Cette nuit, je n’arrive d’abord pas à dormir. Marjorie et moi sommes polis, maintenant, et même inquiets l’un pour l’autre, mais aucun de nous deux n’a grand-chose à dire. Ce soir nous avons regardé la télévision ensemble, et à dix heures il y avait un genre de talk-show spécial sur le prochain millénaire, que nous avons regardé par un accord commun et tacite, mais aucun de nous deux n’a fait de commentaires pendant l’émission, comme nous le faisions toujours avant.
Ça m’a manqué, les petites réflexions irrévérencieuses sur l’émission, et je suis sûr que ça a manqué à Marjorie aussi, mais il n’y avait aucun espoir que l’un de nous deux arrive à franchir la barrière.
Être au lit ensemble est lugubre. Nous ne nous touchons pas. Nous feignons d’ignorer la présence de l’autre. La lumière est éteinte, et comme les nuages de la journée se sont maintenus, la nuit est très sombre, et nous sommes allongés l’un à côté de l’autre comme des colis attendant livraison, et pendant un moment je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je ne sais pas si Marjorie s’est endormie ou non, tout ce que je sais, c’est que je suis réveillé, et j’ai l’esprit qui part dans tous les sens.
Je pense à de nombreuses choses. Je pense au boulot à venir, à Arcadia. Je pense à tuer le petit ami, quand j’aurai découvert son identité. Je pense aux circonstances qui m’ont mené ici, en ce lieu épineux. Et je pense au millénaire.
Bizarre, ça. Je n’y avais jamais pensé avant, au fait que le simple numérotage arbitraire des années pouvait avoir un effet sur nous, mais apparemment il en a un. Le fait que le numéro de l’année passe de 1 à 2, ce qui arrivera dans deux ans et demi pile, a semble-t-il un grand effet sur l’esprit des gens et leurs actions, et sur la société elle-même.
C’est ridicule, bien sûr. Il ne pourrait y avoir de chiffre plus arbitraire dans la vie que celui de l’année. Celui que nous employons est lié à la naissance de quelqu’un qui a peut-être vécu, et dont la date de naissance, s’il a effectivement vécu, était soit quatre ans, soit six ans plus tôt que la date choisie pour l’année fondatrice. De sorte que même si vous suivez Jésus-Christ – oui, il est Dieu, oui, il est né, oui, nous numérotons nos années à partir de sa naissance –, même en ce cas, nous ne pouvons pas être en 1997, comme nous le croyons. Non, nous sommes forcément soit en 2001, soit en 2003, et le millénaire est déjà passé, donc il est trop tard pour s’inquiéter.
Les Chinois pensent l’année selon un nombre différent du nôtre, et les Juifs fonctionnent avec un nombre encore différent. Mais rien de cela ne compte. L’idée généralement acceptée dans notre société est que le monde va atteindre le nombre magique des deux mille très bientôt, maintenant, par conséquent les gens perdent un peu la tête.
C’est arrivé la dernière fois, il y a mille ans, comme l’expliquait l’émission. Des religions bizarres sont apparues, il y a eu des suicides collectifs, d’étranges déplacements de populations, des grouillements de foule et bousculades en tous genres, tout ça parce que le premier millénaire approchait.
Même les centièmes anniversaires ont un effet, ainsi en principe, que la pleine lune. Mais le gros truc, c’est le jalon des mille ans.
Une des raisons en est, disait l’émission, qu’apparemment beaucoup de gens, même des gens intelligents, cultivés, raffinés, croient tout au tréfonds de leur être, à un niveau instinctif, que le millénaire est la fin du monde. Ils croient que d’une façon ou d’une autre le monde va exploser, disparaître, fondre, gicler hors du système solaire, ou en tout cas faire quelque chose de cataclysmique. C’est pourquoi il y a de plus en plus de fanatisme religieux en ce moment, de plus en plus de cultes étranges, de plus en plus de suicides collectifs. Le millénaire nous perturbe, de la même façon qu’un son aigu perturbe un chien.
Allongé là, incapable de dormir, dans le noir, je me prends à me demander si c’est pour ça que je suis au chômage. Ils ne l’ont pas suggéré dans l’émission, c’est mon idée propre et je n’y avais jamais pensé avant, mais si c’était ça ? Si tous ces cadres sup’ à la tête froide, tous ces hommes d’affaires endurcis qui prennent leurs décisions brutales, qui mettent des gens à la porte d’entreprises saines, qui réduisent tout au maximum, en ignorant le prix humain, en ignorant leur propre humanité, si, à leur insu, sans même qu’ils soient capables d’en accepter l’idée, s’ils le faisaient parce qu’ils croient que le monde arrive à sa fin ?
2000 : et tout s’arrête.
C’est peut-être ça. C’est une explication qui vaut bien n’importe laquelle des leurs. Ils essayent de tout mettre dans un ordre parfait pour la fin du monde. Quand le marteau s’abattra, quand tout s’arrêtera net, ils veulent être dans la meilleure situation possible.
Ce type de gestion des affaires sans précédent, cette façon de bazarder des gens productifs, aux carrières productives dans des entreprises productives, a lieu à cause du millénaire. À cause de l’an 2000. Je suis au chômage parce que l’espèce humaine est devenue folle.
Sur cette pensée, je m’endors. Ce n’est que plus tard que je me réveille, terrifié.