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Hier, à la séance chez le conseiller, Marjorie a dit : « Au début, quand Burke a perdu son boulot, j’ai pensé qu’en un sens, c’était une occasion. J’ai pensé que les choses marchaient trop bien pour nous, que nous avions toujours eu tout ce que nous voulions, si bien que nous n’avions jamais eu à nous battre, nous n’avions jamais eu à nous prouver quoi que ce soit l’un à l’autre. J’ai pensé que ça allait être une petite période courte, et que ça n’allait pas vraiment signifier grand-chose à long terme, mais que j’allais pouvoir faire mes preuves vis-à-vis de Burke, et vis-à-vis de moi-même aussi pour être honnête, prouver que j’étais l’épouse parfaite, la partenaire parfaite. Nous sommes dans ce bateau ensemble, et c’est mon occasion de le prouver. Alors j’ai immédiatement commencé à faire toutes ces petites économies, j’ai montré comment nous pouvions économiser de l’argent par ci, économiser de l’argent par là, comme si j’étais Mrs Noé sur l’Arche, sans cesse à chercher des petites fuites et à les colmater, à empêcher l’eau d’entrer. Je n’ai jamais pensé que ça durerait aussi longtemps. Je crois que Burke non plus. Je crois qu’au début, il a pris ça un peu plus au sérieux que moi, parce qu’il en savait un peu plus sur la réalité de la situation, mais je ne crois pas qu’il ait vraiment vraiment cru que c’était si grave, au début. Je crois que c’est venu, au bout d’un moment, et alors, au lieu de s’adresser à moi et de me dire : “Marjorie, nous sommes dans le pétrin, la situation est plus grave que je ne pensais”, il s’est juste renfermé sur lui-même, et de plus en plus. Pendant un moment, j’ai cru qu’il m’en voulait à moi de ce qui se passait, qu’il pensait que c’était ma faute s’il n’avait toujours pas de boulot, si nous n’avions pas d’argent, mais j’y ai repensé, j’ai eu tout le temps, et ce que je pense maintenant, c’est que Burke fait la même chose que moi, qu’il essaie de prouver qu’il est le mari parfait, le chef de famille parfait, de préserver le bonheur et la sécurité de sa petite femme, de l’empêcher de voir comme les choses vont mal. Je veux dire, je le vois bien que les choses vont mal, mais nous ne pouvons pas en parler, du fait que les choses vont mal, ni de ce que nous allons y faire, ni de ce qui va se passer, de sorte qu’en fait je ne sais jamais ce qui va se passer l’instant d’après. Burke est devenu de plus en plus secret, de plus en plus silencieux, de plus en plus froid, et quelquefois quand il me regarde c’est presque comme s’il me détestait, rien que parce que je suis là et que je vois la situation dans laquelle il est, dans ses yeux on dirait qu’il pourrait me tuer parce que je suis là, simplement parce qu’il a l’impression qu’il ne peut plus me protéger comme il est censé le faire, mais je n’ai pas envie d’être protégée comme ça, mais comment dire quoi que ce soit ? Il a tout le temps ce mur devant lui. Le mur est censé être sa force, j’imagine, mais je n’ai jamais pensé que c’était pour ça qu’il était fort. Quand je l’ai rencontré, j’allais encore à la fac, je faisais sciences humaines et j’étais complètement nulle, mais j’apprenais aussi la dactylo et la sténographie, et l’été je faisais de l’intérim pour aider, pour me faire un peu d’argent, et j’avais toujours pensé que je travaillerais quelque part en entreprise, comme secrétaire, quelque chose comme ça. D’ailleurs j’ai travaillé pour une compagnie d’assurances pendant environ six mois, juste après mes études, et j’ai eu une promotion et une augmentation, j’aurais pu y rester, mais Burke voulait se marier tout de suite, et après il a voulu une famille tout de suite, alors je suis sortie