Pendant un certain temps, au début, alors même que je savais parfaitement et sans l’ombre d’un doute ce que je devais faire, je n’ai rien fait. Pendant un certain temps, même si je comprenais intellectuellement que mon plan était mon unique espoir, je n’ai rien fait. Je le concevais, je l’organisais, je faisais des préparatifs, mais je n’y croyais pas encore.
À la place, je me livrais à des activités bouche-trous. J’ai étudié le Luger. J’ai acheté un livre pour m’aider à le comprendre, et j’ai lu ce livre de la première à la dernière page. J’ai nettoyé et huilé le pistolet. J’ai acheté des balles. Je suis allé dans un champ et j’ai tiré sur des arbres.
J’ai même vu Ralph Fallon, une fois, bien que je ne croie pas qu’il m’ait remarqué. Ce que j’ai fait, dans cette période où je n’avais pas encore véritablement engagé cette affaire, dans le cadre de mes activités bouche-trous, de mes faux-semblants, de mes atermoiements, c’est que je suis allé un jour à Arcadia, juste pour jeter un coup d’œil. C’est comme ça que c’est arrivé.
Il n’y a pas de grandes autoroutes entre notre partie du Connecticut et cette partie de l’État de New York. J’ai pris mon temps pour étudier l’atlas routier, désireux de trouver le meilleur itinéraire possible, car j’avais l’intention que ceci devienne un jour mon trajet de boulot quotidien. Les routes traversaient des petites villes de banlieue et des villages agricoles encore plus petits, passant devant des troupeaux de vaches laitières en train de paître et des champs de maïs qu’on labourait pour la récolte de ce printemps, et je me suis dit qu’il serait agréable de faire ce trajet en voiture, régulièrement, aller-retour, cinq fois par semaine. Peu de circulation, et la campagne était belle. Et tout au bout, un travail que je pourrais aimer.
Arcadia elle-même s’avéra un vieux bourg adorable, minuscule, une grappe d’une vingtaine de maisons de bardeaux accrochées à flanc de colline, de part et d’autre d’une rivière petite mais vive appelée la Jandrow, affluent de l’Hudson. Les papeteries sont construites en bordure de rivière car elles nécessitent beaucoup d’eau, et manifestement la pétulante Jandrow fournissait toute l’eau dont cette papeterie-là pouvait avoir besoin. Il y avait un barrage, juste en amont des bâtiments de l’usine. La route principale traversait le bourg d’est en ouest, descendait jusqu’à ce barrage puis grimpait vers l’autre versant et disparaissait à la vue.
En dehors de la papeterie, l’activité commerciale d’Arcadia était limitée. Sur le versant ouest, donnant sur la papeterie, il y avait un snack-bar où l’on pouvait aussi acheter des journaux, des cigarettes, et quelques menus articles d’épicerie. Plus haut sur la pente, à la lisière du bourg, il y avait un poste d’essence Getty. C’était tout.
Je suis arrivé à Arcadia aux alentours de midi, et j’ai décidé de manger quelque chose au Betty’s, le snack-bar. Ce n’est qu’après m’être assis au comptoir, seul à ne pas être installé à une table avec d’autres gens, et avoir commandé un « Bacon-Laitue-Tomate » et un café, que j’ai compris à la conversation derrière moi que les vingt personnes, environ, qui étaient aux tables, faisaient toutes partie de la papeterie.
Avais-je commis une erreur stupide en venant ici ? Ces gens-là se souviendraient-ils de moi, beaucoup plus tard, lorsque tout serait fini et que j’aurais le boulot d’Upton « Ralph » Fallon ? Soupçonneraient-ils ce que j’aurais fait ? Avais-je gâché ma chance de réaliser le plan, avant même d’avoir commencé ?
(Je crois que pendant cette période, je cherchais inconsciemment une excuse pour ne pas mettre le plan à exécution, malgré le fait qu’il n’y en avait pas d’autre. Il n’y avait pas d’autre plan, et il n’y a toujours pas d’autre plan.)
Seulement j’étais là, j’avais déjà passé ma commande, et la meilleure façon de me faire remarquer aurait été de filer maintenant, avant qu’on m’apporte mon déjeuner. Alors je suis resté assis la tête entre les épaules, sans rien regarder d’autre que les divers objets sur le comptoir qui longeait le mur en face de moi, et de temps à autre, j’entendais des bribes de conversation en provenance des tables de derrière. Des propos de crémerie, en partie, des propos de crémerie que je reconnaissais. Une conversation à laquelle j’aurais pu me joindre facilement, et avec plaisir. Je n’avais pas réalisé jusqu’à ce moment-là à quel point il m’avait manqué de baigner dans cet univers. Oh, comme j’aurais aimé m’asseoir à une de ces tables et me laisser emporter par ces propos de boulot.
Eh bien, ce n’était pas possible. Je suis resté assis où j’étais, au comptoir, la gironde serveuse m’a apporté mon B-L-T et, avec opiniâtreté, j’ai mangé. Tandis que derrière moi, de temps en temps, des gens hélaient un certain Ralph d’un ton blagueur, et que Ralph répondait, de cette voix de petit plouc blanc des montagnes qui est plus campagnarde que régionale. Pas un accent à proprement parler, mais un nasillement dans la bouche qui donne l’impression qu’ils ont de fausses dents même si ce n’est pas le cas.
À un moment donné, j’ai jeté un coup d’œil furtif par-dessus mon épaule ; ce Ralph était à une table près de la fenêtre, et c’était un grand type décharné et tout en longueur, à peu près de mon âge mais plus mince. Il ressemblait à cet ancien chanteur et parolier, Hoagy Carmichael. Sa voix, cependant, avec ce nasillement de péquenaud, n’était pas aussi musicale.
Leur pause-déjeuner était finie. Tout d’un coup, ils avaient tous besoin de leur addition, et la serveuse a été très occupée pendant quelques minutes, à faire les additions et à enregistrer les totaux à la caisse. Les groupes sont tous partis, ils se sont mis à descendre la pente par petites grappes, et je me suis retourné pour les regarder par la fenêtre, qui bavardaient, qui fumaient une dernière cigarette (certainement pas le droit de fumer à l’intérieur de l’usine).
La serveuse se déplaçait entre les fenêtres et moi pour débarrasser les tables, et je lui ai dit :
« Ce type qui était assis là-bas, ce n’était pas Ralph Fallon ?
— Si, bien sûr, a-t-elle dit.
— C’est bien ce que je pensais. Je l’ai rencontré il y a des années, mais je n’en étais pas sûr. C’est pas grave. Vous me donnerez mon addition, quand vous pourrez ? »
En rentrant à la maison ce jour-là, à travers la jolie campagne, avec le souvenir de ces conversations du déjeuner qui dansaient dans ma tête, j’ai su qu’il fallait que je le fasse. Il fallait que je passe à la phase d’exécution. Je ne pouvais pas vivre plus longtemps sans ma vie.
Ce fut le jour où, en arrivant à la maison, j’ai sorti le C.V. d’Herbert Everly, regardé son adresse et attrapé mon atlas routier.