Le téléphone sonne rarement quand nous dormons, peut-être une ou deux fois par an, et en général c’est quelqu’un qui a bu et qui se trompe de numéro. Mais il y a eu un changement entre nous, entre Marjorie, moi et notre relation au coup de téléphone nocturne, ce dont je ne m’étais jamais rendu compte avant.
Je me réveille lentement, en plein milieu d’une nuit noire, tout embrumé de sommeil. J’entends Marjorie qui murmure dans l’appareil, puis elle allume la lumière, et je cligne des yeux, car je n’ai pas envie d’être réveillé, et le réveil indique 1:46. (Nous avons pris exprès un radio-réveil de chevet sans chiffres phosphorescents parce que nous aimons dormir dans le noir. Je suis toujours conscient de ces chiffres qui flottent au niveau de ma tête endormie quand je passe la nuit dans un motel.)
Lentement, je me concentre sur Marjorie et sa conversation, et c’est quelque chose qui l’inquiète, qui la fait répondre d’une voix très calme et basse. « Oui, je comprends », dit-elle, et : « Nous allons arriver le plus vite possible », et : « J’apprécie, merci. »
À un moment donné pendant la conversation, n’arrivant pas à comprendre à qui elle peut bien parler ou de quoi il pourrait bien s’agir, j’ai une prise de conscience soudaine de quelque chose concernant les coups de téléphone nocturnes : je n’ai pas entendu le téléphone sonner.
Nous avons un téléphone de chaque côté du lit, mais c’est seulement celui qui est de mon côté qui sonne, doucement. Avant, chaque fois que le téléphone sonnait dans la nuit, je me réveillais immédiatement et je m’en occupais – la personne ivre, le faux numéro – et Marjorie continuait de dormir pendant ce temps. Je crois que dans tous les couples, c’est un des points inconscients qu’on établit dès le début, qui va se réveiller quand le téléphone sonne. Dans notre couple, c’était toujours moi, et maintenant ce n’est plus moi.
Depuis que j’ai perdu mon boulot, c’est Marjorie qui se réveille quand le téléphone sonne. Elle ne peut plus compter sur moi ; il faut qu’elle soit vigilante pour elle-même.
Je suis assis là, tandis que Marjorie continue de parler au téléphone et d’écouter, et je n’arrête pas de retourner cette nouvelle donnée dans ma tête, pour l’analyser. Je ne sais pas si elle provoque en moi surtout de la colère, surtout de la tristesse ou surtout de la honte. Les trois, je suppose.
Marjorie raccroche et me regarde. Elle est très solennelle. « C’est Billy », dit-elle.
Je me dis : un accident ! Au même moment, je me dis : mais il est couché dans cette maison, dans sa chambre, il dort. Stupide, le cerveau encore embrumé, je fais : « Billy ? »
Et elle me répond cette chose incroyable : « Il s’est fait arrêter. Lui et un autre garçon.
— Arrêter ? Arrêter ? » Je me redresse, j’en tombe presque à la renverse. C’est moi qui suis censé me faire arrêter ! « Pourquoi se ferait-il… Pourquoi l’auraient-ils… Mais pourquoi, pour l’amour du ciel ?
— Ils cambriolaient un magasin, la police les a surpris, et ils ont essayé de s’enfuir. Ils sont à la police d’État de Raskill. »
Je me bats déjà avec les couvertures. Les draps me collent aux jambes, ils ne veulent pas me laisser partir dans cet inconnu terrible. « Pauvre Billy, dis-je. Un magasin ? Quel magasin ? C’est de ma faute », dis-je, et je vais dans la salle de bains me brosser les dents.
*
Aux locaux de la police d’État, l’inspecteur de Police judiciaire, homme compatissant à la voix douce, en costume marron froissé, nous reçoit en premier, dans un petit bureau carré peint en jaune clair. Trois des murs sont en plastique lisse et brillant, le quatrième, un mur extérieur, en béton brut. Le sol est d’un différent type de plastique lisse et brillant, noir, et le plafond en panneaux d’insonorisation blanc cassé. Dans la mesure où la peinture jaune canari du béton a certainement été posée pour ses excellentes propriétés isolantes, il me vient à l’esprit que s’il devait arriver quoi que ce soit de vraiment horrible dans cette pièce, ils pourraient la nettoyer au jet en deux ou trois minutes. De ma place, sur cette chaise en plastique vert en face du bureau de métal gris, je ne vois pas d’orifice d’écoulement au sol, mais je ne serais pas étonné qu’il y en ait un.
