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Je démarre la journée tard, ayant eu du mal à me lever, après cette nuit. Mais finalement je suis sur la route peu après neuf heures, et je prends l’embranchement de Footbridge Road à dix heures moins le quart.

Cette nuit. Après avoir eu de la peine a m’endormir, avec toutes ces idées qui me tournaient dans la tête, je me suis brusquement réveillé au milieu de la nuit, dans l’obscurité la plus totale à cause des nuages – qui sont encore là aujourd’hui, mais pas comme s’il allait pleuvoir – et je me suis réveillé dans cette obscurité avec un sentiment de terreur soudaine.

Au début je n’arrivais pas à imaginer ce qui me terrifiait à ce point, et je suis resté allongé tout raide, sur le dos, à scruter le noir du vide, à écouter les minuscules silences habités de la maison, pendant que mon esprit essayait de se sortir de la panique, essayait d’identifier le problème. Et lorsque enfin il y est arrivé et que j’ai compris ce qui m’avait effrayé au point de me chasser du sommeil, ce dont j’avais peur, c’était moi.

Le petit ami. D’une façon ou d’une autre, le petit ami avait surgi dans mon esprit endormi, plus exactement l’idée du petit ami ; je ne sais toujours pas qui c’est. Mais cette pensée tournait dans mon cerveau endormi, de pair avec l’idée que j’allais le tuer quand j’aurais découvert son identité, et comme cette idée était facile, comme elle était différente de la colère des gens quand ils disent « J’aimerais le tuer ! » ou « Je vais le tuer, ce mec ! »

Je n’y avais pas pensé de cette façon. Ce que je m’étais dit, dans mon esprit, calmement, c’était « Ah, bon, ce type est un problème, je vais donc le tuer », et j’étais sérieux. Tout à fait sérieux.

Et c’est pourquoi je me suis réveillé terrifié, en pensant : Que suis-je en train de devenir ? Que suis-je devenu ?

Je ne suis pas un tueur. Je ne suis pas un assassin, je ne l’ai jamais été, je ne veux pas être une chose pareille, vide, sans âme et sans pitié. Ce n’est pas moi, ça. Ce que je fais en ce moment, j’y ai été contraint, par la logique des événements : la logique des actionnaires, la logique des cadres, la logique du marché, et la logique des effectifs, et la logique du millénaire, et pour finir ma propre logique.

Montrez-moi une autre solution, et je l’adopterai. Ce que je fais en ce moment est horrible, difficile, effrayant, mais je dois sauver ma propre vie.

Si je tue le petit ami, ce sera différent. Pas à proprement parler anodin, mais normal. Comme si tuer était devenu une réaction normale pour moi, une de mes façons de régler les problèmes. C’est simple : j’assassine un être humain.

La facilité tranquille avec laquelle cette pensée m’était venue – le tuer, pourquoi pas – est ce qu’il y a d’effrayant, ce qui me fait peur. Je recèle un homme dangereux et armé, un tueur impitoyable, un monstre, et il est à l’intérieur de moi.

C’est une autre raison qui fait que je dois arriver très vite au terme de ce processus, je ne peux pas le laisser s’éterniser. Il me change, et ce changement ne me plaît pas. Le plus tôt cette affaire sera réglée, le plus tôt j’occuperai ce poste à Arcadia, et le plus tôt cette métamorphose pourra commencer à s’effacer, comme la graisse récente quand on commence un régime.

Et voilà pourquoi je ne peux tout simplement pas accepter éternellement l’unité des Asche. Ils vont devoir décoller l’un de l’autre rapidement, sinon… Tuer sa femme me fait horreur, le même type d’horreur que la décision de tuer le petit ami, mais ma plus grande horreur serait de rester trop longtemps dans ce bourbier, de me retrouver changé définitivement, de devenir quelqu’un que je ne pourrais pas supporter de fréquenter.

J’ai donc pris cette décision ce matin, tandis que je roule vers Dyer’s Eddy. Ça n’a pas été une décision facile, une décision légère, comme celle de tuer le petit ami, mais c’est une décision solide, et elle est inébranlable. Si ces deux-là s’obstinent à vivre ensemble, chaque seconde de chaque journée, ils devront mourir ensemble, c’est tout.

