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LE BOUT DE LA ROUTE…

MORT DE LA BALEINE…

GRANDES SUÉES A L’AÉROPORT

 

 

Lorsque je voulus m’asseoir à la table de baccarat, les videurs me mirent la paluche dessus. « Vous n’avez rien à faire ici, dit doucement l’un d’entre eux. Sortons.

— Pourquoi pas ? » fis-je.

Ils m’emmenèrent jusqu’à l’entrée principale et firent signe qu’on fasse venir la Baleine. «  est votre ami ? demandèrent-ils pendant que nous attendions.

— Quel ami ?

— Le gros bougnoule.

— Écoutez, fis-je ; je suis journaliste diplômé ; vous ne me verriez jamais traîner dans un tel établissement avec un sale bicot. »

Ils éclatèrent de rire. « Ah oui ? Et ça, alors ? » Et de me mettre sous le nez une grande photographie de mon avocat et moi assis à une table dans le bar flottant.

Je haussai les épaules : « C’est pas moi. C’est un mec qui s’appelle Thompson. Il travaille pour Rolling Stone… ce type est vraiment dingue et méchant. Et le type qui est assis à côté de lui est l’homme de la Mafia à Hollywood. Merde quoi, est-ce que vous avez étudié cette photo ? Quel est le maboul qui se baladerait dans Vegas en portant un seul gant noir ?

— Nous l’avons bien remarqué, répliquèrent-ils ; mais où est-il passé, maintenant ? »

J’eus un haussement d’épaules : « Il se déplace assez vite. Il reçoit ses ordres de St. Louis. »

Ils me dévisagèrent : « Mais comment êtes-vous au courant, vous, de tout ça ? »

Je leur fis voir mon insigne en or de Collabo bénévole de la police, le leur sortant très vite en tournant le dos à la foule. « Comportez-vous comme si de rien n’était, murmurai-je ; ne me faites pas repérer. »

Ils étaient encore figés de surprise tandis que je m’éloignais déjà dans la Baleine. Le zigoto l’avait amenée vraiment à l’instant propice, et je lui avais glissé un billet de cinq dollars avant de bondir sur la chaussée dans un crissement de pneus très stylé.

C’était vraiment la fin. J’allais directement au Flamingo et embarquai tous mes bagages dans la bagnole. Je tentai de mettre la capote, pour être dans l’intimité, mais quelque chose ne fonctionnait pas dans le moteur. L’ampoule de contrôle des batteries avait été allumée de son plus beau rouge depuis que j’avais envoyé l’engin dans le lac Mead pour faire un test à l’eau. Un rapide examen du tableau de bord révéla que chacun des circuits de la voiture était foutu. Plus rien ne marchait. Même pas les phares – et lorsque j’appuyai sur le bouton de conditionnement de l’air, j’entendis une mauvaise explosion sous le capot.

La capote était à moitié fermée, mais je décidai de tenter quand même d’arriver à l’aéroport. Si cette sale camée de bagnole n’avançait pas droit, je pouvais toujours l’abandonner sur place et continuer en taxi. Au diable cette camelote fabriquée à Détroit. On ne devrait pas tolérer qu’ils s’en sortent comme ça.

Le soleil se levait quand je parvins à l’aéroport. Je laissai la Baleine dans le stationnement pour voitures officielles. Un gosse de quinze ans environ la reçut, mais je refusai de répondre à ses questions. Il était dans tous ses états à cause de l’état général du véhicule. « Grand Dieu ! n’arrêtait-il pas de s’écrier ; mais comment cela a-t-il pu se produire ? » Il tournait sans arrêt autour de la voiture en désignant diverses bosselures, déchirures et autres marques de coups.

« Je sais bien, fis-je. Ils lui en ont vraiment fait voir de toutes les couleurs. Ce sale patelin est épouvantable si on circule en décapotable. La fois la plus dure, ç’a été sur le Boulevard, en face du Sahara. Tu sais, le coin, là où traînent tous les camés. Seigneur, je n’y ai pas cru, quand la folie les a tous pris d’un seul coup. »

Le petit n’était pas très finaud ; il était bouche bée depuis un moment déjà, et à présent, il paraissait être dans un état de terreur muette.

« Te tracasse pas, lui dis-je ; je suis assuré. » Je lui fis voir le contrat en désignant la clause imprimée en petits caractères qui spécifiait que j’étais assuré contre tous les dommages, pour seulement deux dollars par jour.

