NOTES DE VOLTAIRE
Note 1 12 octobre 1761.
Note 2 On ne lui trouva, après le transport du cadavre à l'hôtel de ville, qu'une petite égratignure au bout du nez, et une petite tache sur la poitrine, causée par quelque inadvertance dans le transport du corps.
Note 3 Je ne connais que deux exemples de pères accusés dans l'histoire d'avoir assassiné leurs fils pour la religion :
Le premier est du père de sainte Barbara, que nous nommons sainte Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans sa salle de bains ; Barbe, en son absence, en fit une troisième en l'honneur de la sainte Trinité ; elle fit, du bout du doigt, le signe de la croix sur des colonnes de marbre, et ce signe se grava profondément dans les colonnes. Son père, en colère, courut après elle l'épée à la main ; mais elle s'enfuit à travers une montagne qui s'ouvrit pour elle. Le père fit le tour de la montagne, et rattrapa sa fille ; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d'un nuage blanc ; enfin son père lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des saints.
Le second exemple est le prince Herménégilde. Il se révolta contre le roi son père, lui donna bataille en 584, fut vaincu et tué par un officier : on en a fait un martyr, parce que son père était arien.
Note 4 Un jacobin vint dans mon cachot, et me menaça du même genre de mort si je n'abjurais pas : c'est ce que j'atteste devant Dieu. 23 juillet 1762. PIERRE CALAS.
Note 5 On les a contrefaits dans plusieurs villes, et la dame Calas a perdu le fruit de cette générosité.
Note 6 Dévot vient du mot latin devotus. Les devoti de l'ancienne Rome étaient ceux qui se dévouaient pour le salut de la république : c'étaient les Curtius, les Decius.
Note 7 Ils renouvelaient le sentiment de Bérenger sur l'Eucharistie ; ils niaient qu'un corps pût être en cent mille endroits différents, même par la toute-puissance divine ; ils niaient que les attributs pussent subsister sans sujet ; ils croyaient qu'il était absolument impossible que ce qui est pain et vin aux yeux, au goût, à l'estomac, fût anéanti dans le moment même qu'il existe ; ils soutenaient toutes ces erreurs, condamnées autrefois dans Bérenger. Ils se fondaient sur plusieurs passages des premiers Pères de l'Eglise, et surtout de saint Justin, qui dit expressément dans son dialogue contre Tryphon : "L'oblation de la fine farine... est la figure de l'eucharistie que Jésus-Christ nous ordonne de faire en mémoire de sa Passion."
(Page 119, Edit. Londinensis, 1719, in-8°.)
Ils appelaient tout ce qu'on avait dit dans les premiers siècles contre le culte des reliques ; ils citaient ces paroles de Vigilantius : "Est-il nécessaire que vous respectiez ou même que vous adoriez une vile poussière ? Les âmes des martyrs animent-elles encore leurs cendres ? Les coutumes des idolâtres se sont introduites dans l'Eglise : on commence à allumer des flambeaux en plein midi. Nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres ; mais après la mort, à quoi servent ces prières ?"
Mais ils ne disaient pas combien saint Jérôme s'était élevé contre ces paroles de Vigilantius. Enfin ils voulaient tout rappeler aux temps apostoliques, et ne voulaient pas convenir que, l'Eglise s'étant étendue et fortifiée, il avait fallu nécessairement étendre et fortifier sa discipline : ils condamnaient les richesses, qui semblaient pourtant nécessaires pour soutenir la majesté du culte.
Note 8 Le véridique et respectable président de Thou parle ainsi de ces hommes si innocents et si infortunés : "Homines esse qui trecentis circiter abhinc annis asperum et incultum solum vectigale a dominis acceperint, quod improbo labore et assiduo cultu frugum ferax et aptum pecori reddiderint ; patientissimos eos laboris et inediae, a litibus abhorrentes, erga egenos munificos, tributa principi et sua jura dominis sedulo et summa fide pendere ; Dei cultum assiduis precibus et morum innocentia prae se ferre, caeterum raro divorum templa adire, nisi si quando ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum causa divertant ; quo si quandoque pedem inferant, non Dei divorumque statuis advolvi, nec oereos eis aut donoria ulla ponere ; non sacerdotes ab eis rogari ut pro se aut propinquorum manibus rem divinam faciant : non cruce frontem insignire uti aliorum moris est ; cum coelum intonat, non se lustrali aqua aspergere, sed sublatis in coelum oculis Dei opem implorare ; non religionis ergo peregre proficisci, non per vias ante crucium simulacra caput aperire ; sacra alio ritu et populari lingua celebrare ; non denique pontifici aut episcopis honorem deferre, sed quosdam e suo numero delectos pro antistitibus et doctoribus habere. Haec uti ad Franciscum relata VI id. feb., anni, etc." (THUANI, Hist., lib. VI.)
Mme de Cental, à qui appartenait une partie des terres ravagées, et sur lesquelles on ne voyait que les cadavres de ses habitants, demanda justice au roi Henri II, qui la renvoya au parlement de Paris. L'avocat général de Provence, nommé Guérin, principal auteur des massacres, fut seul condamné à perdre la tête. De Thou dit qu'il porta seul la peine des autres coupables, quod aulicorum favore destitueretur, parce qu'il n'avait pas d'amis à la cour.
Note 9 François Gomar était un théologien protestant ; il soutint, contre Arminius son collègue, que Dieu a destiné de toute éternité la plus grande partie des hommes à être brûlés éternellement : ce dogme infernal fut soutenu, comme il devait l'être, par la persécution. Le grand pensionnaire Barneveldt, qui était du parti contraire à Gomar, eut la tête tranchée à l'âge de soixante-douze ans, le 13 mai 1619, "pour avoir contristé au possible l'Eglise de Dieu".
Note 10 Un déclamateur, dans l'apologie de la révocation de l'édit de Nantes, dit en parlant de l'Angleterre : "Une fausse religion devait produire nécessairement de tels fruits ; il en restait un à mûrir, ces insulaires le recueillent, c'est le mépris des nations." Il faut avouer que l'auteur prend bien mal son temps pour dire que les Anglais sont méprisables et méprisés de toute la terre. Ce n'est pas, ce me semble, lorsqu'une nation signale sa bravoure et sa générosité, lorsqu'elle est victorieuse dans les quatre parties du monde, qu'on est bien reçu à dire qu'elle est méprisable et méprisée. C'est dans un, chapitre sur l'intolérance qu'on trouve ce singulier passage ; ceux qui prêchent l'intolérance méritent d'écrire ainsi. Cet abominable livre, qui semble fait par le fou de Verberie, est d'un homme sans mission : car quel pasteur écrirait ainsi ? La fureur est poussée dans ce livre jusqu'à justifier la Saint-Barthélémy. On croirait qu'un tel ouvrage, rempli de si affreux paradoxes, devrait être entre les mains de tout le monde, au moins par sa singularité ; cependant à peine est-il connu.
Note 11 Voyez Rycaut.
Note 12 Voyez Kempfer et toutes les relations du Japon.
Note 13 M. de La Bourdonnaie, intendant de Rouen, dit que la manufacture de chapeaux est tombée à Caudebec et à Neuchâtel par la fuite des réfugiés. M. Foucaut, intendant de Caen, dit que le commerce est tombé de moitié dans la généralité. M. de Maupeou, intendant de Poitiers, dit que la manufacture de droguet est anéantie. M. de Bezons, intendant de Bordeaux, se plaint que le commerce de Clérac et de Nérac ne subsiste presque plus. M. de Miroménil, intendant de Touraine, dit que le commerce de Tours est diminué de dix millions par année ; et tout cela, par la persécution. (Voyez les Mémoires des intendants, en 1698.) Comptez surtout le nombre des officiers de terre et de mer, et des matelots, qui ont été obligés d'aller servir contre la France, et souvent avec un funeste avantage, et voyez si l'intolérance n'a pas causé quelque mal à l'Etat.
On n'a pas ici la témérité de proposer des vues à des ministres dont on connaît le génie et les grands sentiments, et dont le coeur est aussi noble que la naissance : ils verront assez que le rétablissement de la marine demande quelque indulgence pour les habitants de nos côtes.
