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La New York State Thruway est une route à péage chère. De New York, elle monte vers le nord jusqu’à Albany, puis tourne à l’ouest en direction de Buffalo. Dans ce tronçon ouest, elle longe la Mohawk River et le Canal Érié par le sud. Juste au nord de la rivière et du canal, il y a une route d’État, la Route 5, qui est plus petite et a davantage de virages, mais qui ne coûte rien. Je suis sur la Route 5.

Je n’ai jamais fait le Viêt-Nam. Jusqu’au moment où j’ai tué Herbert Everly, je n’avais jamais vu d’être humain mort de mort violente. Cela m’énerve que Dynes, ce vieil EBD, se sente obligé de mettre dans son C.V. qu’il a fait le Viêt-Nam. Et alors ? Le monde est-il censé lui devoir un gagne-pain, un quart de siècle plus tard ? Cela fait-il de sa cause un cas particulier ?

J’ai été envoyé en Allemagne après avoir fait mes classes. Nous faisions partie d’une section de communications dans une petite base située à l’est de Munich, au sommet d’une colline couverte de pins. Ça devait être un contrefort des Alpes, j’imagine. Nous n’avions pas grand-chose à faire, à part tenir notre matériel radio en état de marche, juste au cas où les Russes attaqueraient, ce qui de l’avis de la plupart d’entre nous n’allait pas se produire. De sorte que mes dix-huit mois d’armée en Allemagne se passèrent à travers un brouillard de bière, à Mootown, que certains d’entre nous appelaient Munich, je ne sais vraiment pas pourquoi.

Mootown. Et pendant que les gars, au Viêt-Nam, appelaient un kilomètre un « click » – « On est à dix clicks de la frontière » – nous autres en Allemagne les appelions toujours des K – « On est à dix K de cette bonne gasthaus » –, même si l’influence vietnamienne nous touchait et si, en Europe aussi, les K devenaient des clicks. Personne ne voulait aller au Viêt-Nam, mais tout le monde voulait passer pour quelqu’un qui a fait le Viêt-Nam.

Comme cet enfoiré d’EBD. Vingt-cinq ans plus tard, et il nous la ressert encore.

Un jeudi de mai en milieu de matinée, il n’y a pas tellement de monde sur la Route 5, et ma moyenne est bonne. Pas tout à fait aussi bonne que celle des gros camions que je vois de temps en temps de l’autre côté de la rivière, sur l’autoroute, mais suffisamment bonne. Les petites villes que je passe en chemin – Fort Johnson, Fonda, Palatine Bridge – me ralentissent un peu, mais pas longtemps. Et le paysage est superbe, avec la rivière qui serpente entre les collines et scintille au soleil de printemps. C’est une belle journée.

C’est presque toujours la rivière qui est là sur ma gauche, mais certaines portions sont visiblement modelées par l’homme, ou modifiées par l’homme, et il doit s’agir des vestiges de l’ancien Canal Érié. L’État de New York est plus grand que ne le pensent la plupart des gens, puisqu’il fait bien cinq cents kilomètres de large d’Albany à Buffalo, et aux premiers jours de notre pays, ce cours d’eau à ma gauche était le principal accès au cœur de la nation. Au temps où il n’y avait pas grand-chose en matière de routes.

À cette époque, les grands vapeurs d’Europe pouvaient entrer dans le port de New York, puis remonter l’Hudson jusqu’à Albany, et décharger là-bas. Alors les bateaux fluviaux et les péniches prenaient le relais, transportant les marchandises et les personnes sur la Mohawk River et le Canal Érié jusqu’à Buffalo, où ils pouvaient entrer dans le lac Érié, pour ensuite traverser complètement les Grands Lacs, jusqu’à Chicago ou le Michigan, voire emprunter des rivières vers le Sud et aboutir au Mississippi.

Il y a quelques années, je regardais une émission à la télé, et le journaliste a qualifié quelque chose de « technologie transitoire ». C’était des chemins de fer qu’il parlait, je crois. D’un truc. Apparemment, une technologie transitoire, c’était l’ancienne façon, malcommode, dont on faisait les choses avant d’arriver à la façon dont on les fait aujourd’hui, qui est facile et logique. Et l’idée qui en découlait, c’était : regardez tout le temps, l’énergie et l’argent investis dans ce qui n’était qu’un bouche-trou temporaire – ponts ferroviaires et canaux.

Mais tout est technologie transitoire, c’est ce que je commence à comprendre. C’est peut-être ça qui rend la vie impossible parfois. Il y a deux cents ans, les gens savaient avec certitude qu’ils mourraient dans le même monde que celui où ils étaient nés, et il en avait toujours été ainsi. Mais plus maintenant. Le monde ne se contente pas de changer, de nos jours, il est en bouleversement constant. Nous sommes comme des puces vivant sur le dos d’un Dr Jekyll qui serait en permanence au milieu de sa transformation en Mr Hyde.

Je ne peux pas modifier les données du monde où je vis. Ce sont les cartes que j’ai reçues, et je ne peux rien y faire. Tout ce que je peux espérer, c’est de jouer cette main mieux que tous les autres. Quel qu’en soit le prix.

À Utica, je prends la Route 8. Elle va jusqu’à Watertown et la frontière canadienne, mais moi non. Je m’arrête à Lichgate.

Une ville industrielle sur la Black River. La prospérité et l’usine ont quitté cette ville depuis longtemps ; encore une technologie transitoire. Qui sait ce qu’on fabriquait dans cette grande bâtisse de briques, qui moisit maintenant au bord de la rivière. La rivière quant à elle est étroite mais profonde, très noire, et traversée par une douzaine de petits ponts, tous datant d’au moins soixante ans.

Des bouts du rez-de-chaussée de la vieille usine ont été maintenus plus ou moins en vie, convertis en commerces – antiquités, café, carterie, plus un musée du comté. Des gens qui font semblant de travailler, maintenant qu’il n’y a plus de travail.

