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En roulant vers le centre de recyclage, je me prends à réfléchir au concept de la courbe d’assimilation et au niveau que j’ai atteint. Et à la chance que j’ai eue, cette première fois, avec le premier HCE. Comment s’appelait-il ? J’ai du mal à me souvenir de son nom.

Herbert Everly, c’était ça.

Comme il était simple, celui-là, simple, aisé, rapide, propre. Ça m’a encouragé, ça a permis tout le reste, parce que ça m’a fait croire que l’ensemble pourrait être aussi parfait. Si j’avais dû exécuter le second HCE en premier, rien de tout cela ne se serait jamais produit. Je n’en aurais tout simplement pas été capable.

L’idée de la courbe d’assimilation, c’est que lorsque vous faites quelque chose pour la première fois, vous ne vous débrouillez pas très bien, mais vous apprenez un peu comment vous y prendre. La deuxième fois vous vous débrouillez mieux, sans être encore tout à fait au point, mais vous en apprenez un peu plus. Et ainsi de suite, jusqu’à la perfection. La courbe d’assimilation est un arc qui commence par monter en flèche parce qu’au début vous en apprenez beaucoup à chaque fois, puis s’aplanit progressivement, à mesure que vous assimilez par doses de plus en plus petites en vous rapprochant de l’idéal.

Bon, je ne suis pas encore parfait, Dieu sait que non, je n’ai pas encore atteint l’idéal, mais j’ai drôlement escaladé cette courbe d’assimilation depuis Herbert Everly. L’ironie de la chose, bien sûr, c’est que lorsque l’arc de ma courbe d’assimilation s’aplanira au niveau de la maîtrise parfaite, j’aurai acquis une compétence dont je ne me servirai plus jamais.

J’espère, en tout cas, ne jamais avoir à m’en resservir. Mais c’est, je le reconnais, une compétence utile à avoir.

Plus tôt dans la journée, j’ai conduit Marjorie à son boulot du samedi au New Variety, et quand j’ai effectué ma marche arrière pour sortir du garage, même moi j’aurais eu du mal à y remarquer une différence. Les sacs sombres et volumineux étaient bien calés tout au fond, loin de la lumière, parmi les sacs de graines pour oiseaux, les boîtes de peinture, les bottes d’hiver et tous les autres trucs qu’engendrent les garages quand personne ne regarde.

Sur le chemin du cinéma, j’ai raconté à Marjorie l’histoire que j’avais inventée au lit la nuit dernière, avant de m’endormir, sur cette idée d’opération lucrative de mon ami, qui m’avait fait m’absenter plusieurs heures après le dîner. Je lui ai dit que mon ami m’avait rappelé que le gouvernement américain fait réduire en charpie ses vieux billets pour les détruire, et que son idée était de convaincre le gouvernement de nous autoriser à faire du papier neuf avec la charpie. Nous fabriquerions des sacs en papier verts avec le signe du dollar dessus, et nous les commercialiserons sous le nom de « Money Bags » ; ce serait un article à la fois utile et tout à fait nouveau.

J’ai dit à Marjorie qu’à mon avis, c’était une idée astucieuse – elle a semblé moins convaincue – mais que j’avais demandé à mon ami ce que nous étions censés faire, nous ? Nous savons tous deux transformer de la pulpe en papier, mais ça s’arrête là. Son projet a besoin d’un politicien, pour convaincre le gouvernement de nous donner le papier, et d’un commercial pour lancer les « Money Bags » sur le marché. « Je lui ai dit, ai-je expliqué à Marjorie, que s’il arrivait à trouver deux personnes ayant ce profil, et si elles étaient sérieuses, je serais ravi de m’associer au projet.

— Ce n’est pas demain la veille », a-t-elle répondu, et j’ai dû en convenir.

Lorsque je suis rentré, après avoir déposé Marjorie, Betsy et Billy étaient tous les deux sortis, elle à une répétition d’une pièce dans laquelle elle joue pour la fac – Arsenic et Vieilles Dentelles ; elle fait une des tantes, avec beaucoup de maquillage – et lui chez un ami, absorbé par le nouveau logiciel de l’ami (il se débrouillera comme ça jusqu’à ce que les choses s’améliorent chez nous.)

J’ai ouvert la porte du garage, rentré la Voyager, refermé la porte, rabattu la banquette arrière, et chargé les deux sacs en plastique. Et me voici maintenant en route pour le centre de recyclage.

Le « centre de recyclage », c’est, bien entendu la nouvelle appellation de la décharge, et il en fait d’ailleurs toujours partie. Il y a un service de ramassage d’ordures privé dans notre quartier, mais il est considérablement moins cher de trier soi-même ses ordures et de les porter au centre de recyclage. Le verre, les boîtes de conserve, le papier et le carton, ils les prennent gratuitement ; pour les sacs-poubelle, c’est cinquante cents le grand sac plastique. Les sacs sont jetés dans un toboggan, de là ils vont dans un camion broyeur d’ordures, et ensuite on les emporte vers un site d’ensevelissement à Long Island Sound.

Voyage en mer pour Hauck Exman. C’est un Marine, ça lui plaira.