— Eh bien, te voilà, Larry, dit Abe Weiss avec un grand sourire. Ils t’ont bien astiqué la calvitie !
Puisque Weiss l’y invitait maintenant, Kramer fit ce qu’il avait voulu faire depuis quarante-cinq secondes, à savoir se détourner complètement de Weiss et contempler la rangée d’écrans de télévision sur le mur.
Et, oui, il y était.
La vidéocassette venait juste d’atteindre la partie de l’émission de la veille de la 1 dans laquelle un dessin d’artiste montrait la scène dans la salle d’audience. Le son était bas, mais Kramer pouvait entendre la voix du présentateur, Robert Corso, comme s’il était au beau milieu de son crâne : « Le substitut du procureur Lawrence Kramer brandit la pétition vers le juge Samuel Auerbach et dit : “Votre honneur, le peuple du Bronx…” » Sur le dessin, le haut de son crâne était absolument chauve, ce qui n’était ni réaliste ni juste, parce qu’il n’était pas chauve, il était seulement dégarni. Néanmoins, il y était. Ce n’était pas Un-De-Ces-Types-Qu’-On-Voit-À-La-Télé. C’était lui-même, et s’il avait jamais existé de puissant défenseur de la Justice, c’était bien lui, sur cet écran. Son cou, ses épaules, sa poitrine, ses bras – ils étaient énormes, comme s’il portait le flambeau des Jeux Olympiques au lieu de feuilles de papier en face de Sammy Auerbach. À vrai dire, une des raisons qui les faisaient paraître si gros était que le dessin était légèrement hors de proportions, mais c’était probablement la façon dont l’artiste l’avait vu : Plus Grand qu’en Vrai. L’artiste… quelle juteuse petite italienne… des lèvres comme des nectarines… de jolis seins sous un jersey soyeux et brillant… Lucy Dellafloria, elle s’appelait… S’il n’y avait pas eu tant de boucan et de confusion, cela aurait été la chose la plus facile du monde. Après tout, elle s’était assise dans le tribunal, concentrée sur lui, au centre de la scène, absorbée par son allure, par la passion de sa prestation, la confiance de sa performance sur le champ de bataille… Elle avait été absorbée en tant qu’artiste et en tant que femme… avec des lèvres pleines de jeune Italienne… absorbée par lui.
Trop vite, en une seconde, le dessin disparut et Weiss fut sur l’écran avec une forêt de micros devant lui. Les micros étaient placés sur de petits pieds métalliques sur son bureau pour la conférence de presse qu’il avait donnée juste après l’inculpation. Il en avait fait une autre ce matin. Weiss savait exactement comment maintenir l’attention sur lui. Oh, oui. Le téléspectateur moyen aurait la sensation que la vedette du show était Abe Weiss et que le substitut du procureur qui avait présenté l’affaire à l’audience, ce Larry Kramer, n’était qu’un des instruments de la brillante stratégie de Weiss à la voix rocailleuse. En réalité, Weiss n’avait jamais mis les pieds dans une salle d’audience depuis qu’il était en poste, ce qui faisait presque quatre ans. Mais Kramer ne lui en voulait pas ; ou du moins pas trop. C’était la règle. C’était comme ça que ça fonctionnait. C’était ainsi dans tous les bureaux de tous les procureurs, pas seulement celui de Weiss. Non, ce matin-là précisément, Kramer n’avait rien contre le Capitaine Ahab. Les journaux télévisés et les quotidiens avaient cité le nom de Lawrence Kramer plusieurs fois, et elle, la délicieuse Lucy Dellafloria, la Délicate Fleur Sexy, avait fait son portrait et saisi les formes imposantes de Kramer. Non, tout allait pour le mieux. Et Weiss venait de se donner la peine de lui démontrer cela en lui repassant la bande vidéo. Le message implicite était le suivant : « Très bien, je suis la star, parce que je dirige ce bureau et que je suis celui qui fait face à la réélection. Mais, tu vois, je ne t’abandonne pas. Tu as le second rôle. »
Donc, tous deux regardaient la fin du reportage de la 1 sur la télévision encastrée dans le mur lambrissé. Il y avait Thomas Killian debout dehors devant le Building de la Cour Criminelle, avec les micros devant son visage.
— Regarde-moi ces putains de fringues, murmura Weiss. Putain, il est ridicule !
Mais ce qui traversait l’esprit de Kramer, c’est le prix que ces « fringues » avaient dû coûter.
Killian y allait de son « cette arrestation, c’est du cirque » et « cette inculpation, c’est du cirque ». Il semblait extrêmement en colère.
« Nous avions passé un accord hier avec le procureur, selon lequel M. McCoy devait se présenter lui-même à l’audience, dans le Bronx, pacifiquement, volontairement, ce matin, et le procureur a choisi de violer cet accord et d’arrêter M. McCoy comme un dangereux criminel, comme un animal – et pour quoi ? Pour vos caméras et pour des voix aux élections ! »
— Etvatefairevoir, dit Weiss à l’écran.
Killian disait :
« Non seulement M. McCoy nie les charges qui pèsent contre lui, mais il est très impatient de voir enfin émerger les faits réels dans cette affaire et lorsqu’ils émergeront, vous verrez que le scénario qui a été monté pour cette affaire est absolument sans fondement. »
— Bla bla bla bla, dit Weiss à l’écran.
La caméra se déplaça vers une silhouette juste à côté de Killian. C’était McCoy. Sa cravate pendouillait, tirée d’un côté. Sa chemise et sa veste étaient en piteux état. Ses cheveux en tous sens. Il avait l’air à moitié noyé. Ses yeux roulaient vers le ciel. Il n’avait pas l’air présent du tout.
Et maintenant, c’était le visage de Robert Corso sur l’écran et il parlait de McCoy, McCoy, McCoy. Ce n’était plus l’affaire Lamb. C’était l’affaire McCoy. Le grand Wasp de Wall Street au profil aristocrate avait donné du sex-appeal à l’affaire. La presse se jetait dessus.