Note 14 Chapitres XXI et XXIV.
Note 15 Actes, chapitre XXV, v. 16.
Note 16 Actes, chapitre XXVI v. 24.
Note 17 Quoique les Juifs n'eussent pas le droit du glaive depuis qu'Archélaüs avait été relégué chez les Allobroges, et que la Judée était gouvernée en province de l'empire, cependant les Romains fermaient souvent les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zèle, c'est-à-dire quand, dans une émeute subite, ils lapidaient par zèle celui qu'ils croyaient avoir blasphémé.
Note 18 Ulpianus, Digest., lib. I, tit. II. "Eis qui judaicam superstitionem sequuntur honores adipisci permiserunt, etc."
Note 19 Tacite dit (Annales, XV, 44) : "Quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat."
Il était bien difficile que le nom de chrétien fût déjà connu à Rome : Tacite écrivait sous Vespasien et sous Domitien ; il parlait des chrétiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces mots odio humani generis convicti pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d'être haïs du genre humain, autant que convaincus de haïr le genre humain.
En effet, que faisaient à Rome ces premiers missionnaires ? Ils tâchaient de gagner quelques âmes, ils leur enseignaient la morale la plus pure ; ils ne s'élevaient contre aucune puissance ; l'humilité de leur coeur était extrême comme celle de leur état et de leur situation ; à peine étaient-ils connus ; à peine étaient-ils séparés des autres Juifs : comment le genre humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr ? Et comment pouvaient-ils être convaincus de détester le genre humain ?
Lorsque Londres brûla, on en accusa les catholiques ; mais c'était après des guerres de religion, c'était après la conspiration des poudres, dont plusieurs catholiques, indignes de l'être, avaient été convaincus.
Les premiers chrétiens du temps de Néron ne se trouvaient pas assurément dans les mêmes termes. Il est très difficile de percer dans les ténèbres de l'histoire ; Tacite n'apporte aucune raison du soupçon qu'on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres. On aurait été bien mieux fondé de soupçonner Charles II d'avoir brûlé Londres : le sang du roi son père, exécuté sur un échafaud aux yeux du peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d'excuse à Charles II ; mais Néron n'avait ni excuse, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout pays le partage du peuple : nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles et d'aussi injustes.
Tacite, qui connaît si bien le naturel des princes, devait connaître celui du peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions violentes et passagères, incapable de rien voir, et capable de tout dire, de tout croire, et de tout oublier.
Philon (De Virtutibus, et Legatione ad Caium) dit que "Séjan les persécuta sous Tibère, mais qu'après la mort de Séjan l'empereur les rétablit dans tous leurs droits". Ils avaient celui des citoyens romains, tout méprisés qu'ils étaient des citoyens romains ; ils avaient part aux distributions de blé ; et même, lorsque la distribution se faisait un jour de sabbat, on remettait la leur à un autre jour : c'était probablement en considération des sommes d'argent qu'ils avaient données à l'Etat, car en tout pays ils ont acheté la tolérance, et se sont dédommagés bien vite de ce qu'elle avait coûté.
Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, et que si l'intempérie du climat les eût fait périr, c'eût été une perte légère, vile damnum (Annales, II, 85).
J'ajouterai à cette remarque que Philon regarde Tibère comme un prince sage et juste. Je crois bien qu'il n'était juste qu'autant que cette justice s'accordait avec ses intérêts ; mais le bien que Philon en dit me fait un peu douter des horreurs que Tacite et Suétone lui reprochent. Il ne me parait point vraisemblable qu'un vieillard infirme, de soixante et dix ans, se soit retiré dans l'île de Caprée pour s'y livrer à des débauches recherchées, qui sont t peine dans la nature, et qui étaient même inconnues t la jeunesse de Rome la plus effrénée ; ni Tacite ni Suétone n'avaient connu cet empereur ; ils recueillaient avec plaisir des bruits populaires. Octave, Tibère, et leurs successeurs, avaient été odieux, parce qu'ils régnaient sur un peuple qui devait être libre : les historiens se plaisaient à les diffamer, et on croyait ces historiens sur leur parole parce qu'alors on manquait de mémoires, de journaux du temps, de documents : aussi les historiens ne citent personne ; on ne pouvait les contredire ; ils diffamaient qui ils voulaient, et décidaient à leur gré du jugement de la postérité. C'est au lecteur sage de voir jusqu'à quel point on doit se défier de la véracité des historiens, quelle créance on doit avoir pour des faits publics attestés par des auteurs graves, nés dans une nation éclairée, et quelles bornes on doit mettre à sa crédulité sur des anecdotes que ces mêmes auteurs rapportent sans aucune preuve.
Note 20 Nous respectons assurément tout ce que 1'Eglise rend respectable ; nous invoquons les saints martyrs, mais en révérant saint Laurent, ne peut on pas douter que saint Sixte lui ait dit : Vous me suivrez dans trois jours ; que dans ce court intervalle le préfet de Rome lui ait fait demander l'argent des chrétiens ; que le diacre Laurent ait eu le temps de faire assembler tous les pauvres de la ville ; qu'il ait marché devant le préfet pour le mener à l'endroit où étaient ces pauvres ; qu'on lui ait fait son procès ; qu'il ait subi la question ; que le préfet ait commandé à un forgeron un gril assez grand pour y rôtir un homme ; que le premier magistrat de Rome ait assisté lui-même à cet étrange supplice ; que saint Laurent sur ce gril ait dit : "Je suis assez cuit d'un côté, fais moi retourner de l'autre si tu veux me manger ?" Ce gril n'est guère dans le génie des Romains ; et comment se peut-il faire qu'aucun auteur païen n'ait parlé d'aucune de ces aventures ?
Note 21 Il n'y a qu'à ouvrir Virgile pour voir que les Romains reconnaissaient un Dieu suprême, souverain de tous les êtres célestes.
... O ! qui res hominumque deumque
Aeternis regis imperiis, et fulmine terres.
(Aen., I, 233-34.)
O pater, o hominum divumque aeterna potestas, etc.
(Aen., X, 18.)
Horace s'exprime bien plus fortement :
Unde nil majus generatur ipso,
Nec viget quidquam simile, aut secundum.
(Lib. I, od. XII, 17-18.)
On ne chantait autre chose que l'unité de Dieu dans les mystères auxquels presque tous les Romains étaient initiés. Voyez le bel hymne d'Orphée ; lisez la lettre de Maxime de Madaure à saint Augustin, dans laquelle il dit "qu'il n'y a que des imbéciles qui puissent ne pas reconnaître un Dieu souverain". Longinien étant païen écrit au même saint Augustin que Dieu "est unique, incompréhensible, ineffable" ; Lactance lui-même, qu'on ne peut accuser d'être trop indulgent, avoue, dans son livre V (Divin. Institut., c. III), que "les Romains soumettent tous les dieux au Dieu suprême ; illos subjicit et mancipat Deo". Tertullien même, dans son Apologétique (c. XXIV), avoue que tout l'empire reconnaissait un Dieu maître du monde, dont la puissance et la majesté sont infinies, principem mundi, perfectoe potentioe et majestatis. Ouvrez surtout Platon, le maître de Cicéron dans la philosophie, vous y verrez "qu'il n'y a qu'un Dieu ; qu'il faut l'adorer, l'aimer, travailler à lui ressembler par la sainteté et par la justice". Epictète dans les fers, Marc-Antoine sur le trône, disent la même chose en cent endroits.
Note 22 Chapitre XXXIX.
Note 23 Chapitre XXXV.
Chapitre III.
