À cet instant précis, dans le type exact d’appartement hyper-standing de Park Avenue qui obsédait tant le maire… Quatre mètres sous plafond… deux ailes, une pour les Wasps propriétaires de l’endroit et une pour les domestiques… Sherman McCoy était à genoux dans son hall d’entrée et tentait de passer sa laisse à un dachshund. Le sol était de marbre vert profond et n’en finissait pas. Il menait à un escalier en noyer de deux mètres de large qui s’envolait en une courbe somptueuse vers l’étage supérieur. C’était le genre d’appartement dont la simple existence suscite avidité et convoitise chez tous les New-Yorkais, et donc dans le monde entier. Mais Sherman, lui, brûlait d’envie de sortir enfin de ce fabuleux duplex, son appartement, juste une demi-heure.
Il était là, les deux genoux sur le marbre, en train de se bagarrer avec un chien. Le dachshund représentait son visa de sortie.
En regardant Sherman McCoy courbé comme ça et habillé comme il l’était, avec sa chemise à carreaux, ses pantalons kaki et ses chaussures de bateau on n’aurait jamais deviné quel important personnage il était normalement. Encore jeune… trente-huit ans… grand… presque un mètre quatre-vingt-cinq… une allure formidable, à la limite de l’arrogance… aussi arrogant que son père, le Lion de Dunning Sponget… une masse de cheveux sable foncé… un long nez… un menton proéminent… il était fier de son menton. Le menton des McCoy. Le Lion avait le même. Un menton viril, un menton fort et rond comme ceux qu’arboraient autrefois les gens de Yale dans les dessins de Gibson et Leyendecker, un menton aristocratique, si vous tenez à savoir ce qu’en pensait Sherman. Lui aussi avait fait Yale. Mais à cet instant précis son aspect entier ne voulait dire que : « Je sors juste quelques minutes promener le chien ».
Le dachshund avait l’air de savoir ce qui l’attendait. Il n’arrêtait pas d’esquiver la laisse. Les pattes ridicules de la bête étaient désespérantes. Si on essayait de le saisir, il se changeait en un tube de muscles de soixante-dix centimètres. En se bagarrant avec lui, Sherman dut plonger. Et quand il plongea, sa rotule s’écrasa sur le marbre et la douleur le mit en boule.
— Allez, Marshall, marmonnait-il, tiens-toi tranquille, bon Dieu.
La bête baissa la tête à nouveau, et il se cogna le genou encore une fois et maintenant il n’en voulait plus seulement au chien, mais à sa femme aussi. Grâce à ses illusions sur ses qualités de décoratrice d’intérieur, l’entrée avait dû obligatoirement devenir un étalage de marbre fastueux. La minuscule pointe de gros grain noir qui couvre l’extrémité d’une chaussure de femme.
Elle était là.
— Tu t’amuses, Sherman. Que diable essaies-tu de faire ?
Sans lever les yeux :
— Je descends promener Marshaaaaaaal…
Marshall était sorti comme un grognement parce que le dachshund tentait une nouvelle manœuvre en queue de poisson et que Sherman était obligé de lui entourer le milieu du ventre.
— Tu sais qu’il pleut ?
Il ne levait toujours pas les yeux :
— Oui, je sais.
Finalement, il parvint à attacher la laisse au collier du chien.
— Tu es bien gentil avec Marshall, tout d’un coup.
Une minute ! D’où sortait cette ironie ? Suspectait-elle quelque chose ? Il leva les yeux vers elle.
Mais le sourire qu’elle arborait était visiblement authentique, à la fois plaisant et amusé… un adorable sourire, en fait… Ma femme… Elle est encore très belle… Avec ses traits si fins, ses grands yeux bleus si clairs, sa masse de cheveux châtains… Mais elle a quarante ans !… Pas moyen d’y échapper… Aujourd’hui encore très belle… Demain on dira d’elle qu’elle est toujours belle… Pas sa faute… Mais pas la mienne non plus !
— J’ai une idée, dit-elle. Pourquoi ne me laisses-tu pas descendre Marshall ? Ou bien je demanderai à Eddie. Toi tu monterais lire une histoire à Campbell avant qu’elle dorme. Elle adorerait ça. Il est assez rare que tu rentres aussi tôt. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il la regarda fixement. Ce n’était pas un truc ! Elle était sincère ! et pourtant zip zip zip zip zip zip, en quelques petits coups, quelques petites phrases elle l’avait… ligoté complètement ! – des nœuds de culpabilité et de logique pure ! Et sans avoir l’air de rien !
Le fait que Campbell soit installée dans son petit lit – mon seul enfant ! l’innocence absolue d’une petite fille de six ans ! – espérant qu’il lui lirait une histoire pour s’endormir… pendant qu’il était… en train de faire ce qu’il avait prévu de faire… coupable !… Le fait qu’il rentre en général trop tard pour la voir… Le summum de la culpabilité !… Campbell le rendait gâteux ! – Il l’aimait plus que tout au monde !… Et pour aggraver les choses, la logique de tout ça ! La femme aimante et douce dont il fixait bêtement le visage venait de faire une suggestion sensée, parfaitement logique… Si logique qu’il en restait sans voix ! Il n’y avait pas assez de mensonges pieux sur cette terre pour contourner une telle logique ! Et elle essayait simplement d’être gentille.
— Vas-y, dit-elle, Campbell sera si contente. Je m’occupe de Marshall.
