Mars
Le 2 : L’Intransigeant publie le jugement de Henri Martineau [1882-1958] sur Voyage au bout de la nuit, publié par le critique stendhalien dans sa revue Le Divan : « En haine de la littérature M. Céline écrit en jargon, et même dans un jargon très prétentieux. C’est une convention, tout autant que le beau style des Villemain et des Stand dénoncé par Stendhal, mais c’est bien plus insupportable. Puis le récit dégouline comme une outre se vide.
D’autres comparaisons viennent à l’esprit. Car M. Céline accumule scatologie, obscénités, blasphèmes, immondices. Crève donc, société ! Tout ça, avec autant de veulerie que de cynisme complaisant. Il y a par endroits une fougue pleine de mérite et de dons dans la satire et l’invective, et des tableaux réalistes de la meilleure veine. Ça n’est pas suffisant toutefois pour crier au chef-d’œuvre devant cette sentine. »
Le 4 : Robert Denoël accorde à Abel Gance une option de huit jours sur les droits cinématographiques pour l’Europe, de Voyage au bout de la nuit. Le prix proposé pour cette cession est de 300 000 francs.
Malgré l’intervention d’Élie Faure, qui écrit à son ami Gance « qu’on peut tirer un très beau film de cette orgie littéraire, qui s’accorde assez bien avec votre génie tumultueux », le tournage n’aura pas lieu et il semble que ce sont des considérations matérielles qui aient stoppé l’entreprise. Dès le 15 avril Céline écrit à Henri Mahé : « On avait pensé au cinéma pour le Voyage »... Il n’en sera plus question avant longtemps.
Le 10 : Roland Dorgelès a donné une interview à La Vie Contemporaine et L’Intransigeant en reproduit quelques passages relatifs au dernier prix Goncourt : « Nous avons été violemment pris à partie pour n’avoir pas récompensé l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Mais si nous l’avions fait, nous n’aurions pas été moins injuriés, car une grande partie de la critique nous aurait reproché d’avoir jeté nos lauriers dans la boue. D’ailleurs, même celui qui n’a pas eu le prix lui doit beaucoup. Grâce au Goncourt, on a pu, en pleine période de crise, parler de deux auteurs de grand mérite... »
Le 11 : L’Intransigeant signale une critique de Voyage au bout de la nuit due à Raymond de Balasy, parue dans la Revue Mondiale : « Il s’est fait autour de cet ouvrage un tel bruit, les commentaires passionnés qui en ont été donnés aussi bien à droite qu’à gauche ont posé de tels postulats, que l’on peut à juste titre voir dans ces commentaires des indications précieuses sur l’état d’esprit de l’époque. »
Comment expliquer son succès littéraire ? L’économiste pense que « M. Céline a décidé de construire une magistrale farce, persuadé tout le premier qu’on ne la prendrait pas au sérieux. L’idée de farce explique seule l’engouement de la critique littéraire et d’une bonne partie du public. Pour cette dernière cependant, la question se présente de façon plus complexe. Un snobisme de mauvaise marque la guide tous les jours davantage et obnubile son sens critique resté au fond fort avisé. »
Le 12 : Dans L’Intransigeant, « Les Treize » rapportent que plusieurs jurés du prix Populiste ont décidé de décerner leur prochain prix, en mai, au roman de Céline. Certains y sont opposés : pourquoi couronner une œuvre déjà célèbre ? Les partisans de Céline invoquent un précédent : Jules Romains, romancier très connu, avait reçu le prix l’année d’avant. « Décerner le prix, cette année, à Louis-Ferdinand Céline, c’est découvrir dans son livre la plus belle renaissance du vieux naturalisme et la plus juste application des procédés du jeune populisme. » D’autre part les adversaires de Céline n’ont pas de candidat marquant à opposer à Voyage au bout de la nuit...
