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Moi, je l’embaucherais, avant de m’embaucher. Ce diplôme de génie chimique me reste vraiment en travers de la gorge.

Et l’assurance du type. Et il est resté vingt-cinq ans chez le même employeur, donc ce doit être un bon et loyal employé (tout comme eux, bien sûr, sont des employeurs mauvais et déloyaux, ce qui n’a pas d’importance).

La forme de son C.V. est la seule chose qui le dessert. Cette façon de mettre un titre fait vraiment trop artificiel, même chose pour son bavardage maîtrisé. Sa préciosité agace, avec sa « liberté d’offrir » ses services et ses trois filles qui « poursuivent des études universitaires », comme si elles faisaient toutes Oxford et non pas un premier cycle lambda. Il ne fait aucun doute que le type est un raseur pontifiant, mais il est parfait pour n’importe quel boulot dans lequel je serais très bon, et à cause de cela je le hais.

Lundi 12 mai. Au petit déjeuner, je dis à Marjorie qu’aujourd’hui je vais faire des recherches en bibliothèque, chose à laquelle je consacre effectivement du temps parfois, je parcours les derniers magazines et journaux en quête de pistes d’emplois qui pourraient se présenter mais qui ne figurent pas encore dans les petites annonces.

Le lundi et le mercredi sont les jours où Marjorie a un de ses deux boulots à temps partiel. Nous avons vendu la Honda Civic l’année dernière, je devrai donc la conduire au cabinet du Dr Carney puis revenir la chercher en fin de journée. Elle est la réceptionniste de notre dentiste, maintenant, deux jours par semaine, et elle touche un salaire hebdomadaire de cent dollars, payé au noir. Le samedi après-midi, elle est caissière au New Variety, notre cinéma local, c’est son second temps partiel, pour lequel elle touche le salaire minimum, déclaré, et une fois impôts déduits, il ne lui reste rien à ramener. Mais elle préfère sortir de la maison, faire quelque chose, et l’avantage en nature est que nous pouvons aller au cinéma gratuitement.

Mais aujourd’hui, c’est le jour du Dr Carney. J’emmène Marjorie au centre commercial où se trouve le cabinet, et je l’y dépose à dix heures. J’ai maintenant huit heures pour aller dans le Massachusetts, voir comment la situation se présente par rapport à EGR, et revenir chercher Marjorie au centre commercial à six heures.

Mais d’abord il faut que je retourne à la maison, vu qu’avec Marjorie dans la voiture je n’ai pas osé emporter le Luger. À la maison, je mets le pistolet dans un sac plastique du drugstore, je le porte à la voiture et le pose à côté de moi sur le siège passager. Puis je prends la route en direction du nord.

Il y a quarante-cinq minutes de trajet vers le nord, dans le Massachusetts, puis on oblique à droite à Great Barrington, et encore trente minutes jusqu’à Longholme. En chemin, je n’arrête pas de repenser à ce qui s’est produit la semaine dernière avec Everly, et il me semble maintenant que je ne pouvais rien espérer de plus propre, d’aussi impeccable. Aurai-je autant de chance aujourd’hui ? Puis-je tout simplement suivre de nouveau le préposé au courrier, et me faire livrer EGR sur un plateau ?

(Je n’ai aucune idée, bien sûr, de ce qui s’est passé après que j’ai quitté Everly la semaine dernière, et je crois qu’il serait dangereux d’essayer de le découvrir. Ce n’était pas un meurtre assez important pour que le New York Times en rende compte, et le seul autre journal que je lise régulièrement, notre hebdomadaire local, ne couvre pas la région de Fall City. Notre abonnement au câble ne comporte pas les chaînes locales, mais je doute qu’Everly ait fait le journal télévisé.)

Mon atlas routier du Massachusetts me montre Longholme à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Springfield et au nord du Massachusetts Turnpike. Berkshire Way est encore une ligne noire ondulée – ce qui suggère à nouveau des collines – partant de la ville elle-même, cette fois-ci vers le nord. Je dois décrire une grande courbe pour éviter la ville et rester sur les routes de campagne, mais je crois que ça mérite le temps passé et l’effort. Il n’empêche, il est presque midi lorsque je tourne enfin dans Berkshire Way.