Le bureau de Weiss était couvert de journaux. Il avait encore le City Light de la veille posé par-dessus les autres. En énormes lettres, la une titrait :
UN HOMME DU MONDE
DE WALL STREET
PRIS EN DÉLIT DE FUITE
Les mots étaient collés à côté d’une photo en hauteur de McCoy, trempé jusqu’aux os, les mains devant lui et la veste posée sur ses mains, visiblement pour dissimuler ses menottes. Il avait son gros et beau menton levé, et un air menaçant au-dessus de son long nez, regardant droit dans l’objectif. Il avait l’air de dire « Ouais, et alors ? ». Même le Times avait mis l’affaire en première page ce matin, mais c’était le City Light qui fonçait vraiment. Le titre de ce matin était :
LA MYSTÉRIEUSE BRUNETTE SEXY RECHERCHÉE…
Un titre plus petit, au-dessus, disait : L’équipe mercedes : Il écrase, elle file. La photo venait du magazine chic W, celle que Roland Auburn avait désignée, celle de McCoy en smoking, souriant, et de sa femme, qui avait l’air normale et propre. La légende disait : Le témoin oculaire déclare que la compagne de McCoy était plus jeune, plus « sexy », plus « bandante » que sa femme de quarante ans, Judy, qu’on voit ici avec son petit mari à un gala de charité. Une ligne de lettres blanches sur encadré noir en bas de page disait : Les protestataires exigent « la prison, pas de caution » pour le fou du volant de Wall Street (la Star de Wall Street). Voir page 3. Et : Chez McCoy et chez Lamb : l’histoire de deux villes. Photos pages 4 et 5. En pages 4 et 5, se trouvaient des photos de l’immensité des McCoy ! sur Park Avenue, celles parues dans Architecture Digest d’un côté et des photos du minuscule appartement des Lamb, dans la Cité, de l’autre. Un long article commençait par : Deux mondes radicalement différents se sont heurtés quand le boursier Sherman McCoy dans sa mercedes à 50 000 $ a écrasé le jeune et brillant étudiant Henry Lamb. McCoy vit dans un duplex de 14 pièces estimé à 3 millions de $ sur Park Avenue. Lamb, dans un deux pièces à 247 $ par mois dans une cité réhabilitée du South Bronx.
Weiss adorait chaque centimètre carré de ce reportage. Cela avait balayé d’un coup toutes ces âneries de « justice blanche », et de « Johannesbronx ». Ils n’avaient pas réussi à imposer les 250 000 $ de caution à McCoy, mais ils avaient été agressifs sur ce coup. Agressifs ? Kramer sourit. Les yeux de Sammy Auerbach s’étaient ouverts comme une paire d’ombrelles quand il lui avait brandi la pétition sous le nez. Cela avait un petit quelque chose d’outrageant, mais le message était passé. Le Bureau du procureur du Bronx était en liaison avec le peuple. Et ils allaient continuer à exiger une caution plus importante.
Non, Weiss était ravi. C’était évident. C’était la première fois que Kramer avait été convoqué dans le bureau de Weiss tout seul, sans Bernie Fitzgibbon.
Weiss appuya sur un bouton et l’écran de télévision s’éteignit. Il dit à Kramer :
— Tu as vu de quoi McCoy avait l’air, planté là ? Il avait l’air dans un état, putain ! Milt dit que c’est comme ça qu’il était quand il est apparu à l’audience hier. Il a dit qu’il avait l’air défait. L’enfer ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Eh bien, dit Kramer, pour commencer, il pleuvait. Il s’est fait arroser en faisant la queue dehors devant le Sommier Central. Ils l’ont fait poireauter en rang comme n’importe qui d’autre, ce qui était le but du truc. Pas de traitement de faveur.
— Très bien, dit Weiss, mais bon Dieu, on amène Park Avenue au tribunal et Milt dit qu’il avait l’air d’être pêché dans la rivière. Bernie m’a engueulé à cause de ça aussi. Il ne voulait pas le faire passer par le Sommier Central.
— Il avait pas l’air si défait, M. Weiss, dit Kramer.
— Appelle-moi Abe.
Kramer hocha la tête mais décida qu’il attendrait un laps de temps décent avant d’essayer son premier Abe.
— Il avait la même tête que ceux qu’on sort des cages.
— Et voilà Tommy Killian qui essaie d’en faire un fromage aussi, dit-il en désignant les téléviseurs.
Kramer songea : Eh bien, tu t’es finalement dressé sur tes pattes arrière contre les deux Mulets. Bernie n’avait pas été très content, pour rester poli, quand Weiss lui était passé pardessus la tête et avait ordonné à Kramer de requérir que la caution de McCoy passe de 10 000 $ à 250 000 $ alors que Bernie avait passé un accord avec Killian. Weiss avait dit à Bernie que c’était juste pour se mettre dans la poche les manifestants en colère qui pensaient que McCoy aurait droit à un traitement de faveur et qu’il savait que Auerbach ne placerait jamais la caution si haut. Mais pour Bernie, c’était une rupture de contrat, une violation des règles de la Banque des Faveurs, du code de loyauté sacrée d’une Guimbarde envers une autre dans le système de la justice criminelle.
Kramer vit un nuage passer sur le visage de Weiss, puis Weiss dit :
— Eh bien, que Tommy couine s’il veut. Y a de quoi devenir dingue si on essaye de plaire à tout le monde. Il fallait que je prenne une décision et j’ai pris une décision. Bernie aime Tommy, et ça va. Moi aussi j’aime bien Tommy, mais Bernie, il lui donnerait tout le magasin ! Les promesses qu’il a faites à Tommy, McCoy serait entré là-dedans comme le Prince Charles ! Combien de temps McCoy a passé dans les cages ?
— Oh, environ quatre heures.
— Et alors, bordel, c’est à peu près le temps normal, non ?
— À peu près, j’ai vu des accusés passer d’un commissariat à l’autre puis au Sommier Central, puis à Rikers Island pour revenir au Sommier Central, et là, être présentés au juge. Ils se font arrêter un vendredi après-midi, ils peuvent passer tout le week-end ballottés d’un endroit à l’autre. Alors là, ils sont vraiment défaits pour de bon ! McCoy n’a même pas eu à commencer dans un commissariat et à prendre le panier à salade jusqu’au Sommier Central.
— Ben alors, je vois pas pourquoi il m’en fait un ulcère ! Est-ce qu’il s’est passé quelque chose dans les cages ? C’est quoi tout ce bordel ?
— Rien du tout. L’ordinateur était en rade, je crois. Alors il y a eu un délai. Mais ça arrive tout le temps, aussi. C’est normal.
— Tu veux savoir ce que je pense ? Je pense que Bernie, sans le savoir – attention, j’aime bien Bernie et je respecte Bernie – mais je crois que sans le savoir, il pense vraiment que quelqu’un comme McCoy mérite un traitement de faveur, parce qu’il est blanc et parce qu’il est connu. Attention, c’est un truc subtil. Bernie est irlandais, juste comme Tommy est irlandais et les Irlandais ont une certaine quantité de ce que les Anglais appellent de la déférence en eux, et ils ne le savent même pas. Ils sont impressionnés par ces Wasps, comme McCoy, même si consciemment ils peuvent agir et penser comme s’ils étaient membres de l’IRA. Ce n’est pas très important, mais un type comme Bernie a cette espèce de déférence, ce truc irlandais inconscient, et il en sait même rien. Mais nous représentons pas les Wasps, Larry. Je me demande même s’il y a un seul Wasp qui habite le Bronx. Il doit y en avoir un à Riverdale, et encore.
