Il est ivre. Je peux m’en rendre compte avant même de le voir, rien qu’à sa façon de conduire, à la prudence excessive avec laquelle il fait prendre le tournant de l’allée à ce break Subaru foncé et le guide vers la maison.
Il y a, dans cette maison même, une demi-douzaine de moyens pour l’éliminer sans souci, et même faire croire à une mort accidentelle. Ce qui serait bien mieux qu’un autre meurtre de cadre supérieur de l’industrie du papier.
Devant, la Subaru s’arrête avec un soubresaut. Je ne suis plus dans la cuisine, je suis passé dans son salon, sa pièce télé, allez savoir comment il l’appelle. Là, il y a une fenêtre devant laquelle je peux me tenir sans avoir de lumière derrière moi, et observer. J’ai craint, si je me tenais sur le seuil de la cuisine, qu’il puisse voir ma silhouette.
Il fait tout au ralenti. Peu après qu’il s’est arrêté, les phares s’éteignent, je suppose donc que le moteur est coupé lui aussi ; je ne suis pas sûr de pouvoir l’entendre, à travers les carreaux. Et ensuite, au bout de quelques instants, il ouvre sa portière et sort avec lassitude. L’éclairage intérieur s’allume, mais c’est sur URF que je me concentre – je pense à lui comme à une espèce de chien, maintenant, qui s’appellerait Urf – quand il claque la portière et va jusqu’à l’avant de la voiture.
Allez, entre. Rentre à la maison, va te coucher, repose-toi, dors. J’attendrai là. Ou plus au fond, dans la pièce qui ne sert pas, de l’autre côté de l’entrée qui ne sert pas, juste au cas où tu déciderais de venir par ici et de t’endormir devant la télévision.
Il marche jusqu’à l’avant de la voiture en s’appuyant au capot, puis il tourne encore à droite, il ouvre la portière passager, et une femme sort.
Merde ! Je la regarde ; elle est à peu près aussi ivre que lui. Une grande femme en pull et pantalon, qui titube. Je la vois, debout à côté de la voiture, qui se raccroche à la portière, et j’entends sa voix, très forte : « Mais où c’est qu’on est ?
— Chez moi, Cindy ! Merde, tu connais ma maison ! »
Elle grommelle quelque chose et s’avance. Il claque la portière passager de la Subaru et suit la femme, et une minute après, je l’entends farfouiller avec ses clés.
Pas ce soir. Il l’a levée au bar, et ce n’était pas la première fois. Pas ce soir, donc.
Mais il ne ramène pas des femmes chez lui tous les soirs, pas Urf. Il y a des nuits où il dort seul.
Tandis que le bruit de leurs pas trébuchants progresse dans la cuisine, je reflue vers le vestibule en traversant la pièce télé, jusqu’à la porte dont je me suis servi pour entrer ce soir. Je la tire, et elle s’ouvre plus facilement cette fois-ci, plus silencieusement. Non qu’ils entendraient grand-chose. Je me glisse dehors.
Il y a davantage de lumières allumées, maintenant, dans la cuisine et dans la chambre. Je contourne les trois véhicules garés, en évitant la zone éclairée. Je m’éloigne le long de l’allée. Je ne suis pas découragé du tout.