Le téléphone réveilla Peter Fallow comme une bombe dans un œuf dont on a épluché la coquille et dont il ne reste que la membrane intérieure pour le maintenir. Ah ! Cette membrane était sa tête et le côté droit de sa tête était sur l’oreiller et le jaune était aussi lourd que du mercure et lui appuyait sur la tempe droite, l’œil droit et l’oreille droite. S’il essayait de se lever pour répondre au téléphone, le jaune, le mercure, toute cette masse empoisonnée allait faire éclater la membrane et sa cervelle se répandrait.
Le téléphone était sur le plancher, dans un coin, près de la fenêtre, sur le tapis marron. Ce tapis était immonde. Synthétique. Les pires produits manufacturés américains. Metalon, streptolon, profond, poilu, une matière à vous faire frissonner. Une autre explosion. Il le regardait bien en face : un téléphone blanc et un fil blanc tordu sur un sale nid de streptolon poilu. Derrière les stores vénitiens, le soleil était si intense que cela lui faisait mal aux yeux. La pièce n’avait droit au soleil qu’entre 13 et 14 heures, quand il daignait passer entre deux buildings dans son périple à travers le sud du ciel. Les autres pièces, la salle de bains, la cuisine et le living n’avaient jamais droit au soleil. La cuisine et la salle de bains n’avaient même pas de fenêtres. Quand on allumait la lumière dans la salle de bains, équipée d’un module baignoire-douche-intégré – un module ! – qui avait tendance à fléchir quand il mettait les pieds dedans – quand on allumait la lumière de la salle de bains, donc, un ventilateur se mettait en marche, au plafond, derrière une grille métallique, pour assurer la ventilation. Ce ventilateur générait un bruit de moulin à café électrique et une énorme vibration. Donc, lorsqu’il se levait, il n’allumait pas la lumière de la salle de bains. Il s’en remettait à la piètre aube bleuâtre fournie par les éclairages fluorescents du passage dehors. Plus d’une fois il était parti travailler sans se raser.
La tête toujours sur l’oreiller, Fallow continuait à fixer le téléphone qui continuait à exploser. Il fallait vraiment qu’il trouve une table à mettre près du lit, si on pouvait appeler un matelas et des ressorts posés sur un de ces cadres métalliques ajustables et américains, juste assez bons pour se couper les rotules et les doigts quand on essayait de l’ajuster – si on pouvait appeler ça un lit. Le téléphone avait un air visqueux et dégoulinant, posé sur ce tapis immonde. Mais il n’invitait jamais personne ici, sauf quelques filles, et c’était toujours très tard dans la nuit quand il avait éclusé deux ou trois bouteilles de vin et qu’il s’en tapait complètement. Ce n’était pas tout à fait vrai, n’est-ce pas ? Quand il amenait une fille ici, il voyait toujours ce trou pathétique à travers son regard, au moins un instant. La pensée du vin et d’une fille grilla un fusible dans sa tête et une vague de remords traversa son système nerveux. Il s’était passé quelque chose la nuit dernière. Ces temps derniers, il se réveillait souvent comme ça, la gueule de bois empoisonnée, paniqué rien qu’à l’idée de bouger d’un centimètre et submergé par un sentiment abstrait fait de désespoir et de honte. Quoi qu’il ait pu faire, c’était maintenant immergé, comme un monstre au fond d’un lac glacé. Sa mémoire s’était noyée dans la nuit et il ne restait que ce désespoir glacial. Il fallait qu’il examine ce monstre point par point, centimètre par centimètre. Parfois il savait qu’il ne pourrait absolument pas y faire face, et alors il décidait de l’oublier pour toujours, et, juste à ce moment-là, un léger détail émettait comme un signal et la bête remontait à la surface d’elle-même et lui montrait son sale museau.
Il se souvenait comment ça avait commencé, en gros, chez Leicester’s, où, comme beaucoup d’Anglais qui fréquentaient cet endroit, il s’était débrouillé pour s’insinuer à la table d’un Américain sur qui on pourrait compter pour ramasser l’addition sans rechigner. Là, il s’agissait d’un gros type nommé Aaron Gutwillig, qui venait de vendre une compagnie de leasing de simulateurs pour la bagatelle de 12 millions de $ et qui adorait être invité dans des soirées données par les colonies anglaises ou italiennes de New York. Un autre Ricain, un petit, grossier mais marrant, nommé Benny Grillo, qui produisait de prétendus documentaires d’actualité pour la télévision s’était mis en tête d’aller dans une discothèque en bas de la ville, Les Feux de la Rampe, discothèque installée dans ce qui avait été une église épiscopalienne. Grillo était bon pour la note aux Feux de la Rampe et donc il était parti là-bas avec Grillo et deux mannequins américaines et Franco di Nodini, qui était un journaliste italien, et Tony Moss, qu’il avait connu à l’université de Kent, et Caroline Heftshank, qui arrivait tout juste de Londres et qui était absolument pétrifiée par la peur de la criminalité à New York vue à travers un article par jour dans la presse londonienne, et elle sursautait à tout bout de champ, ce qui était drôle, au début. Les deux mannequins avaient commandé des sandwiches au roastbeef chez Leicester et elles avaient ôté les tranches de viande qu’elles avaient suspendues au-dessus de leur bouche pour les manger avec les doigts. Caroline Heftshank avait beaucoup sursauté quand ils étaient sortis du taxi devant Les Feux de la Rampe. L’endroit était quasiment encerclé de jeunes noirs avec d’énormes pompes de jogging, assis ou perchés sur la vieille barrière métallique, matant les ivrognes et les défoncés qui entraient et sortaient de la boîte. À l’intérieur, Les Feux de la Rampe semblaient inhabituellement grotesques, et Fallow s’était senti inhabituellement vif, saoul et charmant. Tant de travestis ! Tant de punks suprêmement repoussants ! Tant de petites Américaines au visage plâtré avec des dents refaites depuis l’adolescence, du rouge à lèvres argenté et du rimmel nuit-humide ! Une musique si forte, infinie, métallique et répétitive et de telles bandes vidéo, sous-exposées sur des écrans, pleines de garçons maigres et moroses, et de fumigènes ! Tout était descendu de plus en plus profond dans le lac. Ils étaient dans un taxi qui faisait des aller et retour vers la 50e Rue, cherchant un endroit avec une porte en métal galvanisé, un endroit appelé La Coupe. Un plancher latté de caoutchouc noir et quelques Irlandais repoussants, sans chemise, du moins ils avaient l’air Irlandais, aspergeant tout le monde avec des boîtes de bière. Et puis quelques filles sans chemise. Ah. Quelque chose s’était passé devant des gens au fond d’une pièce. En espérant qu’il possédait un truc appelé mémoire, ça, il s’en souvenait… Pourquoi faisait-il des choses comme ça ?… La maison à Canterbury… La chambre de bonne à CrossKeys… Il pouvait voir à quoi il ressemblait à cette époque… Ses cheveux blonds comme dans les tableaux victoriens, dont il avait été si fier… Son long nez fin, ses mâchoires bien dessinées, son corps élancé toujours trop mince pour sa grande taille, dont il avait également été si fier… son corps élancé… un remous dans l’eau… Le monstre remontait du fond du lac ! Dans un instant… son sale museau !
Insupportable…
Le téléphone explosa à nouveau. Il ouvrit les yeux et frémit en voyant cette saleté baignée de soleil, et avec les yeux ouverts c’était pire ! Avec les yeux ouverts – le futur immédiat. Rien à espérer ! Un désespoir glacial ! Il plissa les yeux, frissonna et referma les yeux. Le sale museau !
Il les rouvrit immédiatement. Qu’avait-il fait quand il était très très bourré ? ajoutée au désespoir et au remords, il sentait maintenant la peur.
L’insistance du téléphone commença à l’alarmer. Supposons que ce soit le City Light. Après la dernière séance du Rat-Mort, il s’était juré d’être au bureau à 10 heures tous les matins, et maintenant il était 1 heure de l’après-midi. Dans ce cas, il ferait mieux de ne pas répondre. Non – s’il ne répondait pas, il allait s’engloutir au fond pour toujours, avec le monstre. Il roula hors du lit et posa les pieds sur le sol et le terrifiant jaune d’œuf changea de place. Il fut envahi d’un horrible mal de tête. Il voulait vomir, mais il savait que cela lui ferait trop mal au crâne, beaucoup trop. Il commença à avancer vers le téléphone. Il se coula à genoux, puis à quatre pattes. Il rampa jusqu’au téléphone, décrocha, puis s’allongea sur le tapis, espérant que le jaune se stabiliserait à nouveau.
— Allô, dit-il.
— Peter ? Pii-teuh ? Dieu soit loué, c’était une voix anglaise.
— Oui ?
— Peter, tu marmonnes. Je t’ai réveillé, n’est-ce pas ? C’est Tony.
— Non, non, non, non, non… je suis… j’étais, j’étais dans l’autre pièce. Je travaille à la maison aujourd’hui. Il se rendit compte que sa voix avait coulé vers un baryton furtif.
— Eh bien tu fais une remarquable imitation de quelqu’un qui se réveille.
— Tu ne me crois pas, hein ?
Dieu merci, c’était Tony. Tony était un Anglais qui avait commencé à travailler au City Light en même temps que lui. Ils étaient comme deux camarades de commandos dans ce pays grossier.
— Bien sûr que je te crois, mais ça me met en minorité maintenant. Si j’étais toi, je rappliquerais ici le plus vite possible.
— Ummmmmmmmmmmmmmmmm. Oui.
