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Jeudi. Je suis sur la route à huit heures quinze, ayant raconté à Marjorie que j’ai un petit suivi à faire pour l’entretien de jeudi à Albany, que je serai peut-être en retard ce soir.

L’entretien. Bon, naturellement, je n’ai pas eu le boulot, je n’apprendrai pas les subtilités des étiquettes pour boîtes de conserve, finalement, me revoici donc là, roulant vers Longholme.

Je n’ai pas eu ce boulot, et je ne m’attendais pas à l’avoir. Mais cette fois-ci, il y avait quelque chose en plus. C’était le premier entretien que je passais depuis que j’ai ajouté cette deuxième corde à mon arc, le plan (si j’arrive à mes fins, à mettre en œuvre toute cette complexe construction, sans perdre ma détermination), et je crois qu’à cause de cela, d’une certaine façon, j’ai vu l’entretien de mardi différemment de ceux qui avaient précédé. Je l’ai vu avec plus de détachement, en fait c’est ça. Je l’ai vu de l’extérieur.

Et ce que j’ai vu n’a fait qu’accroître mon désespoir. J’ai vu que Burke Devore, ce Burke Devore-ci, l’homme que je suis devenu en un demi-siècle d’existence, n’est pas sympathique.

Je ne veux pas dire que je suis désagréable, je ne veux pas dire que je suis une espèce de misanthrope qui montre les dents. Je veux simplement dire que je ne suis pas suffisamment sympathique. Au temps de ma jeunesse, à l’école et ensuite à l’armée, j’arrivais toujours à rassembler assez d’enthousiasme pour faire partie de la bande, faire partie du groupe, mais cela ne m’a jamais été vraiment naturel. Pendant les quatre années que j’ai passées comme représentant, à faire la route pour Green Valley en vendant leurs papiers industriels, j’avais effectivement appris à être vendeur, à faire de grands sourires, à être de bonne humeur, serrer la main, asséner des tapes dans le dos, donner l’impression aux gens que j’étais content de les voir, mais ça m’était toujours difficile.

Difficile. Par nature, je ne suis pas le gars jovial et pote comme cochon avec tout le monde, je ne l’ai jamais été. Avec application, dans cette période où j’étais représentant, je rassemblais de nouvelles histoires drôles et je les mémorisais pour les raconter à mes différents contacts. Avec sérieux, je prenais une vodka ou deux au déjeuner, pour être plus détendu lors de mes visites de l’après-midi. Je buvais beaucoup trop à cette époque, et si j’avais continué à être représentant, je serais sans doute mort d’une cirrhose du foie à l’heure qu’il est.

C’est cela qui rendait mon ancienne fonction parfaite pour moi, une ligne de produits, et moi comme chef. Il était attendu de moi que je sois aimable mais un peu distant, cordial mais en gardant toujours le contrôle, et cela me convenait on ne peut mieux.

Ce que je suis censé faire maintenant, ai-je compris jeudi, c’est redevenir représentant. Le C.V. ne sert qu’à me faire franchir la porte, si tant est qu’il y parvienne. Toute mon expérience professionnelle, ma vie entière jusqu’à maintenant, ne sont que l’outil de vente qui me fait passer la porte. Et l’entretien est mon boniment, et ce que je suis venu vendre, c’est moi.

Je ne suis pas assez bon pour ça. Les talents de vendeur que j’avais pu acquérir jadis, au prix d’efforts laborieux, sont morts, atrophiés, maintenant. Un habit qui tombe mal, remisé depuis longtemps.

Vais-je recommencer à apprendre des histoires stupides, à les raconter lors de mes entretiens ? À plaisanter avec les secrétaires ? À complimenter chaleureusement les gens sur leur montre, leur bureau, leurs chaussures ? Je ne sais tout simplement pas comment retrouver cette personne-là.

Ces C.V. dans le classeur à dossiers de mon bureau : beaucoup de ces gens-là sont des vendeurs. Vous pouvez en être sûr.

Je referai cela une fois, le moment venu. Pour mon entretien à Arcadia Processing, après le regrettable décès d’Upton « Ralph » Fallon. Je raconterai des histoires drôles au type, vous savez que je le ferai. J’admirerai sa cravate, j’adresserai des compliments à sa secrétaire et je fondrai devant les photos de sa famille sur son bureau. Je vendrai, nom de Dieu.

Mais pas tout de suite. Ça c’est pour plus tard, et là on est maintenant, et maintenant c’est la route de Longholme. Je connais cette route mieux que lundi et il y a peu de circulation, il est donc tôt, seulement dix heures moins le quart, lorsque j’arrête la Voyager au même endroit, devant la maison à vendre au stuc couleur de courge.

