La Bourse de Paris était ouverte aux transactions internationales deux heures seulement par jour de 13 à 15 heures, ce qui faisait de 7 à 9 heures du matin heure de New York. Donc, le lundi, Sherman arrivait dans la salle des obligations de Pierce & Pierce à 6 h 30. Il était maintenant 7 h 30 et il était à son bureau avec son téléphone à son oreille gauche et son pied droit sur le stand portable de Félix le cireur.
Le bruit des jeunes hommes brassant l’argent du marché des obligations s’élevait déjà dans la salle, car ce marché était maintenant une affaire internationale. En face de lui se trouvait le jeune seigneur des pampas. Arguello, son téléphone accroché à l’oreille droite et la main gauche sur l’oreille gauche, en train de parler avec Tokyo, selon toute probabilité. Quand Sherman était arrivé, cela faisait douze heures qu’il était au bureau, travaillant sur une énorme vente de bons du Trésor américain au Service postal japonais. Comment ce gamin avait-il mis la main sur une affaire de cette taille, Sherman n’arrivait pas à se l’imaginer, mais il était là. La bourse de Tokyo était ouverte de 19 h 30 à 4 heures du matin, heures de New York. Arguello portait des bretelles genre « rien-à-foutre » avec des dessins de Bugs Bunny imprimés dessus, mais peu importait. Il était au travail, et Sherman en paix.
Félix, le cireur, était cassé en deux, frottant la chaussure droite de Sherman, une New & Lingwood, avec son cirage ultra-brillant. Sherman aimait la manière dont l’élévation de son pied fléchissait sa jambe, la tendait et accentuait la pression sur l’intérieur de sa cuisse. Cela le faisait se sentir athlétique. Il aimait la façon dont Félix se courbait, recroquevillé, comme s’il enveloppait la chaussure de son corps et de son âme. Il pouvait voir le sommet du crâne du noir, qui était à vingt centimètres sous son angle de vue. Félix avait une sorte de tonsure caramel parfaitement ronde au sommet de la tête, ce qui était plutôt bizarre étant donné que les cheveux qui l’entouraient étaient plutôt épais. Sherman aimait ce cercle parfaitement chauve. On pouvait compter sur Félix. Il était curieux, mais ni jeune ni rancunier, et malin.
Félix avait un exemplaire du City Light posé sur le sol près de son stand, et il le parcourait tout en travaillant. Il était ouvert en page 2 et plié au milieu. La page 2 contenait la plupart des nouvelles internationales du City Light. Le titre en haut disait : UN BÉBÉ FAIT UNE CHUTE DE 75 MÈTRES – ET SURVIT. Cela se passait à Elaichori, en Grèce. Mais tout allait bien. Les journaux ne pouvaient plus terroriser Sherman. Cinq jours s’étaient écoulés et il n’y avait pas eu un mot dans aucun journal sur un quelconque terrible incident survenu sur une rampe d’accès à l’autoroute dans le Bronx. C’était exactement comme Maria l’avait dit. Ils avaient été entraînés dans un combat dans la jungle, ils avaient combattu et vaincu, et la jungle ne hurlait pas à la mort d’un des siens. Ce matin, Sherman n’avait acheté que le Times dans la petite boutique sur Lexington. Il avait lu des articles sur les Soviétiques, le Sri Lanka et les luttes intestines dans la Réserve Fédérale dans le taxi qui l’emmenait en bas de la ville, au lieu d’ouvrir directement à la section B, Informations Métropolitaines…
Après une semaine complète de peur totale, il pouvait à nouveau se concentrer sur les nombres vert radium qui glissaient sur les écrans noirs. Il pouvait se concentrer sur les affaires en cours… le Giscard…
Bernard Lévy, le Français avec lequel il traitait chez Trader’s Trust Co., était actuellement en France pour effectuer quelques dernières recherches sur le Giscard avant que Trader T ne se mouille de 300 millions de $, clôture l’affaire et l’entérine… les miettes… La phrase méprisante de Judy se glissa dans son esprit, puis en sortit immédiatement… Des miettes… Et alors ?… c’étaient des miettes d’or… Il se concentra sur la voix de Lévy à l’autre bout de la liaison satellite :
— Écoute, Sherman, voilà le problème. Le montant de la dette gouvernementale publié ici a mis tout le monde au bord du gouffre. Le franc dégringole, et il va continuer à descendre, et, en même temps, comme tu le sais, l’or chute, même si c’est pour des raisons différentes. La question est : où va être le plancher, et…
Sherman le laissa parler. Il n’était pas inhabituel de voir des gens jouer un peu les écureuils quand ils s’apprêtaient à risquer 300 millions de $. Il avait parlé à Bernard – il l’appelait par son prénom – presque tous les jours depuis six semaines maintenant, et il avait du mal à se rappeler à quoi il ressemblait. Mon « beignet » français, pensa-t-il – et il se rendit compte immédiatement que la vanne de Rawlie Thorpe, le cynisme de Rawlie, ses sarcasmes, son pessimisme, son nihilisme, n’étaient qu’une manière d’affirmer la faiblesse de Rawlie, et donc il bannit le beignet aussi bien que les miettes de son esprit. Ce matin, il était une fois de plus du côté de la force et du Destin. Il était presque prêt à retrouver, une fois de plus, la notion de… maîtrise de l’univers… La curée des jeunes Titans résonnait tout autour de lui…
— Je suis à seize, dix-sept. Qu’est-ce qu’il veut faire ?
— Prends-moi vingt-cinq des dix ans !
— Je me retire !
… Et une fois de plus c’était comme de la musique. Félix frottait sa peau de chamois d’avant en arrière. Sherman sentait avec plaisir la pression du chiffon sur ses métatarses. C’était un minuscule massage de l’ego, si on prenait ça au pied de la lettre – cet homme de couleur meilleur cireur du monde, avec sa tonsure lisse, là, à ses pieds, frottant, inconscient des leviers avec lesquels Sherman pouvait soulever un autre pays, un autre continent, rien qu’en prononçant quelques mots relayés par satellite.
— Le franc n’est pas un problème, dit-il à Bernard. On peut miser pour ou contre d’ici janvier prochain, ou à terme ou les deux.
Il sentit Félix qui tapait la semelle de sa chaussure droite. Il enleva son pied du stand, et Félix le prit et le déplaça vers l’autre côté de sa chaise. Puis Sherman souleva son athlétique jambe gauche et posa son pied gauche sur l’emplacement de métal prévu à cet effet. Félix tourna le journal et le plia dans l’autre sens au milieu, avant de le placer sur le sol près du stand, puis il commença à travailler sur la New & Lingwood de gauche.
— Oui, mais tu devras payer pour cette couverture, dit Bernard, et nous n’avions parlé que d’opter sous un ciel serein et…
Sherman essayait d’imaginer son beignet, Bernard, assis dans un bureau dans un de ces gentils petits immeubles modernes que les Français construisaient, avec des centaines de minuscules voitures vrombrissant et actionnant leurs klaxons jouets dans les rues en bas… en bas… et ses yeux tombèrent sur le journal sur le sol…
Les poils de ses bras se hérissèrent. En haut de la page, la troisième page du City Light, un gros titre disait :
LA MÈRE DU BRILLANT ÉTUDIANT :
LES FLICS SE FICHENT DU DÉLIT DE FUITE
Et au-dessus de ça, en lettres blanches sur une barre noire, cela disait : Tandis qu’il lutte contre la mort. En dessous, une autre barre noire disait : Une exclusivité du City Light et en dessous de ça : Par Peter Fallow. Et, en dessous de tout ceci, coincé dans une colonne de texte, il y avait une photo, le buste d’un jeune noir souriant, proprement habillé d’une veste noire, d’une chemise blanche et d’une cravate à rayures. Son visage fin et délicat était souriant.
— Je crois que la seule chose à faire c’est de trouver jusqu’où ça peut descendre, disait Bernard.
— Euh… Je crois que tu exagères, euh… le… euh… – Ce visage !… le, euh… Ce visage fin et délicat, maintenant en chemise et en cravate ! un jeune gentleman !… – le, euh, le… problème…
— Je l’espère, dit Bernard, mais d’un côté comme de l’autre, ça ne fera aucun mal d’attendre.
— Attendre ?
Hé, vous avez besoin d’aide ! Ce visage délicat déformé par la peur ! Un brave garçon ! Est-ce que Bernard a dit « d’attendre » ?
— Je ne comprends pas, Bernard, tout est en place !
Il n’avait pas voulu paraître si emphatique, si pressé, mais ses yeux étaient rivés aux mots étalés sur le sol à ses pieds.
Contenant difficilement ses larmes, une veuve du Bronx a expliqué à notre rédaction hier comment son fils, brillant étudiant, a été renversé par une luxueuse voiture de sport roulant à toute vitesse – et accuse la police et le Bureau du procureur général du Bronx d’enterrer l’affaire.
Mme Annie Lamb, employée au Service des Mariages de la ville, explique que son fils, Henry, 18 ans, prêt à sortir avec les honneurs du Collège Colonel Jacob Ruppert la semaine prochaine, a réussi à donner une partie du numéro d’immatriculation de la voiture – une mercedes Benz – avant de tomber dans le coma.
« Mais l’homme du Bureau du procureur a traité cette information d’inutile », dit-elle, car selon eux, la victime elle-même est le seul témoin connu.
Les médecins de l’hôpital Lincoln définissent le coma comme « probablement irréversible » et qualifient l’état de Lamb de « grave ».
Lamb et sa mère vivent dans la cité Edgar Allan Poe, un projet urbain de réhabilitation du Bronx. Décrit par ses voisins et ses professeurs comme « un jeune homme exemplaire », il se préparait à entrer à l’université à l’automne.
Le professeur de littérature et de composition de Lamb au Collège Ruppert, Zane J. Rifkind, a expliqué au City Light : « C est une situation tragique. Henry fait partie de cette remarquable fraction d’étudiants qui réussissent à surmonter les nombreux obstacles que la vie dans le South Bronx place sur leur chemin, et se concentrent sur leurs études, leur potentiel, et leur futur. On est en droit de se demander jusqu’où il aurait été dans ses études supérieures. »
Mme Lamb dit que son fils a quitté leur appartement en début de soirée mardi dernier, apparemment pour aller chercher à manger. En traversant Bruckner Boulevard, dit-elle, il a été écrasé par une mercedes Benz, avec à bord un homme et une femme, blancs tous les deux. La voiture ne s’est pas arrêtée. Le quartier est à prédominance noire et hispanique.