NNote 24ote 25 Cette assertion doit être prouvée. Il faut convenir que, depuis que l'histoire a succédé à la fable, on ne voit dans les Egyptiens qu'un peuple aussi lâche que superstitieux. Cambyse s'empare de l'Egypte par une seule bataille ; Alexandre y donne des lois sans essuyer un seul combat, sans qu'aucune ville ose attendre un siège ; les Ptolémées s'en emparent sans coup férir ; César et Auguste la subjuguent aussi aisément, Omar prend toute l'Egypte en une seule campagne ; les Mamelucks, peuple de la Colchide et des environs du mont Caucase, en sont les maîtres après Omar ; ce sont eux, et non les Egyptiens, qui défont l'armée de saint Louis, et qui prennent ce roi prisonnier. Enfin, les Mamelucks étant devenus Egyptiens, c'est-à-dire mous, lâches, inappliqués, volages, comme les habitants naturels de ce climat, ils passent en trois mois sous le joug de Sélim Ier, qui fait pendre leur soudan, et qui laisse cette province annexée à l'empire des Turcs, jusqu'à ce que d'autres barbares s'en emparent un jour.
Hérodote rapporte que, dans les temps fabuleux, un roi égyptien nommé Sésostris sortit de son pays dans le dessein formel de conquérir l'univers : il est visible qu'un tel dessein n'est digne que de Picrochole ou de don Quichotte, et sans compter que le nom de Sésostris n'est point égyptien, on peut mettre cet événement, ainsi que tous les faits antérieurs, au rang des Mille et Une Nuits. Rien n'est plus commun chez les peuples conquis que de débiter des fables sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains pays, certaines misérables familles se font descendre d'antiques souverains. Les prêtres d'Egypte contèrent à Hérodote que ce roi qu'il appelle Sésostris était allé subjuguer la Colchide : c'est comme si l'on disait qu'un roi de France partit de la Touraine pour aller subjuguer la Norvège.
On a beau répéter tous ces contes dans mille et mille volumes, ils n'en sont pas plus vraisemblables ; il est bien plus naturel que les habitants robustes et féroces du Caucase, les Colchidiens, et les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, aient pénétré jusqu'en Egypte ; et si les prêtres de Colchos rapportèrent ensuite chez eux la mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils aient été subjugués par les Egyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les rois vaincus par Sésostris venaient tous les ans du fond de leurs royaumes lui apporter leurs tributs, et que Sésostris se servait d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler à son char pour aller au temple. Ces histoires de Gargantua sont tous les jours fidèlement copiées. Assurément ces rois étaient bien bons de venir de si loin servir ainsi de chevaux.
Quant aux pyramides et aux autres antiquités, elles ne prouvent autre chose que l'orgueil et le mauvais goût des princes d'Egypte, ainsi que l'esclavage d'un peuple imbécile, employant ses bras, qui étaient son seul bien, à satisfaire la grossière ostentation de ses maîtres. Le gouvernement de ce peuple, dans les temps mêmes que l'on vante si fort, paraît absurde et tyrannique ; on prétend que toutes les terres appartenaient à leurs monarques. C'était bien à de pareils esclaves à conquérir le monde !
Cette profonde science des prêtres égyptiens est encore un des plus énormes ridicules de l'histoire ancienne, c'est-à-dire de la fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d'onze mille années le soleil s'était levé deux fois au couchant, et couché deux fois au levant, en recommençant son cours, étaient sans doute, bien au-dessous de l'auteur de l'Almanach de Liège. La religion de ces prêtres, qui gouvernaient l'Etat, n'était pas comparable à celle des peuples les plus sauvages de l'Amérique : on sait qu'ils adoraient des crocodiles, des singes, des chats, des oignons ; et il n'y a peut-être aujourd'hui dans toute la terre que le culte du grand lama qui soit aussi absurde.
Leurs arts ne valent guère mieux que leur religion ; il n'y a pas une seule ancienne statue égyptienne qui soit supportable, et tout ce qu'ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie, sous les Ptolémées et sous les Césars, par des artistes de Grèce : ils ont eu besoin d'un Grec pour apprendre la géométrie.
L'illustre Bossuet s'extasie sur le mérite égyptien, dans son Discours sur l'Histoire universelle adressé au fils de Louis XIV. Il peut éblouir un jeune prince ; mais il contente bien peu les savants : c'est une très éloquente déclamation, mais un historien doit être plus philosophe qu'orateur. Au reste, on ne donne cette réflexion sur les Egyptiens que comme une conjecture : quel autre nom peut-on donner à tout ce qu'on dit de l'Antiquité ?
Note 26 On ne révoque point en doute la mort de saint Ignace ; mais qu'on lise la relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il pas quelques doutes s'élever dans son esprit ? L'auteur inconnu de cette relation dit que "Trajan crut qu'il manquerait quelque chose à sa gloire s'il ne soumettait à son empire le dieu des chrétiens". Quelle idée ! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des dieux ? Lorsque Ignace parut devant l'empereur, ce prince lui dit : "Qui es-tu, esprit impur ?" Il n'est guère vraisemblable qu'un empereur ait parlé à un prisonnier, et qu'il l'ait condamné lui-même ; ce n'est pas ainsi que les souverains en usent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui il ne lui demanda pas : Qui es-tu ? il le savait bien. Ce mot esprit impur a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan ? Ne voit-on pas que c'est une expression d'exorciste, qu'un chrétien met dans la bouche d'un empereur ? Est-ce là, bon Dieu ! le style de Trajan ?
Peut-on imaginer qu'Ignace lui ait répondu qu'il se nommait Théophore, parce qu'il portait Jésus dans son coeur, et que Trajan eût disserté avec lui sur Jésus-Christ ? On fait dire à Trajan, à la fin de la conversation : "Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorife de porter en lui le crucifié, sera mis aux fers, etc." Un sophiste ennemi des chrétiens, pouvait appeler Jésus-Christ le crucifié ; mais il n'est guère probable que, dans un arrêt, on se fût servi de ce terme. Le supplice de la croix était si usité chez les Romains qu'on ne pouvait, dans le style des lois, désigner par le crucifié l'objet du culte des chrétiens ; et ce n'est pas ainsi que les lois et les empereurs prononcent leurs jugements.
On fait ensuite écrire une longue lettre par saint Ignace aux chrétiens de Rome : "Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je suis." Certainement, s'il lui fut permis d'écrire aux chrétiens de Rome, ces chrétiens n'étaient donc pas recherchés ; Trajan n'avait donc pas dessein de soumettre leur Dieu à son empire ; ou si ces chrétiens étaient sous le fléau de la persécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant : c'était les exposer, les livrer, c'était se rendre leur délateur.
Il semble que ceux qui ont rédigé ces actes devaient avoir plus d'égards aux vraisemblances et aux convenances. Le martyre de saint Polycarpe fait naître plus de doutes. Il est dit qu'une voix cria du haut du ciel : Courage, Polycarpe ! que les chrétiens l'entendirent, mais que les autres n'entendirent rien : il est dit que quand on eut lié Polycarpe au poteau, et que le bûcher fut en flammes, ces flammes s'écartèrent de lui, et formèrent un arc au-dessus de sa tête ; qu'il en sortit une colombe ; que le saint, respecté par le feu, exhala une odeur d'aromate qui embauma toute l'assemblée, mais que celui dont le feu n'osait approcher ne put résister au tranchant du glaive. Il faut avouer qu'on doit pardonner à ceux qui trouvent dans ces histoires plus de piété que de vérité.
Note 27 Histoire ecclésiastique, liv. VIII.
Note 28 Voyez l'excellente Lettre de Locke sur la tolérance.
Note 29 Le jésuite Busembaum, commenté par le jésuite Lacroix, dit "qu'il est permis de tuer un prince excommunié par le pape, dans quelque pays qu'on trouve ce prince, parce que l'univers appartient au pape, et que celui qui accepte cette commission fait une oeuvre charitable". C'est cette proposition, inventée dans les petites maisons de l'enfer, qui a le plus soulevé toute la France contre les jésuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme, si souvent enseigné par eux, et si souvent désavoué. Ils ont cru se justifier en montrant à peu prés les mêmes décisions dans saint Thomas et dans plusieurs jacobins (voyez, si vous pouvez, la Lettre d'un homme du monde à un théologien, sur saint Thomas ; c'est une brochure de jésuite, de 1762). En effet, saint Thomas d'Aquin, docteur angélique, interprète de la volonté divine (ce sont ses titres), avance qu'un prince apostat perd son droit à la couronne, et qu'on ne doit plus lui obéir ; que l'Eglise peut le punir de mort (livre II,,part. 2, quest. 12) ; qu'on n'a toléré 1'empereur Julien que parce qu'on n'était pas le plus fort (livre II, part. 2, quest. 12) ; que de droit on doit tuer tout hérétique (livre II, part. 2, quest. 11 et 12) ; que ceux qui délivrent le peuple d'un prince qui gouverne tyranniquement sont très louables, etc. etc. On respecte fort l'ange de l'école ; mais si, dans les temps de Jacques Clément, son confrère, et du feuillant Ravaillac, il était venu soutenir en France de telles propositions, comment aurait-on traité l'ange de l'école ?
