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Il fait encore jour sur la crête de la colline, mais la route qui descend vers Arcadia plonge dans l’obscurité, agrémentée par les néons des deux bars de la ville (mais pas du snack, qui est fermé), les lumières plus vives, rouges et blanches, de la station d’essence Getty, en haut de l’autre versant, et l’éclairage extérieur de la papeterie, d’un jaune éblouissant. Il n’y a pas de lumière à l’intérieur des bâtiments ; réussite ou pas, ils ne tournent qu’à une seule équipe.

Tandis que je descends la pente vers la ville, le barrage et le petit ruisseau rapide qui la traverse, il me vient une pensée vagabonde. Et si la réussite d’Arcadia n’était pas aussi brillante que la revue le donnait à croire ? Et si, sans en être arrivés aux compressions, ils réduisaient leur personnel à l’usure, en ne faisant pas de nouvelles embauches quand les gens s’en vont ? Et si j’avais accompli tout cela, y compris URF, et qu’ils ne le remplacent pas ? Je l’aurais vraiment dans l’os, non ?

Mais non. Ils auront besoin d’un homme d’expérience pour diriger cette chaîne. S’ils avaient une équipe de nuit, alors peut-être le directeur de l’équipe de nuit pourrait-il passer de jour, le temps de former un assistant, choisi au sein du personnel, qui reprendrait la nuit. Mais avec une seule équipe, ils embaucheront.

Je sais à quoi ressemble URF, depuis cette fois où je l’ai vu au snack ; donc ma première tâche consiste maintenant à découvrir où il habite. Je n’attends pas grand-chose de cette visite, juste une petite reconnaissance, pour me faire une idée de la situation. La jauge à essence de la Voyager indique un peu moins de la moitié du réservoir, je descends donc jusqu’en bas de la pente, traverse le pont du barrage, remonte l’autre versant et m’arrête à la station Getty. Je fais le plein, paie à la femme trapue qui est au comptoir, à l’intérieur, et lui demande si elle a un annuaire.

Oui, elle en a un, même si elle ne le dit pas. Sans un mot, elle sort de sous le comptoir un annuaire mince et loqueteux, et je m’écarte un peu d’elle, comme pour laisser le comptoir libre pour d’autres clients – il n’y en a pas –, le temps de le feuilleter et de trouver FALLON U.R. Cty Rte 92 Slt.

Le numéro de téléphone ne m’intéresse pas, en tout cas pas pour le moment. Je regarde le plan au dos du Bottin, pour voir quelle ville « Slt » peut bien désigner, et il s’agit sans doute d’un endroit qui s’appelle Slate, et qui n’a pas l’air très loin d’ici.

Je remercie la femme en lui rendant l’annuaire, je lui demande où est la County Route 92, et là elle est bien obligée de parler – le strict minimum, néanmoins. Tout en montrant du doigt la direction de la route, à la sortie de la ville, elle dit : « Dix kilomètres. Z’allez où ?

— Slate.

— À gauche. »

Je la remercie, regagne mon véhicule au réservoir plein et roule un peu plus de dix kilomètres, jusqu’au croisement de la route du comté, où des panneaux verts à lettres blanches m’orientent vers différents villages. Slate est le troisième en partant du haut sur le panneau qui pointe vers la gauche.

C’est une route sinueuse avec de fortes pentes. Il est difficile de voir ce qu’il y a sur les côtés, à part de temps en temps une fenêtre allumée dans une maison et, une fois, l’intérieur vivement éclairé d’une grange.

Il se peut que je ne trouve pas la maison d’URF ce soir, à moins que son nom soit écrit sur la boîte aux lettres. Tout en roulant dans cette obscurité, je cherche un moyen de venir ici pendant le week-end, de jour, soit samedi après-midi quand Marjorie tient la caisse du New Variety, soit dimanche au moment où normalement nous traînons en lisant les journaux. Mon nouvel ami Ralph Upton pourra s’avérer pratique.

FALLON.

C’est venu si brusquement que j’ai failli passer devant. Je suis seul sur la route, ce n’est donc pas grave si je donne un coup de frein. Ça faisait un moment que je n’avais pas vu de maison éclairée, de sorte que je ne m’attendais à rien et que je n’étais pas en train de guetter une boîte aux lettres. Et puis tout d’un coup, elle est apparue sur le côté droit de la route, sous forme d’une fausse cabane en rondins surmontée d’une bande de métal rouge, le long du toit, avec le nom en lettres blanches.

