J’ai joué leur jeu pendant onze mois. Ou seize, si vous comptez les cinq derniers mois à l’usine, après que j’ai reçu le papier jaune mais avant que mon poste ait cessé de « progresser », comme ils disaient, la période des sessions de conseil, et aussi la formation à l’écriture de C.V. et l’« examen » des « options ». Toute cette mascarade comme si nous tous, l’entreprise et ses représentants et les spécialistes et les conseillers et votre serviteur, comme si nous étions tous attelés à une tâche difficile mais louable, dont le résultat final était censé être ma satisfaction personnelle. Mon épanouissement. Mon bonheur.
Ne partez pas fâché ; partez, c’est tout.
Avant, pendant un an ou deux, il y avait eu des rumeurs sur la compression à venir, d’ailleurs la direction avait fait deux petites coupes dans le personnel, mais ce n’étaient que les préliminaires et tout le monde le savait. Aussi, quand le papier jaune m’a été remis avec ma paie d’octobre 1995, je n’ai pas été aussi choqué que j’aurais pu l’être, et je ne me suis même pas senti si malheureux que ça, au début. Tout paraissait tellement rationnel, bien pensé, professionnel, que ça faisait plutôt l’effet d’être nourri que sevré. Mais c’était un sevrage.
Et Dieu sait que je ne manquais pas de compagnie. Les deux mille cent personnes de l’usine Halcyon Mills de Belial étaient réduites à mille cinq cent soixante-quinze ; une réduction d’environ un quart. Ma ligne de produits fut complètement abandonnée, la bonne vieille machine 11 vendue à la ferraille, le travail absorbé par la filiale canadienne de la société. Et le long délai – du moins à ce qu’il semblait alors – de préparation de cinq mois me laissait non seulement beaucoup de temps pour chercher un autre travail, mais signifiait aussi que je serais toujours salarié pendant la période de Noël ; sympa de leur part.
L’indemnité de licenciement était certes assez généreuse, j’imagine, au vu de ce qu’on estime généreux et raisonnable en ce moment. Nous autres employés en fin de parcours recevions une somme forfaitaire égale à un mois de salaire pour deux ans d’emploi, au salaire de l’époque. En ce qui me concerne, comme j’avais passé vingt ans dans la société, quatre en tant que directeur des ventes et seize en tant que responsable de produit, j’ai reçu dix mois de paie, dont deux à un tarif légèrement inférieur. En plus, l’entreprise offrait de maintenir notre assurance maladie – nous payons vingt pour cent de nos frais médicaux, mais pas de primes – à raison d’un an d’assurance pour cinq ans d’emploi, ce qui dans mon cas signifie quatre ans. Couverture entière pour Marjorie et moi, plus deux ans et demi de couverture pour Billy, jusqu’à ses dix-neuf ans ; Betsy a déjà dix-neuf ans, et elle n’est donc pas assurée, c’est un autre souci. Ensuite, d’ici cinq mois, quand viendra le dix-neuvième anniversaire de Billy, lui aussi se retrouvera sans assurance.
Mais ce n’est pas tout ce que nous avons reçu quand nous avons été congédiés. Il y a eu également un versement unique pour couvrir les vacances, les congés de maladie et Dieu sait quoi d’autre ; il avait été calculé selon une formule furieusement complexe qui était, j’en suis sûr, d’une scrupuleuse équité, et mon chèque s’éleva à quatre mille sept cent seize dollars vingt-deux cents. Pour dire la vérité, si ça avait été dix-neuf cents, je doute que j’eusse vu la différence.
Je crois que pour la plupart, quand nous nous faisons virer, nous voyons notre chômage à venir comme de simples vacances imprévues, et nous présumons que nous allons retravailler dans une autre société presque immédiatement. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe, maintenant. Les licenciements sont trop importants, ils touchent absolument tous les secteurs de l’industrie, et le nombre d’entreprises qui dégraissent est beaucoup plus grand que celui des entreprises qui embauchent. Nous sommes de plus en plus nombreux dans l’arène maintenant, environ un millier de plus par jour, à courir après des boulots de moins en moins nombreux.
Vous réunissez votre C.V., votre formation et votre passé professionnel sur une page. Vous achetez des chemises cartonnées et un rouleau de timbres à tarif normal. Vous emportez votre C.V. au drugstore qui a une photocopieuse, et vous en tirez trente exemplaires à cinq cents l’un. Vous commencez à entourer en rouge les offres d’emploi les plus prometteuses du New York Times.
Vous vous abonnez aussi de vous-même aux revues spécialisées de votre branche, les magazines auxquels votre employeur vous abonnait avant. Mais les abonnements aux revues ne font pas partie de l’indemnité de licenciement. Pulp et The Paperman, voilà les revues spécialisées de ma branche, toutes les deux mensuelles, toutes les deux plutôt chères. Lorsqu’elles étaient gratuites, je les lisais rarement, mais maintenant je les étudie de la première page à la dernière. Après tout, je dois me tenir au courant. Je ne peux pas laisser l’industrie du papier évoluer sans moi.
Dans ces deux revues il y a des offres d’emploi, et dans les deux il y a des demandes d’emploi. Dans chacune des deux, il y a davantage de demandes que d’offres.
Au moins n’ai-je jamais été assez idiot pour dépenser de l’argent dans une annonce de recherche d’emploi.
Au fil de mes années de travail, je suis devenu spécialiste d’un type de papier et d’une méthode de fabrication. C’était un sujet sur lequel je connaissais – et connais toujours – vraiment tout. Mais au début, il y a vingt-cinq ans, lorsque j’ai commencé comme représentant chez Green Valley, avant de passer chez Halcyon, je commercialisais toutes sortes de papier industriel, et je les ai toutes apprises. J’ai appris le papier, le sujet entier dans sa folle complexité.
Je sais que beaucoup de gens trouvent le papier ennuyeux, donc je ne vais pas m’étendre là-dessus, mais en fait le papier est loin d’être ennuyeux. La façon dont il est fabriqué, ses milliers d’usages…
Nous mangeons même du papier, le saviez-vous ? Il y a un type spécial de carton qui est employé comme agent de texture dans de nombreuses glaces du commerce.
Le fait est que je connais vraiment bien le papier, et que je pourrais reprendre n’importe quel poste d’encadrement dans l’industrie papetière, avec juste un minimum de formation pour une spécialité particulière. Mais nous sommes tellement nombreux dans l’arène que les entreprises n’éprouvent pas le besoin de donner la moindre formation. Elles n’ont pas besoin d’embaucher quelqu’un qui est simplement bon, puis de l’adapter à leurs exigences. Elles peuvent trouver quelqu’un qui connaît déjà sa fonction spécifique, qui y a été formé par un autre employeur, et qui est impatient de venir travailler pour elles, à un salaire inférieur et avec moins d’avantages, du moment que c’est un boulot.
J’ai étudié les petites annonces, j’ai envoyé mes C.V., et la plupart du temps, il ne se passait rien du tout. Pas de réponse. Pas de réponse non plus à toutes les questions que vous vous posez naturellement : mes prétentions de salaire sont-elles trop élevées ? Ai-je mal formulé quelque chose dans mon C.V. ? Ai-je omis quelque chose que j’aurais dû mentionner ?
Voici mon propre C.V. J’ai décidé d’opter pour la simplicité, la vérité et la clarté absolues. Pas de tricherie sur mon âge, pas de vantardises inutiles sur mes compétences et ma formation. Mais j’ai fait figurer mes centres d’intérêt d’étudiant parce que je pense qu’il est bon de suggérer qu’on a une personnalité complète. Je le pense. Qui sait ?