« Moi-même et mon épouse actuelle. » Il en dit long, cet « actuelle ». Un ancien Marine aux idées arrêtées, je me demande combien d’épouses il a usées.
Ce pauvre couillon, il a été plus fidèle à son employeur qu’à n’importe quelle femme. En quittant les Marines il entre directement chez Oak Crest et il y reste jusqu’au moment où ils le lourdent. Combien de temps lui restait-il avant la retraite, un an et demi ?
Hauck Curtis Exman ; mon Dieu, c’est mon deuxième HCE. J’ai commencé par un HCE et mis à part Fallon, je termine par un HCE. Houlala, camarade employé. « Houlala, voici une chandelle pour t’éclairer au lit, et puis voici un couperet pour… »
Sable Jetty est au sud de Kingston, où j’ai eu mon accident avec le pick-up. Directement sur l’Hudson, c’est une vieille ville fluviale de brique et de bois, petite, bâtie sur une pente raide, sans doute deux cents ans avant la moindre justification économique de son existence. Ces endroits-là sont devenus des lieux de week-end pour citadins aisés parce qu’ils sont tellement pittoresques, et ils sont pittoresques parce que les habitants étaient trop pauvres pour suivre les dernières modes en date. C’est le genre de petite ville dont les sociétés de production se servent quand elles tournent un film situé dans les années vingt ou trente. Maintenant que les citadins perdent leurs emplois des villes, peut-être ces endroits resteront-ils pittoresques.
Sable Jetty s’étend au-dessus d’une petite crique de la rive ouest de l’Hudson, à un endroit où un monticule de terre avance dans le fleuve, formant un bassin naturel et calme en bordure de la côte, juste au sud en aval. Les Indiens mettaient leurs canoës à l’eau à cet endroit, il y a longtemps, et les premiers explorateurs européens accostaient là parce que c’était à l’écart du courant du fleuve. Une colonie s’y établit, puis un bac fut mis en service, la ville prospéra, et tout cela finit par disparaître. Aujourd’hui, la vieille capitainerie est devenue le musée historique du comté, le vieil embarcadère a disparu depuis longtemps, et les vieilles maisons de brique et de bois bâties au flanc de la fragile colline, quand on monte vers l’ouest depuis la rive du fleuve, ressemblent de plus en plus à des tableaux de genre et de moins en moins à des lieux où de vrais êtres humains vivent leur vie.
River Road part de la place de l’embarcadère vers le nord, pour quitter aussitôt la ville en décrivant une boucle en pente douce autour du monticule. La route ne longe pas le fleuve mais grimpe en partie, avec des maisons cossues dans la portion qui monte, destinées à l’origine à offrir aux médecins, conseillers municipaux et propriétaires de quincailleries une belle vue sur le fleuve, et des maisons moins cossues, plutôt du type bicoques, bâties entre la route et le fleuve, destinées à l’origine à offrir aux ouvriers un toit sous lequel ils pouvaient compléter leurs maigres revenus en pêchant du poisson.
Le 27 se trouve du côté qui monte, une espèce de grande maison qui s’étale, avec un large porche cintré qui s’étire sur toute la façade, mis en valeur par des piliers de bois peints en jaune pâle. À une époque il devait y avoir des plantes autour de la maison et le long de la route mais elles ont disparu maintenant, laissant place à une longue bande de pelouse, qui descend la pente régulière et douce depuis la façade de la maison jusqu’à la palissade peu élevée – en plastique, pas en bois – marquant le bord de la route. Cette pelouse est flanquée de part et d’autre d’allées goudronnées très noires, celle de gauche appartenant au 27 et celle de droite à la maison d’à côté. Des maisons neuves plus petites encadrent le 27 des deux côtés, trop près, ce qui laisse penser que ce devait être une propriété plus agréable et plus spacieuse avant qu’on ne vende les parcelles voisines dans les années cinquante.
Lundi matin. Onze heures trente. Je suis venu ici directement après avoir déposé Marjorie au cabinet du Dr Carney, en traversant le même pont que lorsque je suis rentré de l’expédition Everett Dynes. Je passe devant le 27 River Road en direction du sud, je jette un coup d’œil à la maison qui est sur ma droite. Une femme rousse en blue-jean et sweat-shirt marron clair est assise sur un motoculteur et toilette la pelouse en décrivant de lents ovales. Le garage séparé situé en haut de l’allée est fermé, et il n’y a pas de voiture garée sur l’asphalte. La boîte aux lettres, énorme et argentée, avec l’adresse tracée au pochoir en noir austère, est fixée à un poteau de bois chaulé, entre le bout de la palissade et le bout de l’allée. Le drapeau est levé ; idéal pour tirer, si je pouvais me servir du pistolet.
Je n’ai même pas pris le Luger, à quoi bon ?
