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Ceci est une lettre très dangereuse à envoyer. Pour la première fois, je laisse une trace – autre que les balles du Luger, j’entends – et pour la première fois je fais quelque chose qui pourrait avertir mon C.V. qu’il est en danger.

Le numéro de téléphone, voilà le problème. Bien que la prise de contact avec de futurs employés se fasse souvent par ce genre de lettres, il y a toujours un numéro de téléphone dans l’en-tête, et l’employeur vous demande presque toujours de répondre par téléphone. Expliquer que la personne ne donnant pas satisfaction est toujours là et qu’un coup de fil pourrait créer des ennuis à l’atelier, devrait – je l’espère – tuer dans l’œuf les soupçons d’HCE. Mais s’il remarque que l’en-tête n’a pas de numéro de téléphone ?

J’avais pensé mettre un faux numéro, n’importe lequel, mais s’il désobéissait au courrier et passait le coup de téléphone ? Il ne tomberait pas sur B.D. Industrial Papers. Et, peu importe la façon dont se déroulerait ce coup de fil, je pourrais être sûr que son prochain appel serait pour la police.

Lui et la police soupçonneraient une arnaque quelconque, et ils remonteraient la piste de la lettre jusqu’à ma boîte postale, et la receveuse des postes leur donnerait certainement mon signalement. Elle m’a vu plusieurs fois, donc la description serait sans doute fidèle.

Et puis, dans la mesure où l’en-tête les mènerait au Connecticut, combien de temps se passerait-il avant qu’ils soient aiguillés sur l’inspecteur Burton, l’homme qui enquête sur les meurtres symétriques de deux cadres moyens de la papeterie au chômage ? D’ailleurs, maintenant que j’y pense, combien de chances y a-t-il pour qu’HCE se soit présenté à ce boulot d’étiquettes de boîtes de conserve ? Ce qui signifierait que l’inspecteur Burton l’a déjà interrogé.

Mais le numéro de téléphone est le seul problème. Le rendez-vous que j’ai organisé n’est pas quelque chose d’inusité, et il ne devrait pas éveiller de soupçons. Il arrive effectivement que les chefs du personnel prennent la route pour rencontrer un certain nombre de candidats du même secteur géographique, et l’un des rendez-vous de chaque journée comprend alors le déjeuner, sans quoi le déjeuner serait une perte de temps.

J’ai fait du chef du personnel une femme, avec un nom qui suggère qu’elle est jeune, et j’espère que la perspective d’un bon repas (le Coach House a une excellente réputation) avec une jeune femme séduisante (il supposera naturellement qu’elle est séduisante), un repas qui pourrait déboucher sur un emploi de premier ordre, l’aveuglera suffisamment pour l’empêcher de penser au téléphone.

Tout de même, ça fait peur. À ce stade, tellement de choses pourraient mal tourner. Par exemple, je lui ai dit de contresigner la lettre et de la renvoyer pour qu’on ne la retrouve pas dans ses affaires après que je l’aurai tué, mais s’il la photocopie, si c’est ce genre de perfectionniste ? (Je me rassure en me disant que si c’est ce genre de perfectionniste, il y aura tellement de paperasse entreposée dans ses affaires que personne ne regardera jamais le tout.)

J’ai également fait de mon mieux pour les deux enveloppes, celle que je lui poste et celle que je joins pour sa réponse. J’ai photocopié quelques feuilles de mes fausses en-têtes sur du papier extra-fort, et ensuite, soigneusement*, avec une règle et une lame de rasoir, j’ai découpé les en-têtes des trois feuilles et je les ai collées comme adresse de l’expéditeur sur les deux enveloppes et comme adresse du destinataire sur l’enveloppe jointe. Elles ont vraiment l’air d’étiquettes imprimées.

Toute cette démarche m’effraie. J’ai été très prudent jusqu’à présent, j’ai fait de mon mieux pour garder le contrôle des situations, pour rester anonyme et à l’écart. Maintenant, potentiellement du moins, je laisse une piste. Mais que puis-je faire ? Je suis si près de la fin, si près. HCE est tout ce qui se dresse entre moi et Upton « Ralph » Fallon, qui sera facile, facile, facile.

Maintenant je suis acculé. Je ne peux pas me servir du pistolet, et je ne peux pas atteindre HCE, ni même le trouver. Il faut que je tente quelque chose, n’importe quoi, et ceci est la seule chose à laquelle je puisse penser. Je vais donc à Wildbury, à la boîte aux lettres qui est devant la poste, et j’envoie la lettre, et je suis terrifié.

De temps à autre, dans les jours qui viennent, j’irai à Sable Jetty et je passerai devant la maison d’HCE. Et si je vois une voiture de police garée devant, je ne sais pas ce que je ferai.