Jamais dans son existence il n’avait vu les choses, les choses de la vie quotidienne, aussi clairement. Et ses yeux les empoisonnaient toutes !
Dans la banque de Nassau Street, où il était entré des centaines de fois, où les employés, les gardes, les caissiers et le directeur lui-même le connaissaient comme l’estimable M. McCoy de Pierce & Pierce et l’appelaient par son nom, où il était si estimé, en fait, qu’ils lui avaient accordé un prêt personnel de 1,8 million de $ pour acheter son appartement – et ce prêt lui coûtait 21 000 $ par mois ! – et d’où allaient-ils venir maintenant ? – Mon Dieu ! – il remarquait maintenant les plus petites choses… Les moulures en forme d’œufs et de flèches autour de la corniche de l’étage principal… les vieux abat-jour bronze des lampes posées sur les tables au milieu du hall… les décorations en spirales sur les rambardes qui soutenaient la séparation entre le hall et l’endroit où se tenaient les responsables… Tout si solide ! si ordonné !… et maintenant si spécieux ! quelle farce ! si dénué de valeur, n’offrant aucune protection…
Tout le monde lui souriait. De gentilles âmes respectueuses et qui ne soupçonnaient rien… Aujourd’hui encore Monsieur McCoy, Monsieur McCoy, Monsieur McCoy, Monsieur McCoy, Monsieur McCoy, Monsieur McCoy… quelle tristesse de penser que dans cet endroit solide et ordonné… demain…
10 000 en liquide… Killian avait dit que l’argent de la caution devait être en liquide… La caissière était une jeune femme noire, guère plus de vingt-cinq ans, portant une blouse à col très haut et une broche en or… un nuage en forme de visage qui soufflait le vent… en or… Ses yeux se fixèrent sur l’étrange tristesse du visage du vent en or… S’il lui présentait un chèque de 10 000 $, allait-elle lui poser des questions ? Devrait-il aller voir un supérieur et s’expliquer ? Que dirait-il ? pour une caution ? L’estimable Monsieur McCoy, Monsieur McCoy, Monsieur McCoy, Monsieur McCoy…
En fait elle dit :
— Vous savez que nous devons faire un rapport sur toutes les transactions de plus de 10 000 $, n’est-ce pas, M. McCoy ?
Un rapport ? à ses supérieurs !
Elle avait dû lire l’étonnement sur son visage, car elle ajouta :
— Pour l’administration. Nous devons remplir un formulaire.
Il comprit soudain pourquoi. C’était un règlement destiné à repérer les trafiquants de drogue qui faisaient leurs affaires avec de gros montants en liquide.
— Combien de temps est-ce que cela prend ? Il y a beaucoup de paperasserie ?
— Non. Nous remplissons juste le formulaire. Nous avons toutes les informations nécessaires en fiche, votre adresse, etc…
— Bon, très bien, ça va.
— Comment les voulez-vous ? En billets de 100 ?
— Euh, oui, en billets de 100.
Il n’avait pas la moindre idée de ce à quoi allaient ressembler 10 000 $ en billets de 100.
Elle quitta son comptoir et revint très vite avec ce qui ressemblait à une petite brique de papier avec une bande de papier autour.
— Voilà. Voici cent billets de 100 $.
Il sourit nerveusement :
— C’est ça ? Cela n’a pas l’air de faire beaucoup, n’est-ce pas ?
— Eh bien… ça dépend. Tous les billets viennent en paquets de cent, les billets de 1 comme ceux de 100. Mais quand on voit le 100 écrit là, c’est assez impressionnant, je trouve.
Il propulsa son attaché-case sur le comptoir de marbre devant elle, l’ouvrit, prit la brique de papier, la mit à l’intérieur, referma sa valise puis la regarda à nouveau. Elle savait, n’est-ce pas ? Elle savait qu’il y avait quelque chose de sordide dans le fait de devoir retirer un tel montant en liquide. C’était obligatoire !
En fait son visage ne trahissait ni approbation ni désapprobation. Elle souriait, poliment, en signe de bonne volonté – et une vague de peur le balaya. Bonne volonté ! Demain, elle, comme tous les autres noirs qui regardaient Sherman dans les yeux, que penseraient-ils…
… de l’homme qui avait écrasé un jeune étudiant noir et qui l’avait laissé mourir !