du marché de l’emploi. Les revues que je lisais étaient toujours pleines d’articles sur les femmes qui sortent du marché de l’emploi et ce qui se passe ensuite, quand on divorce ou qu’on se retrouve veuve, et ça ne m’a jamais fait peur. Mais de ça, ils n’en parlaient jamais. Ça, c’est pire que d’être divorcée ou veuve, parce que je suis toujours avec Burke mais il est blessé. Je suis avec un homme blessé, et nous devons tous les deux faire comme s’il n’y avait rien qui clochait. À peu près la moitié des femmes mariées que je connais ont un boulot ou une carrière, il y en a une qui est orthophoniste, une qui est bibliothécaire, j’en connais beaucoup, mais ça paraît tout aussi normal d’une façon ou de l’autre, que la femme travaille ou qu’elle ne travaille pas, et j’ai toujours pensé que c’était à la femme de décider, à part que chez nous ça a été surtout la décision de Burke, et il le fait bien comprendre de différentes manières. Par exemple, il y a quelques années, au moment de Noël, il a acheté un ordinateur, un PC pour la maison, et il a dit que c’était pour toute la famille. C’était en fait pour Billy, notre fils, mais je savais bien pourquoi il disait que c’était pour toute la famille, et pourquoi il me taquinait en me disant d’apprendre à m’en servir et de faire les comptes avec et tout ça. Les enfants grandissaient, ils avaient presque fini le lycée, déjà, et je parlais de me remettre à chercher du travail après toutes ces années, parce que j’avais envie de faire quelque chose de moi-même, et Burke ne voulait pas. C’était avant qu’il soit licencié, quand personne ne pensait qu’il pouvait être licencié. Alors il voulait être celui qui pourvoit, celui qui protège, comme il l’avait toujours été, et il a apporté cet ordinateur chez nous rien que pour me faire comprendre que je n’étais plus qualifiée. Quand je suis sortie de la fac, on tapait à la machine, mais l’ordinateur ce n’est pas comme taper à la machine, c’est autre chose, et il voulait que je sache que je suis irrémédiablement dépassée. Mais en fait, il n’est pas au courant, mais je sais mieux me servir d’un ordinateur que lui, parce que je fais la facturation chez ce dentiste que nous connaissons, le Dr Carney, donc je me sers de son ordinateur, et son assistante habituelle m’a montré ce que je devais savoir, et j’en ai appris un peu plus toute seule, donc je ne suis pas si irrémédiable que ça, finalement. Mais je ne pouvais pas dire à Burke combien j’étais heureuse et contente d’apprendre à me servir d’un ordinateur, parce que ça ne lui aurait pas plu. J’ai dû le garder pour moi et faire comme s’il n’y avait rien qui me faisait plaisir, ni rien qui pourrait être susceptible de me faire plaisir tant qu’il n’aurait pas trouvé un nouveau boulot, et bien sûr exactement le même type de boulot qu’avant, même si nous lisons tous les jours dans le journal que les gens ne retrouvent pas le même type de boulot, surtout s’ils ont passé la cinquantaine. Nous connaissons un homme, un voisin à nous, qui a toujours été considérablement plus riche que nous, c’était un directeur de banque, il avait seulement besoin d’aller à son agence à New York trois jours par semaine, tellement il était important, et puis il y a eu une fusion, et ils l’ont mis dehors, ça va faire trois ans maintenant, et il est resté presque deux ans au chômage, à vouloir être de nouveau directeur de banque. Et maintenant il travaille chez un concessionnaire Mercedes à Hartford, il vend des voitures, il travaille six jours par semaine et il est loin de gagner autant d’argent qu’avant, et, Burke, est-ce que tu as remarqué ? Leur maison est à vendre. Mais il y a beaucoup de maisons qui sont à vendre, vous