LUCY LA FAROUCHE…
« DENTS COMME DES BALLES DE BASE-BALL,
YEUX COMME DE LA GELÉE INCANDESCENTE »
Je tendis mon sac au petit gars qui grimpa vers les étages, lui demandant de m’apporter un litre de Wild Turkey et deux flacons de Bacardi Anejo, accompagnés d’assez de glace pour la nuit.
Notre chambre était située dans une des ailes les plus éloignées du Flamingo, qui en fait d’hôtel était bien plutôt une sorte d’énorme club Playboy de moindre envergure au milieu du désert. Quelque chose comme neuf ailes séparées, avec piscines et passerelles les reliant entre elles – un complexe étendu, découpé en tranches par un labyrinthe de rampes et d’avenues pour voitures. Cela me prit une vingtaine de minutes pour aller de la réception à l’aile éloignée qui nous avait été attribuée.
J’avais dans l’idée de m’installer dans ma chambre, de prendre livraison de mes bagages et de la gnole que j’avais commandée, puis de me fumer mon dernier gros morceau de Gris de Singapour tout en regardant Walter Cronkite[18] à la télévision, en attendant que mon avocat arrive. J’avais besoin de faire cette pause, besoin de ces instants de paix et de protection, avant de se taper la conférence, qui allait être tout à fait d’un genre différent du Mint 400. Là, il s’agissait d’observer, tandis qu’ici, il faudrait participer – et prendre une Position tout à fait particulière. Au Mint 400, nous avions affaire essentiellement à un public simpatico, et si notre conduite avait été grossière et scandaleuse… ma foi, ce n’était qu’une question de degré.
Mais cette fois-ci, notre seule présence serait un scandale. Nous allions assister à la conférence sous de faux prétextes et, dès le départ, nous serions confrontés à un public réuni dans le but déclaré de mettre en taule les gens de notre espèce. C’était nous la Menace – non pas déguisée, mais des intoxiqués aveuglants de culpabilité, dotés d’un numéro très bien rodé que nous avions l’intention de pousser jusqu’à l’ultime limite… non pour prouver quelque conclusion sociologique définitive, ni même comme moquerie consciente : c’était surtout une question de style de vie, le sens d’une certaine obligation et même du devoir. Si les Cochons se rassemblaient à Vegas pour une conférence au sommet sur la Drogue, nous pensions que la Culture de la drogue se devait d’être représentée.
En outre, j’avais la tête pétée depuis si longtemps maintenant que ce genre de représentation me semblait parfaitement logique. Compte tenu des circonstances, il me semblait que je collais complètement à mon karma.
Ou c’est du moins ce que je croyais jusqu’à ce que je parvienne devant la grande porte grise de la Mini-Suite 1150 de l’Aile du Bout. J’enfilai ma clé dans la poignée-serrure et ouvris la porte en me disant « Ah, enfin chez soi ! »… quand la porte heurta quelque chose, que je reconnus immédiatement être une forme humaine : une fille d’âge indéterminé avec la forme et la face d’un bull-terrier. Elle portait une blouse bleue informe et ses yeux montraient de la colère…
Je savais en quelque sorte que j’étais bien dans ma chambre. J’aurais voulu pouvoir croire le contraire, mais les vibrations ne trompaient pas le moins du monde… et elle semblait le savoir également, car elle ne fit pas le moindre geste pour m’arrêter lorsque je pénétrai sans m’arrêter dans la suite. Je lançai ma sacoche de cuir sur un des lits et cherchai du regard ce que je savais devoir apercevoir… mon avocat… nu comme un ver, debout dans la porte de la salle de bains avec sur la figure une grimace déformée par la drogue.
« Espèce de porc dégénéré, grommelai-je. – On n’y peut rien, fit-il en hochant la tête vers la fille-bouledogue. Je te présente Lucy. » Il éclata d’un rire dément. « Tu sais bien – comme Lucy dans le ciel avec des diamants… »
Je fis un signe de tête à Lucy, qui me toisait d’un regard incontestablement venimeux. J’étais visiblement une sorte d’ennemi, d’abominable intrus dans son tableau… et il était évident, à la manière dont elle se déplaçait dans la chambre à pas très rapides et raides, qu’elle était en train de me jauger. Elle était prête à la violence, cela ne faisait guère de doute. Mon avocat lui-même le sentit.
