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Je suis devant le bureau de poste de Wildbury, mardi 17 juin, assis au volant de la Voyager, et je tiens la lettre entre mes mains. Elle est revenue dans mon orbite. Je regarde ce qu’HCE y a écrit, en bas, et la lettre est tiède au toucher, réchauffée par la convoitise d’HCE.

Il l’a renvoyée immédiatement, à l’instant où il l’a reçue. De toute évidence, il ne s’est pas inquiété du numéro de téléphone ni de quoi que ce soit d’autre.

Un autre problème possible, ai-je réalisé après avoir envoyé la lettre, aurait été qu’il découpe la partie du bas, celle qu’il avait à remplir, en gardant le corps de la lettre pour lui – et pour la police. Mais HCE veut ce boulot ; il a mordu à l’hameçon comme une truite.

Maintenant que mon coup de poker semble payer, je peux avouer l’autre aspect de cette démarche que je n’aime pas. J’ai tué des gens. Ça m’a été pénible, mais je devais le faire et je l’ai fait. Cependant je n’ai pas été cruel envers eux, je n’ai pas joué avec eux. D’une certaine façon, je joue avec HCE, je lui fais miroiter un entretien d’embauche qui n’existe pas, avec une femme séduisante qui n’existe pas. Je le regrette, j’aurais aimé qu’il y ait un autre moyen.

La lettre est revenue à Wildbury hier, mais je n’ai pas pu vérifier ma boîte avant cet après-midi car hier, c’était le jour où Billy passait au tribunal. Nous devions y être, Marjorie et moi, bien entendu. Nous étions convoqués à dix heures, et nous sommes arrivés quelques minutes en avance, avec Billy, pour trouver Porculey l’avocat qui nous attendait. Son costume n’était pas lie-de-vin, cette fois-ci, mais d’un gris neutre. C’est sa cravate qui était lie-de-vin, avec des petites vaches blanches sautant par-dessus des petites lunes blanches. Il nous a serré la main, à Marjorie et à moi, il a dit : « Nous pensons que ça va s’arranger », et il a emmené Billy pour discuter avec le juge.

Il s’est passé beaucoup de choses dans ces deux semaines qui ont suivi l’arrestation de Billy. Il s’est avéré que le complice de Billy, un certain James Bucklin, avait eu l’esprit moins vif que nous, de même que ses parents. Dans la voiture de police, après son arrestation, il avait dit des choses susceptibles d’être interprétées comme l’aveu qu’il avait déjà cambriolé ce magasin plusieurs fois, et il avait apparemment dit le même genre de choses à d’autres inspecteurs au poste de police, et continué à déblatérer jusqu’à ce qu’enfin, le lendemain, il rencontre l’avocat embauché par ses parents (contrairement aux pauvres parents nécessiteux de Billy, les Bucklin n’avaient pas droit à l’assistance juridique). Cet avocat avait finalement fait taire Jim Bucklin.

Le sentiment général était que le flot de paroles débitées par Bucklin dans un premier temps ne serait pas recevable au tribunal, et après l’arrivée de l’avocat, Bucklin s’était mis à prétendre lui aussi que ce cambriolage était son tout premier, de sorte que Billy et lui racontaient enfin la même histoire.

Laquelle s’effondra quand la police fouilla la maison des Bucklin (en même temps que la nôtre) et trouva tous ces logiciels informatiques.

Chez nous, bien sûr, ils n’avaient pas trouvé de logiciels illicites. Donc, si trouver des marchandises volées dans la maison de Bucklin signifiait que Bucklin mentait, alors ne pas en trouver dans la maison de Devore devait signifier que Devore disait la vérité, du moins c’est ce que soutenait Porculey, et c’est pourquoi il faisait tout son possible pour dissocier les deux affaires. Que Bucklin, ce maître du crime de longue date, défende sa propre cause, tandis que Devore, le gamin innocent entraîné par Bucklin dans une vie de criminel, affronterait le juge tout seul.

En référé. Nous n’y avons pas assisté, contraints que nous étions d’attendre dans le couloir, mais apparemment ça s’est bien passé. Malgré les objections féroces de la substitut du procureur – je l’ai vue de loin, une femme au profil d’aigle, la trentaine, mince, le visage aigu, impitoyable –, le juge accepta de séparer les deux procès, et d’assigner Billy en référé.

À ce moment-là, il n’était plus question de peine de prison. En fait, comme nous l’a expliqué plus tard Porculey pendant que nous prenions un café dans un snack, il s’agissait maintenant de savoir si Billy aurait oui ou non une inculpation pour crime sur son casier judiciaire. Il n’avait jamais eu d’ennuis avant, c’était un bon élève, il avait un avenir brillant devant lui, et il venait d’un milieu pauvre. (Eh, oui.) En référé, Porculey avait avancé la possibilité d’une mise en liberté sous contrôle judiciaire, et le juge avait dit qu’il y réfléchirait.

Autour de ce café, pendant qu’il refroidissait car nous étions tous trop tendus pour ajouter de la caféine à notre organisme, il nous avait expliqué ce qu’était une mise en liberté sous contrôle judiciaire, et c’est une bribe de clémence inattendue dans le système judiciaire. Si l’accusé plaide coupable, et si les circonstances justifient de lui donner une seconde chance, le juge peut décider de garder l’inculpation secrète et sans suites, dans son tribunal, pour la durée qu’il ordonne, quelle qu’elle soit, en général un an. Si pendant cette période l’accusé est arrêté pour un autre délit, ce sursis est levé et il encourt des poursuites à la fois pour l’ancien délit et pour le nouveau. En revanche, s’il se tient bien jusqu’à la fin du délai, un non-lieu est prononcé, comme si l’inculpation n’avait jamais existé. Il n’y a pas de casier judiciaire ; l’accusé repart immaculé.