Le monde était à l’envers. Qu’est-ce que lui, un Maître de l’Univers, fichait à genoux sur le carrelage de marbre, réduit à inventer des mensonges pour contrer la douce logique de sa propre femme ? Les Maîtres de l’Univers étaient un ensemble d’effrayants bonshommes en plastique, moches et agressifs avec lesquels sa fille – et c’était sa seule imperfection – adorait jouer. Ils avaient l’air de dieux débiles déformés par l’haltérophilie et portaient des noms comme Dracon, Ahor, Mangelred et Blutong. Ils étaient étonnamment vulgaires, même pour des jouets de plastique. Et, un jour, un de ces beaux jours, en pleine euphorie, après avoir passé un ordre sur des emprunts qui lui avaient rapporté une commission de 50 000 $, en une seconde, cette phrase précise avait jailli dans son cerveau. À Wall Street, lui et quelques autres – combien ? trois cents, quatre cents, cinq cents ? – étaient précisément devenus ça… Des Maîtres de l’Univers. Il n’y avait… pas de limite !… aucune limite ! Naturellement il n’avait jamais même chuchoté cette phrase à qui que ce fût. Il n’était pas fou. Et pourtant il ne parvenait pas à l’effacer de ses pensées. Et il était là, Maître de l’Univers, par terre avec un chien, ligoté par la douceur, la culpabilité et la logique… Pourquoi lui (étant un Maître de l’Univers) était-il incapable de simplement lui expliquer ? Écoute, Judy, je t’aime toujours et j’aime notre fille et j’aime notre maison et j’aime notre vie et je ne veux rien y changer – c’est simplement que moi, Maître de l’Univers, un homme jeune en pleine montée de sève, je mérite davantage de temps en temps, quand l’humeur m’en vient…
Mais il savait qu’il ne pourrait jamais énoncer de telles pensées. Donc la rancœur bouillonna dans son crâne… En un sens elle l’avait cherché, non ?… ces femmes dont elle semblait faire si grand cas en ce moment… ces… ces… la phrase éclata comme une bulle dans sa tête à cet instant précis : Des Rayons X !… mondains, comme on dit des femmes du monde… Elles parvenaient à se maintenir dans un état de maigreur tel qu’elles finissaient par ressembler à des radiographies !… On voyait les lampes à travers leurs os… Pendant qu’elles blablataient sur leurs intérieurs et sur leurs jardins paysagers… enfermant leurs jambes décharnées dans des collants sexy en Lycra métallisé pour leurs Cours de Gym… Et ça t’a aidé en quoi de les fréquenter, hein ?… Il se concentra sur son visage et son cou… Émacié… Aucun doute là-dessus… Les Cours de Gym… Elle devient l’une d’elles !
Il se débrouilla pour se fabriquer juste assez de rancœur pour allumer la célèbre humeur des McCoy.
Il pouvait sentir son visage qui s’enflammait. Il baissa la tête et dit « Juuuuuuuudy… » Comme un cri étouffé par ses dents. Il dressa son pouce gauche et l’index et le medium correspondant devant ses mâchoires crispées et ses yeux furieux, en disant :
— Écoute… Je – suis – absolument – prêt – à – promener – ce – chien… Donc – je – sors – promener – le – chien… D’accord ?
En plein milieu, il sut que c’était complètement disproportionné… Mais… Il n’avait pas pu s’arrêter. Après tout, c’était là que résidait le secret de l’humeur des McCoy… À Wall Street… ou n’importe où ailleurs… l’excès impérial…
Judy serra les lèvres. Elle secoua la tête.
— Je t’en prie, fais exactement comme tu veux, dit-elle d’un ton neutre.
Puis elle fit demi-tour et traversa la surface de marbre pour gravir le somptueux escalier.
Toujours à genoux il la regardait, mais elle ne se retourna pas. Je t’en prie, fais exactement comme tu veux. Il venait de lui piétiner le visage. Rien à dire. Mais c’était une piètre victoire.
Un autre spasme de culpabilité.
Le Maître de l’Univers se leva et s’efforça de passer son imperméable tout en tenant la laisse. C’était un imper d’équitation anglais, formidable, caoutchouté, couvert de rabats, de bandes et de boucles. Il l’avait acheté chez Knoud sur Madison Avenue. Un temps, il avait considéré sa patine comme la chose la plus mode, juste après les chaussures de lézard craquelé façon Boston. Maintenant il hésitait. Il tira sur la laisse et entraîna le dachshund vers l’entrée privée où se trouvait l’ascenseur. Il appuya sur le bouton.
Plutôt que de continuer à payer des équipes d’Irlandais de Queens ou de Portoricains du Bronx 200 000 $ par an pour assurer le fonctionnement des ascenseurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les copropriétaires avaient décidé, deux ans auparavant, de passer à des ascenseurs automatiques. Ce soir, cela convenait parfaitement à Sherman. Dans cette tenue, avec ce chien qui se tortillait à sa remorque, il n’aurait pas apprécié de devoir partager la descente avec un garçon d’ascenseur habillé comme un colonel autrichien du siècle dernier. La cabine descendit – et s’arrêta deux étages plus bas. Browning. La porte s’ouvrit, et la corpulence quelque peu flageolante de Pollard Browning pénétra dans l’ascenseur. Browning regarda Sherman de haut en bas, sa tenue de campagne, le chien, et dit, sans la moindre trace de sourire : « Bonsoir, Sherman ».
Ce « Bonsoir, Sherman », il le lui tendait avec des pincettes d’un mètre de long et ces quatre pauvres syllabes signifiaient en réalité : « Toi, tes vêtements et ton chien dégradez notre ascenseur nouvellement lambrissé d’acajou ».