— Le Rat vient de passer et m’a demandé où tu étais. Pas sans curiosité, d’ailleurs. Il avait l’air vraiment furax.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Je lui ai dit que tu étais à la Cour des Tutelles.
— Mmmmmmh… Sans t’emmerder, qu’est-ce que je fais là-bas ?
— Bon Dieu, Peter, je te sors vraiment du lit, hein ? Cette Affaire Lacey Putney.
— Mmmmmmmmmmmmmmmmh. Lacey Putney…
La douleur, la nausée et le sommeil passèrent sur la cervelle de Fallow comme une vague hawaïenne. Sa tête était aplatie sur le tapis. Le jaune d’œuf empoisonné gigotait terriblement.
— Mmmmmmmmmmmmmmmmmh.
— Ne t’évanouis pas, Peter. Je ne plaisante pas. Je crois que tu devrais te ramener et sauver un peu les apparences.
— Je sais, je sais, je sais, je sais, je sais, je sais. Merci, Tony. Tu as absolument raison.
— Tu arrives ?
— Oui.
Rien qu’à le dire, il savait comment il allait se sentir quand il essayerait de se lever.
— Et fais-moi une faveur.
— Tout ce que tu voudras.
— Essaye de te rappeler que tu étais à la Cour des Tutelles. Les propriétés Lacey Putney. Ce n’est pas évident que le Rat m’ait cru, mais, tu sais…
— Oui. Lacey Putney. Merci, Tony.
Fallow raccrocha, se leva du sol, s’empêtra dans les stores vénitiens et se coupa la lèvre. Les lamelles du store étaient de cette sorte métallique et fine que les Ricains aiment. C’étaient de vraies lames. Il essuya le sang sur sa lèvre avec le revers de son index gauche. Il n’arrivait pas à maintenir sa tête droite. Le jaune d’œuf en mercure anéantissait son sens de l’équilibre. Il tituba vers la salle de bains, passant dans l’aube bleu tuberculose de la lumière fluorescente de la ruelle derrière. Dans le miroir de l’armoire à pharmacie, dans cette lueur maladive, le sang sur sa lèvre paraissait violet. Aucun problème. Il pouvait vivre avec du sang violet. Mais si jamais il allumait la lumière de la salle de bains, il était fini.
Des rangées de terminaux d’ordinateurs dans des boîtiers gris neutre imitation 2001 donnaient à la salle de rédaction du City Light un semblant d’ordre et de modernité. Mais elle ne résistait pas à un second coup d’œil. Les bureaux étaient couverts des tas de papiers habituels, des gobelets, livres, manuels, almanachs, magazines et cendriers encrassés. Les habituels jeunes gens et jeunes femmes, dos courbé devant les claviers. Un perpétuel bruissement morne – thuk thuk thuk thuk thuk thuk thuk thuk thuk thuk thuk – s’élevait des claviers, comme si avait lieu un immense tournoi de mah-jong. Les journalistes, rewriters, et secrétaires de rédaction étaient courbés dans l’éternelle position des journalistes. Toutes les x secondes, une tête se dressait et criait quelque chose à propos de lignes bloc, de compte de titre ou de longueur d’histoire. Mais même l’excitation du bouclage ne pouvait durer longtemps. Une porte s’ouvrit et un Grec vêtu d’un uniforme blanc entra, portant un prodigieux plateau couvert de thermos de soda et de café, de boîtes de beignets, de fromage danois, de pains à l’oignon, de toutes les variétés imaginables de lards et de charcutaille, et la moitié de la salle déserta les ordinateurs et lui fondit dessus, tombant sur le plateau comme des charançons affamés.
Fallow prit avantage de ce hiatus pour se frayer un chemin à travers la pièce jusqu’à sa cabine vitrée. Au milieu du champ de terminaux d’ordinateurs il s’arrêta, et, l’air d’un professionnel attentif, il ramassa une copie de la deuxième édition, qu’on venait juste de monter. Sous le logo – THE CITY LIGHT – la une consistait en d’énormes lettres capitales courant sur le côté droit :
IL SCALPE
GRAND-MÈRE
PUIS
LA DÉPOUILLE
et une photo sur la gauche. La photo était un agrandissement recadré de ces espèces de portraits tramés et souriants que produisent les studios. C’était le visage d’une femme nommée Carolina Perez, cinquante-cinq ans et pas vraiment l’air d’une grand-mère, avec une masse luxuriante de cheveux noirs tirés en arrière à la façon des grandes dames espagnoles.
Doux Jésus ! ça avait dû être une affaire de la scalper ! S’il s’était senti mieux, Fallow aurait rendu un hommage silencieux à cette extraordinaire esthétique de l’abattoir1 qui permettait à ces diables dénués de vergogne, ses employeurs, ses compatriotes, ses concitoyens anglais, ses frères, fils de Milton et de Shakespeare d’arriver à trouver des trucs comme ça, jour après jour. Pensez donc à ce superbe sens de la syntaxe du caniveau qui les avait inspirés pour créer un titre fait de verbes et d’objets, où le vrai sujet manquait, meilleur moyen de vous faire plonger vos griffes dans ces pages noires et grasses pour savoir quel démon était assez monstrueux pour être ce « IL ». Pensez seulement à la patience d’asticot qui avait permis à un quelconque reporter d’envahir les Perez pour leur voler une photo de Mémé qui vous ferait sentir l’horreur du crime du bout des doigts – et vous hérisserait les poils du dos ! Pensez au fantastique retour à l’ordinaire de cette phrase : il scalpe… puis dépouille. Oh quel merveilleux anticlimax ! Bon Dieu, s’ils avaient eu plus de place ils auraient ajouté : « puis laisse toutes les lumières allumées dans sa cuisine ».
À cet instant, pourtant, il était trop salement malade pour s’en amuser. Non, il se tenait là, les yeux sur ce morceau de génie tout neuf pour établir ostensiblement – surtout, l’espérait-il, pour le Rat Mort lui-même – qu’il était sur la brèche et intéressé presque exclusivement dans sa vie par le City Light de New York.
Tenant le journal dans ses mains et les yeux braqués sur la une, comme transfiguré par sa virtuosité, il finit sa traversée de la salle de rédaction et entra dans son compartiment. Celui-ci consistait en cloisons d’aggloméré modulables saumon malade de 1 m 50 de haut, un prétendu poste de travail avec de petites courbes high-tech dans les coins, qui emprisonnait un bureau de métal gris, l’éternel terminal d’ordinateur avec son clavier, un fauteuil en plastique désagréablement moulé-orthopédique et un portemanteau modulaire en plastique, qui s’accrochait astucieusement sur le mur modulable. Le tout était déjà déglingué. Au portemanteau pendait un unique vêtement couleur de muraille, l’imperméable de Peter Fallow, qui ne quittait jamais le compartiment.
Juste à côté du portemanteau se trouvait une fenêtre et il y vit son reflet. De face il avait plus l’air d’un jeune homme de trente-six ans plutôt beau, que d’un quadragénaire qui a pris de la brioche. De face, son front haut et ses longs cheveux blonds qui partaient, flottant en arrière, avaient encore l’air… disons Byronien… bien que de plus en plus solitaires sur le sommet de son crâne. Oui, selon cet angle-là, de face… Tout allait très bien… Son long nez fin avait l’air patricien du haut en bas, bien que trop bulbeux au bout. Son large menton fendu n’était pas encore trop compromis par les bajoues qui se formaient de chaque côté. Son blazer bleu marine, qui avait été fait chez Blades, huit – non, dix ! – ans auparavant était un peu… lustré… sur les manches… mais il pouvait sans doute revivifier le tissu avec une de ces brosses métalliques… Il avait un début de ventre, et un peu trop de chair sur les hanches et les cuisses. Mais ce ne serait plus un problème maintenant qu’il avait cessé de boire. Plus jamais. Il allait commencer un régime draconien ce soir. Ou demain, en tout cas. Il se sentait trop bilieux pour songer à ce soir. Mais ce ne serait pas ce pathétique jogging à l’américaine, non. Ce serait quelque chose de propre, de tranchant, d’actif, d’énergique… À l’anglaise. Il pensa à des medecine-balls et des espaliers et des chevaux d’arçon et des haltères et des barres parallèles et des cordes à nœuds avec des attaches de cuir au bout, et il se rendit compte qu’il s’agissait de l’appareillage du gymnase de Cross Keys, l’école où il allait avant d’entrer à l’université de Kent. Bon Dieu… vingt ans déjà. Mais il n’avait encore que trente-six ans, et il faisait un mètre quatre-vingt-huit et il avait un physique tout à fait parfait, fondamentalement.
Il rentra son estomac et inspira un bon coup. Cela lui flanqua la nausée. Il décrocha le téléphone et se colla le récepteur contre l’oreille. Aie l’air occupé ! C’était le principal. La tonalité lui parut douce à l’oreille. Il souhaita pouvoir ramper dans le téléphone et faire la planche sur cette tonalité en laissant ce son cautériser ses terminaisons nerveuses. Comme ce serait facile de poser la tête sur le bureau, de fermer les yeux et de piquer un somme. Il pourrait peut-être s’en sortir s’il collait un côté de sa figure sur le bureau, en tournant le dos à la pièce, et en mettant le récepteur sur son autre oreille comme s’il était en pleine conversation. Non. Ça aurait quand même l’air bizarre. Peut-être que…
Bon Dieu ! Un des Américains, un journaliste nommé Robert Goldman, se dirigeait droit vers sa cabine vitrée.
