37

Neuf heures moins cinq. J’ouvre la portière conducteur à côté de moi, et la lumière intérieure s’allume.

Je suis de retour au centre commercial, et cette fois-ci je suis garé à quatre places seulement de la Ford Taurus, à un endroit où il sera forcé de passer devant moi. Le côté gauche de la Voyager est face au bâtiment, et la grande porte coulissante du côté droit, éloigné du bâtiment, est ouverte. Le capot court est ouvert, lui aussi, devant moi, laissant voir le petit moteur râblé. Le marteau neuf repose dans le creux entre le pare-brise et le capot, le logement de l’essuie-glace quand il est inutilisé ; la partie contondante du marteau est tournée vers le bas, et le manche vers le côté du véhicule.

Mes autres achats sont tous dans la voiture avec moi. Là-bas, à l’entrée principale, les derniers clients s’égrènent. À peine un quart du parking est occupé, et aucune des voitures restantes n’est proche d’HCE et de moi.

Ce que je projette de faire comporte un certain risque, mais sans le pistolet tout ce que je fais doit comporter une part de risque, et ce plan en présente, je pense, le moins possible. Le long crépuscule de juin approche de sa fin, de sorte que même si l’obscurité ne s’est pas encore vraiment installée, c’est cette heure trompeuse du soir où l’on n’est jamais tout à fait sûr de ce qu’on voit. Et aussi, personne à part HCE ne va aller aussi loin dans le parking, parce que nos deux véhicules sont les seuls à être aussi éloignés du bâtiment. Je compte avoir le facteur surprise de mon côté, et j’ai mes achats des différents magasins du centre commercial.

Neuf heures moins quatre. Neuf heures moins trois. Toujours neuf heures moins trois.

Je n’arrête pas de regarder ma montre, je ne peux pas m’en empêcher. J’ai les mains complètement crispées sur le volant, même si je fais tout pour me détendre, même si je me répète que je ne dois pas fatiguer ces mains, que j’en aurai bientôt besoin.

Quelqu’un approche. Un homme, dont la silhouette se découpe contre les lumières du centre commercial. En costume sombre, je crois, et qui traîne les pieds comme s’il était fatigué, ou découragé. Ou les deux.

Il a dépassé toutes les autres voitures garées, maintenant, et il avance toujours. Sera-t-il tellement absorbé par ses pensées moroses qu’il ne me remarquera même pas ?

Non, c’est un homme qui remarque les choses, et de fait il voit ma portière ouverte, la lumière intérieure, douce et jaune, qui m’éclaire, le capot relevé. « Des ennuis ? » lance-t-il.

Je pousse un soupir théâtral. « Elle veut pas démarrer », dis-je. Là-dessus je me penche à moitié par la portière, comme si je venais juste de le reconnaître : « Ah, bonsoir ! »

Il avait continué de marcher vers sa voiture, mais il se tourne maintenant dans ma direction, me regarde en plissant les yeux, finit par piger : « Mr Hutcheson ? »

Eh oui, tu n’auras pas oublié mon nom, le type bien parti pour acheter une veste sport, qui va revenir demain avec l’épouse. « Oui, bonsoir, dis-je. Je ne pensais pas vous voir avant demain.

— Quel est le problème ? » Il regarde le capot levé en fronçant les sourcils. Je l’avais perçu comme le genre de type à prendre la direction des opérations, fier d’être là dans les situations d’urgence, et on ne peut pas nier qu’il soit à la hauteur.

« Ça me fait mal au cœur de l’avouer, mais je n’y connais rien en mécanique. J’ai appelé ma femme, elle va demander au garage de m’envoyer quelqu’un. Dieu sait quand.

— Ça va vous coûter cher.

— Ne m’en parlez pas. Et je ne peux vraiment pas me le permettre, en ce moment. » Je descends de voiture en gardant la main droite le long du corps, et de l’autre je fais un geste vers le moteur. « Voilà ma veste sport qui s’en va ! »

Là, ça devient personnel. « Non, non, Mr Hutcheson, me gronde-t-il. Ne jamais lâcher, voilà ma devise.