Sherman était furieux mais se retrouva pourtant en train de se pencher pour prendre le chien dans ses bras. Browning était président des copropriétaires du building. C’était un vrai New-Yorkais qui était sorti des entrailles de sa mère associé cinquantenaire de Davis Polk et président de Downtown Association. Il n’avait que quarante ans mais il en paraissait cinquante depuis vingt ans. Ses cheveux étaient soigneusement peignés en arrière sur son crâne rond. Il portait un costume bleu marine impeccable, une chemise blanche, une cravate de laine tissée et pas d’imperméable. Il contempla la porte de l’ascenseur, puis se tourna, jeta un nouveau coup d’œil sur Sherman, ne dit rien, et se retourna.
Sherman le connaissait depuis leur enfance à l’école Buckley. Browning avait été un gros jeune snob jovial et arrogant qui, à l’âge de neuf ans, avait su lire entre les lignes l’étonnante nouvelle que McCoy était un nom de rustaud (une famille de rustauds), comme dans Hatfield et McCoy, tandis que lui, Browning, était un vrai Knickerbocker. Il avait surnommé Sherman « Sherman McCoy le péquenot ».
Lorsqu’ils atteignirent le rez-de-chaussée, Browning dit :
— Tu sais qu’il pleut, n’est-ce pas ?
— Oui.
Browning regarda le dachshund et secoua la tête.
— Sherman McCoy, le meilleur ami du meilleur ami de l’homme.
Sherman sentit à nouveau la chaleur lui monter aux joues. Il répliqua :
— Et voilà !
— Et voilà quoi ?
— Tu as eu huit étages pour trouver quelque chose, quelque chose de brillant, et voilà.
C’était supposé être un aimable sarcasme, mais il savait que sa colère avait quelque peu transparu.
— Je ne vois absolument pas de quoi tu parles, dit Browning, et il sortit.
Le portier sourit, hocha la tête et lui ouvrit la porte. Browning avança sous le dais jusqu’à sa voiture. Son chauffeur lui tenait la portière ouverte. Pas une goutte de pluie ne vint ternir son allure grandiose et il disparut doucement, impeccable, dans le flot de feux arrière qui descendaient Park Avenue. Aucun imperméable usé n’encombrait le dos gras et lustré de Pollard Browning.
En fait il ne pleuvait que très légèrement et il n’y avait pas de vent, mais le dachshund s’en moquait éperdument. Il commençait à gigoter dans les bras de Sherman. La force de ce sale petit bâtard ! Il posa le chien sur le tapis sous le vélum puis s’avança sous la pluie, tirant la laisse. Dans l’obscurité, les immeubles résidentiels de l’autre côté de l’avenue formaient un mur noir et serein, dressé contre le ciel, qui était d’un pourpre flamboyant et brillait, comme pris de fièvre, éclatant de rouge.
Bon Dieu, ce n’était pas si terrible dehors. Sherman tira, mais le chien s’agrippait au tapis avec ses griffes.
— Allons, Marshall.
Le portier le regardait.
— Ça n’a pas l’air de lui plaire, M. McCoy.
— À moi non plus, Eddie, dit-il, et il songea qu’il se serait volontiers passé de ses commentaires. Allez, allez, Marshall.
Maintenant Sherman était sous la pluie et il tirait la laisse comme un forcené, mais le dachshund ne cédait pas. Alors il le souleva et l’arracha au tapis plastifié pour le poser sur le trottoir. Le chien tenta de filer vers la porte. Sherman ne pouvait pas donner plus de mou à la laisse, sinon il allait se retrouver à la case départ. Il tirait donc dans un sens, et le chien dans l’autre, la laisse tendue entre eux. Une lutte à la corde acharnée entre un homme et un chien… sur Park Avenue. Et pourquoi diable le portier ne retournait-il pas dans l’immeuble, à sa place ?
Sherman tira brutalement la laisse. Le chien glissa de quelques centimètres sur le trottoir. Vous pouviez entendre ses ongles gratter l’asphalte. Eh bien, peut-être qu’en le tirant assez fort, il finirait par abandonner et à se mettre à marcher juste pour qu’on ne le tire plus.
— Allons Marshall ! Nous allons juste au coin !
Il donna encore une bonne secousse à la laisse puis continua à tirer de toutes ses forces. Le chien glissa d’un mètre. Il glissait ! Il refusait de marcher. Il ne cédait pas. Le centre de gravité de la bête semblait être situé au milieu de la terre. C’était comme d’essayer de traîner une luge écrasée sous un tas de briques. Bon Dieu, s’il pouvait seulement atteindre le coin de la rue. C’était tout ce qu’il voulait. Pourquoi les choses les plus simples… Il donna une nouvelle secousse à la laisse, puis maintint la pression. Il était penché comme un marin en pleine tempête. Il commençait à avoir chaud sous son imperméable caoutchouté. La pluie lui coulait sur le visage. Le dachshund écartait les pattes sur le trottoir. Les muscles de ses pattes étaient noués. Il secouait la tête en tous sens, le cou tendu : Dieu merci, au moins il n’aboyait pas ! Il glissait ! Bon sang, on l’entendait glisser ! On entendait ses ongles racler l’asphalte. Il ne cédait pas un pouce de terrain. Sherman, tête baissée, les épaules courbées, tirait cet animal à travers l’obscurité et la pluie sur Park Avenue. Il pouvait sentir la pluie couler sur sa nuque.
Il s’accroupit et ramassa le dachshund, surprit un regard d’Eddie le portier qui l’observait toujours ! Le chien commença à s’agiter en tous sens. Sherman trébucha. Il regarda vers le bas. La laisse était enroulée autour de ses jambes. Il avança en sautillant sur le trottoir. Finalement il parvint au coin, à la cabine téléphonique. Il reposa le chien sur le trottoir.