Mon atlas routier ne comprend pas de plan de Lichgate. Il est une heure passée quand j’arrive en ville, je commence donc par déjeuner au Red Brick Cafe, niché dans un coin de la vieille usine, puis j’achète une carte du secteur à la carterie qui est un peu plus loin.

(Je sais qu’il serait plus facile de demander simplement où se trouve Nether Street, mais quel est le risque qu’on se souvienne de moi comme l’étranger qui a demandé le chemin de Nether Street juste avant le meurtre de Nether Street ? Un risque très fort, je dirais. L’idée de voir mon portrait-robot à la télé, réalisé à partir de descriptions de témoins oculaires, n’est pas très séduisante.)

À cause de son nom, « Rue Basse », j’aurais cru que Nether Street longeait la rivière, vu que c’est là l’endroit le plus bas de la ville, mais je vois sur la carte que c’est une rue qui borde la lisière sud de l’agglomération et rejoint la rivière par l’est. Lorsque j’y vais, je vois que la colline sur laquelle est bâtie Lichgate descend en pente vers le sud, dans ma direction, et Nether Street est ainsi nommée parce qu’elle longe le pied de cette colline.

Cette zone n’est ni une banlieue ni la campagne, mais une véritable ville, c’est une zone résidentielle, vieille et solidement bâtie, avec des maisons datant presque toutes d’une centaine d’années, de l’époque où l’usine produisait encore ce qu’elle pouvait bien produire. Il y a des maisons à un étage qui s’étalent sur de petits terrains, pour la plupart en pierre du pays, avec de vastes galeries et des toits très pentus à cause des hivers très neigeux.

Quand ces maisons furent construites, ce devait être les directeurs qui vivaient ici, les cadres moyens de l’usine, même si je ne pense pas qu’on les appelait cadres moyens à l’époque. Mais c’est d’eux qu’il devait s’agir, avec les commerçants et les dentistes. Une vie solide et confortable dans un quartier stable. Aucun de ces gens n’aurait pensé une seule seconde vivre dans un monde transitoire.

Au 264, la maison est comme ses voisines : large, massive et en pierre. Ici, il n’y a pas de boîtes aux lettres le long de la route, mais des fentes pour le courrier dans les portes d’entrée ou de petites boîtes aux lettres en fer accrochées à côté de la porte. Le facteur doit faire sa tournée à pied. Et la route est plutôt étroite.

Il y a cependant un trottoir, et la première fois que je descends le pâté de maisons, un père se sert de ce trottoir pour apprendre à sa fille, effrayée mais courageuse, à faire du vélo. Je les vois, et je me dis : « Faites que ce ne soit pas EBD. » Mais dans le C.V. il se décrivait comme ayant « trois enfants bientôt adultes ».

La plupart des maisons possèdent des garages ; ils ont été ajoutés quelques décennies plus tard et sont le plus souvent à côté ou derrière la maison et non rattachés à elle, même si ça et là, à cause de ces hivers rigoureux, les gens ont construit des passages couverts reliant l’habitation au garage.

Le 264 a un garage séparé, d’un vieux modèle, avec deux grandes portes qui s’ouvrent vers l’extérieur, bien qu’elles soient fermées pour le moment. Il est à droite de la maison et juste derrière, avec une allée goudronnée qui s’effrite par endroits, et qui a besoin d’être retapée depuis un bail. Dans l’allée, il y a une Toyota Camry orange, vieille de quelques années. Personne en vue dans les parages.

À quelques maisons de là, en se rapprochant de la rivière. Nether Street traverse une grande route nord-sud, et il y a là une station-service. Je m’y arrête, je fais le plein, et je me sers du téléphone à pièces pour appeler EBD.

Une voix masculine répond, à la troisième sonnerie :

« Allô ? »

M’efforçant de prendre une voix très joyeuse et cordiale, je dis :

« Salut, Everett ?

— Oui, bonjour, dit-il.

— C’est Chuck, dis-je. Bon sang, Everett, j’ai bien cru que je n’allais jamais te retrouver.

— Excusez-moi, dit-il. Qui ?

— Chuck. Everett ? C’est bien Everett Jackson ?

— Non, je suis désolé. Vous vous trompez de numéro.

— Oh, zut, dis-je. Je suis désolé, excusez-moi.

— Y a pas de mal. Bonne chance », dit-il.

Je raccroche, et je retourne à la Voyager.

Il n’y a pas de problème pour se garer dans ce quartier. Les voitures garées prennent la moitié de la place, sur le côté ouest, en tournant le dos à la rivière, comme c’est mon cas maintenant. Il n’y a aucun stationnement de l’autre côté, où se trouve la maison d’EBD, car la rue n’est pas si large que ça. Elle date sans doute d’avant l’automobile.

Le cheval : une technologie transitoire.

Je me gare à presque une rue du 264, devant une maison avec un panneau « À vendre » sur la pelouse et pas de rideaux aux fenêtres. Aujourd’hui je n’essaie pas de passer pour un acheteur potentiel, simplement je ne veux pas qu’une ménagère me zyeute de derrière ses stores en se demandant qui est cet homme, assis comme ça dans sa voiture, devant sa maison.

EBD est chez lui. Tôt ou tard il va sortir. Le Luger est sous l’imper sur le siège passager. S’il part au volant de sa Camry, je me rangerai à sa hauteur à un feu rouge et je l’abattrai depuis la voiture. S’il sort pour tondre sa pelouse, je traverserai la rue et je l’abattrai là. D’une façon ou d’une autre, lorsqu’il sortira, je l’abattrai.

En route, pendant tout le temps de ce long trajet, je n’ai jamais pensé à EBD ni à ce que j’avais à faire ici. J’ai juste pensé aux forces historiques et à ce genre de trucs. Mais maintenant, assis dans la Voyager à surveiller sa maison, je ne pense qu’à EBD. Régler ça vite fait bien fait, et en finir. Me débarrasser du mauvais goût que l’expérience Ricks m’a laissé en bouche. Que ce coup-ci soit simple, comme Everly.

