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Lumière. Je bats des paupières.

« Vous ! Réveillez-vous !

— Oh, mon Dieu ! » Je sursaute, et mes pieds glissent du bureau et tombent lourdement par terre en me projetant vers l’avant dans la chaise pivotante. J’écarquille les yeux dans la lumière crue du plafonnier. J’ai les yeux collés, la bouche poisseuse.

Je me suis endormi.

Il est sur le pas de la porte. Il a encore le bras gauche en travers du corps, les doigts sur l’interrupteur. Sa main droite tient le revolver que j’ai déjà vu dans sa table de chevet. Il me regarde fixement. Il tangue de droite et de gauche dans l’encadrement de la porte. Tout en prenant conscience de l’horreur de la situation, je remarque qu’il est passablement ivre. « Mister… » dis-je, en essayant de me rappeler son nom. Urf, pas Urf. Fallon.

« Ne bougez pas ! »

Ma main avait commencé à grimper, pour essuyer ma bouche au goût poisseux, mais là je m’immobilise, la main en l’air. « Fallon, dis-je. Mr Fallon.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? » Il est agressif parce qu’il a peur, et il a peur parce qu’il est dérouté.

Qu’est-ce que je fais ici ? J’ai besoin d’une raison, de quelque chose à lui dire. « Mister Fallon », je répète, bloqué à cet endroit-là.

« Vous êtes entré chez moi par effraction !

— Non, non, c’est faux. » Je proteste en toute honnêteté.

« La porte était fermée à clé !

— Non, elle ne l’était pas. » Bien qu’il m’ait dit de ne pas bouger, je bouge quand même, pour pointer du doigt vers la droite en disant : « La grande porte à côté du salon. J’ai frappé, et… elle n’était pas fermée à clé, celle-là. »

Il fronce vigoureusement les sourcils, et je le vois essayer de réfléchir à cette porte qui ne sert jamais. Est-elle fermée à clé ou non ? Il ne sait pas. Il dit :

« C’est une violation de domicile. »

Indéniablement. Que ce soit par effraction ou en entrant simplement, c’est une violation de domicile, il a raison là-dessus. « Je voulais vous attendre, dis-je. Je suis désolé de m’être endormi.

— Je ne vous connais pas, moi », répond-il. Je n’ai pas une attitude particulièrement menaçante ou intimidante, de sorte que sa peur et son agressivité diminuent, mais il est toujours aussi indécis que je le suis moi-même quant à la raison que je vais lui donner pour ma présence ici.

Est-ce parce que nous sommes tous les deux des directeurs de chaîne de papier ? De papier avec polymère ? Je suis juste venu causer crémerie, tailler une petite bavette sur notre fascinant travail ? À cette heure de la nuit ? À l’improviste, en m’introduisant dans sa maison vide ?

Et c’est alors que je trouve, d’un coup, et je tourne un visage honnête vers lui, en disant : « Mr Fallon, j’ai besoin de votre aide. »

Il me regarde en plissant les yeux. Il a toujours le revolver braqué dans ma direction, mais il ne touche plus l’interrupteur. Cette main-là est maintenant appuyée au chambranle, pour l’empêcher de vaciller. « C’est Edna qui vous envoie, c’est ça ? » dit-il.

Je me souviens, d’après ses déclarations d’impôts, qu’Edna est une ex-épouse. « Je ne connais aucune Edna, Mr Fallon. Je m’appelle Burke Devore, et je suis le responsable de production de la ligne de papier avec polymère à Halcyon Mills dans le Connecticut, à Belial. »

De nouveau, il plisse les yeux. « Halcyon », fait-il. Il lit les revues spécialisées, mais jusqu’à quel point se tient-il informé ? Saura-t-il que tout est fini chez Halcyon ? Il demande : « Ils n’ont pas fusionné ?

— Oui, dis-je. Tout le problème est là, j’ai l’impression qu’ils vont transférer carrément toute la boîte au Canada…

— … Les enculés, dit-il.

— Et je ne veux pas perdre mon boulot.

— Drôlement fréquent en ce moment.

— Trop fréquent, Mr Fallon, dis-je. J’ai lu l’article sur vous dans Pulp, il y a quelques mois, vous vous souvenez ?

— Ils se sont trompés sur certains trucs, se plaint-il, ils m’ont donné l’air d’un crétin fini qui ne connaît pas son boulot.

— J’ai trouvé que ça vous donnait l’air de super bien maîtriser votre boulot, dis-je en mentant. C’est pour ça que je suis là. »

Il secoue la tête, confondu. « Non mais alors là je sais pas, vous délirez ou quoi ?

