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Une fois que j’ai su ce que j’avais à faire, après cette nuit sans sommeil et désespérée, j’ai repassé les C.V. au crible trois fois, et chaque fois, j’étais plus objectif, plus critique et plus réaliste. Celui-ci ? Une concurrence pour moi ? Formation excellente, parcours professionnel remarquable, mais pas dans mon domaine. Une vraie perle pour un employeur, mais pas pour Arcadia Processing. Pas pour mon poste.

Ainsi peu à peu j’ai réduit la liste à six personnes. Six C.V. de gens qui, en raison de leur parcours professionnel, de leur formation et de leur situation géographique, étaient mes véritables concurrents. Il fallait que je tienne compte du domicile car je savais que la plupart des employeurs le feraient. Ils n’aiment pas payer des frais de déménagement sauf s’ils n’arrivent absolument pas à trouver un individu qualifié qui habite déjà dans un rayon permettant les déplacements quotidiens. Donc les petits génies de l’Indiana et du Tennessee, j’ai décidé de ne pas m’en inquiéter. Leur concurrence était plus proche de chez eux.

Dès le début je me suis rendu compte de l’ironie de ce que je projetais de faire. Ces gens-là, ces six experts en gestion, Herbert Coleman Everly, Edward George Ricks et les autres, n’étaient pas mes ennemis. Même Upton « Ralph » Fallon n’était pas mon ennemi, je le savais. L’ennemi, ce sont les patrons d’entreprise. L’ennemi, ce sont les actionnaires.

Ce sont toutes des sociétés anonymes, et c’est le besoin de rendement des actionnaires qui les pousse, toutes autant qu’elles sont. Pas le produit, pas la compétence, certainement pas la réputation de l’entreprise. Les actionnaires ne s’intéressent à rien d’autre que le rendement, et cela les conduit à soutenir des cadres de direction formés à leur image, des hommes (et des femmes aussi, dernièrement) qui gèrent des entreprises dont ils se moquent éperdument, dirigent des effectifs dont la réalité humaine ne leur vient jamais à l’esprit, prennent des décisions non pas en fonction de ce qui est bon pour la compagnie, le personnel, le produit ou encore (ah !) le client, ni même pour le bien de la société de façon plus générale, mais seulement en fonction du bénéfice apporté aux actionnaires.

La démocratie dans son état le plus dévoyé ; on ne soutient des chefs qu’à la condition qu’ils assouvissent son avidité. Le mamelon omniprésent. C’est pourquoi des firmes saines, largement bénéficiaires, riches en dividendes pour leurs actionnaires, licencient néanmoins des ouvriers par milliers : pour extirper juste quelques gouttes de plus, pour paraître juste un peu mieux aux yeux de cette bête à mille bouches qui maintient les cadres de direction au pouvoir, avec leurs indemnités à un million de dollars, dix millions de dollars, vingt millions de dollars.

Oh, je savais tout cela quand j’ai commencé, je savais qui était l’ennemi. Mais à quoi cela m’avance-t-il ? Si je tuais mille actionnaires et que je m’en tirais blanc comme neige, qu’est-ce que j’y gagnerais ? Qu’est-ce que ça peut m’apporter ? Si je tuais sept directeurs généraux, dont chacun aurait ordonné le renvoi d’au moins deux mille ouvriers travaillant dans des industries saines, qu’est-ce que moi, j’en tirerais ?

Rien.

Ce que cela revient à dire, c’est que les P.-D.G., et les actionnaires qui les ont mis en place, sont l’ennemi, mais ils ne sont pas le problème. C’est le problème de la société, mais ce n’est pas mon problème personnel.

Ces six C.V. Le voilà mon problème personnel.