Il faut avouer que Jean Gerson, chancelier de l'Université, alla encore plus loin que saint Thomas, et le cordelier Jean Petit, infiniment plus loin que Gerson. Plusieurs cordeliers soutinrent les horribles thèses de Jean Petit. Il faut avouer que cette doctrine diabolique du régicide vient uniquement de la folle idée où ont été longtemps presque tous les moines que le pape est un Dieu en terre, qui peut disposer à son gré du trône et de la vie des rois. Nous avons été en cela fort au-dessous de ces Tartares qui croient le grand-lama immortel : il leur distribue sa chaise percée ; ils font sécher ces reliques, les enchâssent, et les baisent dévotement. Pour moi, j'avoue que j'aimerais mieux, pour le bien de la paix, porter à mon cou de telles reliques que de croire que le pape ait le moindre droit sur le temporel des rois, ni même sur le mien, en quelque cas que ce puisse être.
Note 30 Deutéronome, ch. XIV.
Note 31 Dans l'idée que nous avons de faire sur cet ouvrage quelques notes utiles, nous remarquerons ici qu'il est dit que Dieu fait une alliance avec Noé et avec tous les animaux ; et cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie et mouvement ; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu'on se nourrisse. Dieu ajoute (Genèse, IX, 5) "qu'il tirera vengeance de tous les animaux qui ont répandu le sang de l'homme".
On peut inférer de ces passages et de plusieurs autres ce que toute l'Antiquité a toujours pensé jusqu'à nos jours, et ce que tous les hommes sensés pensent, que les animaux ont quelque connaissance. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres et avec les pierres, qui n'ont point de sentiment ; mais il en fait un avec les animaux, qu'il a daigné douer d'un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, et de quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C'est pourquoi il ne veut pas qu'on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu'en effet le sang est la source de la vie, et par conséquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C'est donc avec très grande raison que l'Ecriture dit en cent endroits que l'âme, c'est-à-dire ce qu'on appelait l'âme sensitive, est dans le sang ; et cette idée si naturelle a été celle de tous les peuples.
C'est sur cette idée qu'est fondée la commisération que nous devons avoir pour les animaux. Des sept préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d'un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, et qu'ils les laissaient vivre pour se nourrir successivement des parties de leurs corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques peuples barbares, comme on le voit par les sacrifices de l'île de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous servent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu'il y a de la barbarie à les faire souffrir ; il n'y a certainement que l'usage qui puisse diminuer en nous l'horreur naturelle d'égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des peuples qui s'en sont fait un grand scrupule : ce scrupule dure encore dans la presqu'île de l'Inde ; toute la secte de Pythagore, en Italie et en Grèce, s'abstint constamment de manger de la chair. Porphyre, dans son livre de l'Abstinence, reproche à son disciple de n'avoir quitté sa secte que pour se livrer à son appétit barbare.
Il faut, ce me semble, avoir renoncé à la lumière naturelle, pour oser avancer que les bêtes ne sont que des machines. Il y a une contradiction manifeste à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du sentiment, et à soutenir qu'il ne leur a point donné de sentiment.
Il me paraît encore qu'il faut n'avoir jamais observé les animaux pour ne pas distinguer chez eux les différentes voix du besoin, de la souffrance, de la joie, de la crainte, de l'amour, de la colère, et de toutes leurs affections ; il serait bien étrange qu'ils exprimassent si bien ce qu'ils ne sentiraient pas.
Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux esprits exercés sur le pouvoir et la bonté du Créateur, qui daigne accorder la vie, le sentiment, les idées, la mémoire, aux êtres que lui-même a organisés de sa main toute-puissante. Nous ne savons ni comment ces organes se sont formés, ni comment ils se développent, ni comment on reçoit la vie, ni par quelles lois les sentiments, les idées, la mémoire, la volonté, sont attachés à cette vie : a dans cette profonde et éternelle ignorance, inhérente à notre nature, nous disputons sans cesse, nous nous persécutons les uns les autres, comme les taureaux qui se battent avec leurs cornes sans savoir pourquoi et comment ils ont des cornes.
Note 32 Amos, ch. V, v. 26.
Note 33 Jérém., ch. VII, v. 22.
Note 34 Act., ch. VII, v. 42-43.
Note 35 Deutér., ch. XII, v. 8.
Note 36 Plusieurs écrivains conclurent témérairement de ce passage que le chapitre concernant le veau d'or (qui n'est autre chose que le dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïse, ainsi que plusieurs autres chapitres.
Aben-Hezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des rois. Wollaston, Collins, Tindal, Shaftesbury, Bolingbroke, et beaucoup d'autres, ont allégué que l'art de graver ses pensées sur la pierre polie, sur la brique, sur le plomb ou sur le bois, était alors la seule manière d'écrire ils disent que du temps de Moïse les Chaldéens et les Egyptiens n'écrivaient pas autrement ; qu'on ne pouvait alors graver que d'une manière très abrégée, et en hiéroglyphes, la substance des choses qu'on voulait transmettre à la postérité, et non pas des histoires détaillées ; qu'il n'était pas possible de graver de gros livres dans un désert où l'on changeait si souvent de demeure, où l'on n'avait personne qui pût ni fournir les vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les sandales, et où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années (Deutéronome, VIII, 5) pour conserver les vêtements et les chaussures de son peuple. Ils disent qu'il n'est pas vraisemblable qu'on eût tant de graveurs de caractères, lorsqu'on manquait des arts les plus nécessaires, et qu'on ne pouvait même faire du pain ; et si on leur dit que les colonnes du tabernacle étaient d'airain, et les chapiteaux d'argent massif, ils répondent que l'ordre a pu en être donné dans le désert, mais qu'il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.
Ils ne peuvent concevoir que ce peuple pauvre ait demandé un veau d'or massif (Exode, XXXII, 1) pour l'adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïse, au milieu des foudres et des éclairs que ce peuple voyait (Exode, XIX, 18-19), et au son de la trompette céleste qu'il entendait. Ils s'étonnent que la veille du jour même où Moïse descendit de la montagne, tout ce peuple se soit adressé au frère de Moïse pour avoir ce veau d'or massif. Comment Aaron le jeta-t-il en fonte en un seul jour (Exode, XXXII, 4) ? comment ensuite Moise le réduisit-il en poudre (Exode, XXXII, 20) ? Ils disent qu'il est impossible à tout artiste de faire en moins de trois mois une statue d'or, et que, pour la réduire en poudre qu'on puisse avaler, l'art de la chimie la plus savante ne suffit pas : ainsi la prévarication d'Aaron et l'opération de Moïse aurait été deux miracles.
L'humanité, la bonté du coeur, qui les trompent, les empêchent de croire que Moïse ait fait égorger vingt-trois mille personnes (Exode, XXXII, 28) pour expier ce péché ; ils n'imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient ainsi laissés massacrer par des lévites, à moins d'un troisième miracle. Enfin ils trouvent étranges qu'Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompensé du crime dont les autres étaient si horriblement punis (Exode, XXXIII, 19 ; et Lévitique, VIII, 2), et qu'il ait été fait grand prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ses frères sanglants étaient entassés au pied de l'autel où il allait sacrifier.