C’est franchement plus rural, par ici, et on voit quelques vraies fermes sur le trajet. Les maisons individuelles sont grandes, pour la plupart, mais sans prétention, comme si les habitants n’avaient pas l’impression de devoir prouver quoi que ce soit à leurs voisins. La campagne est plus ouverte, avec des champs défrichés et de larges vallées au lieu du désordre boisé du Connecticut. Cela ne fait pas l’effet d’une banlieue, sans doute parce que c’est juste un petit peu trop loin de New York, de Boston, d’Albany et de tous les autres centres urbains du nord-est.

Le 7911 Berkshire Way s’avère une maison moderne avec un plan traditionnel, à droite de la route quand j’arrive. Sans doute construite après la Seconde Guerre mondiale, quand les gars sont rentrés à la maison pour nous créer, nous autres enfants du baby-boom, afin que cinquante ans plus tard nous puissions tous être écartés de l’ordre social.

Je suis un peu surpris par la maison et déçu par EGR, avec ses filles et leurs « études universitaires », ce qui n’impliquait pas un revêtement d’aluminium jaune, et de faux volets verts, et une antenne satellite visible comme une érection juste à côté de la maison. Il y a des plantes rabougries à la base du bâtiment et quelques petits arbres fruitiers décoratifs disposés au hasard, mais rien n’a été planté sur la ligne qui sépare la pelouse miteuse du bas-côté.

La large porte du garage à deux places est remontée quand je passe devant, et il n’y a aucune voiture à l’intérieur. Personne à la maison. Merdum.

Je continue de rouler. Quatre cents mètres plus loin, une école religieuse offre une aire de stationnement commode pour faire demi-tour. Je repars dans l’autre sens, à la recherche d’un endroit discret où me garer. Contrairement à la dernière fois, la boîte aux lettres est du même côté de la route que la maison, je serai donc averti moins longtemps à l’avance quand EGR sortira prendre son courrier. Si tant est qu’il soit à la maison. Si tant est qu’il sorte prendre son courrier. Si tant est que le facteur ne soit pas déjà passé.

Après la maison des Ricks, vers laquelle je me dirige maintenant, il y a un champ vide, parsemé d’arbustes et de pins nains, avec un panneau « À VENDRE » – lettres blanches sur fond rouge, numéro de téléphone rajouté au marqueur noir – sur un poteau proche de la route. Après ça, il y a une autre maison pareille à celle d’EGR, construite vers la même époque, probablement par le même entrepreneur, à laquelle ont été ajoutées quelques chambres supplémentaires au fil des ans. À un moment ou à un autre, on a appliqué un revêtement de plâtre, au lieu de l’aluminium, et on l’a peint couleur courge. Un grand panneau métallique « À vendre », d’une agence immobilière locale, est planté dans la pelouse qui n’est pas tondue, et le lieu a un air abandonné, comme si la famille était partie vivre dans un endroit plus petit, moins cher, plus proche du bureau d’aide sociale.

Je tourne dans cette propriété désertée, entre dans l’allée, m’arrête et ressors en faisant demi-tour, de sorte que je me retrouve garé sur le bas-côté devant le pavillon, avec une vue dégagée, par-delà le champ offert à la vente, sur le devant de la maison d’EGR. J’ai bien veillé à ne pas cacher le panneau « À VENDRE » avec ma Voyager, car je veux que s’il y a un passant, il croie que j’attends l’agent immobilier.

Je commence à avoir faim mais je ne veux pas renoncer à faire le guet, perdre mon occasion de finir le travail de la journée. Mentalement, je vois une auto qui s’arrête là-bas devant l’allée, un homme en sort, il va à la boîte aux lettres, j’avance, et tout est fini.