Je fais marche arrière pour jeter un autre coup d’œil, et c’est bien là, avec une allée goudronnée qui s’enfonce dans l’obscurité sur le côté. Je me penche par la fenêtre de droite en plissant les yeux, et maintenant je vois effectivement une petite lumière au bout.

Jusqu’où vais-je ce soir ? Est-ce le bon Fallon ? Je continue à rouler, cherchant un endroit où m’arrêter, et juste un peu plus loin, il y a une grande grille à bétail au sol, à l’entrée d’un champ à gauche, avec une allée goudronnée entre la grille et la route. Je fais demi-tour, je laisse la Voyager là, et je rebrousse chemin à pied.

Si on me questionne ? Je suis perdu. Je cherche Arcadia.

Au début, la nuit paraît presque d’un noir d’encre, mais à mesure que mes yeux se font à l’absence de phares, je me rends compte que le ciel est plein d’étoiles qui donnent une lumière un peu froide mais d’un gris tendre, comme une poudre qui recouvre tout. Il n’y a pas de lune, du moins pas encore. Je marche, complètement seul, pas de voitures, personne en vue, et voici la boîte aux lettres. Je tourne et avance le long de l’allée et, devant moi, je distingue vaguement la maison, à travers un épais rideau d’arbres.

Elle a dû faire partie d’une ferme à une époque. Les bois d’autrefois ont été défrichés depuis longtemps, à part ceux qui entourent directement la maison, laquelle, petite mais étalée, semble dater de deux cents ans. Une lumière brille tout au fond de la maison, en fait, plutôt une lueur.

Il n’y a personne à la maison. Ça se voit, ce genre de choses. Les gens laissent une lumière allumée pour décourager les cambrioleurs, mais trop faible, trop insignifiante.

En revanche, beaucoup de gens ont un chien, à la campagne. Avec prudence, j’approche de la maison. Je suis toujours, si besoin est, le voyageur égaré qui cherche des renseignements.

La maison a été agrandie au fil des années, les pièces ont toutes été ajoutées du même côté par rapport à l’allée, ce qui a rendu la maison de plus en plus large. Les premières pièces devant lesquelles je passe sont sombres et ne donnent pas l’impression d’être habitées. L’allée continue puis s’élargit devant la maison, où sont garés deux véhicules : un grand pick-up très haut, dont le capot m’arrive à la poitrine, et une vieille Chevy ou Pontiac, très large et longue, qui s’affaisse d’une façon qui donne à croire qu’elle n’a pas été déplacée depuis plusieurs années.

Et voici ce qui est sans doute l’entrée principale. On pénètre par la porte-fenêtre d’une véranda, à travers laquelle on aperçoit une autre porte-fenêtre et, confusément, une cuisine, la source de lumière étant quelque part derrière.

S’il y avait un chien sur place, n’aurait-il pas déjà manifesté sa présence ? Si ; les chiens n’ont pas peur de s’annoncer. Par précaution supplémentaire, je secoue la porte d’entrée, fermée à clé mais très branlante dans son encadrement. Aucune réaction à l’intérieur.

Un cambrioleur professionnel franchirait, j’en suis sûr, cette porte en une dizaine de secondes. Comme je préférerais essayer de trouver un autre accès, je quitte cette entrée et longe la façade, et lorsque je tourne à l’angle, au bout, je m’aperçois qu’à l’origine, la façade était là. Avec tous les ajouts, avec l’allée et le vingtième siècle, c’est devenu l’arrière, mais voilà la façade d’origine.

C’est une bâtisse coloniale type, organisée autour d’un hall central, avec une porte d’entrée imposante flanquée de deux grandes fenêtres de part et d’autre. À l’étage il y a cinq fenêtres, juste au-dessus des fenêtres et de la porte du bas. À l’intérieur, dans la construction initiale, il devait y avoir un vestibule et un escalier, ainsi que quatre grandes pièces distribuées à gauche et à droite au rez-de-chaussée, et la même chose à l’étage. Avec l’arrivée de l’électricité, des sanitaires et du chauffage central, toutes ces vieilles maisons ont été refaites et modifiées tant et plus, de sorte que maintenant on ne sait jamais ce qu’on va trouver quand on ouvre une de ces portes coloniales.

Même quand on est invité.

Cela étant, dans la plupart de ces vieilles fermes, cette entrée principale d’origine n’est plus très utilisée, et je vois que sur le perron de pierre de cette porte s’entassent encore des feuilles mortes de l’automne dernier. Je monte, tourne la poignée et pousse, et j’ai l’impression que la porte n’est pas fermée à clé, juste coincée. Je ne veux pas casser quoi que ce soit, alerter URF, mais je vais entrer si je peux. La poignée tournée à fond et les pieds plantés dans les feuilles mortes, je m’appuie de tout mon poids contre la porte, sans cogner dessus mais en exerçant simplement une pression régulière.