Ils font les mêmes difficultés sur les vingt-quatre mille Israélites massacrés par l'ordre de Moïse (Nombres, XXV, 9), pour expier la faute d'un seul qu'on avait surpris avec une fille madianite. On voit tant de rois juifs, et surtout Salomon, épouser impunément des étrangères que ces critiques ne peuvent admettre que l'alliance d'une Madianite ait été un si grand crime : Ruth était Moabite, quoique sa famille fût originaire de Bethléem ; la sainte Ecriture l'appelle toujours Ruth la Moabite : cependant elle alla se mettre dans le lit de Booz par le conseil de sa mère ; elle en reçut six boisseaux d'orge, l'épousa ensuite, et fut l'aïeule de David. Rahab était non seulement étrangère, mais une femme publique ; la Vulgate ne lui donne d'autre titre que celui de meretrix (Josué, VI, 17) ; elle épousa Salmon, prince de Juda ; et c'est encore de ce Salmon que David descend. On regarde même Rahab comme la figure de l'Eglise chrétienne : c'est le sentiment de plusieurs Pères, et surtout d'Origène dans sa septième homélie sur Josué.
Bethsabée, femme d'Urie, de laquelle David eut Salomon, était Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le patriarche Juda épousa une femme chananéenne ; ses enfants eurent pour femme Thamar de la race d'Aram : cette femme, avec laquelle Juda commit, sans lé savoir, un inceste, n'était pas de la race d'Israël. Ainsi notre Seigneur Jésus-Christ daigna s'incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq étrangères étaient la tige, pour faire voir que les nations étrangères auraient part à son héritage.
Le rabbin Aben-Hezra fut, comme on l'a dit, le premier qui osa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïse : il se fonde sur plusieurs passages. "Le Chananéen (Genèse IX, 6) était alors dans ce pays. La montagne de Moria (II. Paralip., III, 1), appelée la montagne de Dieu. Le lit de Og, roi de Bazan, se voit encore en Rabath, et il appela tout ce pays de Bazan les villages de Jaïr, jusqu'aujourd'hui. Il ne s'est jamais vu de prophète en Israël comme Moïse. Ce sont ici les rois qui ont régné en Edom (Genèse, XXXVI, 31) avant qu'aucun roi régnât sur Israël." Il prétend que ces passages où il est parlé de choses arrivées après Moise, ne peuvent être de Moïse. On répond à ces objections que ces passages sont des notes ajoutées longtemps après par les copistes.
Newton, de qui d'ailleurs on ne doit prononcer le nom qu'avec respect, mais qui a pu se tromper puisqu'il était homme, attribue, dans son introduction à ses commentaires sur Daniel et sur saint Jean, les livres de Moïse, de Josué, et des Juges, à des auteurs sacrés très postérieurs : il se fonde sur le chap. XXXVI de la Genèse ; sur quatre chapitres des Juges, XVII, XVIII, XIX, XXI ; sur Samuel, chap. VIII sur les Chroniques, chap. II ; sur le livre de Ruth, chap. IV, en effet, si dans le chap. XXXVI de la Genèse il est parlé des rois, s'il en est fait mention dans les livres des Juges, si dans le livre de Ruth il est parlé de David, il semble que tous ces livres aient été rédigés du temps des rois. C'est aussi le sentiment de quelques théologiens, à la tête desquels est le fameux Leclerc. Mais cette opinion n'a qu'un petit nombre de sectateurs dont la curiosité sonde ces abîmes. Cette curiosité, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme. Lorsque les savants et les ignorants, les princes et les bergers paraîtront après cette courte vie devant le maître de l'éternité, chacun de nous alors voudra être juste, humain, compatissant, généreux ; nul ne se vantera d'avoir su précisément en quelle année le Pentateuque fut écrit, et d'avoir démêlé le texte de notes qui étaient en usage chez les scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons pris parti pour les Massorètes contre le Talmud, si nous n'avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaü, un daleth pour un res : certes, il nous jugera sur nos actions, et non sur l'intelligence de la langue hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la décision de l'Eglise, selon le devoir raisonnable d'un fidèle.
Finissons cette note par un passage important du Lévitique, livre composé après l'adoration du veau d'or. Il ordonna aux Juifs de ne plus adorer les velus, "les boucs, avec lesquels même ils ont commis des abominations infâmes". On ne sait si cet étrange culte venait d'Egypte, patrie de la superstition et du sortilège ; mais on croit que la coutume de nos prétendus sorciers d'aller au sabbat, d'y adorer un bouc, et de s'abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l'idée fait horreur, est venue des anciens Juifs : en effet, ce furent eux qui enseignèrent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. Quel peuple ! Une si étrange infamie semblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d'or leur attira, et pourtant le législateur se contente de leur faire une simple défense. On ne apporte ici ce fait que pour faire connaître la nation juive : il faut que la bestialité ait été commune chez elle, puisqu'elle est la seule nation connue chez qui les lois aient été forcées de prohiber un crime qui n'a été soupçonné ailleurs par aucun législateur.
Il est à croire que dans les fatigues et dans la pénurie que les Juifs avaient essuyées dans les déserts de Pharan, d'Oreb, et de Cadès-Barné, l'espèce féminine, plus faible que l'autre, avait succombé. Il faut bien qu'en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu'il leur est toujours ordonné, quand ils s'emparent d'un bourg ou d'un village, soit à gauche, soit à droite du lac Asphaltite, de tuer tout, excepté les filles nubiles.
Les Arabes qui habitent encore une partie de ces déserts stipulent toujours, dans les traités qu'ils font avec les caravanes, qu'on leur donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens, dans ce pays affreux, poussèrent la dépravation de la nature humaine jusqu'à s'accoupler avec des chèvres, comme on le dit de quelques bergers de la Calabre.
Il reste maintenant à savoir si ces accouplements avaient produit des monstres, et s'il y a quelque fondement aux anciens contes des satyres, des faunes, des centaures, et des minotaures ; I'histoùe le dit, la physique ne nous a pas encore éclairé sur cet article monstrueux.
Note 37 Josué, chap. XXIV, v. 15 et suiv.
Note 38 Nomb., chap. XXI, v. 9.
Note 39 Rois, liv. III, chap. XV, v. 14 ; ibid., chap. XXII, v. 44.
Note 40 Rois, liv. IV, chap. XVI.
Note 41 Ibid., liv. III, chap. XVIII, V. 38 et 40 ; ibid., liv. IV, chap. II, v. 24.
Note 42 Nomb., chap. XXXI.
Note 43 Madian n'était point compris dans la terre promise : c'est un petit canton de l'Idumée, dans l'Arabie Pétrée ; il commence vers le septentrion au torrent d'Arnon, et finit au torrent de Zared, au milieu des rochers, et sur le rivage oriental du lac Asphaltite. Ce pays est habité aujourd'hui par une petite horde d'Arabes : il peut avoir huit lieues ou environ de long, et un peu moins en largeur.
Note 44 Il est certain par le texte (Juges, XI, 39) que Jephté immola sa fille. "Dieu n'approuve pas ces dévouements, dit dom Calmet dans sa Dissertation sur le voeu de Jephté ; mais lorsqu'on les a faits, il veut qu'on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faisaient, ou pour réprimer la légèreté qu'on aurait eue à les faire, si on n'en avait pas craint l'exécution." Saint Augustin et presque tous les Pères condamnent l'action de Jephté : il est vrai que l'Ecriture (Juges, XI, 29) dit qu'il fut rempli de l'esprit de Dieu ; et saint Paul, dans son Epître aux Hébreux, chap. XI (verset 32), fait l'éloge de Jephté ; il le place avec Samuel et David.
Saint Jérôme, dans son Epître à Julien, dit : "Jephté immola sa fille au Seigneur, et c'est pour cela que l'apôtre le compte parmi les saints." Voilà de part et d'autre des jugements sur lesquels il ne nous est pas permis de porter le nôtre ; on doit craindre même d'avoir un avis.
Note 45 On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai sacrifice. Saül avait fait ce roi des Amalécites prisonnier de guerre, et l'avait reçu à composition ; mais le prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner ; il lui avait dit en propres mots (I. Rois, XV, 3) : "Tuez tout, depuis l'homme jusqu'à la femme, jusqu'aux petits enfants, et ceux qui sont encore à la mamelle.
"Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.
"Le zèle dont ce prophète était animé, dit dom Calmet, lui mit l'épée en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur et pour confondre Saül." On voit, dans cette fatale aventure, un dévouement, un prêtre, une victime : c'était donc un sacrifice.
