Je me gare au même endroit que mardi, et redescends dans le noir le long de la route de campagne, vers la maison d’Urf. Il est neuf heures et demie, jeudi soir, le 26 juin, et je suis ici pour le tuer. Il peut bien avoir tout un harem avec lui ce soir, je m’en fiche. Ce soir, il meurt.
Je me sens tellement pressé par le temps, maintenant. Ce n’est pas seulement que j’ai commencé depuis presque deux mois, même s’il y a aussi de ça. Devoir penser tout le temps à ces choses macabres, faire ces choses macabres, cela m’épuise. Je goûte moins la vie, et je ne mets pas ça sur le compte de la compression, du coup de balai, de l’ajustement, appelez ça comme vous voudrez ; je le mets sur le compte de cet enfer sinistre que je suis en train de vivre. La nourriture n’est plus aussi bonne qu’avant, de simples plaisirs comme la musique, la télévision, conduire ou sentir simplement le soleil sur mon visage, se sont tous aplatis et ternis, quant au sexe…
Ce problème-là, cependant, a effectivement commencé avec la compression.
Une fois que j’en serai sorti. Une fois que ce sera fini. Une fois que j’en serai sorti et bien en sécurité sur l’autre rive, avec le nouveau boulot, avec ma vie retrouvée. Alors les couleurs vibreront de nouveau.
C’est donc une raison de vouloir en finir, mais il y en a une qui est encore plus pressante, maintenant, à savoir les enfants d’Urf. S’ils se conforment à leur schéma habituel, et pourquoi ne le feraient-ils pas, c’est la semaine prochaine qu’ils arriveront pour leur séjour d’été chez leur père. Le 4 juillet tombe un vendredi cette année, de sorte qu’ils voudront sûrement être arrivés bien avant le week-end, ce qui signifie qu’il me reste moins d’une semaine avant qu’ils ne viennent me compliquer la vie au-delà de l’imaginable.
Plus de temps devant moi. Les week-ends sont exclus. Les lundis et mercredis aussi, à cause du boulot de Marjorie chez le Dr Carney. Le temps que je passe la chercher à six heures du soir et que je la ramène à la maison, sans compter le dîner, ça fait beaucoup trop tard pour me rendre à Slate. De sorte que si je ne le descends pas ce soir, je ne pourrai pas essayer de nouveau avant cinq jours, pas avant mardi prochain, et à ce moment-là ses enfants seront peut-être déjà arrivés.
Je suis venu un peu plus tard ce soir, exprès, en me disant que son schéma habituel doit être de ne jamais rentrer directement du travail. Et il semble que j’aie raison ; la maison est aussi sombre que lorsque je suis venu mardi. La lampe de chevet dans la chambre, rien de plus.
Cette maison a sa courbe d’assimilation, elle aussi. Ce soir, je longe les deux véhicules garés et l’entrée de la véranda, vais tout droit jusqu’au bout, passe l’angle de la maison, et ensuite directement par la porte d’entrée d’origine. Je traverse la pièce télé sans heurter le canapé, jette un coup d’œil dans la chambre éclairée et dans la cuisine sombre, et me dirige vers le bureau obscur, où je m’assieds de nouveau à sa table de travail.
Pas encore rentré à la maison. Dehors à boire son dîner. À s’anesthésier, rien que pour moi.
Il fait un peu chaud ici, mais je garde mon coupe-vent. Dans les poches, il y a les choses que j’ai apportées, au cas où. Le rouleau de câble. Le rouleau de gros adhésif. Le tuyau de fer de dix centimètres, entouré de chatterton à une extrémité pour une meilleure prise. Les gants de coton.
Je n’ai pas de plan particulier, pas encore. Tout dépendra des circonstances au moment où Urf arrivera.
Je mets les pieds sur le bureau, et je croise les chevilles. Une voiture passe, roulant vers le sud, là-bas sur la route. Et puis rien. Je suis assis et j’attends qu’Urf rentre à la maison.