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En principe, l’ordinateur appartient à toute la famille, mais dans la réalité il est à Billy, et il y a un an, il a été transféré dans sa chambre en confirmation de cet état de fait. Je l’avais offert en cadeau de Noël à la famille, en 1994, l’année d’avant mon licenciement, quand nous allions encore bien financièrement. L’argent sortait, en échéances de prêt, impôts, scolarité, nourriture, essence et vêtements, plus toutes ces choses auxquelles nous pensions à peine mais pour lesquelles nous ne dépensons plus un sou, comme les locations de cassettes vidéo, mais l’argent rentrait aussi, suffisamment pour couvrir nos dépenses, dans un mouvement de flux et reflux bien réglé, comme l’inspiration et l’expiration d’un corps sain. Aussi acheter un ordinateur pour la famille était-il une petite folie, mais pas plus que ça.

Charles Dickens l’a dit, dans David Copperfield : « Revenu annuel vingt livres, dépenses annuelles dix-neuf quatre-vingt-seize, résultat bonheur. Revenu annuel vingt livres, dépenses annuelles vingt livres zéro six, résultat détresse. »

Le fait est que l’ordinateur est entré dans notre vie à une époque où nous pensions avoir les moyens de cette vie, et qu’il est toujours parmi nous, dans la chambre de Billy, sur la table métallique à roulettes achetée par la même occasion. La chambre de Billy est petite et pleine à ras bord, comme le sont souvent les chambres des garçons à l’adolescence, mais bizarrement elle paraît plus rangée maintenant que l’ordinateur et sa table y ont été insérés. Ou peut-être est-ce juste qu’il n’a pas pu acheter tellement de trucs récemment, qu’il n’a pas pu ajouter à la pile de ses biens.

Bon. Lorsque que tout ceci a commencé, en février, il y a presque trois mois, la deuxième chose que j’ai faite, avant d’avoir la moindre idée de ce qu’était le plan, et même s’il y aurait un plan, a été d’aller dans la chambre de Billy, de m’asseoir devant l’ordinateur familial, et, en puisant dans l’abondance de caractères et de tailles disponibles, de me créer un papier à lettres à en-tête. (La première chose avait été de prendre une boîte postale dans une petite ville à une trentaine de kilomètres de la maison.)

B.D. INDUSTRIAL PAPERS

P.O. BOX 2900

WILDBURY, CT 06899

La boîte postale était en réalité le 29, mais j’avais ajouté les zéros pour donner plus de poids au bureau de poste local et, par extension, à B.D. Industrial Papers. J’avais plaisanté là-dessus avec l’employée de la poste, qui avait trouvé l’idée amusante et m’avait dit qu’elle n’aurait pas de mal à mettre le courrier du 2900 dans la boîte 29, vu qu’en fait, il n’y avait que soixante-huit boîtes dans toute l’agence.

Puis j’avais rédigé ma petite annonce, en m’inspirant de celles que j’entourais dans les rubriques d’offres d’emploi depuis plus d’un an :

FABRICATION

CHEF D’ATELIER

Papeterie du nord-est spéc. polymère, tissue et films pour condensateur rech. personne avec grande expér. papiers spéciaux pour diriger la fab. d’une nvelle ligne de produits sur une machine à papier à condensateur électrolytique reconstruite. 5 ans exp. minimum. Salaire attractif, avantages. Envoyer C.V. incluant évolution des salaires à B.P. 2900, Wildbury, CT 06899.

Ensuite j’ai appelé le service des petites annonces de The Paper-man, qui, me semblait-il, publiait en général davantage d’annonces de ce type que Pulp, et j’ai pris les dispositions nécessaires pour faire passer ma petite annonce, à raison de quarante-cinq dollars pour une parution dans trois numéros mensuels consécutifs. La femme à qui j’ai parlé m’a dit que cela ne posait aucun problème que je paie par mandat plutôt qu’avec un chèque émis par la société, quand je lui ai expliqué que nous étions une petite papeterie peu habituée à embaucher hors de sa zone géographique, et que nous allions payer l’annonce avec l’argent des dépenses courantes.

Ensuite je suis retourné au bureau de poste de Wildbury, j’ai acheté le mandat et je l’ai signé Benj Dockery III, d’une écriture très brouillonne, contrairement à la mienne. La photocopieuse du drugstore m’a fourni un beau papier à lettres à partir de l’original que j’avais composé sur l’ordinateur, et je m’en suis servi pour envoyer le texte de l’annonce et le mandat à The Paperman. Benj Dockery III signa également la lettre.

L’annonce est passée pour la première fois dans le numéro de mars, sorti la dernière semaine de février et, le premier lundi de mars, quand je suis parti la vérifier, la boîte 2900 avait déjà reçu quatre-vingt-dix-sept réponses. « Dites donc, ça en attire du courrier, ces zéros ! » m’a dit l’employée de la poste, et nous en avons ri ensemble, et je lui ai expliqué que j’essayais de lancer une revue spécialisée sur les revues spécialisées. C’étaient les réponses à une petite annonce que j’avais fait passer dans une sélection de magazines.

(Je ne voulais pas que qui que ce soit me soupçonne d’être impliqué dans une quelconque arnaque au courrier et me mette un inspecteur de police sur le dos. Ce que je faisais n’était sans doute pas illégal, mais pouvait devenir extrêmement embarrassant et nuire à mes chances d’embauche, si ça venait à se savoir.)

