— Ce n’est rien d’autre que l’État Bourgeois qui protège les siens, dit le Révérend Bacon. – Il était enfoncé dans son fauteuil et parlait au téléphone, mais d’un ton très officiel. Car il parlait à la presse – C’est la Structure au Pouvoir qui fabrique et répand ses mensonges avec la connivence volontaire de ses laquais dans les médias, et ses mensonges sont transparents.
Edward Fiske III, bien que jeune, connaissait la rhétorique du Mouvement de la fin des années 60 et du début 70. Le Révérend Bacon regardait le micro de son téléphone avec un regard de juste colère. Fiske s’enfonça un peu plus dans son fauteuil. Ses yeux passèrent du Révérend Bacon aux sycomores jaune marécage dans la cour derrière la fenêtre, puis revinrent sur le Révérend Bacon, puis encore vers les sycomores. Il ne savait pas s’il était sage, à cet instant, de croiser le regard de Bacon, même si la chose qui avait provoqué sa colère n’avait rien à voir avec la visite de Fiske. Bacon était furieux à cause d’un article dans le Daily News de ce matin qui suggérait que Sherman McCoy avait peut-être échappé à une tentative de vol quand sa voiture avait renversé Henry Lamb. Le Daily News révélait que le complice de Lamb était un délinquant confirmé nommé Roland Auburn et que toute l’affaire montée par le procureur contre Sherman McCoy était basée sur une histoire concoctée par cet individu, qui devait répondre d’une inculpation pour drogue et trafic de drogue.
— Tu doutes qu’ils puissent taper si bas ? déclamait le Révérend Bacon dans son téléphone. Tu doutes qu’ils puissent être aussi vils ? Eh bien tu les vois lancer des coups bas, maintenant, là, essayant de salir le jeune Henry Lamb. Tu les vois avilir la victime, qui est mortellement blessée et qui ne peut pas s’exprimer pour se défendre. Pour eux, dire que Henry Lamb est un voleur – c’est ça l’acte criminel… tu vois… C’est lui le criminel. Mais ça, c’est l’esprit tordu du Pouvoir en Place, c’est la mentalité raciste sous-jacente. Puisque Henry Lamb est un jeune noir, ils pensent qu’ils peuvent le métamorphoser en criminel… tu vois… Ils pensent qu’ils peuvent le salir comme ça. Mais ils se trompent. Henry Lamb réfute leurs mensonges. Henry Lamb est tout ce que le Pouvoir en Place donne en exemple aux jeunes noirs, mais quand ils ont besoin d’un exemple à eux… hein… à eux… ; alors ils n’hésitent pas une minute à renverser la vapeur pour détruire jusqu’au nom de ce jeune homme… quoi ?… qui sont ces ils ?… Parce que tu crois que Sherman McCoy est tout seul ? Tu crois qu’il est livré à lui-même ? C’est un des types les plus puissants de Pierce & Pierce, et Pierce & Pierce est une des forces les plus puissantes de Wall Street. Je connais Pierce & Pierce… tu vois… Je sais de quoi ils sont capables. T’as entendu parler de capitalistes. T’as entendu parler de ploutocrates. Eh bien, regarde bien Sherman McCoy, c’est un capitaliste, c’est un ploutocrate.
Le Révérend Bacon éviscéra l’article offensant. Le Daily News était un défenseur connu des intérêts des grandes compagnies. Le reporter qui avait écrit ce paquet de mensonges, Neil Flannagan, était un laquais sans pudeur pour associer son nom à une campagne si ignoble. L’origine de son information – si timidement baptisée « des sources proches de l’affaire » – était visiblement McCoy et sa clique.
L’affaire McCoy n’intéressait pas vraiment Fiske, sauf en tant que ragotage ordinaire, bien qu’il connût l’Anglais qui avait, le premier, dévoilé toute cette histoire, un type piquant et merveilleux nommé Peter Fallow, qui était passé maître dans l’art de la conversation. Non, la seule chose qui intéressait Fiske, c’était de savoir à quel point l’implication de Bacon dans cette affaire allait lui compliquer la tâche, qui était de récupérer les 350 000 $, ou du moins une partie. Pendant la demi-heure où il était resté assis là, la secrétaire de Bacon lui avait passé des appels de deux journaux, de l’Associated Press, d’un député du Bronx et du secrétaire général de la Force de Frappe du Poing Gay, appels qui concernaient tous l’affaire McCoy. Et le Révérend Bacon parlait maintenant avec un dénommé Irv Stone, de la 1re Chaîne. Au début, Fiske s’était dit que sa mission (une fois de plus) était sans espoir, mais derrière l’emphase sinistre du Révérend Bacon, il commençait à distinguer un certain entrain, une joie du combat1. Le Révérend Bacon adorait ce qui se passait. Il menait la croisade. Il était dans son élément. Quelque part dans tout ceci, enfin, s’il choisissait le bon moment, Edward Fiske III pourrait trouver une ouverture pour récupérer les 350 000 $ de l’Église Épiscopalienne dans l’amoncellement de combinaisons du Croisé divin.
Le Révérend Bacon disait :
— Il y a la cause et il y a l’effet, Irv… tu vois… et nous avons fait une manifestation dans la Cité Poe, là où vit Henry Lamb. C’est l’effet, tu vois… Ce qui est arrivé à Henry Lamb est l’effet. Eh bien aujourd’hui nous allons remonter à la cause. Nous allons ramener tout ça à Park Avenue. Dans Park Avenue, tu vois, là d’où partent les mensonges… là d’où ils démarrent… quoi ?… Oui. Henry Lamb ne peut pas répondre lui-même, mais il va avoir une sacrée voix. Il va avoir la voix de son peuple, et cette voix, on va l’entendre sur Park Avenue.
Fiske n’avait jamais vu le visage du Révérend Bacon si animé. Il commença à poser des questions techniques à Irv Stone. Naturellement, cette fois, il ne pouvait pas garantir d’exclusivité à la 1, mais est-ce qu’il pouvait compter sur un reportage direct ? Quelle était la meilleure heure ? La même que la fois précédente ? Etc., etc., etc. Finalement il raccrocha. Il se tourna vers Fiske, le regarda avec une attention de mauvais augure et dit :
— La pression.
— La pression ?
— La pression… Vous vous rappelez que je vous avais parlé de la pression ?
— Ah oui, c’est vrai.
