Ça me navre quand il finit enfin par s’endormir. Je ne devrais pas être navré car il est très tard, passé minuit à l’horloge de sa cuisine, mais pour dire la vérité, j’ai pris plaisir à notre conversation. Il est sympa, Ralph Fallon. Plus fruste que la plupart des gens que je connais parce qu’il vient des rangs ouvriers et non de l’université comme la plupart d’entre nous, mais un type brillant et qui connaît très bien le boulot. En fait, il m’a parlé de deux trois choses qu’il a mises en place sur la chaîne d’Arcadia et qui sont très intéressantes, des méthodes que je maintiendrai certainement quand je le remplacerai.
Et une chose est sûre, c’est qu’il a une bonne descente. Il était déjà ivre quand il est rentré, et depuis que nous sommes assis ensemble à sa table de cuisine, il a pris huit autres bières, toutes additionnées de whisky. Je n’ai pas du tout suivi (je ne crois pas qu’il s’attende à ce que les gens le suivent) puisque je n’ai pris que cinq bières, et sans ajouter de whisky – bien que j’aie fait semblant à chaque fois – mais je les sens. Je sens plein de choses, en fait : la bière, l’heure tardive, la conscience d’être presque au bout de cette série d’épreuves, et un stupide attachement sentimental pour Ralph Fallon.
Dans mes limbes, dans ma faiblesse, j’essaie même d’imaginer des scénarios où Fallon reste en vie mais où j’obtiens néanmoins ce que je veux. Je le persuade de prendre sa retraite, ou je lui explique ma situation et il m’offre un poste de co-directeur de la chaîne, ou bien il se réveille soudain et me dit qu’Arcadia va passer à deux équipes et aura besoin d’un directeur de nuit pour la chaîne.
Mais rien de cela ne se produit, ni ne va se produire. Notre longue et agréable discussion de boulot bien arrosée est terminée ; il est temps d’être sérieux.
Fatigué, lourd comme si je pesais cinq cents kilos, je me lève et tends le bras vers mon coupe-vent, sur le dossier de la chaise qui est à ma droite. Dans la poche droite, il y a le petit rouleau d’adhésif. Je le sors et je le regarde, puis je regarde Fallon, écroulé sur sa chaise en face de moi, le menton sur la poitrine, la main gauche sur la table, la droite sur ses genoux.
Je n’ai pas envie de faire ça. Mais il y a toujours des choses qu’on n’a pas envie de faire, et on les fait.
Je contourne la table, me mets à genoux à côté de Fallon, et très doucement j’attache sa cheville droite au pied de la chaise avec l’adhésif. Puis je rampe à quatre pattes – trop gros effort de se lever, de marcher et de s’agenouiller de nouveau – et j’attache sa cheville gauche à l’autre pied de chaise. Alors, avec un petit grognement, je finis par me lever.
Ce serait plus sûr, plus tranquille, si je pouvais lui attacher les poignets, mais je crains de le réveiller si je bouge ses bras ; à la place, j’entoure donc le dossier de la chaise et son torse avec de l’adhésif, juste au-dessus des coudes. C’est difficile à réaliser sans que l’adhésif fasse trop de bruit quand je le décolle du rouleau, mais pour finir, je l’attache à double tour, bien solidement. Il pourra remuer les mains et les avant-bras, mais à mon avis sans grande efficacité.
Avec ce que je vais faire maintenant, il va certainement se réveiller, j’ai donc intérêt à le faire vite et bien. Je découpe deux petites longueurs d’adhésif et je me plante au-dessus de lui avec un morceau dans chaque main, puis d’un mouvement brusque, je lui plaque le premier bout sur la bouche, en appuyant contre la chair.
Il se réveille effectivement en sursaut, ses yeux s’ouvrent d’un coup et tous ses membres se contractent. Il est encore en train d’essayer de comprendre ce qui se passe et pourquoi il ne peut pas bouger quand je lui plaque le second bout d’adhésif sur le nez, en lui écrasant hermétiquement les narines. Alors je recule et me détourne de lui, pour fouiller les tiroirs de la cuisine pendant qu’il meurt.
Ce dont j’ai besoin c’est d’une bougie. Comme la torche électrique, et pour les mêmes raisons d’électricité peu fiable, il y a dans toutes les cuisines de campagne un morceau de bougie qui traîne quelque part.