Je la sens qui cède et je relâche, mais elle est toujours coincée. Je m’appuie à nouveau, et soudain un petit bruit sec, comme une feuille de papier qui se déchire, et la porte s’ouvre d’un coup.

Obscurité. Une odeur de renfermé, de linge. À l’intérieur, l’air est un peu plus frais et un peu plus humide que dehors. Pas un bruit. J’entre.

Je rabats la porte derrière moi. Elle résiste sur les derniers centimètres, avec de petits bruits de compression, cette fois-ci comme du papier qu’on froisse, mais je soulève en donnant de l’épaule et finalement je l’entends s’enclencher.

Maintenant la maison. Une lumière très faible luit quelque part sur ma droite, à plus d’une pièce de distance. Grâce à ce soupçon de lumière, je distingue la grande porte qui est juste ici, puis quelque chose qui ressemble à des meubles, et ensuite une autre porte, légèrement mieux définie, à peut-être six mètres.

J’avance vers la lumière, prudemment car je ne veux pas trébucher ni déranger quoi que ce soit, et de fait, mon genou rencontre le bras d’un canapé. Je le contourne, ne heurte rien d’autre, et parviens à cette deuxième porte.

Elle donne sur un couloir. La source de lumière provient d’une pièce sur la gauche, et lorsque j’avance doucement et que j’y jette un coup d’œil, je vois que c’est une chambre à coucher. Un couvre-lit jeté un peu négligemment sur un lit double. La petite lampe de chevet du côté gauche est allumée. Il y a une grande commode avec un miroir, une chaise couverte de vêtements, un tas de chaussures éparpillées par terre.

Je commence à croire qu’URF n’est pas marié. Je me demandais où était sa famille, je me disais qu’ils étaient peut-être tous allés au cinéma par exemple, mais cette chambre ressemble à celle d’un homme qui vit seul.

Pourtant, quand j’arrive à la porte suivante du même côté, le peu que j’aperçois m’indique que c’est une chambre d’enfants, pour deux gosses. Lits superposés, commodes basses, posters aux murs, jouets par terre. Est-il veuf ?

Un peu plus loin en face se trouve la cuisine que j’avais vue de l’extérieur. J’y entre et je la traverse pour regarder la route par-delà la véranda. Lorsqu’il rentrera, je verrai ses phares. S’il est avec sa famille, j’aurai le temps de me faufiler par la porte que j’ai prise pour entrer, loin du chemin qu’ils prendront. S’il est seul, nous verrons ce qui se passe.

Je jette un coup d’œil au réfrigérateur ; il contient du lait, de la charcuterie, des sodas, de la bière et pas grand-chose d’autre. On ne peut pas dire que ça ressemble à un réfrigérateur familial.

J’ouvre et referme des tiroirs de cuisine parce que je sais qu’il doit y avoir une torche électrique quelque part. Il y a une torche dans toutes les cuisines de campagne, car à la campagne les coupures d’électricité sont assez fréquentes. Oui, la voici.

Maintenant je peux explorer le reste de la maison, ce que je fais, et je trouve plusieurs pièces vides, ainsi que des pièces insuffisamment meublées, et j’ai l’impression qu’URF vit dans quatre des dix pièces, toutes les quatre au rez-de-chaussée. Il vit dans la chambre à coucher avec sa salle de bains attenante, il vit dans la cuisine, il vit dans la première pièce que j’ai traversée, qui contient le canapé que j’ai cogné du genou, un poste de télévision, une table basse, une petite table, un lampadaire, un téléphone et rien d’autre, et il vit dans une pièce qui se trouve après la cuisine, à l’origine une chambre d’amis, qu’il a transformée en bureau, comme celui que j’ai à la maison. Dans ce bureau il garde ses archives d’impôts et de travail, et tous les papiers de la vie courante.

J’y passe un certain temps, en me servant seulement de la torche, parce que je veux en apprendre le plus possible sur URF, et que dans son cas je n’ai pas eu l’avantage d’un C.V., et ne me suis pas donné la peine de faire une recherche dans les archives publiques. Ici, les fenêtres donnent sur l’allée et la route, de sorte que je saurai quand il rentrera.

