Je suis garé au bout du pâté de maisons du Coach House. Il est une heure moins cinq, vendredi après-midi : presque l’heure du déjeuner d’HCE avec Mrs Laurie Kilpatrick.
Il y a neuf jours, lorsque je me suis rendu compte que je ne pourrais pas atteindre HCE directement et que j’ai commencé de réfléchir à cette autre façon de faire, j’ai sillonné dans toute cette partie de l’État en regardant les restaurants, et j’ai décidé que le Coach House se prêtait idéalement à mes projets. C’est assez haut de gamme, le genre d’endroit que fréquentent les riches du coin, et c’est juste dans la rue principale de la ville, de sorte qu’il n’y a pas de problème pour se garer ni pour rester anonyme. De plus, il y a de grandes fenêtres à meneaux donnant sur la rue, de style colonial, par lesquelles un piéton peut facilement voir l’avant du restaurant ; le maître d’hôtel y accueille les clients et il comporte un petit espace avec deux bancs, où les gens peuvent attendre leurs compagnons de table.
HCE sera-t-il en avance ? J’en suis sûr. Cinq minutes avant l’heure, il est sans doute déjà là ; il est temps que je fasse mon premier tour.
Je sors de la Voyager, que j’ai garée à un demi-pâté de maisons du restaurant, et je descends tranquillement la rue.
Hier après-midi j’ai téléphoné pour réserver pour deux au nom de Kilpatrick, de sorte qu’on lui dira que la réservation existe effectivement, mais que l’autre personne n’est pas encore arrivée, et naturellement il s’assiéra dans l’espace d’accueil.
Est-ce lui, là ? Je passe, et il y a un homme sur le banc, assis confortablement, l’air sûr de lui, une jambe croisée par-dessus l’autre. Costume sombre de très bonne qualité et cravate sombre imprimée, cheveux gris coupés ras, un visage plutôt carré ; c’est tout ce que je peux voir au premier coup d’œil.
Je continue de marcher, m’arrête devant un magasin d’électronique, examine les magnétoscopes et les télécopieurs de la vitrine pendant quelques minutes, puis fais demi-tour et reviens sur mes pas. Un regard plus appuyé, maintenant, et je suis sûr que c’est mon homme. Il a une façon franche de s’asseoir, une expression mâchoires-carrées-situation-en-main, avec à peine une pointe d’excitation. HCE, enfin.
Je retourne à la Voyager, m’assieds au volant, surveille l’entrée du restaurant. Il est assez couru ; des gens bien habillés n’arrêtent pas d’entrer, en général à deux, en général des hommes ensemble ou des femmes ensemble, parfois un couple mixte, mais toujours des gens d’âge mûr ou âgés. Je ne vois pas d’autre personne seule qui corresponde à mon idée d’HCE.
*
13 h 10. Il est temps de confirmer mon impression que l’homme en costume à la dégaine militaire est HCE. (Le costume, qui me paraît de très bonne qualité, très cher, est mon seul petit motif de doute.) Attend-il toujours ? Ou y a-t-il quelqu’un d’autre à sa place, le véritable HCE ?
Non. Toujours lui. C’est toujours mon homme. L’ancien instructeur chez les Marines qui a passé sa vie entière à travailler pour une seule société. Il a l’air moins sûr de lui, maintenant, pris d’une légère détresse, et quand je retourne à la Voyager, je l’aperçois qui regarde sa montre.
De nouveau je m’assieds au volant. La seule question, maintenant, c’est combien de temps il va lui falloir pour renoncer.
*
13 h 45. Il est toujours à l’intérieur. Il doit savoir maintenant que Mrs Kilpatrick ne viendra pas, qu’il y a eu un problème. Mais il attend quand même, contre tout espoir, en fidèle soldat.
Je déteste ce que je suis en train de lui faire, l’euphorie et puis ensuite l’humiliation, le terrible sentiment d’infortune, et aucun moyen de se venger de l’injustice. S’il y avait eu un autre moyen…
Enfin. Cette situation a ses mauvais moments.
*
14 h 05. Ne va-t-il jamais renoncer ? Il ne peut pas passer la nuit dans ce restaurant, il devra partir à un moment ou à un autre. A-t-il décidé de déjeuner là de toute façon, en payant lui-même ?