*

Quatre heures moins le quart. Père, fille et bicyclette sont partis depuis longtemps. Le facteur a descendu le pâté de maisons en poussant son chariot à trois roues muni d’une longue poignée. Des nuages sont arrivés de l’ouest, et il commence à faire frais dans la Voyager.

Je suis patient. Je suis un léopard tapi dans l’ombre d’un rocher. Je peux rester là, sans bouger, jusqu’à ce que vienne la nuit. Alors, quand il fera noir, s’il n’est toujours pas sorti de sa maison, j’irai le débusquer.

C’est-à-dire que je ferai le tour de la maison à pied, je regarderai par les fenêtres, je le trouverai et je l’abattrai. Je n’entrerai pas à proprement parler dans la maison, à moins que ce ne soit absolument nécessaire, et même en ce cas, je serai d’une extrême prudence. Je n’ai aucune envie de rencontrer la femme, ou les trois enfants bientôt adultes.

Je m’adapterai aux circonstances, mais je suis déterminé…

Du mouvement au 264. La porte s’ouvre, cachée par l’ombre du grand toit de la galerie. Un homme en sort, s’arrête pour appeler quelqu’un à l’intérieur, ferme la porte, descend de la galerie. Il s’arrête là, sur l’allée en dalles d’ardoise qui divise sa pelouse, et lève les yeux. Pleuvra-t-il ? Il rajuste le col de son coupe-vent, enfonce plus solidement sa casquette. Il continue jusqu’à la rue, tourne et vient par ici.

C’est mon homme, EBD. Le bon âge, sortant de la bonne maison. Il marche vers moi, sur le trottoir d’en face. Je peux attraper le Luger, le plaquer contre ma jambe, traverser la rue, lui demander mon chemin. Il se tournera pour donner des indications, en levant la tête. Je lui tirerai dans l’œil le plus proche.

J’ai la main gauche sur la poignée de la portière, la droite qui se glisse sous l’imper pour attraper le Luger. À la moitié du pâté de maisons, EBD interrompt sa marche et fait un signe de la main. Il s’arrête. Il parle.

Fronçant les sourcils, je scrute, et j’aperçois maintenant un couple assis sur sa galerie. Je ne les avais pas du tout remarqués avant. Est-ce qu’ils sont là depuis le début ? Cette lumière ne facilite pas la tâche, avec le soleil qui s’est couché.

Je ne peux pas faire ça devant témoins. Ma main gauche lâche la poignée, la droite ressort vide de sous l’imper.

En face, EBD porte la main à sa casquette et repart. Il passe devant moi, sur l’autre trottoir, pas de voitures garées de ce côté-là pour me barrer la vue. C’est un homme de grande taille, émacié, aux épaules voûtées. Il a la tête projetée en avant et les yeux baissés, de sorte qu’en marchant, il voit le trottoir directement devant lui. Il a les mains dans les poches de son coupe-vent.

Ces gens sur la galerie, un couple, je crois. Encore là. Quand je démarrerai, ils me remarqueront. Je dois attendre ici aussi longtemps que possible, il faut que j’essaie de réduire les risques de rapprochement entre le passage d’EBD et le départ de cette voiture.

Je vois EBD dans mon rétroviseur extérieur, qui s’éloigne d’un pas ferme. Il a déjà parcouru plus d’un demi-pâté de maisons, maintenant, et il continue à la même cadence. Je peux prendre le risque de le perdre de vue une minute ou deux.

Je démarre la Voyager. Sans regarder les gens sur la galerie, j’avance, dans la direction opposée à EBD. Je roule jusqu’au coin, vivement mais pas comme un dingue, et là je tourne à droite. Je descends rapidement ce pâté de maisons et tourne de nouveau à droite, puis une troisième fois à droite, ce qui me ramène à Nether Street.

Il n’y a que quelques rues importantes qui continuent par ici, dans le sens nord-sud ; les autres, y compris celle où je me trouve, se terminent à Nether. Je m’arrête au stop qui est là, puis j’amorce mon virage à gauche dans Nether, et voilà EBD, parfaitement visible, qui marche toujours, droit devant.

Là où j’ai fait le plein et passé mon coup de fil, plus haut sur la droite, se trouve l’intersection avec la Route 8, ma route du nord. À la diagonale de la station-service, il y a un snack. Je peux me garer sur le parking, et filer EBD à partir de là. Jusqu’où peut-il bien aller, à pied ?

Je le dépasse lentement, toujours au volant de ma voiture, et il va son chemin méthodiquement, juste comme un homme qui a une destination mais qui n’est pas vraiment pressé d’y arriver. Je continue.

Le snack, qui s’appelle le Snowbird, donne sur la Route 8 ; devant se trouve un parking goudronné qui se prolonge sur le côté gauche, en s’éloignant de Nether Street. Il y a un feu au carrefour, il est rouge quand j’arrive. Je m’arrête et j’attends.

Dans mon rétroviseur, EBD traverse Nether Street en diagonale derrière moi et continue d’approcher.

Le feu passe au vert. Je tourne à gauche sur la Route 8 puis à droite pour me garer sur le parking du snack. Je vais sur le côté, et je choisis une place d’angle sur le devant, d’où je peux surveiller le carrefour. Le parking est presque vide.

Je coupe le contact et relève les yeux au moment où, de nouveau, le feu passe au rouge pour la Route 8 ; EBD traverse la route. On dirait presque qu’il vient vers moi.

Non. Il va au snack. Il traverse le parking, monte trois marches de briques, pénètre dans le vestibule vitré – sûrement construit en raison des hivers rigoureux de la région – puis je le vois qui pousse la porte intérieure et entre.

Bon, voilà qui est facile. Il est venu prendre un repas tardif ou un en-cas de milieu d’après-midi. Quand il aura fini, je le verrai ressortir dans le vestibule. J’aurai le temps de lancer le moteur, de baisser la vitre et d’attraper le Luger. Lorsqu’il descendra les marches de briques, j’approcherai en voiture et je m’arrêterai devant lui. Je l’appellerai par son nom, et quand il me regardera, je l’abattrai.