— Eh bien maintenant, vous allez voir la pression monter. Toute la ville va la voir. Et en plein Park Avenue. Les gens croient que le feu s’est éteint. Ils pensent que la rage est un truc du passé. Ils ne savent pas qu’on n’a fait que la mettre en bouteilles. Et quand la vapeur est enfermée, vous découvrez ce qu’elle est capable de faire… vous voyez… C’est là que vous découvrez que c’est la Vallée de la Poudre pour vous et toute votre bande. Pierce & Pierce ne savent manier qu’une seule sorte de capital. Ils ne comprennent pas la pression. Ils ne peuvent pas manier la pression.
Fiske crut repérer une petite ouverture.
— À propos, Révérend Bacon, je parlais de vous à quelqu’un de chez Pierce & Pierce, justement, l’autre jour. Linwood Talley, il est aux écritures.
— … Ils me connaissent là-bas, dit le Révérend Bacon. – Il sourit, un poil sardonique. – Ils me connaissent, moi. Ils ne connaissent pas la pression.
— M. Talley me parlait de la Garantie Urbaine. Ils disent que cela a très bien marché.
— Je n’ai pas à me plaindre.
— M. Talley n’est pas entré dans les détails, mais j’ai cru comprendre que cela avait été – il chercha l’euphémisme approprié – profitable depuis le tout début.
— Mmmmmhhhh. Le Révérend Bacon n’avait pas l’air de vouloir s’étendre sur le sujet.
Fiske se tut et essaya de soutenir le regard de Bacon, dans l’espoir de créer un vide dans la conversation auquel le Grand Croisé ne pourrait résister. La vérité, en ce qui concernait la Garantie Urbaine, comme Fiske l’avait en fait appris de Linwood Talley, était que le gouvernement fédéral avait récemment donné à la firme 250 000 $ en tant que « souscripteur minoritaire » pour une émission d’obligations de 7 millions de $ garanties par l’État. La fameuse loi dite de participation réservée obligeait à ce qu’il y ait des participations minoritaires dans la vente de telles obligations, et la Garantie Urbaine avait été créée pour aider à remplir ces conditions obligatoires de la loi. Rien ne pouvait obliger la compagnie minoritaire à vendre ces obligations ni à en recevoir, même. Les législateurs ne voulaient pas encadrer l’objectif en rouge. Il suffisait seulement que la firme participe à l’émission. Participer avait ici un sens très large. Dans la plupart des cas – la Garantie Urbaine n’était qu’une firme semblable à beaucoup d’autres dans tout le pays – la participation signifiait recevoir un chèque du gouvernement fédéral et le déposer, rien de plus. La Garantie Urbaine n’avait pas d’employé, et pas d’équipement, juste une adresse (Fiske y était), un téléphone et un président, Réginald Bacon.
— Donc, il m’est venu à l’esprit, Révérend Bacon, à la suite de nos conversations et des inquiétudes du diocèse et de ce qui reste à décider, que si nous devons résoudre ce que je suis certain que vous voulez résoudre autant que l’Évêque, qui, je dois vous le dire, a beaucoup insisté sur ce point – Fiske s’arrêta. Comme cela arrivait souvent dans ses discussions avec le Révérend Bacon, il ne pouvait se rappeler comment il avait commencé sa phrase. Il n’avait pas idée de ce que devait être le sujet et le temps du verbe à venir – insistant sur ce point et, euh, euh, le fait est que, nous pensions que vous pouviez être dans une position qui vous permette de faire passer certains des fonds sur le compte bloqué dont nous avions parlé, jusqu’à ce que ce problème d’autorisation soit réglé.
— Je ne vous suis pas, dit Bacon.
Fiske eut la sensation d’un naufrage : il allait devoir trouver un moyen de répéter tout ça.
Mais le Révérend Bacon le sortit d’affaire.
— Vous voulez dire que nous devons passer de l’argent de la Garantie Urbaine au Dispensaire du Petit Berger ?
— Pas à proprement parler, Révérend Bacon, mais si les fonds sont disponibles ou pouvaient être prêtés ou…
— Mais c’est illégal ! Vous me parlez de mélanger des fonds ! On ne peut pas passer de l’argent d’une société à une autre juste parce qu’on dirait que l’une d’elles en a plus besoin !
Fiske observa ce roc de probité fiscale, s’attendant presque à un clin d’œil, même s’il savait que le Révérend Bacon n’était pas très clin d’œil.
— Eh bien, le diocèse a toujours été d’accord pour rallonger un peu la sauce pour vous, Révérend Bacon, dans le sens que s’il y avait un moyen de trouver une certaine flexibilité dans la lecture stricte des règlements, comme la fois où vous et le conseil de direction du Plan de Restructuration de la Famille aviez fait ce voyage à Paris et que le diocèse avait payé sur le budget de la Société des Missionnaires – une fois de plus il se noyait dans la soupe syntaxique, mais cela importait peu.
— Pas question, dit le Révérend Bacon.
— Eh bien, alors, on pourrait…
La voix de la secrétaire de Bacon résonna dans l’interphone :
— M. Vogel est en ligne.
Le Révérend pivota pour prendre le téléphone :
— Al ?… Ouais, je l’ai vu. Ils vont traîner le nom de ce jeune homme dans la boue et sans que cela leur pose de problème.
Le Révérend Bacon et son interlocuteur, Vogel, continuèrent quelques instants sur l’article du Daily News. Ce M. Vogel, visiblement, rappelait au Révérend Bacon que le procureur Weiss avait dit au Daily News qu’il n’y avait absolument aucune preuve pour soutenir la théorie d’une agression pour vol.
— On ne peut pas compter sur lui, dit le Révérend Bacon, il est comme une chauve-souris. Tu connais la fable de la chauve-souris ? Les oiseaux et les animaux étaient en guerre. Tant que les oiseaux gagnaient, la chauve-souris disait qu’elle était un oiseau, parce qu’elle pouvait voler. Quand les animaux gagnaient, la chauve-souris disait qu’elle était un animal parce qu’elle avait des dents. C’est pour ça que la chauve-souris ne sort pas le jour. Personne ne veut voir son double visage.
Le Révérend Bacon écouta quelques instants, puis dit :
— Oui, Al. Il y a un monsieur du diocèse de New York avec moi pour l’instant. Tu veux que je te rappelle ?… mmmh mmmh… mmmh… mmmhh… Tu dis que son appartement vaut 3 millions de $ ? – Il secoua la tête. – J’ai jamais entendu un truc pareil. Je dis qu’il est largement temps que Park Avenue entende la voix de la rue… Mmmmh… Je te rappelle pour ça. Je vais parler à Annie Lamb avant. Quand est-ce que tu penses déposer la plainte ?… À peu près pareil que quand je lui ai parlé hier. Il est en réanimation. Il ne dit rien et ne reconnaît personne. Quand tu penses à ce jeune homme, rien n’est assez cher, n’est-ce pas ?… Eh bien, je te rappelle dès que je peux.