Kramer gloussa.
— Non, je suis sérieux, dit Weiss. Ici, c’est le Bronx. C’est le Laboratoire des Relations entre Humains. C’est comme ça que je l’appelle, le Labo des Relations Humaines.
C’était vrai. Il appelait le Bronx le Laboratoire des Relations Humaines. Il l’appelait comme ça tous les jours, comme s’il oubliait le fait que tous les gens qui avaient été dans son bureau l’avaient déjà entendu le dire. Mais Kramer était d’humeur à pardonner le ton prétentieux de Weiss. Plus que pardonner… comprendre… et apprécier la vérité essentielle sous-jacente dans sa manière bouffonne de présenter les choses. Weiss avait raison. Vous ne pouviez pas mener le système de la Justice Criminelle dans le Bronx et prétendre que vous étiez dans une sorte de Manhattan déplacé.
— Viens voir, dit Weiss.
Il se leva de son grand fauteuil et s’approcha de la fenêtre derrière lui, faisant signe à Kramer de s’approcher. De là, du sixième étage, en haut de la colline, la vue était grandiose. Ils étaient assez haut pour que tous les détails sordides disparaissent et que la ravissante topologie arrondie du Bronx se montre. Ils dominaient le Yankee Stadium et le Parc John Mullaly, qui, d’aussi haut, avait l’air vraiment vert et sylvestre. Au loin, droit en face, de l’autre côté de Harlem River, on voyait la découpe de Manhattan sur fond de ciel, là où se trouvait le Centre Médical Presbytérien de Columbia, et d’ici, cela avait l’air pastoral, comme un de ces vieux paysages où ils mettent des arbres un peu flous à l’arrière-plan et quelques doux nuages gris diffus.
Weiss dit :
— Regarde ces rues, en bas, Larry. Keske tu vois ? Qui tu vois ?
Tout ce que Kramer pouvait voir, en fait, c’étaient de petites silhouettes qui descendaient la 161e Rue et Walton Avenue. Ils étaient si loin en bas qu’on aurait dit des insectes.
— Ils sont tous noirs et portoricains, dit Weiss. Tu ne vois même plus un seul vieux juif dans le coin, ni aucun Italien, et c’est le centre administratif du Bronx. C’est comme Montague Street dans Brooklyn ou la place de l’Hôtel de Ville dans Manhattan. L’été, les juifs avaient l’habitude de s’asseoir là, sur les trottoirs le soir, juste là, sur Grand Concourse, rien que pour regarder passer les voitures. Maintenant, t’arriverais pas à y faire asseoir Charles Bronson. C’est l’ère moderne et personne ne le comprend encore. Quand j’étais petit, les Irlandais régnaient sur le Bronx. Ils ont régné longtemps. Tu te souviens de Charlie Buckley ? Charlie Buckley, le député ? Non, t’es trop jeune. Charlie Buckley, le Boss du Bronx, aussi irlandais que possible. Il y a trente ans à peine, Charlie Buckley régentait encore le Bronx. Et maintenant ils sont finis, et alors, qui est-ce qui règne ? Des juifs et des Italiens. Mais pour combien de temps encore ? Il y en a pas un en bas, là, dans la rue, et donc combien de temps est-ce qu’ils vont rester, ici dans ce bâtiment ? Mais c’est le Bronx, le Laboratoire des Relations Humaines. C’est comme ça que je l’appelle, le Laboratoire des Relations Humaines. Ce sont des pauvres que tu vois, là, en bas, et de la pauvreté naît le crime, Larry, et la criminalité dans ce quartier – bon, j’ai pas à te le dire. J’ai une partie de moi qui est très idéaliste. Je voudrais traiter chaque affaire sur une base individuelle et chaque personne une par une. Mais, avec le tas d’affaires qu’on a ? Aïïïe ! Aïïe… L’autre partie de moi sait ce que nous faisons réellement, nous sommes comme une petite bande de cow-boys qui mènent un troupeau. Avec un troupeau, le mieux que tu puisses espérer est de garder la horde comme un tout – il fit un grand geste arrondi avec ses mains – entièrement sous contrôle et espérer que tu vas pas en perdre trop en route. Oh, un jour viendra, et sans doute très bientôt, où ces gens en bas auront leurs propres leaders et leurs propres organisations et ils seront le Parti Démocrate du Bronx et tout et tout, et nous ne serons plus dans ce bâtiment. Mais pour l’instant, ils ont besoin de nous et nous devons faire les trucs justes pour eux. Nous devons leur faire savoir que nous ne sommes pas éloignés d’eux et qu’ils font autant partie de New York que nous. Nous devons leur envoyer les bons signaux. Nous devons leur faire savoir que peut-être nous sommes durs avec eux quand ils dépassent les limites, mais que ce n’est pas parce qu’ils sont noirs ou hispaniques ou pauvres. Nous devons leur faire savoir que la Justice est vraiment aveugle. Nous devons leur faire savoir que si tu es blanc et riche, ça marche pareil. C’est un signal très important. C’est plus important qu’aucun point spécifique ou aucune technicité de la Loi. C’est à ça que sert ce bureau, Larry. Nous ne sommes pas là pour nous occuper d’affaires, nous sommes là pour créer l’espoir. C’est ce que Bernie ne comprend pas. – Le « ne comprend pas », plutôt que le « comprend pas » des Irlandais, signalait l’élévation des pensées du procureur à cet instant, – Bernie joue toujours la politique irlandaise, dit Weiss, comme Charlie Buckley la jouait avant, et c’est terminé. C’est fini, tout ça. Nous sommes dans l’ère moderne et dans le Laboratoire des Relations Humaines, et nous avons prêté serment de représenter ces gens que tu vois, là, en bas.
Kramer lança un regard diligent vers les insectes. Quant à Weiss, l’élévation de ses sentiments avait empli sa voix et son visage d’émotion. Il jeta un regard très sincère à Kramer, accompagné d’un sourire las, le genre de regard qui disait : « C’est ça, la Vie, une fois les considérations secondaires balayées. »
— Je n’avais jamais envisagé les choses comme ça, Abe, dit Kramer, mais vous avez absolument raison.
Cela lui avait semblé un bon moment pour lancer son premier « Abe ».