Bon, c’est ce que nous espérions, bien sûr, et Porculey supposait que nous serions fixés avant la fin de la journée, mais il fallait d’abord que la question de Jim Bucklin soit réglée. Nous avons évité le tribunal pendant ce temps, mais apparemment l’avocat de Bucklin s’était rallié à la substitut du procureur dans sa lutte pour maintenir les deux affaires liées, et la discussion s’éternisait. Il voulait bien sûr que son client se raccroche aux basques de Billy, plus propres que les siennes.

Mais finalement le juge se prononça à la fois contre l’avocat de la défense et la substitut du procureur, et seule l’affaire de Bucklin fut retenue pour passer en jugement – avec une requalification moins grave du délit, vraisemblablement – et à trois heures de l’après-midi on nous a fait revenir. Marjorie, Billy et moi nous tenions devant le juge, un autre qu’à cette première audience pour la libération sous caution, dans une autre salle mais semblable en tous points. Et de nouveau, ce fut exactement comme un rituel religieux, plein d’un langage ésotérique, avec nous dans le rôle des pénitents devant le grand prêtre.

Porculey nous avait déconseillé de parler aux parents de Bucklin et nous les avions donc évités ; en revanche eux voulaient désespérément nous parler – pour nous convaincre de faire monter notre fils dans le même attelage que le leur, sans aucun doute. J’étais conscient de leur présence au fond de la salle quand notre audience a commencé, ils étaient pleins de remords, pleins de ressentiment et de reproche. Je ne me suis pas retourné.

Le juge a ordonné une mise en liberté sous contrôle judiciaire. J’ai cru que Marjorie allait s’effondrer quand elle a compris ce qu’il venait de dire, et je l’ai agrippée par le bras. Le juge a parlé avec sévérité à Billy de sa légèreté – mot charmant – et Billy a gardé la tête inclinée, en faisant des réponses courtes et respectueuses, et peu après l’audience s’est achevée.

À quatre heures moins vingt hier après-midi, les ennuis de Billy avec la justice ont pris fin. C’est-à-dire tant qu’il reste honnête, à partir de maintenant. Et il y a peu de doutes là-dessus. Cette expérience lui a fait peur, et il est conscient de sa chance. Il a sous les yeux la vision de Jim Bucklin, pour lui montrer à quel point ça aurait pu être grave. Il nous est reconnaissant et ne veut pas nous décevoir.

Nous avons serré la main de Porculey et tenté de lui exprimer notre gratitude, notre conscience du fait que nous aurions fort bien pu tomber sur un avocat nettement pire, et ensuite j’ai ramené Marjorie et Billy à la maison. Quel soulagement ce fut, un soulagement presque aussi fort que si j’en avais fini avec toute cette autre affaire, et que j’avais récupéré mon vrai boulot. Et ce que ça m’a montré, c’est que si vous persistez, si vous restez déterminé, si vous ne laissez pas le système vous écraser, vous pouvez l’emporter.

Je l’emporterai.

Bon, cette expérience a pris toute la journée d’hier, et aujourd’hui il y avait une autre séance avec le conseiller. Aujourd’hui je l’ai bouclée, parce que je crains de m’être exposé un peu trop la semaine dernière, et je ne veux pas courir le risque de recommencer. Quinlan a essayé de me sonder à deux ou trois reprises, je sentais sa curiosité pour la direction que nous avions prise la dernière fois, mais je lui ai donné des réponses creuses, des réponses de cartes de vœux dont il ne pouvait rien faire. Et Marjorie voulait amener la conversation sur nos rôles dans le couple, ce qui était censé être la raison de notre présence ici, de toute façon ; je crois donc que je ne me suis pas causé de tort.

Lorsque nous sommes rentrés, j’ai fait quelque chose que je prévoyais de faire depuis quelque temps, et maintenant je crois que c’est le bon moment. J’ai préparé dix-sept C.V., de mes C.V. à moi, adressé dix-sept enveloppes à des papeteries que j’avais déjà contactées par le passé, plus Arcadia Processing, et j’ai écrit une lettre de couverture pour chaque compagnie en disant que j’étais toujours là, toujours disponible, juste au cas où un poste se serait libéré depuis la dernière fois où je vous avais fait signe. Si le timing est bon, mon C.V. sera le dernier arrivé dans les dossiers d’Arcadia, et peut-être encore frais dans la mémoire du chef du personnel, lorsque effectivement, un poste se libérera à l’improviste. Et comme j’envoie toute cette fournée de C.V., et qu’on est à une ou deux semaines de la mort d’URF, ça ne devrait pas éveiller de soupçons.

Après avoir expédié ces C.V. de mon bureau de poste local, je suis venu ici, à Wildbury, pour trouver la lettre d’HCE qui m’attendait dans la boîte. Et maintenant je reste une minute assis au soleil, devant la poste, et je souris à la bonne tournure que prennent les choses.

Vendredi. Dans trois jours, je trouverai enfin HCE. Pourrai-je m’occuper de lui tout de suite ? Le trouver, m’en occuper et voilà ? Ensuite URF, la semaine prochaine, et c’est terminé.

Je vois déjà le poste, le travail, le trajet quotidien. Je sens l’effet que ça fait d’être dans ce poste, comme dans un bain chaud.

Vendredi.