Moins de cinquante ans. L’enfoiré. Il ne le sait pas, mais il va avoir moins de cinquante ans pour toujours.

Ce ne sont que des petites routes entre Fairbourne et Dyer’s Eddy. Les averses de la semaine dernière ont fini par se déplacer vers la mer, laissant derrière elles un monde parfaitement récuré, qui luit sous le pâle soleil du printemps. Il y a un certain nombre de conducteurs du dimanche, qui regardent les verts frais du printemps et la couleur des tulipes que les gens ont plantées à côté de leurs galeries et autour de leurs petites mangeoires à oiseaux. Je ne suis pas pressé, je roule derrière eux en pensant à Kane Bagley Asche.

(Dans mes recherches, pendant cette période de tergiversations où je savais ce que j’avais à faire mais où je ne m’étais pas encore blindé mentalement pour agir, je me servais de l’ordinateur familial et de son modem – nous avons Internet, bien que ce ne soit pas vraiment dans nos moyens, et je dois tout le temps rappeler à Billy de ne pas y passer trop de temps – pour accéder aux archives publiques concernant mes six C.V. Certificats de naissance, publications de mariage, titres de propriétés immobilières. On peut en apprendre long sur les autres, même si rien de tout ça ne m’a beaucoup avancé. Pas du tout avancé, en fait, en dehors du fait que lorsque vous savez des choses sur les autres et qu’ils ne savent pas que vous les savez, cela vous donne un sentiment de pouvoir sur eux. Ça aide, si jamais vous avez l’intention de vous occuper d’eux d’une manière ou d’une autre. Et il y a eu un résultat en prime, c’est que je connais maintenant leur deuxième prénom à tous, ce qui est étrangement plaisant. Je connais leur nom secret, celui qu’ils ne disent pas, normalement. C’est sans doute le même sentiment de pouvoir qu’on éprouve dans la police car, vous remarquerez, les flics se servent toujours du deuxième prénom quand ils annoncent une chasse à l’homme ou une arrestation.)

Dyer’s Eddy, le tourbillon baptisé du nom de Dyer, est un petit remous d’eau saisonnier dans un ruisseau appelé le Pocochaug, affluent de la Housatonic River. Il y a beaucoup de noms indiens dans cette région, et certains sont pires que Pocochaug.

C’est la saison du tourbillon, le printemps, avec la fonte des neiges et les pluies de saison. New Haven Road, rue principale de la ville et presque la seule, longe la rive ouest du Pocochaug puis tourne à droite là où le ruisseau tourne à gauche, et c’est là que se trouve la ville. Juste au-dessus de cet endroit, à l’extrémité nord de l’agglomération mais encore à l’intérieur de ses limites, se trouve le tourbillon, manifestement considéré comme une grande attraction locale puisqu’il y a même un petit parking, entre la route et le ruisseau. En ce moment, un dimanche de mai en milieu d’après-midi, il y a environ sept voitures garées. Avec la mienne, ça fait huit.

Une passerelle traverse le ruisseau à cette hauteur, au-dessus du tourbillon, lequel n’est jamais que de l’eau qui se comporte de la même façon, à une échelle légèrement supérieure, que lorsque vous videz votre évier. Une demi-douzaine de personnes sont penchées au-dessus de la balustrade de rondins écorcés, à regarder le tourbillon, je ne sais vraiment pas pourquoi. Derrière, la passerelle, qui est faite de planches reposant sur une solide structure de fer, descend en arrondi vers l’autre bord du Pocochaug, où est aménagé un petit parc avec des rochers, quelques bancs à pique-nique et une buvette saisonnière (comme le tourbillon).

Elle est ouverte. Je n’achète rien, mais je fais un tour d’ensemble du petit bâtiment rustique et du parc. C’est tellement agréable ici, comme s’il n’y avait aucun problème au monde, comme si je n’avais rien de difficile à faire, comme si Marjorie n’avait pas annoncé sa terrible nouvelle un peu plus tôt dans la journée. En marchant ici, entre les arbres, dans ce joli parc, je me sens détendu. Depuis quand ne me suis-je pas senti détendu ?

Je suis debout au milieu du parc et je reporte les yeux sur la passerelle, où des gens se penchent encore à la balustrade pour regarder le tourbillon. J’ai l’impression que certains d’entre eux sont les mêmes qu’à mon arrivée. Derrière eux se trouve le parking couvert de gravier, ensuite la route, peu fréquentée, puis encore après, deux ou trois maisons blanches et une route qui grimpe en serpentant vers le sommet de la colline.

Footbridge. La passerelle. KBA habite Footbridge Road. Ce doit être Footbridge Road, juste là.

On aperçoit quelques maisons, à flanc de colline, entre les pins. Puis-je voir la maison de KBA d’ici ? J’ai oublié le numéro.

Sentant la tension et l’excitation monter en moi, je retraverse la passerelle. La maison de KBA. Est-il chez lui ? Et si c’était une des ces personnes, là, qui regardent le tourbillon ? Peu probable, il doit connaître le tourbillon par cœur.

Et si j’y montais à pied ? Ça ne doit pas être très loin, et les gens marchent, aujourd’hui, il fait beau. Et puis ce serait bien de ne pas passer devant la maison de KBA avec la Voyager dans l’état où elle est.

Je vais à la voiture et je regarde le C.V. pour me rappeler le numéro, qui est le 11. Je laisse ma casquette sur le siège, j’ouvre mon coupe-vent et je me mets à marcher.

C’est un peu plus loin que je ne le pensais et certainement pas visible depuis le parc, mais la route forme une pente progressive, facile à grimper, bordée de maisons de style Nouvelle-Angleterre bien entretenues, qui s’inscrivent toutes avec astuce dans l’inclinaison de la colline. Beaucoup de murs de soutènement, les plus anciens en pierre, les plus récents en traverses de voie ferrée.

