Environ cinq kilomètres avant l’embranchement de Scantic River Road, encore dans le Connecticut, il y a un poste à essence avec un téléphone à pièces dehors, sur un poteau. C’est là que je m’arrête pour passer mon coup de fil, content de voir que ce poste dépend du même central téléphonique que celui de GRB. Les appels locaux se perdent plus facilement.
J’appelle chez GRB parce que j’ai eu une révélation soudaine hier soir. Tellement de couples ont des ennuis parmi les chômeurs, pas seulement Marjorie et moi. Et si GRB et sa femme avaient rompu ? Et s’il habitait ailleurs, tout ce temps que je passe tapi dans les bois derrière sa maison, à l’attendre ?
Ou, autre possibilité. S’il a pris un de ces petits boulots accaparants, mettons adjoint au gérant du supermarché du coin, en ce cas il ne sera jamais à la maison pendant la journée. Pour une raison quelconque, et il doit y en avoir une, il n’était pas chez lui les deux jours où j’ai surveillé les lieux. Il est donc temps de découvrir de quoi il retourne.
Neuf heures quarante. Elle ne sera pas encore partie pour sa promenade. Je compose le numéro qui est sur le C.V. de GRB, et elle répond à la seconde sonnerie : « Allô oui ? » Elle parle de façon efficace mais impersonnelle, comme si elle était chef d’état-major, là-bas, et pas la maîtresse de maison.
« Garrett Blackstone ? dis-je.
— Il n’est pas là pour le moment, c’est de la part de qui, s’il vous plaît ?
— Un vieil ami du temps de la papeterie. Est-ce qu’il y aurait moyen de le joindre ?
— Eh bien, il est à son travail, en ce moment. » Elle semble un peu indécise.
« Est-ce que je pourrais l’appeler là-bas ? » J’ai besoin de savoir où est l’homme, bon Dieu.
« Je ne suis pas sûre », dit-elle ; elle ne veut pas blesser un vieil ami de son mari, mais il y a quelque chose qui la gêne. « Il vient de commencer, explique-t-elle, et il n’aimerait peut-être pas recevoir d’appels extérieurs pour le moment.
— Ah, c’est un boulot qui lui plaît ?
— C’est un boulot merveilleux », dit-elle, et d’un coup la réserve cède ; tout excitée, elle ajoute : « C’est pile le boulot qu’il voulait ! »
Arcadia ! L’enfant de salaud a eu mon boulot, je vais le tuer aujourd’hui. Je vais le tuer dans l’heure ! Serrant le combiné tellement fort que j’en ai une crampe à la main, mais incapable de me détendre, je demande : « Ah, de nouveau dans la papeterie ?
— Oui ! Willis and Kendall, est-ce que vous les connaissez ? »
Un poids de cinq cents livres s’échappe de mon corps. J’en danserais. « Les étiquettes de boîtes de conserve !
— C’est ça ! C’est exactement ce boulot, est-ce que vous travaillez là, vous aussi ?
— Oh, c’est super », dis-je, et je le pense vraiment. « C’est merveilleux. Mrs… Mrs Blackstone, s’il vous plaît, transmettez à votre mari mes… mes plus vives félicitations. Dites-lui que je suis ravi pour lui. Oh, dites-lui que je suis ravi.
— Qui dois-je…
Je raccroche, et je regagne la Voyager sur un nuage. Je ne pourrais pas être plus heureux si j’avais moi-même un boulot. C’est vrai ; enfin, presque vrai. Mais il travaille, il a un poste, il est là où il veut être !
Mon Dieu, je n’ai pas besoin de le tuer.
Oh, c’est super, c’est super. En démarrant la Voyager, en faisant le demi-tour, je souris jusqu’aux oreilles.
Tandis que les kilomètres défilent, que je me rapproche de plus en plus de la maison, le poids me retombe lentement dessus. Encore deux.