— Je connais bien mon boulot, Mr Fallon, croyez-moi, dis-je avec une grande sincérité, mais aujourd’hui il ne suffit pas d’être bon, il faut être parfait. Je n’ai pas beaucoup de temps. Ils vont décider assez vite cet été si je reste, si la chaîne reste ici ou si elle part au Canada…

— … Enfoirés de salauds.

— Je me suis dit, si je pouvais discuter avec Mr Fallon, si on pouvait juste discuter boulot, je pourrais peut-être glaner quelques tuyaux, un moyen d’arriver à… – Mon boulot je sais le faire, Mr Fallon, mais je ne suis pas très bon pour en parler, je ne sais pas m’exprimer. Dans cet article de Pulp, vous saviez vous exprimer. J’espérais que… mon idée, c’était que… qu’on pourrait juste discuter, et qu’ensuite je serais peut-être plus doué pour parler au boulot. Il va y avoir un entretien, je ne sais pas exactement quand. »

Il m’examine. Le revolver pend maintenant le long de son corps, pointé vers le sol. Il dit : « Vous avez l’air à bout.

— Je suis à bout. Je ne veux pas perdre ce boulot. Je n’arrête pas d’y penser, j’y pense tout le temps, et finalement aujourd’hui j’ai pris la décision de venir vous demander de l’aide, et après le dîner je suis venu du Connecticut en voiture.

— Pourquoi vous n’avez pas téléphoné ? »

Je souris d’un air désabusé en haussant légèrement les épaules. « Passer pour un cinglé au téléphone ? Je me suis dit : si je viens, je pourrai m’expliquer. Seulement vous n’étiez pas à la maison.

— Alors vous avez forcé la porte.

— La porte n’est pas fermée à clé, Mr Fallon, dis-je. Je vous le jure. »

Il réfléchit à cela en hochant lentement la tête, puis il dit : « Allons voir.

— D’accord. »

Il s’écarte du pas de la porte, et me fait un geste avec le revolver. Celui-ci n’est plus braqué vers le sol, mais il n’est pas franchement braqué sur moi non plus. « Vous d’abord », dit-il.

Je passe en premier, je traverse la maison dont toutes les pièces sont maintenant éclairées, jusqu’à la porte, tout au fond derrière la pièce télé, que j’ouvre sur la nuit noire. Je me tourne vers lui et je dis : « Vous voyez ? »

Il lorgne la porte d’un œil mauvais. « Elle est pas censée s’ouvrir comme ça, cette conne de porte. » Il s’approche, faisant passer le revolver dans la main gauche pour pouvoir claquer la porte, la rouvre, la claque de nouveau, puis examine attentivement le verrou qui est fixé à l’intérieur. Il essaye de faire tourner la petite poignée du verrou, mais elle refuse de bouger. « Putain de peinture qui a collé, dit-il. C’est coincé en position ouvert, saloperie. »

Pendant ce temps, je pourrais le frapper au moins sept fois avec le tuyau de fer que j’ai dans ma poche, mais je ne le fais pas. Je pense que les choses vont s’arranger mieux que ça.

Il claque de nouveau la porte, se tourne vers moi, secoue la tête : « Faut que je fasse réparer ça, me dit-il. En tout cas, vous voyez l’effet que ça fait, je rentre chez moi et vous êtes là, en train de roupiller dans mon bureau.

— Je suis désolé de m’être endormi.

— Enfin, vous aviez beaucoup roulé. Comment vous vous appelez, déjà ?

— Burke, lui dis-je. Burke Devore.

— Burke, fait-il, je sais que vous n’aurez rien contre si je jette un coup d’œil à votre portefeuille.

— Je vous parais toujours louche ? dis-je. D’accord. » Et je sors mon portefeuille et le lui tends.

Il me le prend de la main gauche, en faisant de nouveau un geste avec le revolver qui est dans sa droite. « Vous voulez pas vous asseoir là, dans le canapé ? » suggère-t-il.

Je m’assieds donc, et il traverse la pièce en titubant un peu, pour poser le revolver sur le dessus du téléviseur pendant qu’il regarde toutes les cartes et les papiers de mon portefeuille, qu’il les scrute avec des yeux de hibou, en ayant du mal à accommoder parce que, j’imagine, il a trop bu.