Et la première chose que je vois est que le drapeau de la boîte aux lettres d’EGR est levé, ce qui signifie qu’il y a mis des lettres pour le facteur, ce qui signifie que le préposé n’est toujours pas venu. Je n’ai pas pris la peine de passer devant la maison avant de venir me poster ici, et de cet angle je ne peux pas voir si la porte du garage est ouverte ou fermée, en revanche je vois le drapeau de la boîte aux lettres levé, et je sais que ça signifie que le facteur n’est pas encore passé, il y a donc une chance, un espoir, qu’aujourd’hui EGR sorte lui-même chercher le courrier. Le Luger est sur le siège à côté de moi, sous l’imper plié, il attend. Nous attendons tous les deux.

Pendant vingt minutes, il ne se produit rien. Il y a très peu de circulation dans Berkshire Way, essentiellement des camions de livraison et des pick-up. Je les vois devant moi ou dans mon rétroviseur, ils passent, et puis ils ne sont plus là.

Et alors tout à coup, un véhicule freine et s’arrête juste derrière moi, brusquement immense dans mon rétro, gris, familier. Je le regarde avec frayeur, avec cette certitude immédiate et horrible que je suis pris, que le désastre a frappé, je suis découvert, condamné, Marjorie et les enfants me regardent bouleversés – « Nous ne te connaissions pas ! » – et une femme portant un blouson gris à la fermeture Éclair ouverte saute de ce véhicule et court vers moi.

C’est la femme qui m’a regardé de travers lundi : Mrs Ricks ! Mais qu’est-ce qu’elle fiche ? Elle lit dans les esprits ou quoi ?

C’est une journée fraîche, nuageuse, et les vitres de la Voyager sont remontées. La femme s’approche de moi en courant, elle hurle et gesticule, extrêmement en colère. Mais à quel propos ? Je l’entends pousser des cris, mais je ne distingue pas les mots. Je la regarde par la vitre, j’ai peur d’elle, j’ai peur de la situation tout entière, et j’ai peur d’ouvrir la fenêtre.

Elle me menace du poing. Elle hurle de rage. Soudain elle détale, contourne à toute vitesse la fourgonnette par l’avant et ouvre brutalement la portière passager, y plonge la tête, le visage couvert de plaques rouges, les joues striées de larmes, et elle hurle :

« Laissez-la tranquille ! »

Je la regarde bouche bée :

« Quoi ?

— Elle n’a que dix-huit ans ! Comment pouvez-vous abu… Mais vous n’avez donc pas honte ?

— Je ne suis pas… » Elle s’est trompée, elle me prend pour quelqu’un d’autre, c’est juste une erreur, mais je suis trop perturbé pour la corriger : « Je ne suis pas, vous vous, ce n’est pas… » Alors qu’est-ce que je fais là, si je ne traque pas sa fille ?

« Écoutez-moi ! hurle-t-elle en couvrant mes paroles. Vous ne croyez pas que je pourrais en parler à votre femme, quoi qu’en dise Junie ? Vous n’avez donc aucune dignité ? Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas, mais vous ne pouvez pas la laisser tranquille ?

— Je ne suis pas l’homme que vous…

— Vous allez tuer son père ! »

Oh, mon Dieu. Tirez-moi de là, laissez-moi partir.

Mon silence est une erreur. Elle va discuter avec moi, maintenant, elle va essayer de convaincre ce porc quinquagénaire et marié de laisser sa fille de dix-huit ans tranquille.

« Il y a des médecins, dit-elle, s’efforçant d’être calme, compréhensive. Vous pourriez en parler à… » Et maintenant, elle va s’asseoir à côté de moi dans la fourgonnette, et elle écarte l’imper, pour se faire de la place sur le siège, et nous regardons tous deux le pistolet.

Maintenant nous sommes tous deux plongés dans l’horreur véritable. Elle me regarde fixement, et dans ses yeux je lis tout le scénario à quatre sous. L’amant plus âgé, rendu fou par la concupiscence, est venu massacrer sauvagement les parents de sa nymphette.

Je lève une main. « Je… » Mais que puis-je dire ?

Elle hurle. Le son rebondit à l’intérieur de la voiture, avec une force qui semble la repousser en arrière et l’éjecter du véhicule. Elle s’éloigne, tourne et part en courant le long de la route, vers sa maison, en hurlant.

Non, non, non, non ! Elle m’a vu, elle connaît mon visage, elle a vu le Luger, rien de tout ça n’est vrai, rien de tout ça ne peut arriver, tout est fichu si cela arrive. J’attrape le Luger et je saute de la Voyager (au moins, contrairement à elle, je pense à claquer la portière derrière moi), et je lui cours après.

Je suis un sédentaire, j’ai été seize ans cadre de direction, assis à mon bureau, ou à parcourir la chaîne, aller-retour au boulot en voiture. Encore plus sédentaire depuis que je me suis fait virer. Je suis en assez bonne santé, mais je ne suis pas un sportif, et courir m’épuise immédiatement. Bien avant d’arriver à cette maison d’aluminium jaune, je suis complètement essoufflé.