En descendant Nassau Street, vers Wall Street, en direction de chez Dunning Sponget & Leach, il eut une attaque d’anxiété financière. Les 10 000 $ avaient presque lessivé son compte en banque. Il avait encore 16 000 $ environ sur un soi-disant compte d’épargne qui pouvait être viré n’importe quand sur son compte courant. C’était de l’argent qu’il gardait en réserve pour… des incidents ! – les factures ordinaires qui tombaient tous les mois ! et qui allaient continuer à tomber ! comme des vagues sur le rivage – et maintenant, quoi ? Très bientôt, il allait devoir empiéter sur le principal – et il ne restait plus beaucoup de principal. Fallait qu’il cesse de penser à cela. Il pensa à son père. Il serait devant lui dans cinq minutes… Il ne pouvait pas l’imaginer. Et ce ne serait rien comparé à Judy et Campbell.
En entrant dans le bureau de son père, il le vit se lever de son fauteuil derrière son bureau… mais les yeux empoisonnés de Sherman saisissaient les détails les plus insignifiants… les choses les plus tristes… Juste en face de la fenêtre de son père, à une fenêtre du nouveau building de verre et d’aluminium de l’autre côté de la rue, une jeune femme blanche contemplait la rue en bas et se curait le haut de l’oreille gauche avec un coton-tige… Une jeune femme tout à fait ordinaire avec des cheveux courts et bouclés, qui regardait dans la rue en se curant les oreilles… Comme c’était triste… La rue était si étroite qu’il avait l’impression qu’en se penchant il pourrait toucher du doigt le verre de sa fenêtre… Ce nouveau building avait plongé le petit bureau de son père dans une ombre perpétuelle. Il devait laisser les lumières allumées en permanence. Chez Dunning Sponget & Leach, de vieux associés comme John Campbell McCoy n’étaient pas forcés à la retraite, mais on s’attendait à ce qu’ils fassent ce qu’il fallait. Ce qui voulait dire abandonner les grands bureaux et les grands panoramas pour laisser place à la génération montante d’âge moyen, avocats à la quarantaine passée ou au début de la cinquantaine, encore dévorés d’ambition et de visions de panoramas plus vastes, de bureaux plus grandioses.
— Entre, Sherman, dit son père…
Le Lion de jadis… avec un sourire et aussi une note d’inquiétude. Sans aucun doute, il avait pu déduire du ton de voix de Sherman au téléphone que ce ne serait pas une visite ordinaire. Le Lion… C’était toujours une figure impressionnante avec son menton d’aristocrate, ses épais cheveux blancs soigneusement coiffés en arrière et son costume anglais avec sa lourde chaîne de montre à travers le devant de son gilet. Mais sa peau paraissait fine et fragile, comme si à tout moment sa peau de lion tout entière allait se déchirer dans ses vêtements de formidable laine peignée. Il désigna le fauteuil près de son bureau et dit, très plaisamment :
— Le marché des obligations doit broyer du noir. Voilà que soudain, j’ai droit à une visite au milieu de la journée.
Une visite au milieu de la journée – l’ancien bureau du Lion n’avait pas seulement fait le coin de l’immeuble, il était nanti d’une vue sur tout le port de New York. Quel émerveillement cela avait été, enfant, de venir voir papa dans son bureau ! Dès l’instant où il sortait de l’ascenseur au dix-huitième étage il était Sa Majesté l’Enfant. Tout le monde, la réceptionniste, les associés plus jeunes, même les portiers connaissaient son nom et le chantaient comme si rien ne pouvait apporter de plus grand bonheur aux loyaux sujets de Dunning Sponget que la vue de ce petit visage et de son menton aristocrate. Toute autre activité semblait s’arrêter tandis que Sa Majesté l’Enfant était escortée à travers le hall, puis pénétrait dans le Saint des Saints jusqu’au bureau du Lion lui-même, au coin, où la porte s’ouvrait et – quelle gloire ! – le soleil entrait à flots au-dessus du port, qui était étalé pour lui en bas. La statue de la Liberté, les ferries de Staten Island, les remorqueurs, les vedettes de la police, les cargos qui entraient dans l’estuaire au loin… Quel spectacle – pour lui ! Quel émerveillement !
Plusieurs fois, dans ce glorieux bureau, ils en étaient presque arrivés à s’asseoir et à vraiment parler. Lorsqu’il était plus jeune, Sherman avait perçu que son père essayait d’ouvrir une porte dans sa façade et lui faisait signe d’entrer. Et il n’avait jamais su vraiment comment. Maintenant, en un clin d’œil, Sherman avait trente-huit ans et il n’y avait plus de porte du tout. Comment présenter les choses ? De toute son existence, il n’avait jamais osé embarrasser son père avec un simple aveu de faiblesse, encore moins avec des doutes ou une abjecte vulnérabilité.