Est-ce dans cet esprit que l’architecte a conçu la pièce ? Les architectes ont-ils ce type de considérations à l’esprit, quand ils dessinent des postes de police ? Cela les gêne-t-il ? Ou sont-ils satisfaits de leur compétence professionnelle ?
Suis-je satisfait, moi, de ma compétence professionnelle ? Ma nouvelle compétence, j’entends. Je n’y ai jamais pensé avant, et je n’ai pas envie d’y penser maintenant.
Il m’est très difficile de me concentrer sur l’inspecteur, ici dans cette pièce douteuse. Je n’arrive même pas à retenir son nom. Je veux voir Billy, c’est tout ce que je sais.
Marjorie se débrouille bien mieux que moi. Elle pose des questions. Elle prend des notes. Elle est aussi tranquille, calme, compatissante, que l’inspecteur lui-même. Et grâce à leur conversation dont je n’arrête pas de décrocher, à maintes et maintes reprises, je finis par comprendre ce qui s’est passé.
C’est arrivé au centre commercial où Marjorie travaille pour le Dr Carney. Il y a un petit magasin d’informatique qui vend des logiciels de bureau, des jeux électroniques et d’autres trucs du même genre. Apparemment, Billy et son copain de classe y sont allés cet après-midi – ce qui fait hier après-midi, j’imagine, maintenant – et ils ont trouvé un moment pour s’introduire au fond de la boutique sans se faire remarquer et trafiquer la porte de derrière, celle qui donne sur le grand passage à l’arrière et dont on se sert pour les livraisons et les poubelles. Ils ont trafiqué la porte de façon qu’elle ait l’air fermée. Ensuite, ce soir, bien après que nous le pensions endormi dans son lit, Billy s’est esquivé, son ami est passé le prendre – l’ami a une voiture –, ils sont allés au centre commercial et se sont faufilés dans le magasin par l’arrière.
Ce qu’ils ignoraient, c’est que le magasin avait déjà été cambriolé trois fois exactement de la même façon, suite à quoi les propriétaires du magasin avaient ajouté un nouveau dispositif d’alarme, une alarme silencieuse qui donne l’alerte ici, dans ces locaux, de sorte que quand Billy et son ami sont entrés, la police d’État l’a su immédiatement, et quatre voitures de police ont convergé sur le magasin, deux de la police d’État et deux de la police municipale locale.
Les garçons partaient, avec de grands sacs en toile pleins de logiciels, quand la police est arrivée. Ils ont abandonné les sacs, se sont mis à courir, et ont été aussitôt, comme l’inspecteur le répétait sans cesse, appréhendés.
La police a tout, ou presque tout. Elle a un aveu du copain. Elle a la preuve irréfutable que le cambriolage a été préparé et la porte trafiquée, de sorte qu’elle peut démontrer que c’était un délit organisé, et non commis sur un coup de tête. Elle a des témoins oculaires parmi les policiers, qui ont vu les garçons porter les marchandises volées. Elle a la tentative de fuite.
Ce qu’elle n’a pas encore, et ce qu’elle veut, c’est la preuve que ces deux garçons ont commis les trois cambriolages précédents.
J’entends le détective, et j’entends son ton compatissant, et je l’entends dire qu’ils essayent juste de régler tout ça, de se débarrasser de tout ce travail de bureau, d’en terminer, et je vois Marjorie qui hoche la tête et compatit à son tour, prête à aider ce fonctionnaire honnête et modeste, et finalement je me lève pour parler, et je dis : « C’est la première fois. »
L’inspecteur me gratifie de son sourire triste et lent, heureux que je me sois joint au groupe, désolé que nous ayons dû nous rencontrer de cette façon. « Nous ne pouvons pas encore être sûrs de cela, je le crains, Mr Devore, dit-il.
— Nous pouvons en être sûrs, dis-je. C’est la première fois pour Billy. Je ne sais pas pour l’autre garçon, ni ce qu’il pourra dire sur Billy, mais c’est la première fois pour Billy.
— Burke, intervient Marjorie, nous essayons juste de…
— Je sais ce que nous essayons de faire. » Je regarde l’inspecteur avec calme et fermeté. Je dis : « Si c’est la première fois pour Billy, le juge lui donnera un sursis. Si c’est la quatrième fois pour Billy, le juge le mettra en prison, et mon fils n’a rien à faire en prison. C’est la première fois pour Billy. »
Il hoche légèrement la tête, mais répond : « Mr Devore, nous ne pouvons pas savoir avec certitude ce qu’un juge va faire.