Le numéro 11 utilise des traverses de voie ferrée, mangées de végétation. La maison se trouve à ma gauche quand j’arrive, bien en retrait de la route, avec l’allée goudronnée fermée sur un côté par le mur de traverses, et la boîte aux lettres incorporée au poteau en bois qui est planté au bout des traverses, au bord de la route.

Je dépasse la maison, de l’autre côté de la route, et en arrivant un peu plus haut, je les aperçois. Mari et femme. En train de creuser dans le jardin.

La saison des plantations. Ils ont plusieurs jardins tout autour de leur maison, y compris celui-ci, très sophistiqué, entouré d’un haut grillage, qui grimpe sur le flanc de la colline. En y regardant de plus près, j’aperçois de petites touffes vertes, et je me rends compte que ce sont des salades de différentes espèces. Un potager. Ils font pousser leurs propres légumes.

Ils sont tous les deux en blue-jeans. Lui porte un tee-shirt vieux rose, avec une inscription que je ne peux pas lire d’ici, tandis qu’elle en a un bleu clair et sans inscription. Ils portent tous les deux des bandeaux, blanc pour lui, du même bleu que son tee-shirt pour elle. Elle a des gants, lui non.

Ils sont absorbés par leur travail, creusent avec des binettes, mettent de petites languettes de plastique pour indiquer ce qu’ils ont planté. En passant, je le regarde. C’est sans doute juste à cause des traces de terre sur son visage, mais je trouve qu’il fait plus de cinquante ans. On pourrait le soupçonner de mentir aux entretiens, et alors…

Non. C’est un C.V. solide. S’il y avait des boulots à pourvoir, dans le domaine d’industrie que nous partageons, il en décrocherait un. C’est la plus jeune recrue de notre groupe de chômeurs, et sans mon intervention il ne resterait pas longtemps des nôtres.

Je le connais maintenant, je sais à quoi il ressemble. Je continue de monter la pente, et un peu plus loin, alors qu’elle devient plus raide, je m’arrête pour m’asseoir sur une saillie d’un mur de pierre, regarder le chemin que j’ai gravi, et réfléchir à tout ça.

C’est très bien que je n’aie pas emporté le Luger aujourd’hui. Je ne vais pas faire quoi que ce soit en présence de sa femme, point.

Reposé, je redescends la pente. Je me demande, en descendant, si je devrais engager la conversation ? Demander mon chemin, un truc de ce genre ? Mais à quoi bon ? En fait, je ne m’en porterai que mieux si je ne lui parle pas. Ça n’en a été que doublement horrible avec Everett Dynes, de lui avoir parlé, d’avoir eu l’occasion de le connaître, de le trouver sympathique. Je ne vais pas laisser cela se produire une seconde fois.

Ils travaillent toujours, attelés à leur lutte pour l’autosuffisance en légumes. Il y a une Honda Accord noire dans leur allée ; je mémorise le numéro de la plaque.

Je continue jusqu’à New Haven Road, que je traverse pour rejoindre le parking, et je vois une voiture de police garée derrière la mienne. Lorsque je m’approche, un jeune flic au regard froid se relève après avoir inspecté les dégâts à l’avant de la Voyager et me regarde. « Monsieur ? Elle est à vous cette voiture ? »

Ils ont diffusé l’alerte jusqu’ici. Je suis surpris, mais bien sûr je ne le montre pas. « Oui.

— Pourriez-vous me dire comment vous vous êtes fait emboutir à cet endroit ?

— On m’a posé cette question pas plus tard que la semaine dernière, dis-je. À Kingston, dans l’État de New York. Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ?

— Monsieur, j’aimerais savoir ce qui vous est arrivé.

— D’accord. » Je hausse les épaules, et lui raconte l’histoire : le pick-up sort du dépôt de bois en marche arrière sous la pluie, collision inévitable.

Il écoute, tout en regardant différentes parties de mon visage, puis il dit : « Monsieur, puis-je voir votre permis et votre carte grise ?

— Bien sûr. » En les sortant, je dis : « Vraiment, j’aimerais bien savoir ce qui se passe. »

Il me remercie pour les papiers et part vers sa voiture, qui barre la route à la mienne. J’enlève mon coupe-vent, ça m’a réchauffé de marcher, et je le jette par-dessus le C.V., sur le siège passager, avec ma casquette. Ensuite je m’assieds au volant, je baisse ma vitre et j’écoute le glouglou de l’eau dans le tourbillon. C’est apaisant, et l’air est doux, pas trop chaud, et je suis en fait sur le point de m’endormir ici même, quand le policier revient en essayant d’être moins froid et officiel, ce qui équivaut un peu à regarder une poutrelle d’acier qui tente de faire la révérence.

« Merci, monsieur », dit-il, en me rendant mon permis et ma carte grise.

Il est sur le point de s’en aller, sans ajouter un mot, quand je lui dis : « Écoutez, soyez gentil, qu’est-ce qui se passe ? Ça fait deux fois, maintenant. »

Il m’examine. C’est vraiment le genre qui a besoin de tout savoir. Mais il décide de se laisser fléchir. « Il y a quelques jours, me dit-il, il y a eu un accident avec délit de fuite, dans le nord de l’État de New York. Ce type de véhicule. Nous supposons qu’il est abîmé à l’avant gauche.

— Dans le nord. Non, j’étais à Binghamton. Mais merci de me l’avoir dit. »

Avec un signe de tête vers l’avant de la Voyager, il ajoute : « Feriez bien de faire réparer ça.

— Je l’emmène demain, lui promets-je. Merci. »