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Aujourd’hui le poids est mieux équilibré dans mon imper quand je marche à travers bois, le Luger dans la poche droite et deux pommes dans la gauche. Aujourd’hui, je suis prêt pour une longue attente.

Il n’est pas encore dix heures du matin lorsque j’arrive à la maison de GRB et prends mon poste d’observation, sur la souche d’arbre à la lisière du bois, derrière le pavillon de la piscine. La maison, là-bas de l’autre côté de la pelouse, paraît complètement fermée, comme si les propriétaires étaient partis pour toujours. Mais elle, du moins, était là avant-hier, quand je l’ai vue marcher dans les bois, en frappant les arbres de son gourdin.

Je m’installe en essayant de trouver une position plus confortable pour mon dos, sur cette souche, et j’attends. Et au bout d’un moment, je me prends à penser à tel ou tel moment de la séance d’hier avec Longus Quinlan, et à la façon dont toute cette histoire a carrément jailli des lèvres de Marjorie. Je dois être une personne différente de celle que j’ai toujours cru être, si elle a été forcée de se taire à ce point et si longtemps avec moi, si elle a dû forger tout ce scénario, une liaison, un conseiller, avant de pouvoir soudain tout déballer comme ça, comme un barrage qui cède.

Je me rappelle ce que j’ai dit hier sur le recyclage, ce mot de la période où je me suis fait virer, qui est remonté tout d’un coup à la surface, et je crois que je suis sérieux à ce propos. J’ai juste continué d’avancer, en faisant de mon mieux pour m’occuper de ma famille, mais en ignorant l’effet de mon attitude sur Marjorie, en tenant pour un fait acquis qu’elle était heureuse avec moi.

Recyclage. Ça faisait partie du lot de départ à la papeterie. Ce qu’eux appelaient recyclage, c’était tellement lamentable et faux que vraiment je devrais trouver un autre mot pour la réévaluation que je veux faire par rapport à moi-même. Ce qu’eux appelaient recyclage…

Je ne pense pas qu’ils l’entendaient véritablement de façon blessante. Je crois que ce qu’ils essayaient de faire, c’était de nous maintenir tous calmes et pleins d’espoir jusqu’au moment où nous aurions quitté les lieux pour de bon, et c’est pourquoi nous avions les indemnités de licenciement, les réunions de réflexion créative, les offres de recyclage, toutes ces foutaises.

Au début, j’avais même misé sur cette idée de recyclage. Je lisais tout sur le sujet, les mêmes trucs que nous lisions tous, comment il allait être nécessaire, dans le meilleur des mondes de demain, de passer de boulot en boulot, d’acquérir de nouvelles compétences en cours de route, et comment les hommes de plus de cinquante ans étaient les personnes qui avaient le plus de mal à abandonner leurs anciennes compétences pour de nouvelles, et j’étais absolument prêt à prouver que cette généralisation-là était fausse ; voici un type qui sait s’adapter, mettez-moi à l’épreuve.

Alors ils m’ont mis à l’épreuve, ça c’est sûr. Ils m’ont proposé la réparation de climatiseurs.

Où suis-je, dans un lycée d’enseignement professionnel, dans une unité d’Éducation renforcée, lequel des deux ? La réparation de climatiseurs ? En quoi est-ce la meilleure des qualifications pour transporter quiconque dans le meilleur des mondes de demain ? Et quel peut bien être le rapport entre la réparation de climatiseurs et l’ensemble de mon parcours professionnel ? Je dirige des chaînes de fabrication, c’est ça que je fais.

OK, oublions les procédés de fabrication de papiers spéciaux, parlons seulement des chaînes, de leur direction, eh bien, c’est ça que je fais. Recyclez-moi pour diriger un nouveau type de chaîne, d’accord ? Je suis adaptable. Les lignes de produits existent toujours, les usines débitent toujours des produits. Je serai heureux de me recycler, si cela a le moindre rapport avec moi, si cela a la moindre cohérence.