— Eh bien, comment cela va chez Pierce & Pierce ?
Sherman rit d’un rire sinistre.
— Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que cela va sans moi.
Son père se pencha en avant :
— Tu ne les quittes pas ?
— On pourrait le dire.
Il ne savait toujours pas comment présenter la chose. Donc, faiblement, d’un air coupable, il se rabattit sur l’approche choc, la demande brutale de sympathie, qui avait fonctionné avec Gene Lopwitz.
— Papa, je vais être arrêté demain matin.
Son père le regarda pendant ce qui parut un très long moment, puis ouvrit la bouche, la referma et poussa un petit soupir, comme s’il rejetait toutes les réponses habituelles que propose l’humanité quand elle est surprise ou incrédule devant un désastre annoncé. Ce qu’il dit enfin, bien que parfaitement logique, étonna Sherman.
— Par qui ?
— Par… la police. La police de New York.
— Sous quel chef d’inculpation ?
Un tel étonnement et une telle douleur sur son visage. Oh, il l’avait sidéré, ça c’était certain, et il avait probablement anéanti sa capacité de se mettre en colère… et cette stratégie était méprisable…
— Conduite dangereuse, délit de fuite, non-déclaration d’accident.
— D’automobile, dit son père comme s’il se parlait à lui-même. Et ils vont t’arrêter demain ?
Sherman opina et commença sa sordide histoire, étudiant tout au long le visage de son père et notant, avec culpabilité et soulagement, qu’il demeurait sidéré. Sherman évoqua le sujet de Maria avec une délicatesse toute victorienne. La connaissait à peine. Ne l’avait vue que trois ou quatre fois, fortuitement. N’aurait jamais dû flirter avec elle, bien évidemment. Flirter.
— Qui est cette femme, Sherman ?
— Elle est mariée à un homme nommé Arthur Ruskin.
— Ah. Oui, je crois que je vois qui tu veux dire. Il est juif n’est-ce pas ?
Quelle différence cela peut-il bien faire, bon sang ?
— Oui.
— Et qui est-elle ?
— Elle vient de quelque part en Californie du Sud.
— Et son nom de jeune fille ?
Son nom de jeune fille ?
— Je ne crois pas qu’elle fasse partie de l’aristocratie des Dames Coloniales, Papa.
Quand il en arriva aussi loin que les premières parutions des articles dans la presse, Sherman savait que son père ne voulait plus entendre un seul de ces détails sordides. Il l’interrompit à nouveau.
— Qui te défend, Sherman ? Je présume que tu as un avocat.
— Oui, c’est Thomas Killian.
— Jamais entendu parler. Qui est-ce ?
D’un cœur lourd :
— Il est d’un cabinet qui s’appelle Dershkin, Bellavita, Fishbein & Schlossel.
Les narines du Lion frémirent et les muscles de sa mâchoire se serrèrent vers le haut, comme s’il essayait de s’empêcher de vomir.
— Comment diable as-tu trouvé ça ?
— Ils sont spécialisés dans les affaires criminelles. C’est Freddy Button qui me les a recommandés.
— Freddy ? Tu as laissé Freddy…
Il secoua la tête. Il ne trouvait pas de mots.
— C’est mon avocat !
— Je sais, Sherman, mais Freddy…
Le Lion regarda la porte puis baissa la voix.
— Freddy est une personne tout à fait bien, Sherman, mais ceci est une affaire très sérieuse !
— C’est toi qui m’as envoyé à Freddy, Papa, il y a très longtemps !
— Je sais ! mais jamais pour quoi que ce soit d’important !
Il secoua la tête à nouveau. Étonnement sur étonnement.
— Bon, de toute façon, je suis défendu par un avocat qui s’appelle Thomas Killian.
— Ah, Sherman… – Une lassitude lointaine. Le cheval est sorti de l’écurie. – J’aurais aimé que tu viennes à moi dès que cet événement s’est produit. Maintenant, à ce stade… eh bien, bon, on en est là, hein ? Donc essayons de partir de là. Il est une chose dont je suis tout à fait certain. Il faut que tu trouves les meilleurs défenseurs possibles. Il faut que tu trouves des avocats en qui tu puisses avoir confiance totalement, parce que tu leur remets un sacré paquet entre les mains. Tu ne peux pas aller comme ça au hasard te confier à des gens nommé Dershbein – peu importe. Je vais appeler Chester Whitman et Ed LaPrade pour les sonder.