l’avez sans doute remarqué, Mr Quinlan, alors je ne sais pas combien de temps ils vont devoir attendre. Et je ne sais pas si nous allons devoir essayer de vendre notre maison, nous aussi, ni ce qui va se passer. Je ne peux pas trouver de boulot à temps plein, maintenant, parce que j’ai été tellement longtemps hors du marché du travail, je suis trop vieille, je ne suis pas tellement qualifiée, et personne ne sait quand Burke va retrouver du travail ni quel genre de travail ce sera ni quand il acceptera de s’en contenter. Ce n’est pas juste pour les enfants, mais ce n’est pas la faute de Burke, même s’il prend toute la responsabilité sur lui, mais ils doivent vivre avec, exactement comme nous, et en général je crois qu’ils le comprennent, même si en fait Billy s’est attiré des ennuis. Mais ce n’est pas la question. La question, c’est qu’il est tellement difficile d’être heureux à la maison, et on a besoin d’avoir un endroit dans sa vie où on peut être heureux. Et on a besoin d’avoir une personne avec qui on peut parler, à qui s’ouvrir, avec qui rire. Ou même pleurer, je m’en fiche, juste quelque chose. Mais Burke est devenu tellement – on dirait de la cryogénie, il s’est autocongelé, et il ne va pas dégeler tant qu’il n’aura pas trouvé de travail, en attendant je vis avec cette chose congelée, et finalement, il y a quatre mois, un homme que je connais a montré de la tendresse envers moi et j’y ai répondu, et quelque chose a commencé entre nous. Burke s’absente tout le temps pour sa mission secrète, pendant un moment j’ai cru qu’il avait une liaison, lui, mais je ne crois plus ça maintenant, je crois qu’il fait des trucs bizarres, dans le genre magie, dans le genre partir quelque part lire dans des entrailles ou je ne sais quoi, il a une espèce de projet mystérieux avec des papiers dans son bureau et des voyages mystérieux, et il me ment sur les endroits où il va, et il ne me viendrait même pas à l’idée de lui demander ce qui se passe. Parce qu’il veut tout endosser tout seul, endosser le poids, endosser tout, la famille, la responsabilité, et moi je suis exclue, et je me suis tournée vers cet autre homme parce qu’il me parle, lui, au moins, et il me laisse lui parler. Et il a des problèmes lui aussi, mais il n’a pas peur d’en parler ou de dire qu’il se sent faible quand il se lève le matin, qu’il ne sait pas ce qu’il doit faire. Je pouvais le consoler, c’était quelqu’un que je pouvais prendre dans mes bras, je pouvais trouver un moyen de le faire rire. Je ne peux rien faire avec Burke, on dirait un rocher ou un mort, on dirait une pierre, on ne peut pas prendre une pierre dans ses bras. On ne peut rien tirer d’une pierre. Alors, quand je me suis rendu compte que ce n’était pas cet autre homme que je voulais, que c’était Burke que je voulais, mais Burke quand il est vivant, quand il n’est pas fermé et tout froid à attendre le miracle, je me suis dit : il faut que j’emploie de la dynamite. Alors je lui ai dit que nous avions besoin de voir quelqu’un comme vous, et il s’est opposé à cette idée, bien sûr, je savais qu’il allait s’y opposer, bien sûr qu’il allait s’y opposer. Parler ! Quand il s’y est opposé, je lui ai dit pour l’autre homme, parce que j’ai pensé que ce serait quitte ou double, ça passe ou ça casse, et j’ai pensé que je ne pouvais plus continuer comme ça. Je veux soit retrouver Burke soit qu’on en finisse. Et Dieu merci, il a dit d’accord, allons-y, parce que je ne pourrais pas lui dire tout ça sans vous dans la pièce. Et il sait que je ne vois plus l’autre homme, mais la vérité c’est que je ne vois pas Burke non plus, et je veux voir Burke, je veux retrouver mon mari, et je ne sais pas quoi faire. »