Mettons que vous soyez propriétaire d’une entreprise qui assure l’entretien des systèmes de climatisation pour de grands immeubles de bureaux, que vous ayez une place de réparateur à offrir, que trente types se présentent (et trente types se présenteront), tous avec déjà des années d’expérience en réparation de climatiseurs, et que moi, je me pointe avec mon certificat de deux mois de formation en réparation de climatiseurs, et mon quart de siècle d’expérience en fabrication de papiers spéciaux. Allez-vous m’embaucher ? Vous n’êtes pas dingue à ce point.

Prenez James Halstead, le banquier passé vendeur de voitures. Est-ce là du recyclage ? Il a l’air d’un banquier, ce qui signifie qu’il a l’air d’un vendeur de Mercedes. Il a déjà le costume. Est-il là où il est parce qu’il a activement accueilli le recyclage, ou est-il là où il est parce qu’il a échoué ? Cherchait-il du réconfort dans les bras de Marjorie parce qu’il avait réussi sa transition vers le meilleur des mondes de demain, ou parce qu’il avait été mis au rancart comme l’ordinateur de l’année passée ? Se peut-il qu’il soit malheureux parce qu’il vient de découvrir que la banque n’avait pas besoin de lui, en fin de compte ? Ces journées d’abondance et d’autocomplaisance, à prendre le train trois jours par semaine pour rejoindre ce qui s’est avéré ne pas être sa vie véritable, mais un jeu qu’ils le laissaient jouer, pour un bout de temps.

Lorsque ses anciens patrons viennent acheter une Mercedes, avec l’argent qu’ils ont économisé sur son salaire, le reconnaissent-ils ? Non. Mais lui les reconnaît. Et ne le montre jamais. Et sourit, sourit, et vend la voiture.

C’est ça, le recyclage.

*

Onze heures quinze ; la voici, portant la même casquette, le même gilet, le même pantalon, mais un chemisier différent. La fois dernière, le chemisier était bleu clair, cette fois-ci il est vert clair. Elle a de nouveau son gourdin, et elle arpente la pelouse tel le commandant d’un camp de prisonniers de guerre faisant son inspection. Elle franchit la porte de la clôture électrique et s’éloigne à grands pas le long du sentier : crac… crac… crac…

Est-il à l’intérieur ? Oserai-je ? Si j’en juge par la dernière fois, j’ai au moins une demi-heure, et sans doute plus, avant qu’elle ne revienne. Je ne peux pas rester là éternellement, jour après jour, assis sur cette souche, comme un farfadet.

Je me lève – déjà engourdi –, vais jusqu’à la porte et m’introduis en rabattant soigneusement le loquet derrière moi. Au début j’avais pensé me faufiler par la droite en suivant la clôture, le long des plates-bandes de rhododendrons et du bain à oiseaux, jusqu’à l’endroit où les fils de la clôture se rattachent à l’angle de la maison, mais je me rends compte maintenant que cela ne rime à rien de me cacher. Qu’est-ce que ça peut faire, s’il me voit ? Je suis un homme d’allure respectable, en imper, qui traverse sa pelouse, qui s’est sans doute perdu dans les bois et veut demander son chemin. Il vient à la porte, il demande s’il peut m’aider, et je l’abats.

Je traverse donc la pelouse, pas franchement avec aplomb mais avec décontraction, en regardant autour de moi, comme animé d’une curiosité naturelle pour la maison de quelqu’un d’autre. Personne ne se montre à une porte, personne ne se montre à une fenêtre. J’oblique sur la gauche, traverse le patio, essaie une des portes coulissantes du patio. Elle s’ouvre, et j’entre à l’intérieur.

Le climatiseur est en marche, discret mais on le remarque. S’il lui arrivait quelque chose, je ne saurais pas comment le réparer.

Je suis dans une salle à manger, avec sa vue par les portes vitrées sur le patio et la piscine. Je la traverse, et maintenant je suis sans conteste un intrus, et non un homme innocent perdu dans les bois.

Je me déplace vite et sans bruit dans la maison, d’abord au rez-de-chaussée puis en haut ; elle est vide. GRB n’est pas là. Tout au fond, j’ouvre la porte de la cuisine qui donne sur le garage attenant : il n’y a pas de voiture.

