Quand j’ai mis la main pour la première fois sur cette grande pile de C.V., tandis que d’autres, et d’autres encore ne cessaient d’affluer, ce que j’ai ressenti, je m’en rends compte maintenant avec le recul, fut une sensation de pouvoir jubilatoire. Je les avais bien eus, ces gens-là, les concurrents, j’avais appris leurs secrets et eux ne savaient même pas que j’étais là, dans l’obscurité, dans l’ombre, dans le coin, dans le numéro de boîte postale, à les observer. J’étais comme un avare avec son or, penché sur les chemises pleines de C.V. dans mon bureau, à l’insu même de Marjorie, sans que personne ne sache le pouvoir que j’avais, sans que personne ne sache rien du tour de force que j’avais accompli.
Mais il fallait bien que cette première euphorie retombe, et c’est ce qui arriva ; seules demeurèrent des questions. Qu’allais-je faire de ces paperasses ? En quoi, finalement, ces C.V. pourraient-ils m’aider ? Ou alors, ne serviraient-ils qu’à me décourager, comme lorsque je regardais telle ou telle feuille et que je voyais quelqu’un qui paraissait à peine légèrement mieux que moi pour le poste ? Que je regardais tous ces gens dans l’arène, tous compétents, tous expérimentés, tous enthousiastes ? Que je voyais à quel point ils étaient nombreux, et combien il y avait peu de ports où ils puissent jeter l’ancre ?
Je suis donc passé du plaisir secret d’avoir fait preuve d’une telle ingéniosité pour amasser cette mine de C.V., à une dépression tout aussi secrète. J’aurais pu abandonner, à ce moment-là, tout abandonner – c’était avant mon plan actuel, bien sûr –, j’aurais pu abandonner tout espoir de retrouver du travail et de garder mon emprise sur ma vie, sur cette vie, j’aurais pu céder complètement au désespoir, si seulement il y avait eu une alternative.
Mais il n’y avait pas d’alternative. Il n’y en a toujours pas. À l’époque j’avais continué, juste parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Et qui sait combien de gens dans ces C.V. sont dans le même état ? Ils continuent sans espoir, seulement parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Nous sommes comme les requins, pour ça : si nous cessons de nager, nous coulons, tout simplement.
Le suicide n’est pas une solution. Je ne l’envisagerai pas une seconde, même si je sais que certaines de ces personnes l’ont envisagé et que certaines passeront à l’acte. (Ce monde dans lequel nous vivons est né il y a quinze ans, quand les aiguilleurs du ciel se faisaient tous virer, et le suicide faisait un tabac dans la profession, sans doute parce qu’ils se sentaient plus seuls que nous maintenant.) Mais je ne veux pas me tuer, je ne veux pas arrêter Je veux continuer, même s’il n’y a aucun moyen de continuer. Tout est là.
En tout cas, j’étais déprimé comme jamais, et j’éprouvais une réelle difficulté à rassembler assez d’énergie pour envoyer mes propres C.V. Mais c’est alors qu’un article de Pulp a attiré mon attention et remis mon cerveau en route.
C’était un de ces articles du style « plongée au cœur de notre fascinante industrie », le genre qui me voilait aussitôt le regard à l’époque où je travaillais chez Halcyon, mais que je lis maintenant lentement et attentivement, en soulignant même certaines phrases incisives, car j’ai besoin de me tenir au courant de ce qui se passe dans mon secteur. Ne t’autorise jamais à devenir l’homme d’hier, voilà une des règles de base.
Eh bien, l’article en question, dans Pulp, concernait un nouveau procédé mis en place dans une usine de l’État de New York, dans une ville du nom d’Arcadia. La société, Arcadia Processing, était une filiale qui appartenait entièrement à une des plus grosses compagnies de papier d’Amérique, une de ces boîtes qui gagnent des millions avec du papier hygiénique et des mouchoirs jetables. Mais comme Arcadia était une véritable réussite à elle toute seule, les propriétaires la laissaient tranquille.
Pendant une bonne partie de ce siècle, Arcadia s’était spécialisée dans la production de papier à cigarettes à base de déchets de tabac, les brins et les tiges qui restent après la fabrication des cigarettes. Au début du vingtième siècle, deux procédés différents furent élaborés pour faire du papier à partir de ce matériau – c’est difficile car les fibres de tabac sont extrêmement courtes – et ce papier-tabac fut employé au départ pour renforcer le bout des cigares, pour les rendre mordillables. Plus tard, une variante de ce papier, blanchi et perforé, fut mise au point pour servir d’enveloppe aux cigarettes ordinaires, et c’est le produit qu’Arcadia fabriquait.