« Eh bien, je vous souhaite bonne chance », m’a-t-elle dit. Je l’ai remerciée et elle a ajouté : « Il y a de plus en plus de gens qui se mettent à leur compte, maintenant, vous avez remarqué ? » et j’ai acquiescé.

Ce premier torrent de courrier s’est vite réduit à un filet régulier, qui gonfle de nouveau dans les quelques jours suivant chaque parution de The Paperman. Le numéro de mai, le dernier où passe mon annonce, est encore d’actualité, et j’ai eu jusqu’à présent deux cent trente et une réponses. Je suppose qu’il y en aura encore dix à quinze, et ça s’arrêtera là.

Ce fut fascinant d’étudier ces C.V., de voir la dose de peur qu’il y avait dedans, la dose de courage, la dose de détermination farouche. Et aussi la dose de vanité, d’ignorance, d’arrogance prétentieuse ; ces gens-là ne sont une concurrence pour personne, pas tant que la vie ne les aura pas endurcis un peu plus.

Pendant ma période de transition à Halcyon, lorsqu’une partie de ma journée de travail était occupée à assister à une formation continue sur l’art et la manière d’être au chômage, un de nos conseillers, une femme stricte mais chaleureuse qui avait pour mission de nous mobiliser à l’aide de speechs toniques et pétris de la rude réalité, nous raconta une histoire en jurant qu’elle était vraie. « Il y a quelques années, raconta-t-elle, il y a eu une baisse d’activité dans l’industrie aérospatiale, et beaucoup d’ingénieurs brillants se sont retrouvés au chômage. Un groupe de cinq d’entre eux, à Seattle, décida de mettre au point une invention de leur cru, qui serait commercialisable, et au bout de nombreuses notes et sessions de brainstorming, ils créèrent effectivement une nouvelle variante d’un type de jeu, une idée qui avait un réel potentiel. Mais il leur fallait un capital de départ, et ils ne l’avaient pas. Déjà à Seattle, ils avaient compris que lorsque tout le monde essaie de vendre sa seconde voiture, personne ne veut plus en acheter. Ils essayèrent toutes les relations auxquelles ils purent penser, la famille, les amis, les anciens collègues, et pour finir ils furent mis en contact avec une société de capital-risque basée en Allemagne. L’idée des ingénieurs plut à ces bailleurs de fonds, et ils étaient sur le point d’accepter de les financer. Il ne restait plus qu’à tenir une réunion de visu. Les bailleurs de fonds, trois d’entre eux, prirent l’avion de Munich à New York, et les ingénieurs prirent l’avion de Seattle à New York, où ils se rencontrèrent dans une suite d’hôtel, et tout le monde s’entendit très bien. Selon toutes les apparences, les ingénieurs allaient obtenir l’argent, lancer leur compagnie et être sauvés. Alors, un des bailleurs de fonds dit : « Je voudrais juste avoir une idée précise de votre programme. Lorsque nous vous donnerons cet argent, par quoi allez-vous commencer ? » Et l’un des ingénieurs répondit : « Eh bien, la toute première chose que nous ferons, ce sera de nous payer nos arriérés de salaire. » Et ce fut la fin de l’affaire. Les ingénieurs repartirent à Seattle sans rien dans les poches, et sans rien dans le crâne non plus. Parce que, nous dit cette conseillère, ils ignoraient la chose que vous devez savoir si vous voulez survivre et prospérer. Et cette chose, c’est que personne ne vous a invité. Personne ne vous doit rien. Un boulot, un salaire, une bonne vie bourgeoise, ce n’est pas un droit, c’est quelque chose qui se gagne, et vous devez vous battre pour l’avoir. Vous devez vous répéter sans arrêt : « Ils n’ont pas besoin de moi, c’est moi qui ai besoin d’eux. » Vous n’avez pas d’exigences à avoir. Vous avez vos qualifications, vous avez votre désir de travailler, vous avez le cerveau, les talents et la personnalité que Dieu vous a donnés, et il dépend de vous de déclencher la suite. »

J’ai pris ce message à cœur, peut-être plus qu’elle ne l’aurait voulu. Et j’ai lu les C.V. des gens qui n’avaient pas bénéficié de ce type de conseils, des gens qui voient toujours la vie comme cet ingénieur à l’ignorance abyssale : Le monde me doit un salaire.

Environ un quart des C.V. empestent cette vanité, cette indignation qui veut que les choses devraient s’arranger. Mais la plupart du temps, le problème des C.V. est plus simple : ils sont mal ciblés.

J’ai rédigé une annonce à laquelle moi je pourrais répondre, qui correspondait tout à fait à mon expérience, sans être trop spécifique ni trop étroite. Il y a un tel désespoir, cependant, que les gens ne se limitent pas aux offres de poste pour lesquelles ils pourraient avoir une chance. Manifestement, ils envoient leurs C.V. en gros, dans l’espoir d’un coup de chance extraordinaire. Et peut-être cela se produit-il parfois.

Mais pas dans l’industrie du papier. Pas dans le type spécialisé d’usage industriel du papier dont je suis, moi, l’expert. Ces gens sont des amateurs, quand il s’agit de mon domaine, et ils ne m’inquiètent pas.

D’autres, en revanche, m’inquiètent. Des gens dont les qualifications sont très semblables aux miennes, voire un tantinet meilleures. Des gens qui ont le même bagage que moi, mais avec une formation qui fait juste un peu plus chic sur un C.V. Des gens dont je serais le pis-aller, si mon annonce avait été authentique et si j’y avais répondu.

Des gens comme Edward George Ricks.