Il est sorti. Où est-il ? A-t-il un boulot de serveur comme Everett Dynes ? Vend-il des voitures ? Comment je fais pour le trouver ? Comment je fais pour lui mettre la main dessus ?

Je suis en train de traverser de nouveau la cuisine quand je jette un coup d’œil par la fenêtre et la vois qui arrive, toujours d’un pas ferme, elle s’approche en coupant par la pelouse qu’elle écrase tous les deux pas avec son bâton. Une promenade plus courte aujourd’hui, merde.

Je ne veux pas qu’elle me trouve, parce que je ne veux pas avoir à la tuer. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles je ne veux pas la tuer, mais pour l’heure la raison principale est que son mari n’est pas à la maison, or si je la laisse morte et lui vivant, il sera sur ses gardes, il sera entouré de policiers, et je ne lui mettrai jamais la main dessus. Si je la tue et si j’attends le retour de GRB, que se passera-t-il s’il ne rentre pas à la maison ? Et s’il est parti pour un entretien qui lui fait passer la nuit dehors, s’il ne rentre pas avant demain, en fin de journée ?

Je ne peux pas rester ici, à l’attendre. Je ne peux pas tuer cette femme, donc je ne peux pas permettre qu’elle sache que je suis là.

Elle utilise la porte du patio, du moins elle l’a fait par le passé, la porte par laquelle je suis entré. Quand elle entrera, de quel côté ira-t-elle ?

Soit vers la cuisine, à mon avis, soit vers la salle de bains d’en bas, ce qui veut dire qu’elle traversera la salle à manger, le petit salon et le hall, et non la grande salle de séjour sur le devant de la maison. Je passe donc dans la salle de séjour et je m’accroupis derrière le canapé qui est planté au milieu de ce vaste espace. Il est tourné face à la cheminée de pierre, dos à la grande fenêtre en saillie donnant sur la pelouse de devant ainsi que sur l’allée qui disparaît en pente vers la route principale qu’on ne voit pas. Tapi là, derrière le canapé, à deux mètres cinquante de cette fenêtre, je suis parfaitement visible du devant de la maison, mais pourquoi y aurait-il quelqu’un devant la maison ?

Je l’entends rentrer, quand la porte s’ouvre en coulissant, puis se referme. J’entends le dernier clic quand elle pose le gourdin, dont le bout heurte le plancher de bois ciré.

Je m’accroupis derrière le canapé. Ma main droite saisit le Luger dans ma poche d’imper. J’essaie de me rappeler de ne pas mettre le doigt sur la détente, car j’ai peur de tirer dans un spasme fébrile à un moment où je ne le voudrais pas, en me blessant probablement, en l’alertant certainement, et en détruisant assurément tout ce que j’ai fait jusqu’à présent.

J’entends le toc, toc plus étouffé de ses chaussures tandis qu’elle traverse la salle à manger. Par ici ou de l’autre côté ?

L’autre côté. Le petit salon, le hall, la salle de bains. Eh oui, une bonne marche dans les bois, ça fait travailler la vessie, hein ? C’est pour ça que la promenade a été écourtée. Et elle ferme la porte de la salle de bains bien qu’elle soit seule dans la maison, comme sa mère le lui a appris.

Je me lève, derrière le canapé, et sors la main droite de ma poche, lâchant le Luger. J’ai les doigts raides, comme si j’avais de l’arthrite. D’un pas rapide, je traverse la salle de séjour et la salle à manger. Aussi silencieusement que possible, je fais coulisser la porte, je sors, je la referme. Je traverse la pelouse au pas de course, désireux d’avoir évacué sa propriété avant qu’elle n’en ait fini à la salle de bains, car après elle passera sûrement à la cuisine, et des fenêtres de la cuisine au-dessus de l’évier, elle aura une vue complète sur toute la pelouse.

La grille. Je lève le loquet, je passe, je le rabats. Sans un regard en arrière, je remonte le sentier, d’un pas presque aussi décidé que le sien.

Sur le chemin du retour, je mange les deux pommes.