Il me faut une demi-heure pour parcourir tous ces papiers, du moins les parcourir suffisamment pour me faire une idée de l’homme. Il est divorcé, c’est la première chose, et j’ai l’impression qu’il a divorcé trois fois. Il a trois enfants adultes qui vivent en Californie et lui écrivent de temps à autre une lettre un peu impersonnelle, et il a deux gamins plus jeunes qui viennent le voir l’été et à la période de Noël. Il gagne bien sa vie à Arcadia – pas aussi bien, cependant, je le remarque, que moi à Halcyon – mais il est constamment endetté : il y a un dossier entier de lettres de relance. Il est généralement en retard pour la pension des enfants, mais il se démène pour rattraper le coup deux fois par an, juste avant leur arrivée.

L’autre chose, et qui me surprend un peu, c’est qu’il est très sérieux dans son travail. Cet article où j’ai entendu parler de lui pour la première fois m’avait donné l’impression qu’il manquait plutôt d’envergure, mais je vois qu’il tient un dossier d’articles ayant trait à notre métier, découpés dans le journal et dans nos revues professionnelles, qu’il en souligne des passages et écrit dans la marge des commentaires pour la plupart judicieux, et qu’il semble très déterminé à se tenir au courant de ce qui se passe dans l’industrie du papier.

Eh bien, c’est très bien. Je suis bon, moi aussi, et j’aimerais que mon nouvel employeur ait une personne de premier ordre à qui me comparer, pour qu’il sache quel homme de valeur il trouve en moi.

L’autre fait important, c’est qu’apparemment ces deux enfants plus jeunes commencent toujours leur séjour d’été vers le 1er juillet, ce qui veut dire d’ici une semaine. C’est donc une date limite : il vaut bien mieux régler tout ça avant leur arrivée.

Je n’ai rien d’autre à chercher dans le bureau, et rien d’autre à y apprendre. Lorsque j’en sors et que je vais ranger la torche dans le tiroir, je vois aux aiguilles lumineuses de la pendule de la cuisine qu’il n’est même pas dix heures. Où qu’il soit, URF travaille demain, il ne devrait donc pas tarder à rentrer à la maison.

Et il n’aura pas sa famille avec lui.

À mon avis, URF est dans un de ces deux bars à Arcadia. C’est là qu’il doit passer ses soirées en sortant du travail, dînant d’un hamburger ou d’une pizza. Lorsqu’il rentrera, je ne pense pas qu’il sera complètement sobre.

Il ne rime à rien que je parte à sa recherche à Arcadia. J’aurais fait la moitié du chemin, il pourrait me croiser en rentrant chez lui, et je ne le saurais même pas.

Je retourne dans le bureau, d’où j’ai la meilleure vue sur l’allée et la route. Je m’assieds à sa table, dans l’obscurité, et au bout d’un moment je me renverse contre le dossier de la chaise pivotante et je mets les pieds sur la table, en gardant l’œil sur les fenêtres.

De temps à autre, un véhicule passe là-bas sur la route, mais pas souvent. Je suis assis au bureau d’URF, sans rien d’autre à faire qu’attendre, guetter et réfléchir, et je ne peux m’empêcher de penser et repenser à toutes les choses que j’ai dû faire ces deux derniers mois. Certaines ont été beaucoup plus dures que d’autres. Certaines ont été vraiment très dures.

En revanche, certaines ont été faciles. Et je pense réellement avoir gagné en assurance, ces derniers temps, et cela facilite encore la tâche.

Oh ! je m’endors. Mauvais, mauvais.

Je me lève, je marche en rond dans cette pièce sombre. Il est hors de question d’être endormi quand il arrivera.

Je sors du bureau et longe le couloir jusqu’à sa chambre, rien que pour être près d’une lumière, pour chasser le sommeil. Et maintenant pour la première fois, tant que j’y suis, et aussi pour avoir quelque chose à faire, je fouille rapidement la chambre, et la seule chose intéressante que je trouve est le revolver dans le tiroir de sa table de chevet, à côté de la torche et des pastilles Tums pour l’estomac. Bien sûr, je ne m’y connais pas en armes à feu, en dehors du Luger de mon père, mais je vois bien que c’est un type de revolver, avec ce barillet rond qui lui donne l’air bedonnant. Il est noir, et la crosse est un peu usée comme s’il était vieux. Il ressemble au revolver de starter dont on se sert dans les courses.

Je ne le touche pas. Je referme le tiroir, et je retiens simplement qu’il est là.

De retour dans le vestibule, je jette un coup d’œil à la cuisine et dehors, à travers les vitres de la véranda, et je vois les phares juste au moment où ils tournent dans l’allée. En zigzag, lents, hésitants.

URF rentre à la maison.