« Lucy ! fit-il sèchement ; Lucy ! Reste calme, nom de Dieu ! Rappelle-toi ce qui s’est passé à l’aéroport… plus de ça, c’est compris ? » Il lui sourit nerveusement. Elle avait l’air d’un animal qu’on vient de pousser dans une fosse pleine de sciure pour qu’il y livre un combat mortel…
« Lucy… ce monsieur est mon client ; c’est Mr Duke, le célèbre journaliste. C’est lui qui paye cette suite, Lucy. Il est avec nous. »
Elle ne dit rien. Je remarquai qu’elle ne se contrôlait pas entièrement. Des épaules énormes pour une femme, et un menton comme Oscar Bonavena. Je m’assis sur le lit et cherchai sans en avoir l’air la bonbonne de gaz asphyxiant dans mon sac… et lorsque mon pouce fut sur le bouton, je fus tenté de sortir brusquement l’engin et d’imbiber un bon coup la créature au nom des principes généraux qui voulaient que j’aie désespérément besoin de paix, de repos, de refuge. Je ne voulais pour rien au monde devoir me battre au finish, dans ma propre chambre d’hôtel, avec une espèce de monstre hormonal rendu fou par les drogues.
Mon avocat paraissait comprendre ce qui se passait ; il savait pourquoi ma main était dans la sacoche. Il s’écria : « Non ! Pas ici ! On ne pourrait plus rester ! »
Je haussai les épaules. Il était déglingué. Je le voyais bien. Et Lucy aussi. Elle avait les yeux pleins de fièvre et de délire. Elle me fixait comme si j’étais une chose qu’il faudrait réduire à l’impuissance avant que la vie redevienne normale selon les critères qui lui étaient propres.
Mon avocat s’approcha lentement et lui passa le bras autour des épaules. « Mr Duke est mon ami, dit-il doucement. Il adore les artistes. Montrons-lui tes peintures. »
Je remarquai soudain que la pièce était emplie de dessins – peut-être quarante ou cinquante portraits, certains à l’huile, d’autres au fusain, tous plus ou moins de la même taille et représentant tous le même visage. Ces toiles étaient appuyées sur toutes les surfaces plates. Le visage me rappelait vaguement quelqu’un, mais je fus incapable de dire qui. C’était une fille ayant une large bouche, un gros nez et des yeux extrêmement étincelants – un visage sensuellement démoniaque ; le genre de travail exagéré et dramatiquement embarrassant qu’on trouve dans les chambres des jeunes étudiantes des Beaux-Arts qui ne s’intéressent plus qu’aux chevaux.
« Lucy peint des portraits de Barbra Streisand, expliqua mon avocat. C’est une artiste qui vient du Montana… » Il se tourna vers elle : « C’est quoi la ville où t’habites ? »
Elle le dévisagea, puis moi, puis lui à nouveau. Puis elle prononça enfin : « Kalispel. Tout au nord. Je les ai faits d’après la télévision. »
Mon avocat opina avec entrain et dit : « Fantastique. Elle a fait tout ce chemin rien que pour faire cadeau de tous ces portraits à Barbra. Nous allons à l’hôtel Americana ce soir, pour la rencontrer en coulisses. »
Lucy eut un sourire pudique. Il n’y avait plus d’hostilité en elle. Je lâchai la bonbonne de gaz et me relevai. De toute évidence, nous avions un cas grave sur les pattes. Je n’avais pas compté là-dessus : trouver mon avocat détraqué par l’acide et en train de faire une espèce de cour surnaturelle.
« Bien, fis-je ; alors je crois qu’ils ont emmené la voiture maintenant ; allons sortir les affaires du coffre. »
Il opina avec alacrité : « Absolument, allons chercher les trucs. » Il sourit à Lucy. « On revient tout de suite. Ne répond pas au téléphone si ça sonne. »
Elle eut une grimace de sourire et fit avec un doigt le signe des Jésus freaks. « Dieu vous bénisse », fit-elle.
Mon avocat enfila un pantalon à pattes d’éléphant et une chemise noire satinée, puis nous sortîmes en vitesse de la chambre. Je vis qu’il avait du mal à s’orienter, mais je ne fis rien pour le ménager.
« Alors…, fis-je ; que comptes-tu faire ?
— Faire ? »
Nous attendions l’ascenseur.
« Lucy », dis-je.
