29

Samedi matin. Je suis dans mon bureau, je viens de sortir le dernier C.V. du classeur à dossiers et je tends la main pour attraper l’atlas routier, quand Marjorie frappe à la porte. Je pose l’atlas routier sur le C.V. et je dis : « Oui ? »

Elle ouvre la porte. Elle a l’air soucieuse, et un peu désorientée. « Burke, dit-elle. Il y a un policier qui est là. Il veut te parler. Un inspecteur. »

La terreur contracte mon œsophage. Je suis pris, je le sais, et tout cela n’aura servi à rien. Si près du but. Me levant, m’efforçant de trouver une réaction que je puisse partager avec Marjorie, je dis : « Billy ? C’est pour Billy ?

— Je ne crois pas, répond-elle. Je ne sais pas ce que c’est, Burke. Il est au salon.

— D’accord. »

Je vais dans le hall. La Voyager est plus près, de l’autre côté, que le salon de ce côté-ci. Mais ça ne rime à rien. Je traverse le hall, tandis que Marjorie retourne à ses occupations.

Il est au salon, un jeune type mince en costume gris, debout devant le canapé, qui sourit en regardant la gravure encadrée accrochée au mur. C’est une marine de Winslow Homer, très agitée, et je ne sais pas pourquoi nous l’avons. Marjorie l’a vue en vente chez un encadreur il y a des années et l’a achetée, un peu gênée. « Je l’adore, m’a-t-elle dit. Je n’aime pas vraiment les reproductions, mais nous n’aurons jamais un vrai Winslow Homer. Ça ne t’ennuie pas, Burke ? »

Bien sûr je lui ai dit que non, et j’ai planté le clou dans le mur et accroché la gravure encadrée, et elle me rappelle que les autres sont mystérieux, peu importe à quel point on vient à les connaître. Je ne comprendrai jamais pourquoi ce tableau a parlé à Marjorie, ce tableau-là plutôt qu’un autre, mais ce n’est pas grave ; voilà la leçon. La surface de la reproduction est plate, elle ne peut pas cacher ce qu’elle est, une reproduction et pas une peinture, mais le sujet est cette mer qui bouillonne au-dessus de vastes profondeurs insondables. C’est ce que nous sommes tous les uns pour les autres, une surface plate où l’on peut voir de l’agitation, mais des profondeurs insondables. Ce n’est pas grave que je ne connaisse pas Marjorie très en profondeur ; je la connais suffisamment pour savoir que je l’aime, et c’est assez.

D’ailleurs, cela me plairait-il qu’elle connaisse mes profondeurs ?

L’inspecteur se retourne, percevant ma présence, et sourit avec un geste de la tête en direction du tableau. « J’ai grandi sur des bateaux, dit-il. Mon père est un excellent marin. Mr Devore ?

— Oui ? »

Il tend la main, et nous nous saluons pendant qu’il dit :

« Inspecteur Burton. Police judiciaire de l’État. J’espère que je ne vous dérange pas ?

— Pas du tout. Asseyez-vous. »

Ce qu’il fait, sur le canapé, en tordant le cou pour regarder de nouveau le Winslow Homer, tandis que je m’assieds dans le fauteuil en face de lui, m’efforçant de cacher mon inquiétude, un peu rassuré par ses façons cordiales.

Il se détourne enfin du tableau, en disant : « Vous faites du bateau, Mr Devore ?

— Non », dis-je à regret. J’aurais aimé pouvoir dire oui, ça aurait créé une intimité entre nous. « Ma femme a eu un coup de cœur pour ce tableau.

— J’ai grandi au bord de Long Island Sound », dit-il en sortant un carnet de sa poche intérieure de veste. Avec un gloussement, il ajoute : « Et quelquefois dedans. » Après avoir ouvert le carnet, il examine quelque chose qui y est écrit, puis me regarde avec sérieux et demande : « Connaissez-vous un certain Herbert Everly ? »

C’est après moi qu’il en a ! Comment ai-je pu croire que je passerais entre les mailles ? Mais que puis-je faire d’autre que de feindre l’innocence, l’ignorance, la distance ? « Everly ? dis-je. Je ne crois pas.

— Et quelqu’un du nom de Kane Asche ?

— Kane Asche. Non, ça ne me dit rien. »

Il dit : « Vous avez travaillé chez Halcyon Mills, n’est-ce pas, pendant longtemps ?

— Ils étaient là-bas ?

— Non, non, répond-il en souriant à cause du malentendu. Mais ils travaillaient dans des papeteries. Autres que la vôtre. »

J’écarte les bras. « Désolé, dis-je, je ne sais pas ce que vous voulez.

— Nous non plus, Mr Devore, pour être tout à fait franc », dit-il avec son sourire ingénu. Puis-je lui faire confiance ? Il tient toujours ce carnet. « L’autre jour nous avons reçu un coup de fil très bizarre du chef du personnel d’une compagnie papetière qui s’appelle Willis & Kendall.

— Je me suis présenté pour un boulot chez eux, il y a quelques semaines.

— C’est exact. Et vous faites partie des gens à qui ils ont fait passer un entretien.

— Ils ne m’ont pas rappelé, cela étant, donc je suppose que je n’ai pas eu ce boulot.

— Ils ont rappelé quatre personnes pour un second entretien, me dit Burton, et il s’est avéré que d’eux d’entre elles venaient de se faire tuer. Ils avaient tous les deux été tués par balle.