Chester Whitman et Ed LaPrade ? Deux vieux juges fédéraux qui étaient à la retraite, ou s’en approchaient. La possibilité qu’ils connaissent quoi que ce soit sur les machinations d’un procureur du Bronx ou d’un fauteur d’émeutes de Harlem était si mince… Tout d’un coup, Sherman se sentit triste, pas tant pour lui-même que pour ce vieil homme devant lui, s’accrochant au pouvoir de relations qui signifiaient quelque chose dans les années 50 ou 60…
— Mlle Needleman ? – Le Lion était déjà au téléphone. – Pourriez-vous m’appeler le juge Chester Whitman, s’il vous plaît ?… Quoi ?… Oh, je vois. Bien, dès que vous aurez fini, alors.
Il raccrocha. En tant que vieil associé, il n’avait plus de secrétaire personnelle. Il en partageait une avec une douzaine d’autres et visiblement, Mlle Needleman ne bondissait pas quand le Lion ouvrait la bouche. En attendant, le Lion regardait par sa fenêtre solitaire, plissait les lèvres. Il avait l’air très vieux.
Et à cet instant, Sherman fit la terrible découverte que les hommes font sur leur père, tôt ou tard. Pour la première fois, il se rendit compte que l’homme en face de lui n’était pas un père vieillissant, mais un garçon, un garçon comme lui-même, un garçon qui avait grandi et avait eu un enfant à lui et qui, de son mieux, par sens du devoir et, peut-être, par amour, avait adopté un rôle appelé Être un Père pour que cet enfant possède quelque chose de mythique et d’infiniment important : un Protecteur, qui garderait un œil sur toutes les possibilités chaotiques et catastrophiques de la vie. Et voilà que ce garçon, ce grand acteur, avait vieilli, était devenu fragile et épuisé, plus las que jamais à la pensée de devoir remettre l’armure du Protecteur sur son dos, maintenant, si près de sa fin.
Le Lion se détourna de la fenêtre et regarda Sherman droit dans les yeux et sourit, avec ce que Sherman interpréta comme un aimable embarras.
— Sherman, dit-il, promets-moi une chose. Tu ne perdras pas courage. J’aurais souhaité que tu viennes à moi plus tôt, mais cela importe peu. Tu vas avoir mon soutien absolu et celui de Mère. Tout ce que nous pourrons faire pour toi, nous le ferons.
Pendant une seconde, Sherman pensa qu’il parlait d’argent. Mais à la réflexion, il savait que non. Selon les standards du reste du monde, du monde en dehors de New York, ses parents étaient riches. En fait, ils avaient juste assez pour générer les revenus qui payaient leur maison sur la 73e Rue et la maison de Long Island, ainsi que quelques domestiques une partie de la semaine dans les deux endroits, et pour parer aux dépenses routinières qui préservaient leur confort. Mais entamer leur capital serait comme leur couper une artère. Il ne pouvait pas faire cela à cet homme grisonnant et plein de bonne volonté qui était assis en face de lui dans ce méchant petit bureau. Et, pour cette raison, il n’était pas bien certain de ce qu’il lui proposait.
— Et Judy ? demanda son père.
— Judy ?
— Comment a-t-elle pris tout ceci ?
— Elle n’en sait encore rien.
— Rien ?
— Pas le moindre mot.
Tout vestige d’expression disparut du visage du vieil homme grisâtre.
Quand Sherman demanda à Judy de l’accompagner dans la bibliothèque, il avait vraiment l’intention, l’intention résolue, d’être complètement honnête. Mais au moment où il ouvrit la bouche, il découvrit ce double boiteux, le dissimulateur. C’était le dissimulateur qui avait pris cette prétentieuse voix de baryton pour désigner un siège à Judy à la manière d’un directeur de pompes funèbres et qui avait fermé la porte de la bibliothèque d’une manière délibérément lugubre, avant de se retourner, et qui avait baissé ses sourcils vers l’arête de son nez pour que Judy puisse voir, sans entendre le premier mot, que la situation était grave.
