Il existe une profession entièrement nouvelle ces temps-ci dans notre pays, une florissante industrie de « spécialistes » dont la fonction est de former les chômeurs de fraîche date aux techniques de recherche d’emploi, et plus spécialement à l’élaboration de ce curriculum vitae si vital, à la façon d’apparaître sous son meilleur jour dans la compétition de plus en plus acharnée pour décrocher un nouveau boulot, un autre boulot, le boulot suivant, bref un boulot.
HCE a consulté un de ces experts, son C.V. empeste le conseil à trois kilomètres à la ronde. Pas de photo, par exemple. Pour les candidats qui dépassent les quarante ans, une théorie très répandue affirme qu’il vaut mieux ne pas joindre de photo, et en fait ne fournir aucun élément qui indique clairement son âge. HCE ne donne même pas les dates auxquelles il a travaillé, il se limite à deux indices inévitables : « 23 ans d’expérience » et son obtention de diplôme en 1969.
De surcroît, HCE est impersonnel, efficace et direct, ou du moins veut-il s’en donner l’air. Il ne dit rien de sa situation de famille, ou de ses enfants, ou de ses centres d’intérêts (la pêche, le bowling, tout ce que vous voudrez). Il s’en tient à la question concernée.
Ce n’est pas le meilleur C.V. que j’aie lu, mais c’est loin d’être le pire : moyen, je dirais. Sans doute assez bon pour lui obtenir un entretien, au cas où un fabricant de papier chercherait à engager un employé de niveau direction ayant une solide expérience de la production et de la vente des papiers spéciaux avec polymère. Assez bon pour le faire entrer dans la place, je dirais. Et c’est pourquoi il doit mourir.
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Le truc, c’est d’être absolument anonyme. De ne jamais être soupçonné, pas une seconde. C’est pourquoi je suis si prudent, pourquoi en fait je roule une bonne quarantaine de kilomètres en direction d’Albany, que je passe carrément dans l’État de New York, avant d’obliquer vers le sud pour revenir dans le Connecticut par une boucle.
Pourquoi ? Pourquoi des précautions aussi extrêmes ? Ma Plymouth Voyager grise n’est pas spécialement voyante, après tout. Je dirais qu’elle ressemble plutôt à un sur cinq des véhicules qu’on croise aujourd’hui sur la route. Seulement, si par quelque improbable hasard un de nos voisins, un de nos amis, un parent d’un ou d’une camarade de classe de Betsy ou de Bill m’apercevait ce matin dans le Connecticut, roulant vers l’est, alors que j’ai dit à Marjorie qu’à cette heure-ci je serais dans l’État de New York, roulant vers l’ouest, voire déjà dans l’avion pour la Pennsylvanie ? Comment l’expliquerais-je ?
Marjorie commencerait par penser que j’ai une liaison. Même si, à part cette unique fois il y a onze ans – elle est au courant –, j’ai toujours été un mari fidèle, et elle sait cela aussi. Seulement, si elle pensait que je fréquentais une autre femme, si elle avait la moindre raison de mettre en doute mes déplacements et mes explications, ne me retrouverais-je pas obligé de lui dire la vérité ? Ne serait-ce que pour lui soulager l’esprit ?
« J’étais parti en mission privée, devrais-je finir par lui dire, tuer un homme du nom d’Herbert Coleman Everly. Pour nous, chérie. »
Mais un secret partagé n’est plus un secret. Et de toute façon, pourquoi ennuyer Marjorie avec ces problèmes ? Elle ne peut rien faire de plus que ce qu’elle fait déjà, les petites mesures d’économie domestique qu’elle a mises en place dès l’instant où mon licenciement a été connu.
Oui, elle a fait ça. Elle n’a même pas attendu mon dernier jour de boulot, et elle n’aurait jamais attendu que mon indemnité de licenciement soit entièrement dépensée. De l’instant où je suis rentré à la maison avec l’avis (le papier était jaune, pas rose) que j’allais faire partie de la prochaine réduction d’effectifs, Marjorie a engagé le serrage de ceinture. Elle avait vu cela arriver à des amis, des voisins à nous, et elle savait à quoi s’attendre et comment – dans la limite de ses moyens – y faire face.
