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Je dors comme une souche. Je me réveille dispos, à l’aise, avec une faim de loup. Je n’avais pas demandé à être réveillé, aussi ai-je dormi tout mon content, et le radio-réveil indique 9:27. Je me lève d’ordinaire à sept heures et demie, je me suis donc vraiment dorloté, là. J’ai toujours dû me lever à sept heures et demie pour aller au boulot, quand j’avais un boulot, et je l’ai fait pendant tant d’années que l’habitude m’en est restée.

Je me douche en laissant le rideau à moitié ouvert, ce qui est bien plus confortable pour moi, mais le sol se retrouve trempé. Je suis sûr que ce n’est pas la première fois que ça se produit.

Dehors il pleut toujours, une pluie régulière qui tombe d’un ciel bas, blanc grisâtre. Elle ne cessera pas, aujourd’hui. Je mets mon sac de voyage, avec le Luger au fond, dans la voiture, puis je m’accroupis sous l’abri du toit en surplomb pour regarder l’avant de la Voyager.

Le feu de position gauche a perdu son réflecteur, de même le phare a perdu son rebord de chrome, mais il a l’air d’être intact. La carrosserie est cabossée à l’avant sur la gauche. S’il y a jamais eu du sang à un endroit ou à un autre, la pluie l’a effacé.

Je retourne une dernière fois dans la chambre, pour voir si je n’ai rien laissé, et c’est là que j’aperçois la feuille de papier sur la table. Je l’avais complètement oublié, ce produit de l’hystérie brumeuse de la nuit. Eh bien, dire que j’ai failli la laisser derrière moi.

Je m’assieds à la table et relis ce que j’ai écrit la nuit dernière, et cette horrible terreur commence à me gagner de nouveau. Comme j’étais mal, la nuit dernière ! Tendu, anxieux, terrifié, incapable de dormir. Je suis content que le fait d’avoir écrit cela m’ait permis de perdre conscience un moment.

J’étais entièrement sincère la nuit dernière, je le sais. Tout paraissait tellement désespéré. Le premier, Everly, s’était si bien passé, mais les deux autres, depuis, ont été de vrais désastres. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de choses, ce serait déjà assez difficile si tout se passait en douceur et proprement, mais deux films d’épouvante de suite, ça m’a vraiment fichu à plat.

Dorénavant, il faut que je sois plus prudent et plus patient. Il faut être sûr que les circonstances soient favorables avant d’agir.

Je compatis avec le moi de la nuit dernière, qui a connu un tel désespoir, qui a écrit ces mots et s’est excusé auprès de ses victimes. Moi aussi je m’excuserais auprès d’elles, si je le pouvais. Je les laisserais tranquilles, si je le pouvais.

J’emporte la confession avec moi, pliée dans ma poche. Je la brûlerai plus tard, ailleurs.

*

Je n’ai pas besoin de repasser par Lichgate, ce qui est une bonne chose. Je prends la Route 8 vers le sud en direction d’Utica, et tout en roulant, je pense aux dégâts subis par la voiture. Il faut que je la fasse réparer. Il faut que je remplisse un constat pour l’assurance, bien que je ne sois pas sûr que les dégâts dépassent la franchise. Il faut que je donne une explication à Marjorie.

Et en même temps, bien sûr, je ne dois pas oublier que la police va rechercher cette voiture. Même si là-bas ils n’appellent pas ça un meurtre – je ne sais pas du tout s’ils peuvent voir que la voiture est passée plus d’une fois sur le corps –, mais même s’ils n’appellent pas ça un meurtre, même si c’est un simple délit de fuite, ce n’en est pas moins un homicide involontaire, et ils rechercheront la voiture.

Qu’est-ce qu’ils ont ? Sans doute des marques de pneus. Le plastique du feu de position. Le bord du phare. L’une de ces choses ou leur ensemble leur donnera la marque de la voiture et son modèle. Ils sauront qu’ils cherchent une Plymouth Voyager avec ces dégâts spécifiques à l’avant, du côté gauche. Je n’ai pas vu de peinture écaillée, ils n’ont donc sans doute pas la couleur.

Il y en a beaucoup, de ces voitures, sur la route, mais elles ne seront pas nombreuses à avoir ces marques-là précisément. Heureusement, le phare fonctionne encore, et on roule phares allumés à cause de la pluie. Avec cette pluie qui tombe et la lumière éblouissante des phares, il sera très difficile pour un flic qui passe de voir les petites bosses à l’avant de la voiture. Je devrais être tranquille jusqu’au moment où je pourrai la faire réparer, et je crois savoir comment faire ça.

J’ai dit à Marjorie que j’allais à un entretien de travail à Binghamton, de sorte que je dois attendre d’être suffisamment au sud pour me trouver sur un trajet qui puisse en toute logique être mon chemin de retour. Ensuite, avec l’aide de la pluie, je réglerai le problème.