Lamb a réussi à gagner l’hôpital où on lui a soigné un poignet cassé avant de le laisser repartir. Le lendemain matin, il s’est plaint d’une sérieuse migraine et de vertiges. Il est tombé inconscient dans la salle d’urgences. On a diagnostiqué à ce moment une sérieuse commotion cérébrale.
Milton Lubell, porte-parole du procureur général du Bronx, Abe Weiss, dit que des inspecteurs et un substitut du procureur ont interrogé Mme Lamb et qu’ « une enquête est en cours », mais qu’il existe 2 500 mercedes Benz immatriculées à New York, avec des plaques commençant par R, la lettre indiquée par Mme Lamb. Elle dit que son fils pensait que la deuxième lettre était E, F, B, P ou R. « Même en admettant que ce soit bien là la seconde lettre, dit Lubell, nous avons affaire à au moins 500 voitures. »
RF – mercedes Benz – l’information sur les pages d’un million de journaux – frappa Sherman au plexus solaire comme une gigantesque vibration. Sa plaque d’immatriculation commençait par : RFH. Pris d’un appétit terrifiant pour les nouvelles de son funeste destin, il continua à lire :
et nous n’avons pas de description du chauffeur, pas de témoins et
C’était tout ce qu’il pouvait lire. Félix avait plié le journal à cet endroit. Le reste était sur l’autre moitié de la page. Il avait le cerveau en feu. Il crevait d’envie de se pencher et de retourner le journal… et il crevait de ne jamais savoir ce qu’il révélerait. Pendant ce temps, la voix de Bernard Lévy bourdonnait de l’autre côté de l’océan, rebondissant sur un satellite de communication de A T & T.
— … parlant de quatre-vingt-six, si c’est ce que tu entends par « en place ». Mais ça commence à être un peu juste sur le prix, parce que…
Un peu cher ? Quatre-vingt-six ? Aucune allusion à un second môme ! aucune mention de rampe d’autoroute, de barricade, de tentative de vol ! Le prix avait toujours été fixé ! Comment pouvait-il ramener ça sur le tapis maintenant ? Cela pouvait-il ne pas avoir été une tentative de vol, après tout ? Il payerait une moyenne de quatre-vingt-quatre. Seulement une différence de deux points ! Pouvait pas aller plus bas ! Ce beau garçon en train de mourir ! Ma voiture ! Faire le point, se concentrer sur ça… le Giscard ! Impossible d’échouer, pas après tout ce temps passé ! Et le journal grésillait sur le sol.
— Bernard… – Sa bouche était complètement desséchée… – Écoute, Bernard…
— Oui ?
Mais peut-être que s’il ôtait son pied du stand du cireur…
— Félix ? Félix ?
Félix n’avait pas l’air de l’entendre. Le rond parfait couleur caramel sur le sommet de son crâne continuait à aller et venir en rythme sur son travail.
— Félix !
— Allô, Sherman ? Qu’est-ce que tu dis ?
Dans son oreille, la voix du beignet français, assis au sommet de 300 millions d’obligations indexées sur l’or – et devant ses yeux, le sommet du crâne d’un noir assis sur son stand de cireur et engloutissant son pied gauche.
— Excuse-moi, Bernard !… Juste un instant… Félix ?
— Tu dis Félix ?
— Non, Bernard, je veux dire, une minute… Félix !
Félix cessa de cirer sa chaussure et leva le nez.
— Désolé, Félix, il faut que j’étende ma jambe quelques instants.
Le beignet français :
— Allô, Sherman, je ne comprends pas !
Sherman ôta son pied du stand et fit un grand cirque en étendant la jambe comme s’il avait une crampe.
— Sherman, tu es là ?
— Oui, excuse-moi une seconde, Bernard.
Comme il l’espérait, Félix profita de cette opportunité et retourna le City Light pour lire l’autre moitié de la page.
Sherman replaça son pied sur le stand, et Félix se recourba sur sa chaussure. Sherman pencha la tête, essayant de lire les mots sur le sol. Il pencha la tête si près de celle de Félix que le noir releva le nez. Sherman recula son visage et sourit faiblement.
— Désolé, dit-il.
— Tu dis, désolé ? demanda le beignet français.
— Désolé, Bernard, je parlais à quelqu’un d’autre.
Félix secoua la tête d’un air réprobateur, puis la baissa et se remit au travail.
— Désolé ? répéta le beignet français, toujours aussi déconcerté.
— Rien de grave, Bernard, je parlais simplement à quelqu’un d’autre.
Lentement, Sherman abaissa à nouveau la tête et concentra son regard sur les lignes imprimées tout en bas sur le plancher.
personne ne peut nous dire ce qui s’est passé, pas même le jeune homme lui-même.
— Sherman, tu es là ? Sherman ?
— Oui, Bernard, désolé. Euh… redis-moi ce que tu disais sur le prix ? Parce que, vraiment, Bernard, nous étions tout à fait prêts. Nous sommes prêts depuis des semaines !
— Encore ?
— Si ça ne te fait rien. J’ai été interrompu, ici.
Un grand soupir, venu d’Europe par satellite.
— Je disais qu’ici nous avons bougé. Nous sommes passés d’une situation stable à une instable. On ne peut plus extrapoler à partir des plans dont nous parlions quand tu as construit ta stratégie…
Sherman essayait de prêter attention aux deux choses en même temps, mais très vite, les mots du Français se changèrent en un crachin, un crachin par satellite, tandis qu’il dévorait les lignes visibles, sous le crâne du cireur :
Mais le Révérend Reginald Bacon, président de l’association basée à Harlem « Solidarité de Tous les Peuples », déclare : « C’est toujours la même histoire. La vie humaine, s’il s’agit de vie humaine noire ou hispanique, n’a pas grande valeur pour la structure au pouvoir. S’il s’était agi d’un jeune étudiant blanc écrasé sur Park Avenue par un conducteur noir, ils ne seraient pas en train de tout noyer sous les statistiques et les obstacles légaux. »
Il qualifie l’erreur de diagnostic de l’hôpital quand Lamb s’y est rendu le soir même d’ « infâme » et exige une enquête médicale approfondie.
Pendant ce temps, des voisins se sont rendus dans l’appartement, petit mais très bien tenu de Mme Lamb dans la Cité Edgar Poe pour lui venir en aide face à ce terrible nouveau coup du sort qui vient frapper sa famille.
« Le père d’Henry a été tué juste là devant, il y a six ans », a-t-elle dit au City Light, en désignant une fenêtre surplombant l’entrée du grand ensemble. Monroe Lamb, alors âgé de 36 ans, avait été abattu par un voleur un soir alors qu’il revenait de son travail de mécanicien en climatisation.
« Si je perds Henry, ce sera la fin pour moi aussi, et personne ne se souciera de ça non plus, a-t-elle dit. La police n’a jamais découvert qui avait tué mon mari, et ils ne veulent même pas chercher le responsable de l’accident d’Henry. »
Mais le Révérend Bacon a juré de maintenir la pression sur les autorités jusqu’à ce que quelque chose soit fait : « Si la structure au pouvoir nous dit que ce qui arrive aux meilleurs d’entre nous n’a strictement aucune importance, tandis qu’il s’agit pour nous du seul espoir de ces rues terribles, alors il est temps de répondre à la structure au pouvoir :
« Vos noms ne sont pas gravés sur les tables de la Loi. Il y a une élection à venir, et vous pouvez être remplacés. »
Abe Weiss, le procureur général du Bronx, devra affronter un scrutin serré dans les primaires Démocrates de septembre. Robert Santiago, député, a le soutien de Bacon, du député Joseph Léonard et d’autres dirigeants noirs, alors qu’il est déjà en tête dans les quartiers fortement portoricains du Centre et du Sud du Bronx.
— … et donc je te dis qu’on devrait attendre quelques semaines, que les particules se stabilisent. À ce moment-là, on saura où est le fond. Nous saurons si nous parlons de prix réalistes. Nous saurons…
Soudain, ce que disait le beignet français terrorisé se referma sur Sherman. Mais il ne pouvait pas attendre – pas avec cette histoire qui lui tombait dessus – il lui fallait l’imprimatur, maintenant !
— Bernard, écoute-moi. Nous ne pouvons pas attendre. Nous avons passé un temps fou à mettre tout ça en place. On ne va pas s’asseoir et attendre. Tout est prêt. Nous devons agir maintenant ! Tu échafaudes des mirages improbables. Il faut y aller, et maintenant ! On a déjà mis tout ça sur le tapis il y a très très longtemps ! Peu importe ce qui arrive au franc et à l’or sur la base d’une journée !
Tout en parlant il se rendait compte de l’urgence fatale contenue dans sa voix. À Wall Street, un vendeur frénétique était un vendeur mort. Il le savait ! Mais il ne parvenait pas à se retenir…
— Je ne peux pas exactement fermer les yeux, Sherman.
— Personne ne te demande de le faire.
Tchok. Un petit coup. Un grand garçon fin, un étudiant brillant ! Cette terrible pensée prenait possession de sa conscience tout entière : C’étaient vraiment deux braves garçons qui ne voulaient que les aider… Hé !… La rampe. L’obscurité… Mais, et l’autre… le costaud ? Pas un mot sur l’autre garçon !… Pas un mot sur la rampe de l’autoroute… Cela n’avait aucun sens… Juste une coïncidence, peut-être ! – une autre mercedes ! – R – Il y en a deux mille cinq cents comme ça !
Dans le Bronx, ce même soir ?
L’horreur de la situation le submergea à nouveau.
— Je suis désolé, mais il faudrait un archer zen pour nous sortir de celle-là, Sherman. Il va falloir marcher sur des œufs pendant quelque temps.
— De quoi tu parles ? Qu’est-ce que c’est « quelque temps » ?
Bon Dieu ! Est-ce qu’ils pouvaient vraiment vérifier deux mille cinq cents voitures ?
— Eh bien, la semaine prochaine ou la semaine d’après. Je dirais trois semaines, au pire.
— Trois semaines !
— Nous avons toute une série de grosses émissions sur le marché qui arrivent. Je ne peux rien y faire.
— Je ne peux pas attendre trois semaines, Bernard ! Écoute, tu as laissé quelques problèmes mineurs. Bon sang, non, ce ne sont même pas des problèmes. J’ai envisagé et couvert toutes les éventualités au moins vingt fois, bon Dieu ! Faut le faire maintenant ! Ce serait trois semaines de perdues !
