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Hier j’ai tué Herbert Coleman Everly et aujourd’hui je reviens de mon entretien à Harrisburg, Pennsylvanie, et lorsque je rentre à la maison, à quatre heures de l’après-midi, Marjorie m’attend au salon. Elle fait semblant de lire un roman – elle emprunte des romans à la bibliothèque, maintenant que nous avons moins de magazines et de chaînes de télévision – mais en réalité elle m’attend. Il est vrai qu’elle ne connaît pas toute l’ampleur de nos problèmes, mais elle sait que problème il y a, et elle se rend compte que je suis inquiet.

Avant qu’elle ne puisse me poser la question, je secoue la tête.

« Aucune chance, dis-je.

— Burke ? » Elle se lève, laissant tomber son roman derrière elle dans le fauteuil. « Tu ne peux pas en être sûr », dit-elle pour m’encourager.

« Oh, si, je peux », fais-je en haussant les épaules. Je n’aime pas mentir à Marjorie, mais je n’ai pas le choix. « Je commence à connaître les gens qui font passer les entretiens. Celui-là, je ne lui ai pas plu, c’est tout.

— Oh, Burke. » Elle me prend dans ses bras, et nous nous embrassons. Je ressens un certain émoi, mais qui ne dure pas, c’est comme l’écho d’une onde dans l’eau. Pas un sous-marin, mais son retour sonar.

J’ai demandé : « Il y a du courrier ? » En pensant à Everly.

« Rien… rien d’important, dit-elle.

— Bon. »

Il y a beaucoup d’hommes aujourd’hui, dans ma situation, qui se défoulent sur leurs familles, en particulier sur leurs femmes. On bat beaucoup sa femme, ces temps-ci, chez les chômeurs des classes moyennes. Je reconnais que j’ai moi-même ressenti cette vilaine envie, l’envie de détruire, de donner libre cours à la frustration en s’en prenant tout simplement à la cible la plus proche.

Mais j’aime Marjorie, et elle m’aime, et nous avons toujours été heureux en mariage, alors pourquoi devrais-je laisser cette chose extérieure nous séparer ? Si je dois m’en prendre à quelqu’un, si je dois détruire, je veillerai à ce que ma violence soit plus productive que cela. J’y veillerai.

En faisant ce que j’ai fait hier, en dehors de tous les autres bénéfices qui en découleront (j’espère, par la suite), j’ai garanti encore davantage que je ne m’en prendrai jamais à ma moitié. Jamais.

« Bon », dis-je de nouveau, et nous échangeons un sourire amical et chagriné, puis j’emporte la valise dans la chambre à coucher tandis que Marjorie retourne à son roman.

Sachant qu’elle ne va pas bouger du salon, avec son livre, j’emporte le Luger et le C.V. d’Everly dans mon bureau et je les range dans mon classeur à dossiers. Ensuite je retourne dans la chambre, je défais ma valise, je me déshabille et je prends une longue douche, ma deuxième de la journée. Sous la douche, je m’autorise enfin à penser à Herbert Everly.

Un homme, un homme bien, un homme sympa, plutôt comme moi. Sauf qu’il y a peu de chances qu’il ait tué qui que ce soit. Je me sens horriblement mal, de penser à lui, et de penser à sa famille. J’ai eu de la peine à dormir la nuit dernière, j’ai été rongé par la culpabilité une grande partie de la journée, et j’ai sérieusement envisagé de tout laisser tomber, d’abandonner le projet tout entier alors que je n’en suis qu’au début.

Mais jusqu’à quel point ai-je le choix ? Je suis debout sous l’eau chaude, propre et de plus en plus propre, et je réexamine tout dans ma tête. L’équation est dure, réelle, impitoyable. Nous arrivons à court d’argent, Marjorie, moi et les enfants, et nous arrivons à court de temps. Il faut que je trouve un emploi, c’est tout. Je n’ai pas la fibre de l’entrepreneur, je ne vais pas inventer un nouveau gadget, je ne vais pas fonder ma propre papeterie avec trois sous. J’ai besoin d’un boulot.

Nous sommes trop nombreux dans l’arène, et il faut que je me fasse à l’idée que je ne serai jamais le premier choix de personne. Si ce n’était qu’une question de boulot, de connaissances et d’expérience, de capacité et de compétence, d’enthousiasme et d’efficacité, pas de problème. Mais nous sommes trop nombreux à courir après trop peu d’emplois, et il y a d’autre gars dans l’arène qui ont tout autant d’expérience, d’enthousiasme et de compétence que moi, alors ça se joue aux nuances, à l’indicible.

L’amabilité. Le son de la voix. Le sourire. Si votre interlocuteur et vous-même êtes adeptes du même sport ou non. Ce qu’il pense de votre choix de cravate.

Il y aura toujours toujours toujours quelqu’un qui sera juste un poil plus proche de l’idéal que moi. Dans ce marché de l’emploi, ils n’ont pas besoin de se contenter d’un second choix, et soit j’accepte cet état de fait, soit je vais être très malheureux pendant très longtemps, et entraîner ma famille avec moi dans ma chute. Donc il faut que je l’accepte, et que j’apprenne à faire avec.

Je sors de la douche, je m’habille, et je vais dans mon bureau. Je regarde ma liste, et je songe qu’il vaudrait sans doute mieux ne pas tuer deux personnes dans le même État à quelques jours d’intervalle à peine. Je ne veux pas que la police se mette à chercher des schémas.

D’un autre côté, je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai lancé l’opération, maintenant, et il faut que j’avance à bonne cadence vers son terme, avant que quelque chose ne survienne pour tout gâcher.

En voilà un, dans le Massachusetts. Lundi prochain, je prendrai la route en direction du nord.