— Nous pouvons deviner, dis-je. C’est la première fois pour Billy. J’aimerais lui parler, maintenant.
— Mr Devore, ceci est un choc pour vous, je le sais, mais je vous prie de me croire, j’ai l’habitude de ce genre de choses ; personne ne veut persécuter votre fils, ni rendre la vie plus dure qu’elle ne l’est à qui que ce soit. Nous voulons juste tirer cette affaire au clair, c’est tout.
— J’aimerais parler à mon fils, dis-je.
— Très bientôt », promet-il, et il se tourne vers Marjorie, terrain plus fertile que moi, croit-il. « J’espère que vous pousserez Billy à tout avouer. Qu’il se dégage d’un poids, qu’il en termine avec tout ça, et puis la famille tout entière pourra reprendre sa vie normale. »
Je l’observe, je l’écoute, et maintenant je le connais. C’est mon ennemi. Billy n’est pas un être humain pour lui, aucun de nous n’est un être humain pour les gens de son espèce, nous ne sommes que du travail de bureau, du travail de bureau agaçant, et ils se fichent pas mal de ce qui arrivera aux personnes impliquées, du moment que leur travail est net et bien comme il faut. C’est mon ennemi, et c’est l’ennemi de Billy, et nous savons maintenant comment agir avec nos ennemis. Nous n’obligeons pas nos ennemis.
J’avais toujours cru que moi, ma famille, ma maison, mes biens, mon quartier, mon univers, étaient précisément ce que la police avait mission de protéger. Tous les gens que je connais le croient ; c’est un autre élément de cette vie dans la moyenne. Mais maintenant je comprends qu’ils ne sont pas du tout là pour nous, ils sont là pour eux-mêmes. C’est leur raison d’être. Ils sont comme nous tous, ils sont là pour eux-mêmes, et on ne peut pas leur faire confiance.
Marjorie a compris ce que je disais, elle accorde moins de sympathie à l’inspecteur qu’avant et il se rend vite compte qu’il l’a perdue, aussi sort-il les formulaires. Les inévitables formulaires. Avant qu’il les remplisse, cependant, Marjorie demande : « Pouvons-nous ramener Billy à la maison avec nous ?
— Pas ce soir, j’en ai peur », et le fils de pute produit une merveilleuse imitation de sincérité. « Ce matin, dit-il, Billy va comparaître devant le juge, et votre avocat pourra demander sa libération sous caution, je suis sûr que le juge sera d’accord.
— Mais pas ce soir », dit Marjorie.
Regardant sa montre, l’inspecteur tente un sourire, et dit :
« Mrs Devore, cette nuit est presque finie, de toute façon.
— Il n’est encore jamais allé en prison », dit Marjorie.
Oh, je t’en prie ! Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à cette créature ? Il est en prison tout le temps. « Vous avez des formulaires à remplir ? dis-je. Avant que je puisse voir mon fils ?
— Il y en a à peine pour une minute », dit-il.
C’est toujours les mêmes questions, les conneries habituelles. Avec, bien sûr, la question-pique : « Et Mr Devore, quel est votre employeur ?
— Je suis sans emploi », dis-je.
Il lève les yeux du formulaire : « Depuis combien de temps, Mr Devore ?
— Environ deux ans.
— Et où travail liez-vous avant ?
— J’étais directeur d’une ligne de produits chez Halcyon Mills, à Reed.
— Ah, c’est la société qui a fait faillite ?
— Ils n’ont pas fait faillite, dis-je. Ils ont fusionné, deux sociétés ont fusionné. Nos activités ont été transplantées vers la filiale canadienne. Ils n’ont pas emmené d’employés américains avec eux.
— Vous y étiez depuis combien de temps ? » Maintenant, sa compassion paraît presque réelle.
« Dans l’entreprise, vingt ans.
— Compression de personnel, hein ?
— C’est ça.
— Ça arrive beaucoup », avance-t-il.
Je dis : « Pas dans votre secteur, je crois. »
Il rit, un peu timidement. « Oh, le crime, c’est une industrie en plein essor.
— On se demande pourquoi », dis-je.
*
« Je crois que je ne les avais jamais vus avant », me chuchote Marjorie, pendant que nous suivons l’inspecteur le long d’un couloir en béton vers je ne sais quel espace où est maintenant confiné Billy.