Je continue jusqu’à la ville, où la moitié des petites boutiques poussiéreuses de la place sont désespérément à vendre. Je me gare devant un des magasins vides pour étudier mon atlas routier, et il ne m’apporte aucun réconfort. River Road part vers le nord à la sortie de la ville en contournant le monticule protubérant, après quoi elle oblique sur l’ouest pour se terminer à la Route 9, principal axe nord-sud sur cette rive-ci du fleuve. La Route 9 continue vers le sud en évitant le centre de Sable Jetty, mais sans autre embranchement avant la ville. Aucune autre route ne pénètre ni ne traverse le secteur du monticule, qui a l’allure d’une espèce de citrouille plantée sur la berge du fleuve. Une route privée, barrée par un portail électrique, mène du bout de River Road, côté ville, à la maison qui domine le sommet du monticule ; demeure d’un baron du bois ou du chemin de fer il y a longtemps, c’est maintenant une retraite bouddhiste, impénétrable et retranchée de ses voisins derrière sa clôture.
Je ne peux pas rejoindre la maison d’HCE par-derrière. River Road elle-même est très exposée : une longue courbe avec plusieurs maisons toujours visibles, sans aucun parking public. Je n’ai pas remarqué de maisons ayant l’air vides ni de panneaux « À VENDRE » près de chez HCE. Plusieurs des petites maisons du côté fleuve m’ont donné l’impression d’être des villégiatures, des maisons de vacances pour les cols bleus d’aujourd’hui, mais nous sommes en juin et la saison a déjà commencé ; quelques bateaux se balancent à des pontons de bois branlants, et n’importe laquelle de ces maisons, voire toutes, pourrait être occupée en ce moment, même un lundi.
HCE, mon ancien Marine, s’avère plus difficile à atteindre que tous les autres.
L’atlas routier ne peut pas m’aider. Je le range, démarre et fais le tour de la place pour reprendre River Road de nouveau dans le sens nord.
La maison d’HCE est maintenant sur la gauche. La femme au motoculteur dessine de plus petits ovales, à présent, car elle a presque fini. Et la porte du garage est ouverte, l’intérieur vide.
Merde ! Il est sorti ! Pendant que j’étais en ville il est sorti et il est allé… quelque part. Si ça se trouve, il est carrément passé devant moi pendant que j’étais garé là-bas, à lorgner mon atlas.
Je ne sais pas à quoi il ressemble. Je ne sais pas à quoi ressemble sa voiture.
Je continue jusqu’au croisement de la Route 9, un carrefour en T avec un snack juste au nord et un grand centre commercial juste au sud. C’est presque l’heure du déjeuner maintenant, de toute façon, donc je me gare au snack, et tout en prenant mon B-L-T habituel, je me demande si par hasard il travaillerait ici. Hauck Curtis Exman. HCE. A-t-il quitté son domicile pour venir ici ? Sa voiture est-elle quelque part dehors, à côté de la mienne peut-être ? On ne voit que des employées femmes dans la salle, mais s’il était derrière ? En cuisine ?
À moins qu’il ne soit juste sorti chercher le journal, et qu’il soit déjà rentré maintenant ?
Après avoir fini mon déjeuner, je redescends River Road. Le drapeau de la boîte aux lettres est baissé, donc le facteur est passé. La porte du garage est toujours ouverte, le garage toujours vide. La femme et le motoculteur ont tous les deux disparu. Le motoculteur n’a pas l’air d’être au garage, ils doivent avoir une remise derrière la maison.
Je retourne en ville, je la traverse, et quelques kilomètres plus au sud, je me range sur une aire de stationnement, devant un point de vue sur le fleuve. Assis là, j’essaie de réfléchir à un moyen d’atteindre HCE. Un moyen de le trouver, et ensuite un moyen de le tuer, sans me servir d’un pistolet.
Mais le trouver d’abord. L’identifier de façon à pouvoir le suivre, guetter mon occasion.
Combien de temps va-t-il être absent de chez lui ? A-t-il un emploi bouche-trou quelque part ? A-t-il un vrai boulot, un boulot dans la papeterie, qui le met hors compétition ? Puis-je avoir autant de chance deux fois de suite ?
Mais quel vrai boulot le ferait partir de chez lui entre onze heures trente et midi ?
Quand l’horloge de la Voyager indique 1:30, je quitte le point de vue, en ayant à peine regardé le panorama. Je traverse Sable Jetty et remonte de nouveau River Road. Il n’y a pas de changement chez HCE. Garage ouvert et vide. Il est toujours absent.
Je ne peux rien faire de plus aujourd’hui. Je suis inquiet, impatient, cette affaire est si proche de son terme, mais je sais qu’il n’y a plus rien à faire, pas aujourd’hui. Je ne veux pas être négligent, faire preuve de précipitation. Je ne veux pas provoquer un autre ratage, j’en ai déjà essuyé quelques-uns, et je ne veux certainement pas me faire prendre par la police, pas à ce stade.
Lorsque j’arrive à la Route 9, je tourne vers le nord, je passe devant le centre commercial et continue en direction du pont, puis, une fois de l’autre côté, je prends le chemin de la maison.