Peu probable. HCE et moi ne pouvons plus nous offrir des restaurants comme le Coach House.
Devrais-je descendre de la voiture et aller voir s’il est toujours assis là-bas ? S’il est sorti par-derrière, par une issue quelconque, s’il a quitté le restaurant, il faudrait que je le sache. Mais si je descends de voiture, si je fais la moitié du chemin, et qu’il…
Voilà. Enfin, il sort au soleil. Debout, il est plus petit que je ne l’aurais cru, mais ramassé, un homme trapu en bonne forme physique. Il s’arrête sur le trottoir, décontenancé, regarde des deux côtés de la rue, puis secoue la tête et se tourne pour avancer dans ma direction.
Je regarde du côté de la banque, qui est juste sur le trottoir d’en face, quand il passe à ma hauteur. Puis je me retourne et le vois s’éloigner dans le rétroviseur de droite, raide comme un piquet. Lorsqu’il est un peu plus loin, je le surveille dans le rétroviseur intérieur et me souviens du pauvre Everett Dynes. Je ferme les yeux un court instant. Je n’ai pas besoin de ce souvenir maintenant.
Il a tourné, il avance au milieu des voitures, il tourne à nouveau, il met la clé dans la serrure d’une portière. Lorsqu’il l’ouvre, je vois que la voiture est noire ; ça ne m’étonne pas de lui. J’allume le moteur de la Voyager et reste assis en le laissant tourner.
Et il ne se passe rien. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Sans doute, maintenant que j’y pense, dans la relative intimité de sa voiture, sans doute s’autorise-t-il une minute d’affolement, une minute de colère, de peine, de frustration, de peur. Mais si je connais mon homme, il ne lui faudra pas longtemps.
Non. Le voici. C’est une Ford Taurus ; HCE est du genre à acheter américain.
Je mets mon clignotant à gauche. La Taurus passe devant moi, une Chrysler Cirrus grise passe à son tour, et je démarre.
Nous quittons la ville, pour ma part je prends soin de maintenir au moins une voiture entre nous ; la Taurus noire est toujours bien visible devant. À la sortie de Regnery, cette route secondaire nous amène à la Route 9, où il tourne au nord en direction de Sable Jetty, comme on pouvait s’y attendre.
Il y a davantage de circulation sur cette route mais il est toujours facile à suivre. J’avais pensé que sa colère et sa frustration l’auraient peut-être poussé à conduire trop vite ou de façon trop agressive, mais il est respectueux de la loi, et nous restons juste au-dessus de la limitation de vitesse, comme il faut, quand nous ne sommes pas ralentis par des camions.
Je m’attends à ce qu’il prenne l’embranchement de droite, qui mène à Sable Jetty, mais non ; il continue le long de la Route 9. Je le suis, sagement derrière, en me demandant où il va. Au nord de la ville, il trouvera l’autre bout de River Road, mais ce serait un détour pour rentrer chez lui.
Voici River Road, avec le snack à côté et le grand centre commercial juste après, de l’autre côté de la rue, et c’est là qu’il va, au centre commercial. Il met son clignotant à gauche, en s’engageant dans la voie réservée, tandis que les trois voitures qui nous séparent continuent tout droit, et moi aussi je mets mon clignotant à gauche tout en m’arrêtant derrière lui.
Il n’y a pas de feu rouge à cet endroit, mais il y en a un plus loin, et peu après que ce feu-là est passé au rouge, le flot de voitures allant vers le sud se tarit, et nous pouvons tous les deux tourner, de même pour les deux voitures qui sont arrivées derrière moi.
Il est plus difficile de le suivre dans le parking sans être visible. Je reste bien derrière, l’air d’hésiter sur l’allée que je veux prendre, tandis que lui avance avec assurance puis tourne à droite et se gare assez loin du bâtiment principal, à une demi-douzaine de places de la voiture la plus proche. A-t-il peur que des gens montant dans leur voiture à côté de la sienne la lui abîment ou la lui cabossent ? Je crois que ça lui ressemblerait.
Je trouve une place plus proche du bâtiment, puis je m’arrête et sors mon bloc et mon stylo, comme si j’avais choisi ce moment-là pour faire ma liste d’achats. Je le sens qui avance par ici, puis je le vois nettement, d’abord dans le rétro de droite, puis dans le rétro du milieu, puis dans le rétro de gauche.