Goldman portait une cravate avec des rayures criardes, rouges, jaunes, noires et bleu ciel, en diagonale. Les Ricains appelaient ces fausses cravates régimentaires, des cravates « rep ». Les Ricains portaient toujours des cravates qui vous sautaient à la figure, comme pour annoncer la balourdise à suivre. Deux semaines plus tôt, il avait emprunté 100 $ à Goldman. Il lui avait affirmé devoir payer une dette de jeu avant la nuit – au backgammon – au Bracer’s Club – foule d’Européens excités. Les Ricains louchaient sur toute histoire de croupiers et d’aristos. Et depuis, cette petite merde lui avait déjà réclamé trois fois l’argent comme si son avenir sur cette terre dépendait de 100 $. Le récepteur toujours collé à l’oreille, Fallow jeta un coup d’œil à la silhouette qui se rapprochait et à la splendide cravate qui lui servait d’armoiries, avec mépris. Comme plus d’un Anglais vivant à New York, il considérait les Américains comme des enfants incurables à qui la Providence avait perversement confié cette espèce d’énorme dinde enflée en forme de continent. Toute tentative pour leur extorquer leur fortune, excepté la violence, était de bonne guerre, sinon moralement justifiable, puisqu’ils la gaspillaient de toute façon en fringues moches et en n’importe quoi.
Fallow se mit à parler au récepteur, comme en pleine conversation. Il chercha dans son cerveau empoisonné le genre de dialogue à une seule voix que les scénaristes doivent se farcir pour les scènes au téléphone.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?… Vous dites que le substitut refuse au sténographe de nous remettre une transcription ? Eh bien dites-lui… D’accord, d’accord… Bien sûr… C’est une violation absolue… non, non… Maintenant, écoutez-moi bien…
La cravate – et Goldman – se tenaient juste à côté de lui. Peter Fallow garda les yeux baissés et leva une main comme pour dire « s’il te plaît ! ceci ne souffre aucune interruption ! »
— Salut, Pete, dit Goldman.
Pete ! avait-il dit, et pas même gentiment ! Pete ! Rien que ce son fit grincer les dents de Fallow. Cette… épouvantable… familiarité… ricaine ! Trop mignons, ces Ricains – avec leurs gentils petits diminutifs – leurs « mon pote », leurs Arnie, leurs Hank et leurs… Pete ! Et ce monument de lourdeur et de gaucherie avec sa cravate à hurler a le culot d’entrer dans un bureau pendant qu’on est au téléphone, parce qu’il fait une dépression nerveuse pour ses pathétiques 100 $ ! – et le culot d’appeler quelqu’un Pete !
Fallow se vissa un regard intense sur la figure et commença à parler à mille kilomètres/seconde.
— Et alors ?… Dites à l’assistant et au sténographe que nous voulons cette transcription pour demain midi !… Bien sûr !… C’est évident !… C’est quelque chose que sa bâtonnière nous a cuisiné ! Ils sont tous gras comme des voleurs là-bas !
— C’est juge, dit Goldman d’une voix neutre.
Fallow fixa ses yeux sur l’Américain avec un regard noir furieux.
Goldman le lui rendit avec un soupçon d’ironie aux lèvres.
— Ils ne disent pas « assistant » mais substitut, et ils ne disent pas « bâtonnière », mais juge, et « sténographe », c’est sténotypiste. Remarque, ils comprendront ce que tu veux dire.
Fallow transforma ses yeux et ses lèvres en trois lignes serrées et secoua la tête et tapa sur la table du plat de la main comme confronté à un étalage d’impudence intolérable.
Mais quand il rouvrit les yeux, Goldman était toujours là. Goldman le regardait d’en haut. Il se colla un air de moquerie amusée, leva les deux mains et écarta ses dix doigts juste devant le nez de Fallow, puis referma ses deux poings avant de les rouvrir et d’écarter à nouveau ses dix doigts. Il répéta ce geste dix fois – et dit : « Cent gros dollars, Pete », avant de faire demi-tour et de retourner dans la salle de rédaction.
Quelle impudence ! Quelle impudence !… Une fois certain que cet impudente petite merde humide ne revenait pas, Fallow reposa le téléphone et se dirigea vers le portemanteau. Il avait juré – mais Seigneur Dieu ! Ce qui venait de lui arriver était… juste… un… petit peu… trop ! Sans l’enlever du portemanteau il ouvrit l’imperméable et mit sa tête dedans, comme s’il inspectait les coutures. Puis il s’en enveloppa, de manière à ce que tout le haut de son corps soit hors de vue. C’était le genre d’imper avec des poches fendues qui permettent de mettre la main dans les poches de votre veste quand il pleut sans devoir l’ouvrir. Sous sa tente de popeline, Fallow farfouilla dans la fente qui ouvrait sur la poche gauche. De la poche il retira une gourde d’un litre.
Il dévissa le bouchon, porta le goulot à ses lèvres et avala deux grandes lampées de vodka puis attendit la secousse dans son estomac. Ça tomba, puis ça secoua son corps et sa tête d’une vague de chaleur. Il revissa le bouchon et remit la gourde dans la poche et émergea de l’imperméable. Son visage était en feu. Il avait les larmes aux yeux. Il jeta un regard prudent sur la salle de rédaction et…
Oh merde !
… le Rat Mort le regardait. Fallow n’osa pas lui faire un clin d’œil, ni même sourire. Il ne voulait pas provoquer la moindre réponse chez le Rat Mort. Il se détourna comme s’il ne l’avait pas vu. La vodka était-elle vraiment inodore ? Il priait pour que ce soit vrai. Il se rassit à son bureau et reprit le téléphone en faisant semblant de parler. La tonalité résonnait, mais il était trop nerveux pour s’y abandonner. Est-ce que le Rat Mort l’avait vu, sous son imperméable ? Et si oui, devinerait-il quelque chose ? Oh, comme cette petite goutte était différente de ces toasts glorieux portés quelques mois auparavant ! Oh quelles glorieuses perspectives il avait laissées foirer ! Il pouvait voir la scène… le dîner dans l’appartement grotesque du Rat sur Park Avenue… les cartes d’invitation informelles et pompeuses avec les caractères en relief : Sir Gerald Steiner et Lady Steiner souhaitent avoir le plaisir de votre compagnie pour un dîner en l’honneur de M. Peter Fallow (dîner et M. Peter Fallow écrit à la main)… le musée ridicule de meubles Louis-Philippe et de tapisseries d’Aubusson élimées que le Rat Mort et Lady Rat Mort avait entassée sur Park Avenue. Pourtant quelle capiteuse soirée ç’avait été ! Toute la tablée n’était que britannique. Il n’y avait que trois ou quatre Américains dans le haut de la hiérarchie du City Light de toute manière, et aucun n’avait été invité. Il y avait des dîners comme ça partout dans l’Est de Manhattan, tous les soirs, avait-il bientôt découvert, des soirées somptueuses qui étaient seulement anglaises ou complètement françaises ou italiennes ou seulement européennes. Jamais d’Américains, quoi qu’il arrive. On avait la sensation qu’une légion secrète, suave et riche, s’était infiltrée dans les immeubles en copropriété de Park Avenue et de la Cinquième Avenue, et allait avancer à volonté dans la grosse dinde yankee pour dévorer à loisir le dernier petit morceau de chair sur les os du capitalisme.
En Angleterre, Fallow avait toujours pensé à Gerald Steiner comme « ce juif de Steiner », mais cette nuit-là, tous les snobismes de base s’étaient évaporés. Ils étaient frères d’armes dans cette légion secrète, au service du chauvinisme écorché de la Grande-Bretagne. Steiner avait expliqué à toute la tablée quel génie était Fallow. Steiner avait été ébloui par une série d’articles sur la vie des riches à la campagne que Fallow avait pondus pour le Dispatch. C’était plein de noms et de titres et d’hélicoptères et de perversions qui vous laissaient perplexe, (« ce truc avec la coupe ? »), de maladies coûteuses, et tout ceci avait été artistiquement conçu pour être à l’épreuve des balles de la diffamation. Cela avait été le plus grand triomphe de Fallow en tant que journaliste (le seul, d’ailleurs) et Steiner ne pouvait pas imaginer d’où il tirait ses informations. Fallow, lui, le savait, mais il s’était débrouillé pour en masquer le souvenir sous les broderies de la vanité. Tous les morceaux croustillants de ces articles venaient d’une fille qu’il voyait à l’époque, une petite femme pleine de ressentiment nommée Jeannie Brokenborough, la fille d’un marchand de livres rares, qui frayait avec les riches comme le petit dernier dans l’étable de la haute société. Quand la petite Miss Brokenborough disparut, la magie quotidienne de Fallow s’évanouit avec elle.
L’invitation de Steiner à se rendre à New York était tombée à pic, même si Fallow ne le voyait pas ainsi. Comme tout écrivain avant lui qui vient de faire un triomphe, même au niveau du Dispatch de Londres, Fallow refusait de croire à la chance. Aurait-il du mal à répéter son triomphe dans une ville dont il ignorait tout, dans un pays qu’il considérait comme une prodigieuse plaisanterie ? Eh bien… Pourquoi pas, d’abord ? Son génie venait juste d’éclore. Ce n’était que du journalisme, après tout, de la petite bière avant son éventuel triomphe en tant que romancier. Le père de Fallow, Ambrose Fallow, était romancier, un romancier mineur, en fait. Son père et sa mère étaient d’East Anglia, et avaient été le genre de jeunes gens très bien élevés, bon sang, bon rang, qui, après la Seconde Guerre mondiale avaient développé la notion suivante : la sensibilité littéraire pouvait faire de vous un aristocrate. La certitude de leur aristocratie affleurait toujours dans leurs esprits, comme dans celui de Fallow. Fallow avait essayé de compenser son manque d’argent en étant un homme d’esprit et un viveur. Ces accomplissements aristocratiques ne lui avaient rien rapporté de plus qu’une place incertaine dans la queue de la comète de la bonne société londonienne.