Après avoir raccroché, le Révérend Bacon secoua tristement la tête, mais ensuite il leva les yeux avec une étincelle dans le regard et juste l’ombre d’un sourire. Avec une vivacité d’athlète il se leva de son fauteuil et fit le tour de son bureau la main tendue, comme si Fiske venait juste d’annoncer qu’il devait partir.
— Toujours ravi de vous recevoir !
Par pur réflexe, Fiske lui serra la main, disant en même temps :
— Mais, Révérend Bacon, nous n’avons pas…
— Nous en reparlerons, j’ai énormément à faire – une manifestation à organiser en plein Park Avenue, aller aider Mme Lamb à réclamer 100 millions de $ de dommages et intérêts contre Sherman McCoy…
— Mais, Révérend Bacon, je ne peux pas partir sans une réponse. Le diocèse ne peut plus attendre… c’est vrai, ils insistent pour que je…
— Dites au diocèse qu’ils font très bien. Je vous l’ai dit la dernière fois, c’est le meilleur investissement que vous ayez jamais fait. Dites-leur qu’ils prennent une option. Ils achètent l’avenir à prix réduit. Dites-leur qu’ils vont voir ce que je veux dire très prochainement, en un rien de temps. – Il passa son bras sur l’épaule de Fiske d’une manière très amicale et précipita sa sortie, tout en lui disant : – Ne vous inquiétez de rien. Vous agissez très bien, vous voyez. Vraiment bien. Ils vont dire : Ce jeune homme a pris un risque, et il a gagné le jackpot.
Complètement abasourdi, Fiske fut balayé dehors par une vague d’optimisme et la très forte pression d’un bras au milieu de son dos.
Les bruits de troupeau et les hurlements de rage s’élevaient jusqu’au dixième étage depuis le trottoir de Park Avenue dans la chaleur de juin – dix étages ! – rien que ça ! – ils peuvent presque grimper ! – jusqu’à ce que le vacarme en bas semble faire partie de l’air qu’il respirait. Le troupeau hurlait son nom ! le C accentué dans McCoy tranchait dans le rugissement de la foule et s’élevait au-dessus de ce vaste étalage de haine. Il se pencha par la fenêtre de la bibliothèque et risqua un regard en bas. Suppose qu’ils me voient ! Les manifestants s’étaient répandus sur la chaussée des deux côtés du terre-plein central, et avaient interrompu la circulation. La police essayait de les ramener sur les trottoirs, trois policiers pourchassaient un autre groupe, d’une vingtaine de personnes au moins, à travers les tulipes jaunes du terre-plein… Tout en courant, les manifestants faisaient voler une longue bannière : DEBOUT, PARK AVENUE ! LE PEUPLE TE VOIT ! Les tulipes jaunes se brisaient sous leurs pieds et ils laissaient un sillon de bourgeons éclatés derrière eux, et les trois policiers ahanaient dans cette ruelle jaune. Sherman regardait, horrifié. La vision des parfaites tulipes de printemps jaunes de Park Avenue écrasées sous les pieds de la foule le paralysait. Une équipe de télé cavalait dans la rue, essayant de rester à leur hauteur. Celui qui portait la caméra à l’épaule trébucha et tomba, s’étalant sur le pavé, avec sa caméra et tout. Les bannières et les panneaux de la foule montaient et brassaient l’air comme des voiles dans un port sous le vent. Une énorme bannière disait, inexplicablement : LE POING GAY CONTRE LA JUSTICE DE CLASSE. Les deux S de « classe » étaient remplacés par une swastika. Une autre – Mon Dieu ! Sherman retint son souffle. En lettres géantes elle disait :
SHERMAN McCOY :
NOUS, LE JURY
NOUS TE VOULONS !
Et il y avait une approximation très crue d’un doigt dessiné, pointant droit sur vous, comme dans les vieilles affiches de l’Oncle Sam ! Ils semblaient la tenir sous un angle précis, juste pour qu’il puisse la lire de là-haut. Il s’enfuit de la bibliothèque, et s’installa dans la partie reculée du living-room, dans un fauteuil, une des bergères Louis quelque chose que Judy adorait, ou bien était-ce un cabriolet ? Killian faisait les cent pas, marmonnant toujours à propos de l’article du Daily News, apparemment pour se remonter le moral, mais Sherman n’écoutait plus. Il pouvait entendre la grosse voix horrible de l’un des gardes du corps, qui était dans la bibliothèque, répondre au téléphone. « Et ravale-moi tout ça. » À chaque fois qu’une menace parvenait par le téléphone, le garde du corps, un petit homme trapu nommé Occhioni, disait : « Et ravale-moi tout ça. » La manière dont il le disait, c’était pire que les vulgarités classiques. Comment avaient-ils eu son numéro personnel ? Par la presse, probablement – dans la cavité ouverte. Et ils étaient ici, sur Park Avenue, devant la porte en bas. Ils l’appelaient au téléphone. Combien de temps avant qu’ils n’enfoncent la porte et n’entrent en hurlant, glissant sur le solennel marbre vert du hall d’entrée ? L’autre garde du corps, McCarthy, y était, assis dans un des fauteuils Thomas Hope adorés de Judy ; et à quoi servirait-il ? Sherman s’enfonça dans son fauteuil, les yeux baissés, fixés sur les pieds élancés d’une table Sheraton Pembroke, un meuble d’un prix infernal que Judy avait trouvé dans une de ces boutiques d’antiquaires de la 57e Rue… D’un prix infernal… Infernal… M. Occhioni, qui disait « ravale-moi tout ça » à quiconque le menaçait au téléphone… 200 $ par tranche de huit heures… Et 200 autres pour l’impassible M. McCarthy… Multipliez ça par deux pour les deux autres gardes du corps postés chez ses parents dans la 73e Rue, où Judy, Campbell, Bonita et Mlle Lyons se trouvaient… 800 $ par tranches de huit heures… Tous des anciens policiers de la ville de New York que Killian connaissait… 2 400 $ par jour… Une hémorragie d’argent… « McCOY !