Je suis irritable, je me contiens. J’adresse un froncement de sourcils contrarié à Marjorie, je ne veux pas de confusion, à cet instant, je veux de la clarté, et je dis : « Tu n’as jamais vu qui avant ?
— Les parents », répond-elle, en me lançant son propre regard étonné. « Burke, ils étaient assis là-bas dans la grande pièce, quand nous sommes passés. Tu ne les as pas vus ? Ça doit être les parents de l’autre garçon.
— Je ne les ai pas remarqués », dis-je. Je suis concentré, c’est Billy qui m’intéresse.
« Ils avaient l’air d’avoir peur.
— Ils devraient. »
Il y a un officier de police en uniforme à un bureau, dans le hall. Il nous voit arriver et se lève pour ouvrir une porte métallique jaune. Tout est jaune, jaune clair. C’est censé être le printemps, j’imagine.
L’inspecteur dit : « Si vous pouviez vous en tenir à cinq, dix minutes, d’accord ? Il sera à la maison dans la matinée, vous aurez tout le temps de vous parler à ce moment-là.
— Merci », dit Marjorie.
L’officier nous tient la porte. Nous entrons, Marjorie en premier, et quand je passe, l’officier me dit : « Frappez quand vous voudrez sortir.
— D’accord », dis-je, en pensant : ce n’est pas si facile que ça.
C’est la cellule. Mon Dieu ! J’avais pensé que ce serait une salle de visite ou quelque chose comme ça, mais j’imagine qu’on ne peut pas s’attendre à ce que de petits locaux de la police d’État comme ceux-là aient une installation très sophistiquée. Il n’empêche, ça fait un choc. Ceci est une cellule, et nous y sommes avec Billy.
Il était assis sur le lit, mais maintenant il se lève. Il y a un seul lit, fixé au mur, et une chaise, fixée au sol, et un W.-C. sans lunette. C’est tout ce qu’il y a.
Billy est en chaussettes, et il n’a plus sa ceinture. À son visage bouffi, je dirais qu’il a pleuré, mais maintenant il ne pleure pas. Il a une expression fermée, meurtrie, sur la défensive, renfrognée. Il s’est replié tout au fond de lui-même, et je ne peux pas dire que je le lui reproche.
Je laisse Marjorie y aller la première, lui demander comment il va, lui assurer qu’elle l’aime, lui assurer que tout ira bien. Elle ne parle pas du cambriolage, Dieu merci.
Je la laisse continuer un moment, puis je dis : « Billy. »
Il me regarde, la tête dans les épaules, pathétiquement penaud et crâne, me faisant presque front. Marjorie recule, blême, en m’observant, sans savoir ce que je compte faire.
« Billy, dis-je, nous ne sommes pas seuls. » Je montre du doigt mon oreille, puis je montre du doigt les murs tout autour. Je garde une expression impassible.
Il cille, s’étant attendu à pratiquement tout de ma part sauf ça, à des récriminations, des accusations, des larmes, voire de l’apitoiement sur moi-même. Il regarde les murs, et je le vois alors qui essaie de rassembler ses esprits, qui essaie d’être réceptif et présent, et non pas fermé et têtu, il m’adresse un hochement de tête, et il attend.
« Billy, dis-je, c’est la première fois que tu fais une chose pareille. C’est la première fois que tu allais cambrioler ce magasin avec qui que ce soit. »
Je dresse un sourcil et je pointe du doigt vers lui pour lui faire comprendre que c’est son tour de parler. « Oui », dit-il en regardant mon doigt.
« Exact, dis-je. Je ne connais pas ton copain, je ne sais pas ce qu’il est susceptible de dire, ni jusqu’à quel point il est susceptible de vouloir te faire partager la faute, mais quoi qu’il dise, Billy, tu ne bouges jamais de la vérité, et la vérité c’est que ceci est la première fois que tu rentres par effraction dans ce magasin, ou dans n’importe quel autre magasin, ou dans n’importe quel autre endroit que ce soit.
— Oui », dit-il. Il ressemble maintenant à quelqu’un qui est en train de se noyer et aperçoit l’homme avec la corde.
« C’est tout ce que tu dois te rappeler », dis-je, puis j’ouvre les bras et j’ajoute : « Billy, viens ici. »
Il vient et je le serre fort, et je sens mon cœur qui me remonte jusque dans la gorge. « On va s’en sortir, Billy », je lui murmure à l’oreille. Il est aussi grand que moi, mais pas aussi baraqué. « On va traverser ce truc-là, et on va s’en sortir, et ça ira. Ça ira pour nous tous, mon chéri. Ça ira, mon trésor. Ça ira, mon grand. »
Alors il pleure. Enfin, nous pleurons tous.