Maintenant, membre de la brigade Steiner à New York, Fallow allait également faire fortune dans ce Nouveau Monde gras et blanc.
Les gens se demandaient pourquoi Steiner, qui n’avait jamais fait de journalisme, était venu aux États-Unis et avait entrepris une chose aussi coûteuse que le lancement d’un journal. La bonne explication était que le City Light avait été créé comme une arme d’attaque ou de représailles pour les investissements financiers beaucoup plus importants que Steiner avait faits aux États-Unis, où il était déjà connu sous le surnom du « Redoutable Rosbif ». Mais Fallow savait que c’était l’inverse. Les investissements « sérieux » n’existaient que pour servir le City Light. Steiner avait été dressé, envoyé à l’école, poussé et nanti d’une fortune par le vieux Steiner, un financier bruyant et pompeux qui voulait que son fils devienne un vrai pair britannique, et pas seulement un jeune juif riche.
Steiner fils était devenu la souris aux belles manières, belle éducation, belles tenues que son père désirait. Il n’avait jamais trouvé le courage de se rebeller. Maintenant, sur le tard, il avait découvert le monde de la presse. Son plongeon quotidien dans la boue – IL SCALPE GRAND-MÈRE PUIS LA DÉPOUILLE – lui apportait une joie inexprimable. Youpiiiie ! Enfin libre ! Tous les jours il relevait ses manches et plongeait dans la vie de la salle de rédaction. Certains jours il écrivait les titres lui-même. Il était très possible qu’il eût écrit SCALPE GRAND-MÈRE, bien que cela ressemblât à la patte inimitable de son rédacteur en chef, un type de Liverpool nommé Brian Highridge. Malgré les nombreuses victoires de sa carrière, il n’avait pourtant jamais été accepté dans la haute société. C’était largement dû à sa personnalité, mais le sentiment antijuif n’était pas mort non plus, et il n’y pouvait pas grand-chose. De toute façon, il guettait avec un plaisir authentique la perspective de Peter Fallow allumant un joli petit bûcher sous tous ces snobs qui le regardaient de haut. Et donc il attendait.
Et il attendait toujours. Au début, les notes de frais de Fallow, qui étaient plus épaisses que celles de tout autre journaliste du City Light (en exceptant les rares envoyés spéciaux à l’étranger), ne posaient pas problème. Après tout, pour pénétrer la vie des hautes sphères, il fallait la vivre, au moins en partie. Les étonnantes notes de déjeuner, notes de dîner et notes de bar étaient suivies d’amusants reportages sur les andains que M. Peter Fallow se payait, comme un Géant Vert Angliche, en ravissants bombardements en piqué. Au bout d’un certain temps, ils étaient devenus moins amusants. Aucun gros coup dans la chronique des hautes sphères n’avait été débusqué par ce mercenaire d’un nouveau genre. Plusieurs fois, Fallow avait remis des articles pour les retrouver le lendemain réduits à des entrefilets. Steiner l’avait convoqué plusieurs fois pour savoir où il en était. Ces discussions étaient devenues de plus en plus fraîches. Sa fierté blessée, Fallow avait commencé à amuser ses collègues en baptisant Steiner (le célèbre « Redoutable Rosbif »), le Rat Mort. Tout le monde avait l’air d’adorer ça. Après tout, Steiner avait un nez long et pointu comme une souris ou un rat, pas de menton et une toute petite bouche ratatinée, de grandes oreilles, des mains et des pieds minuscules, des yeux dont la lumière semblait absente, et une petite voix fatiguée. Récemment, pourtant, Steiner était devenu carrément abrupt et froid, et Fallow commençait à se demander si, en fait, il n’avait pas été au courant de cette vanne.
Il releva la tête… Steiner était là, à deux mètres, dans l’encadrement de la porte de son compartiment, et le regardait fixement, une main posée sur la cloison modulable.
— C’est gentil de nous rendre visite, Fallow.
Fallow ! C’était le truc du plus méprisant proviseur d’école ! Fallow en était sans voix.
— Eh bien, dit Steiner, qu’est-ce que vous avez pour moi ?
Fallow ouvrit la bouche. Il saccagea son cerveau empoisonné à la recherche de la conversation facile pour laquelle il était célèbre et n’arriva qu’à haleter et bredouiller.
— Eh bien – vous vous souvenez – les propriétés Lacey Putney – j’en ai parlé – si je ne me trompe pas – ils ont essayé de nous avoir en référé, le, le… Merde ! qu’est-ce que c’était déjà ? Les sténographes, ou une histoire de rapporteurs ? Qu’est-ce qu’il avait dit, Goldman ? Eh bien – j’ai à peine – mais je crois que je tiens tout le truc maintenant ! C’est juste une question de – je peux vous dire – ça, ça va vraiment faire mal…
Steiner n’attendit même pas qu’il finisse.
— Je l’espère sincèrement, Fallow, dit-il, tout à fait menaçant. Je l’espère sincèrement.
Puis il s’en alla et replongea dans sa salle de rédaction adorée.
Fallow coula dans son fauteuil. Il parvint à attendre presque une minute entière avant de se lever et de disparaître dans son imperméable.
Albert Teskowitz n’était pas ce que Kramer ou n’importe quel autre procureur aurait pu appeler une menace quand il s’agissait d’emporter un jury par la magie de ses plaidoiries. Tout crescendo émotionnel était hors de sa portée, et même la quelconque poussée de rhétorique dont il était capable était très vite sapée par son apparence. Son attitude était si mauvaise que toutes les femmes dans le jury, ou toute bonne mère, au moins, brûlait de lui crier : « redresse tes épaules ! » Quant à ses prestations, ce n’était pas qu’il négligeait de préparer ses plaidoiries, c’était qu’il les préparait visiblement sur un bloc jaune officiel, qui était posé, en évidence, sur la table de la défense.
— Mesdames et messieurs, l’accusé a trois enfants, de six, sept et neuf ans, disait Teskowitz, et ils sont dans la salle en ce moment, ils attendent l’issue de ce procès.
Teskowitz évitait d’appeler son client par son nom. S’il avait pu dire Herbert Cantrell, M. Cantrell ou même Herbert, tout aurait été parfait, mais Herbert ne supportait pas même Herbert. « Je ne m’appelle pas Herbert, avait-il dit à Teskowitz au tout début de l’affaire. Je ne suis pas votre chauffeur. Mon nom est Herbert 92 X. »
— Il ne s’agissait pas d’un déjeuner de criminels, cet après-midi-là dans le Doubleheader Grill, continuait Teskowitz, mais d’un brave homme avec un travail et une famille.
Il hésita et leva la tête, avec cette expression (partie loin, loin, loin) de celui qui va avoir une crise d’épilepsie. « Un travail et une famille », répéta-t-il, comme dans un rêve, à mille lieues de là. Puis il pivota sur ses talons, s’approcha de la table de la défense, pencha son torse déjà tordu et scruta son bloc-notes jaune avec la tête penchée de côté, comme un oiseau qui mate un ver de terre dans son trou. Il garda cette pose un temps qui sembla une éternité, puis revint vers le box du jury et dit :
— Il n’était pas l’agresseur. Il n’avait pas de score à égaliser, ni de match à gagner, ni de revanche à prendre. C’était un brave homme avec un travail et une famille et qui n’avait qu’un seul souci et cela il en avait le droit : « Défendre sa vie. »
Les yeux du petit avocat s’ouvrirent comme des diaphragmes d’appareil photo, et il fit un nouveau demi-tour pour retourner à la table de la défense, et regarda ses notes sur son bloc jaune, une fois de plus. Penché comme il l’était, il avait exactement la silhouette d’un siphon d’évier… Un siphon d’évier… Un chien qui tenait un vieil os horrible… Des images espiègles naissaient dans l’esprit des jurés. Ils commençaient à remarquer des trucs comme la couche de poussière sur les immenses fenêtres de la salle et la manière dont le soleil mourant de cette fin d’après-midi éclairait la poussière, comme s’il s’agissait de cette espèce de plastique dont on fait des jouets, ce plastique qui prend la lumière, et toutes les mères de familles du jury, même les mauvaises, se demandaient pourquoi diable personne ne nettoyait ces vitres. Tous se posaient plein de questions (et notamment sur ce que Teskowitz racontait sur Herbert 92 X) et par-dessus tout s’interrogeaient sur ce bloc-notes jaune qui semblait accroché au pauvre cou tordu de Teskowitz par une invisible laisse.
— … et déclarent cet accusé… non coupable.
Quand Teskowitz acheva sa plaidoirie, ils n’étaient même pas certains qu’il eût fini. Leurs yeux se braquèrent vers le bloc-notes jaune. Ils s’attendaient à ce qu’il bondisse vers la table une fois de plus. Même Herbert 92 X, qui n’en avait pas perdu une miette, avait l’air intrigué.
C’est juste à ce moment qu’une sorte de chant s’éleva dans la salle d’audience.
— Yo-ohhhhhh… cela venait de là-bas.