— Au départ, j’étais inquiet à propos de cette affaire McCoy, dit Weiss. On aurait dit que Bacon et ces gens essayaient de forcer l’issue, et que nous, tout ce que nous faisions, c’était de réagir. Mais ça va. Ça s’avère être un truc bien. Comment est-ce qu’on traite les stars de Park Avenue ? Comme tout le monde, voilà ! Il se fait arrêter, on lui colle les menottes, il passe au Sommier, on lui prend ses empreintes, il attend dans les cages, comme tout le monde dans ces rues en bas ! Maintenant, je crois que ça, ça envoie un sacrément bon signal. Maintenant, les gens savent que nous les représentons ! et qu’ils font vraiment partie de New York.
Weiss regardait la 161e Rue d’en haut, comme un berger son troupeau. Kramer était heureux que personne d’autre que lui ne soit témoin de ça. S’il y avait eu plus d’un témoin, alors leur cynisme aurait éclaté. Vous n’auriez pu penser à rien d’autre qu’au fait qu’Abe Weiss devait affronter les élections dans cinq mois et que 70 pour cent des habitants du Bronx étaient noirs et latinos. Mais comme, en fait, il n’y avait pas d’autre témoin, Kramer pouvait atteindre le cœur du problème, à savoir que l’espèce de maniaque qui était devant lui, le Capitaine Ahab, avait raison.
— Tu as fait un bon boulot, hier, Larry, dit Weiss, et je veux que tu continues comme ça. Est-ce que tu te sens pas bien d’utiliser tes talents pour quelque chose qui veut dire quelque chose ? Bon Dieu, tu sais c’ que je gagne ? – Ça. Kramer le savait. C’était 82 000 $ par an. – Douze fois, j’aurais pu dételer, partir et me faire trois, cinq fois ça dans le privé. Mais pour quoi ? Tu passes qu’une fois sur cette route-là, Larry. Tu veux qu’on se rappelle de toi pour quoi ? Parce que tu avais un putain de manoir dans Riverdale ou à Greenwich ou dans la Vallée des Sauterelles ? Ou parce que tu as créé une différence ? Je suis désolé pour Tommy Killian. C’était un très bon substitut, mais Tommy voulait faire du fric, et maintenant il est dehors et il en fait, mais comment ? Il tient par la main et il torche des petits malins, des psychopathes et des défoncés. Un type comme McCoy lui ravale la façade. Il a pas vu un type comme ça pendant toutes les années qu’il a passées ici. Non, je préfère gérer le Laboratoire des Relations Humaines. C’est comme ça que je le vois. Je préfère faire une différence.
Tu as fait du bon boulot hier. Et je veux que tu continues.
— Merde, quelle heure il est ? demanda Weiss, j’ai faim.
Kramer regarda sa montre avec empressement.
— Presque midi et quart.
— Pourquoi tu restes pas déjeuner ? Le juge Tonneto doit passer, et ce type du Times, Overton quelque chose, j’oublie toujours, ils s’appellent tous Overton ou Clifton ou un putain de nom comme ça ; et Bobby Vitello aussi et Lou Weintraub. Tu connais Lou Weintraub ? Non ? Reste. Tu vas apprendre des choses.
— Eh bien, si…
— Bien sûr ! – Weiss désigna son immense table de conférence comme pour dire qu’il y avait bien assez de place. – On commandera juste des sandwiches.
Il dit cela comme s’il s’agissait d’un de ces déjeuners pris sur le pouce à l’intérieur au lieu de sortir, comme si lui ou aucun autre des bergers de cette île fortifiée n’aurait osé sortir dans le troupeau et déjeuner dans le centre administratif et civil du Bronx.
Mais Kramer avait banni tout cynisme bon marché de ses pensées. Déjeuner avec le juge Tonneto, Bobby Vitello, Lou Weintraub, le promoteur immobilier, Overton Jenesaisquoi, Wasp du New York Times et le procureur lui-même !
Il émergeait du marais de l’anonymat.
Merci ô Dieu pour le Grand Inculpé Blanc. Merci, ô Dieu, pour M. Sherman McCoy.
Durant une seconde de curiosité il songea à McCoy. McCoy n’était pas tellement plus vieux que lui. Comment un Wasp tel que lui qui avait toujours eu tout ce qu’il voulait dans la vie se sentait-il après ce petit plongeon glacial dans le monde réel ? Mais cela ne dura qu’une seconde, pas plus.
Les Indiens Bororo, une tribu primitive qui vit le long du fleuve Vermelho dans la jungle amazonienne du Brésil, croient qu’il n’existe pas de « moi ». Les Bororos considèrent l’esprit comme une cavité ouverte, comme une grotte, un tunnel ou des arcades, si vous voulez, dans lesquelles habite le village entier et pousse la jungle. En 1969, José M. R. Delgado, l’éminent physiologiste espagnol du cerveau affirma que les Bororos avaient raison. Pendant plus de trois millénaires, les philosophes occidentaux avaient considéré le moi comme quelque chose d’unique, quelque chose d’enfermé à l’intérieur du crâne de chaque personne, pour ainsi dire. Ce moi intérieur devait traiter avec le monde extérieur et en tirer les enseignements, bien sûr, et pouvait s’avérer incompétent dans cette tâche. Pourtant, au cœur du moi de chacun il était censé exister quelque chose d’irréductible et d’inviolé. Faux, dit Delgado, « chaque personne est un composé transitoire de matériaux empruntés à l’environnement ». Le mot important était « transitoire » et il ne parlait pas d’années, mais d’heures. Il citait des expériences durant lesquelles des étudiants en parfaite santé allongés sur des lits dans des pièces bien éclairées mais totalement insonorisées, portant des gants pour réduire le sens du toucher et des lunettes translucides pour retenir des lumières spécifiques, devenaient hallucinés en quelques heures. Sans le village entier, la jungle entière, pour occuper la cavité, ils n’avaient plus d’esprit.
En revanche, il ne citait aucune expérience opposée. Il ne discutait pas de ce qui se produit quand le moi de quelqu’un – ou ce qu’on prend pour le moi de quelqu’un – n’est plus seulement une cavité ouverte au monde extérieur, mais quand il devient un parc d’attraction où tout le monde, todo el mundo, everybody, vient folâtrer, en sautant et en criant, les nerfs à vifs, les reins en feu, prêt à tout, tout ce que vous avez, rires, larmes, gémissements, excitations étourdissantes, spasmes, horreurs, n’importe quoi, le plus terrifiant sera le mieux. Ce qui signifie qu’il ne nous a rien dit sur l’esprit d’une personne placée au centre d’un scandale dans le dernier quart du XXe siècle.
