1932

Juin

Le 15 : Robert Denoël reçoit le manuscrit de Voyage au bout de la nuit.

Céline l’avait soumis tout d’abord à Eugène Figuière, 166 boulevard du Montparnasse, qui lui proposera de l’éditer... neuf mois après la parution du livre chez Denoël et Steele

Le 14 avril, il l’a déposé chez Gallimard, où l’on a tardé à lui répondre. Ce n’est que le 2 juillet - deux jours trop tard - que la Librairie Gallimard accepte le roman, en proposant divers allègements et remaniements. Quinze ans plus tard Céline rappelait à Jean Paulhan : « Oh, cher ami, je n’ai rien à dire de la NRF... J’ai bien failli ‘en être’ !... à une 1/2 heure près... vous le savez... le pneu... Crémieux se réveillant à temps... ‘j’en étais’ !... Le pauvre Denoël qui le jalousait l’admirait à en crever... À propos de Voyage il me répétait toujours ‘Paulhan m’a écrit... lui qui n’écrit jamais... ’ »

Il l’avait encore proposé, selon Henri Mahé, aux Editions Bossard, 33 rue de Verneuil, mais cette maison d’édition créée en 1916 et qui fut très active au cours des années vingt, paraît avoir cessé progressivement ses activités à partir de 1931. En 1932 elle n’a publié que cinq ouvrages dont deux de Léon de Poncins : La Franc-Maçonnerie, puissance occulte et Les Juifs, maîtres du monde.

Céline serait aussi passé dans les locaux des Éditions du Sagittaire dirigées par Léon Pierre-Quint. Édouard Roditi, qui le secondait pour lire les manuscrits, raconte :

« Nous n’occupions rue Rodier, qu’un sombre rez-de-chaussée qui avait jadis été le magasin où l’on stockait les livres. [...] les hésitations déjà maladives de Pierre-Quint, qui réussissait rarement à prendre une décision utile en temps voulu et se perdait souvent en des considérations d’une complexité déroutante, ajoutaient à nos embarras financiers. Lors des rencontres de notre comité de lecture, nous discutions interminablement d’innombrables projets d’édition dont la plupart ne se réalisaient jamais.

Il nous est ainsi arrivé de voir un jour un inconnu, Louis-Ferdinand Céline, nous proposer le manuscrit de son Voyage au bout de la nuit. Nous nous sommes éternisés en discussions au sujet de l’opportunité de sa publication avant de refuser, bien contre mon gré, de le publier, et de le renvoyer, hélas, à l’auteur. Ce livre fit par la suite la fortune des Editions Denoël et Steele, et il est curieux, à cet égard, de constater aujourd’hui que nous étions, Bernard Steele et moi, alors les seuls jeunes éditeurs parisiens, quoique tous les deux juifs et de nationalité américaine, à nous enthousiasmer pour ce manuscrit que douze maisons d’édition avaient refusé avant qu’il ne nous soit soumis, d’abord à moi et ensuite à Bernard Steele. ».

François Gibault rapporte que Louis Aragon, qui aurait connu Céline rue Lepic dès 1932, ayant appris qu’il avait un manuscrit en lecture chez Denoël, serait intervenu auprès de l’éditeur pour lui signaler « la très étrange et forte personnalité de son auteur ». C’est ce qu’Aragon a raconté au cours d’une visite à Antoine Gallimard en juin 1979  

On s’accorde à dater du 15 juin la réception du manuscrit de Voyage chez Denoël et Steele, et à considérer que l’accueil de l’éditeur fut enthousiaste, mais pas au point de proposer à l’auteur des conditions exceptionnelles puisqu’il ne lui paiera 10 % de droits qu’en cas de réédition : il s’agit d’un « demi-compte d’auteur ».

Vingt ans plus tôt, Du côté de chez Swann avait eu le même parcours : refusé successivement par la NRF, le Mercure de France, Fasquelle, et Ollendorf, avant d’être accepté par Bernard Grasset, il fut édité aux frais de l’auteur, mais à sa demande expresse. Le premier tirage de Swann fut de 2 200 exemplaires.

Ce qui fait la différence entre les deux contrats, et elle est essentielle, c’est que celui de Grasset accorde à Proust le copyright de son livre - droit dont l’écrivain usera en signant avec la NRF pour les volumes suivants - tandis que celui de Denoël lie Céline à sa firme, car c’est l’éditeur qui détient le copyright de Voyage.

Le 30, Céline et Denoël signent le contrat d’édition de Voyage au bout de la nuit. L’article 5 stipule que l’éditeur payera à l’auteur 10 % du prix de vente, « à partir du 4e mille ». Il se réserve 50 % des droits de traduction, des droits d’adaptation au cinéma, des ventes en cas d’édition de luxe ou d’édition populaire.