— Yo-ohhhhhhhhhhhhhhh… cela venait d’ici…
Kaminsky, le gros officier, avait commencé. Puis Bruzielli, le greffier reprit, et même Sullivan, le rapporteur, qui était assis devant sa machine à sténotyper juste sous le surplomb du banc de Kovitsky, y joignit sa version discrète : « Yo-ohhh ».
Sans un cillement de paupière, Kovitsky frappa de son maillet et suspendit la séance pour trente minutes.
Kramer ne s’en inquiéta même pas. C’était l’heure de mettre les chariots en cercle autour de la forteresse, rien de plus. Les chariots en cercle étaient une pratique standard. Si un procès risquait de durer après la tombée de la nuit, alors il fallait faire le cercle. Ce procès allait dépasser le crépuscule parce que la défense venait tout juste de faire sa plaidoirie et que le juge ne pouvait pas ajourner la séance sans laisser le procureur faire son réquisitoire. Donc, c’était l’heure du cercle.
Pendant une suspension d’audience pour faire le cercle, tous les employés qui étaient venus travailler en voiture et qui devaient rester après la tombée de la nuit à cause du procès se levaient, sortaient et se dirigeaient vers leurs voitures dans les parkings extérieurs. Le juge, Kovitsky, n’y coupait pas. Aujourd’hui il avait pris sa voiture. Donc il se rendit dans sa salle, par une porte sur le côté de l’estrade, où il ôta sa robe noire et se dirigea vers le parking, comme tout le monde.
Kramer n’avait pas de voiture et il ne pouvait pas se permettre de claquer 10 $ pour prendre un « gipsy cab » pour rentrer. Ces taxis illégaux – pour la plupart conduits par de récents immigrés venus d’Afrique, d’endroits comme le Sénégal ou le Nigéria – étaient les seuls taxis qui prenaient des clients de Manhattan jusqu’au Building du Comté du Bronx. Les chauffeurs mettaient le signal « LIBRE » en place avant même d’avoir effleuré la pédale de frein, larguaient leur client, puis filaient à toute vitesse. Non. Avec un léger frisson dans la région du cœur, Kramer se rendait peu à peu compte que ce serait une de ces nuits où il allait devoir marcher trois blocs jusqu’à la station de métro de la 161e Rue dans le noir et attendre là, attendre dans une station classée comme une des dix plus dangereuses de la ville, en termes d’agressions, tout en espérant tomber sur un wagon assez bondé pour ne pas se faire ramasser par un troupeau de loups guettant l’animal malade de la horde. Il se dit que ses Nikes lui donnaient au moins une vague chance en cas de combat. Déjà, ces chaussures étaient un camouflage. Dans le métro, dans le Bronx, une paire de chaussures de cuir de chez Johnston & Murphy vous cataloguait comme une cible de choix au premier coup d’œil. C’était comme de porter une pancarte autour du cou disant : DÉPOUILLEZ-MOI. Les Nikes et le sac plastique les feraient au moins réfléchir à deux fois. Ils pouvaient le prendre pour un flic en civil qui rentrait chez lui. Il n’existait plus de flic en civil dans le Bronx qui ne portât pas de baskets. L’autre avantage était que s’il se mettait à pleuvoir des emmerdements, avec les Nikes il pouvait au moins courir ou se lancer dans la bagarre. Il ne dirait rien de tout ça à Andriutti et Caughey. Andriutti, il s’en foutait, mais il savait qu’il ne supporterait pas le mépris de Caughey. Caughey était Irlandais et il aurait plutôt pris une balle en pleine gueule que de porter un putain de camouflage dans le métro. Comme les jurés se rendaient vers la salle qui leur était réservée, Kramer regarda Miss Shelly Thomas jusqu’à ce qu’il puisse sentir la douceur de son rouge à lèvres brun tandis qu’elle passait ; et elle le regarda un instant – avec un soupçon de sourire ! – et il commença à flipper en se demandant comment elle allait rentrer chez elle, et il n’y avait rien qu’il pût y faire, puisque, bien évidemment, il ne pouvait pas s’approcher d’elle pour lui transmettre le moindre message. Même avec tous ces yo-ohhhhhhhh, personne n’informait jamais le jury ou les témoins sur le cercle des chariots, et jamais un juré n’aurait été autorisé à se rendre dans un parking pendant une suspension d’audience, jamais.
Kramer descendit jusqu’à l’entrée de Walton Avenue, pour se dégourdir les jambes, prendre un peu l’air et regarder la parade. Sur le trottoir, un groupe (incluant Kovitsky et son assesseur, Mel Herskowitz) s’était déjà formé. Les officiers étaient avec eux, les encadrant comme des ailiers. Le gros crapaud, Kaminsky, était debout sur la pointe des pieds, examinant les alentours pour voir si quelqu’un d’autre voulait se joindre à eux.
Le parking favori des habitués du tribunal était juste de l’autre côté du sommet du Grand Concourse, dans la descente, sur la 161e Rue, dans une énorme excavation de boue, en face des bâtiments du Tribunal Criminel. Ce trou, qui occupait un bloc entier, avait été creusé pour les fondations d’un building qui n’avait jamais vu le jour.
Le groupe s’assembla, Kaminsky en tête et un autre officier en arrière-garde. Les officiers portaient leur 38 bien visible sur leurs hanches. Le petit contingent s’avança bravement en territoire indien. Il était presque 6 heures moins le quart. Walton Avenue était tranquille. Il n’y avait pas vraiment d’heure de pointe dans le Bronx. Les places de stationnement sur Walton Avenue près de la forteresse étaient à 90° par rapport au trottoir. Seule demeurait une poignée de voitures. Il y avait dix espaces réservés près de l’entrée, pour Abe Weiss, Louis Mastrioani et autres Suprêmes Chargés du Pouvoir dans le Bronx. Le garde à la porte mettait des cônes de signalisation rouge fluo en plastique sur ces emplacements quand leurs usagers privilégiés étaient partis. Kramer remarqua que la voiture d’Abe Weiss était encore là. Il y en avait une autre, qu’il ne reconnut pas, mais les autres emplacements étaient libres. Kramer marchait de long en large sur le trottoir devant l’entrée, tête baissée et les mains dans les poches, se concentrant sur son réquisitoire. Il était là pour parler en nom et place du principal acteur de ce drame, celui qui ne pouvait pas s’exprimer lui-même, la victime, le décédé, feu Nestor Cabrillo, excellent père de famille et honorable citoyen du Bronx. Tout tombait en place tout seul. Les arguments massue ne seraient pourtant pas suffisants pour ce qu’il avait en tête. Ce réquisitoire devait l’émouvoir, elle, l’émouvoir jusqu’aux larmes, ou jusqu’à la crainte, ou, au moins, jusqu’à cette étrange ébriété, cette défonce au crime dans le Bronx, avec, dans le rôle principal, un jeune substitut intraitable, qui parlait d’or et ne craignait rien, sans compter son fantastique cou d’athlète. Donc il marchait de long en large sur le trottoir devant l’entrée de Walton Avenue, mettant son oie Herbert 92 X à cuire et bandant ses muscles sternocleidomastoïdiens, tandis qu’une vision de la fille au rouge à lèvres marron dansait dans sa tête.
Très vite, la première voiture arriva. Yo-ohhh, voilà Kovitsky dans son énorme paquebot blanc, sa vieille pontiac Bonneville. Il s’inséra dans un des espaces vacants près de la porte. Thwop ! L’énorme portière grinça, et il sortit, discret petit chauve dans son costume gris très ordinaire. Puis vint Bruzielli dans une petite voiture de sport japonaise qui semblait à peine pouvoir le contenir. Puis Mel Herskowitz et Sullivan, le rapporteur. Puis Teskowitz dans une buick Regal neuve. Merde, pensa Kramer. Même Al Teskowitz peut s’offrir une voiture. Même lui, un avocat commis d’office, et moi je rentre en métro ! Très vite, tous les emplacements de stationnement sur Walton Avenue furent remplis par les habitués. La dernière voiture à se garer fut celle de Kaminsky. Il avait ramené avec lui l’autre officier. Ils sortirent tous deux et Kaminsky aperçut Kramer, lui fit une grimace souriante et chanta :
— Yo-ohhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !
— Yo ho ho, fit Kramer.
La caravane. Yo-ohhhhhh était le cri de John Wayne, héros et éclaireur en chef, signalant aux pionniers qu’ils devaient avancer les chariots. C’était un territoire indien, infesté de bandits, et il était l’heure de faire le cercle avec les chariots pour la nuit. Quiconque s’imaginait qu’il était capable de monter deux blocs jusqu’au parking après la tombée de la nuit pour prendre sa bagnole et rentrer tranquille chez papa maman, jouait sa vie sur une moitié de table de casino.
Tard dans la journée, Sherman reçut un appel de la secrétaire d’Arnold Parch disant que Parch voulait le voir. Parch avait le titre de vice-président exécutif, mais il n’était pas du genre à convoquer souvent les gens de l’étage dans son bureau.
Le bureau de Parch, naturellement, était plus petit que celui de Lopwitz, mais il avait la même vue fantastique sur l’ouest, sur l’Hudson River et sur le New Jersey. Contrastant avec le bureau de Lopwitz bourré d’antiquités, celui de Parch était meublé moderne et pourvu de grands tableaux contemporains comme Maria et son mari les aimaient.
Parch, qui avait toujours le sourire aux lèvres, sourit et lui désigna un fauteuil gris, si luisant et si rapproché du sol qu’on aurait dit un sous-marin faisant surface. Sherman s’y coula, saisi par la sensation d’être sous le niveau du plancher. Parch se posa dans un fauteuil identique en face de lui. Sherman avait l’impression de ne voir que des jambes, les siennes et celles de Parch. Dans l’axe de vision de Sherman, le menton de Parch dépassait à grand peine le haut de ses genoux.
