Nous sommes dimanche soir, après dîner, le tout premier dimanche de juin. Billy est sans conteste à la maison, au salon, à regarder la télévision avec Marjorie et Betsy tandis que je suis ici dans mon bureau. Il est temps de me remettre à l’opération, de ne pas perdre davantage de jours. Au lieu de quoi je reste assis, une minute, pour regarder une fiche de dix par quinze que j’ai épinglée au mur au-dessus du bureau il y a quelques mois, quand j’ai commencé à me rendre compte que la jouer à leur façon ne me mènerait nulle part.
La fiche se rapporte à un épisode de l’histoire écossaise, dans les Highlands. Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, les Highlands étaient principalement peuplées de métayers, de pauvres familles vivant dans des maisonnettes de pierres, qui gagnaient maigrement leur vie avec la terre et payaient un petit fermage au propriétaire. Le propriétaire – ou celui qui pouvait bien servir de comptable au propriétaire à cette époque – a découvert alors qu’il y avait plus d’argent à gagner en remplaçant tous les êtres humains de cette région par des moutons.
Aussi, pendant grosso modo les soixante-dix années qui suivirent, y eut-il dans les Highlands ce qu’on en vint à appeler les « Clearances » – dégagements de terrain – au cours desquels les familles, les clans, les villages, tout fut dégagé de la terre, qu’on donna ensuite aux moutons. Les métayers vivaient là depuis des générations ; ils avaient construit les maisons, les granges et les corrals, travaillé la terre, mais elle ne leur appartenait pas. Personne n’y avait vécu à part eux, mais elle ne leur appartenait pas, alors que pouvaient-ils faire ?
Ils partirent, contre leur gré. Certains allèrent en Irlande, certains allèrent en Amérique du Nord, certains allèrent au diable. Certains moururent de froid et de faim. Certains résistèrent et ils furent brisés sur place, sur leur propre terre. Enfin, non ; pas leur propre terre.
J’ai appris l’existence des « Clearances » à la fac. J’aimais les cours d’histoire, parce que ce n’étaient que des histoires et j’étais donc bon dans cette matière, ce qui remontait l’ensemble de ma moyenne.
Une année, un autre type et moi avons fait un dossier trimestriel sur les « Clearances », et au cours de ce travail, mon partenaire a cherché le mot dans l’Oxford English Dictionary, le gros. J’ai tellement adoré la définition que je ne l’ai jamais oubliée, et après m’être fait virer, lors d’une de mes journées de légitime recherche en bibliothèque, je l’ai à nouveau cherchée, pour être sûr d’avoir la formulation exacte. Je l’ai copiée sur cette fiche de dix par quinze, et je l’ai mise au mur ici, devant moi.
Clearance. 2 spécialt. Le dégagement (de terrain) par enlèvement des bois, vieilles maisons, habitants, etc.
Vous ne verrez jamais preuve plus claire que l’histoire est écrite par les gagnants. Rendez-vous compte : entre les habitants et les « etc. », à peine une virgule.
Ce sont les descendants de ces propriétaires qui font les dégagements de terrain qu’on appelle aujourd’hui des compressions de personnel. Les véritables descendants parfois, les descendants spirituels toujours.
Vous aimez ce bureau auquel vous êtes assis ? Vous dites que vous vous êtes dévoué à l’entreprise, que vous lui avez donné votre vie, vos meilleurs efforts, et vous pensez que l’entreprise vous doit quelque chose en retour ? Vous dites que la seule chose que vous souhaitiez vraiment, c’est rester à votre bureau ?
Eh bien, ce n’est pas votre bureau. Dégagez la place. Le propriétaire s’est rendu compte qu’il pouvait gagner plus d’argent en vous remplaçant par un autre mouton.
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Voici le C.V. que je veux. L’adresse. Je rendrai visite à Mr Garrett Roger Blackstone demain, après avoir déposé Marjorie au cabinet du Dr Carney.