Mais elle aussi. Elle non plus n’est pas en forme, en plus elle essaie de courir et de hurler en même temps. Et d’agiter les bras. Elle avait une bonne avance sur moi, mais je la rattrape, je la rattrape, je ne suis plus très loin derrière elle quand nous obliquons pour traverser en diagonale sa vilaine pelouse vers la porte d’entrée de sa maison, et elle hurle « Ed ! Ed ! », et avant qu’elle n’atteigne la maison, je la rattrape, et je tiens le Luger braqué sur sa nuque, le canon monte et descend tandis que nous courons tous les deux, et je tire, et elle tombe, bling, sur la pelouse, comme un paquet, comme un gros sac, et l’élan envoie son blouson recouvrir une partie de sa tête et le trou fait par la balle.

Épuisé, à bout de forces, je tombe sur un genou à côté d’elle, et relève les yeux pour voir la porte d’entrée qui s’ouvre, le visage étonné de ce qui doit être son mari, Ed, EGR, mon EGR ; son visage étonné s’encadre dans la porte, regarde, je lève le pistolet et tire, et la balle s’enfonce avec un sifflement étouffé dans l’aluminium à côté du chambranle.

Il claque la porte, faisant déjà demi-tour, s’enfuit en courant à l’intérieur de la maison.

Chancelant, au bord de l’évanouissement, je me force à me lever, je me rue sur la porte, j’actionne brutalement la poignée, mais c’est fermé à clé.

Il doit être dedans en cet instant même, en train d’appeler la police. Oh, mon Dieu, c’est terrible, quel merdier, quel désastre, comment ai-je bien pu me croire capable de faire ce genre de choses, cette pauvre femme, elle, elle n’était pas censée…

Je ne peux pas laisser cela se produire. Il ne peut pas téléphoner, non, je ne le permettrai pas. Il faut que je m’occupe de lui, il faut que je m’occupe de lui, point final.

La porte du garage est grande ouverte. Passer par là, traverser la maison, le trouver, le trouver. Je titube comme un homme ivre tandis qu’en courant je longe la façade de la maison et franchis le seuil de la large porte béante. Là, sur ma droite, se trouve la porte qui communique avec la maison, fermée. Elle ne sera pas fermée à clé, celle-là. Je m’y précipite, avec le Luger qui se balance au bout de mon bras droit, et juste au moment où j’arrive à la porte, elle s’ouvre et il sort en courant !

Que faisait-il ? Qu’avait-il en tête ? Allait-il essayer de s’enfuir en voiture, était-il tellement secoué qu’il n’a pas pensé une seconde à téléphoner ? Nous nous dévisageons, et je lui expédie une balle en pleine tête.

Beaucoup plus brouillon, ce coup-ci, du sang partout, le visage bousillé, le corps qui part en pelote sur le sol du garage, un bras projeté en arrière qui pend en travers du seuil par la porte ouverte.

Personne d’autre à la maison ? Les filles toutes à l’université ? Ou avec leurs amants inacceptables ? Comme je les déteste d’avoir causé cette confusion, d’avoir poussé cette femme à me prendre pour quelqu’un d’autre, à m’attaquer, à me sermonner, à découvrir le pistolet. Où est la sobriété, cette fois-ci, et l’efficacité, l’impersonnalité ?

Je tremble de tout mon corps. Je transpire, et j’ai froid. J’arrive tout juste à agripper le Luger, que je range maintenant dans la poche intérieure de mon coupe-vent, puis je file en le maintenant en place de mon avant-bras gauche.

Je ne sais pas s’il y a de la circulation, je ne sais pas s’il y a mille personnes qui me regardent ou aucune. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a la pelouse, avec ce terrible sac mort dessus, puis le champ vide, puis la Plymouth Voyager.

Je démarre, en serrant fort le volant car j’ai les mains qui tremblent. Tout mon corps tremble. Je me force à rouler pendant dix minutes en m’éloignant de là, en m’éloignant de ce quartier, en respectant la limitation de vitesse et toutes les règles de la circulation. Alors enfin je m’autorise à bifurquer dans un petit chemin de terre et là, à l’abri des regards, je laisse les tremblements s’emparer de moi. Les tremblements et la peur.

La vue du visage de cette femme. Le souvenir d’elle en train de courir, de ma main qui lève le pistolet, et puis elle tombe. Son mari, les yeux exorbités, rendu stupide par la terreur et le chagrin.

C’est horrible. Horrible. Mais qu’aurais-je pu faire ? À partir du moment où elle a écarté cet imperméable, qu’aurais-je pu faire d’autre ?

Qu’ai-je amorcé là ? Sur quelle route me suis-je engagé ?