Tout d’abord, dans les semaines qui avaient suivi l’incident dans le Bronx, Sherman McCoy avait considéré la presse comme un ennemi qui était à l’affût, là, dehors. Il craignait chaque journal chaque matin et les journaux télévisés comme un homme a peur des armes d’un ennemi impersonnel et invisible, comme il craindrait des bombes qui tomberaient ou des obus imprévisibles. Même hier, devant le Sommier Central, sous la pluie et dans la saleté, quand il avait vu le blanc de leurs yeux et le jaune de leurs dents et qu’ils l’avaient invectivé, accablé et tourmenté, quand ils avaient tout fait, l’injuriant et lui crachant dessus, ils étaient toujours l’ennemi là-bas, dehors. Ils s’étaient rapprochés pour la mise à mort, ils l’avaient blessé et humilié, mais ils ne pouvaient pas atteindre son inviolable moi, Sherman McCoy, à l’intérieur du labyrinthe cuivré de son esprit.
Ils s’étaient rapprochés pour la mise à mort. Et puis ils l’avaient tué.
Il ne se souvenait pas s’il était mort pendant qu’il faisait encore la queue dehors, devant la porte du Sommier Central, ou pendant qu’il était dans les cages. Mais à l’heure où il avait quitté le tribunal et où Killian avait tenu sa conférence de presse impromptue sur les marches, il était mort et ressuscité. Dans sa nouvelle incarnation, la presse n’était plus un ennemi et elle n’était plus là, dehors. La presse était une maladie de peau, comme des érythèmes ou la granulomatose de Wegener. Son système nerveux central entier était désormais complètement branché dans le vaste, incalculable circuit de la radio, de la télévision et des journaux, et son corps se soulevait, brûlait et gémissait avec l’énergie de la presse et la lubricité de ceux qu’elle atteignait, ce qui voulait dire tout le monde, du plus proche voisin au plus lointain des spectateurs morts d’ennui, soudain titillé par son déshonneur. Par milliers, non, par millions, ils venaient folâtrer dans la cavité de ce qu’il avait présumé être son moi, Sherman McCoy. Il ne pouvait pas davantage les empêcher d’entrer dans sa propre peau que d’empêcher l’air d’entrer dans ses poumons. (Ou, plus précisément, il ne pouvait les en empêcher que de la même manière qu’il pourrait empêcher l’air d’entrer dans ses poumons, une bonne fois pour toutes. Cette solution lui apparut plus d’une fois durant cette longue journée, mais il lutta contre la morbidité, il lutta, lutta, lutta, lui qui était déjà mort une fois.)
Cela commença quelques minutes après que Killian et lui eurent réussi à se dégager de la foule de manifestants, de reporters, de photographes et d’équipes de télé pour monter dans la voiture que Killian avait louée. Le chauffeur écoutait une station de musique légère sur l’autoradio, mais en un rien de temps le bulletin d’informations de la demie commença, et immédiatement Sherman entendit son nom, son nom et tous les mots clés qu’il allait entendre et voir et réentendre et revoir pendant toute la journée : Wall Street, haute société, délit de fuite, brillant étudiant du Bronx, compagne non identifiée, et il pouvait voir les yeux du chauffeur dans le rétroviseur, qui contemplaient la cavité ouverte connue sous le nom de Sherman McCoy. Lorsqu’ils atteignirent le bureau de Killian, l’édition de la mi-journée du City Light était déjà arrivée et son visage tordu de crispation le regardait sur la première page et tout le monde à New York était libre de plonger dans ce regard terrifié qu’il avait. Plus tard dans l’après-midi, quand il rentra chez lui, il dut traverser en courant une masse de reporters et d’équipes de télévision pour pouvoir pénétrer dans son propre immeuble. Ils l’appelaient Sherman, aussi joyeusement, impérativement, ou avec autant de mépris qu’ils le voulaient, et Eddie, le portier, le regarda dans les yeux et plongea la tête dans la cavité, tout au fond. Pour empirer les choses, il dut prendre l’ascenseur avec les Morrissey, qui habitaient l’appartement des derniers étages. Ils ne dirent rien. Ils se contentèrent de coller leurs longs nez dans la cavité et de renifler, de renifler sa honte, jusqu’à ce que leurs visages se raidissent face à cette odeur. Il avait compté sur le fait que son téléphone était sur la liste rouge pour se protéger, mais la presse avait déjà résolu ce problème, à l’heure où il rentra, et Bonita, la brave Bonita, qui ne jeta qu’un vague regard dans la cavité, devait filtrer les appels. Toutes les compagnies médiatiques possibles et imaginables avaient appelé et il y avait eu quelques appels pour Judy. Et pour lui ? Qui serait assez peu digne, immunisé contre l’infamie, pour passer un appel personnel à cette grande arcade publique hurlante, cette coquille de honte et de saleté, qui était Sherman McCoy soi-même ? Seulement sa mère, son père et Rawlie Thorpe. Eh bien, au moins, Rawlie avait ça pour lui. Judy – errant dans l’appartement, choquée et distante. Campbell – étonnée mais pas en larmes. Pas encore. Il n’avait pas pensé être capable de faire face à l’écran de télévision et pourtant il l’alluma. L’avilissement pleuvait sur toutes les chaînes. L’éminent boursier de Wall Street, numéro un chez Pierce & Pierce, l’homme du monde, école privée, Yale, l’enfant gâté de l’ancien directeur général de Dunning Sponget & Leach, le cabinet d’avocats de Wall Street, dans sa mercedes sport à 60 000 $ (10 000 $ de plus, maintenant) avec une brunette aguichante qui n’était pas sa femme et pas du tout comme sa femme et qui rendait sa femme fadasse par comparaison, écrase le fils exemplaire des pauvres méritants, un jeune étudiant brillant qui a grandi dans une cité et s’enfuit dans sa voiture de luxe sans même un instant de pitié, sans prêter assistance à sa victime, qui est maintenant au bord de la mort. La chose bizarre – et cela lui semblait vraiment bizarre tandis qu’il était assis là à regarder l’écran de télévision – c’était qu’il n’était pas choqué, ni énervé par ces grossières distorsions et ces contre-vérités manifestes. Non. Il avait honte. À la tombée de la nuit, elles avaient été répétées si souvent, dans le vaste circuit auquel sa propre peau semblait maintenant connectée, qu’elles avaient pris le poids de la vérité, du seul fait que des millions de gens avaient maintenant vu ce Sherman McCoy, ce Sherman McCoy sur l’écran, et qu’ils savaient qu’il était l’homme qui avait commis cet acte sans pitié. Ils étaient là, maintenant, en vastes grappes, gloussant et rageant et contemplant pis que cela, à l’intérieur de la caverne publique qu’il avait pensé un jour être le moi privé de Sherman McCoy. Tout le monde, toutes les âmes qui le fixaient – à l’exception possible de Maria, si elle le regardait à nouveau un jour – reconnaîtraient cette personne en première page de deux, trois, quatre millions de journaux et sur les écrans de Dieu sait combien de téléviseurs. La force de leurs accusations, née dans le vaste circuit de la presse, qui était relié à son système nerveux central, lui brûlait la peau et le vidait de son adrénaline. Son pouls battait constamment à l’accéléré, et pourtant il n’était plus en état de panique. Une torpeur triste, triste, l’avait envahi. Il ne pouvait se concentrer sur… rien, et même pas assez longtemps pour s’en attrister. Il songeait à ce que cela devait faire à Campbell et à Judy, et pourtant il ne ressentait plus les terribles coups qu’il avait ressentis… avant de mourir. Cela l’alarma. Il songea à sa fille et essaya de ressentir ces coups, mais c’était un exercice intellectuel. Tout était si triste et si lourd, lourd, lourd.
