Décembre

 Le 1er : Denoël et Steele annoncent que les tirages de luxe de l’édition originale de Voyage au bout de la nuit sont épuisés sur tous les papiers.

Le 7 : Le prix Goncourt est attribué au premier tour à Guy Mazeline pour Les Loups, avec six voix. Trois voix, celles de Descaves, Daudet et Ajalbert ont été données à Céline ; une, celle du président Rosny aîné, à Raymond de Rienzi.

L’un des « Treize », présent lorsque Roland Dorgelès a proclamé le résultat, écrit dans L’Intran : « Ce fut une grande joie parmi les journalistes massés, non seulement parce que M. Mazeline est le plus courtois des confrères, mais parce que son livre est un " grand livre ". Et puis, avoir touché de si près le prix Femina... »

La réaction de Descaves est virulente : « J’étais retourné avec plaisir à l’Académie Goncourt mais je n’avais pas pensé devoir être obligé d’arriver à la salle à manger en passant par la cuisine ! », s’écrie-t-il.

Roland Dorgelès tente de le calmer : « Descaves, ne croyez pas que quelque chose se soit combiné en dessous, vous vous tromperiez ». Descaves réplique, avant de quitter la séance : « Non, je ne crois pas qu’il y ait une manœuvre, j’en suis sûr. Au revoir, pourquoi voulez-vous que je reste ici ? »

Les jurés accusés d’avoir modifié leur vote en dernière minute sont deux Belges, les frères Bœx dits Rosny. L’aîné, qui est président du jury, possède deux voix et il les a portées sur un « roman de l’ère secondaire » publié par les Editions Tallandier : Les Formiciens, un livre sans doute estimable de l’avocat Raymond de Rienzi puisqu’il s’est trouvé un éditeur pour le rééditer en 1984 dans une collection de science-fiction. Et on ne doit pas perdre de vue que Rosny aîné était un maître dans ce domaine qu’il affectionnait : dès 1887 il avait publié Les Xipéhuz, roman aujourd’hui classique, au même titre que son roman préhistorique La Guerre du feu, paru en 1909.

Des articles de presse mettent en cause le distributeur Hachette [qui, depuis le 29 mars, a l’exclusivité de la vente des ouvrages des Éditions Gallimard] dont les manœuvres en coulisses ont empêché la victoire d’un livre publié par une maison d’édition indépendante.

Dans Le Crapouillot, Descaves, qui ne décolère pas, déclare : « Je sais les moyens dont certains disposent pour imposer leur choix. Je sais la presse qui est vendue et ceux qui sont à vendre ; je n’y peux rien ». Il le répète devant les journalistes de Pathé venus l’interviewer à son bureau.

Le 7 : Prix de consolation pour Voyage au bout de la nuit qui obtient le prix Renaudot, avec six voix, non pas au premier tour, comme on le lit parfois, mais au troisième. Les deux autres romans en lice étaient Pauline Grospain de Léopold Chauveau chez Gallimard [trois voix], et Le Sac d’Or de Pierre-René Wolf chez Albin Michel [une voix].

 

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Le Petit Parisien, 8 décembre 1932

 

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Le Matin, 8 décembre 1932

Denoël et Steele organisent, en l’honneur de Céline, une réception rue Amélie, où Philippe Hériat, prix Renaudot 1931, est chargé de l’accueillir. Dans une lettre du 16 décembre 1964 à Dominique de Roux, Bernard Steele rapporte une curieuse anecdote :

« Quelques semaines après l’attribution du prix Renaudot au Voyage, nous eûmes l’immense surprise de recevoir la visite de Gaston Gallimard, qui était venu rue Amélie sans rendez-vous. Il se fit annoncer, pénétra dans notre bureau et après les aménités d’usage, prit un fauteuil et, sur le ton le plus matter of fact que l’on puisse imaginer, nous fit le petit discours suivant :

" Messieurs, dit-il, vous tenez un succès certain avec le Voyage au bout de la nuit. Malheureusement pour vous, cependant, vous n’avez pas les moyens nécessaires pour exploiter convenablement ce succès. Alors, vendez-moi le contrat. Vous en serez très satisfaits, vous et l’auteur, car je suis disposé à vous le payer le prix fort. "