Tous les peuples dont nous avons l'histoire ont sacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque (Quest. rom. LXXXII) rapporte que les Romains même en immolèrent du temps de la république.
On voit, dans les Commentaires de César (De Bello gall., I, XXIV), que les Germains allaient immoler les otages qu'il leur avait donnés, lorsqu'il délivra ces otages par sa victoire.
J'ai remarqué ailleurs que cette violation du droit des gens envers les otages de César, et ces victimes humaines immolées, pour comble d'horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains, dans son traité De Moribus Germanorum. Il paraît que, dans ce traité, Tacite songe plus à faire la satire des Romains que l'éloge des Germains, qu'il ne connaissait pas.
Disons ici en passant que Tacite aimait encore mieux la satire que la vérité. Il veut rendre tout odieux, jusqu'aux actions indifférentes, et sa malignité nous plaît presque autant que son style, parce que nous aimons la médisance et l'esprit.
Revenons aux victimes humaines. Nos pères en immolaient aussi bien que les Germains : c'est le dernier degré de la stupidité de notre nature abandonnée à elle-même, et c'est un des fruits de la faiblesse de notre jugement. Nous dîmes : Il faut offrir à Dieu ce qu'on a de plus précieux et de plus beau ; nous n'avons rien de plus précieux que nos enfants ; il faut donc choisir les plus beaux et les plus jeunes pour les sacrifier à la Divinité.
Philon dit que, dans la terre de Chanaan, on immolait quelquefois ses enfants avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils unique Isaac, pour éprouver sa foi.
Sanchoniathon, cité par Eusèbe, rapporte que les Phéniciens sacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, et qu'Ilus immola son fils Jéhud à peu près dans le temps que Dieu mit la foi d'Abraham à l'épreuve. Il est difficile de percer dans les ténèbres de cette antiquité ; mais il n'est que trop vrai que ces horribles sacrifices ont été presque partout en usage ; les peuples ne s'en sont défaits qu'à mesure qu'ils se sont policés : la politesse amène l'humanité.
Note 46 Juges, chap. XI, v. 24.
Note 47 Juges, chap. XVII, verset dernier.
Note 48 Rois, liv. IV, ch. V, v. 18 et 19.
Note 49 Ceux qui sont peu au fait des usages de l'Antiquité, et qui ne jugent que d'après ce qu'ils voient autour d'eux, peuvent être étonnés de ces singularités ; mais il faut songer qu'alors dans l'Egypte, et dans une grande partie de l'Asie, la plupart des choses s'exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des signes, des types.
Les prophètes, qui s'appelaient les voyants chez les Egyptiens et chez les Juifs, non seulement s'exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des signes les événements qu'ils annonçaient. Ainsi Isaïe, le premier des quatre grands prophètes juifs, prend un rouleau (chap. VIII), et y écrit : "Shas bas, butinez vite" ; puis il s'approche de la prophétesse. Elle conçoit, et met au monde un fils qu'il appelle Maher-Salas-Has-bas : c'est une figure des maux que les peuples d'Egypte et d'Assyrie feront aux Juifs.
Ce prophète dit (VII, 15, 16, 18, 20) : "Avant que l'enfant soit en âge de manger du beurre et du miel, et qu'il sache réprouver le mauvais et choisir le bon, la terre détestée par vous sera délivrée des deux rois ; le Seigneur sifflera aux mouches d'Egypte et aux abeilles d'Assur ; le Seigneur prendra un rasoir de louage, et en rasera toute la barbe et les poils des pieds du roi d'Assur."
Cette prophétie des abeilles, de la barbe, et du poil des pieds rasés, ne peut être entendue que par ceux qui savent que c'était la coutume d'appeler les essaims au son du flageolet ou de quelque autre instrument champêtre ; que le plus grand affront qu'on pût faire à un homme était de lui couper la barbe ; qu'on appelait le poil des pieds, le poil du pubis ; que l'on ne rasait ce poil que dans les maladies immondes, comme celle de la lèpre. Toutes ces figures si étrangères à notre style ne signifient autre chose sinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera son peuple d'oppression.
Le même Isaïe (chap. XX) marche tout nu, pour marquer que le roi d'Assyrie emmènera d'Egypte et d'Ethiopie une foule de captifs qui n'auront pas de quoi couvrir leur nudité.
Ezéchiel (chap. IV et suiv.) mange le volume de parchemin qui lui est présenté ; ensuite il couvre son pain d'excréments, et demeure couché sur son côté gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, et pour signifier les années que devait durer la captivité. Il se charge de chaînes, qui figurent celles du peuple ; il coupe ses cheveux et sa barbe, et les partage en trois parties : le premier tiers désigne ceux qui doivent périr dans la ville ; le second, ceux qui seront mis à mort autour des murailles ; le troisième, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.
Le prophète Osée (chap. III) s'unit à une femme adultère, qu'il achète quinze pièces d'argent et un chomer et demi d'orge : "Vous m'attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, et pendant ce temps nul homme n'approchera de vous : c'est l'état où les enfants d'Israël seront longtemps sans rois, sans princes, sans sacrifice, sans autel, sans éphod." En un mot, les nabis, les voyants, les prophètes, ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite. Jérémie ne fait donc que se conformer à l'usage, en se liant de cordes, et en se mettant des colliers et des jougs sur le dos, pour signifier l'esclavage de ceux auxquels il envoie ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d'un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau : la vie civile, les lois, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la religion, tout est absolument différent. Il n'y a même qu'à ouvrir Homère et le premier livre d'Hérodote pour se convaincre que nous n'avons aucune ressemblance avec les peuples de la Haute Antiquité, et que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs moeurs avec les nôtres.
La nature même n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Les magiciens avaient sur elle un pouvoir qu'ils n'ont plus : ils enchantaient les serpents, ils évoquaient les morts, etc. Dieu envoyait des songes, et des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor changé en boeuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq villes en un lac bitumineux.
Il y avait des espèces d'hommes qui n'existent plus. La race de géants Réphaïm, Enim, Néphilim, Enacim, a disparu. Saint Augustin, au liv. V de La Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d'un ancien géant grosse comme cent de nos molaires. Ezéchiel (XXVII, II) parle des pygmées Gamadim, hauts d'une coudée, qui combattaient au siège de Tyr : et en presque tout cela les auteurs sacrés sont d'accord avec les profanes. Les maladies et les remèdes n'étaient point les mêmes que de nos jours : les possédés étaient guéris avec la racine nommée barad, enchâssée dans un anneau qu'on leur mettait sous le nez.
Enfin tout cet ancien monde était si différent du nôtre qu'on ne peut en tirer aucune règle de conduite ; et si, dans cette Antiquité reculée, les hommes s'étaient persécutés et opprimés tour à tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté sous la loi de grâce.
Note 50 Jérém., chap. XXVII, v. 6.
Note 51 Jérémie, chap. XXVIII, v. 17.
Note 52 Isaïe, ch. XLIV et XLV.
Note 53 Exode, chap. XX, v. 5.
Note 54 Deutéronome, XXVIII.
Note 55 Il n'y a qu'un seul passage dans les lois de Moise d'où l'on pût conclure qu'il était instruit de l'opinion régnante chez les Egyptiens, que l'âme ne meurt point avec le corps ; ce passage est très important, c'est dans le chapitre XVIII du Deutéronome : "Ne consultez point les devins qui prédisent par l'inspection des nuées, qui enchantent les serpents, qui consultent l'esprit de Python, les voyants, les connaisseurs qui interrogent les morts et leur demandent la vérité."
Il paraît, par ce passage, que si l'on évoquait les âmes des morts, ce sortilège prétendu supposait la permanence des âmes. Il se peut aussi que les magiciens dont parle Moïse, n'étant que des trompeurs grossiers, n'eussent pas une idée distincte du sortilège qu'ils croyaient opérer. Ils faisaient accroire qu'ils forçaient des morts à parler, qu'ils les remettaient, par leur magie, dans l'état où ces corps avaient été de leur vivant, sans examiner seulement si l'on pouvait inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l'immortalité de l'âme. Les sorciers n'ont jamais été philosophes, ils ont été toujours des jongleurs qui jouaient devant des imbéciles.