La chose qu’il ressentait vraiment, la seule, c’était la peur. C’était la peur de retourner là-dedans.
La nuit, épuisé, il alla se coucher et pensa ne pas être capable de dormir. En fait, il s’assoupit presque immédiatement et il fit un rêve. Il était dans un autobus qui montait la Première Avenue. C’était bizarre, parce qu’il n’avait pas pris un bus à New York depuis au moins dix ans. Avant qu’il se rende compte de quoi que ce soit, le bus était près de la 110e Rue, et il faisait sombre. Il avait raté son arrêt, même s’il ne parvenait pas à se souvenir quel arrêt c’était censé être. Il était maintenant dans un quartier noir. En fait cela aurait dû être un quartier latino, Spanish Harlem pour ne pas le nommer, mais c’était un quartier noir. Il descendait du bus, craignant que les choses empirent s’il restait dedans. Dans les embrasures de portes, sur les perrons, sur les trottoirs il apercevait des figures dans l’ombre, mais eux ne l’avaient pas vu encore. Il se hâtait dans des rues obscures, essayant de se diriger vers l’ouest. Le bon sens lui aurait conseillé de redescendre tout droit la Première Avenue, mais il lui semblait terriblement important de marcher vers l’ouest, maintenant il se rendait compte que des silhouettes l’encerclaient. Elles ne disaient rien, elles ne s’approchaient même pas terriblement près… pour l’instant… Elles avaient tout leur temps. Il se hâtait dans le noir, scrutant les ombres, et graduellement les silhouettes se rapprochaient… graduellement, car elles avaient tout leur temps. Il se réveilla affreusement paniqué, en nage, le cœur bondissant hors de sa cage thoracique. Il avait dormi moins de deux heures.
Tôt le matin, comme le soleil se levait, il se sentit plus fort. Les gémissements et les brûlures avaient cessé et il commença à se demander : Ai-je échappé à cet horrible état ? Bien sûr, il n’avait pas compris. Le vaste circuit était en sommeil pour la nuit. Les millions d’yeux accusateurs étaient clos. Il décida que quoi qu’il arrive, il serait fort. Quel autre choix avait-il ? Aucun, à part mourir à nouveau, lentement ou rapidement. Et pour de vrai. C’est dans cet état d’esprit qu’il décida qu’il ne resterait pas prisonnier dans son propre appartement. Il allait vivre sa vie du mieux qu’il pourrait et redresser la mâchoire face à la foule. Il commencerait par conduire Campbell à l’autobus, comme d’habitude.
À 7 heures, Tony, le portier, appela, en s’excusant, pour dire qu’une demi-douzaine de journalistes et de photographes campaient dehors, sur le trottoir et dans des voitures. Bonita lui transmit le message et Sherman carra sa mâchoire, leva le menton et résolut de les considérer comme on considère une averse. Tous deux, Sherman dans son costume anglais sur mesure le moins compromettant, et Campbell dans son uniforme de l’école Taliaferro, sortirent de l’ascenseur et s’approchèrent de la porte, et Tony dit, avec une sympathie sincère : « Bonne chance. C’est une sale bande. » Dehors sur le trottoir, le premier qu’il vit était un très jeune homme, d’apparence vraiment puérile, et il s’approcha avec quelque chose qui ressemblait à de la politesse et dit :
— M. McCoy, j’aimerais vous demander…
Sherman prit Campbell par la main, redressa son menton de Yale et dit : « Je n’ai aucun commentaire à faire. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser ».
Soudain, cinq, six, sept d’entre eux furent tout autour de lui et de Campbell, et il n’y avait plus de « M. McCoy ».
— Sherman, une minute ! qui était la femme ?
— Sherman ! Une seconde ! juste une photo !
— Hé, Sherman ! votre avocat dit que…
— Attendez ! Hé, Hé, comment tu t’appelles, ma jolie ?
L’un d’eux appelait Campbell ma jolie. Stupéfait et furieux, il se tourna vers la voix. Le même – celui avec les ondulations de cheveux ébouriffés sur le crâne… et maintenant deux morceaux de papier toilette sur les joues.
Sherman se retourna vers Campbell. Elle arborait un sourire confus. Les appareils photo ! Prendre des photos avait toujours signifié une heureuse occasion.
— Comment elle s’appelle, Sherman ?
— Hé, ma jolie, comment tu t’appelles ?
L’ignoble au papier toilette sur la figure se penchait sur sa petite fille et lui parlait d’une voix onctueuse et avunculaire.
— Laissez-la tranquille ! dit Sherman.
Il vit la peur grandir sur le visage de Campbell en entendant sa voix sèche.
Tout d’un coup, un micro déboula devant son nez, lui masquant toute vue.
Une grande jeune femme tendineuse avec de grosses mâchoires :
— Henry Lamb est au bord de la mort à l’hôpital, et vous descendez Park Avenue. Quel est votre sentiment envers Henry…
Sherman balança son avant-bras pour ôter le micro de devant sa figure. La femme se mit à crier.
— Espèce de gros dégueulasse ! À ses collègues : Vous avez vu ça ! Il m’a frappée ! Cet enfant de putain m’a frappée ! Vous avez vu ça ? Vous avez vu ! Je vais te faire arrêter pour voies de fait, espèce de fils de pute !
Le groupe se refermait sur eux, Sherman et sa petite fille. Il se pencha, passa le bras autour des épaules de Campbell et essaya de la serrer contre lui et d’avancer rapidement vers le coin en même temps.
