En fait je n’ai encore jamais tué personne, assassiné quelqu’un, supprimé un autre être humain. Bizarrement, d’une certaine façon, j’aurais aimé pouvoir en parler avec mon père, vu qu’il en avait l’expérience, qu’il avait ce que nous appelons, dans le monde de l’entreprise, un bagage en ce domaine de compétence ; lui qui avait été fantassin pendant la Seconde Guerre mondiale, qui avait « servi sous les drapeaux » en 44-45 et traversé la France lors de la dernière marche sur l’Allemagne, avait visé, certainement blessé et plus que probablement tué un grand nombre d’hommes revêtus de lainage gris foncé, et fait preuve, rétrospectivement, d’un grand calme par rapport à tout ça. Comment savoir à l’avance que vous en êtes capable ? Là est la question.
Enfin, bien sûr, je ne pourrais pas poser la question à mon père, en discuter avec lui, même s’il était encore en vie, ce qui n’est pas le cas, les cigarettes et le cancer du poumon l’ayant rattrapé dans sa soixante-troisième année et l’ayant descendu aussi sûrement, si ce n’est aussi efficacement, que s’il avait été un ennemi en lainage gris foncé dans le lointain.
La question, de toute façon, trouvera sa réponse d’elle-même, non ? Je veux dire, c’est là que ça passe ou ça casse. Soit je peux le faire, soit je ne peux pas. Si je ne peux pas, alors tous les préparatifs, toute l’organisation, tous les dossiers que j’ai tenus, tous les frais dans lesquels je me suis engagé (et Dieu sait que je n’en ai pas les moyens) auront été vains, et je ferais aussi bien de tout balancer, de ne plus passer d’annonces, de ne plus monter de plans, de me laisser tout simplement rattraper par le troupeau de bœufs qui se traînent aveuglément vers la grande étable sombre où les meuglements s’arrêtent.
Aujourd’hui en décidera. Il y a trois jours, lundi, j’ai dit à Marjorie que j’avais un autre rendez-vous, cette fois-ci dans une petite usine d’Harrisburg, Pennsylvanie, et que je projetais d’aller en voiture jusqu’à Albany jeudi, de prendre l’avion en fin d’après-midi pour Harrisburg, de passer la nuit dans un motel, de prendre un taxi pour me rendre à l’usine vendredi matin, puis de rentrer par avion à Albany vendredi après-midi. L’air un peu inquiète, elle m’a demandé : « Est-ce que ça veut dire que nous devrions déménager ? Partir pour la Pennsylvanie ?
— S’il n’y a pas pire que ça, ai-je dit, je m’estimerai heureux. »
Après tout ce temps, Marjorie ne comprend toujours pas la gravité réelle de nos problèmes. Bien sûr, j’ai fait de mon mieux pour lui cacher l’étendue de la calamité, alors je ne devrais pas en vouloir à Marjorie si je suis plus ou moins parvenu à préserver sa tranquillité d’esprit. Il n’empêche, parfois je me sens seul.
Il faut que ça marche. Il faut que je me sorte de ce bourbier, et vite. Ce qui signifie que j’ai intérêt à être capable de tuer.
*
Le Luger est allé dans mon sac de voyage, dans la même poche de plastique que mes chaussures noires. Ce Luger avait appartenu à mon père, c’était son souvenir de la guerre, une arme de poing qu’il avait prise à un officier allemand mort, tué plus tôt dans la journée, soit par lui, soit par quelqu’un d’autre, depuis l’autre côté de la haie. Mon père avait retiré le chargeur plein et l’avait transporté dans une chaussette, tandis que le pistolet lui-même voyageait dans une petite taie d’oreiller sale qu’il avait prise dans une maison à demi démolie, dans un coin quelconque de la France boueuse.
Mon père ne s’est jamais servi de ce pistolet, à ma connaissance. C’était juste son trophée, sa version du scalp que vous prenez à votre ennemi vaincu. Tout le monde tirait sur tout le monde et, à la fin, il s’était retrouvé debout, alors il avait pris un pistolet à l’un de ceux qui étaient tombés.