Dieu ! Il s’échappe ! Il saisit la laisse juste à temps. Il est en nage. Sa tête est trempée de pluie. Son cœur bat, très fort. Il passe un bras dans la boucle de la laisse. Le chien continue à lutter. La laisse s’entortille à nouveau autour des jambes de Sherman. Il prend le téléphone, le coince entre son épaule et son oreille, fouille dans sa poche à la recherche d’une pièce, et il la met dans la fente et compose le numéro.
Trois sonneries, puis une voix de femme : « Allô ? »
Mais ce n’était pas la voix de Maria. Il se figura que ce devait être son amie Germaine, à qui elle sous-louait l’appartement. Donc il dit :
— Puis-je parler à Maria, s’il vous plaît ?
La femme dit :
— Sherman, est-ce toi ?
Dieu du Ciel ! C’est Judy ! Il a appelé son propre appartement ! Il est pantois, paralysé !
— Sherman ?
Il raccroche. Mon Dieu ! Que peut-il faire ? Il s’en tirera par un coup de bluff. Quand elle le questionnera, il dira qu’il ignore totalement de quoi elle parle. Après tout, il n’a dit que cinq ou six mots. Comment pourrait-elle être certaine ?
Mais c’était voué à l’échec. Elle serait certaine d’avoir raison. De plus il était un piètre bluffeur. Elle allait voir à travers lui. Et pourtant, que pouvait-il faire d’autre ?
Il était là, dans le noir, près du téléphone. L’eau s’était frayé un chemin dans le col de sa chemise. Il respirait lourdement. Il essayait d’imaginer la gravité de la situation. Qu’allait-elle faire ? Qu’allait-elle dire ? Jusqu’où irait sa colère ? Cette fois, elle aurait vraiment de la matière. Cela méritait une vraie scène si elle le désirait. Il avait été vraiment stupide. Comment avait-il pu faire une chose pareille ? Il s’en voulait… Il n’était plus du tout en colère après Judy. Parviendrait-il à la bluffer ou bien avait-il réellement commis l’irréparable ? L’avait-il réellement blessée ?
À la même seconde, Sherman sentit une présence qui s’approchait de lui sur le trottoir, dans l’ombre noire et humide des maisons et des arbres. Même à quinze mètres, dans l’obscurité, il savait. C’était cette profonde angoisse qui réside dans la base du crâne de chaque résident de Park Avenue au sud de la 96e Rue : un jeune noir, grand, élancé, avec des tennis blancs. Maintenant il était à dix mètres, huit mètres. Sherman le regarda bien en face. Eh bien, qu’il vienne ! Je ne reculerai pas ! C’est mon territoire ! Je ne m’écarte pas pour un quelconque bon à rien !
Le jeune noir prit un virage soudain et traversa la rue en diagonale pour changer de trottoir. La lueur jaune pâle d’un réverbère se refléta quelques instants sur son visage qui regardait Sherman.
Il avait traversé ! Quel coup de chance !
Il ne vint pas une minute à l’esprit de Sherman McCoy que ce que le garçon avait vu était un blanc de trente-huit ans trempé comme une soupe, vêtu d’une sorte d’imperméable quasi militaire couvert de boucles et de sangles, tenant un chien qui s’agitait violemment dans ses bras, le regard fixe et parlant tout seul.
Sherman était toujours près du téléphone, respirant à toute vitesse, presque hors d’haleine. Qu’allait-il faire maintenant ? Il se sentait tellement écrasé qu’il pouvait aussi bien rentrer immédiatement chez lui. Mais s’il rentrait immédiatement, cela deviendrait carrément évident, n’est-ce pas ? Il n’était pas sorti promener le chien, mais sorti passer un coup de téléphone. De plus, quoi que Judy puisse dire, il ne se sentait pas prêt à l’entendre. Il avait besoin de réfléchir. Il avait besoin d’un conseil. Il avait besoin d’extraire cette intraitable bête de sous la pluie. Il mit donc une deuxième pièce et tenta de se remémorer le numéro de Maria. Il se concentra et finit par le trouver. Il le composa alors avec une attention délibérée, comme s’il se servait de cette invention particulière – le téléphone – pour la première fois.
— Allô ?
— Maria ?
— Oui ?
Pour éviter tout risque :
— C’est moi.
— Sherman ?
Cela donnait Sheuhmeunn. Sherman était soulagé. C’était bien Maria. Elle avait ce type d’accent du Sud particulier où la moitié des voyelles sont prononcées comme des « eu » et l’autre comme des « aïls » courts. Les bornes étaient des beuurnes, les bombes des beums et les enveloppes des invileups.
— Écoute, dit-il, j’arrive. Je suis dans une cabine à deux blocs de chez toi.
Il y eut une pause qu’il assimila à une irritation de Maria. Enfin :
— Où étais-tu passé ? avec cet accent traînant.
Sherman eut un rire morose.
— Écoute, j’arrive tout de suite.
L’escalier du petit immeuble pliait et gémissait sous les pas de Sherman. À chaque palier un tube fluorescent nu et circulaire de 22 watts, surnommé le Halo du Proprio, irradiait une faible lueur bleu tuberculose sur les murs qui étaient d’un vert Camion-de-Location. Sherman passait devant des portes nanties d’innombrables verrous alignés les uns au-dessus des autres comme des colonnes ivres. Il y avait des plaques de blindage anti-tournevis autour des serrures, des plaques anti-pieds-de-biche tout autour et des plaques anti-perceuses un peu partout.