— Allez, Sherman ! juste deux trois questions et on te laisse partir !
De derrière, la femme se plaignait toujours en hurlant :
— Hé, vous, vous avez pris une photo de ça ? Je veux voir cette photo ! C’est une preuve ! Faut que vous me la donniez ! Puis, vers la rue : Tu te fous de qui tu cognes, hein, enculé de raciste !
Enculé de raciste ! Et la femme était blanche.
Le visage de Campbell était pétrifié de peur et de consternation.
Le feu passa au rouge, et le groupe les suivit tous deux et les harcela, leur hurla après tout le long du trajet… sur Park Avenue. Sherman et Campbell, main dans la main, marchaient tout droit, très vite, et les reporters et photographes qui les encerclaient bondissaient autour, devant, et derrière comme des crabes.
— Sherman !
— Sherman !
— Regarde-moi, ma jolie !
Les parents, nounous et enfants qui attendaient à l’arrêt du bus de Taliaferro parurent rétrécir en se reculant. Ils ne voulaient aucunement faire partie de cette éruption dégoûtante qu’ils voyaient venir vers eux, cette vague bruyante de honte, de culpabilité, d’humiliation et de tourment. D’un autre côté, ils ne voulaient pas non plus que leurs petites manquent le bus qui approchait. Alors ils se regroupèrent et reculèrent de quelques pas en tas, comme si le vent les avait tous repoussés en même temps. Pendant un moment, Sherman pensa que quelqu’un allait peut-être essayer de l’aider, sinon lui, du moins Campbell, mais il se trompait. Certains regardaient, comme s’ils ne savaient pas qui il était. D’autres détournaient les yeux. Sherman scruta leurs visages. La si adorable Mme Lueger ! Elle avait posé les deux mains sur les épaules de sa petite fille, qui ouvrait d’énormes yeux, fascinée. Mme Lueger le regarda comme s’il était un échappé de l’Armurerie de la 67e Rue.
Campbell, dans son petit uniforme bordeaux, escalada le marchepied du bus, puis lança un dernier regard par-dessus son épaule. Des larmes coulaient sur ses joues. Sans un son.
Maintenant, une explosion déchirait le plexus solaire de Sherman. Il n’était pas mort, encore une fois. Il n’était pas mort encore une fois, pour la deuxième fois. Pas encore. Le photographe avec le papier toilette sur la figure était juste derrière lui, à quinze centimètres, avec son horrible instrument vissé dans l’orbite.
Chope-le ! Enfonce-le-lui dans la cervelle ! « Hé, ma jolie. » Tu oses dire à la chair de ma chair…
Mais à quoi cela servirait-il ? Car ils n’étaient plus les ennemis là-dehors, n’est-ce pas ? Ils étaient des parasites collés à sa propre peau. Les cris et les brûlures recommencèrent pour la journée.
Fallow entra nonchalamment dans la salle de rédaction et les laissa admirer sa figure imposante. Il rentrait le ventre et redressait les épaules. Demain, il commencerait un sérieux programme d’exercices. Il n’y avait aucune raison pour qu’il n’ait pas un physique héroïque. En descendant au journal il s’était arrêté chez Herzfeld, un chemisier de Madison Avenue qui vendait des vêtements européens et britanniques, et il s’était acheté une cravate de soie grenadine à pois marines. Les minuscules points étaient enchassés dans du blanc. Il l’avait mise directement dans le magasin, laissant le vendeur admirer son col détachable. Il portait sa plus belle chemise, qui venait de chez Bowing, Arundel & Co, à Savile Row. C’était une chemise franche et c’était une cravate franche. Si seulement il pouvait s’offrir un nouveau blazer, croisé avec des revers qui ne brilleraient pas… Ah, eh bien – bientôt, bientôt ! Il s’arrêta au coin de son bureau et ramassa un City Light sur une pile d’éditions matinales laissée là pour les besoins de l’équipe. « ON RECHERCHE MYSTÉRIEUSE BRUNETTE “AGUICHEUSE”. Un nouvel article en une de Peter Fallow. Le reste de ce qui était imprimé nageait à travers le brouillard qu’il avait en face de lui. Mais il continuait à faire semblant de lire, pour leur donner à tous une chance de savourer la présence de… Peter Fallow… Regardez, vous, pauvres minables, courbés devant vos traitements de textes, caquetant et pépiant à longueur de journée et préoccupés par vos « une centaine de briques ». Tout d’un coup il se sentait si grand, qu’il songea que ce serait vraiment un geste supérieur de marcher jusqu’à ce pauvre Goldman pour lui rendre ses 100 $. Eh bien, il allait ranger cette idée dans un coin de sa tête.
Quand il atteignit son compartiment, il y avait déjà six ou sept messages sur son bureau. Il les examina, s’attendant à moitié à ce que l’un des messages vienne d’un producteur de cinéma.
Sir Gerald Steiner, l’ex-Rat Mort, venait dans sa direction, en bras de chemise, avec une paire de bretelles rouge vif sur sa chemise rayée et un sourire aux lèvres, un sourire charmant, un sourire reconnaissant, au lieu de ces yeux de loup malveillant des semaines précédentes. La flasque de vodka était toujours planquée dans la poche de l’imperméable, qui était toujours accroché au crochet en plastique dans le coin. Il pouvait sûrement la sortir et s’en envoyer une bonne lampée juste sous le nez du rat, et qu’adviendrait-il ? Rien. Rien qu’un sourire de bon vieux camarade reconnaissant de la part du rat, s’il connaissait bien son rat.
— Peter ! dit Steiner. – Peter. Plus de Fallow, sur le ton d’un proviseur agacé. – Vous voulez voir quelque chose qui va illuminer votre journée ?
Steiner fit claquer la photo sur le bureau de Fallow. Elle montrait Sherman McCoy, avec une expression terrible sur le visage donnant une claque du revers de la main à une grande femme tenant une sorte de baguette, qui s’avéra, en y regardant de plus près, être un micro. De son autre main, il tenait une petite fille en uniforme scolaire. La petite fille regardait dans l’objectif d’un air interrogateur. À l’arrière-plan, on voyait le dais d’un immeuble et un portier. Steiner gloussa.
— La fille – une femme affreuse, par ailleurs, d’une radio quelconque – elle appelle toutes les dix minutes. Dit qu’elle va faire arrêter McCoy pour agression. Elle veut la photo. Elle va l’avoir, ça oui. Elle est à la une de la prochaine édition.
Fallow prit la photo et l’étudia.
