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Le meurtre des Ricks fit le journal télé, bien sûr, étant tellement plus spectaculaire que la mort d’Herbert Everly. Neuf heures après les avoir tués, je suis assis dans mon salon avec Marjorie et nous regardons mes crimes décrits par une jeune femme blonde à l’excitation solennelle, en tailleur vert de bonne qualité. Betsy et Billy ne sont pas avec nous. Ils ne regardent jamais les nouvelles, vu qu’ils ne s’intéressent pas à grand-chose en dehors de leur vie immédiate. En ce moment, avant le dîner, je crois que Betsy est au téléphone, comme c’est souvent le cas, et Billy est comme toujours à l’ordinateur, tandis que Marjorie et moi regardons mes meurtres aux nouvelles, et Marjorie me dit :

« Oh, Burke, c’est horrible.

— Horrible. » J’en conviens.

C’est étrange, mais d’une certaine façon, je ne reconnais pas entièrement mes actions dans le récit de la femme blonde. Les faits sont exacts pour l’essentiel : j’ai bien poursuivi la femme sur la pelouse, où je l’ai abattue, et j’ai bien intercepté le mari dans le garage, où je l’ai tué, et je suis bien parti sans une trace, sans témoins, sans laisser d’indices derrière moi.

Mais d’une certaine façon, le ton est entièrement faux, le ressenti, le perçu de la chose. Les mots qu’elle emploie – « brutal », « sauvage », « insensible » – donnent une impression complètement fausse. Ils omettent l’erreur qui a tout provoqué. Ils omettent la panique et la confusion. Ils omettent les tremblements, les sueurs, la peur glacée.

Mais il y a de nouveaux éléments, tout d’un coup. Ils ont un suspect ! La police est en train de l’interroger, en ce moment même, à cette minute.

On le voit se faire emmener hors d’un bâtiment administratif sur un campus universitaire. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, genre intellectuel en tweed, épaules tombantes, avec une pointe de cheveux gris qui avance sur le front et de grandes lunettes à double foyer. Il n’a pas les menottes, mais de solides officiers de police l’encadrent étroitement, et l’un d’eux met la main sur la tête du suspect tandis qu’on l’engouffre à l’arrière d’une voiture de police blanche.

Il s’appelle Lew Ringer, et il enseigne la littérature à ce centre universitaire de premier cycle. C’est aussi l’amant inacceptable de June Ricks, dix-huit ans et la plus jeune enfant du couple assassiné. C’est l’homme pour lequel sa mère m’a pris, et j’examine plus attentivement cette brève image de lui, du bâtiment à la voiture de police, quand on nous la montre pour la deuxième et la troisième fois. Je porte moi aussi de grosses lunettes à double foyer et j’ai également une pointe de cheveux gris sur le front, mais en dehors de ça, je ne vois pas du tout la ressemblance. Mrs Ricks était une femme très stupide. J’essaie de ne pas me dire qu’elle a eu ce qu’elle méritait, mais cette pensée flotte néanmoins à la lisière de mon cerveau.

Nous voyons aussi la fille, et celle-là c’est vraiment quelque chose. Pas du tout comme notre Betsy. June – ou Junie, comme l’avait appelée sa mère quand elle m’engueulait par erreur – est une fille chafouine, renfrognée, secrète, jolie dans le genre minois de renard, qui n’arrête pas de lancer des regards obliques et des petits sourires. Elle est manifestement ravie d’avoir bouleversé un homme au point de le pousser à assassiner ses parents, mais il est tout aussi manifeste qu’elle ne peut admettre ni sa joie ni sa conviction que c’est bien Ringer le coupable. La caméra la quitte aussi vite que le permet la décence.