Le gosse opinait encore du chef que je m’étais déjà sauvé. Je me sentis bien un brin coupable de le laisser se débrouiller avec la bagnole, mais il n’y avait aucun moyen d’expliquer ces dégâts massifs. Cette tire était finie, en miettes, occise. Normalement, on m’aurait mis le grappin dessus et on m’aurait arrêté si j’avais essayé de la rendre ainsi… mais pas à cette heure matinale, avec rien que ce gosse en face de moi. Après tout, j’étais un « officiel » ; sans ça, ils n’auraient même pas songé à me louer cette voiture…

Que les petits poulets regagnent leur perchoir pour y méditer leurs fautes, me dis-je en me ruant dans l’aéroport. Il était encore trop tôt pour avoir à jouer les normaux, et j’allais m’affaler à la cafétéria derrière un exemplaire du L.A. Times. Quelque part au fond du couloir, un jukebox jouait « Il a suffi d’un clin d’œil ». Je tendis l’oreille quelques instants, mais mes terminaisons nerveuses n’étaient plus en état de rien capter. La seule chanson qui aurait pu me dire quelque chose à ce moment-là était « Mister Tambourine Man ». Ou peut-être « Memphis Blues Again… »

Aoooh, mama… est-ce que ça va encore… durer longtemps… ?

Mon avion décollait à huit heures, ce qui signifiait que j’avais deux heures à tuer. Je me sentais désespérément visible. Il ne faisait pas de doute dans mon esprit qu’ils étaient en train de me chercher ; le filet se resserrait… ce n’était qu’une affaire de temps avant qu’ils me traquent comme je ne sais quelle bête enragée.

J’enregistrai tous mes bagages – tous sauf ma sacoche de cuir, bourrée de drogues. Et contenant aussi le. 357. Avaient-ils leur fichu détecteur de pièces métalliques dans cet aéroport ? J’approchai en baguenaudant de la porte d’embarquement et examinai les parages, l’air de rien pour repérer d’éventuelles boîtes noires. Il n’y en avait aucune de visible. Je résolus de tenter le coup – passer tout droit par la porte avec un grand sourire sur la figure et en marmonnant des propos décousus sur « le fâcheux effondrement du marché des grosses pièces… »

Encore un représentant de commerce en faillite qui s’en retourne au bercail. Tout ça, c’est de la faute de ce pourri de Nixon. Et comment donc ! Je me dis que ça ferait sans doute plus naturel si je me trouvais quelqu’un avec qui bavarder – n’importe quel blabla de routine, entre passagers :

« Salut, salut, mon pote ! J’parie que tu t’demandes pourquoi c’que j’sue tellement, hein ? Ouais ! Ben, mon vieux, ouille aïe aïe ! T’as pas lu les journaux c’matin ?… On croirait jamais c’que ces sales enculés ont encore fait ce coup-ci ! »

Je me dis que ça passerait comme ça… seulement, je ne vis personne qui eût l’air assez normal pour que je lui parle. L’aérogare entière était emplie de gens qui avaient l’air d’être prêts à me sauter sur le chignon au premier faux mouvement. Je me sentais très paranoïaque… comme quelque étrangleur qui a mis les bouts de Scotland Yard.

Partout où je regardais, je voyais des Cochons… Car ce matin-là, l’aéroport de Las Vegas était effectivement bourré de flics : c’était l’exode massif qui suivait l’apogée de la Conférence des procureurs. Quand cela finit par me revenir, je me sentis rassuré sur ma propre santé mentale…

 

E… T TOUT

semble prêt.

Êtes-vous Prêts ?

Prêts ?

 

Ma foi, pourquoi pas ? C’est un jour pénible à Vegas. Un millier de flics quittent la ville, galopant à travers l’aéroport par groupes de trois ou six. Ils s’en retournent chez eux. La conférence sur les drogues est finie. Le hall résonne de menus propos et du bruit des corps. Des bières et des Bloody Mary en vitesse ; ici ou là, une victime des éruptions de poitrine est en train de se passer de la pommade Mexsana sous les bretelles d’aisselles d’un gros étui d’arme à épaule. Plus la peine de cacher cette affaire. Que ça pende tout seul… ou au moins, que ça prenne un peu l’air.

Oui, merci à vous… Je crois que j’ai pété un bouton de mon pantalon. J’espère qu’il va pas se casser la gueule. Vous voudriez pas que mon froc se barre, pas vrai[26] ?

Putain, non ! Pas aujourd’hui. Pas ici, en plein aéroport de Las Vegas, par cette matinée suante et ahanante qui couronne cette réunion de masse sur les Narcotiques et les drogues dangereuses.

Quand le train entra… dans la gare… je la regardai dans les yeux…

Sinistre comme musique, pour un aéroport.