*

L’occasion ne se présente qu’en début d’après-midi, juste avant Kingston, New York, où je traverserai l’Hudson. Pour mon trajet de retour, je continue vers le sud passé Utica, et, j’ai beau mourir de faim, j’attends un bon bout de temps, presque jusqu’à midi, avant de m’arrêter à un snack pour ce qu’on appellerait le déjeuner, mais que moi j’appellerais le petit déjeuner. Pendant que je suis là, je veille à garer la Voyager là où personne ne peut en apercevoir l’avant d’un simple coup d’œil.

Après mon grand-petit déjeuner, je continue à descendre jusqu’à la sortie d’Oneonta où je tourne vers le sud-ouest par la Route 28, qui traverse les Catskills, route sinueuse et pleine de côtes, la plupart du temps à deux voies seulement. C’est là, dans une petite ville en bordure, que mon occasion se matérialise.

Il y a un dépôt de bois un peu plus loin, sur la gauche, avec plusieurs véhicules, alignés devant l’entrée. Soudain, un pick-up en sort en marche arrière, trop vite et reculant trop, sans que le conducteur fasse suffisamment attention. Je pourrais l’éviter, si j’enfonçais la pédale de frein ou si je grimpais brièvement sur le bas-côté pour le contourner, mais je ne fais ni l’un ni l’autre. J’enfonce l’accélérateur et je l’emboutis, mon avant gauche dans son côté gauche, près de sa roue arrière.

Le pick-up dérape latéralement sur la route mouillée en emportant avec lui mon pare-chocs qu’il a accroché, et se retrouve hors de la route, juste devant le dépôt de bois. Je lutte contre le volant, bascule sur le bas-côté de droite, et m’arrête. Je coupe le contact et descends de voiture.

Trois hommes en vestes de bûcheron sortent du dépôt de bois, et contemplent la casse. Le conducteur du pick-up, un môme efflanqué d’une vingtaine d’années, qui porte une veste de survêtement « New York Giants » avec une casquette de baseball à l’envers, est assis dans sa camionnette, abruti par le choc. Son moteur a calé, il a encore la main droite agrippée au sommet du volant, et sa radio diffuse de la country à la puissance maxi. Il y a une dizaine de planches et une grosse boîte de mortier à l’arrière du pick-up.

Je traverse la route et vais à la rencontre des trois hommes en vestes de bûcheron. Je dis, aussi sonné que semble l’être le jeune dans sa camionnette : « Vous avez vu ça ?

— J’ai entendu, répond l’un d’eux. Ça m’a suffi.

— Il est sorti », dis-je, et je secoue la tête, je pointe par ci, je pointe par là, et je recommence. « Il est sorti tout d’un coup, en plein en travers de la route. J’allais dans ce sens-là, moi, j’étais loin là-bas. »

Un des hommes en veste de bûcheron va dire au jeune de couper le contact, il le fait et la musique s’arrête. Un autre me dit : « On ferait bien d’appeler les flics.

— Il est sorti d’un coup », dis-je.

*

Tout le monde en convient, je ne suis pas en tort. Même le jeune sait que c’est de sa faute, à débouler comme ça en pleine route, sans regarder des deux côtés, avec sa radio trop fort.

Les flics de la police d’État me traitent avec la calme courtoisie réservée à la victime innocente, et ils traitent le jeune avec la froide efficacité réservée aux connards. Ils notent des renseignements sur tout le monde, prennent noms et numéros de téléphone des trois hommes en vestes de bûcheron au cas où il y aurait besoin de témoins, et me certifient qu’ils m’enverront un double du procès-verbal de l’accident pour mon assurance.

Je les remercie tous de leur aide, et je remonte enfin dans la voiture, qui roule toujours, bien qu’elle émette quelques nouveaux cliquetis, je reprends ma route, et lorsque j’arrive à Kingston, je m’arrête à un petit bar de quartier, presque vide à cette heure de la journée, et je prends une bière pour me calmer les nerfs.

Quand je ressors, un flic de la police municipale de Kingston regarde les dégâts à l’avant de ma voiture, qui est garée au bord du trottoir, près de la porte du bar. Ces dégâts sont maintenant nettement plus considérables qu’avant. Il me demande si c’est ma voiture, et je dis oui. Il demande à voir mon permis de conduire, et je le lui montre. Mon permis toujours à la main, il dit : « Ça vous ennuie de me dire comment vous avez fait ça ?

— Il y a environ une demi-heure, je lui réponds. À une quinzaine de kilomètres plus haut sur la Route 28. J’étais justement en train de prendre une bière pour me calmer. »

Il me demande les détails de l’accident, puis me demande si ça me gêne d’attendre qu’il appelle, et je lui dis qu’en ce cas, je pense que je vais prendre une autre bière.

« Ne buvez pas trop », dit-il, mais en souriant, et je lui assure que non. Il s’éloigne vers sa propre voiture, en emportant mon permis de conduire.

Cinq minutes plus tard, je suis toujours au bar, un endroit chaud, sombre et réconfortant, au milieu de ma seconde bière pression, lorsque le flic entre et me dit : « Je voulais juste que vous le sachiez, c’est confirmé. » Il me tend mon permis de conduire. « Merci de votre coopération.

— Y a pas de quoi », dis-je.