… McCOY ! »… un énorme rugissement venu de l’avenue en bas… Et tout d’un coup il ne pensait plus à la table Pembroke ni aux gardes du corps… Il avait un regard catatonique et se demandait quelle était la taille du canon. Il était gros comment ? Il s’en était servi tant de fois, surtout au club de chasse de Leash l’automne dernier, mais il n’arrivait pas à se rappeler quelle taille il avait ! Il était gros, puisque c’était un fusil à deux canons calibre 12. Est-ce qu’il était trop gros pour sa bouche ? Non, il ne pouvait pas être si gros, mais quelle impression cela lui ferait-il ? Quelle impression cela lui ferait-il quand le canon toucherait son palais ? Quel goût cela aurait-il ? Est-ce qu’il aurait du mal à respirer assez longtemps pour… pour… Comment allait-il appuyer sur la gâchette ? Voyons, il tiendrait le canon dans sa bouche en le serrant d’une main, la main gauche – mais quelle était la longueur du canon ? Il était long… Est-ce qu’il pourrait atteindre la détente de la main droite ? Peut-être pas ! Son orteil… Il avait lu quelque part l’histoire d’un type qui avait ôté sa chaussure et appuyé sur la détente avec son orteil… Où allait-il faire ça ? Le fusil était dans leur maison de Long Island… En supposant qu’il puisse aller à Long Island, sortir de cet immeuble, s’évader de Park Avenue assiégée, sortir vivant des griffes… de… NOUS, LE JURY… Le lit de fleurs derrière la cabane à outils… Judy l’appelait toujours le coin à couper… Il s’assiérait là… si ça salissait tout ce ne serait pas grave… Imagine que Campbell soit la première à te trouver ?… cette pensée ne le fit pas fondre en larmes comme il l’aurait cru… Pourtant, il l’avait espéré… Elle ne trouverait pas son père… Il n’était plus son père… Il n’était plus rien de ce que tout le monde avait connu sous le nom de Sherman McCoy… Il n’était plus qu’une cavité qui s’emplissait de haine vile et brûlante, à toute vitesse…
Le téléphone sonna dans la bibliothèque. Sherman se reprit. Ravale-moi tout ça ? Mais tout ce qu’il entendit fut le grondement normal de la voix d’Occhioni. Et puis le petit homme passa sa tête par la porte du living-room et dit : « Hé, M. McCoy, c’est une dénommée Sally Rawthrote. Vous voulez lui causer ou pas ? »
Sally Rawthrote ? C’était la femme qui était assise à côté de lui au dîner chez les Bavardage, la femme qui avait instantanément perdu tout intérêt pour lui et l’avait regardé de haut pendant tout le dîner. Pourquoi diable voulait-elle lui parler maintenant ? Et pourquoi lui voudrait-il lui parler ? Il n’en avait pas envie, mais une minuscule étincelle de curiosité illumina la cavité, et il se leva, regarda Killian, haussa les épaules avant de marcher jusqu’à la bibliothèque où il s’assit à son bureau et prit le téléphone.
— Allô ?
— Sherman ? Sally Rawthrote. – Sherman – La plus vieille amie au monde. – J’espère que le moment n’est pas mal choisi ?
Mal choisi ? D’en bas, un énorme rugissement s’éleva et le troupeau à cornes criait et remuait, et il entendait son nom. « McCOY !… McCOY ! »…
— … Bien sûr que le moment est mal choisi, dit Sally Rawthrote, qu’est-ce que je raconte ? Mais je voulais risquer le coup, vous appeler et voir s’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous aider.
Aider ? Tandis qu’elle parlait, son visage lui revint en mémoire, cette horrible figure aux yeux rapprochés et d’aspect si tendu, qui vous fixait sous le nez à moins de dix centimètres.
— Eh bien merci, dit Sherman.
— Vous savez, j’habite juste à quelques pâtés de maisons de chez vous. Du même côté de la rue.
— Oh oui.
— Je suis sur le coin Nord Ouest. Si vous voulez vivre sur Park, je pense qu’il n’y a rien de tel que le coin Nord Ouest. Vous avez tellement de soleil ! Bien sûr, là où vous êtes c’est bien aussi. Votre immeuble a certains des plus beaux appartements de New York. Je ne suis pas allée dans le vôtre depuis que les McLeod l’habitaient. Ils l’habitaient avant les Kittredge. Bref, de ma chambre, qui est au coin, je peux voir tout Park jusque-là où vous êtes. Je regarde par là, d’ailleurs, là, maintenant, et cette foule – quelle infamie ! Je me sens si mal pour Judy et vous – il fallait que j’appelle pour voir s’il y a quoi que ce soit que je pourrais faire. J’espère que ce n’est pas déplacé ?
— Non, vous êtes très gentille. À propos, comment avez-vous eu mon numéro ?
— J’ai appelé Inez Bavardage. Cela ne vous ennuie pas ?
— Pour être franc, cela ne fait pas beaucoup de différence au point où j’en suis, Mme Rawthrote.
— Sally.
— Très bien, merci, Sally…
— Comme je vous disais, si je peux vous être d’une quelconque utilité, dites-le moi. En ce qui concerne l’appartement, voilà ce que je voulais dire.
— L’appartement ?
Une autre vague… de rugissements… McCOY ! McCOY !…
— Si vous décidiez de faire quelque chose de votre appartement… Je suis chez Berning Sturtevant, comme vous le savez probablement et je sais que souvent dans des situations telles que celle-ci, les gens trouvent avantageux d’être aussi liquides que possible… Ha ha ha, en ce moment c’est exactement ce qu’il me faudrait ! Bon, c’est une éventualité et je vous assure – assure ! que je peux vous obtenir 3 et demi pour votre appartement. Comme ça. Je vous le garantis.
Le culot de cette bonne femme était à peine croyable. C’était au-delà du bien et du mal, au-delà du… goût… Stupéfiant ! Cela fit sourire Sherman alors qu’il croyait ne plus pouvoir sourire.
— Eh bien eh bien eh bien, Sally. J’admire sincèrement les gens qui savent prévoir. Vous avez mis le nez à votre fenêtre Nord Ouest et vous avez vu un appartement à vendre…
— Pas du tout ! Je pensais seulement…
— Eh bien vous avez juste un métro de retard, Sally. Il faut que vous en parliez avec un type dénommé Albert Vogel.
— Qui est-ce, ça ?
— C’est l’avocat de Henry Lamb. Il vient de m’attaquer pour 100 millions de $ de dommages et intérêts, et je ne crois pas que je sois libre de vendre même un vieux tapis au point où nous en sommes maintenant. Quoique… Peut-être que je pourrais vendre un tapis. Vous ne voudriez pas vendre un tapis pour moi ?
— Ha ha ha non. Je n’y connais rien en tapis. Je ne vois pas comment ils peuvent geler vos avoirs. Cela paraît complètement injuste. Je veux dire, vous étiez la victime, après tout, non ? J’ai lu l’histoire dans le Daily News aujourd’hui. D’habitude, je ne lis que Bess Hill et Bill Hatcher, mais je feuilletais le journal et – vlan : je tombe sur votre photo. Je me dis : « Mon Dieu, mais c’est Sherman ! » alors j’ai lu l’article – et vous n’avez fait que tenter d’échapper à une agression ! C’est complètement injuste !