Les cours de gymnastique ont été arrêtés, l’atelier de jardinage aussi. Elle a supprimé HBO et Showtime, ne gardant que le câble de base : la réception par antenne est quasiment impossible dans notre coin vallonné du Connecticut. L’agneau et le poisson ont quitté notre table, remplacés par le poulet et les pâtes. Les abonnements aux magazines n’ont pas été renouvelés. Les expéditions aux centres commerciaux ont cessé, de même que ces longues et lentes déambulations dans Stew Leonard’s, derrière un Caddie plein de courses.
Non, Marjorie fait son boulot, je ne pourrais pas en demander davantage. Alors pourquoi lui demander de participer à ça ? D’autant plus que je ne suis toujours pas certain, après avoir tout organisé, tout préparé, de pouvoir le faire. Abattre cette personne. Cette autre personne.
Je dois le faire, c’est tout.
Après avoir regagné le Connecticut, bien au sud de notre quartier, je me suis arrêté à une station-service-supérette, pour faire le plein et sortir le Luger de ma valise, en le plaçant sous l’imper habilement plié à côté de moi, sur le siège passager. Il n’y a personne à la station-service à part le Pakistanais niché derrière son comptoir, à l’intérieur, entouré de revues de charme et de bonbons, et l’espace d’une seconde vertigineuse, je vois là une solution à mon problème : le banditisme. Tout simplement, entrer dans ce bâtiment le Luger à la main, obliger le Pakistanais à me donner l’argent de sa caisse, et puis partir.
Pourquoi pas ? Je pourrais faire ça une ou deux fois par semaine pour le restant de mes jours – ou du moins jusqu’à ce que la Sécurité sociale commence à raquer – et continuer à payer les échéances pour la maison, la scolarité de Betsy et Bill, et même faire revenir des côtelettes d’agneau sur la table. Juste quitter la maison de temps en temps, aller dans un autre quartier en voiture et braquer une supérette. Voilà qui serait superpratique.
Je glousse en mon for intérieur quand j’entre dans le magasin, mon billet de vingt dollars à la main, et que je le donne au type maussade et mal rasé, en échange d’un billet d’un dollar. L’absurdité de l’idée. Moi, un braqueur armé. Tuer est plus facile à imaginer.
Je continue de rouler vers l’est et légèrement sud, Fall City se trouvant au bord de la Connecticut River, un peu au nord de l’endroit où ce petit cours d’eau se jette dans Long Island Sound. Mon atlas routier de l’État m’a montré que Churchwarden Lane est une ligne sinueuse qui part de la ville vers l’ouest, en s’éloignant de la rivière. D’après la carte, je peux y arriver par le nord, par une route écartée, du nom de William Way, ce qui permet d’éviter la ville.
Pour la plupart, les maisons des collines au nord-ouest de Fall City sont grandes et sobres, claires avec des volets foncés, très Nouvelle-Angleterre, bâties sur de grands terrains boisés. Divisés par lots d’un hectare et demi, je dirais. Je serpente lentement le long de la route étroite, je vois les maisons aisées, aucune des personnes aisées ou de leurs enfants aisés n’étant visibles pour l’instant, mais leurs signes sont partout. Paniers de basket-ball. Deux ou trois voitures garées dans de larges allées. Piscines, pas encore découvertes pour l’été. Kiosques, chemins forestiers, murs de pierres reconstruits avec amour. Jardins immenses. Ça et là, un court de tennis.
Je me demande, tout en roulant, combien de ces gens vivent ce que je vis ces jours-ci. Je me demande combien d’entre eux mesurent maintenant à quel point le sol est mouvant, sous ces pelouses tondues à ras. Manquez un jour de paie, et vous sentirez cette bouffée de panique. Manquez tous les jours de paie, et là, vous verrez l’effet que ça fait.
Je me rends compte que je suis en train de me concentrer sur tout ceci, ces maisons, ces signes extérieurs de sécurité et de satisfaction, non seulement pour me distraire de ce que je prépare, mais aussi pour me conforter dans mon intention. Je suis censé mener cette vie-là, au même titre que n’importe lequel des fichus habitants de cette fichue route en lacets, avec leurs noms sur leurs boîtes aux lettres élégantes et leurs panneaux rustiques en bois.
The Windhull’s.
Cabett.
Marsdon.
The Elyot Family.