Le parking a des sorties aussi bien sur Nether Street que sur la Route 8. Selon le côté qui aura le feu vert, après que j’aurai abattu EBD, je prendrai l’une ou l’autre de ces sorties, et je foncerai par la Route 8. Aucun témoin n’aura idée de ce qui s’est passé.

Je serai rentré pour le journal de vingt-trois heures.

*

Seize heures cinquante. Ça fait presque une heure qu’il y est. Est-ce qu’il a une petite amie là-dedans ? Combien de temps encore vais-je devoir attendre ? Combien de temps peut-on passer dans un snack, en plein après-midi ? Il n’avait pas de journal à la main, mais j’imagine qu’il pouvait avoir un livre de poche dans son coupe-vent. Peut-être que sa femme fait le ménage, et qu’il a accepté de s’absenter quelques heures de la maison.

Il faut que je découvre ce qui se passe. Je vérifie que le Luger est complètement dissimulé par l’imper, puis je sors de la Voyager, pour constater que le temps s’est considérablement rafraîchi, un vent vif déferle de l’ouest par Nether Street. Je ferme la voiture à clé, et j’entre dans le snack. Il n’est pas là.

Je connais un fol instant de perturbation, comme dans un mélodrame. Il s’est éclipsé par une porte arrière et il a sauté dans une voiture qui attendait et il est parti…

Faire quoi ? Un rendez-vous secret avec cette petite amie que je lui avais attribuée plus tôt ? Dévalise-t-il des banques en attendant qu’un nouveau boulot se présente ? (J’y avais moi-même songé.)

Est-il à mes trousses ?

Tout cela est ridicule. Sans l’ombre d’un doute il est aux toilettes. J’aperçois le panneau indiquant les W.-C. sur la gauche, aussi je vais à droite, trouve une place au comptoir et sors la carte du présentoir en métal qui fait saillie.

Il n’y a que cinq personnes dans la salle, trois solitaires qui boivent du café au comptoir, et un couple âgé qui dîne dans un box. Je me dis, quand il sortira des toilettes, pourquoi ne pas l’abattre ici ? Qui serait capable de m’identifier, sous l’effet du choc et de la soudaineté ? Il faudra que je retourne à la Voyager, que je prenne le Luger, mette l’imper – il fait suffisamment frais de toute façon – puis que je revienne, que j’attende qu’il sorte des W.-C., et que j’agisse aussitôt.

Non. Attendre. Attendre qu’il se soit rassis, quelle que soit sa place, ce serait le mieux.

Il sort par la porte battante derrière le comptoir. Il porte un tablier vert et tient une assiette de poisson-frites, qu’il dépose devant un client plus loin sur ma gauche.

Il travaille ici.

J’en suis tellement abasourdi que je suis toujours assis là quand il arrive à ma hauteur.

« Bonjour », dit-il. Il a un sourire agréable. Il a l’air d’un type sympa, décontracté, le regard honnête.

Cadre moyen, et il fait le service dans un snack. Ce n’est pas ça qui payera le prêt de cette maison à trois rues d’ici. Je suis sûr que ça aide, de la même façon que les journées que Marjorie passe au cabinet du Dr Carney aident, mais pas suffisamment. Et ce n’est pas la même chose que de récupérer sa vraie vie.

Je suis encore abasourdi. Je ne sais pas quoi faire, quoi penser, quoi dire, où regarder. Il me sourit toujours :

« Vous savez ce que vous voulez ?

— Pas encore. » Je bafouille. « Donnez-moi une minute.

— Bien sûr », dit-il, et il s’éloigne le long du comptoir pour demander à un autre client s’il veut encore du café. La réponse est oui, et il tend la main vers la cafetière en verre.

Ne fais pas leur connaissance. C’est ce que je m’étais dit lorsque j’ai commencé. Avant que je ne commence. Ne fais pas leur connaissance, ça n’en sera que plus dur de faire ce que tu as à faire. Ce sera impossible de faire ce que tu as à faire.

Il est serveur dans un snack. C’est tout ce qu’il est. Je ne le connais pas, je n’ai pas à le connaître, je ne vais pas le connaître.

Il est de retour :

« Choisi ?

— Je, euh, je vais prendre le B-L-T. Avec des frites. »

Grand sourire :

« C’est servi avec des frites. On est très forts sur le B-L-T. On le sert avec des frites, une salade de chou et une rondelle de cornichon. C’est bon ?

— Ça paraît bien, dis-je.

— Et du café ?

— Oui. J’oubliais. Exact. Du café. »

Il s’en va dans la cuisine, et je lutte pour reprendre mon sang-froid. Il n’a encore rien remarqué, du moins rien qu’il ne puisse mettre sur le compte de l’abrutissement de l’autoroute, l’effet de plusieurs heures à rouler seul.

Mais que vais-je faire maintenant ? Jusqu’à quand travaille-t-il ? Vais-je devoir passer huit heures assis dans la Voyager sur ce parking ? Six heures ? Douze heures ?

Il sort par la porte battante, va chercher tasse, soucoupe, cuiller et la cafetière en verre, apporte le tout ici, me sert un café.

« Le lait et le sucre sont là, sur le comptoir.

— Merci. »

Il remet la cafetière sur sa plaque électrique pendant que j’ajoute du lait à mon café. Puis il revient, s’appuie au comptoir derrière le bar, croise les bras, m’adresse un sourire amical, me dit :

« De passage ? »

Il m’est détestable d’avoir à le regarder, à lui parler, mais que puis-je faire d’autre ?

« Ouais, dis-je. En gros. » Et alors, parce que je commence à me rendre compte que ça ne va pas être aussi rapide que je l’avais espéré, j’ajoute : « Est-ce qu’il y a un motel dans le coin ?

— Aucune des chaînes. Pas près d’ici, en tout cas.

— Je n’ai pas besoin d’une chaîne. Je n’aime pas trop les chaînes.

— Moi non plus. On a l’impression qu’il n’y a pas de dimension humaine. »

Bon sang, je ne veux pas de dimension humaine entre nous, mais que puis-je faire ?