À Wall Street, les vendeurs ne disaient jamais faut, non plus.
Un silence. Puis la douce et patiente voix du beignet de Paris par satellite :
— Sherman, s’il te plaît. Pour 300 millions d’obligations, personne fera jamais ça sur un coup de tête !
— Bien sûr que non, bien sûr que non. C’est seulement que je sais que j’ai expliqué… Je sais que j’ai… Je sais…
Il savait qu’il fallait qu’il se sorte des sables mouvants de l’urgence aussi vite que possible, qu’il redevienne la personne calme et pondérée du cinquantième étage de Pierce & Pierce que le beignet de Trader T avait toujours connue, une personne digne de confiance, et d’une inébranlable puissance, mais… C’était forcément sa voiture ! Pas moyen d’en sortir ! Une mercedes, RF, un blanc et une blanche !
L’incendie faisait rage dans son crâne. Le cireur noir en avait fini avec sa chaussure. Les bruits de la salle des obligations se refermèrent sur lui comme des rugissements de bêtes :
— Il les voit à six ! ton offre est de cinq !
— Sors-en ! Les Fédés marchent à l’envers !
— Les Fédés achètent tous les coupons !
— Sainte merde de Dieu ! Je sors de là !
C’était la confusion la plus totale dans la Section 62, sous la présidence du juge Jérôme Meldnick.
De derrière la table du greffier, Kramer observait la stupéfaction de Meldnick avec un mépris amusé. En haut de l’estrade, la large figure pâle de Meldnick ressemblait à un gouda de Hollande. Il était penché vers celle de son secrétaire, Jonathan Steadman. Si tant est que les jugements de Jérôme Meldnick eussent le moindre fondement légal utilisable, c’était parce qu’ils étaient issus de la tête de Steadman. Meldnick avait été secrétaire exécutif du syndicat des enseignants, un des syndicats Démocrates les plus vastes et les plus solides de l’État, et le gouverneur l’avait nommé juge dans la division criminelle de la Cour Suprême de l’État ; par reconnaissance envers son acquis de jurisprudence et ses décennies à travailler comme une mule pour le parti. Il n’avait pas pratiqué la Loi depuis ses années de stagiaire (peu après avoir passé son diplôme) pour son oncle, qui était avocat, s’occupait de testaments et de contrats de propriété, et vendait des assurances dans un immeuble de deux étages sur Queens Boulevard.
Irving Bietelberg, l’avocat du prévenu Willie Francisco, était dressé sur la pointe des pieds à l’autre bout de l’estrade, essayant de voir et d’entendre ce qu’ils se disaient. L’accusé, Francisco, gras, vingt-deux ans, portant une moustache en tortillon et une chemise de sport à rayures rouges et blanches, était debout et criait après Bietelberg : « Hé, vous ! Hé ! » Trois officiers étaient placés à gauche sur les côtés et derrière Willie, au cas où il s’exciterait trop. Ils auraient été heureux de lui faire péter la tête, puisqu’il avait tué un flic sans même sourciller. Le flic l’avait appréhendé alors qu’il sortait en courant de chez un opticien avec une paire de lunettes Porsche à la main. Les lunettes de soleil Porsche étaient très en vogue dans le quartier Morrisania du Bronx, parce qu’elles coûtaient 250 $ pièce et portaient le mot Porsche gravé en lettres blanches sur le coin supérieur du verre gauche. Willie était entré chez l’opticien avec une fausse ordonnance de Medicaid pour une paire de lunettes et avait annoncé qu’il voulait des Porsche. L’employé avait dit que c’était impossible, parce que Medicaid ne rembourserait pas la boutique pour des lunettes de ce prix. Alors Willie s’était emparé des Porsche, avait couru dehors et buté le flic.
C’était un vrai tas de merde, cette affaire, un tas de merde qui n’en finissait plus de s’ouvrir et de se fermer, et Jimmy Caughey n’avait pas eu à se fatiguer beaucoup pour la gagner. Mais là, il s’était produit quelque chose de bizarre. Le jury était sorti pour délibérer la veille, et après six heures d’attente était revenu sans rendre de verdict. Ce matin, Meldnick était en train de parcourir son calendrier de séances quand le jury avait fait savoir qu’il avait enfin rendu un verdict. Ils étaient entrés en file indienne, et le verdict était : coupable. Bietelberg, par pure routine, avait demandé à ce que chaque juré soit appelé à répondre. « Coupable », « coupable », « coupable », dirent les uns et les autres jusqu’à ce que le greffier en arrive à un vieux blanc obèse, Lester McGuigan, qui dit également « coupable », mais regarda à ce moment dans les yeux sans Porsche de Willie Francisco et dit :
— Je ne me sens pas exactement dans le vrai en faisant ça, mais je crois qu’il faut bien que je vote, et voilà donc mon vote.
Willie Francisco avait sauté en l’air en hurlant : « Vice de forme ! » avant même que Bietelberg puisse le faire – et après on était tombé dans la confusion la plus totale. Meldnick s’était pris la tête entre les bras et avait appelé Steadman, et voilà où on en était. Jimmy Caughey n’arrivait pas à le croire. Les jurés du Bronx, de toute notoriété, étaient imprévisibles, mais Caughey s’était figuré que McGuigan était un des rocs les plus solides. Non seulement il était blanc, mais irlandais, un Irlandais qui avait passé toute sa vie dans le Bronx, qui devait certainement savoir que quiconque nommé Jimmy Caughey était un jeune Irlandais de valeur lui-même. Mais McGuigan s’était avéré un vieil homme pétri par le temps, qui pensait trop et brassait un peu trop philosophiquement les choses, y compris une certaine sympathie pour Willie Francisco.
Kramer était amusé par la confusion de Meldnick, mais pas Jimmy Caughey. Pour Jimmy, il n’avait que de la commisération. Kramer était dans la Section 62 avec un merdier similaire sur les bras, et avait à craindre une catastrophe ridicule similaire. Kramer attendait d’entendre la plaidoirie de l’avocat Gérard Scalio, pour l’affaire Jorge et Juan Terzio, deux frères qui étaient « une vraie paire de crétins ». Ils avaient tenté de braquer une épicerie coréenne sur Fordham Road, mais ils n’étaient pas parvenus à trouver sur quels boutons il fallait appuyer pour ouvrir le tiroir caisse et ils s’étaient donc rabattus sur une cliente pour lui arracher deux bagues. Cela énerve tellement un autre client, Charlie Esposito, qu’il leur court après, se jette sur Jorge, le flanque par terre, le cloue au sol et lui dit : « Tu sais quoi ? Vous êtes une paire de vrais crétins ! ». Jorge sort un flingue de sa chemise et lui tire en pleine gueule, le tuant net.
Un vrai tas de merde.
Tandis que la tempête de merde grossissait et que Jimmy Caughey roulait ses yeux sous des sourcils de plus en plus désespérés, Kramer songeait à un avenir nettement plus exaltant. Ce soir il allait enfin la rencontrer… la Fille au Rouge à Lèvres Marron.
Muldowny’s, ce restaurant de l’East Side, Troisième Avenue et 78e Rue… des murs de brique nue, du bois blond, du cuivre, du verre gravé, des plantes vertes qui pendent… des aspirantes comédiennes comme serveuses… des célébrités… mais informel et pas trop cher, du moins le lui avait-on dit… le murmure électrique des jeunes gens aux commandes de Manhattan… la Vie… une table pour deux… Il contemple l’incomparable visage de Mlle Shelly Thomas…
Une petite voix timide lui suggéra qu’il ne devrait pas le faire, du moins pas encore. L’affaire était close, en tout cas en ce qui concernait le procès, et Herbert 92 X avait été dûment condamné et le jury avait été démis. Donc, quel mal y avait-il à rencontrer un des jurés pour l’interroger sur la nature des délibérations dans cette affaire ? Aucun… sauf que la sentence n’avait pas encore été appliquée, et que par conséquent, techniquement, l’affaire n’était pas terminée. La prudence conseillait d’attendre. Mais pendant ce temps-là, Mlle Shelly Thomas pouvait… décompresser… redescendre de son ivresse du crime… n’être plus sous le charme magique de ce jeune substitut du procureur qui parlait d’or et possédait de puissants muscles sternocléidomastoïdiens…
Une grosse voix très mâle lui demanda s’il allait continuer à la jouer prudent et petite semaine toute sa vie durant. Il carra ses épaules. Il irait au rendez-vous. J’ai raison, bordel ! L’excitation dans sa voix ! C’était presque comme si elle s’était attendue à ce qu’il appelle. Elle était là, dans son bureau genre station de rock par satellite, briques, verre et tuyaux blancs apparents chez Prischker & Bolka, au cœur de la Vie, battant toujours au rythme violent de la vie âpre du Bronx, encore frissonnante face à la force de ceux qui étaient assez mâles pour affronter les prédateurs… Il pouvait la voir, il pouvait la voir… Il ferma les yeux très fort… Ses épais cheveux bruns, son visage d’albâtre, son rouge à lèvres…
— Hé, Kramer ! – Il ouvrit les yeux. C’était le greffier. Un coup de fil pour toi.
Il décrocha le téléphone qui était sur le bureau du greffe. En haut, sur l’estrade, Meldnick, consterné comme un gouda, était toujours penché vers Steadman. Willie Francisco hurlait toujours : « Vous, hé, vous ! »
— Kramer, dit Kramer.
— Larry, c’est Bernie. Est-ce que tu as lu le City Light de ce matin ?
— Non.
— Il y a un grand article en page 3 sur l’affaire Henry Lamb. Disent que les flics enterrent l’affaire. Disent que nous aussi. Disent que tu as affirmé à cette Mme Lamb que les informations qu’elle t’a données étaient sans intérêt. C’est un grand article.
— Quoi ?
— Te mentionnent pas sous ton nom. Disent juste « l’homme du Bureau du procureur ».
— Mais c’est complètement et absolument de la merde, Bernie ! Je lui ai dit le contraire, putain de bordel ! Je lui ai dit qu’elle nous avait mis sur une bonne piste ! Simplement, il n’y avait pas vraiment de quoi lancer une affaire !
— Eh bien, Weiss devient dingo. Il ricoche sur les murs ! Milt Lubell descend ici toutes les trois minutes. Qu’est-ce que tu fais, là, maintenant ?