Quinlan m’a regardé, avec un sourire doux. Il est champion pour absorber, Quinlan. « Vous aimeriez vous dégeler, n’est-ce pas, Burke ? Faire tomber le mur ?

— Je n’étais pas conscient de faire ça, ai-je dit. Je pensais juste que j’essayais de tenir le coup. » Mais c’est vrai ; j’ai entrevu des bribes de moi-même, ça et là dans sa description.

Il a continué de sourire et il a dit : « Vous n’avez pas acheté l’ordinateur pour blesser Marjorie, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr que non. Ça ne m’est même jamais venu à l’esprit. » C’était un passage de la description où je ne m’étais pas reconnu, et j’étais reconnaissant à Quinlan d’y attirer notre attention.

Son sourire s’est alors déplacé pour inclure Marjorie, qui avait l’air épuisée. Non, pas épuisée, pas comme quelqu’un qui vient de courir longtemps, mais vidée, comme quelqu’un qui vient de se faire opérer. Il lui a dit : « Nous sommes tous paranoïaques, Marjorie, vous savez. » Et il a haussé les épaules. « Par exemple en ce moment, je me demande quel effet ça vous fait, de vous faire conseiller par un Noir. Est-ce que vous me ménagez, simplement ? Est-ce que vous riez dans mon dos, quand vous êtes tous les deux en voiture ?

— Nous ne rions à propos de rien », a répondu Marjorie, ce que j’ai trouvé exagéré, mais j’ai gardé mon opinion pour moi.

Le sourire de Quinlan s’est élargi ; il a un très grand sourire, quand il le veut. « La paranoïa n’est pas un bon guide », a-t-il avancé, puis il a ramené le regard vers moi et m’a dit : « Mais Marjorie avait raison pour la cryogénie, n’est-ce pas ? Vous êtes congelé, et vous attendez qu’on vous dégèle quand il y aura un traitement.

— Ça semble exact, ai-je admis. Mais je ne sais pas trop quoi y faire. Je veux dire, c’est dur de se recycler. » Recycler ; recyclage. La sale blague des compressions, et maintenant je me suis porté volontaire pour l’essayer dans mon foyer.

« Nous ne sommes pas pressés », m’a dit Quinlan, qui a de nouveau regardé Marjorie pour ajouter : « N’est-ce pas ? Du moment que nous savons que le problème est sur le tapis, que nous avançons, nous ne sommes pas pressés, si ?

— Je me sens beaucoup mieux, a dit Marjorie. Rien que d’être ici, rien que d’en parler. »

Il me serait impossible, bien sûr, de leur dire que la situation va changer pour le mieux, pour beaucoup mieux, très bientôt maintenant, peu importe ce que nous faisons aux séances. Deux C.V. et Upton « Ralph » Fallon, c’est tout ce qui reste. Je suis un chômeur partiel de la cryogénie, maintenant.

Mais je suis content que Marjorie ait pu dire tout ça, et je suis très content d’avoir pu l’entendre. Je ne veux pas la perdre, pas plus que je ne veux que Billy aille en prison. Je ne veux d’aucun de tous ces ennuis supplémentaires qui arrivent aux gens dans notre situation, je ne veux pas des fléaux de la marginalisation.

Nous sommes en mer, c’est cela mon image, pas la cryogénie. Nous sommes sur un radeau, perdus en mer, et c’est à moi de maintenir le radeau en état, de rationner les denrées, de nous maintenir à flot jusqu’au moment où nous atteindrons la côte. C’est ma tâche, mon poste. Si ça m’a rendu froid envers Marjorie, alors j’ai tort, je m’applique trop. Ce n’est pas de blesser Marjorie qui va m’aider, ou faire avancer quoi que ce soit. J’ai été trop concentré, c’est ça le truc. Il faut que j’essaie de me détendre, même si ce dont j’ai vraiment envie, c’est de rester vigilant vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

En tout cas, maintenant nous savons qui est le type. James Halstead ; toujours James, jamais Jim. Le banquier passé vendeur de Mercedes. Maintenant nous savons, et nous nous en fichons.

Ça, c’était hier, et aujourd’hui nous sommes mercredi. Je viens de dire au revoir à Marjorie au cabinet de Dr Carney en l’embrassant chaleureusement, avec amour. Maintenant je suis en route pour aller tuer GRB.