Il y a quelques années, semble-t-il, la direction d’Arcadia est arrivée à la conclusion que ce n’était plus une bonne idée d’être aussi étroitement liée aux destinées de l’industrie du tabac, et s’est donc mise en quête d’un secteur de diversification. Le secteur trouvé, ai-je lu à mon grand étonnement, était justement le type de papier spécial avec polymère sur lequel j’avais travaillé ces seize dernières années !
L’auteur de l’article continuait en disant que plutôt que d’entrer en compétition avec des papeteries déjà présentes dans le secteur, et forts du sentiment d’avoir un produit supérieur et des techniques de fabrication nouvelles (faux : c’était précisément le système que nous avions installé chez Halcyon dès 91), ils avaient choisi l’option extraterritoriale pour leurs clients. Avec l’aide de l’ALENA, ils avaient trouvé des clients mexicains qui furent ravis de leurs produits et avaient les moyens de les acheter. Une fois cette clientèle mexicaine acquise, ils avaient déployé leur force de vente plus au sud, et ils disposaient maintenant de clients dans toute l’Amérique du Sud.
C’était une véritable histoire de réussite, comme il y en a si peu aujourd’hui, et il y avait quelque chose de doux-amer à la lire. Mais une partie de l’article happa littéralement mon attention : c’était la brève présentation, accompagnée d’une interview, d’un certain Upton Fallon, responsable de production. Fallon, qui était désigné par son deuxième prénom, Ralph, répondait aux questions du journaliste sur le procédé de fabrication et sur ses propres antécédents ; il avait toujours été là, avait commencé presque trente ans plus tôt sur la machine à papier-tabac, apparemment à sa sortie du lycée.
Upton « Ralph » Fallon avait mon boulot. J’ai lu l’article, je l’ai relu, et cela ne faisait aucun doute dans mon esprit. Il avait mon boulot, et dans une compétition équitable, ce serait moi qui l’aurais, et pas lui. Bien sûr, il n’y avait pas autant d’informations sur lui dans l’article qu’il y en aurait eu dans son C.V. – il n’avait pas besoin d’un C.V., ce salaud, il avait déjà mon boulot – mais il y avait assez de choses dites ou implicites pour que je puisse me faire une bonne image du gars, et j’étais meilleur que lui. Je le savais. C’était évident. Et pourtant, il avait mon boulot.
Je ne pouvais pas m’en empêcher, je ne pouvais pas m’empêcher de fantasmer autour de ça. Et si jamais il se faisait virer, pour s’être saoulé, mettons, ou à cause d’une liaison adultère avec une fille de l’atelier ? Et si jamais il tombait malade, d’une de ces maladies qui vous rongent, comme la sclérose en plaques, et qu’il doive quitter son travail ? Et si jamais il mourait…
Oui, pourquoi pas ? Les gens meurent tout le temps. Accidents de voiture, crises cardiaques, incendies de poêles à pétrole, attaques…
Si jamais il mourait, donc, ou s’il devenait juste trop malade pour pouvoir continuer à travailler ? Ne seraient-ils pas contents de me voir, moi, qui suis tellement plus qualifié pour exactement le même poste ?
Je pouvais le tuer, s’il n’y avait que ça.
Cette idée était surtout une figure de style, dans mes rêveries. Mais ensuite, j’y ai repensé, et je me suis demandé si j’étais sérieux. Je veux dire, vraiment sérieux. Je connaissais la gravité de ma situation, je savais que les choses avaient peu de chances de s’arranger, je savais qu’elles ne pouvaient que s’aggraver encore davantage, je savais combien coûtaient les études de Betsy à la fac et que ce serait pareil pour Billy, qui en était à sa dernière année de lycée. Je savais quelles étaient mes dépenses, mes sorties, et je savais que mes revenus avaient cessé, et maintenant je voyais le seul homme qui se dressait entre moi et la sécurité. Upton « Ralph » Fallon.