« C’est vrai », dis-je, dans le simple espoir de couper court à la conversation.

Il décroise les bras, pointe du doigt vers ma droite en levant la tête. Je regarde son œil le plus proche. J’aimerais avoir le Luger sur moi maintenant, j’aimerais en finir maintenant. « À deux kilomètres au sud, environ, dit-il, sur la Route 8, il y a un endroit qui s’appelle Dawson’s. Je n’y suis jamais allé moi-même, bien sûr, je suis du coin, vous savez, mais on m’a dit que c’était pas mal.

— Dawson’s, dis-je. Merci. »

Je détourne le regard, mais je le sens qui m’observe, qui m’examine. Et il dit : « Vous cherchez du boulot ? »

Surpris, je ramène les yeux sur lui, et il a l’air d’une compassion si naturelle que je lui dis la vérité : « Oui. Comment vous le savez ?

— Je suis passé par là. » Il hausse les épaules. « J’y suis toujours, en fait. Je peux le voir chez les autres.

— C’est pas facile, dis-je.

— Pas par ici, en tout cas. Je suis désolé de devoir vous dire ça, mais c’est vrai qu’il ne se passe pas grand-chose par ici. » D’un geste il désigne son territoire, son côté du comptoir. « J’ai eu de la chance de trouver ça. »

C’est une occasion d’avoir la réponse à ma question. Je dis : « Vous faites un plein temps ?

— Presque, dit-il. Huit heures par jour, quatre jours par semaine. De quatre heures à minuit. »

Huit heures. De quatre heures à minuit. Il sortira à minuit. Dans le noir, je ne verrai pas son visage, il pourra s’agir de n’importe qui. Dans le noir, je l’abattrai. « Enfin, c’est toujours quelque chose », dis-je en parlant du boulot.

Il sourit, mais secoue la tête.

« Pas mon créneau habituel, dit-il. J’ai fait vingt-cinq ans de papeterie. »

Je fais l’ignorant et je demande : « Librairie-papeterie ?

— Non, non », répond-il en secouant la tête, l’air amusé. « La fabrication du papier.

— Ah.

— J’ai été représentant, puis directeur. Des années en chemise blanche et cravate. Et puis un jour, je me suis fait virer.

— Ça arrive », dis-je, et il y a un tintement en provenance de la cuisine. Et je me surprends à dire, même si je ne devrais pas prolonger cette conversation, vraiment je ne devrais pas : « Ça m’est arrivé aussi.

— Ça doit être pour vous », dit-il en parlant du tintement dans la cuisine. Il s’en va, et je prends cette minute de répit pour me dire que je ne peux pas me laisser embarquer dans ce truc, je ne peux pas me permettre que nous ne soyons que deux types ordinaires en train de débattre des nouvelles du monde. Il faut que je maintienne une distance ; pour ma propre santé mentale, il faut que je maintienne cette distance. Pour mon avenir. Pour tout.

Et en dehors de toutes les autres considérations, je lui ai déjà menti, j’ai fait semblant de ne rien savoir de l’industrie du papier parce que je ne voulais pas qu’il réfléchisse à la coïncidence de ma présence ici, d’un type qui a le même parcours professionnel que lui. Mais cela signifie que je ne peux pas laisser cette conversation se prolonger. Que vais-je faire, m’inventer une biographie complètement différente, dans un secteur complètement différent ?

Il revient, avec mon B-L-T et tous les accompagnements sur une grande assiette ovale en épaisse porcelaine blanche, et il la dépose devant moi. « Je vous ressers ? » Ma tasse est à moitié pleine. « Pas encore, dis-je. Merci.

— Pas de quoi. »

Il part s’occuper d’autres clients, et je mordille mon B-L-T. Je n’ai pas faim, en partie parce que j’ai mangé il y a quatre heures à peine, mais surtout à cause de la situation. J’ai envie d’être loin d’ici, et en route pour chez moi. Mais j’ai besoin que ceci soit fini, ensuite je serai loin d’ici, et en route pour chez moi.

Il est de retour, et il reprend cette position, bras croisés, adossé à l’arrière du comptoir. « Dans quelle branche étiez-vous ? » me demande-t-il.

Je panique juste une seconde, mais ensuite je dis : « Fournitures de bureau » car j’ai effectivement quelques souvenirs de cette industrie, depuis mes premières années de représentant pour Green Valley Paper & Pulp. « Bloc-notes, feuilles de commande, formulaires de comptabilité, des choses de ce genre. J’étais cadre moyen, je dirigeais la chaîne de fabrication. » Là, je me force à glousser, et j’ajoute : « Si ça se trouve, on était clients chez vous.

— Pas chez nous, dit-il. Nous fabriquions des papiers spéciaux, à usage industriel. » Un autre sourire, un autre hochement de tête. « Très ennuyeux, quand on n’est pas de la branche.

— Ça vous manque sans doute », dis-je, parce que je sais que oui, et que je ne peux pas m’empêcher de le dire.

« Oui », acquiesce-t-il, mais ensuite il hausse les épaules. « C’est un crime, dit-il, ce qui se passe ces temps-ci.

— Les licenciements, vous voulez dire ?

— Les compressions, les réductions de personnel. Tous ces euphémismes nuls qu’ils emploient.

— Moi, ils m’ont dit que mon poste avait cessé de progresser.

— Elle est bonne, celle-là, convient-il.

— Je me suis tout de suite senti mieux. » Je tiens le sandwich, un quart triangulaire du sandwich, mais je ne mange pas.

« Vous savez, reprend-il, j’y ai réfléchi. Je n’ai pas eu grand-chose à faire, ces quelques dernières années, à part réfléchir, et je crois que cette société est devenue folle.

— Toute la société ? » Je hausse les épaules. « Je croyais que c’était seulement les patrons.