S’il vous plaît. Faites que celui-ci ne soit pas aussi atroce qu’Everett Dynes.
Lorsqu’il est presque au bout de la rangée de voitures garées, je sors enfin de la Voyager, je la ferme à clé, et je le suis. Il traverse les allées qui séparent le parking du centre commercial, et je ne suis pas très loin derrière lui. Il y a d’autres gens qui marchent par ici, venant de leur voiture. Nous entrons tous dans le bâtiment.
C’est un centre commercial avec une grande allée qui part des portes, bordée des deux côtés par toutes sortes de magasins de chaînes, et se termine par un Dolmen’s de trois niveaux, Dolmen’s étant une chaîne de grands magasins de banlieue qu’on trouve principalement, voire exclusivement, dans les centres commerciaux. Devant le Dolmen’s, l’allée forme un T sur la gauche et sur la droite, avec d’autres boutiques en face des vitrines de mode du grand magasin. Seule la partie du bâtiment abritant le Dolmen’s fait plus d’un étage.
HCE descend la longue allée d’un pas vif. Il a bien l’air de savoir où il va. Aurait-il dans l’idée de s’acheter quelque chose, un petit luxe pour apaiser ses émotions ? Ça ne semble pas être son genre.
Le Dolmen’s, c’est là qu’il va. Les portes automatiques s’ouvrent devant lui, se referment, puis s’ouvrent devant moi, et je le vois, le pas plus vif que jamais, qui avance vers les escalators au milieu du magasin.
Je reste bien en arrière. Il y a pas mal de gens, ici, mais ce n’est pas vraiment bondé, et je ne voudrais pas qu’il se rende compte qu’il me voit chaque fois qu’il tourne la tête.
Non qu’il tourne jamais la tête, en fait. Il est visiblement concentré sur sa destination. Il grimpe l’escalator, et je vois bien qu’il aimerait monter d’un pas vif, seulement la famille nombreuse qui est devant lui, tout le monde sauf Papa, est immobile.
J’attends, j’attends, et je ne m’engage dans l’escalator que lorsqu’il est presque en haut. Alors, tandis que je m’élève, je l’entrevois tout juste qui revient sur ses pas et repart vers le deuxième escalier roulant.
Oui. Au moment où je sors de l’escalator et oblique moi aussi vers le deuxième, j’entrevois sa main et un bout de son costume sombre qui montent.
Il est en haut quand j’atteins le bas de l’escalator, et je le vois qui prend à gauche. Je monte l’escalier roulant, glissant rapidement vers le haut, et quand j’arrive en vue du deuxième étage, je ne l’aperçois plus nulle part.
Ce n’est pas un problème. Je l’ai vu tourner à gauche, vers l’arrière du magasin, et il n’y a pas tellement de rayons par ici. Je vais le repérer d’une seconde à l’autre.
Seulement je ne le repère pas. J’avance le long de cette allée de gauche en regardant des deux côtés, comme si je cherchais quelque chose à acheter, et pas un homme à tuer, et il n’est nulle part. Le dernier rayon est le prêt-à-porter pour hommes, des présentoirs de vestes de costumes et de vestons sport le long de deux murs à angle droit ; il n’est pas là non plus.
Mais où est-il donc passé ? Je ne suis pas encore inquiet, parce que, quel que soit ce qu’il est venu chercher, ça lui prendra au moins quelques minutes à choisir et à acheter. Il est dans ce périmètre à ce niveau-ci du magasin ; je le trouverai.
Je suis encore debout au milieu du rayon hommes, à regarder de gauche et de droite, hésitant sur l’itinéraire que je vais prendre, quand HCE en personne sort par une porte complètement dans le coin, entre les présentoirs de costumes et de vestes. Il me voit, sourit, et avance au pas vers moi, et me voilà stupéfait, effrayé et prêt à m’enfuir. Je réalise alors qu’il porte maintenant une plaque d’identification ovale bleue et blanche, Dolmen’s est inscrit dans la moitié supérieure, et en-dessous « Mr Exman ».
Il travaille ici. C’est un vendeur de costumes, c’est pourquoi son propre costume est si bien coupé. C’est un vendeur de costumes et je suis un client.