Ne pouvais-je pas le tuer ? Je veux dire, sérieusement. Par autodéfense, en réalité, pour défendre ma famille, ma vie, mon crédit, mon avenir, ma personne, ma vie. C’est de l’autodéfense. Je ne connais pas cet homme, il n’est rien pour moi. À dire la vérité, il a l’air d’un crétin, dans cette interview. Si l’autre solution est le désespoir, la défaite, la misère écrasante, une horreur toujours plus grande pour Marjorie, Betsy, Billy et moi, pourquoi ne devrais-je pas le tuer, ce fils de pute ? Comment pourrais-je ne pas le tuer, avec tout ce qui est en jeu ?
Arcadia. Arcadia, New York. J’ai cherché dans l’atlas routier, et c’était tellement proche. C’était comme un présage. Arcadia n’était probablement pas à plus de quatre-vingts kilomètres d’ici, juste après la frontière avec l’État de New York, à peut-être quinze kilomètres de l’autre côté. Une distance faisable quotidiennement, je n’aurais même pas besoin de déménager.
Pulp et l’atlas routier ouverts sur mon bureau. Silence dans la maison, les enfants en cours, un des jours où Marjorie était au cabinet du Dr Carney. Rêverie.
C’est là que j’ai pensé au Luger pour la première fois, que je m’en suis souvenu, au fond de la malle de mon père. Là que je me suis imaginé pour la première fois en train de braquer ce pistolet sur un être humain, d’appuyer sur la détente.
Pouvais-je le faire ? Pouvais-je tuer un homme ? Mais d’autres le font, tous les jours, et pour bien moins. Pourquoi n’en serais-je pas capable, avec des enjeux aussi élevés ? Ma vie ; on ne peut pas faire plus élevé comme enjeu.
Rêverie. J’irais à Arcadia, New York, le Luger à côté de moi dans la voiture. Trouver la papeterie, trouver Fallon – je n’ai pas sa photo, pas reproduite dans Pulp, mais ça se réglera d’une façon ou d’une autre, pour le moment ce n’est que du fantasme –, le trouver, le suivre, attendre l’occasion, le tuer. Et poser ma candidature pour son poste.
Et c’est là que le fantasme s’est délité, qu’il est tombé en mille morceaux à mes pieds. C’est là que je suis passé de nouveau du plaisir à la détresse. Car je savais ce qui se passerait ensuite, si la réalité suivait aussi loin mon fantasme, si Upton « Ralph » Fallon quittait effectivement ce poste, de son propre fait ou du mien.
Je suis meilleur que lui bien sûr ; si nous étions tous deux en compétition pour ce boulot, c’est moi qui l’aurais, aucun doute là-dessus. Mais la compétition n’est pas entre nous deux, et ne pourra jamais l’être. La compétition, une fois Fallon hors circuit, est entre moi et cette pile de C.V., là-bas.
Quelqu’un d’autre aurait mon boulot.
J’ai passé de nouveau la pile de C.V. en revue, en taillant dedans, repérant ceux qui me faisaient peur, et cette première fois, j’étais tellement pessimiste que j’en ai sorti plus de cinquante, des gens censés avoir davantage de chances que moi pour le poste. Ce qui était faux, bien sûr, exagération de leurs mérites en sous-estimant les miens, c’était juste le découragement qui réfléchissait à ma place. Il n’empêche que le problème était quand même énorme. Et réel.
À ce stade, j’avais tellement le cafard que je n’ai plus supporté de rester dans mon bureau. J’ai quitté la pièce et j’ai tué le temps en déblayant des vieilleries qui traînaient dans le garage – quand nous avons vendu la Civic, l’espace qu’elle occupait a aussitôt commencé à se remplir de foutoir – et mon esprit ne cessait de revenir à Upton « Ralph » Fallon, gras, heureux, content de lui, peinard. Occupant mon poste.
Cette nuit-là je n’ai pas pu dormir. Je suis resté allongé dans mon lit, à côté de Marjorie, à réfléchir, à me lamenter, frustré et malheureux, et ce n’est que lorsque les premières lueurs du jour ont dessiné les fenêtres de la chambre que j’ai enfin sombré dans un sommeil entrecoupé de rêves troubles, de cauchemars sortis de l’univers de Jérôme Bosch. Je suis content de ne pas me souvenir de mes rêves, leur réverbération est déjà assez pénible.
Mais pour finir j’ai sombré dans ce sommeil agité, et lorsque je me suis réveillé trois heures plus tard, la tête froide, je savais ce que j’avais à faire.