Le dissimulateur ne s’asseyait pas derrière son bureau – ce serait une posture trop professionnelle – mais dans un fauteuil. Il lui dit :
— Judy, est-ce que tu es bien assise ? Je…
— Si tu veux me parler de ta petite je-ne-sais-quoi, ne te fatigue pas. Tu ne saurais imaginer combien cela m’intéresse peu.
Sidéré :
— Ma petite quoi ?
— Ton… histoire… Si c’est de cela qu’il s’agit. Je ne veux même pas en entendre parler.
Il la regardait, la bouche entrouverte, cherchant à toute vitesse dans sa tête quelque chose à dire : « Ce n’est qu’une partie de ça »… « Si seulement c’était tout »… « J’ai peur que tu doives pourtant l’entendre »… « Cela va bien au-delà de cela »… Tout était si banal, si plat – donc il en revint à la bombe. Il lui lâcha la bombe dessus.
— Judy… Je vais être arrêté demain matin.
Cela la terrassa. Cela fit exploser le regard condescendant qu’elle arborait. Ses épaules s’affaissèrent. Elle n’était plus qu’une petite femme dans un grand fauteuil.
— Arrêté ?
— Tu te rappelles le soir où deux inspecteurs sont passés ici. Cette histoire qui s’est produite dans le Bronx ?
— C’était toi ?
— C’était moi.
— Je ne te crois pas.
— Malheureusement, c’est vrai. C’était moi.
Il la tenait. Elle était effondrée. Il se sentait minable et coupable, de nouveau. Les dimensions de cette catastrophe, une fois de plus, débordaient en terrain moral.
Il commença son histoire. Jusqu’à ce que les mots sortent de sa bouche, il avait désiré rester complètement fidèle à Maria. Mais… quel bien cela ferait-il ? Pourquoi détruire complètement sa femme ? Pourquoi la laisser avec un mari parfaitement haïssable ? Donc il lui dit que cela n’avait guère été plus qu’un petit flirt. Avait à peine connu cette femme trois semaines.
— Je lui avais juste dit que je la prendrais à l’aéroport. Tout d’un coup je lui ai dit que j’allais faire ça. J’avais probablement – je crois que j’avais une idée derrière la tête – pourquoi essayer de me leurrer ou de te leurrer – mais, Judy, je te jure, je n’ai jamais embrassé cette femme, et j’ai encore moins eu une histoire avec elle. Et alors cette chose incroyable est arrivée, ce cauchemar, et je ne l’ai pas revue depuis, sauf à cette soirée où tout d’un coup je me suis retrouvé assis à côté d’elle chez les Bavardage. Judy, je te le jure, il n’y avait pas d’histoire.
Il étudiait son visage pour voir si, par hasard, elle le croyait. Visage fermé. Impassible. Il plongea plus profond.
— Je sais que j’aurais dû te le dire dès que cela est arrivé. Mais c’est survenu juste après ce stupide coup de téléphone que j’ai passé. Et alors je savais que tu penserais que j’avais une espèce d’histoire, ce qui n’était pas le cas. Judy, j’ai dû voir cette femme peut-être cinq fois dans ma vie, toujours en public. Je veux dire, même aller chercher quelqu’un à l’aéroport, c’est une situation publique.
Il s’arrêta et tenta de déchiffrer à nouveau son expression. Rien. Il trouvait son silence accablant… Il se sentit obligé de remplir de mots tous ces silences.
Il continua avec les articles des journaux, ses problèmes au bureau, Freddy Button, Thomas Killian, Gene Lopwitz. Même pendant qu’il digressait sur un sujet, son esprit courait déjà vers le suivant. Devait-il lui parler de sa conversation avec son père ? Cela lui gagnerait sa sympathie, car elle se rendrait compte de la douleur que cela lui avait occasionnée. Non ! Elle pourrait se fâcher en sachant qu’il en avait parlé à son père d’abord… Mais avant qu’il n’atteigne ce point, il se rendit compte qu’elle ne l’écoutait plus. Un regard curieux, presque rêveur, avait envahi son visage. Puis elle commença à rire doucement. Le seul son qui sortit fut un petit hohohohoho venu du fond de sa gorge.
Choqué et offensé :
— Cela te fait rire ?
Avec juste l’ombre d’un sourire :
— Je ris de moi-même. Tout le week-end j’étais énervée parce que chez les Bavardage tu étais tellement… pataud. J’avais peur que cela influe sur mes chances d’être au comité du gala pour le musée.
Malgré tout le reste, Sherman eut mal d’apprendre qu’il avait été « pataud » chez les Bavardage.