« Monsieur ? » fait-il, les mains jointes, en me gratifiant d’un sourire radieux qui, je le sais, est contraire à sa nature et répugne sans doute à son âme.
Je ne peux pas rester à le regarder comme ça. Il faut que je fasse preuve de rapidité d’esprit, il faut que je gère la conversation avec souplesse, je ne dois pas avoir l’air étonné, ou coupable, ou effrayé. Je dois être transparent, un client banal, devant un vendeur. « Je regarde, dis-je. Merci.
— Si je peux vous aider, dit-il avec ce sourire, vous pourrez me trouver par là. »
Il n’y a pas d’autres clients dans ce rayon pour le moment, et pas d’autres vendeurs en vue. Nous sommes seuls ici, mais cela ne me sert à rien. « Oui, oui, merci », dis-je. Je ne veux pas qu’il se souvienne de moi.
Quoique. Attendez. Si. Je réfléchis, maintenant, et d’un coup je vois les possibilités. Je lui rends son sourire, je ne m’écarte pas, et je dis : « C’est une veste sport dont j’ai besoin, pour l’été, mais je ne peux pas la choisir moi-même, il faut que ma femme soit avec moi. Donc là, je jette juste un coup d’œil.
— Oui, bien sûr », dit-il en hochant la tête, partageant mon expérience de mâle. « Nous devons toujours écouter nos femmes.
— Elle est professeur, je lui explique, de sorte qu’aujourd’hui elle travaille, mais je pourrais revenir avec elle demain.
— Bonne idée », répond-il, là-dessus il glisse deux doigts dans sa poche intérieure de veste et en sort une carte de visite. « Je serai là, dit-il en me tendant la carte. Si vous ne me voyez pas, demandez-moi. »
Ce genre de boulot est principalement rémunéré à la commission, bien sûr. Je prends la carte et je la regarde : et elle est comme son badge, avec le nom du magasin en gros en haut et son nom à lui imprimé en dessous. Sur la carte, en bas à droite, est également inscrit : « Attaché commercial ». Je hoche la tête en regardant la carte, puis HCE. « Je reviendrai », lui promets-je. Je passe alors la carte dans ma main gauche, et tends la droite en disant : « Hutcheson.
— Mr Hutcheson », dit-il, content.
Nous nous serrons la main.
Je m’éloigne, la tête soudain pleine d’idées. Je mets sa carte dans ma poche, en me disant que je ne dois pas oublier de la jeter bientôt. Entre-temps, j’ai des choses à faire, à commencer par passer un coup de fil.
Il y a une rangée de cabines téléphoniques juste dans l’entrée principale du magasin, à côté du grand panneau donnant les horaires d’ouverture de Dolmen’s ; le vendredi c’est « 12 h à 21 h ». Je jette la carte d’HCE dans la poubelle qui se trouve là, je vérifie dans mes poches que j’ai suffisamment de monnaie, et j’entre dans une cabine, d’où j’appelle Marjorie, à la maison. Nous disons tous les deux allô, puis je demande : « Est-ce qu’on pourrait dîner tôt ce soir ? » D’habitude, nous dînons vers sept heures, sept heures et demie.
« Je pense, oui, dit-elle. Vers quelle heure ?
— Eh bien, j’ai rencontré par hasard un type avec qui j’étais à Halcyon. Il a une idée, une sorte d’affaire qu’il pense que nous pourrions monter. »
Sceptique – à juste titre – elle dit : « Tu crois que c’est valable ?
— Je sais pas encore. Il veut me montrer ça chez lui ce soir, les études qu’il a faites et tout.
— Est-ce qu’il veut que tu investisses quelque chose ?
— Je ne sais pas non plus. » Je ris, et j’ajoute : « Si c’est ça, il se trompe de cible.
— Ça c’est sûr, dit-elle. À quelle heure voudrais-tu partir ? »
12 h à 21 h. HCE a commencé tard, presque à quatorze heures trente, donc il restera sûrement jusqu’à la fermeture du magasin. « À sept heures, dis-je.
— On dînera à six heures.
— Merci, chérie », dis-je, et je raccroche.
Et maintenant, j’ai des courses à faire. Si vous voulez tuer quelqu’un, vous pouvez trouver tout ce qu’il vous faut dans un centre commercial.