— J’attends une audience dans l’affaire des frères Terzio, tu sais, les deux crétins. L’affaire Lamb ! Dieu du Ciel. Milt m’a dit l’autre jour qu’il y avait un mec, un putain d’Anglais, qui appelait du City Light ! Mais, bon Dieu, c’est pas possible ! Cette affaire est pleine de putains de trous ! J’espère que tu t’en rends bien compte, Bernie.
— Ouais, eh bien, écoute, fais reporter les deux crétins et arrive ici tout de suite.
— J’ peux pas. Pour changer, Meldnick est là-haut à se tenir la tête. Y’a un juré qui vient de réviser son vote dans l’affaire Willie Francisco. Jimmy est là-haut et y’a d’ la fumée qui lui sort des oreilles. Il se passera rien ici tant que Meldnick n’aura pas trouvé quelqu’un pour lui dire quoi faire.
— Francisco ? Oh, Bordel de Dieu. Qui est le greffier, là, Eisenberg ?
— Ouais.
— Passe-le-moi.
— Hé, Phil, dit Kramer, Bernie Fitzgibbon veut te parler.
Pendant que Bernie Fitzgibbon parlait à Phil Eisenberg, Kramer fit le tour de la table du greffe pour ramasser ses papiers sur les frères Terzio. Il n’arrivait pas à y croire. La pauvre veuve Lamb, cette femme dont même Martin et Goldberg avait eu pitié – c’était un serpent en fait ! Où trouver ce journal ? Il mourait d’envie de mettre la main dessus. Il était à côté du sténotypiste de la cour, ou du rapporteur comme on disait maintenant, ce grand Irlandais, Sullivan. Sullivan s’était levé de devant sa machine à sténotyper juste sous le bord de l’estrade du juge, et il s’étirait. Sullivan était un type plutôt beau, avec des cheveux comme du chaume, au début de la quarantaine, fameux à Gibraltar pour ses fringues coquettes. Pour l’instant, il portait une veste de cuir qui était si douce et si luxueuse, si pleine de reflets de bruyère des Highlands, que Kramer savait qu’il n’aurait jamais pu se la payer, fût-ce dans un million d’années. De derrière Kramer surgit un vieil habitué de la cour, Joe Hyman, superviseur des rapporteurs. Il s’avança jusqu’à Sullivan et lui dit :
— Il y a un meurtre prévu ensuite dans cette section. Ça va prendre la journée. Ça te va ?
Sullivan dit :
— Quoi ? Ho, Joe, je viens d’ me faire un meurtre. Pourquoi est-ce que je devrais m’en faire un autre ? Va falloir faire le cercle ! J’ai des places pour le théâtre, ce soir. Ça m’a coûté 35 $ pièce !
Hyman dit :
— Très bien, très bien. Et le viol ? Y’a un viol qui doit être examiné aujourd’hui !
— Et merde, Joe, dit Sullivan. Un viol – c’est le cercle obligatoire aussi. Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que c’est toujours moi ? Sheila Polski n’a pas eu droit à un seul jury depuis des mois ! Pourquoi pas elle ?
— Elle a mal au dos. Elle peut pas rester assise aussi longtemps.
— Mal au dos, dit Sullivan. Elle a vingt-huit ans. Bon Dieu, c’est l’ vrai lingot d’or, cette fille. C’est tout ce qu’elle a !
— De toute façon…
— Écoute, on va faire une réunion. J’en ai marre d’être toujours le pigeon. Il faut parler des assignations. Il faut dénoncer les tire-au-flanc !
— Très bien, très bien, dit Hyman. J’ vais te dire. Tu prends le viol et je te mets un calendrier à mi-temps pour la semaine prochaine. Okay ?
— J’ sais pas, dit Sullivan.
Il replia ses sourcils sur son nez, comme s’il était face à la décision la plus vitale de son existence.
— Tu crois qu’il y aura des copies des minutes du viol ?
— J’ sais pas. Probablement.
Des copies des minutes. Maintenant Kramer savait pourquoi il détestait Sullivan et ses belles fringues. Après quatorze ans en tant que rapporteur de la cour, Sullivan était arrivé au plafond du service civil, 51 000 $ par an – 14 500 $ de plus que ce que se faisait Kramer – et c’était juste la base de ses appointements. En plus de ça, les rapporteurs vendaient les minutes des procès, page par page, à un tarif minimum de 4,50 $ la page. Les copies des minutes signifiaient que chaque avocat de la défense, le substitut du procureur, plus la cour, c’est-à-dire le juge, devait recevoir des transcriptions du déroulement des procès, une commande urgente qui fournissait à Sullivan un bonus d’au moins 6 $ la page. S’il y avait « des accusés multiples » – et dans les histoires de viol c’était le cas la plupart du temps – cela pouvait l’amener à 14 ou 15 $ la page. Le bruit courait que l’année précédente, dans une affaire de meurtre impliquant un gang de dealers de dope albanais, Sullivan et un autre rapporteur s’étaient partagé 30 000 $ pour deux semaines et demie de travail. Ce n’était rien pour ces personnages qui se faisaient 75 000 $ par an, 10 000 $ de plus qu’un juge et deux fois plus que Kramer lui-même. Un rapporteur de la cour ! Un automate rivé à sa machine ! Lui qui ne peut pas ouvrir la bouche dans un tribunal sauf pour demander au juge de bien vouloir faire répéter un mot ou une phrase !
Et il était là, lui, Larry Kramer, diplômé de la fac de droit de Columbia, substitut du procureur – se demandant s’il avait vraiment les moyens de sortir une fille au rouge à lèvres marron dans un restaurant de l’East Side !
— Hé, Kramer…
C’était Eisenberg, le greffier, lui tendant le téléphone.
— Ouais, Bernie ?
— J’ai aplani l’histoire avec Eisenberg, Larry. Il va mettre les frères Terzio sous la pile. Rapplique ici. Faut mettre quelque chose en train dans cette affaire Lamb.
— La manière dont les Ricains construisent leurs immeubles populaires. L’ascenseur s’arrête tous les deux étages ! dit Fallow, et en plus ça pue la pisse. Les ascenseurs, je veux dire. Dès qu’on y entre – de grands effluves de pisse humaine.
— Pourquoi tous les deux étages ? demanda Sir Gerald Steiner, qui dévorait ce « conte des bas-fonds ».
Son rédacteur en chef, Brian Highridge, était à son côté, captivé de la même manière. Dans un coin de son compartiment, le vieil imper de Fallow pendait toujours au portemanteau en plastique et sa gourde de vodka était toujours planquée dans la poche intérieure. Mais il avait l’attention, les louanges, et l’hilarité pour compenser la gueule de bois de cette matinée.
— Pour économiser de l’argent dans la construction, j’imagine, dit-il. Ou alors pour rappeler à ces pauvres diables qu’ils sont au chômage. C’est très bien pour ceux qui ont un appartement à l’étage où l’ascenseur s’arrête, mais l’autre moitié des locataires doit monter jusqu’à l’étage au-dessus et descendre un étage à pied. Et dans un immeuble du Bronx, cela semble plutôt hasardeux. La mère du garçon, cette Mme Lamb, m’a dit qu’elle avait perdu la moitié de ses meubles quand ils ont emménagé.
Ce souvenir amena un sourire sur les lèvres de Fallow, cette sorte de sourire tordu qui dit : « c’est une histoire triste, mais pourtant on doit admettre que c’est marrant ».
— Elle avait monté ses meubles par l’ascenseur à l’étage au-dessus de leur appartement. Il fallait qu’ils portent chaque truc un étage plus bas par l’escalier, et à chaque fois qu’ils revenaient à l’étage au-dessus, il manquait quelque chose. C’est une coutume ! Quand de nouveaux locataires emménagent à un étage sans arrêt d’ascenseur, les natifs leur piquent leurs affaires devant !
Le Rat Mort et Highridge essayaient de retenir leur fou rire, car, après tout, il s’agissait d’un tas de pauvres gens. Le Rat Mort posa ses fesses sur le coin du bureau de Fallow, ce qui indiquait qu’il était suffisamment satisfait de tout ça pour s’installer un instant. L’âme de Fallow enflait d’aise. Ce qu’il avait en face de lui, n’était plus… le Rat Mort… mais Sir Gerald Steiner, le baron éclairé, le Britannique de l’édition britannique qui l’avait fait venir dans le Nouveau Monde.
— Apparemment, on risque sa vie rien qu’en descendant ces escaliers, continua-t-il. Mme Lamb m’a dit que je ne devais les utiliser sous aucun prétexte.
— Pourquoi ? demanda Steiner.
— Il semblerait que ces escaliers soient les ruelles arrière de ces immeubles, pour ainsi dire. Les appartements sont empilés dans ces immenses tours, vous voyez, et les tours sont installées comme ceci – il bougea les mains pour dessiner la dispersion irrégulière des tours – dans ce qui devait être des parcs. Bien évidemment, il n’y a pas un brin d’herbe qui ait survécu, mais surtout il n’y a pas de rues, pas d’allées, pas de promenades, pas de pubs ni quoi que ce soit entre les immeubles, rien que ces espaces vides et dévastés. Il n’y a pas même un endroit où les natifs puissent commettre de péché. Donc ils se servent des paliers des ascenseurs. Ils y font… tout… sur ces paliers.
Les yeux écarquillés de Sir Gerald et de son rédacteur en chef étaient presque trop pour Fallow. Ils suscitaient une émergence de poésie licencieuse dans son cerveau.
— Je dois vous avouer que je ne pouvais pas résister à y jeter un œil. Donc j’ai décidé de retracer le chemin parcouru par Mme Lamb et son fils la première fois qu’ils ont emménagé dans la Cité Edgar Allan Poe.
En fait, après l’avertissement, Fallow n’avait même pas osé s’approcher des escaliers. Mais maintenant les mensonges, les mensonges graphiques, éclataient dans sa cervelle à une vitesse stupéfiante, au vrai sens du terme. Dans son intrépide voyage dans les escaliers il avait rencontré tous les vices possibles : fornication, fumeurs de crack, shootés à l’héroïne, jeux de dés et de bonneteau, et encore de la fornication.
Steiner et Highridge le regardaient, avides et yeux écarquillés.
— Vous êtes sérieux ? demanda Highridge. Qu’est-ce qu’ils ont fait en vous voyant ?
— Rien. Ils se sont tirés. Dans leur sublime état, qu’est-ce qu’un pauvre journaliste qui ne fait que passer ?
— On dirait ce satané Hogarth, dit Steiner. La Rue du Gin, sauf que là, c’est vertical.