Elle continuait à bavarder. Elle était à l’épreuve des balles. Elle était invulnérable à toute dérision.
Après avoir raccroché, Sherman revint dans le living-room.
Killian dit :
— Qui c’était ?
Sherman répondit :
— Un agent immobilier que j’ai rencontrée dans un dîner. Elle voulait vendre mon appartement !
— Elle a dit combien elle pouvait en tirer ?
— 3 millions et demi de $.
— Eh bien, voyons, dit Killian, si elle se fait 6 pour cent de commission, ça lui fait… mmmhhh… 210 000 $. Ça vaut le coup d’avoir l’air d’une opportuniste dure comme de la pierre, je crois. Mais, elle a du bon, cette bonne femme.
— En quoi ?
— Elle t’a fait sourire. Elle peut pas être entièrement mauvaise.
Un autre rugissement. Le plus fort jusqu’ici…. « McCOY ! McCOY ! »
Ils restèrent tous deux debout au milieu du living-room à écouter un instant.
— Doux Jésus, Tommy, dit Sherman – c’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom, mais il ne s’arrêta pas à cette pensée –, je ne peux pas croire que je suis là et que tout ça se produit vraiment. Je suis cloué dans mon appartement et Park Avenue est occupée par une foule d’émeutiers qui veulent me tuer ! me tuer !
— Nanananannn… sacredieu… C’est le dernier truc qu’ils voudraient faire. Mort, tu vaux plus rien pour Bacon, et il pense que vivant tu vaux un gros paquet.
— Pour Bacon ? Qu’est-ce qu’il en tire, lui ?
— Des millions, c’est ça qu’il croit qu’il va en tirer. J’ peux pas l’ prouver, mais je suis sûr que tout ça est lié à cette partie civile.
— Mais c’est Henry Lamb qui m’attaque. Ou sa mère, je crois, pour lui. Comment Bacon peut-il en tirer quoi que ce soit ?
— Okay… Okayyyeee. Qui est l’avocat qui représente Henry Lamb ? Albert Vogel. Et comment la mère de Henry Lamb est-elle arrivée jusqu’à Vogel ? Parce qu’elle avait admiré sa brillante défense des Quatre d’Attica et des Huit de Wawahachie en 69 ? Ledoigtdansl’œil, oui. C’est Bacon qui l’a envoyée à Vogel, parce qu’ils sont comme les doigts de la main. Quoi que les Lamb obtiennent comme dommages et intérêts, Vogel en ramassera au moins un tiers et vous pouvez être sûr qu’il partagera ça avec Bacon, sinon y’a une foule qui va venir lui causer business. Y’a une chose que je sais sur cette terre, de A à Z, c’est qui sont les avocats et d’où vient leur fric et où il passe.
— Mais Bacon avait entamé sa campagne sur Henry Lamb bien avant de savoir que j’étais impliqué dedans.
— Oh, oui, au début, ils ne s’attaquaient qu’à l’hôpital, en invoquant la négligence. Ils allaient attaquer la ville. Si Bacon pouvait faire grossir l’affaire dans la presse, alors un jury pouvait lui accorder ce qu’il voulait. Un jury dans une affaire civile… avec un angle racial ? C’était bien joué.
— Et maintenant c’est la même chose pour moi, dit Sherman.
— Je n’essaierai pas de te mentir. C’est tout à fait exact. Mais si on se sert de l’accusation de crime, là il n’y a plus de partie civile possible.
— Et si je ne gagne pas dans cette accusation de crime, je n’aurai plus rien à cirer de la partie civile, dit Sherman, d’un air sinistre.
— Eh bien, faut admettre un truc, dit Killian d’une voix destinée à lui remonter le moral, c’est que c’t’histoire a fait de toi un géant de Wall Street. Un putain de géant, mec ! T’as vu comment Flannagan t’appelle dans le Daily News ? Le légendaire chef des ventes d’obligations de chez Pierce & Pierce ! Légendaire. Une légende contemporaine. T’es le fils de l’aristocratique John Campbell McCoy, ancien président de Dunning Sponget & Leach. Tu es le légendaire aristocrate, génie de la Bourse, Bacon pense probablement que t’as la moitié du fric de la terre.
— Si tu veux savoir la vérité, dit Sherman, je ne sais même pas où je vais trouver l’argent pour payer… – Il désigna la bibliothèque où se trouvait Occhioni. – Cette plainte mentionne tout. Ils sont même après ma part de bénéfice trimestriel que j’étais supposé toucher à la fin du mois. Je ne sais pas comment ils ont pu être au courant. Ils y ont même fait référence avec le surnom interne de la compagnie qui est « la Tarte B. » Ils doivent connaître quelqu’un chez Pierce & Pierce.
— Pierce & Pierce va s’occuper de toi, non ?
— Ha ! Je n’existe plus pour Pierce & Pierce, la loyauté n’existe pas à Wall Street. Elle a peut-être existé jadis – mon père en parle toujours comme si c’était vrai – mais c’est fini. J’ai eu droit à un coup de fil de Pierce & Pierce, et ce n’était pas de Lopwitz. C’était d’Arnold Parch. Il voulait savoir s’il y avait quoi que ce soit qu’ils pouvaient faire, et après il a raccroché à toute vitesse de peur que j’aie une idée. Remarque je ne sais pas pourquoi j’en veux à Pierce & Pierce seulement. Nos propres amis se sont tous comportés de la même manière. Ma femme ne peut même plus organiser de goûter pour notre fille. Elle a six ans…
Il s’arrêta. Il se sentait soudain très mal à l’aise d’étaler ses angoisses personnelles devant Killian. Salopard de Garland Reed et sa salope d’épouse ! Ils ne voulaient plus laisser Campbell jouer avec MacKenzie ! des excuses tirées par les cheveux… Garland n’avait même pas appelé une seule fois, et il le connaissait depuis l’enfance. Au moins, Rawlie avait eu le cran d’appeler. Il avait appelé trois fois. Il aurait probablement même le cran de passer le voir… si NOUS LE JURY voulait bien dégager Park Avenue… Oui, il passerait peut-être…
— C’est salement désolant de voir comme ça va vite quand ça s’effondre, dit-il à Killian. – Il ne voulait pas en dire tant, mais il ne pouvait pas s’en empêcher : – Tous ces liens, tous ces gens avec qui tu as été à l’école, les gens des mêmes clubs, les gens avec qui tu sortais dîner – c’est comme des fils, Tommy, des fils qui tissent ta vie, et quand les fils cassent… C’est fini !… C’est tout… Je suis si triste pour ma petite fille. Elle va porter mon deuil, elle portera le deuil de son père, du papa dont elle se souvient, sans savoir qu’il est déjà mort.