*
Nous roulons vers la maison, il est peu après trois heures du matin, mais je n’en ai pas encore fini pour ce soir. À côté de moi, Marjorie dit que j’ai été très bien, que j’ai été très fort, et je dis : « Ce n’est pas fini. Ça ne fait que commencer. Il en reste encore à faire.
— Demain matin, nous devrons appeler un avocat.
— Avant le matin, dis-je. Il reste encore beaucoup à faire ce soir. Mais il y a ça aussi, demain matin. L’avocat. Qui était l’avocat, quand nous avons acheté la maison ? Tu te souviens de son nom ?
— Amgott, dit-elle. Je l’appellerai, si tu veux.
— Ce serait peut-être mieux, je l’admets. D’être informé par la mère. »
*
Je laisse la voiture dehors, je ne la mets pas au garage, parce que je n’en ai pas fini pour ce soir. « Qu’est-ce qu’il y a, Burke ? me demande Marjorie.
— Un peu de ménage », dis-je.
Elle me suit dans la maison jusqu’à la chambre de Billy, la chambre qui est tellement plus ordonnée ces derniers temps, et moi qui croyais que c’était parce qu’il ne pouvait plus se permettre de s’acheter des trucs. J’ouvre la porte de son placard, j’écarte les vêtements, et c’est là. Il a construit une bibliothèque, ou plutôt un casier à logiciels, trois étagères pleines de matos. Il doit y en avoir pour des milliers de dollars, bien plus qu’il ne leur en faudrait pour faire passer le chef d’accusation de vol simple à vol qualifié.
« Oh, Billy », dit Marjorie, comme si elle allait s’évanouir.
« Il faut qu’on s’en débarrasse, dis-je. Tout de suite, avant qu’ils viennent avec un mandat de perquisition dans la matinée. » Je lui souris, en essayant de lui remonter le moral : « Enfin quelque chose à faire avec tous ces sacs du supermarché que tu collectionnes. »
Nous allons chercher son sac à sacs dans la cuisine, nous les remplissons avec les petites boîtes aux couleurs vives, et nous traversons la maison avec les sacs pleins jusqu’à la porte latérale. Nous n’avons pas du tout sommeil ni l’un ni l’autre.
Billy a besoin de ces trucs-là, il faut qu’il s’y connaisse et qu’il sache s’en servir, s’il veut réussir dans le nouveau monde qui vient. Ce serait à moi de les lui fournir, je devrais lui permettre de se tenir au courant et d’apprendre. Ceci est mon échec. Billy n’a pas eu tort de faire ce qu’il a fait, il a eu raison. Mais il a eu tort d’aller trop souvent à la pioche.
Je ne lui dirai jamais des choses pareilles, bien sûr. Un père a des responsabilités. Le sortir de ce pétrin, mais ne pas excuser, et certainement ne pas encourager.
Six sacs plastique ; ils prennent toute la banquette arrière de la Voyager. Je pensais y aller seul, mais Marjorie veut venir avec moi, et je suis heureux d’avoir de la compagnie.
Je parcours presque cinquante kilomètres dans la région noire et vide. Nous ne croisons que deux autres voitures de tout le trajet. Pratiquement toutes les maisons sont plongées dans l’obscurité. Les magasins sont tous archifermés.
Mon but est un autre centre commercial, plus grand, que j’ai remarqué un jour en allant à Fall City, il y a quelques semaines de cela, quand j’étais aux trousses d’Herbert Everly. Cet endroit est lui aussi archifermé, sombre, désert. Je le contourne par l’arrière, puis je fais tout le tour du complexe pour m’assurer qu’il n’y a pas de voitures de police ni de voitures de surveillance privées tapies dans l’ombre. Il n’y en a pas.
En chemin, j’ai observé les bennes à ordures, les grands conteneurs verts gros comme des camions, derrière les différents magasins, et je choisis de m’arrêter à la benne du supermarché. Il s’en élève un léger relent, et c’est pour cela que je l’ai choisie. Des caisses, des sacs, des vieilles salades ; tellement de trucs là-dedans, qui ne sont pas ramassés le samedi soir.
J’y jette les sacs, l’un après l’autre. Ils disparaissent, ordures anonymes. On ne voit pas de logiciels.
Sur le trajet du retour, nous sommes seuls au monde, Marjorie me tient la main.