ADIEU A VEGAS…
« QUE DIEU VOUS PRENNE EN PITIÉ,
BANDE DE POURCEAUX ! »
Tandis que je rôdais furtivement dans l’aérogare, je m’aperçus, en la voyant dans la glace au-dessus d’un urinoir, que je portais encore ma plaque d’identité de police : un rectangle orange plat, scellé dans du plastique translucide, indiquant « Raoul Duke, détective particulier, Los Angeles ».
Débarrassons-nous de ça, me dis-je ; arrachons-le. La grosse blague est terminée… et elle n’a rien démontré. En tout cas, elle n’a rien prouvé pour moi. Certainement pas non plus pour mon avocat – qui portait également un insigne – mais qui à l’heure actuelle était de retour à Malibu, où il pansait ses plaies paranoïdes.
Cela avait été une perte de temps, un infâme boxon qui n’avait servi – c’était clair rétrospectivement – que d’excuse bon marché à un millier de flics pour passer quelques jours à Las Vegas en faisant payer les frais aux contribuables. Personne n’avait rien appris – en tous cas rien de nouveau. Sauf moi peut-être… et c’était pour découvrir que l’Association nationale des Procureurs a une dizaine d’années de retard sur la sinistre situation véritable et les dures réalités mouvantes de ce qu’ils viennent à peine d’apprendre à appeler « la Culture de la Drogue » en l’an fétide de Notre-Seigneur 1971.
Ces gens continuent à faire raquer aux contribuables des milliers de dollars pour faire des films sur « les dangers du L.S.D. » alors que pour tout le monde – sauf pour les flics –, l’acide est le tocard du marché de la drogue, et que la popularité des psychédéliques s’est effondrée si radicalement que la plupart des fourgueurs-grossistes ne s’occupent même plus d’acide ou de mescaline de qualité, sauf pour faire plaisir à quelques clients spéciaux, principalement des dilettantes de la drogue éreintés et ayant dépassé la trentaine comme moi et mon avocat.
Le gros marché, ces temps-ci, est dans les tranquillisants. Les petites pilules rouges et la schnouf – séconal et héroïne –, ainsi qu’un brouet de sorcières de mauvaise herbe domestique saupoudrée que tout ce qu’on peut imaginer, de l’arsenic au soporifique pour canasson. Ce qui se vend, aujourd’hui, c’est tout ce qui Vous Démolit La Tête – tout ce qui vous fait sauter les plombs dans la cervelle et vous laisse le plus longtemps possible bon à ramasser à la petite cuiller. Le marché des ghettos a fleuri dans les banlieues. L’habitué des tranquillisants cherche vengeance et s’est tourné vers la piquouse et même la grosse veine… et pour chaque ex-amphétard qui a fini dans la blanche pour se soulager, il y a deux cents gosses qui sont passés direct du séconal à la seringue. Ils n’ont même pas pris la peine de tâter des amphés.
Les défonçants ne sont plus de mode. La méthédrine est presque aussi rare, sur le marché de 1971, que l’acide ou la D.M.T. purs. L’« expansion de la conscience » s’en est allée avec L.B.J… et il vaut la peine de noter, historiquement, que les tranquillisants se sont ramenés avec Nixon.
Je grimpai clopin-clopant dans l’avion sans aucun problème, si ce n’est l’onde de vibrations dégueulasses émanant des autres passagers… mais j’avais alors la citrouille tellement ratatinée qu’il m’aurait été complètement égal de devoir monter à bord nu comme Adam et couvert de chancres purulents. Il aurait fallu une énorme dépense de force physique pour m’empêcher d’entrer dans cet avion. J’étais tellement plus loin que la simple fatigue que je commençais à me faire gentiment à l’idée de l’hystérie permanente. Je sentais que la moindre incompréhension de la part de l’hôtesse me ferait chialer ou alors devenir dingue… et la fille parut s’en rendre compte car elle fut avec moi de la plus grande gentillesse.