Il secoua la tête, se débattant pour arriver à se concentrer sur ce problème. « Je l’ai rencontrée dans l’avion et j’avais tout cet acide. » Il eut un haussement d’épaules. « Tu sais, les petites gélules bleues. Bon Dieu, elle est dans un trip religieux. Elle est en fugue de chez elle pour peut-être la cinquième fois en six mois. C’est terrible. Je lui ai donné une capsule avant de me rendre compte… ah merde, qu’elle n’avait même jamais bu un coup !
— Eh bien, on en fera probablement quelque chose. On peut la tenir bien défoncée et vendre son cul à la convention. »
Il me fixa du regard.
« Elle est parfaite pour le tableau, ajoutai-je. Ces flics paieront cinquante dollars par tête pour la maîtriser avec une bonne raclée et puis l’enculer à la chaîne. On peut l’installer dans un des motels des rues transversales, accrocher des images de Jésus partout sur les murs, puis lui lâcher les Cochons dessus… Bon sang, elle est costaud ; elle tiendra un sacré coup. »
Son visage était traversé d’affreuses crispations. Nous étions à présent dans l’ascenseur qui descendait au rez-de-chaussée. Il marmonna : « Seigneur Dieu ! je savais que tu étais malade, mais je ne m’attendais pas à t’entendre réellement dire des choses comme ça. »
Il sembla abasourdi.
J’éclatai de rire. « C’est de la franche économie. Cette fille est un don de Dieu ! » Je lui balançai un sourire du plus pur Bogart, tout en dents… « Merde quoi, on est presque fauchés ! Et tout d’un coup, tu ramasses une dingo forte en muscles qui peut nous ramener mille dollars par jour.
— Non ! s’écria-t-il ; arrête de dire des choses pareilles ! » La porte de l’ascenseur s’ouvrit et nous avançâmes vers le stationnement.
« Je suis sûr qu’elle peut s’en enfiler quatre à la fois, continuai-je. Bon Dieu, si on la bourre d’acide sans relâche, ça nous fera plutôt dans les deux mille par jour, peut-être trois.
— Tu n’es qu’un sale dégueulasse ! cracha-t-il. Je devrais t’enfoncer ta sale caboche ! » Il me regardait en louchant, protégeant ses yeux du soleil. Je repérai ma Baleine à une quinzaine de mètres de la porte. « La voilà, fis-je ; une bagnole plutôt chouette, pour un maquereau… »
Il grogna. Sa figure reflétait le combat avec des ressacs sporadiques d’acide qui agitaient, je le savais, sa tête : abominables vagues douloureusement intenses, suivies de confusion totale. Lorsque j’ouvris le coffre de la Baleine pour sortir les sacs, il se fâcha. « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? C’est pas la voiture de Lucy.
— Je sais, fis-je ; c’est la mienne. Ce sont mes bagages.
— Tu parles, ouais ! s’écria-t-il. C’est pas parce que je suis avocat que tu peux te permettre de voler des trucs juste sous mon nez ! » Il se recula. « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Je ne pourrai jamais te faire acquitter pour une histoire pareille. »
Après moult difficulté, nous revînmes dans la chambre pour essayer de parler sérieusement avec Lucy. Je me sentais comme un nazi, mais il fallait le faire. C’était pas une fille pour nous – pas dans cette fragile situation. C’était déjà assez grave comme ça qu’elle soit ce qu’elle paraissait être – une petite môme bizarre en butte aux affres d’un mauvais épisode psychotique ; mais ce qui me tracassait bien plus que ça était la probabilité que d’ici quelques heures, elle aurait recouvré assez de lucidité pour se monter une crise de rage noire fondée sur Notre-Seigneur Jésus en se rappelant vaguement avoir été draguée et séduite à l’Aéroport international de Los Angeles par une variété de sauvage de Samoa qui, après l’avoir abreuvée d’alcool et de L.S.D., l’attira dans une chambre d’hôtel de Vegas et pénétra chaque orifice de son corps avec son membre palpitant quoique non circoncis.
J’eus l’abominable vision d’une Lucy entrant à grand fracas dans la loge de Barbra Streisand à l’Americana pour lui étaler cette brutale affaire. Ce serait notre fin. Ils nous traqueraient et nous castreraient probablement tous les deux, avant de nous boucler…
J’expliquai tout cela à mon avocat, maintenant en larmes à l’idée de se séparer de Lucy. Elle était encore puissamment déglinguée, et je pensai que la seule solution était de l’éloigner le plus possible du Flamingo avant qu’elle redescende assez pour se rappeler où elle avait été et ce qui lui était arrivé.