Reste-t-il dans sa voiture pour prendre son courrier ? Et ensuite entre-t-il dans le garage avant de descendre de voiture ? Et referme-t-il tout de suite la porte du garage ? Et moi, est-ce que je le suis le Luger à la main, ou sous ma veste ?

Je ne peux que conjecturer sur toutes ces choses. Je ne peux qu’attendre de voir ce qui va se passer, et voir comment j’y réagis.

Trois heures s’écoulent, rien ne se passe, et je commence à avoir sérieusement faim. J’ai beau être sans travail et prêt à tout, je ne suis pas encore habitué à sauter des repas. Pourtant subsiste la pensée que si j’abandonne mon poste, EGR apparaîtra aussitôt et qu’il sera à l’abri dans sa maison avant mon retour.

Trois heures vingt. Une fourgonnette Windstar, grise, très semblable à ma Voyager, passe lentement devant moi, et ce qui accroche mon attention, c’est que la femme d’âge mûr et corpulente qui est au volant me foudroie du regard. Me foudroie. Ne comprenant pas son hostilité, je la regarde en clignant des yeux. Elle poursuit son chemin, et ensuite elle s’arrête à cette boîte aux lettres juste un peu plus haut, devant la maison d’EGR. Serait-ce Mrs Ricks ?

Apparemment. Je la vois se glisser sur le côté droit de la Windstar, ouvrir la boîte aux lettres, sortir le courrier. Ensuite elle entre dans le garage et la porte s’abaisse.

Bref. Peut-être n’était-ce pas exactement de l’hostilité de sa part, en fin de compte, mais une observation attentive. Si elle a bien fait la supposition que j’espère, à savoir que je suis un acheteur potentiel qui attend l’agent immobilier, peut-être ne faisait-elle que me lorgner, m’observer en ma qualité d’éventuel futur voisin.

Mais la question demeure : où est son mari ? Elle a fermé la porte du garage, donc elle ne s’attend pas à ce qu’il rentre en voiture de sitôt. Était-il à la maison tout ce temps-là ? Peut-être qu’il est malade aujourd’hui, un rhume de printemps.

Ou peut-être qu’il est parti à un entretien, et ne rentrera pas avant deux ou trois jours.

Il commence à se faire tard. J’ai très faim, et il faut aussi que je retourne au centre commercial chercher Marjorie à six heures. Je vois bien maintenant qu’il ne va rien se passer ici aujourd’hui. Une journée gâchée.

Je ne peux pas me permettre trop de journées gâchées. Toute cette opération doit être menée aussi vite et proprement que possible, sans négligences ni risques inutiles, pour en finir avant que la donne ne change. Il n’empêche qu’il ne va rien se passer ici aujourd’hui.

Bon, alors ? Demain, bizarrement, il se trouve que j’ai moi-même un entretien d’embauche, à Albany, avec un type de chez un fabricant d’emballages et d’étiquettes, des gens qui se spécialisent dans les étiquettes de boîtes de conserve. Je n’ai pas beaucoup d’espoir, dans la mesure où les étiquettes sont vraiment assez éloignées de mon créneau, et qu’il y a sûrement des experts en étiquettes qui se sont fait licencier ces dernières années, mais on ne sait jamais. Je pourrais avoir un coup de chance extraordinaire.

Eh bien, si tel est le cas, je ne reviendrai plus ici, à Berkshire Way, pas vrai ? Et EGR ne connaîtra jamais sa chance.

Mais s’il n’y a pas de coup de chance extraordinaire, hein ? Je ne peux pas revenir ici mercredi, c’est l’autre jour de Marjorie chez le Dr Carney, et la prochaine fois que je viendrai, j’aurai intérêt à quitter la maison beaucoup plus tôt. Il est clair que le courrier avait déjà été distribué quand je suis arrivé aujourd’hui.

Jeudi, alors. Je reviendrai jeudi. À moins, bien sûr, que d’ici jeudi je ne sois en passe de devenir expert en étiquettes de boîtes de conserve.