— Mon Dieu !

— Ce sont ces deux-là, Everly et Asche. » Burton tapote son carnet. « Or, dit-il, les analyses balistiques montrent qu’ils ont été tués avec la même arme tous les deux.

— Est-ce quelqu’un avec qui ils travaillaient ?

— Ils ne se connaissaient pas, du moins pas que nous sachions. Nous ne trouvons aucun lien entre ces deux hommes en dehors du fait qu’ils se sont présentés pour le même boulot. »

Je demande : « Voulez-vous dire que vous pensez que quelqu’un va venir me tuer ?

— C’est sans doute une simple coïncidence, dit Burton, que ces deux-là aient été reconvoqués pour le même boulot. Un certain nombre de gens se sont présentés, et jusque-là tout le monde va parfaitement bien, comme vous-même. Ils ont embauché quelqu’un maintenant…

— C’est ce que je pensais. »

Il sourit avec compréhension et dit : « Je suis désolé d’être porteur de mauvaises nouvelles.

— Non, dis-je, on s’habitue.

— Ça peut être dur, je le sais. Mon frère a été licencié de chez Electric Boat, et sa femme a été licenciée une semaine plus tard de la compagnie d’assurances. Ils deviennent dingues.

— Je veux bien vous croire.

— Ce que nous pensons, dit Burton, c’est qu’Everly et Asche ont dû se rencontrer quelque part, à un moment ou à un autre. Peut-être à un congrès professionnel, ou à un bureau de placement, vous savez. Ils se sont rencontrés, ils ont rencontré quelqu’un d’autre, et puis quelque chose a mal tourné. Et la connexion Willis & Kendall n’est qu’une coïncidence.

— L’homme que la compagnie a embauché, dis-je. Il va bien, lui ?

— Très bien. Aucune menace, pas d’étrangers mystérieux qui rôdent autour de lui.

— Alors ça n’a sans doute rien à voir avec cette compagnie.

— Exact. S’il existe un lien, c’est quelque part dans le passé. C’est pourquoi je suis ici, nous faisons le tour de toutes les personnes qui ont le moindre rapport avec l’une ou l’autre des victimes.

— Je n’ai pas grand-chose comme rapport avec eux, dis-je, nous nous sommes tous présentés pour le même boulot.

— Mais c’est le coup de fil de cet employeur qui nous a mis en branle, observe-t-il. Nous ne savons pas ce que nous cherchons, donc nous devons explorer toutes les pistes auxquelles nous pouvons penser. Par exemple, si nous pouvions trouver un endroit, un moment où des gens comme vous, de votre branche, se soient réunis, quelque part où vous auriez tous pu vous trouver, un salon professionnel…

— … Je dirigeais une chaîne de fabrication de produits, dis-je. Je n’allais presque jamais aux congrès, ou ce genre de choses.

— Cela vous ennuierait de jeter un coup d’œil à deux ou trois photos, pour voir si elles vous disent quelque chose ? Voir si vous n’avez jamais rencontré l’un ou l’autre quelque part. »

Je demande : « Ce ne sont pas des photos d’eux morts ? »

Il rit. « On ne vous ferait pas ça, Mr Devore. Ce sont des photos parfaitement ordinaires. D’accord ?

— Bien sûr. »

Il a les photos dans son carnet, et maintenant il les fait tomber d’une secousse et me les tend.

Les voici, mes C.V. un et quatre, le visage intact, avant que je n’y aie expédié les balles. Je regarde les photos et sens une grande tristesse monter en moi, de sorte que mes yeux se mettent à piquer. J’ai tellement de peine pour ces deux hommes. Ils ont l’air de types bien. Je secoue la tête, et lorsque je tourne le regard vers Burton, j’ai conscience de cette mer démontée de Winslow Homer au-dessus de lui. « Ils ont juste l’air de types sympathiques, dis-je. Excusez-moi, ça me met un peu la larme à l’œil. Ils ont l’air tellement comme tout le monde.

— Bien sûr, fait-il. Vous vous identifiez à eux. Je comprends. Des choses pareilles ne sont pas censées arriver à des gens comme nous. Malheureusement, elles arrivent. »

Tout en lui rendant les photos, je dis : « Je ne crois vraiment pas les avoir jamais rencontrés. Aucun des deux.

— D’accord », dit-il en remettant les photos dans le carnet, et le carnet dans sa poche intérieure.

Ça y est ? C’est tout ? Suis-je toujours libre, pas pris, pas soupçonné ? « Désolé de ne pas avoir pu vous aider, dis-je.

— Oh, vous nous avez aidés. » Il se lève, et moi aussi. « Nous n’aimons jamais les coïncidences, mais quelquefois ça se produit. Si ça ne se produisait jamais, le mot n’existerait pas.

— Je suppose que c’est vrai. »

De la poche latérale de son pantalon, il sort un portefeuille, et du portefeuille une carte qu’il me tend en disant : « Si vous pensez à quoi que ce soit, ou s’il se passe quoi que ce soit de bizarre par ici dans la semaine ou les jours qui viennent, vous m’appelez, d’accord ? »

Avec un sourire tremblotant, je demande : « Bizarre… comme de me faire tuer ?

— Quelle que soit cette histoire, répond-il, elle a l’air de se limiter à deux cas. Je ne pense vraiment pas qu’il y en ait un troisième. Je pense que vous ne risquez rien, Mr Devore.

— C’est une bonne nouvelle », dis-je.