— Sherman, dit le visage souriant derrière ses rotules, je viens d’avoir un appel d’Oscar Suder, de Colombus, Ohio, et il est vraiment furax à propos de ces obligations d’United Fragrance.
Sherman était sidéré. Il voulut relever un peu la tête, mais il ne pouvait pas.
— Vraiment ? Et il t’a appelé, toi ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit que tu l’avais appelé pour lui vendre trois millions d’obligations à 102. Il a aussi dit que tu lui avais conseillé de se presser, parce qu’elles montaient. Et ce matin, elles sont redescendues à 100.
— Cent dol ! C’est incroyable !
— Eh bien c’est pourtant un fait, et elles descendent toujours, c’est tout ce qu’elles font. Standard & Poor viennent de les passer d’un double A à un triple B.
— Je… Je n’arrive pas à y croire, Arnold ! Je les ai vues passer de 103 à 102,5 avant-hier, et j’ai vérifié avec la Recherche, et tout allait très bien. Et puis hier elles sont descendues à 102, puis 101 7/8, et puis elles sont remontées à 102. Je me suis donc figuré que d’autres étaient en train de les repérer, et c’est là que j’ai appelé Oscar. Elles commençaient à remonter. C’était une sacrée bonne affaire à 102. Oscar cherchait quelque chose au-dessus de 9 %, et là on était à 9.75, presque 10 double A.
— Mais est-ce que tu as vérifié à la Recherche hier, avant de les prendre pour Oscar ?
— Non, mais elles sont montées d’un autre huitième après mon achat. Elles montaient. Je suis sidéré. Cent dol ! C’est incroyable !
— Eh bien, mon cher Sherman, dit Parch qui ne souriait plus, tu ne vois pas ce qui s’est passé ? Quelqu’un chez Salomon t’a monté un bateau. Ils étaient chargés de U. Frags et ils savaient que le rapport du S & P allait tomber, alors ils ont monté un bateau. Ils ont fait descendre le prix avant-hier, en cherchant des pigeons. Puis ils l’ont fait remonter pour faire croire qu’il y avait de l’achat dans l’air. Et puis ils l’ont fait redescendre à nouveau hier et ils l’ont ramené un peu plus haut. Et là, quand ils t’ont appâté – un beau gros poisson – ils ont relevé encore le prix, pour voir si tu allais marcher à 102 un/huitième. Solly et toi étiez tout le marché à vous seuls, Sherman ! Personne d’autre n’y touchait ! Ils t’ont monté un bateau. Maintenant Oscar en est de 60 000 $ et il a trois millions de Triple B dont il ne veut pas !
Un terrible éclair de lucidité. Bien évidemment, c’était ça ! Il s’était fait avoir comme le pire des amateurs. Et Oscar Suder, entre tous ! Oscar, sur qui il comptait pour l’emprunt Giscard… seulement pour 10 millions de $ sur 600, mais c’étaient maintenant 10 millions de $ qu’il allait devoir chercher ailleurs….
— Je ne sais pas quoi dire, fit Sherman, tu as absolument raison. J’ai gaffé.
Il se rendit compte que gaffé sonnait comme s’il s’en fichait un peu. Il enchaîna rapidement.
— C’était une bévue stupide, Arnold. J’aurais dû voir venir le coup. – Il secoua la tête. – Mince… Oscar… Le pauvre. Je me demande si je ne devrais pas l’appeler ?
— Pas maintenant en tout cas. Il est vraiment furax. Il voulait savoir si toi ou quelqu’un d’autre savait que le rapport S & P allait tomber. J’ai répondu que non, parce que je savais que tu n’aurais jamais rien fait contre Oscar. Mais en fait, la Recherche le savait. Tu aurais dû vérifier auprès d’eux, Sherman. Après tout, trois millions d’obligations…
Parch se fabriqua un sourire de « sans-rancune ». Visiblement, il n’aimait pas non plus ce genre de séance.
— Bon, ça va. Ça arrive, ça arrive, mais tu es notre numéro UN là-dedans, Sherman.
Il souleva les sourcils et les laissa tout là-haut sur son front, comme pour dire : « tu vois le tableau ? »
Il s’extirpa de son fauteuil. Sherman fit de même. Considérablement embarrassé, Parch lui tendit la main et Sherman la serra.
— Okay, retourne à l’attaque, dit Parch avec un sourire large, mais glacial.
Au début, la distance qui séparait Kramer à la table de l’accusation, d’Herbert 92 X à la table de la défense, n’excédait pas huit mètres. Kramer s’approcha de quelques pas, réduisant l’espace jusqu’à ce que tous les gens présents dans le tribunal puissent se dire qu’il se passait quelque chose d’anormal sans vraiment pouvoir dire quoi. Il venait d’atteindre l’instant où il fallait démolir le peu de pitié pour Herbert que Teskowitz avait pu réussir à générer.
— Bon, je sais que nous avons entendu certaines choses sur l’histoire personnelle d’Herbert 92 X, dit Kramer, face aux jurés, et voici Herbert 92 X, assis dans ce tribunal aujourd’hui.
Contrairement à Teskowitz, Kramer collait le nom d’Herbert 92 X presque dans chacune de ses phrases, jusqu’à ce que cela commence à ressembler au nom d’un robot de science-fiction. Puis il pivota, baissa la tête, regarda Herbert dans les yeux, et lui dit :
— Oui, voici Herbert 92 X… en parfaite santé !… plein d’énergie !… prêt à retourner dans les rues et à poursuivre son existence, dans le style Herbert 92 X, qui suppose qu’on se trimballe avec un revolver calibre 38 planqué et sans permis de port d’armes !
Kramer fixait Herbert 92 X. Il était à trois mètres de lui à peine, maintenant, et il lançait les mots entre ses dents, santé, énergie, et poursuivre, comme s’il allait personnellement lui ôter la santé et l’énergie et toute possibilité de poursuite de sa vie de travailleur ou de sa vie tout court, et à mains nues. Herbert n’était pas du genre à se ratatiner devant un tel défi. Il contemplait Kramer avec un sourire tranquille, comme pour dire : « Continue à causer, connard, parce que je vais compter jusqu’à dix et… t’écrabouiller ». Pour les jurés – pour elle – Herbert devait avoir l’air d’être assez près pour le choper et lui dévisser la tête, et surtout, d’avoir envie de le faire. Ce qui n’inquiétait pas Kramer. Il était appuyé par trois officiers armés qui étaient déjà très heureux à la pensée des heures supplémentaires qu’ils se faisaient en restant plus tard ce soir. Qu’Herbert reste donc assis là, dans son déguisement d’Arabe et qu’il ait l’air aussi dur qu’il voulait ! Plus Herbert avait l’air dur aux yeux du jury, mieux c’était pour Kramer. Et plus il avait l’air dangereux aux yeux de Mlle Shelly Thomas – plus l’aura de ce jeune procureur sans peur étincèlerait d’héroïsme !
Celui qui n’en croyait pas ses yeux, c’était Teskowitz. Sa tête allait d’avant en arrière comme un système d’arrosage automatique pour pelouses. Il ne parvenait pas à croire au spectacle qu’il voyait. Si Kramer se jetait sur Herbert comme ça pour une affaire de merde, qu’est-ce qu’il allait foutre quand il aurait un véritable tueur entre les pattes ?
— Eh bien, mesdames et messieurs, dit Kramer en se tournant à nouveau vers les jurés tout en restant toujours aussi près d’Herbert, il est de mon devoir de parler en lieu et place de quelqu’un qui n’est pas assis parmi nous dans ce tribunal, parce qu’il a été frappé et tué par une balle sortie d’un revolver en possession d’un homme qu’il n’avait jamais vu de sa vie, Herbert 92 X. Je vous rappellerai que l’objet de ce procès n’est pas la vie d’Herbert 92 X, mais la mort de Nestor Cabrillo, un brave homme, un brave citoyen du Bronx, un bon mari, un brave père de famille… Père de cinq enfants… effacé au début de sa vie par l’arrogante méprise d’Herbert 92 X… qui croyait qu’il pouvait vaquer à ses affaires avec un revolver de calibre 38 planqué dans sa poche, et sans permis de port d’armes…
Kramer honora chaque juré d’un regard, un par un. Mais à la fin de chacun de ces lourds regards, ses yeux venaient se poser sur elle. Elle était assise près du bord gauche de la deuxième rangée, et c’était un petit peu bizarre, même peut-être un peu évident. Mais la vie est courte ! Et – Dieu du ciel ! – un visage aux traits si fins ! une chevelure si luxuriante ! des lèvres si parfaites avec du rouge à lèvres brun ! Et quelles étincelles d’admiration pouvait-il distinguer maintenant dans ces grands yeux bruns ! Mlle Shelly Thomas était vraiment ivre, défoncée au crime dans le Bronx.