Judy dit :
— C’est plutôt drôle, n’est-ce pas ? Que je m’inquiète du gala au profit du musée ?
Dans un sifflement :
— Désolé d’être un obstacle à tes ambitions.
— Sherman, maintenant je veux que tu m’écoutes, dit-elle avec une gentillesse calme et maternelle. – C’était irréel. – Je ne réponds pas comme une bonne épouse, n’est-ce pas. Je voudrais, pourtant. Mais comment le pourrais-je ? Je voudrais t’offrir mon amour ou sinon mon amour, mon… quoi ?… ma sympathie, mon attention, mon réconfort. Mais je ne peux pas. Je ne peux même pas faire semblant. Tu ne m’as pas laissée t’approcher. Tu m’as déçue, Sherman. Tu sais ce que cela signifie de décevoir quelqu’un ?
Elle avait dit cela avec la même gentillesse maternelle que le reste.
— Décevoir ? Dieu du Ciel, ce n’était qu’un flirt, et rien d’autre. Si tu… si tu regardes quelqu’un… Tu peux appeler cela une déception si tu veux, mais moi je n’appellerais pas cela comme ça.
Elle remit son léger sourire sur ses lèvres et secoua la tête :
— Sherman, Sherman, Sherman…
— Je jure que c’est la vérité.
— Oh, je ne sais pas ce que tu as fait avec ta Maria Ruskin, et je m’en fiche. Vraiment. C’est le plus infime de ce que tu as fait, mais je ne crois pas que tu comprennes cela.
— Le plus infime de quoi ?
— De ce que tu m’as fait, et pas seulement à moi. À Campbell aussi.
— Campbell !
— À ta famille. Nous sommes une famille. Cette chose, cette histoire nous affecte tous, cela s’est produit il y a deux semaines et tu n’en as rien dit. Tu me l’as caché. Tu étais assis juste à côté de moi, dans cette même pièce, et tu regardais la télévision, la manifestation, et tu n’as pas dit un mot ! Puis la police est venue chez nous, la police ! – chez nous ! Je t’ai même demandé pourquoi tu étais dans un état pareil et tu as prétendu que c’était une coïncidence. Et alors – le même soir – tu t’es-retrouvé assis à côté de ta… de ton amie… de ta complice… de ta petite aventure… Dis-moi comment l’appeler… Et tu as continué à ne rien dire. Tu m’as laissée croire que tout allait bien. Tu m’as laissée poursuivre mes rêves idiots, et tu as laissé Campbell continuer à avoir ses rêves enfantins, d’être une petite fille normale dans une famille normale, jouant avec ses petites amies, faisant ses petits lapins, ses tortues et ses pingouins. La nuit où le monde apprenait ton escapade, Campbell te montrait un petit lapin d’argile qu’elle avait fait. Tu te souviens de ça ? Tu t’en souviens ? Et tu t’es contenté de le regarder et tu as dit tout ce qu’il fallait ! Et maintenant tu rentres à la maison – soudain ses yeux s’emplirent de larmes – en fin de journée et tu me dis… que tu… vas… être… arrêté… demain… matin.
La phrase était hachée de sanglots. Sherman se leva. Devait-il essayer de la prendre dans ses bras ? Ou cela ne ferait-il qu’empirer les choses ? Il fit un pas vers elle.
Elle se redressa et tint les mains devant elle d’une manière délicate, presque tentante.
— Non, n’essaye pas, dit-elle doucement. Contente-toi d’écouter ce que je te dis. – Ses joues étaient traversées de larmes. – Je vais essayer de t’aider, et je vais essayer d’aider Campbell, de toutes mes forces. Mais je ne peux pas te donner d’amour, et je ne peux pas te donner de tendresse. Je ne suis pas assez bonne comédienne. J’aimerais l’être, parce que tu vas avoir besoin d’amour et de tendresse, Sherman.
Sherman dit :
— Ne peux-tu pas me pardonner ?
— Je suppose que si, dit-elle, mais qu’est-ce que cela changerait ?
Il ne put répondre.