Moi non plus, je ne m’étais jamais servi de ce pistolet, ni d’aucun autre. Pour autant que je sache, s’il fallait que je presse la détente avec le chargeur en place dans la crosse, le truc m’exploserait dans les mains. Il n’empêche, c’était une arme, et la seule à laquelle j’avais facilement accès. Et il n’y avait certainement aucun document attestant de son existence, en tout cas en Amérique.
À la mort de mon père, on avait transporté sa vieille malle de sa chambre d’amis à mon sous-sol, la malle contenant son uniforme de l’armée, son havresac plié et la liasse des ordres qui l’avaient jadis déplacé d’un endroit à l’autre, à cette époque inimaginable où je n’étais pas né. Une époque que j’aime à considérer comme plus simple et plus propre que la nôtre. Une époque où vous saviez avec clarté qui étaient vos ennemis, et où c’était eux que vous tuiez.
Le Luger, dans sa taie d’oreiller, se trouvait au fond de la malle, sous l’uniforme gris verdâtre aux relents de moisi, avec à côté de lui son chargeur, qui n’était plus caché dans cette chaussette d’autrefois. Je l’ai trouvé là-dessous le jour où j’ai pris ma décision, je l’ai sorti et j’ai monté pistolet et chargeur dans mon « bureau », la petite pièce supplémentaire que nous appelions chambre d’amis avant que je ne sois tout le temps à la maison et que j’aie besoin d’un bureau. J’ai fermé la porte, je me suis assis à la petite table en bois qui me sert donc de bureau – achetée l’année dernière à un propriétaire particulièrement désespéré qui bradait des affaires devant sa maison, à une quinzaine de kilomètres d’ici – et j’ai examiné le pistolet, qui m’a paru propre et en bon état, sans rouille ni détérioration visible. Le chargeur, cet astucieux petit engin métallique, était étonnamment lourd. Il présentait une fente sur tout l’arrière, par laquelle on pouvait voir la base des huit cartouches qu’il contenait, chacune avec son petit œil rond et aveugle. Touchez cet œil avec le mécanisme de mise à feu, et la balle se propulse pour son unique voyage.
Pouvais-je juste insérer le chargeur dans le pistolet, c’est tout, et presser la détente ? Y avait-il un risque ? Ayant peur de l’inconnu, je suis allé à la librairie la plus proche, dans un centre commercial, une qui faisait partie d’une chaîne, et j’ai trouvé un petit manuel sur les armes de poing (encore une dépense !) Ce livre suggérait que je graisse différentes pièces. Je l’ai donc fait, avec de l’huile multi-usages. Le livre suggérait que j’essaie de tirer à sec – presser la détente sans le chargeur ni aucune cartouche en place – et je l’ai fait : il y a eu un petit claquement autoritaire et efficace. Apparemment, j’avais bel et bien une arme.
Le livre suggérait aussi que des balles vieilles de cinquante ans pouvaient ne pas être entièrement fiables, et me disait de vider le chargeur et d’y mettre de nouvelles munitions ; je suis donc allé dans un magasin de fournitures sportives, de l’autre côté de l’État, dans le Massachusetts, et j’ai acheté sans aucune difficulté une petite boîte lourde contenant des balles de neuf millimètres que j’ai rapportées à la maison, et là, je les ai logées toutes les huit dans le chargeur, j’ai inséré chaque torpille polie en forçant la résistance du ressort. Puis j’ai fait coulisser le chargeur dans la crosse ouverte du pistolet : clic.
Pendant cinquante ans, cet outil avait reposé dans l’obscurité, sous un lainage brun, enveloppé dans une taie d’oreiller française, attendant son heure. Son heure, c’est maintenant.