— De laisser les patrons faire ça, dit-il. Vous savez, il y a eu des sociétés, comme les peuples primitifs d’Asie et ce genre-là, ils abandonnaient des nouveau-nés dans les collines pour les tuer, pour ne pas avoir à les nourrir et à s’occuper d’eux. Et il y a eu des sociétés, comme les premiers Eskimos, qui mettaient leurs grands vieillards sur des icebergs pour qu’ils dérivent et meurent, parce qu’ils ne pouvaient plus s’en occuper. Mais là, c’est la première société qui prend ses gens les plus productifs, dans la fleur de l’âge, au top de leurs capacités, et qui les bazarde. J’appelle ça de la folie.

— Je crois que vous avez raison, dis-je.

— J’y pense tout le temps, dit-il. Seulement vous faites quoi ? Ça me dépasse.

— Vous devenez fou vous aussi, j’imagine. »

Cela me vaut un grand sourire de sa part. « Vous me montrez comment, dit-il, et je le ferai. »

Nous gloussons de conserve, et il s’en va faire l’addition du couple âgé.

Pendant son absence, je me force à manger l’essentiel de ce que j’ai commandé et à boire le restant de café. Je ne peux pas supporter cette conversation plus longtemps, je ne peux tout simplement pas.

Lorsque je le vois qui revient le long du comptoir en se dirigeant vers moi, je trace ce gribouillis dans l’air qui signifie que je veux mon addition, il part chercher son carnet de commandes et fait le total.

Il a deux ou trois autres choses à dire, juste pour bavarder, mais je lui réponds à peine. Autant qu’il pense que je suis brusquement pressé. Je règle et je lui laisse un trop gros pourboire, même si c’est stupide, je veux dire, vraiment stupide à tous points de vue.

Au moment où je passe la première porte, il me lance : « À la prochaine. » Je souris, et je fais un geste de la main.

Au moins, il n’a pas proposé de m’héberger.

*

Ils passent Good Vibrations, la vieille chanson des Beach Boys. Good Vibrations, et je flotte dans un bateau transparent sur une mer gris-vert lumineuse, on dirait du liquide vaisselle, c’est terriblement triste, et je suis triste tout le temps, et ensuite je suis réveillé ; je suis au Dawson’s Motel, et la radio s’est mise en marche à vingt-trois heures trente, exactement comme je l’avais programmée. Je me lève, j’éteins la radio et je vais dans la salle de bains pour pisser, me brosser les dents, me laver la figure et me préparer à tuer EBD.

Dawson’s est une maison agréablement vieillotte, avec des lambris de pin noueux, des abat-jour plissés jaune ambré et un parquet de bois dur qui grince quand je me déplace. Le placard est fermé par un rideau vert à impression cachemire en guise de porte, et il y a de nombreux cintres métalliques sur la tringle à l’intérieur. La plomberie est ancienne et fait beaucoup de bruit.

J’ai vu un présentoir avec des brochures de ski à l’accueil, quand j’y suis allé cet après-midi, mais en cette période de l’année, il n’y a pas beaucoup de monde. Le vieil homme à l’accueil était content de voir un client, et encore plus content de voir de l’argent liquide. « J’aime pas beaucoup ces cartes de crédit, m’a-t-il dit, mais j’imagine qu’elles vont rester. »

L’argent liquide : une technologie transitoire.

Je me rends compte que j’entends de la pluie sur le toit du motel. En sortant de la salle de bains, je vais ouvrir la porte, et c’est une pluie régulière qui tombe dehors, il n’y a pas beaucoup de vent, les gouttes vont tout droit et emportent la poussière de la route en traçant des motifs sur la Voyager.

Je referme la porte et je m’habille, mais je ne fais pas mes bagages car je compte revenir ici une fois ma mission accomplie. 11:47 disent les chiffres rouges du radio-réveil. Je mets mon imper et ma casquette, qui ressemble beaucoup à celle d’EBD. Je sors le Luger de mon sac de voyage et je le glisse dans la poche de l’imper.

La porte du motel est suffisamment ancienne pour que je doive la refermer avec la clé quand je sors. Heureusement, le toit fait saillie, de sorte que je ne me mouille pas pendant ce temps. J’ai laissé les lumières allumées dans la chambre, et la lueur à travers les rideaux donne à la pièce un air chaleureux et accueillant. Je serai content d’y revenir.

Il n’y a que deux autres véhicules garés devant le motel, tous deux tournés face aux chambres où dorment leurs propriétaires. L’un est un pick-up avec une plaque d’immatriculation de Pennsylvanie ; j’imagine qu’il s’agit d’un col bleu, un charpentier ou quelque chose de ce genre, à la recherche d’un boulot dans le bâtiment. Je ne sais pas pourquoi je crois ça ; je suppose juste qu’il est rassurant d’imaginer des histoires sur les gens qui vous entourent. Inventer une tribu.

L’autre véhicule est une grosse camionnette qui a été convertie en petit camping-car. Elle a une plaque de Floride, et j’imagine que c’est un couple de retraités. Fini le stress maintenant ; on passe l’hiver en Floride et on prend la direction du nord quand le temps vire à la moiteur étouffante. Pas mal.

Mais ce n’est pas pour moi, pas encore, même si j’en avais les moyens. Ce qui n’est pas le cas. Dieu seul sait si je pourrai jamais me payer ce type de retraite.

Je prends la direction du nord vers Lichgate. Il n’y a pas du tout de circulation, et très peu de lumières en vue. La pluie est régulière et assez drue quand on roule dessous. Cela me ralentit, mais il n’est que minuit moins cinq lorsque j’arrive au feu de Nether Street. Il passe au rouge juste avant que j’arrive, bien sûr.

À ma gauche la station-service est fermée, mais le snack devant moi sur la droite est ouvert. Et, traversant la rue devant moi, de l’autre côté du carrefour, la tête rentrée dans les épaules pour se protéger de la pluie, insuffisamment couvert avec son coupe-vent et sa casquette, voici EBD !

Merde ! merde et merde, il part en avance ! Je suis à l’heure, moi, bon sang !

Dire que ça allait être si facile. J’allais couper mes phares en entrant dans le parking. J’allais attendre près de l’entrée, j’allais le voir sortir dans le vestibule, j’allais avancer et au moment où il descendrait les marches en briques, j’allais braquer le Luger par la vitre et l’abattre. Et voilà.