Footbridge Road. Je prends l’embranchement à droite, et je monte lentement la pente douce, et la première chose que je remarque en arrivant devant leur propriété est que l’Accord a disparu de l’allée. Sont-ils partis ensemble quelque part ? Vont-ils être absents toute la journée ? Merde, j’aurais dû démarrer plus tôt.

Je continue de rouler, lentement, et la voici, l’épouse, dans le jardin, avec un tee-shirt jaune clair et un bandeau blanc. Elle tient un bloc à pince et semble en train de dessiner. Une carte du jardin, je suppose, pour indiquer où se trouve chaque chose.

Elle est là. L’Accord est partie. Il est dedans. Merde, merde, et trois fois merde, si seulement j’étais arrivé plus tôt, au moment où il est parti.

La pépinière. Ça me vient d’un coup, un éclair de compréhension immédiate. La pépinière du centre commercial, de l’autre côté du parking, en face du restaurant italien où j’ai mangé hier. Il est là-bas, je le sais.

Je fais mon demi-tour au même endroit qu’hier. Je descends la colline plus rapidement. Ça ne me servira à rien de le croiser sur son chemin de retour. Si jamais je dois le rencontrer sur la route, il faudra que ce soit quand nous roulons tous les deux dans la même direction, de façon que je puisse me porter à sa hauteur et l’abattre. Pas le croiser de front.

Il est évident que je ne peux pas faire ce que j’ai fait à Everett Dynes à Lichgate si KBA est en voiture.

La circulation me retarde à l’embranchement de New Haven Road. Pourquoi faut-il qu’il soit sur la gauche ? Des voitures viennent d’un côté, puis des voitures viennent de l’autre, et on recommence avec le premier côté. Il n’y a jamais tout à fait assez de place pour que je m’immisce, et je m’attends d’une seconde à l’autre à ce qu’une des voitures qui descendent la route principale en venant de la gauche soit une Honda Accord noire.

Non. Finalement une trouée, je m’y glisse et j’arrive brutalement sur New Haven Road, en basculant sur la gauche, puis roule en convoi avec toutes ces autres voitures. Mais qu’est-ce qu’ils ont le vendredi, par ici ?

Pour la pépinière c’est encore un tournant à gauche dans le centre commercial, et de nouveau je dois attendre. Je martèle le volant de mon poing droit. Je sais qu’il est là-dedans, je le sais aussi sûrement que si je l’avais vu entrer. Et maintenant, en pensée, je le vois qui paie ses achats, qui va à la voiture, monte, sort en prenant ce tournant à droite si facile, là-bas, pendant que moi je suis coincé ici.

Une autre percée ; je m’y engouffre, je tourne, j’entre dans le centre commercial.

Ce dernier donne l’impression de se résumer à un parking, bordé d’un collier de bâtiments bas. La pépinière est à l’avant sur la gauche, je vais donc par là, en parcourant lentement les allées. Je connais son numéro de plaque d’immatriculation.

Et la voici. La Honda Accord noire, qui attend, garée là, non loin de l’entrée de la pépinière. Je savais que j’avais raison, je le savais.

Il n’y a pas de place libre à côté, mais j’aperçois une femme corpulente qui fourre des paquets dans une Ford Taurus, à une rangée de KBA et environ trois voitures sur la droite. Je vais jusque là-bas, et la voilà qui se comporte en bonne citoyenne, qui ramène son Caddie à l’une des bornes en se dandinant. La plupart des gens ne font pas ça, ma petite dame. La plupart des gens laissent le putain de chariot là où il est, montent dans leur putain de voiture et s’en vont.

Je peux voir la Honda Accord là-bas, juste son toit. Toujours là. KBA n’est pas à côté. Pas encore, du moins.

Elle revient à sa voiture, et nos regards se croisent une seconde. Je hoche la tête en souriant, pour lui faire comprendre que j’attends sa place, et elle continue avec pesanteur, sans réaction, sans se presser. J’attends le temps qu’elle trouve ses clés de voiture dans le grand sac à fourrage qu’elle porte pendu à l’épaule. J’attends le temps qu’elle se mette au volant bien comme il faut, et le sac à fourrage sur le siège à côté d’elle bien comme il faut, et le rétroviseur bien comme il faut, et maintenant je suis mûr pour la tuer, elle, et revenir demain m’occuper de KBA.

