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C’est là que je me suis assis l’autre jour, la première fois que je suis venu, quand j’ai remonté Footbridge Road. Maintenant, je suis dans la Voyager, qui est garée sur le bas-côté de la route, près de cette saillie du muret où j’avais repris mon souffle dimanche, après l’ascension. Je suis assis là, sans qu’on me remarque, et je regarde KBA et sa femme enfoncer des tuteurs dans le sol, sortir des plateaux de semis, creuser, planter, remplir. Comme ils jardinent !

Comme ils croient à l’unité du couple, en fait. De mon poste privilégié, perché dans la Voyager, je vois la pente en contrebas, le terrain en friche au-dessus de leur maison, et je les vois qui se déplacent ensemble, qui travaillent ensemble, qui se passent des trucs, qui parlent et quelquefois rient ensemble. Ils sont sacrément énervants.

Je suis arrivé un peu avant neuf heures ce matin et ils n’étaient pas encore sortis, mais la Honda Accord était garée dans l’allée, exactement comme dimanche dernier. J’ai attendu, assis à cet endroit, et vers neuf heures et demie, ils sont sortis, de nouveau en tenue de jardinage, et depuis ils n’ont pas bougé de là, tandis que la matinée lentement s’écoule.

C’est comme de regarder un film d’auteur japonais, de voir ces deux-là au loin, qui rentrent leurs récoltes, sans savoir que le bandit est dans la colline au-dessus d’eux, et qu’il guette. Cette fois-ci, il n’attend pas la moisson, pour la voler. Cette fois-ci, il attend qu’ils se séparent, ne fût-ce que quelques minutes. C’est tout ce dont j’ai besoin.

Mais ça n’arrive pas. Ils ont apporté un téléphone sans fil avec eux, et deux fois ce matin, j’ai vu l’épouse y répondre. Une fois c’était pour elle, et une fois elle le lui a tendu, mais aucun des appels n’a poussé l’un d’eux à se retirer seul dans la maison.

C’est ça dont j’ai besoin, qu’elle rentre dans la maison. Si elle le fait, et si elle a l’air partie pour y rester un moment, je sortirai de la Voyager et je prendrai le Luger de sous l’imper, sur le siège passager, je descendrai à pied et je l’abattrai.

Et pourquoi l’un d’eux ne prend-il pas la voiture, pour aller faire une course ? Si lui s’en va, je le suivrai et je l’abattrai. Si elle s’en va, j’irai le trouver à pied dans son jardin et je l’abattrai.

Mais il ne se produit ni l’un ni l’autre. Ils continuent de travailler, et je présume qu’ils profitent de cette journée fraîche et couverte pour se débarrasser de tout ce pénible travail de bête de somme.

À midi moins vingt, le courrier arrive, en la personne d’un homme plutôt jeune dans un petit break vert, avec des affichettes us mail sur les vitres. Je suppose que c’est un deuxième ou troisième boulot, ces temps-ci, pour beaucoup de ces gens. Travailler le plus clair de leur temps, pour ne sombrer qu’un peu davantage chaque jour.

N’y a-t-il pas quelque chose là-dessus dans Alice au Pays des Merveilles ?

Ils posent leurs outils et vont ensemble à la boîte aux lettres. C’est des siamois, ou quoi ?

Je me sentirais presque capable de les abattre tous les deux, mais le souvenir de Mr et Mrs Ricks me retient. Comme c’était horrible. Déjà que je vais prendre le mari de cette femme, je ne peux pas lui retirer également la vie. Il faut que j’attende.

Je suis très visible, garé juste en haut de la route, quand ils arrivent à la boîte aux lettres, mais aucun d’eux ne lève le moindre regard dans ma direction. Ils sont très pris l’un par l’autre. Il ouvre la boîte aux lettres, sort la petite pile désordonnée, lui en distribue une partie, en garde une pour lui. Je la vois lui poser la question, je le vois secouer la tête pour toute réponse : pas de boulot aujourd’hui. Ensuite ils remontent à la maison, ensemble, posent le courrier sur la table de la galerie, puis ressortent dans leur jardin.

Midi et demie. Ils comparent leurs montres et rentrent, main dans la main. L’heure du déjeuner, bien sûr.

J’ai faim, moi aussi. Juste au nord de la ville, ai-je remarqué ce matin, il y a un petit centre commercial avec une grande pépinière et un restaurant italien. J’attends deux minutes après qu’ils ont disparu dans la maison, juste au cas où il aurait besoin d’aller faire une course, mais ne le voyant pas ressortir, je descends jusqu’à New Haven Road, tourne à gauche et prends d’assez médiocres spaghetti carbonara au restaurant italien, avec du café.

Lorsque je remonte Footbridge Road en voiture, ils sont de nouveau au jardin, et toujours ensemble. Je n’ai pas envie de me garer au même endroit que ce matin, car tôt ou tard ils me remarqueront forcément, à moins que des voisins plus haut sur la colline ne me remarquent. Je fais encore quatre cents mètres, et je quitte la route pour consulter mon atlas routier, et je vois que cette route n’a aucun intérêt pour moi dans cette direction. Elle se contente de serpenter vers le sud, en s’éloignant de la maison. Je fais donc demi-tour et redescends lentement Footbridge Road.

Oui, ils sont là. Ça ne sert à rien de les surveiller davantage, aujourd’hui. Ils vont juste continuer à faire ce qu’ils sont en train de faire, puis ils rentreront ensemble dans la maison, et ça s’arrêtera là.

Pas un jeudi, cette fois-ci, donc. Peut-être vendredi. Je descends jusqu’à New Haven Road, tourne à gauche et passe devant le resto où j’ai si médiocrement déjeuné – demain, si je suis toujours à l’affût, il faudra que je trouve un autre endroit où manger – et je prends le chemin du retour.

L’un des curieux avantages de notre malheureuse situation est que je n’ai plus à dire à Marjorie où je vais. Nous ne nous parlons plus tellement. Ce matin, après le petit déjeuner, je suis simplement monté dans la Voyager et je suis parti.

Ne pas avoir à inventer des destinations, des entretiens, des recherches en bibliothèque, est un grand poids en moins. Pas le plus grand poids, bien sûr.

Sur le chemin du retour, je ne peux pas m’empêcher de comparer KBA et sa femme avec Marjorie et moi. Il est vrai qu’il n’est pas au chômage depuis aussi longtemps que moi, et peut-être a-t-il beaucoup plus d’argent de côté que moi. Son C.V. ne parle pas d’enfants, je n’ai vu aucun indice d’enfants autour de la maison, et maintenant que j’y pense, cette complicité est quelque chose que j’associe aux couples sans enfants.

Les enfants sont la grande dépense de la vie, ou l’une des grandes dépenses. Si KBA et sa femme n’ont pas d’enfants, et s’ils ont un bas de laine mieux garni, et vu que je sais qu’il n’est pas privé d’emploi depuis aussi longtemps que moi (et il a moins de cinquante ans, le salaud, comme il aime à nous le dire), alors, naturellement, il abordera sa situation avec un plus grand calme que moi, il sera plus patient, moins inquiet. Cela n’affectera pas autant son couple, pas encore. Mais attendez qu’il soit au chômage depuis deux ou trois ans, alors vous verrez comme ils sont unis tous les deux.

Bien. Nous n’allons pas en faire l’expérience, hein ?