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Bon, ça ne s’est pas trop mal passé.

En plus, j’ai bien dormi cette nuit, sans faire de rêve – du moins rien dont je me souvienne ou qui m’ait dérangé d’une manière ou d’une autre – et je me suis réveillé dispos ce matin, avec un regard positif sur les choses, pour la première fois depuis un bout de temps.

Je crois, en dehors du fait que l’affaire Asche a été plus simple et plus propre que les deux précédentes, presque aussi nette que la toute première, je crois que c’est le fait de savoir que j’ai passé le cap de la moitié. Au début, j’avais les six C.V. à faire, et j’ai aussi Upton « Ralph » Fallon, mais ensuite ça y est, c’est fini, fini pour toujours.

(Je saurai comment gérer la situation à l’avance, si jamais une pareille menace se présente à nouveau.)

Mais maintenant j’en ai fait quatre, donc il ne m’en reste plus que trois, et cela me remonte considérablement le moral. C’est comme se rendre compte qu’on a enfin dépassé la mi-parcours dans une course longue et éreintante.

Et aussi, il y a comme un début de signe de détente possible entre Marjorie et moi. Rien de tangible, vraiment, aucune parole prononcée sur le sujet, simplement une différence dans la qualité de l’air à l’intérieur de la maison. Une petite conversation entre nous, naturelle, sur des choses banales. Pas exactement comme la vie normale, mais ça se rapproche.

Ce changement s’est peut-être produit parce qu’elle l’a finalement sorti, qu’elle a dit la vérité, du moins en partie, et qu’elle n’a plus à garder son pesant secret. (Si seulement ça pouvait être aussi facile pour moi.) Et sans doute aussi parce que j’ai accepté l’idée de voir un conseiller, que la première séance a eu lieu, si limités que les résultats puissent être à ce stade, et qu’il semble que nous allons pouvoir continuer d’y aller.

Et peut-être, peut-être, facteur encore plus important que tout ça, il se pourrait qu’il y ait également eu un changement en moi. Peut-être que lorsque j’étais déterminé à tuer le petit ami, lorsque je ne retournais même pas la question dans ma tête mais l’acceptais simplement comme une chose à faire, sûre et établie, peut-être pendant cette période étais-je tendu et crispé en présence de Marjorie, à la traquer, à l’observer, à chercher une piste menant à ma proie. Et maintenant que je me suis ressaisi, maintenant que j’ai compris combien cette idée était affreuse et que j’y ai complètement renoncé, peut-être perçoit-elle un nouveau calme en moi et ma détente l’aide-t-elle à se détendre.

Le chômage à long terme, ça abîme tout. Pas seulement l’ouvrier au rebut, mais tout. J’ai peut-être tort, c’est peut-être du snobisme de ma part ou quoi, de penser que ça frappe les classes moyennes plus durement que les autres, parce que j’appartiens aux classes moyennes (et j’essaie d’y rester), mais je le pense vraiment, que ça nous touche davantage. Les gens qui sont aux extrêmes, les très pauvres et les très riches, sont habitués à l’idée que la vie a de grands revirements, un coup ça va bien, un coup ça va mal. Mais les classes moyennes sont habituées à une progression régulière dans la vie. Nous renonçons aux sommets, et en échange nous sommes censés être préservés de la chute. Nous nous dévouons à une société, et en échange elle est censée nous garantir un parcours sans à-coups. Et maintenant ce n’est plus ça, et nous nous sentons trahis.

Nous étions censés être protégés et bien à l’abri, là au milieu, et quelque chose s’est détraqué. Quand quelqu’un de pauvre perd un petit boulot minable qui n’avait aucun avenir de toute façon, et qu’il doit retourner à l’aide sociale, ça fait partie des choses attendues. Quand un milliardaire mise tout sur un nouveau projet qui se casse la gueule, et soudain se retrouve sur la paille, il savait dès le départ que cette éventualité existait. Mais nous, quand nous glissons, juste un peu, quand ça continue mois après mois, quand ça continue année après année, et que nous n’allons peut-être jamais retrouver ce niveau de solvabilité, de protection et de respect de soi dont nous avions l’habitude de bénéficier, ça nous déroute. Ça nous déroute.

Et ce qui se passe, parce que nous sommes des gens à famille, c’est que ça déroute aussi les familles. Les enfants tournent mal, de diverses façons. (Dieu merci, nous n’avons pas ce problème.) Les mariages se brisent.

Ai-je envie que mon mariage se brise ? Non. Donc il faut que je comprenne que ce qui nous arrive en ce moment est simplement dû au fait que je suis au chômage depuis si longtemps. Si j’étais encore à Halcyon Mills, Marjorie ne courrait pas le guilledou avec quelqu’un d’autre. Elle ne ferait pas deux boulots stupides. Je ne tuerais pas des gens.

Je n’ai pas mis la radio dans la Voyager, quand j’ai emmené Marjorie au New Variety juste après le déjeuner, pour son boulot de caissière de l’après-midi, et ce parce que nous nous parlions, nous avions une véritable conversation. Ça faisait du bien. Nous nous disions que nous aurions peut-être envie d’aller voir le film qui passe en ce moment au New Variety, ou peut-être pas, et qu’elle essaierait de se renseigner cet après-midi. Et nous avons parlé du dîner, de ce que nous allions manger, et s’il fallait que je m’arrête à un magasin après l’avoir déposée, ou si nous ferions les courses ensemble plus tard, quand je repasserai la chercher. Nous n’avons parlé de rien qui compte – l’argent, le boulot, les enfants, le mariage, les séances avec le conseiller conjugal – mais rien que de parler, c’était suffisant.

Et maintenant je suis de retour à la maison, je suis dans mon bureau, et je prépare ma prochaine action. Plus que deux C.V. Comme j’en suis étonné. Comme j’en suis soulagé.

Il y a trois semaines, je n’étais même pas sûr de pouvoir le faire. J’avais peur de ne pas en être capable. Trois semaines. On dirait que ça fait mille ans.

Je les étudie, les deux C.V. qui me restent, en essayant de choisir auquel m’attaquer en premier, auquel m’attaquer en second. Je m’y mettrai dès demain, je me rendrai à l’adresse choisie et je verrai comment les choses se présentent.

Un des C.V. restants se trouve ici dans le Connecticut, l’autre dans l’État de New York. Et bien sûr Upton « Ralph » Fallon est dans l’État de New York, lui aussi.

Ceux du Connecticut ont été les plus faciles. C’est dans le Massachusetts que Mrs Ricks a compliqué la situation et que tout a tourné au désastre à cause d’elle, et c’est dans l’État de New York que j’ai dû écraser ce pauvre homme.

Peut-être n’est-ce que de la superstition, mais je crois que ce que je dois faire, c’est finir d’abord le Connecticut. Ensuite les deux derniers qui sont tous les deux dans l’État de New York. Et ensuite c’est fini.