Dans les moments joyeux, quand le Roi Priape régnait, sans crises dans son royaume, Sherman escaladait l’escalier de Maria dans une bouffée de romantisme. Comme c’était bohème !… Comme cet endroit était… réel ! Quel endroit idéal pour ces moments où le Maître de l’Univers arrachait les omniprésentes convenances de Park Avenue et Wall Street pour laisser gambader ses hormones friponnes ! Le studio de Maria, avec son placard-cuisine et son placard-salle de bains, ce qu’on osait appeler un appartement, au quatrième sur cour, qu’elle sous-louait à son amie Germaine – eh bien, il était parfait. Germaine aussi, c’était quelque chose. Sherman l’avait croisée deux fois. Elle était bâtie comme une bouche d’incendie. Elle avait un liséré de poils au-dessus des lèvres, pratiquement une moustache. Sherman était persuadé qu’elle était lesbienne. Et alors ? Tout ceci était réel ! Sordide ! C’était New York ! Un feu de brousse dans les entrailles !
Mais ce soir, Priape ne régnait pas. Ce soir l’aspect sinistre du vieil immeuble de pierre brune pesait au Maître de l’Univers.
Seul le dachshund était heureux. Il traînait son ventre de marche en marche à un train joyeux. Il était au chaud et au sec ici, et il connaissait.
Lorsque Sherman atteignit la porte, il fut surpris de se retrouver hors d’haleine. Il transpirait. Il était complètement en nage sous son imper, sa chemise à carreaux et son tee-shirt.
Avant qu’il ne puisse frapper, la porte s’ouvrit de trente centimètres. Elle était là. Elle n’ouvrit pas davantage. Elle se tenait là, dévisageant Sherman de haut en bas, comme si elle était en colère. Ses yeux luisaient au-dessus de ses pommettes remarquablement hautes et saillantes. Ses cheveux à la Jeanne d’Arc lui faisaient comme un casque noir. Ses lèvres dessinaient comme un O. Elle commença à sourire et à glousser en même temps, avec de petits bruits de nez.
— Allons, dit Sherman, laisse-moi entrer ! Attends que je te raconte ce qui m’est arrivé !
Maria ouvrit la porte complètement, mais au lieu de le faire entrer, elle s’adossa au chambranle, croisa les jambes, croisa les bras sous sa poitrine et continua à le fixer en gloussant. Elle portait des escarpins à hauts talons en cuir noir et blanc tressé en damier. Sherman s’y connaissait peu en chaussures pour femmes, mais il ne pouvait ignorer que c’était un modèle à la mode. Elle portait une jupe sur mesure de gabardine blanche, très courte, vingt bons centimètres au-dessus des genoux, qui révélait ses jambes, jambes qui, pour Sherman, étaient celles d’une danseuse, et accentuait la minceur de sa taille. Elle portait un chemisier de soie blanche, ouvert jusqu’à la ligne de ses seins. La lumière de cette minuscule entrée était telle que l’ensemble de sa silhouette prenait un énorme relief : ses cheveux noirs, ses pommettes, les traits si fins de son visage, la courbe vaniteuse de ses lèvres, sa blouse crémeuse, ses seins crémeux, ses jambes luisantes, croisées avec tant d’insouciance.
— Sherman… Sheumeunnn, tu sais quoi ? Tu es mignon. On dirait exactement mon petit frère !
Le Maître de l’Univers était vaguement irrité, mais il entra, passa devant elle, disant :
— Bon sang ! Attends que je te raconte ce qui s’est passé.
Sans rien changer à sa posture dans l’entrée, Maria jeta un regard au chien qui reniflait le tapis.
— Bonjour, Marshall ! – Meusheull. – Espèce de petit salami trempé !
— Attends que je te raconte…
Maria se mit à rire et ferma la porte.
— Sherman… on dirait que quelqu’un t’a… roulé en boule – elle roula en boule une feuille de papier imaginaire – et balancé par terre.
— C’est exactement ce que je ressens. Laisse-moi te raconter ce qui s’est produit.
— Tout comme mon petit frère. Tous les jours quand il revenait de l’école on lui voyait le nombril.
Sherman baissa les yeux. C’était vrai. Sa chemise était sortie de son pantalon et on voyait son nombril. Il rajusta sa chemise mais n’ôta pas son imper. Il ne pouvait pas s’installer. Il ne pouvait pas rester longtemps. Il ne savait pas bien comment faire avaler ça à Maria.
— Tous les jours mon petit frère se bagarrait à l’école…
Sherman cessa d’écouter. Le petit frère de Maria le fatiguait, pas spécialement parce que cela semblait mettre en exergue son aspect puéril, mais surtout parce qu’elle insistait lourdement. Au premier regard, Maria n’aurait jamais passé pour une fille du Sud, ni pour Sherman, ni pour qui que ce soit. Elle paraissait Italienne, ou Grecque. Mais elle s’exprimait comme une fille du Sud. Le bavardage n’en finissait plus. Elle parlait toujours quand Sherman la coupa :
— Tu sais, je t’ai appelée d’une cabine. Tu veux savoir ce qui s’est passé ?
Maria pivota et s’avança jusqu’au milieu de l’appartement puis refit un demi-tour et prit la pose, la tête légèrement penchée de côté, les mains sur les hanches et un pied de travers, d’un air sans gêne, ses épaules bien en arrière et son dos un peu cambré, poussant ses seins en avant, et elle dit :
— Tu ne remarques rien de nouveau ?