Quand je voulus plus de glaçons dans mon Bloody Mary, elle me les apporta très vite… et lorsque je fus à court de cigarettes, elle m’en donna un paquet pris dans son propre sac. La seule fois où elle sembla nerveuse fut quand je sortis un pamplemousse de ma sacoche et me mis à le découper en tranches avec mon couteau de chasse. Je vis qu’elle me surveillait de près, et j’essayai de sourire en lui déclarant : « Je ne pars jamais sans pamplemousses ; c’est pas facile d’en trouver de vraiment bons – à moins d’avoir les moyens. »
Elle approuva de la tête.
Je lui balançai encore une fois mon sourire-grimace, mais il n’était pas facile de deviner ce qu’elle pensait vraiment. Il était parfaitement possible, n’étais-je pas sans savoir, qu’elle ait déjà décidé de me faire évacuer de l’appareil dans une cage en arrivant à Denver. Je la fixai avec insistance dans les yeux pendant un moment, mais elle garda son calme.
Je dormais lorsque notre avion toucha la piste, mais la secousse me réveilla instantanément. Je regardai par le hublot et vis les Montagnes Rocheuses. Bordel de Dieu ! mais qu’est-ce que je fabriquais là ? Ça ne rimait à rien. Je résolus d’appeler mon avocat dès que possible. Qu’il me câble un peu de fric pour que j’achète un énorme doberman albinos. Denver est le bureau central de regroupement des dobermans volés : ils arrivent de tous les coins du pays.
Puisque j’étais sur place, je me dis que je devrais en profiter pour me prendre un chien méchant. Mais avant tout, quelque chose pour mes nerfs. Aussitôt que l’avion se fut arrêté, je me ruai à la pharmacie de l’aérogare et demandai une boîte d’amyles à la vendeuse.
Elle se mit à s’agiter et à secouer la tête avant de déclarer : «Oh, non, je n’ai pas le droit de vendre ces choses-là, sauf sur ordonnance.
— Je sais, fis-je ; mais vous comprenez, je suis docteur, je n’ai pas besoin d’ordonnance. »
Elle continuait à se trémousser, et marmonna : « Eh bien… je vais vous demander de me montrer des papiers.
— Mais bien sûr. » Je sortis vite mon portefeuille et m’arrangeai pour qu’elle puisse voir en un coup d’œil mon insigne de police tandis que je fouillai pour mettre la main sur ma Carte de Réduction aux Ecclésiastiques – laquelle m’identifie comme docteur en Théologie et pasteur certifié de l’Église de la Nouvelle Vérité.
Elle inspecta soigneusement la carte, puis me la rendit. Je sentis un respect nouveau dans ses manières. Ses yeux se radoucirent. Elle semblait vouloir me toucher. « J’espère que vous me pardonnerez, mon père, dit-elle avec un beau sourire. Mais je devais vous le demander. C’est que nous avons de vrais monstres dans ce pays. Toutes sortes de dangereux intoxiqués. Vous ne le croiriez jamais.
— Ne vous tourmentez pas, repris-je. Je comprends parfaitement. Mais je suis malade du cœur et j’espère que…
— Certainement ! » s’écria-t-elle – et en quelques secondes, elle était de retour avec une boite de douze ampoules de nitrite d’amyle. Je payai sans chipoter sur la réduction aux ecclésiastiques. Puis j’ouvris la boîte et m’en cassai une sous le nez immédiatement, sous ses yeux.
« Vous pouvez être reconnaissante d’avoir le cœur jeune et fort, dis-je ; si j’étais vous, je ne me livrerais jamais à… euh… sainte merde !… hein ? Oui eh bien vous voudrez bien m’excuser maintenant mais je sens que ça monte. » Je tournai et partis en vacillant dans la direction générale du bar.
Que Dieu vous prenne en pitié, bande de pourceaux ! criai-je à deux Marines qui sortaient des toilettes hommes.