— Mais de quoi tu parles, bon Dieu ?
— Tu n’es jamais passé à travers un truc comme ça. Je ne doute pas que tu en as vu beaucoup, mais tu n’es jamais passé à travers personnellement. Je ne peux pas t’expliquer ce que je ressens. Tout ce que je peux te dire, c’est que je suis déjà mort, ou du moins que le Sherman McCoy de la Famille McCoy, de Yale, Park Avenue et Wall Street est mort. Ton moi – je ne sais pas comment l’expliquer, mais si, que Dieu me pardonne, quelque chose comme ça t’arrive un jour, tu verras ce que je veux dire. Ton moi… c’est les autres, tous les gens à qui tu es lié, et ce n’est qu’un fil.
— Houlà là là, Sherman, dit Killian, lâche-moi la grappe. Ça ne fait aucun bien de philosopher en plein milieu d’une guerre.
— Et quelle guerre…
— Bon Dieu, allons allons allons allons ! Cet article dans le Daily News est très important pour toi. Weiss doit devenir dingue. On a bousillé le camouflage de son petit défoncé de témoin. Auburn. Maintenant, on a une autre théorie sur le feu pour toute l’affaire. Maintenant, y’a une base pour que des gens te soutiennent. On a fait passer l’idée que tu es la victime d’une mise en scène, d’une agression. Ça change tout pour toi, et tu n’es plus compromis le moins du monde.
— C’est trop tard.
— Keske tu veux dire, trop tard ? Laisse passer un peu de temps, bordel de Dieu. Ce mec, Flannagan, dans le Daily News, il jouera le jeu aussi longtemps qu’on voudra. L’Angliche, Fallow, du City Light, s’est défoncé sur cette histoire. Alors il va gober tout ce que je lui ferai passer. Cette putain d’histoire qu’il a écrite n’aurait pas pu sortir mieux si je la lui avais dictée. Non seulement il identifie Auburn, mais en plus il se sert de la photo de l’identité judiciaire que Quigley a ! – Killian était immensément ravi. – Et il a glissé le fait qu’il y a deux semaines, Weiss appelait Auburn le Roi du crack d’Evergreen Avenue.
— Et quelle différence cela fait ?
— Ça fait pas bien. Si t’as un mec en taule pour un délit grave et qu’il se pointe tout d’un coup comme témoin en échange d’une remise de peine, ça fait pas bien. Ça fait pas bien devant un jury, et ça fait pas bien dans la presse. S’il n’est accusé que d’un délit mineur ou quoi, là ça fait une différence, parce que de toute façon il s’en fout, il a peu de temps à passer au ballon.
Sherman dit :
— Une chose que je ne comprends pas, Tommy… pourquoi Auburn, quand il a inventé son histoire – pourquoi est-ce qu’il me met moi au volant ? Pourquoi pas Maria, qui conduisait la voiture en fait, quand elle a heurté Lamb ? Quelle différence ça fait pour Auburn ?
— Il était obligé de dire ça. Il savait pas quels témoins auraient pu voir ta voiture juste avant que Lamb soit touché et juste après, et il fallait qu’il trouve une explication pour le fait que tu conduisais jusqu’à l’endroit où ça s’est passé et que c’est elle qui conduisait quand vous êtes partis. S’il dit que vous vous êtes arrêtés et puis que vous avez changé de place et qu’elle a pris le volant et touché Lamb, alors la question logique est : Pourquoi se sont-ils arrêtés ? Et la réponse logique est : Parce que ce petit loubard de Roland Auburn avait installé une barricade et avait essayé de les dépouiller.
— Comment il s’appelle – Flannagan – ne parle pas de tout ça.
— C’est exact. Tu remarqueras que je lui ai rien dit sur une femme dans la voiture. Ni dans un sens ni dans l’autre. Quand le moment viendra, nous voulons Maria de notre côté. Tu remarqueras aussi que Flannagan écrit toute cette putain d’histoire sans même insister trop sur la « femme mystérieuse ».
— Un gars très obligeant. Pourquoi ça ?
— Oh, je connais le bonhomme. C’est un autre Mulet, comme moi, qui essaye de faire son chemin en Amérique. Il fait ses dépôts dans la Banque des Faveurs. L’Amérique est un pays merveilleux.
Pendant un moment, l’humeur de Sherman remonta d’un cran ou deux, mais ensuite tout redescendit plus bas que jamais. C’était l’exaltation évidente de Killian qui avait provoqué ça. Killian s’étalait sur son génie stratégique dans cette « guerre ». Il avait réussi une tentative de sortie. Pour Killian ce n’était qu’un jeu. S’il gagnait, super… S’il perdait… eh bien, on passerait à la prochaine guerre. Pour lui, Sherman, il n’y avait rien à gagner. Il avait déjà presque tout perdu, irrémédiablement. Au mieux, il pouvait juste arriver à ne pas tout perdre.
Le téléphone sonna dans la bibliothèque. Sherman se reprit une fois encore, mais bientôt Occhioni était à la porte.
— C’est un dénommé Pollard Browning, M. McCoy.
— Qui est-ce ? demanda Killian.
— Il vit dans l’immeuble, ici. C’est le président des copropriétaires.
Il se rendit dans la bibliothèque et saisit le téléphone. De la rue en bas, un autre rugissement, de nouveaux meuglements du troupeau… « McCOY !… McCOY ! »… Aucun doute, ce devait être tout aussi audible chez2 Browning. Il imaginait très bien ce que pensait Pollard.
Mais sa voix était plutôt amicale.
— Comment tu tiens, Sherman ?
— Oh, à peu près, Pollard, je crois.
— J’aimerais passer te voir, sans vouloir t’imposer quoi que ce soit.
— Tu es chez toi ? demanda Sherman.
— Je viens d’arriver. Ce n’était pas facile d’entrer dans l’immeuble, mais j’y suis arrivé. Je peux passer ?
— Bien sûr. Monte.
— Je vais prendre l’escalier d’incendie, si tu veux bien. Eddie est débordé en bas dans l’entrée. Je ne sais même pas s’il peut encore entendre les sonneries.
— Je t’attends là.
Il dit à Killian qu’il allait à la cuisine pour faire entrer Browning.
— Hé là ! dit Killian. Tu vois, ils ne t’ont pas oublié.
— On verra, dit Sherman. Tu vas rencontrer Wall Street sous sa forme la plus stricte.