On peut remarquer encore qu'il est bien étrange que le mot de Python se trouve dans le Deutéronome, longtemps avant que ce mot grec pût être connu des Hébreux : aussi le Python n'est point dans l'hébreu, dont nous n'avons aucune traduction exacte.
Cette langue a des difficultés insurmontables : c'est un mélange de phénicien, d'égyptien, de syrien, et d'arabe ; et cet ancien mélange est très altéré aujourd'hui. L'hébreu n'eut jamais que deux modes aux verbes, le présent et le futur : il faut deviner les autres modes par le sens. Les voyelles différentes étaient souvent exprimées par les mêmes caractères ; ou plutôt ils n'exprimaient pas les voyelles, et les inventeurs des points n'ont fait qu'augmenter la difficulté. Chaque adverbe a vingt significations différentes. Le même mot est pris en des sens contraires.
Ajoutez à cet embarras la sécheresse et la pauvreté du langage : les Juifs, privés des arts, ne pouvaient exprimer ce qu'ils ignoraient. En un mot, l'hébreu est au grec ce que le langage d'un paysan est à celui d'un académicien.
Note 56 Ezéchiel, chap. XVIII, v. 20.
Note 57 Ibid., ch. XX, v. 25.
Note 58 Le sentiment d'Ezéchiel prévalut enfin dans la synagogue ; mais il y eut des Juifs qui, en croyant aux peines éternelles, croyaient aussi que Dieu poursuivait sur les entants les iniquités des pères : aujourd'hui ils sont punis, par-delà la cinquantième génération, et ont encore les peines éternelles à craindre. On demande comment les descendants des Juifs, qui n'étaient pas complices de la mort de Jésus-Christ, ceux qui étant dans Jérusalem n'y eurent aucune part, et ceux qui étaient répandus sur le reste de la terre, peuvent être temporellement punis dans leurs enfants, aussi innocents que leurs pères. Cette punition temporelle, ou plutôt cette manière d'exister différente des autres peuples, et de faire le commerce sans avoir de patrie, peut n'être point regardée comme un châtiment en comparaison des peines éternelles qu'ils s'attirent par leur incrédulité, et qu'ils peuvent éviter par une conversion sincère.
Note 59 Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l'enfer et du paradis, tels que nous les concevons, se sont étrangement abusés : leur erreur n'est fondée que sur une vaine dispute de mots ; la Vulgate ayant traduit le mot hébreu, sheol, la fosse, par infernum, et le mot latin infernum ayant été traduit en français par enfer, on s'est servi de cette équivoque pour faire croire que les anciens Hébreux avaient la notion de l'Adès et du Tartare des Grecs, que les autres nations avaient connus auparavant sous d'autres noms.
Il est rapporté au chapitre XVI des Nombres (31-33) que la terre ouvrit sa bouche sous les tentes de Coré, de Dathan, et d'Abiron, qu'elle les dévora avec leurs tentes et leur substance, et qu'ils furent précipités vivants dans la sépulture, dans le souterrain : il n'est certainement question dans cet endroit ni des âmes de ces trois Hébreux, ni des tourments de l'enfer, ni d'une punition éternelle.
Il est étrange que, dans le Dictionnaire encyclopédique, au mot ENFER, on dise que les anciens Hébreux en ont reconnu la réalité ; si cela était, ce serait une contradiction insoutenable dans le Pentateuque. Comment se pourrait-il faire que Moïse eût parlé dans un passage isolé et unique des peines après la mort, et qu'il n'en eût point parlé dans ses lois ? On cite le trente-deuxième chapitre du Deutéronome (versets 21-24), mais on le tronque ; le voici entier : "Ils m'ont provoqué en celui qui n'était pas Dieu, et ils m'ont irrité dans leur vanité ; et moi je les provoquerai dans celui qui n'est pas peuple, et je les irriterai dans la nation insensée. Et il s'est allumé un feu dans ma fureur, et il brûlera jusqu'au fond de la terre ; il dévorera la terre jusqu'à son germe, et il brûlera les fondements des montagnes ; et j'assemblerai sur eux les maux, et je remplirai mes flèches sur eux ; ils seront consumés par la faim, les oiseaux les dévoreront par des morsures amères ; je lâcherai sur eux les dents des bêtes qui se traînent avec fureur sur la terre, et des serpents."
Y a-t-il le moindre rapport entre ces expressions et l'idée des punitions infernales telles que nous les concevons ? Il semble plutôt que ces paroles n'aient été rapportées que pour faire voir évidemment que notre enfer était ignoré des anciens Juifs.
L'auteur de cet article cite encore le passage de Job, au chap. XXIV (15-19). "L'oeil de l'adultère observe l'obscurité, disant : L'oeil ne me verra point, et il couvrira son visage ; il perce les maisons dans les ténèbres, comme il l'avait dit dans le jour, et ils ont ignoré la lumière ; si l'aurore apparaît subitement, ils la croient l'ombre de la mon, et ainsi ils marchent dans les ténèbres comme dans la lumière ; il est léger sur la surface de l'eau ; que sa part soit maudite sur la terre, qu'il ne marche point par la voie de la vigne, qu'il passe des eaux de neige à une trop grande chaleur ; et ils ont péché jusqu'au tombeau" ; ou bien : "le tombeau a dissipé ceux qui pèchent", ou bien (selon les Septante), "leur péché a été rappelé en mémoire".
Je cite les passages entiers, et littéralement, sans quoi il est toujours impossible de s'en former une idée vraie.
Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot dont on puisse conclure que Moïse avait enseigné aux Juifs la doctrine claire et simple des peines et des récompenses après la mort ?
Le livre de Job n'a nul rapport avec les lois de Moise. De plus, il est très vraisemblable que Job n'était point juif ; c'est l'opinion de saint Jérôme dans ses questions hébraïques sur la Genèse. Le mot Sathan, qui est dans Job (I, 1, 6, 12), n'était point connu des Juifs, et vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n'apprirent ce nom que dans la Chaldée, ainsi que les noms de Gabriel et de Raphaël, inconnus avant leur esclavage à Babylone. Job est donc cité ici très mal à propos.
On rapporte encore le chapitre dernier d'Isaïe (23, 24) : "Et de mois en mois, et de sabbat en sabbat, toute chair viendra m'adorer, dit le Seigneur ; et ils sortiront, et ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui ont prévariqué ; leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point, et ils seront exposés aux yeux de toute chair jusqu'à satiété."
Certainement, s'ils sont jetés à la voirie, s'ils sont exposés à la vue des passants jusqu'à satiété, s'ils sont mangés des vers, cela ne veut pas dire que Moïse enseigna aux Juifs le dogme de l'immortalité de l'âme ; et ces mots : Le feu ne s'éteindra point, ne signifient pas que des cadavres qui sont exposés à la vue du peuple subissent les peines éternelles de l'enfer.
Comment peut-on citer un passage Isaïe pour prouver que les Juifs du temps de Moïse avaient reçu le dogme de l'immortalité de l'âme ? Isaïe prophétisait, selon la computation hébraïque, l'an du monde 3380. Moise vivait vers l'an 2500 ; il s'est écoulé huit siècles entre l'un et l'autre. C'est une insulte au sens commun, ou une pure plaisanterie, que d'abuser ainsi de la permission de citer, et de prétendre prouver qu'un auteur a eu une telle opinion, par un passage d'un auteur venu huit cents ans après, et qui n'a point parlé de cette opinion. Il est indubitable que l'immortalité de l'âme, les peines et les récompenses après la mort, sont annoncées, reconnues, constatées dans le Nouveau Testament, et il est indubitable qu'elles ne se trouvent en aucun endroit du Pentateuque ; et c'est ce que le grand Arnauld dit nettement et avec force dans son apologie de Port-Royal.