Et ensuite nous apercevons brièvement la femme de Lew Ringer, barbouillée de larmes et hébétée, sur le seuil d’une modeste maison dans une modeste rue de petite ville. Elle regarde fixement les journalistes sur sa pelouse, claque la porte, et c’est la fin du sujet. On passe à l’Irlande du Nord, où les meurtres sont beaucoup plus fréquents, avec beaucoup moins de raisons.

Après les nouvelles et avant le dîner, tandis que Marjorie va à la cuisine, je me retire comme de coutume dans mon bureau. Il est temps de décider quel va être le prochain de mes C.V. J’en ai encore quatre, et puis Mr Fallon.

Pourtant je n’arrive à penser à rien de tout ça. Je n’arrive même pas à ouvrir le tiroir du classeur et à sortir la chemise qui contient les C.V. Un grand découragement m’accable.

J’essaie de me tirer de cette inertie. Je me dis que jusqu’à présent, je suis parfaitement passé au travers des mailles, que personne ne me soupçonne, ni même ne songe à moi. Je me dis que c’est un bon début, même si la deuxième expédition a été infiniment plus brouillonne et épuisante sur le plan émotionnel que la première. Mais pourquoi ne pourrait-il pas s’avérer à la fin que celle-ci aura été la pire, et qu’à partir de là, elles seront toutes aussi faciles qu’Everly ?

Mais ça ne marche pas. Je suis découragé, et rien ne va me remonter le moral. Je ne peux pas m’arrêter maintenant, je le sais, ou tout ce que j’aurai fait jusqu’à présent n’aura servi à rien. Il faut que je continue, maintenant que je suis allé aussi loin. Et il faut que je boucle le tout rapidement, et je garde à l’esprit pourquoi je dois boucler le tout rapidement.

Le fait est que ces grandes vagues de licenciement se déplacent entre les différentes branches de l’industrie, l’une après l’autre. L’industrie automobile subit une coupe sombre, puis connaît une période d’accalmie. À une saignée dans les compagnies du téléphone succède la paix. L’informatique sacrifie des milliers d’emplois, puis se repose.

Or l’industrie papetière a connu sa dernière compression d’effectifs il y a deux ans, lorsque je me suis fait virer. Tous ces C.V. dans mes dossiers viennent de gens qui ont été licenciés à peu près à la même période, dans une fourchette de six ou sept mois avant à six ou sept mois après moi. Voilà le groupe, le vivier de main-d’œuvre, voilà les gens dont je dois m’inquiéter.

Mais les réductions sont cycliques, et finissent par revenir. Si je ne bouge pas rapidement, si je ne me débarrasse pas de la concurrence, si je ne me débarrasse pas de Fallon et ne m’établis pas dans ce poste, je risque de voir soudain toute une nouvelle vague de C.V. déferler dans les boîtes aux lettres. Et alors là, ça en fera un nouveau contingent tout entier de gens qui en voudront à mon boulot, et parmi eux, qui plus est, certains représenteront une véritable concurrence. Une concurrence neuve.

Six, cela fait beaucoup, mais je crois pouvoir en gérer six. Sept, en comptant Fallon. Mais une dizaine ? Deux dizaines ? Impossible.

Non, il faut que j’agisse maintenant, que j’aille de l’avant, que je choisisse le suivant, que je sorte, que je le coince, que je continue sur ma lancée.

Une autre pensée me vient. Et si Fallon mourait avant l’heure, sans mon aide, avant que je ne sois prêt ? Et si cela se produisait, et qu’un des quatre types qui sont encore sur ma liste obtenait ce boulot, hein ?

Pourtant, je demeure immobile. Découragé. Je reste assis comme ça, à mon bureau, sans même regarder le classeur. Je n’arrête pas de revoir, mentalement, cette femme qui crapahute devant moi, sur la pelouse, et nous deux qui avançons lourdement comme deux vaches, le Luger qui fait le yoyo dans l’air derrière sa tête, au bout de mon bras.

Marjorie appelle : « À table ! »

J’éteins la lumière, je sors du bureau, je ferme la porte.