Il parla à Campbell dans sa chambre. Le seul fait d’y entrer suffisait à lui briser le cœur. Campbell était assise à sa table (une table ronde avec environ 800 $ de cotonnades fleuries de chez Laura Ashley qui tombaient jusqu’au sol et un verre biseauté à 280 $ posé dessus) ou plutôt, elle était à moitié couchée sur la table, le nez penché, dans une attitude de concentration intense, écrivant des lettres avec un gros crayon rose. C’était la parfaite chambre de petite fille. Des poupées et des animaux en peluche étaient perchés partout. Il y en avait sur les casiers à livres laqués blanc, avec leurs pilastres gravés et sur la paire de fauteuils de boudoir miniatures (quelques cotonnades supplémentaires de Laura Ashley). Ils étaient perchés à la tête du lit Chippendale sculpté de rubans, et sur le pied de lit sculpté de rubans et sur le tas si bien disposé d’oreillers et sur la paire de tables de nuit rondes avec une autre fortune en cotonnades qui tombaient jusque sur le plancher. Sherman n’avait jamais rechigné à donner le moindre centime des sommes gigantesques que Judy avait dépensées pour cette chambre, et ce n’était pas maintenant qu’il allait commencer. Son cœur était lacéré à la pensée de devoir maintenant trouver les mots pour dire à Campbell que le monde de rêve de cette chambre était terminé, des années trop tôt.
— Bonsoir, mon cœur, qu’est-ce que tu fais ?
Sans lever le nez :
— J’écris un livre.
— Tu écris un livre ! C’est fantastique. Un livre sur quoi ?
Silence. Sans lever les yeux. Appliquée au travail.
— Mon petit sucre, je voudrais te parler de quelque chose, quelque chose de très important.
Elle leva les yeux et le regarda.
— Papa, tu sais faire un livre ?
Faire un livre ?
— Faire un livre ? Je ne sais pas bien ce que tu veux dire…
— Faire un livre ! un peu exaspérée par son côté obtus.
— Tu veux dire, en fabriquer un ? Non, ils font ça dans des imprimeries.
— MacKenzie en fait un. Son papa l’aide. Je veux en faire un.
Garland Reed et ses satanés « bouquins » ! Évitant la suite :
— Eh bien d’abord, il faut que tu écrives ton livre.
Grand sourire :
— Je l’ai écrivé !
Elle désigna la feuille de papier sur la table.
— Tu l’as écrit ?
Il ne corrigeait jamais ses fautes de grammaire immédiatement.
— Oui ! Tu m’aideras à faire le livre ?
Désespéré, triste :
— J’essaierai.
— Tu veux le lire ?
— Campbell, j’ai quelque chose de très important à te dire. Je voudrais que tu m’écoutes très attentivement.
— Tu veux le lire ?
— Campbell… – un soupir. Désarmé par son obstination – Oui, j’adorerais le lire.
Modestement :
— C’est pas très long. Elle prit plusieurs feuilles de papier et les lui tendit.
En grosses lettres appliquées :
LE KOALA
Par Campbell McCoy.
Il était une fois un koala. Il s’appelait Kelly. Il vivait dans les bois. Kelly avait plein d’amis. Un jour quelqu’un fit une promenade et mangea la nourriture de Kelly.
Il était très triste. Il voulait voir la ville. Kelly alla à la ville. Il voulait aussi voir les gratte-ciel. À peine il allait saisir le bouton pour ouvrir une porte, un chien lui fonça dessus ! Mais il n’attrapa pas Kelly. Kelly sauta par une fenêtre. Et par erreur, il tira l’alarme. Alors les voitures de paulisse fonçaient partout. Kelly avait peur. Kelly, finalement s’échappa.
Quelqu’un attrapa Kelly et l’amena au zoo. Maintenant Kelly adore le zoo.
Le crâne de Sherman lui paraissait s’emplir de vapeur. Ça parlait de lui ! Pendant un instant, il se demanda si, d’une manière inexplicable, elle n’avait pas deviné… perçu les émanations sinistres… Comme si elles planaient dans l’air même de leur maison… par erreur il tira l’alarme. Alors les voitures de police fonçaient partout !… C’était impossible… et pourtant, il l’avait sous les yeux !
— Tu l’aimes ?
— Oui, euh… Je, euh…
— Papa ! Tu l’aimes ?
— C’est merveilleux, chérie. Tu as un talent fou !… Il n’y a pas beaucoup de petites filles de ton âge… pas beaucoup… C’est merveilleux…
— Alors tu m’aideras à faire le livre ?
— Je… j’ai quelque chose à te dire, Campbell, d’accord ?
— D’accord. Tu l’aimes vraiment ?
— Oui, c’est merveilleux. Campbell, je voudrais que tu m’écoutes. D’accord ? Bon. Campbell, tu sais que les gens ne disent pas toujours la vérité sur les autres gens.