William Way fait un T avec Churchwarden Lane, comme le montre la carte. Je tourne à gauche. Les boîtes aux lettres sont toutes du côté gauche de la route, et la première que je vois porte le numéro 1117. Les trois suivantes ont des noms au lieu de numéros, puis vient le 1112, et je sais donc que je vais dans la bonne direction.
Je me rapproche également de la ville. La route descend la plupart du temps, maintenant, les maisons commencent à être moins prestigieuses, les indicateurs sont plus classes moyennes que grosse bourgeoisie. Ce qui nous correspond davantage, à Herbert et à moi, finalement. C’est aussi ce qu’aucun de nous deux ne veut perdre, car c’est tout ce que nous possédons.
Les 900, puis enfin les 800, et voici le 837, identifié seulement par le numéro, HCE étant apparemment du genre modeste, qui n’affiche pas fièrement son nom au bord de sa propriété. Les boîtes aux lettres sont toujours à gauche, mais la maison d’Everly est sûrement celle-là, sur la droite, avec une haie de thuyas en bordure de la route, une allée goudronnée et une pelouse bien entretenue, plantée de deux jolis arbres, une maison modeste et blanche, probablement fin dix-neuvième à bardeaux, entourée de petits massifs de persistants ; et bien en retrait le garage à deux places attenant et la galerie ont dû être ajoutés plus tard.
Il y a une Jeep rouge derrière moi. Je continue, pas trop vite, pas trop lentement, et au bout de quatre cents mètres environ, je vois le facteur qui arrive en face. La factrice, en fait, dans un petit break blanc couvert d’autocollants US MAIL. Elle est assise au milieu de la banquette avant, de façon à pouvoir conduire de la main et du pied gauches, et en même temps se pencher pour atteindre la vitre du côté droit, qui donne sur les boîtes aux lettres le long de son chemin.
Ces temps-ci, je suis presque toujours à la maison quand le courrier est distribué, parce que ces temps-ci j’ai un intérêt plus que superficiel pour l’éventualité d’une bonne nouvelle. S’il y avait eu des bonnes nouvelles dans ma boîte aux lettres le mois dernier, la semaine dernière ou même hier, je ne serais pas ici, maintenant, dans Churchwarden Lane, à la poursuite d’Herbert Coleman Everly.
N’est-il pas susceptible d’être à la maison lui aussi, à regarder par la fenêtre, à guetter le courrier ? Pas de bonnes nouvelles aujourd’hui, j’en ai peur. Mauvaises nouvelles, aujourd’hui.
La raison pour laquelle j’ai consacré deux jours au projet Everly est que je ne savais pas combien de temps il me faudrait pour le trouver et l’identifier, quelles chances j’aurais d’entrer en contact avec lui, combien de temps se passerait à le pister, l’attendre, le poursuivre, avant que l’occasion d’agir ne se présente. Mais maintenant, me semble-t-il, il y a de très fortes chances que je puisse m’occuper d’Everly presque immédiatement.
C’est bien. L’attente, la tension, les doutes ; j’avais appréhendé tout cela.
Je tourne dans une allée pour laisser passer la Jeep, puis ressors sur la route et recommence de nouveau à monter, en revenant sur mon chemin. Je passe devant la factrice, et je continue. Je passe devant le 835, et je continue. J’arrive à un croisement et je tourne à droite, puis je fais demi-tour et je reviens au stop de Churchwarden. Là, j’ouvre mon atlas routier, et je le consulte en attendant que le break blanc de la poste fasse son apparition. Il n’y a presque pas de circulation dans Churchwarden, et pas du tout sur cette route secondaire.
La voiture blanche et sale. Elle arrive par ici. S’arrête. Redémarre. Je ferme l’atlas routier et je le mets sur le siège à côté de moi, puis je tourne à gauche dans Churchwarden.
Mon cœur bat à se rompre. Je me sens ébranlé, comme si tous mes nerfs étaient à vif. De simples gestes tels qu’accélérer, freiner, redresser légèrement le volant, sont soudain très durs à effectuer. Je n’arrête pas de compenser, je n’arrive pas à doser mes mouvements avec précision.
Devant, un homme traverse la route de droite à gauche.