*
Pour m’entraîner à tirer avec le Luger, j’ai quitté la maison par une journée ensoleillée, en milieu de semaine, le mois dernier, c’est-à-dire avril, à une cinquantaine de kilomètres vers l’ouest passée la limite de l’État de New York, jusqu’au moment où j’ai trouvé un champ désert, à côté d’une route secondaire à deux voies, goudronnée et sinueuse. Des bois vallonnés s’étendaient, sombres et touffus, au-delà du champ. Je me suis garé là, sur le bas-côté plein d’herbes folles, et j’ai avancé dans le champ, avec le pistolet qui pesait lourdement dans la poche intérieure de mon coupe-vent.
Quand je suis arrivé tout près des arbres, je me suis retourné et je n’ai vu personne sur la route. Alors j’ai sorti le Luger, je l’ai braqué sur un arbre proche et – en agissant vite pour ne pas me laisser le temps d’avoir peur – j’ai pressé la détente de la façon indiquée par le petit livre, et ça a fait feu.
Quelle expérience ! Ne m’attendant pas au recul, ou ne me souvenant pas d’avoir lu quoi que ce soit sur le recul, je n’étais pas préparé à la violence avec laquelle le Luger a sauté en arrière et vers le haut, emportant ma main avec lui, de sorte que j’ai failli me donner un coup dans la figure avec.
D’un autre côté, le bruit n’était pas aussi fort que je l’aurais cru, pas du tout une grosse détonation, plutôt un bruit sourd, comme un pneu qui éclate.
Naturellement, je n’ai pas touché l’arbre que je visais, par contre j’ai eu celui d’à côté, ce qui a soulevé un petit nuage de poussière, comme si l’arbre avait exhalé un soupir. Alors la deuxième fois, maintenant que je savais au moins que le Luger fonctionnait et qu’il n’allait pas m’exploser à la tête, j’ai visé plus soigneusement, dans la position du tireur debout recommandée par le livre, genoux pliés, le corps vers l’avant, les deux mains agrippant le pistolet à bout de bras pendant que je pointais en regardant à ras du canon, et cette fois-ci j’ai touché exactement l’endroit de l’arbre que je visais.
Ce qui était bien, mais un peu gâché par le fait qu’à force de me concentrer sur ma cible, j’avais de nouveau négligé le recul. Cette fois, le Luger m’a complètement sauté des mains et il est tombé par terre. Je l’ai ramassé, l’ai soigneusement essuyé, et j’ai décidé qu’il me fallait maîtriser cette affaire de recul, si je voulais me servir de ce foutu engin. Et si, par exemple, j’avais besoin de tirer deux coups de suite ? Pas terrible, si le pistolet est par terre ou si, pire encore, je me le suis pris dans la figure.
Alors, de nouveau, j’ai pris la position du tireur debout, en visant cette fois-ci un arbre plus éloigné. J’ai agrippé fort la poignée du Luger, et lorsque j’ai tiré, j’ai laissé le recul imprimer une secousse à mon bras puis à mon corps tout entier, de sorte que je n’ai jamais réellement perdu le contrôle du pistolet. Sa puissance a parcouru mon corps avec un frémissement, un tremblement de vague, qui m’a fait me sentir plus fort. Ça m’a plu.
Bien sûr, j’étais parfaitement conscient qu’en accordant autant d’attention aux détails physiques, je ne faisais pas qu’apporter l’importance voulue aux préparatifs, mais que j’évitais aussi, le plus longtemps possible, de penser au véritable objet de l’exercice, au résultat final de tout ce travail préliminaire. La mort d’un homme. Même si cela serait abordé bien assez tôt. Je le savais alors, et je le sais maintenant.
Trois coups de feu ; c’est tout. Je suis rentré à la maison, j’ai nettoyé le Luger et je l’ai huilé de nouveau, j’ai remplacé les trois cartouches qui manquaient dans le chargeur, j’ai rangé pistolet et chargeur séparément dans le tiroir du bas de mon classeur à dossiers, et je n’y ai plus touché jusqu’au moment où j’ai été prêt à vérifier si j’étais véritablement capable de tuer un certain Herbert Coleman Everly. Alors, je l’ai sorti et je l’ai mis dans mon sac de voyage. Et l’autre chose que j’emportais, en plus des vêtements et des affaires de toilette habituels, c’était le C.V. de Mr Everly.