Une fois dans la grande cuisine silencieuse, la porte ouverte, Sherman put entendre Pollard grimper les marches métalliques et sonores de l’escalier d’incendie. Bientôt il le vit, essoufflé d’avoir monté deux étages, mais impeccable. Pollard était le genre dodu de quarante ans qui paraît plus lourd que n’importe quel athlète du même âge. Ses douces bajoues émergeaient d’une chemise blanche en coton des Îles brillant. Un magnifique costume gris sur mesure enveloppait chaque centimètre carré de son corps gras sans un faux pli. Il portait une cravate marine avec l’insigne du Yacht Club et une paire de chaussures si bien faites que ses pieds avaient l’air petits. Il était luisant comme un castor.
Sherman l’entraîna hors de la cuisine dans le hall d’entrée où l’Irlandais, McCarthy, était assis dans le fauteuil Thomas Hope. La porte de la bibliothèque était ouverte et Occhioni était clairement visible.
— Gardes du corps, se sentit obligé de dire Sherman, d’une voix basse. Je parie que tu n’as jamais rencontré qui que ce soit qui ait des gardes du corps.
— Un de mes clients… tu connais Cleve Joyner de United Carbondorum ?
— Je ne crois pas.
— Il a des gardes du corps depuis six ou sept ans maintenant. Ils le suivent partout.
Dans le living-room, Pollard lança un seul et unique regard scrutateur sur les belles sapes de Killian, et un air triste et pincé lui vint sur la figure. Pollard dit : « Comment allez-vous ? », ce qui sortit en « C’ment’allez-vooouus ? » et Killian dit « Comment ça va ? » ce qui donna « C’ment ç’ va ? » Les narines de Pollard se pincèrent brièvement, comme celles de son père quand Sherman lui avait mentionné les noms Dershkin, Bellavita, Fishbein & Schlossel.
Sherman et Pollard s’installèrent dans l’un des bouquets de meubles que Judy avait installés pour remplir ce vaste espace. Killian disparut dans la bibliothèque pour parler à Occhioni.
— Eh bien, Sherman, dit Pollard, j’ai été en contact avec tous les membres du comité exécutif, sauf Jacques Morrissey, et je veux que tu saches que tu as notre soutien et que nous ferons tout ce que nous pourrons. Je sais que ce doit être une situation terrible pour toi, Judy et Campbell.
Il secoua sa tête ronde et molle.
— Eh bien merci, Pollard. Oui, ça n’a pas été trop bien.
— Bon, je suis moi-même entré en contact avec l’inspecteur du Dix-Neuvième Commissariat, et ils vont assurer la protection de la porte d’entrée pour qu’on puisse entrer et sortir, mais il dit qu’il ne peut pas éloigner les manifestants de l’immeuble. Je pensais qu’ils pouvaient les faire rester à cinq cents mètres, mais il affirme que c’est impossible. Je trouve ça outrageant, franchement. Cette bande de… – Sherman pouvait voir Pollard fouiller dans sa tête ronde et molle à la recherche d’une expression raciale courtoise. Il abandonna son effort : – cette populace. Il secoua la tête encore plus.
— C’est un ballon de football politique, Pollard. Je suis un ballon politique. C’est ça que tu as pour voisin. – Sherman tenta un sourire. Contre tout instinct, il voulait que Pollard l’aime et sympathise avec lui. – J’espère que tu as lu le Daily News de ce matin, Pollard.
— Non, je ne regarde pas souvent le Daily News. Mais j’ai lu le Times.
— Eh bien, lis l’histoire dans le Daily News, si tu peux. C’est le premier article qui donne une idée de ce qui se passe vraiment.
Pollard secoua la tête d’un air encore plus apitoyé.
— La presse est aussi néfaste que les manifestants, Sherman. Ils abusent vraiment. Ils te sautent dessus. Ils sautent sur tous les gens qui essayent d’entrer ici. Il a fallu que je passe à la question pour entrer dans mon propre immeuble ! Et après, ils ont tous sauté sur mon chauffeur ! Ils sont d’une insolence ! ce n’est qu’une bande de sales métèques. – Métèques ? – Et bien évidemment la police ne fait rien. C’est comme si on était déjà trop heureux d’habiter un immeuble comme celui-là.
— Je ne sais pas quoi te dire. Je suis sincèrement désolé, Pollard.
— Eh bien malheureusement… – Il changea de direction. – Il n’y a jamais rien eu de semblable sur Park Avenue, Sherman. Je veux dire une manifestation qui vise Park Avenue comme quartier résidentiel. C’est intolérable. C’est comme si c’était parce qu’ici c’est Park Avenue et qu’on attaque le sanctuaire de nos maisons. Et c’est notre immeuble qui est le centre de tout ceci.
Sherman reçut une alerte neuronale sur ce qui pouvait suivre, mais il n’en était pas certain. Il se mit à secouer la tête en rythme avec Pollard, pour montrer que son cœur était du bon côté.
Pollard dit :
— Apparemment, ils ont l’intention de venir ici tous les jours ou de rester toute la journée, jusqu’à ce que – jusqu’à je ne sais quoi.
Sa tête allait se dévisser maintenant.
Sherman reprit le tempo avec sa propre tête.
— Qui t’a dit ça ?
— Eddie.
— Eddie, le portier ?
— Oui, et Tony aussi, qui était de service avant qu’Eddie n’arrive à 4 heures. Il a dit la même chose à Eddie.
— Je n’arrive pas à croire qu’ils feront ça, Pollard.
— Jusqu’aujourd’hui, tu n’aurais jamais cru qu’une bande de – de ça –, viendrait manifester devant notre immeuble sur Park Avenue, n’est-ce pas ? Je veux dire, nous y sommes.
— C’est vrai.
— Sherman, nous sommes amis depuis très longtemps. Nous avons été à Buckley ensemble. C’était une époque innocente, hein, Sherman ? – Il esquissa un petit sourire fragile. – Mon père connaissait ton père. Alors je te parle comme un vieil ami qui voudrait faire ce qu’il peut pour toi. Mais je suis aussi président des copropriétaires de tout l’immeuble et j’ai des responsabilités envers eux qui doivent passer avant mes préférences personnelles.
Sherman commençait à sentir son visage s’échauffer.
— Ce qui signifie quoi, exactement, Pollard ?
— Eh bien, ceci. Je ne peux imaginer, bien sûr, que cette situation soit confortable pour toi, virtuellement retenu prisonnier dans cet immeuble. N’as-tu pas songé à… changer de résidence ? Jusqu’à ce que les choses se calment un peu ?