— Dommage que ce ne soit pas celle de la voiture », dis-je.

Il rit et s’approche de l’avant de la Voyager, en disant : « Voyons voir. Vous permettez ?

— Bien sûr. Si vous pouvez m’éviter le dépanneur…

— Je ne vous promets rien. » Il attrape le marteau et me regarde en dressant le sourcil : « C’est avec ça que vous allez la réparer ? »

J’agite les mains, en signe d’impuissance. « Je me suis dit que j’aurais peut-être besoin de desserrer un écrou à ailettes. »

Secouant la tête, il repose le marteau là où je l’avais mis, puis se penche sur le moteur, la tête près du capot ouvert. « Essayez de le faire tourner, me dit-il.

— D’accord. Vous voulez une torche ?

— Vous en avez une ? Parfait », dit-il, et il tourne la tête vers moi, la main droite tendue pour attraper la torche, et je l’asperge de gaz lacrymogène en pleine figure. Il pousse un cri et plaque les deux mains sur ses yeux, tandis que je laisse tomber la bombe et que j’attrape le marteau. Je le frappe à la tempe de toutes mes forces, et je sens son crâne qui se fêle. Vite, je frappe une seconde fois, au même endroit.

Il tombe. Je fais un bond en avant, lâchant le marteau, et je l’entoure de mes bras, pour le retenir. Nous devons avoir l’air de deux ivrognes qui dansent, mais personne ne se trouve assez près, avec une vue assez dégagée, pour apercevoir quoi que ce soit de ce qui se passe ici.

J’avance en crabe, en le portant, en titubant sous le poids, avec ses pieds inertes qui traînent au sol entre les miens. En me déplaçant de cette façon, je le pousse jusqu’au côté droit de la voiture et je le propulse sur la bâche de plastique transparent que j’ai étalée sur la banquette et le sol. Je le tasse, je le tasse, et le voilà complètement rentré.

Maintenant je replie l’excédent de bâche sur le corps, j’attrape la couverture neuve, vert foncé, qui est par terre derrière la banquette, je la secoue pour défaire les plis du neuf, et je la lui jette dessus. Ensuite je recule et je referme la porte.

Vite, maintenant, mais pas trop. Je contourne la Voyager par l’avant, rabats le capot, ramasse la bombe et le marteau. Je les balance sur le siège passager, grimpe au volant et ferme la portière. Je tourne la clé. Surprise : le moteur marche parfaitement.

Je me mêle aux autres voitures qui lambinent vers la sortie, tourne à gauche, prends la Route 9 en direction de Kingston, du pont et de chez moi.

*

Les seules lumières visibles chez moi sont une lampe au salon, la lampe de chevet de Billy et la lumière du haut de l’escalier. Il est un peu après onze heures et Marjorie, comme je l’espérais, est au lit. Autrement, j’aurais dû rouler jusqu’à ce qu’elle finisse par aller se coucher, ce qui m’aurait mis dans un état de grande tension. Billy ne dort pas, mais il ne sortira pas de sa chambre.

Ça ne me plaît pas d’avoir toujours le corps avec moi, mais j’ai eu peur de m’arrêter quelque part en chemin pour faire les préparatifs nécessaires. Vous pouvez avoir trouvé un coin qui semble parfaitement sûr, sombre et désert, et être au beau milieu de ce que vous avez à faire, et soudain d’autres gens débarquent, ou des lumières s’allument, ou une voiture de police passe. C’est chez moi, dans mon garage, que je suis le plus en sécurité, avec ma famille couchée en sécurité pour la nuit.

Je presse la télécommande sur le pare-soleil et la porte du garage s’ouvre, tandis que la lumière s’allume à l’intérieur. J’entre, appuie de nouveau sur la télécommande, et attends que la porte se soit refermée pour descendre et allumer la lumière principale du garage. (La première s’éteint automatiquement trois minutes après la fermeture de la porte.)