Ils me regardèrent sans rien dire. J’étais agité par de démentielles convulsions de rire. Mais ça n’avait aucune espèce d’importance. Je n’étais qu’un clergyman déglingué de plus avec le cœur malade. Crénom de nom ! on va bien m’aimer au Brown Palace. Je m’envoyai encore un bon coup d’amyle, et lorsque je fis mon entrée dans le bar, mon cœur exultait de joie. J’avais l’impression d’être une réincarnation monstrueuse de Horatio Alger… un Homme en Marche, juste assez malade pour avoir confiance en tout.
[1] Nom d'une partie chic de Sunset Boulevard & Hollywood. (N.d.T.)
[2] H. Alger (1834-1899), romancier et chantre de la réussite sociale exemplaire et du Rêve Américain dans son expression la plus naïvement optimiste. (N.d.T.)
[3] Pinto : la petite voiture dont le narrateur a parlé précédemment. (N.d.T.)
[4] La Floride est prolongée par une série d'îles que relie une digue avec une route. (N.d.T.)
[5] Augustus Owsley Stanley III, grand fabricant de L.S.D. devant l'Éternel. Consulter Acid Test, op. cit. chap. xv. (N.d.T.)
[6] Keno : variété américaine du loto. (N.d.T.)
[7] Organisateur de matches de catch d'importance locale. (N.d.T.)
[8] Vieux chanteur des années quarante qui ne se produit plus que devant des publics âgés. (N.d.T)
[9] Parce que la compagnie d'électricité lui faisait payer trop cher, ce personnage devint un terroriste qui fit des attentats dans New York pendant quinze ans. (N.d.T.)
[10]Trio vocal très célèbre aux U.S.A. bien que inconnu en France. (N.d.T.)
[11]Chanteur de style « country » patriotique, très commercial et franchement réactionnaire. (N.d.T.)
[12]Noms tenus secrets à la demande expresse des avocats de notre maison d'édition. (N.d.A.)
[13]Income Revenue Service : le service des impôts américain. (N.d.T.)
[14]Acteur de cinéma, vedette du feuilleton télévisé The FBI, qui tentait de donner une bonne image de cet organisme. (N.d.T.)
[15]Avis aux trafiquants de poudre blanche sur un panneau d'affichage à Boulder, Colorado. (N.d.A.)
[16]L'auteur de Vol au-dessus d'un de coucou. L'un des promoteurs du psychédélisme et des « tests de l'acide » qui ont fait fureur sur la côte Ouest à la fin des années soixante. Voir le livre de Tom Wolfe : Acid Test, op. cit.(N.d.T.)
[17]Un des meilleurs joueurs de golf américains. (N.d.T.)
[18]Le plus célèbre présentateur de télévision américain. (N.d.T.)
[19]Loi qui interdit d'emmener un mineur d'un État à un autre sans le consentement des parents. (N.d.T.)
[20]Comique des années vingt dont la carrière fut brisée en 1921 par le Premier grand scandale du cinéma américain. Au cours d'une partie, il aurait violé sauvagement une jeune femme qui mourut d'une perforation. Bien que rien ne pût jamais être prouvé contre lui et après trois acquittements, il ne put jamais reconquérir l'écran. (N.d.T.)
[21]Cachets qui donnent une bonne haleine. (N.d.T.)
[22]Avocat très riche, célèbre, mélodramatique et de mauvaise réputation qui a défendu Jack Ruby. (N.d.T.)
[23]Groupe satanique dont on a beaucoup parlé en rapport avec le procès de Charles Manson. (N.d.T.)
[24]« Roach » signifie « cafard » mais désigne aussi en argot mégot de joint qu'on peut réutiliser au bout d'une cigarette. (N.d.T.)
[25]Le « chapitre » de Berdoo désigne le premier groupe de Hell's Angels fondé en 1950 à San Bernardino (abrégé en « Berdoo »), dans le sud de la Californie. (N.d.T.)
[26]Dixit Mick Jagger, in « Get Your Ya-ya's Out ». (N.d.T.)