Mais là il marche, il est à bonne distance du snack, il a déjà passé le carrefour et il descend Nether Street en s’éloignant de moi, les mains dans les poches de son coupe-vent ; il marche d’un pas vif à cause de la pluie, en avançant du côté droit de la rue, le long des voitures garées, encore trois pâtés de maisons pour arriver à la sienne, sur la gauche.

Et toujours cette saleté de feu rouge. Il va passer au vert, maintenant ; je vois le feu qui passe à l’orange du côté de Nether Street. Il n’y a toujours aucun véhicule nulle part, personne en vue, absolument personne dehors par cette pluie.

Je coupe mes phares. Maintenant je suis aussi noir que la nuit, et lorsque le feu passe au vert devant moi, je tourne à gauche.

Il avance d’un pas vif. Il va être difficile de tirer, complètement à droite depuis le côté gauche de la voiture, en conduisant le long des voitures garées, sur un homme dans le noir, et qui marche sous la pluie. Ce serait horrible de le rater, de lui donner l’alerte, de le faire partir en courant, de le faire fuir et appeler aussitôt la police locale. (EBD penserait à téléphoner, il ne serait pas ébranlé comme Ricks, c’est au moins une chose que je peux garantir à son sujet.)

Devant, avec à peine un semblant de coup d’œil par-dessus l’épaule, EBD sort d’entre les voitures garées et traverse la rue en diagonale. Maintenant je sais ce que je dois faire.

J’écrase l’accélérateur. La Voyager fait un bond en avant. EBD est une masse sombre parmi les masses sombres de la nuit, et tout est un peu luisant sous la pluie, tout sauf son coupe-vent mouillé et sa casquette mouillée. La Voyager bondit sur lui comme un renard sur une taupe.

Il sent ma présence. Il tourne la tête. Il fait trop sombre pour que je voie son visage, mais je peux imaginer son expression, et à ce moment-là il bondit, essayant de se projeter complètement sur le trottoir de gauche. La Voyager lui rentre dedans. Mais il était en train de sauter, son poids allait vers le haut, de sorte que son corps ne passe pas sous la voiture mais se colle contre elle, juste devant moi, heurtant presque le pare-brise, étalé là comme un cerf qu’un chasseur triomphant rapporte chez lui.

Je freine brutalement, et il glisse devant la voiture. Je vois ses mains qui agrippent l’air, qui cherchent une prise quelconque, mais il n’y en a aucune. La voiture avance toujours, plus lentement cependant, et il passe en dessous, et je sens de grosses bosses quand je lui roule dessus.

Maintenant je m’arrête. Maintenant je me mets en pleins phares, et je passe la marche arrière pour que les feux arrière s’allument, et je le vois multiplié par trois, dans les trois rétroviseurs, le rétro intérieur, le rétro extérieur à ma gauche, celui qui est tout là-bas sur ma droite, je le vois multiplié par trois et dans les trois rétros, il bouge.

Oh mon Dieu, non ! Il faut qu’il arrête. Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Il se retourne, il essaie de se lever.

Je suis déjà en marche arrière. Maintenant j’accélère et je ferme les yeux, et je sens le beng et beng, et je donne un coup de frein et je dérape, et je pense, non, par pitié, je vais percuter une voiture garée, mais non.

J’ouvre les yeux. Je regarde devant et il est là, dans la lumière des phares, sous la pluie, avec un bras qui bouge sur la chaussée, les doigts qui grattent la chaussée. Il n’a plus sa casquette. Il est recroquevillé, principalement sur le ventre, et il a le front contre la chaussée, la tête agitée de lents soubresauts d’avant en arrière.

Il faut que ça s’arrête maintenant. Je passe en marche avant, je roule lentement, je vise cette tête. Schdoung-beng le pneu avant gauche, oui. Schdoung-beng le pneu arrière gauche, oui.

Je m’arrête. Je passe en marche arrière, et les feux arrière s’allument. Dans les trois rétros, il est immobile.

*

Je pleure quand j’arrive au motel, je pleure encore. Je me sens si faible que j’arrive à peine à tenir le volant, à peine à appuyer le pied sur l’accélérateur et, enfin, sur le frein.

Le Luger est toujours dans ma poche. Il m’alourdit du côté droit, me tire vers le bas et me fait trébucher au moment où je sors de la Voyager pour me diriger vers ma chambre. Puis le Luger me cogne la main, me contrarie, quand j’essaie d’atteindre ma poche de pantalon pour prendre la clé, la clé de la chambre.

Enfin. Je trouve la clé, je l’introduis dans la serrure, j’ouvre la porte. Tout cela principalement au toucher car je sanglote, mes yeux sont pleins de larmes, tout est noyé. Je pousse la porte, et la pièce qui devait être chaleureuse et confortable est sous l’eau, inondée, froide et mouillée à cause de mes larmes. Je sors la clé de la serrure, referme la porte derrière moi, traverse la pièce en titubant. Je me déshabille, en laissant mes vêtements n’importe où par terre.

Les sanglots ne m’ont pas quitté depuis le moment où j’ai fait demi-tour dans Nether Street et contourné soigneusement le corps au milieu de la chaussée. Les sanglots me font mal à la gorge, ils me serrent la poitrine. Les larmes me brûlent les yeux. J’ai le nez bouché, j’arrive à peine à respirer. J’ai les bras et les jambes lourds, ils me font mal comme si j’avais été longuement roué à coups de matraque souple.

Une douche, ça devrait me faire du bien, non ? Une douche fait toujours du bien. Ici, au Dawson’s Motel, la salle de bains a une vieille baignoire à pieds de griffon. Au-dessus, quelque temps plus tard, ont été ajoutés un bec de douche qui dépasse du mur, et un petit anneau pour accrocher un rideau de douche. Quand vous entrez là-dedans et ouvrez l’eau, il suffit de bouger de deux centimètres dans n’importe quelle direction pour toucher le rideau de douche froid et mouillé.