C’est le moment de s’occuper du corps, du moins pour ce soir. J’ouvre la boîte de sacs plastique que j’ai prise au centre commercial, les très grands qui servent pour les feuilles mortes, vert foncé avec un lien en haut. J’enfile ensuite un des gants de coton blanc que j’ai également achetés au centre commercial, ouvre la porte coulissante de la Voyager et regarde ce monticule de couverture verte.

D’abord je retire la couverture et je la fourre dans le sac plastique. Le marteau et la bombe aussi, je les jette dedans, et ensuite je mets ce sac de côté et j’en sors un autre de la boîte.

Voici le passage difficile. J’écarte la bâche transparente du corps, et je suis soulagé de voir qu’il n’y a presque pas de sang, juste un peu autour de son front broyé et un filet coulant de son nez et de ses oreilles. Un très petit saignement signifie qu’il est mort à l’instant où je l’ai frappé, ce qui est mieux pour nous deux.

Le corps est encore souple, mais il ne le restera pas longtemps. J’abaisse ses bras en travers de son corps, les coudes presque droits, de sorte que ses mains, aux doigts à moitié repliés, sont juste au-dessus de son entrejambe. Ensuite je prends le rouleau de câble gros calibre – un autre achat du centre commercial – et j’en passe une extrémité autour de sa ceinture, en entortillant le fil sur lui-même pour le faire tenir solidement.

Les jambes sont apathiques, elles ne veulent pas bouger, mais j’appuie, je pousse et je force les genoux à fléchir et les jambes à plier vers le corps jusqu’à ce qu’il ait les genoux contre la poitrine et les jambes collées aux avant-bras. Je passe le câble par-dessus ses jambes, j’en casse une longueur en le pliant rapidement d’avant en arrière, et ensuite j’attache ce bout-là aussi à la ceinture.

Maintenant, c’est un paquet compact, jambes, bras et torse serrés. Mais comme je veux être sûr qu’il n’y ait pas de problème, je mets mon épaule contre ses chaussures et je pousse vers le haut, de façon à pouvoir passer le prochain morceau de câble sous le corps, en le faisant glisser jusqu’à la taille. Je laisse alors retomber la masse inerte, je coupe le câble en le pliant, et j’entortille les deux extrémités par-dessus ses tibias jusqu’à ce que le lien soit si serré qu’il lui rentre dans les chairs et qu’on ne puisse pas faire une seule boucle de plus.

Enfourner ce corps ainsi ficelé dans un autre grand sac poubelle est loin d’être aussi difficile que je l’avais cru. Maintenant peut-être que je carbure à l’adrénaline, je ne sais pas. Toujours est-il qu’en ce qui me semble un rien de temps, le second sac est par terre sur le sol en ciment.

Je rouvre alors le premier sac, et fourre la bâche de plastique dedans. L’idée, c’est que le corps n’ait jamais touché la moindre partie de ma voiture, de sorte que même si on le découvre – et j’espère qu’on ne le découvrira pas – il n’y aura ni fibres, ni peinture, ni quoi que ce soit qui puisse rattacher ce corps à ce véhicule. Et les choses qui ont été en contact avec la voiture, comme la bâche et la couverture, vont dans un sac à part.

Dans ce sac je fourre également le reste de câble, la boîte de sacs plastique et, enfin, les gants. Après avoir fermé le sac, je frotte le plastique avec les paumes. Pas d’empreintes digitales.

C’est avec mes propres gants de travail, pris sur l’établi, que je transbahute les deux sacs-poubelle pleins dans un coin du garage, au milieu des déchets qui semblent y pousser naturellement, surtout depuis que nous avons vendu la Civic. Les sacs sont tous les deux volumineux, mais il y en a un qui est plus lourd que l’autre.

Je balaie le garage du regard. Tout est normal. Il n’y a rien qui cloche. J’éteins la lumière et je vais me coucher.