J’ai tout le temps d’y réfléchir, en attendant qu’elle lève le camp. Et si je faisais une chose pareille, si je tuais quelques-unes des personnes les plus antipathiques qu’on croise ? Alors, quand je tuerai KBA, ça aura juste l’air d’être la même chose. Et s’ils établissent un rapport entre KBA et mon premier C.V., Herbert Everly, ce ne sera que le fait de quelqu’un qui tue au hasard. Le fameux tueur en série.

Les gens croient aux tueurs en série de nos jours. Les films et les romans sont maintenant peuplés presque exclusivement de tueurs en série, comme si c’était une tribu ou une confrérie, un club d’hommes comme les « Elks ». Ce qui est formidable avec les tueurs en série, j’imagine, pour les gens qui inventent ces histoires, c’est qu’ils n’ont jamais besoin de se soucier de la motivation. Pourquoi cette personne-ci a-t-elle tué cette personne-là ? Il n’est pas juste de demander cela, dans une histoire pareille, parce que la réponse est toujours qu’il l’a fait parce que c’est son truc.

J’ai un mobile, et une catégorie très spécifique de gens dont je dois me débarrasser. Ce qui signifie qu’à moins d’être très prudent, je pourrais être vulnérable. Un inspecteur intelligent pourrait me prendre dans son collimateur. Mais si Everly et KBA, mes deux seules victimes par balle du Connecticut, faisaient simplement partie du schéma d’un tueur en série, n’est-ce pas que cela me mettrait à l’abri ?

Et cette femme à la Ford Taurus verte, mérite-t-elle de vivre davantage ?

Elle sort de sa place. Elle ne se donne pas la peine de m’accorder un regard, de reconnaître ma présence. Elle s’en va, et elle ne saura jamais qu’elle l’a échappé belle.

Je range en souplesse la Voyager dans l’emplacement, et je m’arrête. Toujours dans la voiture, j’enfile l’imper, puis je transfère le Luger dans la poche droite. C’est le type d’imper qu’à la fac nous appelions le modèle spécial fauche, parce que les poches sont ouvertes sur le haut à l’intérieur, pour donner accès à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’imper, ce qui signifie que vous pouvez mettre la main dans la poche et par la poche. Et c’est ce que je fais, je tiens le Luger sagement sur mes genoux, tout en gardant l’œil sur la Honda Accord.

Tueur en série. C’était une étrange idée. Mais ce n’était pas sérieux, cela dit.

J’attends dix minutes, puis je le vois. Il pousse un Caddie, chargé de petites boîtes et de sacs en plastique blanc, un grand sac de tourbe recouvre le tout. L’Accord est garée face au magasin, de sorte qu’il s’arrête derrière elle et ouvre le coffre pendant que je descends de la Voyager, tenant le Luger contre ma jambe droite, et j’avance entre les voitures jusqu’à la rangée où il se trouve, juste trois voitures à ma gauche.

Il est arrivé à hisser le sac de tourbe dans le coffre, et maintenant il dispose ses autres achats tout autour. Il est penché vers l’avant, la tête en partie sous la porte du coffre ouvert, et dispose ses boîtes et ses sacs.

Je m’arrête derrière lui. Je dis : « Êtes-vous Mr Kane Asche ? »

Il se retourne avec un sourire interrogateur. « Oui ?

— Je sais que c’est vous », dis-je, et je remonte le Luger au-dessus du pan droit de mon imper, lequel se retrousse autour de mon poignet, et je lui tire dessus.

La balle ne l’atteint pas à l’œil, elle l’atteint à la joue droite et y fait un beau gâchis. L’imper m’a fait dévier vers le bas, juste de ça. Le regard fixe, il tombe en arrière, à moitié dans le coffre, glissant à moitié en travers du pare-chocs.

Ça ne va pas. C’est désordre, sanguinolent, affreux. En plus il est vivant. Je me penche plus près de lui, mets le canon du Luger presque contre cet œil droit qui regarde avec terreur, et je tire à nouveau, sa tête bascule d’un coup sec, et le voilà qui gît maintenant, principalement sur le dos, affalé, la bouche grande ouverte, un œil grand ouvert.

Sans presser le pas, je regagne la Voyager. Je monte, garde le Luger sur mes genoux, couvert par le pan de mon imper. Je démarre, passe en marche arrière, sors de l’emplacement, et je m’en vais.

Il y a très peu de circulation, sur tout mon trajet de retour.