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Quand j’étais petit, il y a eu une période où j’étais passionné de science-fiction. Nous étions nombreux à l’être, jusqu’au Spoutnik. J’avais douze ans lors du vol du Spoutnik. Toutes les revues de science-fiction que j’avais lues jusqu’alors, les films et les émissions télévisées, partaient du principe que le cosmos appartenait de droit aux Américains. Quelle que fût l’histoire, les explorateurs, les colonisateurs et les aventuriers de l’espace étaient tous américains. Et puis, comme ça d’un coup, les Russes lancèrent le Spoutnik, premier véhicule spatial. Les Russes !

Nous avons tous cessé de lire de la science-fiction, et nous avons délaissé les films et les émissions de science-fiction. Je ne sais pas ce qu’ont fait les autres, mais, dans mon souvenir, après cela, j’ai reporté mon intérêt sur le western. Dans les westerns, il n’y avait jamais aucun doute sur qui serait le gagnant.

Mais avant que le Spoutnik n’ait détourné ma génération tout entière de la science-fiction, nous avions lu beaucoup d’histoires qui parlaient d’un truc appelé « l’automation ». L’automation allait remplacer le travail inintelligent, bien que je ne croie pas que ça ait jamais été formulé exactement comme ça. Mais il s’agissait en fait de la chaîne de montage simple, le genre de travail ennuyeux et abrutissant que tout le monde s’accordait à trouver mauvais pour le cerveau et paralysant pour l’esprit humain. Tout ce boulot serait repris par des machines.

Cet avenir automatisé était toujours présenté comme une bonne chose, un bienfait pour l’humanité, mais je me souviens de m’être demandé, déjà enfant, ce qu’il était censé advenir des gens qui ne feraient plus ces boulots ennuyeux et abrutissants. Il faudrait bien qu’ils travaillent ailleurs, non ? Sinon comment mangeraient-ils ? Si les machines prenaient tous leurs emplois, que feraient-ils pour gagner leur vie ?

Je me rappelle la première fois où j’ai vu des images d’une chaîne de montage robotisée dans une usine automobile japonaise, une machine qui ressemblait à l’appareil de radiographie chez le dentiste, qui tressautait toute seule, de ci de là, en soudant des pièces automobiles. C’était cela l’automation. La machine était rapide, et même si elle paraissait maladroite, le commentateur disait qu’elle était plus précise et plus efficace que n’importe quel être humain.

L’automation est donc arrivée, et elle a effectivement porté un coup dur aux ouvriers. Dans les années cinquante et soixante, les cols bleus furent licenciés par milliers, tous à cause de l’automation. Mais la plupart de ces ouvriers étaient syndiqués, et la plupart des syndicats étaient devenus puissants au cours des trente années précédentes, aussi y eut-il de grandes et longues grèves dans les aciéries, dans les mines et dans les usines automobiles, et à la fin de tout cela, la douleur de la transition se trouva quelque peu adoucie.

Oui, eh bien, c’était il y a longtemps, et le coup que l’automation allait porter à l’ouvrier américain a été amorti depuis belle lurette. Aujourd’hui, les ouvriers des usines ne sont plus frappés que de façon sporadique, lorsqu’une entreprise part s’installer en Asie ou ailleurs, en quête de main-d’œuvre moins chère et de lois sur l’environnement plus coulantes. Aujourd’hui, c’est l’enfant de l’automation qui s’est levé parmi nous, et l’enfant de l’automation frappe plus haut dans les rangs du personnel.

L’enfant de l’automation est l’ordinateur, et l’ordinateur prend la place du col blanc, du directeur, du chef d’atelier, aussi sûrement que ces robots des chaînes de montage ont pris la place des prolos avec leurs gamelles. Dans les rangs des cadres moyens, voilà où se font les coupes, maintenant. Et aucun de nous n’est syndiqué.

Dans n’importe quelle grande entreprise, il y a trois niveaux de personnel. Au sommet se trouvent les patrons et les directeurs, représentants des actionnaires, qui font les comptes, donnent les ordres et prennent les décisions. En bas se trouvent les ouvriers de la chaîne, les gens qui, concrètement, fabriquent tout ce qui se fabrique dans l’entreprise. Et entre les deux, jusqu’à présent, il y avait les cadres moyens.

C’est le boulot du cadre moyen de faire l’interprète entre les patrons et les ouvriers, et entre les ouvriers et les patrons. Le cadre moyen transmet des informations : vers le bas, il transmet les ordres et les demandes, tandis que vers le haut, il transmet le compte-rendu des réalisations, de ce qui s’est réellement passé. Aux fournisseurs il transmet des informations sur les besoins en matériaux bruts, et aux distributeurs il transmet des informations sur les disponibilités en produits finis. Il est le canal de transmission et jusqu’à maintenant, c’était un élément indispensable du processus.

Une fois que vous introduisez l’ordinateur, vous n’avez plus besoin de cadres moyens. Certes, il vous faut toujours quelques personnes à ce niveau, pour servir l’ordinateur, exécuter certaines tâches, mais vous n’avez plus besoin des centaines et des milliers de responsables dont on avait besoin encore hier.

Des gens comme moi.

Tandis que l’ordinateur prend nos boulots, la plupart des gens n’ont même pas l’air de comprendre pourquoi cela se produit. Pourquoi me suis-je fait virer, veulent-ils savoir, alors que la boîte est bénéficiaire et plus florissante que jamais ? Et la réponse est que nous avons été virés parce que l’ordinateur nous a rendus superflus et qu’il a permis des fusions et que notre absence rend l’entreprise encore plus puissante, les dividendes encore plus élevés, le retour sur investissement encore plus intéressant.

Ils ont encore besoin de quelques-uns d’entre nous. Actuellement, nous sommes dans une période de transition durant laquelle la frange des cadres moyens va se ratatiner comme une limace quand on lui verse du sel dessus, mais les cadres moyens ne vont pas disparaître. Il y aura juste moins de postes, c’est tout, beaucoup moins de postes.

Mais mon poste à moi, celui qu’Upton « Ralph » Fallon me réserve, celui-là existe encore. Il y a encore besoin d’un être humain ou deux pour diriger la chaîne de production, quelqu’un qui soit au-dessus des prolos mais capable de communiquer avec eux, pour éviter aux patrons d’avoir affaire directement avec des gens qui écoutent de la country en voiture.

Fallon est mon concurrent, pas d’erreur là-dessus. Et les six C.V. que j’ai tirés de la pile aussi. Mais c’est une véritable transformation qui est à l’œuvre dans notre civilisation en ce moment même, et tous les cadres moyens sont mes concurrents. Bientôt, un million de visages affamés se presseront à la fenêtre, pour regarder. Bonne formation, âge mûr, classe moyenne.

Il faut que je sois solidement installé dans la place, avant que le flot ne devienne irrépressible. Il faut donc que je sois fort, il faut que je sois déterminé, et il faut que je sois rapide. Jeudi, il faut que j’aille dans l’État de New York et que je trouve Everett Boyd Dynes.