Oui, c’est dur pour l’dire c’est dur pour l’dire, que vous avez aimé en Vain…

 

 

Ça arrive comme ça, de temps à autre, qu’il y ait des jours où tout est vain… une journée qui ne vaut pas tripette du lever au coucher ; et si vous savez ce qui est bon pour vous, ces jours-là vous vous planquez dans un coin tranquille, et vous vous contentez de voir venir. Et peut-être de réfléchir un petit coup. Vous vous étalez sur une vieille chaise en bois, vous baissez le store pour ne pas voir la circulation, et vous faites finement sauter la capsule de cinq ou huit Budweisers… vous vous fumez un paquet de King Marlboros, vous mangez un sandwich au beurre de cacahuète, et finalement vers le soir, vous vous avalez une boulette de bonne mescaline… puis un peu plus tard, vous poussez jusqu’à la plage. Et de brume en brisants, vous barbotez sur vos pieds engourdis de froid à une dizaine de mètres des flots… clopinant à travers les tribus d’oiseaux de mer… les picoreurs de sable, les cavaleurs, les coureurs de femelle, stupides petits oiseaux, crabes et suceurs de sel, avec ici ou là un grand pervers ou un rejeté total qui boitille à distance et se morfond tout seul derrière les dunes et le bois flottant…

Ce sont là les specimens auxquels on ne vous présentera jamais correctement – en tout cas pas si la chance ne vous tourne pas le dos. Mais la plage est quelque chose de moins compliqué qu’un matin de grande turbulence à l’aéroport de Las Vegas.

Donc, je me sentais très évident. Psychose amphétaminesque ? Démence paranoïaque ? – C’est quoi ? Mes bagages argentins ? Ou alors cette démarche par petits bonds maladroits qui m’a une fois valu d’être rejeté de la Marine ?

C’est vrai. Cet homme ne saura jamais marcher en ligne droite, mon capitaine ! Car il a une jambe plus longue que l’autre… Oh ! pas beaucoup. A peu près neuf millimètres, ce qui faisait six millimètres environ au-delà de ce que le capitaine tolérait.

Nous nous séparâmes donc. Il accepta un commandement dans le sud de la mer de Chine ; quant à moi, je devins docteur ès journalisme à la Gonzo… et bien des années après, tandis que je tuais le temps à l’aéroport de Las Vegas par cette terrifiante matinée, je pris un journal et vis comment le capitaine avait fini dans la merdouille :

 

COMMANDANT DE VAISSEAU MASSACRÉ PAR INDIGÈNES APRÈS ASSAUT « ACCIDENTEL » DE GUAM

 

 

(AOP) – A bord du USS Crazy Horse : Quelque part dans le Pacifique (25 sept.) – Les 3465 hommes de l’équipage au complet de ce tout nouveau porte-avions américain sont ce matin dans le plus profond deuil après la disparition de cinq hommes dont le capitaine, qui ont été découpés en morceaux comme chair à pâté au cours d’une rixe avec la police des Stupéfiants dans le port franc de Hong See. Le docteur Bloor, aumônier du navire, a dirigé la cérémonie funèbre tendue qui s’est déroulée à l’aube sur le pont d’envol. La chorale de la Quatrième Flotte a chanté « Tom Thumb’s Blues »… puis, tandis que les cloches du bord tintaient frénétiquement, les restes des cinq hommes ont été consumés dans une calebasse, avant d’être jetés dans le Pacifique par un officier en cagoule désigné seulement comme « Le Commandant ».

 

Très peu de temps après la fin de la cérémonie, les hommes d’équipage se sont mis à se battre entre eux et toute communication avec le navire a été interrompue pour une période indéterminée. Des porte-paroles officiels du Quartier Général de la Quatrième Flotte à Guam ont déclaré que la Marine n’avait « aucun commentaire » à faire sur la situation, dans l’attente des résultats d’une enquête à l’échelon supérieur menée par une équipe de spécialistes civils sous la direction de l’ancien procureur de la Nouvelle-Orléans James Garrison.

 

… Mais pourquoi s’en faire avec les journaux, si c’est tout ce qu’ils ont à offrir ? Agnew avait raison. La presse n’est faite que d’une bande de tantouzes brutales. Le journalisme n’est ni une profession, ni un métier. Ce n’est qu’un attrape-connards et un attrape-débiles à deux sous – une fausse porte donnant sur les prétendus dessous de la vie, une misérable et écœurante fosse à pisse condamnée par les services de reconstruction, juste assez profonde pour qu’un poivrot s’y terre au niveau du trottoir pour s’y masturber comme un chimpanzé dans une cage de zoo.