— Oh, j’y ai pensé. Judy et Campbell, notre bonne et la nurse sont chez mes parents, actuellement. Franchement, je suis terrifié à l’idée que ces salauds en bas, là, vont le découvrir, vont aller là-bas et faire quelque chose, et un hôtel particulier est vraiment exposé. J’ai pensé aller à Long Island, mais tu connais notre maison. Elle est ouverte sur tout. Des portes-fenêtres de partout. On n’empêcherait pas un écureuil d’y entrer. J’ai bien pensé à un hôtel, mais la sécurité n’existe pas dans un hôtel. J’ai songé aller au Leash, mais c’est un hôtel particulier aussi. Pollard, je reçois des menaces de mort. De mort ! Il y a eu au moins douze coups de fil, rien qu’aujourd’hui.
Les petits yeux de Pollard balayaient la pièce très vite comme s’Ils pouvaient entrer par les fenêtres.
— Eh bien, franchement… la raison voudrait que…
— La raison voudrait que quoi ?
— Euh, que tu considères… quelques arrangements à prendre. Tu sais, il n’y a pas que toi qui risques quelque chose, Sherman. Tous les habitants de l’immeuble encourent le même risque. Sherman, je me rends bien compte que ce n’est pas ta faute, pas directement, c’est certain, mais cela ne modifie pas les faits.
Sherman savait que son visage s’enflammait de rouge.
— Modifie les faits ? Le fait que ma vie soit menacée, ça c’est un fait, et que cet endroit soit le plus sûr et que cet endroit m’appartienne, cela, si je peux te le rappeler, est un fait également !
— Eh bien laisse-moi te rappeler – et une fois de plus je ne fais ceci que parce que j’ai une plus grande responsabilité –, laisse-moi te rappeler que tu as un chez-toi ici parce que tu as des parts que tu partages dans cette société coopérative immobilière. Et cela s’appelle une coopérative pour une bonne raison, et cela détermine certaines obligations, de ta part et de la part du conseil des copropriétaires, selon le contrat que tu as signé quand tu as acheté tes parts. Il n’existe aucun moyen qui me permette de modifier ces faits.
— Je suis dans la phase la plus critique de ma vie… et tu viens me parler de contrats de copropriété ?
— Sherman… – Pollard baissa les yeux et leva les mains d’un geste triste. – Je ne peux pas ne penser qu’à toi et à ta famille. Il y a treize autres familles dans l’immeuble. Et nous n’exigeons pas que tu prennes des mesures définitives.
Nous ! Nous ! Le Jury ! – à l’intérieur des murs !
— Eh bien pourquoi vous ne déménagez pas, Pollard, si tu as aussi peur, putain ! Pourquoi est-ce que toi et le comité exécutif ne déménagez pas ? Je suis certain que ce brillant exemple inspirerait les autres, et ils partiraient aussi, comme ça personne ne risquerait rien dans votre immeuble adoré, sauf ces damnés McCoy, qui ont créé tous les problèmes au départ, pas vrai ?
Occhioni et Killian les espionnaient discrètement par la porte de la bibliothèque, et McCarthy les regardait depuis le hall d’entrée. Mais Sherman ne pouvait plus se retenir.
— Sherman !
— … Dé… mé… na… ger ? As-tu seulement idée de ce que tu peux avoir l’air d’un branleur prétentieux ? Tu viens ici, mort de trouille, pour me dire que le conseil des sages pense qu’il serait approprié pour moi de… déménager ?
— Sherman, je sais que tu es excité, mais…
— Partir d’ici ? Le seul qui va partir d’ici, c’est toi, Pollard ! Et tu sors de cet appartement tout de suite ! Et tu sors par où tu es entré – par la porte de service !
Il pointa un bras tendu comme un bélier et un index crispé vers la cuisine.
— Sherman, je suis venu ici en toute bonne foi…
— Ahhhhhhh, Pollard… Tu étais déjà une grande gueule ridicule et obèse à Buckley, et c’est exactement ce que tu es encore. J’ai assez de problèmes sans avoir besoin de ta bonne foi. Salut, Pollard.
Il le prit par le coude et essaya de le diriger vers la cuisine.
— Ne me touche pas !
Sherman ôta sa main. Il cracha :
— Alors, tire-toi !
— Sherman, tu ne nous laisses pas d’autre choix que d’augmenter la provision concernant les Situations Inacceptables.
Le bélier pointait vers la cuisine. Il dit doucement :
— Avance, Pollard. Si j’entends un mot de plus de ta part entre ici et l’escalier d’incendie, il va y avoir pour de bon une situation inacceptable.
Pollard semblait proche de l’apoplexie. Il se redressa, se détourna et fila rapidement à travers le hall d’entrée jusqu’à la cuisine. Sherman le suivit, le plus bruyamment possible.
Lorsque Pollard atteignit le sanctuaire qu’était l’escalier d’incendie, il se retourna et, furieux, lança :
— Souviens-t’en, Sherman, c’est toi qui as démarré la musique !
— La musique ? Génial, quel splendide phraseur tu fais, Pollard.
Il claqua la vieille porte de métal de la cuisine.
Presque immédiatement, il regretta tout ce qui venait de se passer. En revenant vers le living-room, son cœur battait violemment. Il tremblait. Les trois autres, Killian, Occhioni et McCarthy, avaient pris un air faussement nonchalant.
Sherman se força à sourire, juste pour montrer que tout allait bien.
— Un pote à toi ? dit Killian.
— Oui, un vieil ami. On était à l’école ensemble. Il veut me virer de l’immeuble.
— Coup de bol, dit Killian, on peut le ligoter dans les procédures pour les dix années à venir.
— Tu sais, j’ai un aveu à te faire, dit Sherman, en se forçant à sourire à nouveau. Jusqu’à ce que cet enfant de putain monte ici, je pensais vraiment me faire sauter la cervelle. Maintenant je n’y songe même plus. Ça résoudrait tous ses problèmes, et il en parlerait à table pendant des mois et il en rajouterait des tonnes. Il dirait à tout le monde comment on a grandi ensemble, et il secouerait sa grosse tête d’enflé. Je crois que je vais inviter ces enculés d’en bas – il désigna la rue – à monter ici pour danser la mazurka sur sa grosse tête d’enflé !
— Ahhhhhhh ! dit Killian. C’est mieux. Maintenant tu deviens vraiment irlandais, putain ! Les Irlandais ont passé les douze cents dernières années à nourrir des rêves de vengeance ! Là, tu causes comme nous, mec !
Un autre rugissement s’éleva de Park Avenue dans la chaleur de juin… « McCOY !… McCOY !… McCOY »…