Pendant que nous discutions, Lucy était allongée sur le patio et exécutait une esquisse au fusain de Barbra Streisand, de mémoire cette fois. C’était une étude de pleine face, avec des dents comme des balles de base-ball et des yeux comme de la gelée incandescente.
La seule intensité de la chose me mit sur les nerfs. Cette fille était une bombe montée sur pattes. Dieu seul sait ce qu’elle pourrait faire de toute cette énergie mal branchée si elle n’avait pas entre les mains son bloc de dessin. Et ce qu’elle ferait lorsque, revenue un peu sur terre, elle lirait dans le Vegas Visitor, comme je venais de le faire, que la Streisand ne devait pas passer à l’Américana avant trois semaines.
Mon avocat finit par reconnaître la nécessité du départ de Lucy. Le risque d’inculpation en vertu de la loi Mann[19], menant à une procédure de radiation du tableau de l’ordre et la perte complète de son gagne-pain, constitua un facteur clé dans sa décision. Ça ferait un sale procès fédéral. Particulièrement pour un monstre de Samoa confronté à un jury blanc bourgeois et typique du sud de la Californie.
« Il se peut même qu’ils considèrent ça comme de l’enlèvement de mineure, ajoutai-je. Droit à la chambre à gaz, comme Chessman. Et même si t’arrives à écarter ça, ils te renverront au Nevada pour Viol et Sodomie Consensuelle.
— Non ! s’écria-t-il ; j’avais pitié de cette fille, je voulais l’aider ! »
Je souris. « C’est ce que disait Fatty Arbuckle[20], et tu sais ce qu’ils lui ont fait.
— Qui ça ?
— Ça ne fait rien. Imagine-toi simplement en train de raconter à un jury que t’as essayé d’aider cette pauvre fille en lui filant du L.S.D. et puis en l’emmenant à Vegas pour une de tes parties spéciales de bête à deux dos en nu intégral. »
Il secoua tristement la tête. « T’as raison. Ils me brûleraient probablement sur le bûcher… ils me feraient griller en plein banc des accusés. Merde, ça ne paie pas d’essayer d’aider les gens de nos jours… »
Nous cajolâmes Lucy jusqu’à la voiture, en lui disant qu’à notre avis, il était l’heure d’« aller trouver Barbra ». Nous n’eûmes aucune difficulté à la persuader de prendre toutes ses toiles avec elle, mais elle ne comprit pas pourquoi mon avocat voulut qu’elle emmène sa valise aussi. « Je ne voudrais pas la gêner, protesta-t-elle ; elle va croire que j’essaye de m’installer chez elle, ou quelque chose comme ça.
— Absolument pas, fis-je très vite… mais c’est tout ce que je trouvai à dire. Je me sentais comme Martin Bormann. Qu’arriverait-il à cette pauvre diablesse lorsque nous la lâcherions ? La taule ? La traite des Blanches ? Que ferait le docteur Darwin dans les circonstances présentes ? (Survie des… plus adaptés ? Était-ce l’expression correcte ? Darwin avait-il jamais envisagé l’idée d’inadaptation temporaire ? Comme « démence temporaire ». Le docteur aurait-il pu faire une place dans sa théorie pour une chose comme le L.S.D. ?)
Mais tout cela n’était que très académique, évidemment. Lucy était un boulet potentiellement fatal pour lui comme pour moi. Il n’y avait absolument pas d’autre choix que de la laisser aller à la dérive en espérant qu’elle aurait la mémoire bousillée. Mais il est certaines victimes de l’acide – particulièrement les mongoliens nerveux – qui présentent une étrange capacité d’idiot savant à se souvenir de détails singuliers et de rien d’autre. Il était possible que Lucy passe encore deux jours dans un état d’amnésie complète, et que soudain elle revienne à elle en ne se rappelant de rien sauf du numéro de notre chambre au Flamingo…
J’y réfléchis… mais la seule solution de rechange était de l’emmener dans le désert et de donner ses restes à manger aux lézards. Je n’étais pas prêt à faire cela ; ça paraissait quand même un peu trop gros par rapport à ce que nous essayions de protéger : mon avocat. Ça se résumait à ça. Donc le problème était de mettre au point une solution intermédiaire, et d’orienter Lucy dans un sens qui ne lui ferait pas claquer la tête, et provoquant un désastre en retour.