Stupéfaction générale, puis... refus poli, mais très ferme. Après quelques secondes de silence, Gaston Gallimard se leva, s’approcha de notre bureau, nous menaça de l’index et nous dit :

" Eh bien ! Puisque vous ne voulez pas traiter avec moi maintenant, soyez bien persuadés, Messieurs, qu’un jour viendra où j’aurai non seulement ce contrat, mais aussi votre maison d’édition. "

 Dans « Denoël jusqu’à Céline » Cécile Denoël, qui n’avait pas assisté à la scène, rapporte que le visiteur - qui n’était pas Gaston mais l’un de ses directeurs - avait eu un discours assez semblable à celui qu’aurait tenu Gallimard rue Amélie :

« Il propose une véritable fortune. Inutile tentation. " Fixez votre prix vous-même " dit-il. Peine perdue. Le jeune téméraire refuse avec un sourire. Le ton de son visiteur est nettement moins doucereux, moins diplomate. " Vous le regretterez ! " menace-t-il en partant. À partir de ce moment, le " grand éditeur " en question essaiera de saper notre action et de subtiliser nos auteurs à succès. Il emploiera tous les moyens, mais n’y parviendra jamais du vivant de Robert Denoël. »

Est-il possible que Gaston Gallimard ait, à deux reprises, tenté une telle démarche ? En décembre 1932 Denoël et Steele, qui ont constitué leur société depuis près de deux ans, ont « les moyens nécessaires pour exploiter convenablement le succès » du roman de Céline, ils le prouveront ensuite.

Bernard Steele a-t-il transposé une scène que lui avait racontée Robert Denoël en 1930 ou bien cette deuxième rencontre avec Gaston Gallimard a-t-elle vraiment eu lieu ? Aucun autre témoignage n’est venu, jusqu’à présent, le confirmer.

Est-ce le succès extraordinaire du Voyage qui a suscité quantité de témoignages contradictoires ? Sans doute. Il n’est que de lire les versions successives de la découverte du manuscrit du roman pour s’en convaincre. On les trouvera bientôt dans la rubrique Documents.

Le 8 : Merry Bromberger publie dans L’Intransigeant une interview du docteur Destouches, qu’il a vu la veille à son dispensaire : « La nuit que faire quand on ne dort pas ? J’écoute dans mon oreille la folle du logis. Elle m’en raconte, allez, depuis six ans que j’écris ce livre. Comme j’ai le tempérament ouvrier, j’en commence un autre. Mais auparavant j’ai voulu savoir si je pourrais faire éditer mon Voyage au bout de la nuit à compte d’auteur. Mon éditeur l’a pris pour son compte et depuis lors ont commencé les embêtements. »

Le 9 : Gilbert Charles, dans Le Figaro, revient sur l’incident du Goncourt, non pas pour les « combines » dénoncées par Descaves, mais pour la « pré-élection » qui eut lieu une semaine avant l’attribution du prix et qui donnait le roman de Céline gagnant : « M. Descaves nous révèle là de bien étranges procédés. Les Goncourt s’en seraient-ils tenus à leur premier vote, nous aurions le droit d’être surpris de ces deux réunions, l’une précédant l’autre de huit jours. Si la première était la bonne, en effet, nul besoin, n’est-il pas vrai ? d’en avoir une seconde. Et si la première était, de quelque manière, fictive, quel sens lui peut-on bien trouver ? ».

Le 10 : Pierre-Jean Launay publie dans Paris-Soir la première interview de Céline, qui lui avait recommandé, quelques jours plus tôt : « je compte sur vous pour ne pas donner à notre entretien de cet après-midi le tour d’un prologue révolutionnaire ! [...] Denoël a besoin de tout le monde et je ne veux lui faire aucun tort, de simples généralités, du pittoresque mais rien d’impertinent ou de prétentieux vis-à-vis des confrères et du monde en général. »

 

 

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Céline chez Denoël et Steele
(Lectures du soir, 10 décembre 1932)

 

Le 17 : Le Cri du jour rappelle que, si Céline avait eu le Goncourt, les Messageries Hachette « auraient dû acheter d’emblée au moins 20.000 exemplaires de Voyage au Bout de la Nuit, payés comptant, soit, avec les remises d’usage, environ 300.000 francs à décaisser. Il fallait éviter cela ».