Oui, le voici, dans le tiroir avec les pelotes de ficelle, les tortillons de sacs-poubelle et les doubles de clés, une bougie courte et trapue, du type de celles que les gens allument à l’église quand ils veulent que leurs prières soient exaucées. Je sors une soucoupe d’un placard du haut, la mets sur le plan de travail à côté de la cuisinière, et pose la bougie sur la soucoupe.
Pendant ce temps, Fallon fait des bruits affreux. Maintenant que j’ai trouvé la bougie, maintenant qu’il n’y a plus rien pour détourner mon attention, j’ai ces bruits en horreur et je quitte donc la cuisine, en prenant mon coupe-vent avec moi.
J’enfile le coupe-vent tout en marchant dans la maison. Les gants et le tuyau de fer sont dans l’autre poche extérieure. Je ne vais pas avoir besoin du tuyau, mais je l’emporterai avec moi ; en attendant, j’enfile les gants. En commençant tout au bout de la maison, à la porte d’entrée, je me sers de mes mains gantées pour essuyer tout ce que je peux bien penser avoir touché, et j’éteins les lumières au fur et à mesure, à part la lampe de la table de chevet dans sa chambre, que je laisse allumée.
Fallon est calme, maintenant, écroulé de nouveau. J’enlève l’adhésif de ses chevilles puis de son torse, et il tombe en avant en se tapant la tête contre la table. Je dois lui soulever la tête, en essayant de ne pas voir ses yeux au regard fixe, et lorsque j’enlève les deux derniers bouts d’adhésif, je découvre qu’il a vomi, dans la bouche puis dans le nez et les poumons parce que ça ne pouvait pas sortir à travers l’adhésif. Il n’a pas étouffé, donc, il s’est noyé. Dans un cas comme dans l’autre, une fin très moche.
Je prends un de ses petits sacs poubelle pour les morceaux d’adhésif, puis je mets le sac dans la poche de mon coupe-vent. Je prends une de ses allumettes de cuisine pour allumer la bougie.
Dans l’État de New York, les cuisinières à gaz n’ont pas de veilleuses, elles ont des systèmes d’allumage électriques. J’allume les deux brûleurs de devant, les laisse au maximum et souffle les flammes. Ensuite je sors de la cuisine en refermant la porte intérieure derrière moi, de sorte qu’il n’y a plus rien d’ouvert dans la cuisine maintenant.
En me guidant à la lumière de la chambre à coucher, je retraverse la maison et sors par la porte qui était ouverte à l’insu de Fallon. Je longe le devant de la maison d’un pas vif, apercevant la petite lumière vacillante de la bougie et les quatre bouteilles de propane grandes et minces, nichées à l’angle du mur extérieur, à l’endroit où finit la véranda. Je continue par l’allée et le long de la route jusqu’à la Voyager.
Je n’ai aucune idée du temps que ça va prendre. Je ne veux pas être là quand ça se produira, mais je veux être suffisamment près pour savoir que ça s’est bien produit. Et je présume que lorsque la gazinière explosera, ça fera également sauter les bouteilles de propane. Il ne devrait pas rester grand-chose de Fallon ni de la cuisine, mais il devrait y en avoir juste assez pour expliquer ce qui s’est passé. Un homme ivre s’est endormi, sans se rendre compte qu’il s’était trompé en allumant la gazinière. Je crois que parmi les gens qui connaissent Fallon, personne ne s’en étonnera.
Je monte dans la Voyager et roule lentement devant la maison puis sur les quelques kilomètres me séparant du croisement où je devrais tourner à droite pour Arcadia. Je m’arrête, regarde dans le rétroviseur, puis fais demi-tour au milieu du carrefour. Il n’y a pas d’autres voitures.
J’ai fait environ huit cents mètres depuis le carrefour, en retournant vers la maison de Fallon, lorsque soudain la lumière jaune s’allume, assez loin devant moi, découpant les silhouettes des bois et des maisons. Elle commence à s’éteindre, comme si quelqu’un avait allumé une lumière forte puis tourné doucement le variateur, mais ensuite flamboie plus vivement qu’avant, le jaune se mêlant de rouge et de blanc, puis baisse de nouveau, et la double explosion parcourt la voiture comme une vague, comme quelque chose de physique.
J’arrête la voiture. Je fais un autre demi-tour. Je rentre à la maison.