Dehors sur le trottoir, Peter Fallow voyait les voitures et les taxis qui fonçaient dans West Street. Doux Jésus, comme il aimerait s’affaler dans un taxi et dormir jusque chez Leicester’s. Non ! Pas question ! Pas de Leicester’s ce soir, pas la moindre goutte d’alcool sous quelque forme que ce soit. Ce soir il rentrait directement à la maison. Il commençait à faire sombre. Il aurait donné n’importe quoi pour un taxi… Pour se tasser sur le siège et roupiller jusqu’à chez lui… Mais la course coûterait 9 ou 10 $, et il lui restait moins de 75 $ jusqu’au jour de paye, la semaine suivante, et à New York, 75 $ n’étaient rien, un simple soupir, une courte respiration, une pensée fugitive, une fantaisie, un claquement de doigts. Il ne cessait de regarder l’entrée du building du City Light, une vieille tour moderne des années 20, espérant en voir sortir un des Américains de l’équipe, avec qui il pourrait partager un taxi. Le truc consistait à deviner où l’Américain allait, puis de se choisir une destination quatre ou cinq blocs avant ça, et d’annoncer que c’était là qu’on allait. Aucun Américain n’avait le culot de demander à l’autre sa part de la course dans de telles circonstances.
Au bout d’un moment émergea un Américain, Ken Goodrich, le directeur du marketing du City Light. Au nom du ciel, qu’est-ce que c’était que le marketing ? Allait-il oser une fois de plus ? Il avait déjà fait le coup à Goodrich deux fois en l’espace de deux mois, et la seconde fois, le plaisir de Goodrich de pouvoir bavarder avec un Anglais en remontant vers le haut de la ville avait été considérablement moins intense… considérablement. Non. Il n’osait pas. Donc il prit son élan pour s’envoyer, à pied, les huit blocs jusqu’à l’Hôtel de Ville, où il pourrait prendre le métro de Lexington Avenue.
Cette partie ancienne du bas de Manhattan se vidait très vite le soir et, comme il avançait péniblement dans le crépuscule, Fallow se sentait de plus en plus apitoyé sur lui-même. Il fouilla dans ses poches de veste à la recherche d’un jeton de métro. Il en trouva un, et cela lui rappela un souvenir particulièrement déprimant. Deux soirs plus tôt, chez Leicester’s, il avait fouillé dans sa poche pour donner à Tony Moss une pièce pour téléphoner – cette pièce était importante pour lui parce qu’il commençait à avoir une réputation de pique-assiette, même parmi ses concitoyens – et il avait sorti une poignée de pièces, et là, au milieu des dimes, quarters, nickels et pennies, il y avait deux jetons de métro. Il avait eu l’impression que la tablée entière ne regardait que ces deux jetons. Tony Moss, lui, les avait certainement remarqués.
Fallow n’avait aucune peur physique dans le métro de New York. Il aimait à se considérer comme un type dur, et jusqu’à aujourd’hui, rien de désagréable ne lui était jamais arrivé dans le métro. Non. Ce qu’il craignait – et cela équivalait à une véritable peur – c’était la misère. Descendre les marches de la station de l’Hôtel de Ville avec toutes ces ombres de pauvres gens, c’était comme de descendre, volontairement, l’escalier d’un donjon, un donjon très sale et très bruyant. Il y avait du béton grisâtre et des barreaux noirs partout, cage après cage, étage après étage, comme un délire entrevu à travers des barreaux dans toutes les directions. À chaque fois qu’une rame arrivait ou quittait la station, il y avait un cri d’agonie métallique, comme si quelque squelette d’acier géant était démantibulé par un levier d’une incroyable puissance. Comment se faisait-il que dans ce pays si bien engraissé, avec ses étalages obscènes de richesse et son obsession plus obscène encore pour le confort des gens, comment se faisait-il qu’ils soient incapables de créer un métro aussi calme, ordonné, présentable – et disons décent – que celui de Londres ? Parce qu’ils étaient puérils. Tant qu’il s’agissait de sous terre, hors de vue, peu importait à quoi cela ressemblait.
Fallow pouvait trouver une place assise à cette heure, si on pouvait appeler place cet espace étroit sur un banc de plastique. Dans son champ de vision, les cadavres flous d’une tonne des habituels graffitis, les habituelles ombres de pauvres gens, avec leurs vêtements bruns et gris, et leurs tennis – sauf deux, juste en face de lui, un homme et un garçon. L’homme, qui devait avoir la quarantaine, était petit et râblé. Il portait un costume gris à fines raies couleur craie, qui avait l’air cher et de très bon goût, une chemise blanche impeccable, et, pour un Américain, une cravate discrète. Il portait également une paire de chaussures noires, belles, bien faites et bien cirées. Les Américains, d’habitude, ruinaient un ensemble presque présentable en portant de grosses godasses minables et mal entretenues. (Ils voyaient rarement leurs propres pieds, et donc, puérils, ils se souciaient rarement de leur apparence.) Entre ses pieds, un attaché-case de cuir noir, visiblement assez cher. Il se penchait pour parler à l’oreille du garçon, qui devait avoir huit ou neuf ans. Le garçon portait un blazer bleu marine, une chemise blanche et une cravate à rayures. Tout en parlant au garçon, l’homme regardait tout autour et remuait la main droite. Fallow se disait que ce devait être un type qui travaillait à Wall Street et qui avait fait venir son fils au bureau pour qu’il le visite, et que maintenant, dans le métro, il soulignait pour lui les arcanes de ce donjon en mouvement.
L’esprit ailleurs, il les regardait, tandis que la rame prenait de la vitesse et s’installait dans le balancement bruyant et bringuebalant de son trajet vers le haut de la ville. Fallow voyait son propre père. Un pauvre arbuste, un pauvre petit bonhomme qui avait eu un fils baptisé Peter, un pauvre petit raté assis dans ses meubles bohème dans sa maison en ruine de Canterbury… Et que suis-je, songea Fallow, assis dans ce donjon roulant dans cette ville de dingues dans ce pays de fous ? Un verre… Mon royaume pour un verre… Une autre vague de désespoir le submergea… Il baissa la tête, regarda ses manches. Il pouvait voir comme elles étaient lustrées, même sous cette misérable lumière. Il avait glissé… Plus bas que la bohème… Le mot affreux éclata dans sa tête : miteux.
La station de métro Lexington 77e Rue était dangereusement proche de Leicester’s. Mais ce n’était pas un problème. Peter Fallow n’allait plus jouer cette pièce. Comme il atteignait le haut des escaliers et avançait sur le trottoir crépusculaire, il se remémora le décor dans sa tête, ne serait-ce que pour se prouver sa résolution de tout rejeter. Le bois ancien, les lampes en pâte de verre, l’éclairage indirect derrière le bar et la façon dont il faisait briller les rangées de bouteilles, l’entassement de gens comme dans un pub, la chaleur rugissante de leurs voix mêlées – leurs voix – Des voix anglaises… Peut-être que s’il prenait juste un jus d’orange… avec du ginger ale… Et un quart d’heure de voix anglaises… Non ! Il tiendrait bon.
Maintenant, il était devant Leicester’s, qui, pour un innocent badaud, devait ressembler à un de ces petits bistrots ou une de ces trattorias sympathiques de l’East Side. Entre les meneaux à l’ancienne de la façade vitrée, il pouvait apercevoir tous ces visages réjouis rassemblés aux tables du devant, de joyeux visages blancs arrosés du rose des lampes ambrées. Foutu… Il avait besoin qu’on le console, besoin d’un jus d’orange au ginger ale et de voix anglaises.
Lorsqu’on entre chez Leicester’s, sur Lexington Avenue, on se retrouve dans une salle pleine de tables couvertes de nappes à petits carreaux rouge et blanc, façon bistrot. Le long d’un des murs court un grand bar de saloon avec une barre de cuivre pour poser ses pieds, tout du long. D’un côté, une petite salle à manger. Dans cette pièce-là, sous la vitrine donnant sur Lexington Avenue, une table où huit ou dix personnes peuvent s’entasser, en espérant qu’ils soient conviviaux. Selon une coutume purement tacite, cette table était devenue la Table des Anglais, comme la table d’un club où, l’après-midi et en début de soirée, les Brits – membres du Londres bon ton vivant actuellement à New York – allaient et venaient pour boire quelques… et entendre des voix anglaises.
Les voix ! Le foyer rugissait déjà lorsque Fallow entra.
— Hello, Peter !
C’était Grillo, l’Américain, debout dans la foule coincée au bar. C’était un type amusant, et amical, mais Fallow avait eu plus que sa dose d’Américains pour la journée. Il sourit, chantonna « Hello, Benny ! » avant de foncer droit vers l’autre salle.
Tony Moss était à la Table. Et Caroline Heftshank. Et Alex Brit-Whithers, le propriétaire de Leicester’s. Et St John Thomas, le directeur de musée, et (discrètement) marchand d’art. Et le petit ami de St John, Billy Cortez, un Vénézuélien qui avait fait Oxford et qui aurait aussi bien pu être Anglais. Et Rachel Lampwick, une de ses deux filles que Lord Lampwick entretenait à New York. Et Nick Stopping, le journaliste marxiste – staliniste convenait mieux – qui vivait principalement d’articles flatteurs pour les riches dans : Maisons et Jardins, Art et Antiquités, et Connaisseur. À en juger par les bouteilles et les verres, la Table fonctionnait depuis un bon moment, et très vite ils allaient devoir pêcher au gros, à moins qu’Alex Britt Whithers, le propriétaire ne… mais non, Alex n’oubliait jamais les tournées.
Fallow s’assit et annonça qu’il tournait une page et qu’il ne boirait qu’un jus d’orange au ginger ale.