De quoi diable parlait-elle ? Sherman n’était pas d’humeur à la nouveauté. Mais il l’examina comme par devoir. Avait-elle une nouvelle coiffure ? Un nouveau bijou ? Dieu du Ciel, son mari la couvrait de tant de bijoux, comment s’y retrouver ? Non, ce devait être quelque chose dans la pièce. Ses yeux balayèrent les lieux. Cent ans auparavant cela avait dû être conçu comme une chambre d’enfant. Il y avait une petite baie en avancée, avec une fenêtre sur les trois pans et une banquette qui en suivait le contour. Il examina les meubles… Les trois mêmes chaises en bois tourné, la même vieille table disgracieuse avec son pied de chêne, le même vieil ensemble matelas-sommier métallique avec son couvre-lit de velours côtelé et trois ou quatre coussins en cachemire flanqués dessus pour le faire ressembler à un divan. L’ensemble criait : Meublé ! Et de surcroît, rien n’avait changé.
Sherman secoua la tête.
— Tu ne vois vraiment pas ? fit Maria en désignant le lit d’un geste du menton.
Sherman remarqua alors, au-dessus du lit, un petit tableau avec un simple encadrement de bois blond. Il s’approcha de quelques pas. Cela représentait un homme nu, de dos, tracé à grands coups de pinceau noir, comme un enfant de huit ans aurait pu le faire, à supposer qu’un enfant de huit ans ait envie de peindre un homme nu. L’homme semblait prendre une douche, ou du moins y avait-il comme une pomme de douche au-dessus de sa tête et quelques lignes noires figurant des jets sortaient de cet orifice. Il avait l’air de prendre une douche de mazout. La peau de l’homme était bronzée et maculée d’un rose lavande maladif, comme un grand brûlé. Quelle saleté… C’était à vomir… Mais il en émanait l’odeur sainte de l’art sérieux, et par conséquent Sherman hésitait à jouer les candides.
— D’où tiens-tu cela ?
— Tu aimes ? Tu connais son œuvre ?
— L’œuvre de qui ?
— Filippo Chirazzi.
— Non, je ne connais pas son œuvre.
Elle souriait.
— Il y a eu un énorme article sur lui dans le Times.
Pour ne pas jouer le Philistin de Wall Street, Sherman réexamina le chef-d’œuvre.
— Eh bien, cela a une certaine… comment dire… une certaine franchise.
Il luttait contre une bouffée d’ironie.
— Où l’as-tu eu ?
— C’est Filippo qui m’en a fait cadeau, dit-elle, réjouie.
— Généreux de sa part.
— Arthur a acheté quatre de ses toiles, des très grandes.
— Mais il ne l’a pas donnée à Arthur, il te l’a donnée.
— J’en voulais une pour moi. Les grandes sont à Arthur. De plus, Arthur ne saurait pas reconnaître un Filippo de… de je ne sais quoi si je ne lui avais pas dit.
— Ah.
— Tu ne l’aimes pas, hein ?
— Si, j’aime bien. Mais pour tout te dire, je suis complètement secoué. Je viens de faire quelque chose de parfaitement stupide.
Maria abandonna sa pose et vint s’asseoir sur le bord du lit, ce presque-divan, comme pour dire : « Bon, je suis prête à écouter. » Elle croisa les jambes. Sa jupe remontait maintenant jusqu’à mi-cuisses. Mais si ces jambes, ces cuisses exquises et ces hanches étaient pour l’instant hors de propos, Sherman ne parvenait pas à en détacher ses yeux. Ses bas les faisaient briller. Elles étincelaient. À chaque fois qu’elle bougeait, la lumière jouait dessus.
Sherman restait debout. Comme il allait le lui expliquer, il avait peu de temps.
— Bon, je sors Marshall. – Marshall était présentement aplati sur le tapis. – Et il pleut, et il commence à me rendre les choses impossibles…
Quand il en arriva à l’épisode du coup de fil lui-même, il commença à s’agiter vraiment dans sa description des choses. Il remarqua que Maria maintenait son attention, si attention il y avait, avec succès, mais il ne parvenait pas à se calmer. Il s’abîma dans le nœud émotionnel de l’affaire, détaillant les sentiments ressentis après avoir raccroché – et Maria l’interrompit d’un haussement d’épaules et d’un petit geste de la main.
— Oh, ce n’est rien, Sherman, vraiment.
Sheumeunnnn,… vreuument.
Il la fixa.
— Tu n’as rien fait d’autre que de téléphoner. Je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas dit : « Oh, désolé, j’appelais juste mon amie Maria Ruskin. » C’est ce que j’aurais fait. Je ne me fatigue pas à mentir à Arthur, jamais. Je ne lui dis pas tous les détails, mais je ne lui mens pas.
Aurait-il pu utiliser une stratégie si audacieuce ? Il envisagea cette possibilité. « Uhmmmmmmmmmmmmm. » Sa réflexion s’acheva en un grognement.
— Je ne vois pas comment je peux sortir à 21 h 30 en disant que je vais promener le chien puis appeler chez moi et dire : « Désolé, je suis là dehors en train d’appeler Maria Ruskin. »
— Tu connais la différence entre toi et moi, Sherman ? Toi tu es désolé pour ta femme et moi je ne me sens pas désolée pour Arthur. Arthur va avoir soixante-douze ans en août. Il savait que j’avais mes propres amis quand il m’a épousée et il savait qu’il ne les aimait pas et il avait ses propres amis, et il savait que je ne les aimais pas. Je ne peux pas les supporter. Tous ces vieux yids… Ne me regarde pas comme si j’avais dit quelque chose d’affreux ! C’est comme ça qu’Arthur parle. Les yids. Et les goys, et je suis une shiksa. Je n’avais jamais entendu ces trucs avant de rencontrer Arthur. Il se trouve que c’est moi qui suis mariée à un juif, pas toi, et depuis cinq ans j’ai avalé assez de ces trucs juifs pour avoir le droit de m’en servir un peu quand j’en ai envie.
