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Je suis de retour dans mon bureau. Burton est parti ; j’ai expliqué la raison de sa visite à Marjorie, nous avons eu une conversation plus longue que je ne l’aurais voulu sur les deux meurtres, avec Marjorie, mais j’ai eu l’impression que je ne devais pas l’écourter, et maintenant me voici de retour dans mon bureau, et je tremble en me rendant compte que je l’ai échappé vraiment de justesse.

Ces deux hommes morts, engagés tous deux dans la recherche d’emploi, ça pourrait être une coïncidence, c’est vrai. Deux, ça peut être une coïncidence ou pas une coïncidence, et ils vont assez vite arriver à la conclusion que la coïncidence est la seule réponse qui cadre avec ces deux-là.

Mais pas trois.

Si j’avais trouvé Garrett Blackstone. S’ils ne lui avaient pas donné ce boulot des étiquettes de boîtes de conserve. Si je l’avais abattu une des deux fois où je suis allé chez lui cette semaine, Burton et les autres inspecteurs auraient maintenant trois profils de cadre de la papeterie à la recherche d’un emploi abattus dans le même État avec le même pistolet, et ce ne serait pas une coïncidence, et ils se mettraient à réfléchir à des mobiles possibles, et ils n’auraient de cesse qu’ils ne m’aient trouvé.

Le même pistolet. J’ai été incroyablement stupide, et incroyablement chanceux. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’ils pourraient relier – ou penseraient à relier – ces deux meurtres en montrant qu’ils venaient du même pistolet. (Si le type du personnel de chez Willis & Kendall n’avait pas mis son grain de sel, ils pourraient très bien ne l’avoir jamais fait.)

Mais je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé. J’ai vu tellement de séries policières à la télé, de films aussi, où il est question de balistique, de trouver l’arme avec laquelle a été tirée telle ou telle balle et tout ça, mais je n’ai jamais fait le rapport. Tout ce que je me suis dit, c’est : personne ne s’est servi de ce pistolet depuis plus de cinquante ans, il n’a jamais servi nulle part sur le continent nord-américain, il n’y a aucun document attestant de son existence, et donc il est anonyme.

Même un pistolet anonyme, apparemment, peut laisser une trace.

Ils pourraient avoir quatre victimes de ce pistolet, maintenant, au lieu de deux, sauf que le meurtre du Massachusetts a déjà été élucidé, donc personne ne va aller comparer cette balle avec des balles du Connecticut. Et bien sûr, je ne me suis pas servi du pistolet pour Everett Dynes.

Et je ne pourrai pas le faire avec le dernier C.V. non plus.

Que vais-je faire ? Je ne peux plus me servir du Luger, plus jamais. Je n’ai pas d’autre arme à feu, et je ne sais pas comment je pourrais m’en procurer une sans laisser de trace d’acquisition. Je sais que les criminels ont des moyens de le faire mais je ne vis pas dans leur monde, et si j’essayais d’entrer dans leur monde, il m’arriverait des ennuis, ça du moins je le sais.

Une arme à feu c’est si propre, si impersonnel. Ça vous sépare, ne fût-ce qu’un peu, de l’événement.

Puis-je poignarder quelqu’un ? Étrangler ? Je ne vois pas comment je pourrais faire des choses pareilles.

Et je ne peux pas me servir à nouveau de la voiture. Même en dehors de la difficulté de devoir truquer un autre accident pour me couvrir, en dehors des soupçons que je pourrais attirer sur moi en ayant un second accident de ce type, même sans parler de tout ça, je ne pourrais pas le refaire. Une fois m’a suffi. Plus que suffi.

Et je ne peux certes pas aborder un parfait inconnu un verre à la main, en disant : « Tenez, buvez ceci. »

Que vais-je faire ? Je suis arrivé jusqu’ici, je ne peux pas arrêter maintenant. Ces morts ne peuvent pas avoir été vaines. J’ai reçu un avertissement, et j’en tiendrai compte. Il me reste un C.V., et ensuite Fallon, et c’est terminé. Je le ferai, d’une façon ou d’une autre, parce que je dois le faire.

Pas aujourd’hui, cependant. Je dois déposer Marjorie au New Variety pour son boulot de caissière, puis passer la chercher ce soir. Ce serait trop difficile, trop gros, maintenant que nous nous parlons de nouveau, d’altérer notre routine du dimanche en m’absentant toute la journée ; ça viendrait sûrement sur le tapis à la séance de mardi avec Longus Quinlan, et je dirais quoi ?

Lundi. Après avoir déposé Marjorie au cabinet du Dr Carney, j’irai dans l’État de New York et j’étudierai mon dernier C.V., et je verrai à quoi ressemble la situation. Lundi 9 juin ; je coche la date sur mon agenda de bureau. Pas pour me la rappeler, je ne risque pas de l’oublier, mais pour m’exprimer à moi-même ma détermination à mener ceci à bien.

Il faut que je trouve quelque chose.