Le 20 : L’Intransigeant se fait l’écho de polémiques dans la presse : « Êtes-vous pour ou contre le livre de Louis-Ferdinand Céline ? » Dans sa revue Les Marges, Eugène Montfort [1877-1936] a donné son avis : « 622 pages, petit texte, où un carabin parle constamment comme un plombier, appartient tout à fait au genre roman poubelle. À la chaudière, à la chaudière, à la chaudière ! [...] Et pourtant M. Céline a du talent, et, dans ses meilleures pages, on entend comme un lointain écho d’Octave Mirbeau. Mais il a cru au roman poubelle. »

Le 22 : « Céline obtiendra-t-il le prochain prix Populiste ? » se demandent « Les Treize » dans L’Intransigeant. André Thérive s’est montré sévère pour l’auteur de Voyage au bout de la nuit : « Il est doué pour la satire. Mais il trouve le moyen d’être fastidieux à force de verve et bien gris à force de couleur... » Thérive ne cache pas que ce « surpopulisme », cet « extrémisme littéraire », lui plaît peu. Mais plusieurs jurés populistes sont d’un avis opposé.

Le 27 : Au Club du Faubourg, salle Wagram, Marcelle Vioux a défendu Voyage au bout de la nuit. Sa conférence portait le titre : « A-t-on eu raison ou tort de ne pas lui donner le prix Goncourt ? Œuvre géniale ou livre de dément ? »

Le 28 : Henry Bidou [1873-1943], romancier et journaliste à la Revue de Paris, figure dans la rubrique de L’Intransigeant : « Pour ou contre Céline », avec un jugement sans appel : « C’est un roman extrêmement faible. On y marche interminablement dans l’ordure, ce qui ne serait rien, quelque dégoût qu’on en ressente. Si le livre était bon ! Mais il ne l’est pas... La vue de l’univers qui s’y trouve est d’une pauvreté et d’une monotonie pitoyables. On ne sait dans quel langage le roman est écrit. [...] Le livre ennuie. Les gros mots n’y peuvent rien. L’auteur épuise en vain les ressources de l’anatomie injurieuse. Il voudrait être truculent. Il donne la nausée, mais il reste fade. »

Dans le même numéro, Pol Neveux [1865-1939], un académicien Goncourt qu’on avait peu entendu jusque-là, déclare qu’on avait écrit à tort que, lors de la réunion préparatoire du 30 novembre, le prix aurait été virtuellement décerné à Céline : « plusieurs d’entre nous n’avaient même pas terminé l’examen des livres reçus. » Certes on avait bien parlé de Voyage au bout de la nuit mais, quant à lui, il était fermement décidé, et depuis le début, à ne pas voter pour lui.

Le 29 : La polémique autour du livre de Céline se poursuit dans la presse. Lucien Descaves a déclaré dans L’Œuvre : « On peut bien le dire aujourd’hui : ce Céline a de la chance ! S’il avait eu le prix Goncourt, on ne parlerait plus de lui ; il ne l’a pas eu, et son nom continue à voler de bouche en bouche ! Il bénéficie du scandale qui s’attache beaucoup moins à son livre qu’au déni de justice dont il fut victime. Quelle leçon - et quelle récompense pour nous - que son attitude ! Il a disparu le lendemain de son triomphe... »

Décidément en verve, Descaves ajoute : « Mais ce n’est pas tout... Afin de soulever contre l’auteur l’indignation publique, on vient de nous apprendre... tenez-vous bien... que les Allemands aiment le Voyage au bout de la nuit... C’est magnifique ! Je vous le dis, Céline, vous êtes comblé comme le furent Goncourt, Zola, Richepin, Cladel, Becque... »