— Lui as-tu dit que tu avais ton propre appartement ici ?
— Bien sûr que non. Je te l’ai dit, je ne lui mens pas, mais je ne lui dis pas tous les détails.
— C’est un détail ?
— Ce n’est pas une chose aussi importante que tu le crois. C’est plutôt un tracas : le propriétaire s’est encore mis dans un état pas possible.
Maria se leva, s’approcha de la table et ramassa une feuille de papier qu’elle tendit à Sherman, puis retourna s’asseoir sur le bord du lit. La lettre venait du cabinet Golan, Shander, Morgan et Greenbaum, adressée à Germaine Boll concernant son statut de locataire d’un appartement à loyer bloqué, propriété de Winter Real Properties, Inc. Sherman ne parvenait pas à se concentrer sur la lettre. Il ne voulait pas y réfléchir. Il se faisait tard. Maria ne cessait de prendre des tangentes. Il se faisait tard.
— Je ne sais pas, Maria. C’est quelque chose dont Germaine doit s’occuper.
— Sherman ?
Elle souriait, les lèvres entrouvertes. Elle se leva.
— Sherman, viens ici.
Il fit deux pas vers elle, mais résista à s’approcher davantage. C’était plus qu’une idée de rapprochement qu’elle avait dans les yeux.
— Tu crois que tu as des ennuis avec ta femme alors que tu n’as rien fait d’autre que de passer un coup de fil.
— Je ne crois pas que j’ai des ennuis. Je sais que j’ai des ennuis.
— Eh bien, si tu as des ennuis sans avoir rien fait, autant faire quelque chose, cela ne fera pas de différence.
Puis elle le toucha.
Le Roi Priape, lui qui avait été mort de trouille, se relevait d’entre les morts.
Étalé sur le lit, Sherman jeta un coup d’œil au dachshund. La bête s’était levée du tapis et s’approchait du lit, les regardant en agitant sa queue.
Dieu ! Existait-il une possibilité qu’un chien puisse indiquer d’une quelconque manière… ? Les chiens faisaient-ils des choses qui exprimaient ce qu’ils avaient vu… ? Judy connaissait bien les animaux. Elle gloussait et exagérait la moindre humeur de Marshall, d’une manière qui en devenait révoltante. Est-ce que les dachshunds, après avoir été témoins de… ? Mais son système nerveux se détendit soudain et il ne s’en soucia pas.
Sa Majesté Priape, le plus ancien des rois, Maître de l’Univers, n’avait pas de conscience.
Sherman pénétra dans l’appartement et s’efforça d’amplifier les petits bruits coutumiers.
— Bon chienchien, Marshall, oui, oui,…
Il ôta son imperméable, avec des gestes exagérés qui firent claquer le caoutchouc et cliqueter les boucles, y ajoutant quelques ouf…
Aucun signe de Judy.
La salle à manger, le salon et une petite bibliothèque donnaient sur le grand hall de marbre. Chaque pièce avait son scintillement et ses lueurs familières de bois gravé, de miroirs, d’abat-jour de soie écrue, de laque lustrée et de tout le reste des dépenses à vous couper le souffle effectuées par sa femme, l’aspirante décoratrice. Puis il le remarqua. Le gros fauteuil à oreillettes qui habituellement faisait face au hall dans la bibliothèque était tourné dans l’autre sens. Il ne pouvait voir que le sommet du crâne de Judy, lui tournant le dos. Il y avait une lampe derrière le fauteuil. Apparemment elle lisait un livre.
Il s’approcha de la porte.
— Eh bien nous revoilà !
Pas de réponse.
— Tu avais raison. Je suis trempé et Marshall n’était pas content du tout.
Elle ne se retourna pas. Il n’y eut que sa voix, émergeant du fauteuil :
— Sherman, si tu veux parler à cette Maria, pourquoi m’appelles-tu ?
Sherman fit un pas dans la pièce.
— Que veux-tu dire ? Si je veux parler à qui ?
La voix :
— Oh, pour l’amour du ciel. Ne te fatigue pas à mentir.
— Mentir ? à quel propos ?
C’est alors que Judy tourna la tête vers lui. Le regard qu’elle lui lança !
Sentant son cœur à la dérive, Sherman s’approcha du fauteuil. Sous sa couronne de cheveux brun clair, le visage de sa femme n’était qu’un masque de souffrance.
— De quoi parles-tu, Judy ?
Elle était si bouleversée que les mots, tout d’abord, ne parvinrent pas à sortir.
— J’aimerais que tu puisses voir la piètre figure que tu fais…
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
Les aigus dans sa voix la firent rire.
— D’accord, Sherman, regarde-moi bien et dis-moi que tu n’as pas appelé ici et demandé à parler à quelqu’un dénommé Maria ?
— À qui ?
— Une petite pute quelconque, si j’ose dire, nommée Maria.
— Judy, je te jure que je ne comprends pas de quoi tu parles ! Je suis sorti promener Marshall ! Je ne connais même personne nommé Maria ! Quelqu’un a appelé ici et demandé une Maria ?
— Ahhh…
C’était un court grognement incrédule. Elle se leva et le regarda droit dans les yeux.
— Tu te tiens là, devant moi ! Tu crois que je ne reconnais pas ta voix au téléphone ?