Fallow et Highridge éclatèrent tous deux de rire, avec un enthousiasme justifié pour cette comparaison.
— La Rue du Gin verticale, dit Highridge. Tu sais, Jerry, cela ferait un feuilleton en deux épisodes plutôt pas mal. La-vie-dans-un-taudis-subdivisé, ce genre de chose.
— Hogarth de Haut en Bas, dit Steiner, s’installant un peu dans son nouveau rôle de phraseur. Mais est-ce que les Américains connaissent un tant soit peu Hogarth et la Rue du Gin ?
— Oh, je ne crois pas que ce soit un problème, dit High ridge. Tu te rappelles notre histoire sur le Barbe-Bleue d’Howard Beach. Je suis certain qu’ils n’avaient pas la moindre idée de qui est Barbe-Bleue, mais ça peut être expliqué en un paragraphe, et ils sont contents d’avoir appris un petit quelque chose. Et Peter, que voilà, peut être notre Hogarth.
Fallow sentit un lointain signal d’alarme.
— À la réflexion, dit Steiner, je ne crois pas que ce soit une si bonne idée.
Fallow se sentit grandement soulagé.
— Pourquoi, Jerry ? demanda Highridge. Je crois que tu as mis le doigt sur quelque chose.
— Oh, oui, je crois qu’intrinsèquement c’est une bonne histoire, mais tu sais, ils sont très sensibles à ce genre de choses. Si nous faisions une histoire sur la vie dans les cités tout irait bien, mais je ne crois pas qu’il existe des cités habitées par des blancs à New York. C’est un terrain très délicat et un qui me concerne particulièrement en ce moment. On a déjà reçu des protestations de ces organisations qui accusent le City Light d’être contre les minorités, pour utiliser leur vocable. Bon, il n’y a rien de mal à être un journal blanc – qu’y a-t-il de plus blanc et pur que le Times ? – mais c’est tout à fait autre chose de se faire coller ce genre de réputation. Cela met mal à l’aise un grand nombre de gens très influents, y compris, je dois le dire, les annonceurs. J’ai reçu une horrible lettre l’autre jour d’une sorte d’organisation qui s’est baptisée La Ligue contre la Diffamation du Tiers Monde. – Il lâcha le mot Diffamation comme si c’était la concoction la plus grotesque qu’on puisse imaginer – C’était à quel propos, déjà, Brian ?
— Les Vandales Hilares, dit Highridge. On avait une photo à la une la semaine dernière, avec trois mômes noirs dans un poste de police, en train de rire. Ils avaient été arrêtés pendant qu’ils détruisaient les installations de thérapie physique dans une école pour enfants handicapés. Ils avaient répandu du pétrole et craqué des allumettes. Des mômes adorables. La police avait dit qu’ils rigolaient encore quand elle les avait pris et donc j’y avais envoyé un de nos photographes, Silverstein – c’est un Américain – un petit culotté – pour les photographier en train de se marrer.
Il haussa les épaules, comme si cela avait été une décision journalistique de pure routine.
— La police a été très coopérative. Ils les ont sortis de cellule, par le bureau d’accueil, pour que notre homme puisse faire une photo d’eux en train de se marrer, mais quand ils ont vu Silverstein avec son appareil, ils ne voulaient plus rire. Alors Silverstein leur a raconté une blague dégueulasse. Une blague dégueu ! – Highridge se mit à rire avant de pouvoir finir sa phrase. – C’était l’histoire d’une vieille juive qui va en Afrique et qui est kidnappée par un gorille, et il l’emmène dans un arbre, il la viole et il la garde là-haut pendant trois mois, en la violant nuit et jour et finalement elle réussit à s’échapper et elle réussit à regagner les States, et elle raconte tout ça à une autre femme, sa meilleure amie, et elle éclate en sanglots. Et son amie dit : « Là, là, là, tout va bien maintenant » et la femme répond : « C’est facile pour toi de dire ça. Tu ne sais pas ce que je ressens. Il n’écrit pas… Il n’appelle pas… »… Et les trois mômes se sont mis à rigoler, probablement d’embarras, face à cette blague immonde, et Silverstein a pris la photo et on l’a publiée. « Les Vandales Hilares ».
Steiner explosa.
— Oh, elle est bonne ! Je ne devrais pas rire. Bon Dieu ! Comment as-tu dit que notre homme s’appelle ? Silverstein ?
— Silverstein, dit Highridge. Tu ne peux pas le manquer. Il se trimballe tout le temps avec des coupures sur la figure. Il met des morceaux de papier toilette dessus pour arrêter le sang. Il a toujours du papier toilette collé sur la figure.
— Des coupures ? Quelles sortes de coupures ?
— De rasoir. Il semble que son père lui a légué son coupe-chou quand il est mort. Et il insiste pour s’en servir. Peut pas s’en passer. Se découpe la figure tous les jours. Heureusement, il sait faire des photos !
Steiner en avait le souffle coupé.
— Les Ricains ! Merci mon Dieu ! Je les adore ! Il leur raconte une blague ! Mon Dieu, mon Dieu… J’aime ce genre de bonhomme avec de la repartie. Note ça, Brian. Donne-lui une augmentation. 25 $ de plus par semaine. Mais pour l’amour du Ciel ne lui dis pas d’où ça vient ni pour quoi ! Il leur raconte une blague ! Violée par un gorille !
L’amour de Steiner pour le journalisme à l’ancienne, son respect pour le « génie » qui donnait aux journalistes le courage d’essayer de telles cascades, était si authentique que Fallow et Highridge ne pouvaient pas s’empêcher de rire avec lui. Le petit visage de Steiner était loin de celui d’un Rat Mort à cet instant. Le zeste d’outrecuidance de ce photographe américain, Silverstein, lui donnait de la vie. Il irradiait même.
— Bon, quoi qu’il en soit, dit Steiner en calmant son fou rire, nous avons un problème.
— Je crois que nous étions parfaitement dans le vrai, dit Highridge. La police nous avait assuré qu’ils avaient ri. C’est un de leurs avocats, un de ces types nommés d’office, de l’Aide Légale pour le Peuple, je crois qu’on appelle ça comme ça, qui a fait tout un foin, et c’est sûrement lui qui a alerté cette Ligue contre la Diffamation, ou peu importe comment ça s’appelle…
— Malheureusement ce ne sont pas les faits qui comptent, dit Steiner. Nous devons altérer certaines perceptions, et je crois que cette histoire de délit de fuite est un bon démarrage. Voyons ce que nous pouvons faire pour cette famille, ces pauvres Lamb. Il semble qu’ils aient déjà un certain soutien. Ce Bacon.
— Les pauvres Lamb, dit Brian Highridge. Oui.
Steiner avait l’air intrigué. Comme si sa tournure de phrase cachait une plaisanterie.
— Bon, Peter, permettez-moi de vous demander une chose, dit Steiner. Est-ce que la mère, cette Mme Lamb, vous semble une personne crédible ?
— Oh oui, dit Fallow. Elle présente bien, elle s’exprime très bien, elle est très sincère. Elle a un boulot, elle est très bien de sa personne – je veux dire ces grands ensembles sont des endroits sinistres et les appartements… Mais le sien est très bien tenu… des tableaux aux murs… un divan-avec-guéridons, ce genre de choses… Et même une petite tablette près de la porte d’entrée…
— Et le gamin ? Il ne va pas nous péter à la figure, non ? Je crois que c’est un prix d’honneur, ou quelque chose comme ça ?
— D’après les standards de son école, oui. Je ne sais pas quel genre de résultats il aurait dans Holland Park Comprehensive. – Fallow souriait. C’était une école à Londres. – Il n’a jamais eu de problèmes avec la police. C’est complètement inhabituel pour ces cités. C’est pour cela qu’ils en parlent, comme si on devait être impressionné par ce fait remarquable.
— Les voisins, que disent-ils de lui ?
— Oh… que c’est un charmant… môme bien élevé, dit Fallow.
En fait Fallow avait été droit dans l’appartement d’Annie Lamb avec Vogel et un des types de chez le Révérend Bacon, un grand mec avec un anneau d’or à une oreille, et il avait interviewé Annie Lamb et était reparti. Mais maintenant, son statut d’explorateur intrépide des bas-fonds, version Bronx, était si exalté aux yeux de son noble employeur, qu’il n’osait pas vraiment faire machine arrière.
— Très bien, dit Steiner. Qu’est-ce qu’on a comme suites possibles ?
— Le Révérend Bacon – c’est comme ça que tout le monde l’appelle, Révérend Bacon – le Révérend Bacon organise une grande manifestation demain. C’est pour protester…
À cet instant précis le téléphone de Fallow sonna.
— Allô ?
— Hé, hé, hé, hé ! Pete ! – C’était l’incontournable voix d’Albert Vogel. – Ça boume drôlement. Y’a un môme qui vient d’appeler Bacon, un type du Bureau des Véhicules Motorisés – Fallow commença à prendre des notes. – Ce môme, il a lu ton histoire, et il a pris sur lui de se servir des ordinateurs qu’ils ont là-bas, et il affirme avoir réduit le nombre à cent vingt-quatre voitures !
— Cent vingt-quatre ? Est-ce que la police peut s’occuper de ça ?
— Pas de problème – s’ils le veulent bien. Ils peuvent les vérifier en quelques jours, s’ils mettent assez de bonshommes dessus.
— Qui est ce… type ?
Fallow détestait l’emploi du mot « môme » pour parler d’un jeune homme, habitude typiquement américaine.
— Oh, rien qu’un môme qui travaille là-bas, un môme qui se rend compte que les Lamb ont droit au traitement normal du ghetto. Je t’ai dit que c’est ce que j’aimais chez Bacon. Il galvanise les gens qui veulent défier le pouvoir en place.
— Comment puis-je joindre ce… type ?
Vogel lui donna tous les détails, puis dit :
— Maintenant, Pete, écoute-moi une seconde. Bacon a lu ton histoire et il l’a beaucoup aimée. Tous les journaux et toutes les télés de la ville l’ont appelé, mais il a gardé cette info du Bureau des Véhicules Motorisés pour toi. Elle est à toi, exclusive ! Okay ? Mais il faut que tu la pousses. Il faut que tu cavales avec ce foutu ballon, okay ? Tu comprends ce que je te dis ?
— Je comprends, oui.