Elle avait de l’argent ; mon avocat s’en était assuré. « Au moins deux cents dollars, avait-il dit. Et on peut toujours appeler les flics là-haut dans le Montana, où elle habite, et la livrer à eux. »
J’étais très réticent sur cette solution. La seule chose qui soit pire que la lâcher dans Vegas, considérai-je, était de la livrer aux « autorités »… et il était clair qu’il ne pouvait de toute façon pas en être question. Pas maintenant. « Mais quel genre de monstre es-tu ? fis-je. Tu commences par enlever la fillette, puis tu la violes, et maintenant tu veux la faire enfermer ! »
Il répliqua en haussant les épaules : « Je viens de penser qu’elle n’a aucun témoin. Tout ce qu’elle racontera sur nous ne vaudra absolument rien.
— Nous ? » fis-je.
Il me fixa du regard. Je vis que sa tête commençait à se clarifier. L’acide était presque parti. Cela signifiait que Lucy redescendait aussi, probablement. Il était temps de couper le cordon.
Lucy nous attendait dans la voiture en écoutant la radio avec un sourire tordu sur le visage. Nous étions à une dizaine de mètres. Quiconque nous observant de loin aurait pu penser qu’il s’agissait d’une sale discussion au plus fort pour savoir qui avait « droit à la fille » – une scène normale de stationnement à Vegas.
Finalement, nous décidâmes de lui prendre une réservation à l’Americana. Mon avocat alla d’un pas tranquille jusqu’à la voiture et lui demanda son nom de famille sous un prétexte quelconque, puis j’entrai hâtivement pour appeler l’hôtel – déclarant que j’étais son oncle et que je voulais qu’on la « traite très gentiment » car c’était une artiste et qu’elle pourrait sembler quelque peu tendue. L’employé m’assura qu’ils seraient avec elle la courtoisie même.
Puis nous la conduisîmes à l’aéroport en disant que nous allions changer notre Baleine Blanche pour une Mercedes 600, et mon avocat la fit entrer dans le hall avec tout son matériel. Elle était encore en train de déménager en babillant à ce moment-là. Je partis me cacher un peu plus loin pour attendre qu’il revienne.
Dix minutes plus tard, il arriva en traînant les pieds jusqu’à la voiture et monta. « Démarre lentement, fit-il. N’attire pas l’attention. »
Lorsque nous fûmes sur Las Vegas Boulevard, il m’expliqua qu’il avait filé dix dollars à un des employés chargés de héler les taxis pour qu’il s’arrange afin que sa « petite amie saoule » arrive à l’Americana, où elle avait une réservation. « Je lui ai dit de s’assurer qu’elle y arriverait bien, ajouta-t-il.
— Tu crois qu’elle va y arriver ? »
Il opina. « Le type a dit qu’il paierait le taxi avec les cinq dollars que je lui avais donnés en plus, et qu’il recommanderait au conducteur du taxi de la ménager. Je lui ai raconté qu’il fallait que je m’occupe de quelques affaires, mais que je serais à l’hôtel dans une heure – et si la fille n’avait pas encore pris sa chambre, je reviendrais ici pour lui mettre les poumons en lambeaux.
— Voilà qui est bien, dis-je ; on ne peut pas faire de subtilités dans cette ville. »
Il eut une grimace. « En tant qu’avocat, je te conseille de me dire où t’as mis cette foutue mescaline. »
Je m’arrêtai : la sacoche était dans le coffre. Il chercha deux pastilles et nous en avalâmes chacun une. Le soleil baissait derrière les collines couvertes de broussailles au nord-ouest de la ville. La radio croassait une bonne chanson de Kris Kristofferson. Nous revînmes en ville en vitesse de croisière à travers l’air chaud du crépuscule, détendus sur les sièges de cuir rouge de notre coupé blanc tout électrique.
« On devrait peut-être se la couler douce ce soir, dis-je tandis que nous passions en un éclair devant le Tropicana.
— Très juste, répliqua-t-il. Trouvons-nous un bon restaurant spécialisé en poissons et mangeons du saumon rose. Je me sens un puissant appétit pour le saumon rose. »
Je fus d’accord. « Mais on devrait d’abord rentrer à l’hôtel pour nous installer. Peut-être nager un petit coup et s’envoyer un petit rhum. »
Il approuva de la tête, s’enfonça dans son siège et fixa le ciel. La nuit tombait doucement.