1933

Janvier

 

Le 1er : L’intransigeant annonce que l’agence Winkler a négocié les droits de traduction de Voyage au bout de la nuit en Allemagne. Robert Denoël a en effet signé, dès le 30 décembre, un accord avec R. Piper de Munich. La traduction allemande, due à Isak Grünberg, paraîtra aussi dans le Berliner Tageblatt.

Trois jours plus tard la même agence déclare que deux grands éditeurs, l’un américain, l’autre anglais, se sont assurés les droits de publication de l’ouvrage dans leur pays.

Le 5 : Lucien Descaves tire à vue sur les jurys littéraires : « Je pense à tous les candidats dont les livres seront ou ne seront pas même feuilletés, parce que le siège du jury ou du comité est fait. Je ne dis pas cela pour mes collègues de l’Académie Goncourt, bien entendu. Ils défient ce reproche... Ce sont les pépères coupe-toujours... Ils lisent tout, du matin au soir, d’un bout à l’autre de l’année. Ils lisent trois cents romans, et davantage. Quand il n’y en a plus, ils en redemandent. Ils sont insatiables. Si j’ai dit le contraire, je viens à résipiscence. » [L’Intran].

Le 7 : Les échos fantaisistes commencent à fleurir dans la presse, à propos du candidat malheureux au Goncourt qui, depuis le succès de son livre, se refuse à toute exhibition. On en a conclu qu’il n’était qu’un médecin égaré dans la littérature, que la carrière des lettres ne l’intéressait pas : il n’en est rien. N’a-t-il pas révélé à Lucien Descaves les grandes lignes des cinq ou six volumes qu’il prépare ? L’un d’eux aura pour fond la vie populaire au moyen âge, transposée sur le plan réaliste et humain. [Les Nouvelles Littéraires].

Le 8 : Les opinions de confrères à propos du roman se multiplient, suscitées il est vrai par les journalistes en mal de copie. Henri de Régnier [1864-1936] a éprouvé « un lourd ennui [...] Je n’y ai trouvé, en effet, ni sujet, ni composition, et la structure en est d’une grossière simplicité. » L’académicien parle d’une « fastidieuse, morne et répugnante confession qui pourrait se continuer indéfiniment, qui commence sans raison et se termine de même. Le narrateur est un sombre bavard et un raseur impitoyable dont il nous faut écouter l’intarissable monologue... Pour le suivre en ce " voyage au bout de la nuit ", mettons des bottes d’égoutier et bouchons-nous le nez... »

Le style de Céline ne l’a pas davantage séduit : « Cette langue de Zola, je la retrouve chez M. Céline, mais tournée en jargon, devenue parfois presque inintelligible et transformée par un bas apport argotique en une sorte d’affreux langage " populo " dont la vulgarité fabriquée sonne d’ailleurs faux » [Le Figaro].

Un autre académicien, André Chaumeix [1874-1955], se confie à la Revue des Deux Mondes. Voyage est, selon lui, « lyrique, et il nous conduit à des étendues fétides. Six cent vingt pages dont beaucoup sont ordurières. Tantôt écrit par un bourgeois, tantôt pensé par un prolétaire, ce livre déconcerte par un langage qui est ici de l’argot, là du vocabulaire populaire, ailleurs du style à formules cherchées. »

Qu’a voulu prouver l’auteur ? se demande-t-il. Céline a vu la guerre, les colonies, l’Amérique, Paris et sa banlieue et, partout, « il n’a retenu que les spectacles les plus répugnants. Il a eu cette infortune singulière de ne jamais rien rencontrer qui eût de la beauté... »

Il conclut : « Ne retenons que le titre, qui est beau : Voyage au bout de la nuit. Et que le reste soit silence. »

Le 25 : Céline écrit à son amie autrichienne Cillie Ambor que « Demain l’éditeur viendra me voir, je ne sais pas encore combien tout ce bruit va finalement m’être payé. Il faudrait bien que je puisse être indépendant pour commencer un autre livre. Mais c’est impossible. »

Le 27 : Auguste Picq envoie à Céline son compte arrêté au 31 décembre 1932 : « À cette date, nous avons vendu 28 350 exemplaires du Voyage au bout de la nuit. Les trois premiers mille ne comportant pas de droits d’auteur, le tirage vendu se réduit donc à 25 350 exemplaires ». La clause ambiguë du contrat (10 % du prix de vente, « à partir du 4e mille ») est ici interprétée clairement par le comptable : l’écrivain perçoit son pourcentage à partir du 3 001e exemplaire vendu, ce qui confirme que le premier tirage du livre fut bien de 3 000 exemplaires.

D’autre part l’éditeur, qui lui paie ses droits d’auteur par chèque et traites, lui rappelle que « ces sommes que nous vous versons aujourd’hui sont, nous vous prions de bien vouloir le remarquer, en avance sur notre contrat qui prévoit deux versements par an, qui devraient normalement échoir à fin juillet et à fin décembre prochain ».

Au total Denoël verse 82 082 F à l’écrivain, dont 12 082 F par chèque, et 70 000 F sous la forme de deux traites encaissables fin février et fin mars.

Pour la suite Denoël, qui estime qu’il aura vendu 25 000 exemplaires de plus à la fin du mois, ce qui représente quelque 90 000 francs, remet à l’auteur deux effets de 45 000 francs à encaisser fin avril et fin mai. Céline, pour une fois optimiste, anticipe les ventes à venir et écrit peu après à Erika Irrgang : « Le Voyage poursuit sa carrière, c’est un monstre - voici le 75 000e ».

Quant aux droits de traduction qui ont été vendus en Italie, en Tchécoslovaquie, en Amérique, et en Angleterre, l’éditeur lui a proposé de verser l’argent qui lui parviendra au fur et à mesure des rentrées.

Le 29 : « Réaliste ou visionnaire ? » écrit, à propos de Céline, L’Intransigeant, qui publie une lettre de Pierre Lièvre racontant une soirée au cours de laquelle on débattait passionnément de son livre. Lucien Descaves vantait son admirable réalisme. Un médecin professait le plus parfait mépris pour celui qui est dépeint dans la dernière partie du Voyage : « ce personnage falot assiste à l’agonie des gens sans jamais rien faire pour les soulager. »

Quelqu’un remarqua que le docteur Destouches se comportait tout autrement dans sa clientèle où il était extrêmement recherché et aimé. À quoi le médecin répliqua victorieusement que le médecin du roman était donc pure création littéraire. Où est le réalisme ?

Pierre Lièvre estime que rien n’est réel dans ce roman : « Ce sont les imaginations déréglées d’un visionnaire qui se repaît d’inventions parfois insoutenables. Il nous fait savourer des épouvantes qui ne sont pas toujours sans délices. Et, ma foi, la vie est telle que l’on est assez facilement tenté de tenir pour exact ce qui est affreux, épouvantable et désespérant. »