mais attends un peu ! gueula-t-il. Qu’est-ce que ça veut dire, ils n’en veulent pas ? As-tu conclu quelque chose avec ces sagouins ?

— Sûrement pas, répondis-je en le poussant vers le portail. Mais tu remarqueras que tout le monde est armé. Nous sommes les seuls ici à ne pas avoir d’armes. Est-ce que tu n’entends pas ces coups de feu là-bas ? »

Il s’immobilisa, écouta un instant, puis prit tout d’un coup ses jambes à son cou vers la voiture. « Bande de dégénérés ! cria-t-il par-dessus son épaule. Nous reviendrons ! »

Lorsque nous eûmes ramené la Shark sur l’autoroute, il était de nouveau capable de parler. « Mon Dieu mon Dieu ! Comment sommes-nous venus nous fourrer chez ces fanas fadas ? Tirons-nous de cette putain de ville. Ces vermicelles auraient voulu nous tuer ! »