Après avoir raccroché, Fallow sourit à Steiner et High-ridge, qui étaient suspendus à ce qu’il allait dire. Il hocha la tête d’un air entendu et dit :
— Ouiiiii… Je crois que ça roule. C’était un informateur du Bureau des Véhicules Motorisés, là où ils enregistrent toutes les plaques d’immatriculation.
C’était exactement comme il avait rêvé que ce serait. C’était si précisément comme cela qu’il en retenait son souffle de peur que quelque chose ne vienne briser cette magie. Elle le regardait dans les yeux de l’autre côté d’une minuscule table. Elle était absorbée par ses mots, attirée dans son champ magnétique, si loin, qu’il avait eu l’irrésistible envie de glisser ses mains vers elle et de poser ses doigts sous les siens – déjà ! – à peine vingt minutes après leur rencontre – une telle électricité ! Mais il ne devait pas brûler les étapes, pas détruire l’équilibre exquis de ce moment.
Au fond du décor se trouvaient les briques nues, les reflets mordorés du cuivre, les cataractes de verre gravé, les voix « aérobic » des jeunes gens chics. Au premier plan, la masse merveilleuse de ses cheveux noirs, le rose luisant, Berkshire en automne, de ses joues – en fait, se rendit-il compte, même dans la magie du mirage, cette lueur automnale était probablement du maquillage. Le mauve et l’arc-en-ciel pourpre sur ses paupières étaient certainement du maquillage – mais telle était la nature de la perfection contemporaine. De ses lèvres gonflées de désir, luisantes de rouge à lèvres marron, vinrent les mots :
— Mais vous étiez si près de lui, et pratiquement en train de lui crier après, et il vous lançait des regards si meurtriers… Je veux dire, vous n’aviez pas peur qu’il vous saute carrément dessus… je ne sais pas… enfin, il n’avait pas vraiment l’air d’un type bien !
— Ah là là là là, dit Kramer, en effaçant le danger mortel d’un haussement d’épaules et en détendant ses sternocléido-mastroïdiens. Ces personnages sont quatre-vingt-dix pour cent de frime, même s’il vaut mieux garder un œil sur les dix pour cent qui restent. Ah, ah, oui. Le principal, en fait, c’était de réussir à amener à la surface le caractère violent d’Herbert, pour que tout le monde puisse le voir. Son avocat, Al Teskowitz, bon, je n’ai pas besoin de vous le dire, ce n’est pas le plus grand orateur du monde, mais ça… cela ne… – il était temps de surveiller un peu son langage – fait pas nécessairement une différence dans un procès criminel. La Loi criminelle est une chose en soi, parce que les enjeux ne sont pas l’argent, mais la vie humaine, et la liberté humaine, et je vais vous dire, cela déclenche un tas d’émotions folles. Teskowitz, croyez-le ou pas, peut être un génie pour semer la confusion, en manipulant les jurés. Il a l’air complètement perdu lui-même… mais c’est calculé ! Oui. Il sait comment susciter la pitié pour un client. La moitié de ses arguments sont – quel est le terme ? – un langage gestuel, je crois qu’on pourrait dire ça. Ce n’est peut-être que de l’étalage de jambon, mais il sait très bien y faire, et je ne pouvais pas laisser cette idée que Herbert est un brave père de famille faire son chemin dans l’air comme cela, vous savez. Donc, j’avais envisagé de…
Les mots sortaient tout seuls, en torrents, toutes ces choses merveilleuses sur sa bravoure et son talent pour la bagarre dont il ne pouvait plus parler à personne. Il ne pouvait pas parler comme ça à Jimmy Caughey où à Ray Andriutti, et plus à sa femme, dont le seuil d’écoute pour l’ivresse du crime était maintenant un mur de pierre. Mais Mlle Shelly Thomas – il faut que je te fasse planer ! Elle buvait tout. Ces yeux ! Ces lèvres brillantes de désir ! Sa soif pour ses mots était inextinguible, ce qui était une bonne chose, car elle ne buvait que de l’eau en carafe. Kramer avait pris un verre de vin blanc maison et essayait de ne pas le boire trop vite, parce qu’il se rendait déjà compte que cet endroit n’était pas si bon marché qu’on le lui avait dit. Bon Dieu ! Sa foutue cervelle courait deux pistes en même temps à mach 3 ! C’était comme un magnétophone à deux pistes. Sur la première, il expliquait comment il avait mené le procès…
— … Du coin de l’œil je voyais qu’il allait bientôt craquer. La corde était bien tendue ! Je ne savais même pas si j’atteindrais la fin de ma plaidoirie, mais je voulais…
… Et sur l’autre piste il pensait à elle, à l’addition (et ils n’avaient pas encore commandé à dîner !) et où il pourrait bien l’emmener (si !) et à la foule ici, chez Muldowny ! Doux Jésus ! Est-ce que ce n’était pas John Rector, là, le présentateur vedette du journal de la Chaîne 9, à cette table près de l’entrée, devant le mur de briques nues ? Mais non ! Il n’allait pas le lui faire remarquer. – Il n’y avait d’espace que pour une seule célébrité ce soir – lui-même – vainqueur du violent Herbert 92 X et de l’habile Al Teskowitz. Une foule jeune, une foule bien sapée ici – l’endroit était plein à craquer – parfait – il ne pouvait rêver mieux. Shelly Thomas s’était avérée être grecque. Une pointe de déception. Il avait souhaité – il ne savait pas quoi. Thomas était le nom de son beau-père. Il fabriquait des containers de plastique à Long Island. Le nom de son vrai père était Choudras. Elle vivait à Riverdale avec son beau-père et sa mère, travaillait pour Prischker & Bolka, ne pouvait pas s’offrir un appartement dans Manhattan, en désirait un désespérément – on ne pouvait plus trouver « un petit truc dans Manhattan » (pas besoin de le lui expliquer !)…
— … Le truc, c’est que les jurés, dans le Bronx, sont imprévisibles. Je pourrais vous dire ce qui est arrivé à un de mes collègues ce matin au tribunal ! – mais vous avez sûrement remarqué ce que je veux dire. Vous savez, on vous envoie des gens dans le box du jury avec les idées – comment dirais-je – bien arrêtées. Il y a pas mal de « Nous contre Eux ». Eux étant la police et le ministère public – mais vous avez dû vous en rendre compte un peu, non ?
— Non, en fait. Tout le monde avait l’air sensible, et ils semblaient tous vouloir faire les choses bien. Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais j’ai été très agréablement surprise.
Est-ce qu’elle pense que je suis raciste ?
— Non, je ne veux pas dire… il y a plein de braves gens dans le Bronx, c’est seulement que certaines personnes sont complètement allumées et que des choses vraiment bizarres se produisent. – Sortons de ce terrain miné. – Tant qu’on reste candide… est-ce que je peux vous avouer quelque chose ? C’est vous qui m’inquiétiez, en tant que juré !
— Moi !
Elle sourit et parut presque rougir sous son maquillage. Elle rosissait d’avoir été un facteur dans la menée stratégique d’une cour suprême, dans le Bronx.
— Oui ! C’est la vérité ! Vous voyez, dans un procès criminel, vous apprenez à regarder les choses selon une perspective différente. C’est peut-être une fausse perspective, mais c’est la nature de la bête. Dans un cas comme celui-ci – vous – vous finissiez par être trop brillante, trop bien éduquée, trop éloignée du monde d’un personnage comme Herbert 92 X, et par conséquent – et c’est là toute l’ironie de la chose – trop capable de compréhension de ses problèmes, et comme disent les Français, « tout comprendre, c’est tout pardonner ».
— Eh bien, en fait…
— Je ne dis pas que ce soit forcément vrai ou approprié, mais c’est comme cela que vous finissez par voir les choses dans ce type d’affaires. Pas vous – mais quelqu’un comme vous – peut être trop sensible.
— Mais vous ne m’avez pas récusée. Est-ce bien le terme ?
— Ouais. Non, je ne l’ai pas fait. D’abord, pour une raison, c’est que je crois pas qu’il soit juste de récuser un juré parce qu’il – ou elle est intelligente et bien éduquée. Je veux dire, je suis certain que vous avez remarqué qu’il n’y avait personne d’autre de Riverdale dans votre jury. Il n’y avait même personne de Riverdale sur votre tableau pendant le choix des jurés. Tout le monde est toujours en train de se plaindre du fait qu’on n’a pas assez de jurés à haut niveau d’éducation dans le Bronx, et quand par hasard on en a un – eh bien ce serait vraiment du gaspillage de le récuser juste parce que l’on pense qu’elle est trop sensible. De plus… – Est-ce qu’il allait oser ? Il osa – Je… pour être honnête… Je vous voulais dans ce jury.
Il regarda aussi intensément qu’il le pouvait dans ces grands yeux cerclés d’arc-en-ciel mauve et se posa sur le visage un air aussi honnête et aussi ouvert que possible, puis il releva le menton pour qu’elle puisse voir la plénitude de ses sterno-cléidomastoïdiens.
Elle baissa les yeux et rougit à nouveau façon automne dans le Berkshire. Puis elle releva les yeux et regarda dans les siens, profondément.
— J’avais cru remarquer que vous me regardiez beaucoup.
Moi, et tout l’ monde au tribunal ! – mais il n’allait pas le lui laisser savoir !
— Vraiment ? J’espérais que ce n’était pas si évident ! Mon Dieu, j’espère que personne d’autre ne l’a remarqué.
— Ha ! ha ! Je crois bien que si. Vous vous souvenez de la dame qui était assise à côté de moi, la dame noire ? C’est une dame très bien. Elle travaille chez un gynécologue et elle est très gentille, très intelligente. Je lui ai demandé son numéro de téléphone, je lui ai dit que je l’appellerais. Bref, vous voulez savoir ce qu’elle m’a dit ?
— Quoi ?
— Elle a dit : « Je crois que ce substitut vous aime bien, Shelly. » Elle m’appelle Shelly. On s’est très bien entendues. « Il n’arrête pas de vous regarder ! »
— Elle a dit ça, sourit-il.
— Oui !
— Est-ce qu’elle était offusquée ? Je veux dire… Oh, mon Dieu, je ne pensais pas que c’était si évident !
— Non, elle trouvait ça mignon. Les femmes aiment ce genre de choses.
— C’était si évident, hein ?
— Pour elle, oui !
Kramer secoua la tête comme s’il était embarrassé, tout en buvant son regard, les yeux dans ses yeux, et elle lui parlait avec ses yeux. Ils avaient déjà brûlé pas mal d’étapes, et plutôt aisément. Il savait – Il savait ! – qu’il pouvait glisser ses mains à travers la table et prendre les bouts de ses doigts dans les siens, et qu’elle le laisserait faire, et tout ceci allait arriver sans que leurs yeux ne se quittent, mais il se retint. C’était trop parfait et tout allait trop bien pour courir le moindre risque.