— Peut-être, mais tu ne l’as pas entendue ce soir. Je t’en fais le serment.
— Tu mens ! dit-elle avec un mauvais sourire. Tu es un sale menteur. Et tu es un être pourri. Tu te crois si bien, et tu es si minable. Tu mens, n’est-ce pas ?
— Je ne mens pas. Je le jure, je suis sorti promener Marshall, je reviens ici et Bam… je veux dire, je sais à peine quoi répondre parce que je ne vois pas de quoi tu parles, vraiment. Tu me demandes de prouver une proposition négative…
— Une proposition négative !
Le dégoût rejaillit de cette expression bien tournée.
— Tu es sorti assez longtemps. Tu lui as souhaité bonne nuit et tu l’as bordée aussi ?
— Judy…
— C’est ça ?
Sherman baissa la tête pour échapper à son regard flamboyant, tourna ses paumes vers le haut et soupira.
— Écoute, Judy, tu es totalement… totalement… absolument dans l’erreur. Je t’en fais le serment.
Elle le fixait. Tout à coup il y eut des larmes dans ses yeux.
— Oh, tu en fais le serment. Oh, Sherman – Maintenant elle commençait à renifler ses larmes – Je ne vais pas… Je vais monter. Tiens, le téléphone est là. Pourquoi ne l’appelles-tu pas d’ici. – Elle forçait les mots à travers ses larmes – Je m’en fiche. Je m’en fiche vraiment.
Puis elle sortit de la pièce. Il pouvait entendre ses talons cliqueter sur le marbre, jusqu’à l’escalier.
Sherman s’approcha du bureau et s’assit dans son fauteuil tournant Hepplewhite. Il s’effondra contre le dossier. Ses yeux rencontrèrent la frise qui courait tout autour du plafond de cette petite pièce. C’était un bois rouge des Indes gravé, comme un bas-relief représentant toutes sortes de personnages se dépêchant sur le trottoir d’une ville. Judy l’avait fait faire à Hong Kong pour une somme astronomique… C’est mon argent… Puis il se pencha en avant. Que le diable l’emporte. Désespérément il tentait de rallumer les feux d’une indignation justifiée. Ses parents avaient eu bien raison, n’est-ce pas ? Il méritait mieux. Elle avait deux ans de plus que lui, et sa mère avait dit que ces choses pouvaient compter – ce qui, de la manière dont elle le disait, signifiait que ces choses compteraient un jour. L’avait-il écoutée ? Ohhh non… Son père, faisant apparemment référence à Cowles Wilton qui avait fait un premier mariage bref et difficile avec une petite juive obscure, avait dit : « Est-ce que ce n’est pas aussi facile de tomber amoureux d’une jeune fille riche et de bonne famille ? » L’avait-il écouté ? Ohhhhh non… Et durant toutes ces années, Judy, fille d’un professeur d’histoire du Midwest – un professeur d’histoire du Midwest – s’était comportée comme si elle était une intellectuelle aristocrate – mais elle ne s’était pas gênée pour se servir de son argent et de sa famille pour pénétrer ce nouveau milieu qu’elle fréquentait et pour débuter dans la décoration, et pour étaler leur nom et leur appartement à travers les pages de ces magazines vulgaires, W, et Architecture Digest et tout le reste, n’est-ce pas ? Ohhhhhhhhhhhh non, pas une minute ! Et qu’est-ce qui lui restait à lui ? Une bonne femme de quarante ansqui allait s’enfermer dans ses Cours de Gym…
… et tout d’un coup, il la voit comme il l’avait vue la première fois, quatorze ans auparavant dans le Village, chez Hal Thorndike, l’appartement aux murs chocolat et l’immense table couverte d’obélisques et les gens qui allaient bien plus loin que la simple bohème, du moins concevait-il ainsi la bohème – et cette fille avec les cheveux brun clair et ses traits fins, si fins et la jupe hyper étriquée qui révélait tant de son petit corps parfait. Et, en même temps, il sent l’ineffable manière dont ils s’étaient enfermés dans le cocon parfait, dans ce petit appartement de Charles Street, et dans le sien, sur la 19e Rue Ouest, à l’abri de ce que ses parents, et l’école Buckley et St Paul’s et Yale lui avaient toujours imposé – et il se souvient comme il lui avait dit – presque exactement ces mots-là ! – que leur amour transcenderait… Tout…
… et maintenant, à quarante ans, presque anorexique à force de gymnastique forcenée, elle monte se coucher en pleurant.
Il s’adossa à nouveau dans le fauteuil tournant. Comme beaucoup d’hommes avant lui, il ne faisait pas le poids, en tout cas pas devant les larmes d’une femme. Il posa son noble menton sur sa clavicule. Il pliait.
Presque inconsciemment, il appuya sur un bouton sur son bureau. La porte tambour d’un faux secrétaire Sheraton s’ouvrit, laissant apparaître un téléviseur. Un autre exploit de sa décoratrice en larmes. Il ouvrit son tiroir et en sortit le gadget de télécommande et d’un clic donna vie à l’image. Les informations. Le maire de New York. Une estrade. Une foule de noirs en colère. Harlem. On lui jetait des choses. Une émeute. Le maire se met à l’abri. Des cris… Le chaos… Une vraie confiture. Absolument sans intérêt. Pour Sherman, cela n’avait pas plus de sens qu’une rafale de vent. Il ne pouvait pas se concentrer dessus. Il éteignit d’un autre clic.
Elle avait raison. Le Maître de l’Univers était minable, et il était pourri, et c’était un menteur.