— La vérité ?
— Des fois, les gens disent des choses méchantes, des choses qui ne sont pas vraies.
— Quoi ?
— Des fois, les gens disent des choses méchantes sur les autres gens, des choses qu’ils ne devraient pas dire, des choses qui font que la personne se sent mal. Tu sais ce que je veux dire ?
— Papa, est-ce que je devrais pas dessiner une image de Kelly pour le livre ?
Kelly ?
— S’il te plaît, écoute-moi, Campbell. C’est important.
— D’aaaccooord. Soupir las.
— Tu te souviens, une fois MacKenzie avait dit quelque chose qui n’était pas beau sur toi, quelque chose qui n’était pas vrai ?
— MacKenzie ? Maintenant il avait son attention.
— Oui, souviens-toi, elle avait dit que tu… – Même au prix de sa vie il ne parvenait pas à se rappeler ce que MacKenzie avait dit. – Je crois qu’elle avait dit que tu n’étais pas son amie.
— MacKenzie est ma meilleure amie et je suis sa meilleure amie.
— Je sais. C’est là la question. Elle avait dit quelque chose qui n’était pas vrai. Elle ne voulait pas vraiment dire ça, mais elle l’avait dit, et des fois les gens font ça. Ils disent des choses qui blessent les autres gens et peut-être qu’ils ne voulaient pas, mais ils le font et ça blesse l’autre personne et ce n’est pas ça qu’il faut faire en vrai.
— Quoi ?
Poursuivant :
— Ce n’est pas seulement les enfants. Des fois, ce sont les grandes personnes. Les grandes personnes peuvent être méchantes comme ça aussi. En fait, elles peuvent être bien pires. Maintenant Campbell, je veux que tu m’écoutes. Il y a des gens qui disent des choses très méchantes sur moi, des choses qui ne sont pas vraies.
— Vraiment ?
— Oui. Ils disent que j’ai renversé un garçon avec ma voiture et que je lui ai fait mal. S’il te plaît regarde-moi, Campbell. Ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais fait ça, mais il y a des gens méchants qui le disent et tu entendras peut-être des gens le dire, mais tout ce que tu dois savoir, c’est que ce n’est pas vrai. Même s’ils disent que c’est vrai, tu sauras que ce n’est pas vrai.
— Pourquoi tu leur dis pas que ce n’est pas vrai ?
— Je vais le faire, mais ces gens ne voudront peut-être pas me croire. Il y a des gens méchants qui veulent croire des choses méchantes sur d’autres gens.
— Mais pourquoi tu ne leur dis pas ?
— Je vais le faire. Mais ces gens méchants vont raconter ces choses méchantes dans les journaux et à la télévision et alors des gens vont les croire, parce qu’ils vont les lire dans les journaux et les voir à la télévision. Mais ce n’est pas vrai. Et je me moque de ce qu’ils pensent, mais je ne me moque pas de ce que toi tu penses, parce que je t’aime, Campbell, je t’aime beaucoup, beaucoup, et je veux que tu saches que ton papa est un monsieur bien qui n’a pas fait ce que ces gens disent.
— Tu vas être dans le journal ? Tu vas être à la télévision ?
— J’en ai bien peur, Campbell. Probablement demain. Et tes amies à l’école peuvent t’en parler. Mais tu ne dois pas faire attention à elles, parce que tu sauras que ce qu’il y a dans les journaux et à la télévision n’est pas vrai. N’est-ce pas, mon petit cœur ?
— Ça veut dire que tu vas être célèbre ?
— Célèbre ?
— Est-ce que tu seras dans l’Histoire, papa ?
Dans l’Histoire ?
— Non, je ne serais pas dans l’Histoire, Campbell. Mais je vais être sali, avili, traîné dans la boue.
Il savait qu’elle n’en comprendrait pas un mot. C’était sorti tout seul, propulsé par la frustration de devoir expliquer les médias à une petite fille de six ans.
Quelque chose dans son visage disait qu’elle en avait bien assez compris. Avec un grand sérieux et une immense tendresse elle le regarda dans les yeux et dit :
— Ne t’inquiète pas, papa, je t’aime.
— Campbell…
Il la prit dans ses bras et enfouit sa tête contre son épaule pour cacher ses larmes.
Il était une fois un Koala et une jolie petite chambre où de douces petites créatures vivaient et dormaient du sommeil confiant des innocents et maintenant il n’y en avait plus.