Eh bien, ceci ne peut que me servir. Non seulement il va voir que je lui ai dit la vérité sur mon nom, mais en plus je me rends compte maintenant que mon ancienne carte d’employé d’Halcyon est toujours là ; je n’ai jamais trouvé le temps de la jeter. (Je n’avais sans doute pas envie de la jeter.)

Je vois l’instant où il trouve la carte ; il se déride aussitôt, et quand il me regarde cette fois, il sourit beaucoup plus cordialement. « Eh bien, Mr Devore, on dirait que je vous dois des excuses.

— Pas du tout, dis-je. C’est à moi de m’excuser, rentrer comme ça, m’endormir…

— N’en parlons plus », dit-il, et il traverse la pièce pour me rendre mon portefeuille. « Vous voulez une bière ?

— Oh que oui », dis-je, et ça, ce n’est pas un mensonge.

— Vous voulez un petit quelque chose dedans ?

— Seulement si vous en prenez.

— Venez dans la cuisine », ajoute-t-il ; il regarde alors le revolver posé sur la télé, comme s’il était surpris et pas content de le voir encore là. Tout en l’attrapant, en le pointant ailleurs que sur moi, il dit : « Attendez, je me débarrasse de ce truc.

— Volontiers », je lui réponds avec un sourire tremblotant.

Il rit et s’éloigne, en disant : « À propos, je m’appelle Ralph. Vous c’est Burke ?

— C’est ça. »

Je suis debout dans le vestibule pendant qu’il range le revolver dans le tiroir de sa table de chevet. En sortant, il dit : « Bien le diable si je sais en quoi je peux vous aider, mais je vais essayer. Beaucoup de ces propriétaires d’usines… Venez. »

Nous nous dirigeons vers la cuisine, et il continue : « Beaucoup de ces propriétaires sont ce que j’appellerais des connards. J’ai entendu parler d’eux. Ils sont à peu près aussi loyaux que des furets.

— En gros c’est ça, dis-je.

— Heureusement, ajoute-t-il en écorchant le mot, à Arcadia ils sont bien.

— Ça fait plaisir à entendre. »

Dans la cuisine, il retire deux boîtes de bière du réfrigérateur et m’en tend une, puis il ouvre un placard en hauteur et sort une bouteille de rye whisky. « Sucrez à volonté », offre-t-il en posant la bouteille sur le plan de travail.

Je suis son exemple. Il ouvre la bière, en avale une grande lampée, puis remplit à nouveau la boîte avec la bouteille de whisky. J’ouvre et je bois, et quand il me tend la bouteille, je fais un truc qu’un barman m’a montré il y a des années à une réception d’entreprise. Un employé de ma chaîne était en train de se saouler à la vodka-pamplemousse, et quand j’en ai touché un mot au barman, il m’a dit : « Je l’ai déjà mis au régime sec. » « Mais vous le servez encore », ai-je objecté, et il m’a dit avec un grand sourire : « La prochaine fois, regardez. » Ce que j’ai fait, et à moins de guetter, c’est impossible à voir. Il a mis les glaçons puis il a renversé la bouteille de vodka par-dessus le verre en glissant le pouce sur l’ouverture de la bouteille juste avant que ça ne coule, pour le retirer au moment où il redressait la bouteille, le tout en un seul geste naturel et fluide. Ensuite il a rempli le verre de jus de pamplemousse et l’a tendu à l’employé bourré, lequel ne s’est pas saoulé davantage à cette réception.

C’est donc ce que je fais maintenant. Je bois un peu de bière puis, tournant à moitié le dos à Fallon, je renverse la bouteille de whisky au-dessus de l’ouverture de la boîte, en retenant le whisky dans la bouteille avec mon pouce, et ensuite je pose la bouteille sur le plan de travail.

Fallon veut trinquer avec les boîtes de bière, nous trinquons donc, il dit : « Aux patrons, aux patrons pourris. Puissions-nous pisser sur leurs tombes », et puis nous buvons. « Venez vous asseoir », dit-il, et il chancelle un peu en tirant une des chaises de cuisine.

Nous sommes assis l’un en face de l’autre à la table, et il dit : « Parlez-moi de votre chaîne. Qu’est-ce que vous avez comme extrudeuse, là-bas ? Non, attendez une seconde. » Là-dessus il se lève et tangue jusqu’au plan de travail pour attraper la bouteille de whisky qu’il rapporte et balance sur la table entre nous. Puis il tangue jusqu’au réfrigérateur et prend deux autres boîtes de bière et les assène devant nos places. « Pour plus tard », explique-t-il, et il s’assied, et il ajoute : « Alors ? Dites-moi ce que vous avez. »