— Mmmmmmh. Jolie petite fille. Doit être difficile d’avoir un papa qui n’arrête pas de frapper les minorités, les jeunes noirs, les femmes. Vous avez déjà remarqué comment les Amerloques se réfèrent aux femmes comme à une minorité ?
— Je plains leurs mères, dit Steiner.
— Très belle photo, dit Fallow, tout à fait sincèrement. Qui l’a prise ?
— Silverstein. Ce gars-là a vraiment du nez. Vraiment.
— Silverstein couvre la mise à mort ? demanda Fallow.
— Oh oui, dit Steiner, il adore ce genre de choses. Vous savez Peter – Peter –, j’ai du respect, peut-être un respect à l’envers, mais un vrai respect pour les gars comme Silverstein. Ce sont les fermiers du journalisme. Ils aiment le bon terrain gras pour lui-même, pas pour la paye – ils aiment plonger leurs mains dans la boue.
Steiner s’arrêta, épaté. Ses propres traits d’esprit le laissaient toujours un peu pantois.
Oh, comme Sir Gerald, le bébé à son Vieux Steiner, aimerait être capable de se vautrer dans la fange avec un tel abandon dionysiaque ! – comme un type avec du nez ! Ses yeux se mouillèrent d’émotion chaleureuse : de l’amour, peut-être, ou de la nostalgie pour la boue.
— « Les Vandales Hilares », dit Steiner, avec un large sourire et en secouant la tête, faisant allusion aux exploits reconnus du photographe qui avait du nez, ce qui lui procura une satisfaction supplémentaire.
— Je veux vous dire une chose, Peter. Je ne sais pas si vous vous en rendez vraiment compte ou pas, mais vous avez décroché une histoire très importante avec cette affaire de Lamb et McCoy. Oh, c’est sensationnel, mais c’est bien plus que ça. C’est une morale. Vous avez mentionné les minorités. Pensez à ça un instant. Une morale. Vous avez mentionné les minorités, je savais que vous plaisantiez, mais on entend déjà un autre son de cloche de ces minorités, de ces organisations noires et surtout, justement, de ces mêmes organisations qui répandaient des rumeurs comme quoi nous étions racistes et toute cette sorte de bêtises, et maintenant voilà qu’ils nous félicitent et qu’ils nous considèrent comme une sorte de… phare. C’est un sacré revirement en si peu de temps. Ces Ligues contre la Diffamation du Tiers Monde, ces mêmes gens qui étaient si excités à cause des « Vandales Hilares », ils viennent de m’envoyer les remerciements les plus flatteurs. Nous sommes le point de référence du libéralisme et des droits civiques maintenant, la vache ! Ils vous prennent pour un génie, soit dit en passant. Ce type, le Révérend Bacon, comme ils l’appellent, a l’air de diriger tout ça. Il vous donnerait le prix Nobel si ça dépendait de lui. Je devrais dire à Brian de vous montrer la lettre.
Fallow ne dit rien. Ces idiots pourraient être un peu plus malins.
— Ce que j’essaye de dire, Peter, c’est que c’est un grand pas en avant, très important, dans la marche du journal. Nos lecteurs se fichent pas mal de la respectabilité, dans un sens comme dans l’autre, mais les annonceurs, non. J’ai déjà mis Brian au travail pour voir comment nous pourrions éventuellement amener ces groupements noirs à donner leur nouvelle opinion du City Light d’une manière formelle, par une citation, ou une récompense quelconque ou – je ne sais pas, mais Brian trouvera. J’espère que vous aurez un peu de temps pour prendre part à ce qu’il mettra au point. Mais on verra comment ça marche.
— Oh, absolument, dit Fallow. Bien sûr, je sais que ces gens ont des sentiments très forts. Savez-vous que le juge qui a refusé d’augmenter la caution de McCoy a reçu des menaces de mort ?
— Des menaces de mort ? Sérieusement ?
Le Rat couinait d’excitation à cette horrible idée.
— C’est vrai. Et il les prend très au sérieux, également.
Fallow perçut cet instant comme particulièrement favorable pour suggérer à Sir Gerald un pas en avant d’une tout autre sorte : 1 000 $ d’avance, ce qui, ensuite, pourrait suggérer au Rat éminent, une augmentation de salaire.
Et il eut raison sur les deux tableaux. Dès que son nouveau blazer serait prêt, il allait brûler celui-ci. Avec plaisir.
À peine une minute après le départ de Steiner, le téléphone de Fallow sonna. C’était Albert Vogel.
— Hé, Pete ! Comment qu’ça va ? Ça boume, ça boume, ça boume. Pete, faut que tu me fasses une faveur. Faut que tu me donnes le téléphone de McCoy. Il est sur la liste rouge.
Sans savoir précisément pourquoi, Fallow trouva cette demande sidérante.
— Mais pourquoi voudrais-tu ce numéro de téléphone, Albert ?
— Tu vois, Pete, le truc c’est que j’ai été contacté par Annie Lamb qui veut se porter partie civile pour son fils. Deux plaintes, en fait : une contre l’hôpital pour grave négligence et une contre McCoy.
— Et tu veux son téléphone personnel ? Pourquoi ?
— Pourquoi ? On pourrait avoir à négocier.
— Je ne vois pas pourquoi tu n’appelles pas son avocat.
— Doux Jésus, Pete. – La voix de Vogel virait à la colère. – Je t’ai pas appelé pour des conseils légaux. Tout ce que j’veux c’est un putain de numéro de téléphone. Tu l’as, son numéro, ou pas ?
La petite voix qui lui servait de meilleur jugement suggéra à Fallow de répondre non, mais sa vanité ne pouvait pas lui permettre de dire à Vogel que lui, Fallow, propriétaire de l’affaire McCoy, était incapable de lui procurer le numéro de téléphone de McCoy.
— Écoute, Pete, j’veux convoquer une conférence de presse à propos de ces plaintes. Tout ce que je te demande, c’est un putain de numéro de merde !
— Tu peux toujours faire ta conférence de presse. Mais tu auras un public beaucoup plus important après mon article sur ça.
Un silence.
— Okay, Pete, gloussa Vogel, mais pas vraiment de bon cœur. Je crois que j’ai créé un monstre quand je t’ai mis sur l’affaire Lamb. Pour qui tu te prends, Lincoln Steffens ?
— Lincoln qui ?
— Peu importe. Ça ne t’intéresserait pas. D’accord, tu peux avoir cette putain d’histoire. T’en as pas marre de toutes ces exclusivités ? Bon, donne-moi le numéro.
Et il le fit.
Et en fait, pourquoi n’aurait-il pas droit au numéro ?