Il continua à secouer la tête en souriant… En y mettant encore plus de sens… En fait, il était embarrassé, pas à cause du fait que d’autres avaient remarqué combien il était attiré par elle dans ce tribunal. Non. Où aller ? – Où ? – C’était ça qui l’embarrassait. Elle n’avait pas d’appartement, et bien sûr, il n’y avait aucun moyen de l’emmener dans sa colonie pour fourmis. Un hôtel ? Bien trop grossier, et de surcroît, comment diable pourrait-il se le permettre financièrement ? Même un hôtel de deuxième zone valait au moins 100 $ la chambre. Dieu seul savait combien ce repas allait déjà lui coûter ! Le menu était écrit à la main, sans aucun effort artistique, ce qui avait allumé un signal d’alarme dans le système nerveux central de Kramer : l’argent. D’une certaine manière il savait, même avec peu d’expérience, que ce faux menu relax de merde voulait dire : du fric !
Juste à cet instant, la serveuse revint. « Vous avez eu un moment pour choisir ? »
Elle était de confection parfaite, également. Jeune, blonde, bouclée, des yeux bleus brillants, le type parfait de la serveuse apprentie-actrice, avec des taches de rousseur et un sourire qui disait : « Eh bien, je vois que vous deux vous avez décidé quelque chose, au moins ! » Ou bien disait-il : « Je suis jeune, jolie et charmante et j’espère un bon pourboire quand vous paierez votre grosse addition. »
Kramer regarda son visage étincelant, puis il regarda celui de Miss Shelly Thomas. Il était consumé de sentiments de concupiscence et de pauvreté.
— Eh bien, Shelly, dit-il, qu’est-ce que vous aimeriez ?
C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom.
Sherman se posa sur un bord d’un des fauteuils de bois tourné. Il était penché en avant, les mains serrées entre ses genoux et la tête baissée. Un exemplaire délétère du City Light, véritable pièce à conviction, était posé sur le dessus de la table de chêne comme un élément radioactif. Maria était assise dans l’autre fauteuil, moins décomposée, mais sans son insouciance coutumière toutefois.
— Je le savais, dit Sherman, sans la regarder, je le savais dès ce moment-là. On aurait dû déclarer l’accident tout de suite. Je ne peux pas croire que je… je ne peux pas croire que nous soyons dans une telle situation.
— Eh bien c’est trop tard, Sherman. Le lait est renversé.
Il se redressa sur son siège et la regarda.
— Peut-être qu’il n’est pas trop tard. Peut-être que tu peux dire que tu ne le savais pas avant d’avoir lu le journal, que tu ne savais pas que tu avais touché quelqu’un avant d’avoir lu ce journal.
— Oh, bien sûr, dit Maria. Alors comment est-ce que je dis qu’elle s’est produite, cette chose que je ne savais pas ?
— Tu dis juste… ce qui s’est vraiment passé.
— Oh, ça fera très bien. Deux garçons nous arrêtent, essayent de nous dévaliser, mais tu as jeté un pneu sur l’un d’eux et je nous ai sortis de là en conduisant comme un… un… coureur de rallye, mais je ne savais pas que j’avais touché quelqu’un.
— Eh bien, mais c’est exactement ce qui s’est produit, Maria.
— Et qui va le croire ? Tu as lu cette histoire. Ils disent que ce garçon est un honorable étudiant, une sorte de saint. Ils ne disent pas un mot sur l’autre. Ils ne disent même rien sur une rampe d’autoroute. Ils parlent d’un petit saint qui était allé acheter à manger pour sa famille.
La terrible possibilité refit surface. Et si les deux garçons avaient vraiment voulu juste les aider ?
Et Maria était assise là, dans un pull à col roulé en jersey qui soulignait ses seins parfaits même à cet instant. Elle portait une jupe courte à carreaux, et ses merveilleuses jambes étaient croisées et l’une de ses chaussures se balançait au bout d’un de ses pieds.
Derrière elle, il y avait le lit minable et au-dessus du lit il y avait maintenant un second petit tableau à l’huile, une femme nue qui tenait un petit animal. Le travail était si atrocement cru qu’il n’arrivait pas à savoir de quel animal il s’agissait. Cela aurait pu être un rat aussi bien qu’un chien. Sa misère fit qu’il le regarda un bon moment.
— Tu l’as remarqué ? dit Maria, essayant un sourire. Tu fais des progrès. Filippo me l’a donné.
— Formidable.
La question de savoir pourquoi un quelconque artiste gominé se montrait si généreux envers Maria n’intéressait plus du tout Sherman. Le monde avait rétréci.
— Alors qu’est-ce que tu crois que nous devrions faire ?
— Je crois que nous devrions prendre dix profondes respirations et nous détendre. Voilà ce que je crois.
— Et après ?
— Et après, peut-être rien – a-prai-peutête rieun. Si on leur dit la vérité, Sherman, ils vont nous tuer. Tu comprends ça ? Ils vont nous découper en petits morceaux. Pour l’instant, ils ne savent pas à qui était la voiture, ils ne savent pas qui conduisait, ils n’ont aucun témoin, et le môme lui-même est dans le coma et il semble qu’il ne va pas… il n’en sortira jamais.
Tu conduisais, pensa Sherman. N’oublie pas cette partie de l’histoire. Cela le rassurait de l’entendre le dire. Puis une onde de panique : suppose qu’elle renie tout et dise qu’il conduisait ? Mais l’autre garçon le savait bien, lui, qui qu’il pût être.
Pourtant, tout ce qu’il dit fut :
— Et l’autre garçon ? Suppose qu’il fasse surface.
— S’il avait dû se montrer, ce serait déjà fait. Il ne va pas le faire, parce que c’est un criminel.
Sherman se repencha en avant et se reprit la tête dans les mains. Il se retrouva en train de fixer la pointe brillante de ses New & Lingwood. La vanité colossale de ces chaussures anglaises faites sur mesure le dégoûta soudain. « Ce qui profite à l’homme… » Il ne se souvenait pas de la citation complète. Il pouvait voir la pauvre lune marron sur le crâne de Félix le cireur… Knoxville… Pourquoi n’avait-il pas déménagé pour Knoxville il y a longtemps déjà ?… Une simple maison géorgienne avec un porche d’un côté et…
— Je ne sais pas, Maria, dit-il, sans lever la tête. Je ne crois pas qu’on puisse échapper à leurs déductions. Je pense que peut-être nous devrions contacter un avocat – Deux avocats, dit une petite voix dans le fond de sa tête, puisque je ne connais pas cette femme et qu’il se peut que nous ne soyions pas éternellement du même côté –… et avancer avec ce que nous savons.
— Et nous jeter dans la gueule du tigre, c’est cela que tu veux dire. À nous j’euté-dans-l’gueul’ d’tigre – L’accent sudiste de Maria commençait à lui porter sur les nerfs – C’est moi qui conduisais la voiture, Sherman, et donc je crois que c’est à moi de décider.
C’est moi qui conduisais la voiture ! Elle l’avait dit elle-même. Son humeur se rasséréna légèrement.
— Je n’essaye pas de t’obliger à quoi que ce soit, dit-il. J’essaye juste de réfléchir à voix haute.
L’expression de Maria se radoucit. Elle lui sourit chaleureusement, presque maternelle.
— Sherman, laisse-moi t’expliquer quelque chose. Il y a deux sortes de jungles. Wall Street est une jungle. Tu en as entendu parler, non ? Tu sais comment réagir dans cette jungle-ci.
La brise sudiste sifflait en passant dans ses oreilles – mais c’était vrai, n’est-ce pas ? Son humeur s’éclaircit encore un peu plus.
— Et puis il y a l’autre jungle. C’est celle dans laquelle nous nous sommes perdus l’autre nuit, dans le Bronx. Et tu t’es battu, Sherman ! Tu étais merveilleux !
Il dut résister à se féliciter lui-même d’un sourire.
— Mais tu ne vis pas dans cette jungle, Sherman, et tu n’y as jamais vécu. Tu sais ce qu’il y a dans cette jungle ? Des gens qui ne font qu’aller et venir, aller et venir, aller et venir d’un côté à l’autre de la loi, tout le temps, d’un côté à l’autre. Tu ne sais pas ce que c’est. Tu as eu une enfance heureuse. Les lois n’ont jamais été une menace pour toi, jamais. C’étaient tes lois, Sherman, des lois pour toi et ta famille. Et bien moi, je n’ai pas grandi comme ça. On se battait toujours pour retraverser la ligne, comme une bande d’ivrognes, et donc je sais, et cela ne me fait pas peur. Et laisse-moi te dire encore autre chose. Là-dehors, sur cette ligne, tout le monde n’est qu’un animal : la police, les juges, les criminels, tout le monde.
Elle continuait à lui sourire avec chaleur, comme une mère qui vient d’expliquer à son fils une vérité profonde. Il se demanda si elle savait vraiment de quoi elle parlait ou si elle ne s’adjugeait pas plutôt une petite sensiblerie à l’envers.
— Alors qu’est-ce que tu en dis ? demanda-t-il.
— J’en dis que je crois que tu devrais suivre mon instinct.
Juste à cet instant on frappa à la porte.
— Qui est-ce ? dit Sherman, en alerte rouge.
— Ne t’inquiète pas, dit Maria. C’est Germaine. Je lui ai dit que tu serais là. Elle se leva et s’avança vers la porte.
— Tu ne lui as pas dit ce qui s’est passé…
— Bien sûr que non.
Elle ouvrit la porte, mais ce n’était pas Germaine. C’était un type gigantesque dans un costume noir incongru. Il entra comme si l’endroit lui appartenait, jeta un coup d’œil rapide sur l’ensemble de la pièce, Sherman, les murs, le plafond, le plancher, puis Maria.
— C’est vous Germaine Boll – il haletait, apparemment parce qu’il venait juste de grimper les escaliers – ou Bowl ?