Tony Moss voulut savoir si cela signifiait qu’il avait arrêté de boire ou arrêté de payer. Fallow ne releva pas, puisque ça venait de Tony, qu’il aimait bien, et il se mit à rire et dit qu’en fait tout leur argent n’avait aucune valeur ce soir, puisque leur hôte généreux, Alex, était à leur table. Et Alex répondit : « Le tien moins que ceux des autres, je suppose. » Caroline Heft-shank dit qu’Alex avait blessé la sensibilité de Fallow et Fallow dit que c’était vrai et que puisque c’était comme ça, il était obligé de changer d’avis. Il dit au garçon de lui apporter une vodka Southside. Tout le monde éclata de rire, parce que c’était une allusion à Asher Herzfeld, un Américain, héritier de la fortune des verriers Herzfeld, qui s’était copieusement engueulé avec Alex la nuit précédente parce qu’il ne pouvait pas avoir de table. Herzfeld avait toujours fait tourner en bourrique garçons et barmen en commandant systématiquement la boisson américaine la plus nocive, la vodka Southside, qui était servie avec une feuille de menthe, et se plaignait à chaque fois que la menthe n’était pas fraîche. Toute la Table se mit à raconter des histoires sur Herzfeld. St John Thomas, avec sa voix la plus précieuse, raconta comment il était allé dîner chez Herzfeld sur la Cinquième Avenue, et comment Herzfeld avait insisté pour présenter ses invités à ses quatre domestiques, ce qui avait embarrassé les uns et gêné les autres. Il était certain d’avoir entendu le jeune domestique sud-américain dire : « Eh ben, pourquoi on ne va pas tous dîner dans ma chambre », ce qui aurait probablement été une soirée plus marrante, de l’avis de St John.
— Plus marrante ou pas plus marrante ? demanda Billy Cortez, avec un soupçon de reproche sincère. Je suis certain que tu l’as grimpé depuis. Un petit mac portoricain, je ne vous dis que ça.
— Pas portoricain, dit St John, péruvien et pas mac du tout !
Maintenant la Table s’installait dans les thèmes familiers. Les habitudes domestiques des Américains. Les Américains, avec leur sens perverti de la culpabilité, présentaient toujours leurs hôtes à leurs domestiques, surtout « les gens comme Herzfeld », dit Rachel Lampwick. Puis ils parlèrent de leurs femmes, ces femmes américaines, qui exerçaient un contrôle tyrannique sur leurs maris. Nick Stopping dit qu’il avait découvert pourquoi les hommes d’affaires américains de New York passaient autant de temps à déjeuner. C’était les seuls instants où ils pouvaient fuir leurs femmes et aller baiser. Il comptait écrire un article intitulé « Le Sexe au déjeuner » pour Vanity Fair. Bien évidemment, le garçon apporta une vodka Southside à Fallow, et, au milieu d’une telle gaieté, portant un toast en se plaignant à Alex de la piètre fraîcheur de la menthe, il la vida et en commanda une autre. En fait ça n’avait pas mauvais goût. Alex quitta la Table pour voir comment allaient les affaires dans la salle principale, et Johnny Robertson, le critique d’art, arriva et raconta une histoire très drôle à propos d’un Américain qui, la nuit précédente, n’arrêtait pas d’appeler par leurs prénoms le ministre des Affaires étrangères italien et sa femme, au vernissage de l’exposition de Tiepolo. Et Rachel Lampwick raconta celle de l’Américain présenté à son père – Lord Lampwick – et qui avait répondu : « Ça va, Lloyd ? ». « Mais les professeurs des universités américaines sont très vexés si on ne les appelle pas Docteur », dit St John et Caroline Heftshank voulut savoir pourquoi les Américains collaient l’adresse de l’expéditeur en haut et à gauche des enveloppes, et Fallow commanda une autre vodka Southside, et Tony et Caroline expliquèrent pourquoi ils ne commandaient pas une autre bouteille de vin. Fallow dit qu’il s’en foutait que les Ricains l’appellent par son prénom, si seulement ils condescendaient à ne pas le réduire à Pete. Tous les Amerloques du City Light l’appelaient Pete, et ils appelaient Nigel Stringfellow, Nige et ils portaient tous de ces cravates insensées qui leur sortaient de sous la tête, à tel point que dès qu’il apercevait une de ces cravates hurlantes, cela déclenchait un réflexe pavlovien, et il s’attendait immédiatement à s’entendre appeler Pete. Nick Stopping dit qu’il avait dîné l’autre soir chez Stropp, le banquier sur Park Avenue, et que la fille de Stropp, quatre ans (et de sa deuxième femme), était entrée dans la salle à manger en tirant un chariot-jouet, surmonté d’un étron humain – oui, un étron ! – le sien (on pouvait l’espérer), et elle avait fait trois fois le tour de la table et ni Stropp ni sa femme n’avaient fait plus que hocher la tête et sourire. Cela n’appelait aucun commentaire supplémentaire, puisque l’indulgence insensée des Ricains pour leurs enfants était plus que connue, et Fallow commanda une autre vodka Southside et leva son verre à l’absent, Asher Herzfeld, puis tout le monde commanda à boire.
Maintenant, Fallow commençait à s’apercevoir qu’il avait commandé pour 20 $ de vodka Southside, qu’il n’avait aucune intention de payer. Comme reliés les uns aux autres par l’inconscient collectif de Jung, Fallow, St John, Nick et Tony se rendaient compte que l’heure de la pêche au gros était arrivée. Mais quel gros ?
C’est Tony, finalement qui chantonna : « Salut, Ed ! » avec le plus beau et le plus chaleureux sourire possible. Il commença à attirer un grand type vers la Table. C’était un Américain bien habillé, plutôt pas mal de sa personne, vraiment, avec des traits aristocratiques et un visage aussi lisse, rose et duveteux qu’une pêche.
— Ed, je te présente Caroline Heftshank. Caroline, mon vieil ami Ed Fiske.
Des « Salut-comment-ça-va » tout autour de la table pendant que Tony présentait le jeune Américain. Et Tony annonça : « Ed est le Prince de Harlem. »
— Oh, allons, dit Ed Fiske.
— C’est vrai ! s’écria Tony. Ed est le seul type que je connaisse qui peut arpenter la longueur, la largeur, la profondeur, les avenues, les ruelles, le grand monde et le menu fretin de Harlem, quand il veut, où il veut, n’importe quand, de jour comme de nuit, et se faire accepter sans aucun problème.
— Tony, tu exagères terriblement, dit M. Ed Fiske, en rougissant un peu, mais souriant aussi d’une manière qui indiquait que l’exagération n’était pas outrancière.
Il prit un siège et on l’encouragea à commander à boire, ce qu’il fit.
— Qu’est-ce qui se passe vraiment à Harlem, Ed ?
Rougissant un peu plus, M. Ed Fiske avoua avoir été à Harlem cet après-midi même. Sans mentionner de noms, il raconta sa rencontre avec un individu auprès duquel il avait la délicate mission d’insister pour qu’il rende beaucoup d’argent, 350 000 $.
Il raconta toute l’histoire d’une traite et d’une manière un peu incohérente, parce qu’il faisait attention à ne pas en rajouter sur le facteur « noir » ni à expliquer pourquoi tant d’argent était en jeu – mais les Brits étaient pendus au moindre de ses mots, visages compréhensifs et chaleureux, comme s’il était le conteur le plus brillant du Nouveau Monde. Ils acquiesçaient, souriaient, répétaient les fins de ses phrases, comme un chœur de Gilbert et Sullivan. M. Ed Fiske continuait à parler, acquérant de plus en plus de confiance et d’aisance. Les verres étaient arrivés à point nommé. Il déploya devant eux son savoir sur Harlem, son savoir le plus choisi et le plus branché. Tous ces visages anglais en admiration devant lui ! Tous ces regards brillants ! Ils appréciaient vraiment l’art de la conversation ! Avec une largesse ordinaire il commanda une tournée pour la Table, et Fallow prit une autre vodka Southside, et M. Ed Fiske leur parla d’un grand type inquiétant surnommé Buck qui portait une grande boucle d’oreille en or, comme un pirate.
Les Brits avaient éclusé leurs verres et, un par un, ils se glissaient hors de la Table. D’abord Tony, puis Caroline, puis Rachel, puis Johnny Robertson, puis Nick Stopping. Quand Fallow dit doucement : « Excusez-moi une seconde » et se leva, seuls St John Thomas et Billy Cortez étaient encore assis, et Billy tirait la manche de St John, parce qu’il détectait plus qu’une légère sincérité dans les regards captivés que St John lançait à ce jeune homme ravissant, et apparemment fortuné, avec un teint de pêche.
Dehors, sur Lexington Avenue, Fallow se demanda quelle importance atteindrait l’addition qu’on filerait assez vite au jeune M. Fiske. Il grimaça dans le noir, défoncé et heureux de l’être. Cela allait approcher les 200 $. Il s’en acquitterait sans un murmure, sans nul doute. Pauvre gros.
Les Amerloques… Dieu merci…
Il ne lui restait plus qu’à résoudre le problème du dîner. Dîner chez Leicester’s, même sans boire de vin, coûtait environ 40 $ par personne. Fallow se dirigea vers la cabine téléphonique au coin de la rue. Il y avait ce Bob Bowles, cet éditeur… ça devrait marcher… La fille maigre avec qui il vivait… Mona quelque chose, était vraiment à peine supportable, même quand elle ne parlait pas. Mais, dans la vie, tout avait son prix, n’est-ce pas ?
Il entra dans la cabine et colla un quarter dans la fente. Avec un peu de chance il serait de retour chez Leicester’s d’ici une heure, en train de manger son plat favori, le poulet paillard, qui avait si bon goût avec un bon vin rouge. Il aimait le Vieux Galouches, un vin français dans de drôles de bouteilles avec un col bizarre, le meilleur.
1. En français dans le texte.