Je halète, comme un chien. Les autres symptômes ne me gênent pas, je m’y attendais à moitié, mais haleter ? Je me dégoûte moi-même. Comportement animal…
L’homme arrive à la hauteur de la boîte aux lettres marquée 835. J’appuie sur la pédale de frein. Il n’y a pas de circulation visible, ni devant ni derrière. J’enfonce le bouton, et la vitre du côté conducteur s’abaisse silencieusement. Je traverse en biais la rue déserte, j’entends le crissement des pneus sur la chaussée maintenant que la fenêtre est ouverte, je sens l’air frais et printanier sur ma joue et ma tempe, qui résonne à vide dans mon oreille.
L’homme a retiré des lettres, des factures, des catalogues, des magazines : la liasse habituelle. Tandis qu’il ferme le rabat avant de la boîte aux lettres, il se rend compte que j’approche et se tourne, les sourcils levés en un signe interrogateur.
Je sais qu’il a quarante-neuf ans, mais je trouve qu’il fait plus. Ce sont peut-être ces deux dernières années de chômage qui ont laissé leur marque. Sa moustache, trop fournie à mon goût, est poivre et sel, avec trop de sel. Sa peau est pâle et terne, sans éclat, pourtant il a un grand front qui devrait refléter le ciel. Il a les cheveux noirs, fins, raides, mous, gris aux tempes, le front dégarni. Il porte des lunettes à monture foncée – de l’écaille ? – qui ont l’air trop grandes pour son visage. À moins que son visage ne soit trop petit pour les lunettes. Il porte une de ses chemises de bureau, à rayures blanches et bleues, sous un gilet gris dont les boutons sont ouverts. Son pantalon kaki est trop large, maculé de taches d’herbe, donc il est peut-être passionné de jardinage, à moins qu’il n’aide sa femme, maintenant qu’il a tout ce temps libre. Les mains qui tiennent le courrier sont étonnamment épaisses, avec de grosses articulations, comme si c’était un fermier, en fin de compte, et pas du tout un col blanc. Est-ce le bon type ?
Je m’arrête à côté de lui, souriant par la vitre ouverte. Je dis : « Mr Everly ?
— Oui ? »
Je veux être sûr ; il pourrait s’agir d’un cousin, d’un frère : « Herbert Everly ?
— Oui ? Je suis désolé, je… »
… ne me connais pas. Je finis la phrase à sa place dans ma tête. Non, tu ne me connais pas, et tu ne me connaîtras jamais. Et je ne te connaîtrai jamais non plus, car si je te connaissais, peut-être que je ne serais pas capable de te tuer et, je suis désolé, mais j’ai vraiment besoin de te tuer. Je veux dire, l’un de nous deux doit mourir, et c’est moi qui y ai pensé le premier, donc ça ne laisse que toi.
Je fais glisser le Luger de sous l’imper et je le sors à moitié par la fenêtre ouverte en disant : « Vous voyez ça ? »
Il le regarde, s’attendant certainement à ce que je veuille le lui vendre, ou que je lui dise que je viens de le trouver et que je lui demande si c’est à lui, ou je ne sais quelle dernière pensée qui peut bien lui traverser l’esprit. Il le regarde et j’appuie sur la détente ; le Luger saute en l’air dans l’espace ménagé par la vitre ouverte et le verre gauche de ses lunettes se fracasse, et son œil gauche devient un puits de mine qui s’enfonce jusqu’au centre de la terre.
Il tombe en arrière. Juste une chute en arrière, pas de chichis, pas de bond vers l’avant, juste une chute en arrière. Son courrier lui échappe, emporté par le vent.
Je fais un bruit au fond de ma gorge, comme quelqu’un qui essaie de prononcer ce nom vietnamien. Vous savez : Ng. Je pose le Luger par-dessus l’imper et je recommence à descendre Churchwarden, mon doigt tremblant sur le bouton de la vitre jusqu’à ce qu’elle soit complètement remontée. Je tourne à gauche, puis encore à gauche, et trois kilomètres plus tard je pense enfin à mettre le Luger sous l’imper.
Mon trajet est planifié, maintenant. D’ici quelques kilomètres, je trouverai l’Interstate 91 que je prendrai vers le nord, via Hartford, jusqu’à Springfield, dans le Massachusetts. Légèrement au nord de là, je tournerai vers l’ouest dans la Massachusetts Turnpike, pour me diriger une fois de plus vers l’État de New York. Je passerai la nuit dans un motel bon marché à côté d’Albany, paierai en liquide, et demain après-midi je rentrerai bredouille de mon entretien à Harrisburg, Pennsylvanie.
Bon. Apparemment, je suis capable de le faire.