Maria resta sans voix. Sherman aussi. Le géant était jeune, blanc, avec une grande barbe noire broussailleuse, un immense visage rouge apoplectique qui luisait de transpiration, un feutre noir avec des bords absolument plats, un feutre trop petit perché tout en haut de son énorme tête comme un jouet, une chemise blanche froissée boutonnée jusqu’au cou, mais pas de cravate, et un costume deux-pièces noir brillant, avec le revers gauche boutonné par-dessus le revers droit, comme on ferme habituellement une veste de femme. Un juif hassidim. Sherman avait souvent vu des juifs hassidim dans le quartier des diamantaires, qui était dans la 46e et la 47e Rue, entre la Cinquième et la Sixième Avenue, mais il n’en avait jamais vu de si énorme. Il faisait probablement plus de deux mètres, au moins 125 kilos, gras mais puissamment bâti, débordant de sa peau comme une sorte de saucisse. Il ôta son feutre. Ses cheveux étaient collés à son crâne par la sueur. Il se frappa le côté de la tête de la paume de la main, comme pour la remettre en forme. Puis il remit son chapeau. Il était perché si haut qu’il avait l’air de pouvoir tomber à tout moment. La sueur roulait en gouttes sur le front du géant.
— Germaine Boll ? Bowl ? Bull ?
— Non, ce n’est pas moi, dit Maria. – Elle s’était reprise. Elle était irritée, déjà prête à l’attaque. – Elle n’est pas là, qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous vivez ici ?
Pour un type si gros il avait une voix curieusement haut perchée.
— Mlle Boll n’est pas là pour l’instant, dit Maria, ignorant sa question.
— Vous vivez ici ou elle vit ici ?
— Écoutez, on est très occupés. – Exagérément patiente. – Pourquoi vous ne revenez pas plus tard – Agressive. Comment vous êtes entré dans l’immeuble ?
Le géant fouilla dans sa poche de veste et en sortit un énorme trousseau de clés. Il y en avait des dizaines. Il passa un gros doigt entre les clés et en sortit délicatement une entre son pouce et son index.
— Avec ceci. Winter Real Estate. Aveïc céci. Win-teuh Reeals-tate. Il avait un léger accent yiddish.
— Eh bien, il faudra que vous reveniez plus tard pour parler à Mlle Boll.
Le géant ne bougeait pas. Il regardait l’appartement.
— Vous ne viveïz pas ici ?
— Bon, écoutez…
— Tout va bien, tout va bien. On va repeindre ici.
Sur ces mots le géant écarta les deux bras, comme des ailes, comme s’il allait exécuter un saut de l’ange, s’avança vers un mur et se colla devant. Puis il appuya sa main gauche contre le mur, glissa sur le côté, leva sa main gauche et appuya sa main droite à cet endroit-là et se déplaça sur sa gauche jusqu’à retrouver sa position bras écartés.
Maria regarda Sherman. Il savait qu’il allait devoir faire quelque chose, mais il n’arrivait pas à imaginer quoi. Il s’approcha du géant. Sur le ton de commandement le plus glacial qu’il pouvait exprimer, exactement comme le Lion de Dunning Sponget l’aurait fait, il dit :
— Une minute, qu’est-ce que vous faites ?
— J’ mesure, dit le géant, continuant son ballet autour du mur. Il faut répeindre ici.
— Eh bien, je suis vraiment désolé, mais nous n’avons pas le temps pour cela maintenant. Il faudra que vous fassiez cela une autre fois.
L’énorme jeune homme se retourna lentement et mit ses mains sur ses hanches. Il prit une grande inspiration, ce qui lui donna l’air de gonfler jusqu’à 250 kilos. Son visage arborait l’expression de quelqu’un obligé de traiter avec un insecte. Sherman avait la sensation nauséeuse que ce monstre était habitué à de telles confrontations, et, en fait, les attendait avec appétit. Mais le combat des mâles avait commencé.
— Vous vivez ici ? demanda le géant.
— J’ai dit que nous n’avions pas le temps de vous parler, dit Sherman, essayant de conserver le ton de commandement du Lion. Maintenant, soyez un brave garçon, partez, et revenez faire votre peinture une autre fois.
— Vous vivez ici ?
— Il se trouve que je ne vis pas ici, mais je suis l’hôte ici, et je ne…
— Vous ne vivez pas ici, et elle vit pas ici. Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Cela ne vous regarde pas ! dit Sherman, incapable de maîtriser sa colère, mais se sentant de plus en plus affaibli. – Il désigna la porte. – Maintenant, soyez gentil, et sortez !
— C’est pas chez vous ici, okay ? Nous avons un vrai problème. Nous avons un vrai problème. Nous avons des gens qui doivent pas vivre dans c’t’immeuble. C’est un immeuble à loyer bloqué, et les gens, ils fraudent ils freudent – et ils sous-louent leurs appartemonts à d’autres gens pour 1 000 par mois. Le loyer, dans cet appartemont est de 331 $ par mois, vous voyez ? Germaine Boll – mais on neï la voit jamais par ici Combien vous payez, hein ?
Quelle insolence ! la bataille des mâles ! que pouvait-il faire ? Dans la plupart des situations, Sherman se sentait grand et fort, physiquement. Mais à côté de cette créature préhistorique… Il ne pouvait vraiment pas le toucher. Il ne pouvait pas l’intimider. Les ordres calmes du Lion n’avaient aucun effet. Et sous tout cela, toutes les fondations étaient complètement pourries. Il était en désavantage moral total. Il n’appartenait pas à cet endroit – et il avait tout à cacher, tout au monde. Et si jamais cet incroyable monstre ne faisait pas partie des Winter Real Estate en réalité ? Supposons que…
Heureusement Maria intervint.
— Il se trouve que Mlle Boll sera là dans très peu de temps. En attendant…
— Okay. Très bien. Je vaïe l’attondre.
Le géant commença à marcher de long en large dans la pièce, comme un druide de pierre. Il s’arrêta devant la table au pied de chêne, et, avec un glorieux sans-gêne, il posa son énorme masse dans un des fauteuils de bois tourné.
— Très bien ! cria Maria. C’est assez ! ça commence à suffire.
Pour toute réponse le géant croisa les bras, ferma les yeux et s’enfonça dans le fauteuil, comme pour s’installer en attendant. À cet instant Sherman se rendit compte qu’il aurait vraiment dû faire quelque chose, n’importe quoi, sous peine d’abdider toute virilité. Le combat des mâles ! Il commença à avancer.
Craaaaaaaaackkkkkk ! D’un seul coup le monstre fut sur le plancher, sur le dos, et la tranche fine du bord de son feutre roula à toute vitesse tout le long du tapis. Un pied de la chaise était cassé presque en deux, près du siège, et le bois léger sous la patine extérieure se voyait. Le fauteuil s’était effondré sous son poids.
Maria criait :
— Regardez ce que vous avez fait, tête de nœud ! Pauvre truie ! baignoire à saindoux !
En soufflant et soufflant, le géant se remit d’aplomb, puis sur pieds. Son allure insolente était atomisée. Il était rouge de honte, et sa sueur coulait à nouveau comme une fontaine. Il se pencha pour ramasser son chapeau et perdit presque l’équilibre.
Maria continuait son attaque. Elle désigna les restes du fauteuil :
— J’espère que vous vous rendez compte que vous allez devoir payer ça !
— Keske, keske, dit le géant. Ça neï vous appartient pas !
Mais il battait en retraite. Les reproches de Maria et son propre embarras. C’était trop pour lui.
— Ça va vous coûter 500 $ et un… des poursuites ! dit Maria. C’est effraction et saccage, et saccage et effraction !
Le géant s’arrêta devant la porte, les yeux écarquillés, mais c’était trop pour lui. Il partit en se dandinant, dans le plus grand désarroi.
Dès qu’elle l’entendit clopiner dans l’escalier, Maria ferma la porte et les verrous. Elle se retourna, regarda Sherman et partit d’un fou rire incontrôlable.
— Tu… l’as… vu… sur… le… plancher !
Elle riait si fort qu’elle en avait du mal à parler.
Sherman la contemplait. C’était vrai – elle avait raison. Ils étaient des animaux différents. Maria avait l’estomac nécessaire pour… pour tout ce qui leur arrivait. Elle se battait avec appétit ! La vie, c’était bien la ligne dont elle parlait – et alors ? Il voulait rire. Il voulait partager sa joie animale tirée de la scène grotesque qu’ils venaient de vivre. Mais il n’y parvenait pas. Il n’arrivait même pas à se fabriquer un sourire. Il se sentait comme si cette fameuse isolation de sa position dans le monde s’effilochait. Ces… gens incroyables… pouvaient maintenant entrer dans son existence.
— Craaaaaaaackkkkk ! dit Maria, pleurant de rire. Mon Dieu, j’aimerais avoir une bande vidéo de ça ! – Puis elle découvrit l’expression du regard de Sherman. – Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu crois que c’était pour quoi, en fait, tout ça ?
— Qu’est-ce que tu entends par « pour quoi » ?
— Qu’est-ce que tu crois qu’il faisait ici ?
— Le propriétaire l’a envoyé. Tu te souviens de cette lettre que je t’avais montrée ?
— Mais ce n’est pas un peu bizarre que…
— Germaine ne paye que 331 $ par mois, et je la paye 750 $. C’est un loyer bloqué. Ils adoreraient qu’elle parte d’ici.
— Ça ne te paraît pas bizarre qu’ils décident de débarquer ici, juste maintenant ?
— Maintenant ?
— Eh bien, je suis peut-être fou, mais aujourd’hui… après cet « article » dans le journal ?
— Dans le journal ? – Puis elle comprit ce qui le tourmentait. Et elle lui sourit. – Sherman, tu es vraiment fou. Tu es paranoïaque. Tu le sais ?
— Oui, peut-être le suis-je. Je pense que c’est une coïncidence vraiment curieuse.
— Qui crois-tu qui l’a envoyé, à part le propriétaire ? La police ?
— Euh…
Il se rendit compte que cela sonnait vraiment très paranoïaque. Il sourit, faiblement.
— La police va t’envoyer un dingo de tas de graisse colossal et hassidim pour t’espionner ?
Sherman baissa son large et noble menton de Yale sur son cou.
— Tu as raison.
Maria s’approcha de lui et souleva son menton de son index, puis elle le regarda dans les yeux et lui fit le sourire le plus amoureux qu’il eût jamais vu.
— Sherman… Sheumeun… Le monde entier n’est pas en train de parler de toi. Le monde entier ne va pas te sauter dessus. Mais moi, si !
Elle prit son visage entre ses deux mains et l’embrassa. Ils finirent sur le lit, mais cette fois il lui fallut s’agiter un peu. Ce n’est pas pareil quand vous êtes à moitié mort de peur.