Le lendemain Comœdia s’élève contre « le choix singulier d’un pareil lauréat. D’autant plus singulier que M. Céline a déjà failli avoir le Goncourt et qu’il a effectivement obtenu le prix Renaudot... » La revue conseille aux jurés populistes d’attendre au moins que Céline ait publié un autre livre : « Mais peut-être attendriez-vous longtemps. Il est des auteurs qui se libèrent d’un seul coup - qui se libèrent de leur idéal ou de leur fange - et qui sont à jamais l’homme d’un seul livre. Ils peuvent en publier d’autres, sans doute, mais leurs autres ouvrages ne sont jamais que l’ombre pâle du premier, l’imitation artificielle et fabriquée de ce qui fut d’abord jaillissement, spontanéité, tempérament. Car, si nous n’aimons pas le Voyage, nous ne nions pas sa force brutale. Nous trouvons seulement que deux couronnes pour un livre si bas, si opposé à notre tempérament, pour un livre où nul rayon de ciel ne pénètre, c’est une sinistre plaisanterie. »
Dès le 19, L’Intransigeant annonce que Voyage au bout de la nuit a été écarté de la discussion du jury populiste. Le 22, le même journal précise que c’est en raison du prix littéraire qu’il a déjà reçu. Mais, le 5 avril, il annonce que le nom de Céline figure toujours parmi les huit candidats au prix
Le 16, Céline publie « Qu’on s’explique » dans Candide : « nous ne fîmes scandale que bien malgré nous ! Nos éditeurs pourront le répéter à qui voudra l’entendre. Je crache en l’air... À deux mille lecteurs nous pensions timidement au début, triés sur le volet, et puis même, faut-il l’avouer, sans l’amicale insistance de l’un deux, jamais le manuscrit n’aurait vu le jour... »
Le 18 : Sous le titre « Céline l’incorruptible », Bec et Ongles révèle qu’après de nombreux libraires qui se sont, en vain, disputé l’honneur de recevoir l’écrivain chez eux afin d’y sacrifier à la mode de la dédicace publique de son livre, c’est au tour du directeur d’« un de nos plus grands magasins de la rive droite » de lui proposer de signer son livre, à raison de mille francs l’heure, ce qui fut refusé derechef.
L’écho n’était pas fantaisiste ; quelques jours plus tôt Céline avait écrit à Élie Faure : « Succès oui vous pouvez le dire. Les Galeries Lafayette m’ont fait offrir aujourd’hui même 1 000 francs par heure pour signer mon livre chez eux ! »
Le 20 : L’Intransigeant commente la « Lettre ouverte à L.-F. Céline » que René Schwob vient de publier dans la revue Esprit, et s’étonne de lire : « Gide me demandait un jour, parce que je lui déniais le sens de la spiritualité vraie, quel auteur aujourd’hui, en dehors des catholiques, m’en paraissait doué. Je lui répondis que je la trouvais chez bien peu de catholiques. Par contre, si je vous avais lu alors, je lui aurais donné votre nom. Et même je suis sûr que c’est votre intense quoique secrète spiritualité qui a incité, à son insu, la " N.R.F. " à refuser votre ouvrage... » Le rédacteur de L’Intran conclut : « Tout cela doit laisser bien perplexe M. L.-F. Céline. »
Le 26 : Sigmund Freud évoque, dans une lettre à Marie Bonaparte, Voyage au bout de la nuit, qu’il n’aime pas, « n’y trouvant pas d’arrière-plan artistique ou philosophique à la peinture de la misère, mais il le lit quand même, comme Marie l’a souhaité et il ira jusqu’au bout », écrit Célia Bertin [Marie Bonaparte, p. 305].
À cette date, on ne trouve sur le marché que l’édition française [l’édition allemande de Julius Kittls ne paraîtra qu’en décembre 1933], et on sait que Freud maîtrisait mal le français. On en retiendra que la princesse de Grèce lui avait demandé de lire le roman de Céline, qu’elle devait apprécier.