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Chaque époque et chaque nation ont leur propre morale, leur propre code de valeurs, en fonction de ce que les gens estiment être important. Il y a eu des époques et des lieux où l’honneur était considéré comme la qualité la plus sacrée, et d’autres qui ne se préoccupaient que de la beauté. Le Siècle des Lumières célébrait la raison comme la plus élevée des valeurs, et certains peuples – les Italiens, les Irlandais – ont toujours trouvé que la sensibilité, l’émotion, les sentiments, étaient ce qui comptait le plus. Aux premiers temps de l’Amérique, l’exaltation du travail était notre plus grande expression de moralité, puis il y eut une période où les valeurs liées à la propriété furent estimées au-delà de tout. Mais un autre changement s’est produit récemment. Aujourd’hui, notre code moral repose sur l’idée que la fin justifie les moyens.

Il fut une époque où c’était considéré comme malhonnête, l’idée que la fin justifie les moyens. Mais cette époque est révolue. Non seulement nous y croyons, mais nous le disons. Nos chefs de gouvernement justifient toujours leurs actions en invoquant leurs buts. Et il n’est pas un seul P.-D.G. qui ait commenté publiquement la vague de compressions de personnel qui balaie l’Amérique sans l’expliquer par une variation sur la même idée : la fin justifie les moyens.

La fin de ce que j’accomplis, l’objectif, le but, est juste, incontestablement juste. Je veux m’occuper de ma famille ; je veux être un élément productif de la société ; je veux faire usage de mes compétences ; je veux travailler et gagner ma propre vie et ne pas être à la charge des contribuables. Les moyens de cette fin ont été difficiles, mais j’ai gardé les yeux rivés sur l’objectif. Comme les P.-D.G., je n’ai rien à regretter.

Le week-end qui a suivi la mort de Ralph Fallon, je l’ai passé dans une sorte d’hébétude heureuse, sans réfléchir, sans m’inquiéter, sans faire de projets. Le coup de téléphone va venir, je le sais. Le poste est libre, et le coup de téléphone va venir.

Mais lundi le coup de téléphone ne vient pas, et vers le milieu de l’après-midi, seul dans la maison, Marjorie est au cabinet du Dr Carney, je commence, à force de faire les cent pas et de guetter le téléphone qui ne sonne pas, à m’imaginer d’inquiétantes alternatives. Y avait-il un autre C.V. auquel je n’aurais pas accordé suffisamment d’attention, et qui aurait reçu l’appel à ma place ? Font-ils de la promotion interne, à Arcadia ?

Vais-je devoir y retourner et tuer un autre enfant de salaud ? Combien dois-je en faire avant qu’on me donne équitablement ma chance ?

Je ne vais pas m’arrêter, je sais que non. J’adorerais m’arrêter, j’ai terriblement envie de m’arrêter, mais je ne m’arrêterai pas tant que je n’aurai pas ce boulot.

Je sais comment me protéger maintenant. On ne fera pas de moi une victime, plus jamais. Désormais, avec ce que je sais maintenant, quiconque essaiera de me causer des ennuis, quel qu’il soit, entreprise ou particulier, aura droit à une surprise.

Ce serait mieux à tous points de vue si ce putain de téléphone sonnait.