Mais je ne bouge pas. Je suis debout sous le flot d’eau chaude, les yeux fermés, mes larmes coulent encore, ma gorge et ma poitrine sont toujours douloureuses, mais l’eau chaude fait lentement son travail. Elle me nettoie, et elle m’apaise, et enfin je ferme le robinet, j’écarte le rideau de douche trop proche, je sors et je prends toutes les fines serviettes pour m’essuyer.

J’ai cessé de pleurer, maintenant. Je suis simplement épuisé. Le radio-réveil de la table de chevet indique 12:47. Il y a exactement une heure, j’ai quitté cette pièce pour aller tuer Everett Dynes, et maintenant je suis de retour et je l’ai fait. Et je suis épuisé, je pourrais dormir un millier d’années.

Je me couche, j’éteins la lumière, mais je ne dors pas. Je suis tellement las que je pourrais recommencer à pleurer depuis le début, mais je ne dors pas. La scène de Nether Street, dans le noir, sous les phares de ma Voyager, n’arrête pas de repasser dans ma tête.

J’essaie de me rappeler la dernière fois où j’ai pleuré, et je n’y arrive pas ; quelque part dans mon enfance, je suppose. Je ne suis pas bon à ça, la gorge et la poitrine me font toujours mal, j’ai l’impression d’avoir la tête obstruée.

J’essaie de ne pas remuer dans mon lit, j’essaie de faire des choses qui m’aideraient à m’endormir. Je compte jusqu’à cent, puis en sens inverse jusqu’à un. J’essaie d’évoquer des souvenirs agréables. J’essaie de faire le vide complet.

Mais je n’arrive pas à dormir. Et je n’arrête pas de revoir les événements de Nether Street. Et chaque fois que je tourne la tête, le radioréveil indique une heure plus tardive, en chiffres rouges, juste là, sur ma droite.

J’ai dû être fou, perdre la tête. Comment ai-je bien pu faire des choses pareilles ? Herbert Everly. Edward Ricks, et sa pauvre femme. Et maintenant, Everett Dynes. Il était comme moi, ce devrait être mon ami, mon allié, nous devrions œuvrer ensemble contre nos ennemis communs. Nous ne devrions pas nous déchirer à coups de griffes, ici au fond de la fosse, nous battre pour des rogatons tandis qu’en haut, ils rient. Ou pire encore : tandis qu’en haut, ils ne se donnent même pas la peine de nous remarquer.

Lorsque le réveil indique 5:19, je prends ma décision. Il faut que ça cesse maintenant. Il faut que j’avoue tout, que j’expie ce que j’ai fait, que ça s’arrête là.

Je sors du lit. Mon épuisement m’a quitté, je suis réveillé et présent. Je suis calme. J’allume les lumières et je cherche des yeux du papier à lettres, mais le Dawson’s Motel n’équipe pas ses chambres de papier à en-tête, et je n’en ai pas pris avec moi.

Les tiroirs de la commode sont tapissés de papier, des longueurs de papier blanc, dans cette commode vieillotte en bois foncé. Je sors le papier du tiroir du bas, et je le trouve raide, assez épais, plus lisse d’un côté que de l’autre. Un niveau de fabrication très simple, ce papier. (Pour un peu, je recommencerais à pleurer de nouveau, quand je me prends à remarquer ce détail.)

Le côté rugueux est mieux pour écrire. Je m’assieds à la table, je lisse le papier devant moi, je prends mon stylo, et j’écris :

Je m’appelle Burke Devore. J’ai 31 ans et j’habite 62 Pennery Woods Rd., Fairbourne, CT. Je suis au chômage depuis près de deux ans, sans aucun manquement de ma part. Depuis mon service militaire, j’ai toujours travaillé, jusqu’à présent.

Cette période de chômage a eu un effet très négatif sur moi, et m’a fait commettre des choses que je n’aurais jamais cru possibles. En faisant passer une fausse annonce dans un journal professionnel, je me suis procuré les C.V. de beaucoup d’autres personnes au chômage, comme moi, dans mon domaine de compétence. J’ai alors décidé de tuer les personnes que je croyais être plus qualifiées que moi pour un poste particulier. Je voulais ce poste, Je voulais travailler de nouveau, et ce désir m’a fait faire des choses folles.

Je souhaite maintenant avouer quatre meurtres. Le premier date d’il y a quinze jours, du jeudi 8 mai. Ma victime était un homme du nom d’Herbert C. Everly. Je l’ai abattu devant sa maison de Churchwarden Lane, à Fall City, CT.

Ma deuxième victime était Edward G. Ricks. J’avais l’intention de ne tuer que lui, mais sa femme m’a pris pour un homme d’âge mur qui avait une liaison avec sa jeune fille, et, dans la confusion, j’ai dû la tuer elle aussi. Je les ai abattus tous les deux à leur maison de Longholme, MA.

Ma dernière victime fut hier soir, à Lichgate, NY. Il s’appelait Everett Dynes, et je l’ai délibérément écrasé avec ma voiture.

Je regrette sincèrement ces crimes. Je ne sais pas comment j’ai pu les commettre. Je suis tellement navré pour les familles. Je suis tellement navré pour les gens que j’ai tués. Je me déteste. Je ne sais pas comment je peux continuer. Ceci est ma confession.

Mon dernier C.V.

Lorsque je l’ai fini, je le signe, mais je ne le date pas. Ce n’est pas nécessaire.

Je ne sais pas encore ce que je vais faire demain. Soit je me tuerai avec ce Luger qui est dans la poche de mon imper accroché là, à la tringle du placard, soit je retournerai à Lichgate, chercherai le poste de police et montrerai ma confession à un agent.

Mais je crois que je ne peux pas me tuer. Je crois qu’il faut que j’expie. Je crois qu’il faut que je paie pour mes crimes. Et je crois que je ne suis pas la personne à se suicider. Donc je crois que je me rendrai à la police demain matin.

Je laisse la confession sur la table, j’éteins la lumière, me recouche. Je me sens très calme. Je sais que je vais dormir, maintenant.