Les Juifs, en croyant depuis l'immortalité de l'âme, ne furent point éclairés sur sa spiritualité ; ils pensèrent, comme presque toutes les autres nations, que l'âme est quelque chose de délié, d'aérien, une substance légère, qui retenait quelque apparence du corps qu'elle avait animé ; c'est ce qu'on appelle les ombres, les mânes des corps. Cette opinion fut celle de plusieurs Pères de l'Eglise. Tertullien, dans son chapitre XXII de l'Ame, s'exprime ainsi : "Definimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantia simplicem. - Nous définissons l'âme née du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, figurée, simple dans sa substance."
Saint Irénée dit, dans son liv. II, chap. XXXIV : "Incorporales sunt animae quantum ad comparationem mortalium corporum. - Les âmes sont incorporelles en comparaison des corps mortels." Il ajoute que "Jésus-Christ a enseigné que les âmes conservent les images du corps, - caracterem corporum in quo adoptantur, etc." On ne voit pas que Jésus-Christ ait jamais enseigné cette doctrine, et il est difficile de deviner le sens de saint Irénée.
Saint Hilaire est plus formel et plus positif dans son commentaire sur saint Matthieu : il attribue nettement une substance corporelle à l'âme : "Corpoream naturae suae substantiam sortiuntur."
Saint Ambroise, sur Abraham, liv. II, chap. VIII, prétend qu'il n'y a rien de dégagé de la matière, si ce n'est la substance de la Sainte Trinité.
On pourrait reprocher à ces hommes respectables d'avoir une mauvaise philosophie ; mais il est à croire qu'au fond leur théologie était fort saine, puisque, ne connaissant pas la nature incompréhensible de l'âme, ils l'assuraient immortelle, et la voulaient chrétienne.
Nous savons que l'âme est spirituelle, mais nous ne savons point du tout ce que c'est qu'esprit. Nous connaissons très imparfaitement la matière, et il nous est impossible d'avoir une idée distincte de ce qui n'est pas matière. Très peu instruits de ce qui touche nos sens, nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui est au-delà des sens. Nous transportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abîmes de la métaphysique et de la théologie, pour nous donner quelque légère idée des choses que nous ne pouvons ni concevoir ni exprimer ; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour soutenir, s'il se peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.
Ainsi nous nous servons du mot esprit, qui répond à souffle, et vent, pour exprimer quelque chose qui n'est pas matière ; et ce mot souffle, vent, esprit, nous ramenant malgré nous à l'idée d'une substance déliée et légère, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir à concevoir la spiritualité pure ; mais nous ne parvenons jamais à une notion distincte : nous ne savons même ce que nous disons quand nous prononçons le mot substance ; il veut dire, à la lettre, ce qui est dessous, et par cela même il nous avertit qu'il est incompréhensible : car qu'est-ce en effet que ce qui est dessous ? La connaissance des secrets de Dieu n'est pas le partage de cette vie. Plongés ici dans des ténèbres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, et nous frappons au hasard au milieu de cette nuit, sans savoir précisément pour quoi nous combattons.
Si l'on veut bien réfléchir attentivement sur tout cela, il n'y a point d'homme raisonnable qui ne conclût que nous devons avoir de l'indulgence pour les opinions des autres, et en mériter.
Toutes ces remarques ne sont point étrangères au fond de la question, qui consiste à savoir si les hommes doivent se tolérer : car si elles prouvent combien on s'est trompé de part et d'autre dans tous les temps, elles prouvent aussi que les hommes ont dû, dans tous les temps, se traiter avec indulgence.
Note 60 Le dogme de la fatalité est ancien et universel : vous le trouver toujours dans Homère. Jupiter voudrait sauver la vie à son fils Sarpédon ; mais le destin l'a condamné à la mort : Jupiter ne peut qu'obéir. Le destin était, chez les philosophes, ou l'enchaînement nécessaire des causes et des effets nécessairement produits par la nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence : ce qui est bien plus raisonnable. Tout le système de la fatalité est contenu dans ce vers d'Annaeus Sénèque (épît. CVII) :
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.
On est toujours convenu que Dieu gouvernait l'univers par des lois éternelles, universelles, immuables : cette vérité fut la source de toutes ces disputes inintelligibles sur la liberté, parce qu'on n'a jamais défini la liberté, jusqu'à ce que le sage Locke soit venu ; il a prouvé que la liberté est le pouvoir d'agir. Dieu donne ce pouvoir ; et l'homme, agissant librement selon les ordres éternels de Dieu, est une des roues de la grande machine du monde. Toute l'Antiquité disputa sur la liberté, mais personne ne persécuta sur ce sujet jusqu'à nos jours. Quelle horreur absurde d'avoir emprisonné, exilé pour cette dispute, un Arnauld, un Sacy, un Nicole, et tant d'autres qui ont été la lumière de la France !
Note 61 Le roman théologique de la métempsycose vient de l'Inde, dont nous avons reçu beaucoup plus de fables qu'on ne croit communément. Ce dogme est expliqué dans l'admirable quinzième livre des Métamorphoses d'Ovide. Il a été reçu presque dans toute la terre ; il a été toujours combattu ; mais nous ne voyons point qu'aucun prêtre de l'Antiquité ait jamais fait donner une lettre de cachet à un disciple de Pythagore.
Note 62 Ni les anciens Juifs, ni les Egyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l'âme de l'homme allât dans le ciel après sa mort. Les Juifs pensaient que la lune et le soleil étaient à quelques lieues au-dessus de nous, dans le même cercle, et que le firmament était une voûte épaisse et solide qui soutenait le poids des eaux, lesquelles s'échappaient par quelques ouvertures. Le palais des dieux, chez les anciens Grecs, était sur le mont Olympe. La demeure des héros après la mort était, du temps d'Homère, dans une île au-delà de l'Océan, et c'était l'opinion des esséniens.
Depuis Homère, on assigna des planètes aux dieux, mais il n'y avait pas plus de raison aux hommes de placer un dieu dans la lune qu'aux habitants de la lune de mettre un dieu dans la planète de la terre. Junon et Iris n'eurent d'autres palais que les nuées ; il n'y avait pas là où reposer son pied. Chez les Sabéens, chaque dieu eut son étoile ; mais une étoile étant un soleil, il n'y a pas moyen d'habiter là, à moins d'être de la nature du feu. C'est donc une question fort inutile de demander ce que les anciens pensaient du ciel : la meilleure réponse est qu'ils ne pensaient pas.
Note 63 Saint Matthieu, chap. XXII, v. 4.
Note 64 Saint Luc, chap. XIV.
Note 65 Saint Luc, chap. XIV, v. 26 et suiv.
Note 66 Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 17.
Note 67 Saint Matthieu, chap. XXIII.
Note 68 Ibid., chap. XXVI, v. 59.
Note 69 Matthieu, chap. XXVI, v. 61.
Note 70 Il était en effet très difficile aux Juifs, pour ne pas dire impossible, de comprendre, sans une révélation particulière, ce mystère ineffable de l'incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genèse (chap. VI) appelle fils de Dieu les fils des hommes puissants : de même, les grands cèdres, dans les psaumes (LXXIX, 11), sont appelés les cèdres de Dieu. Samuel (I. Rois, XVI, 15) dit qu'une frayeur de Dieu tomba sur le peuple, c'est-à-dire une grande frayeur ; un grand vent, un vent de Dieu ; la maladie de Saül, mélancolie de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent à la lettre que Jésus se dit fils de Dieu dans le sens propre ; mais s'ils regardèrent ces mots comme un blasphème, c'est peut-être encore une preuve de l'ignorance où ils étaient du mystère de l'incarnation, et de Dieu, fils de Dieu, envoyé sur la terre pour le salut des hommes.
Note 71 Lorsqu'on écrivait ainsi, en 1762, l'ordre des jésuites n'était pas aboli en France. S'ils avaient été malheureux, l'auteur les aurait assurément respectés. Mais qu'on se souvienne à jamais qu'ils n'ont été persécutés que parce qu'ils avaient été persécuteurs ; et que leur exemple fasse trembler ceux qui, étant plus intolérants que les jésuites, voudraient opprimer un jour leurs concitoyens qui n'embrasseraient pas leurs opinions dures et absurdes. [Note ajoutée en 1771]
Note 72 Voyez l'excellent livre intitulé Le Manuel de l'Inquisition.
Avec notre sincère reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Musée Voltaire et Secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.