22

Des chips de polystyrène

Sherman se tourna sur son côté gauche, mais très vite une douleur envahit son genou gauche, comme si le poids de sa jambe droite lui coupait la circulation. Son cœur battait un peu vite. Il se retourna sur le côté droit. Par hasard, le dos de sa main droite atterrit sous sa joue droite. C’était comme s’il en avait eu besoin pour soutenir sa tête, parce que l’oreiller n’était pas suffisant, mais cela n’avait aucun sens et, de toute façon, comment pouvait-il espérer dormir avec la main sous la tête ? Un petit peu vite, c’était tout… Il ne s’affolait pas… il se retourna sur le côté gauche puis roula, à plat sur son estomac, mais cela amena une tension en bas de son dos, donc il roula de nouveau sur le côté droit. D’habitude, il dormait sur le côté droit. Son cœur battait plus vite maintenant. Mais c’était un battement régulier. Il le contrôlait encore.

Il résista à la tentation d’ouvrir les yeux et de vérifier l’intensité de la lumière derrière les stores vénitiens. La ligne s’éclairait graduellement vers l’aube, et par conséquent vous pouviez toujours dire si vous approchiez de 5 h 30 ou de 6 heures à cette époque de l’année. Suppose qu’elle soit déjà éclairée ! Mais ce n’était pas possible. Il ne pouvait pas être plus de 3 heures, 3 h 30, au pire. Mais peut-être avait-il dormi une heure ou deux sans s’en apercevoir ! – et suppose que les lignes de lumière…

Il ne pouvait pas résister plus longtemps. Il ouvrit les yeux. Dieu merci ; encore obscur ; il était encore en sécurité.

À cette pensée… son cœur s’affola. Il commença à battre à une vitesse terrifiante et avec une force terrible, pour sortir de sa cage thoracique. Cela faisait trembler tout son corps. Quelle importance cela avait-il qu’il puisse encore rester quelques heures à souffrir sur son lit ou que la chaleur de l’aube ait déjà éclairé les stores et que l’heure soit venue…

Je vais en prison.

Le cœur battant et les yeux ouverts, il était maintenant terriblement conscient d’être seul dans ce vaste lit. Des drapés de soie tombaient du plafond aux quatre coins du lit. La soie avait coûté plus de 125 $ le mètre. C’était l’idée que se faisait Judy Décoratrice d’une chambre royale du XVIIIe siècle. Royale ! Quelle raillerie de lui-même… un tas de chair tremblant de peur, tapi dans son lit au cœur de la nuit !

Je vais en prison.

Si Judy avait été près de lui, si elle n’était pas partie dormir dans la chambre d’amis, il aurait passé ses bras autour d’elle et l’aurait serrée comme jamais de sa vie. Il voulait l’embrasser, il en mourait…

Et, à la respiration suivante : À quoi cela pourrait-il bien servir ? À rien, dans aucun sens. Cela le rendrait encore plus faible et plus désespéré. Dormait-elle ? Et s’il allait jusqu’à la chambre d’amis ? Elle dormait souvent à plat sur le dos, comme un gisant, comme la statue de… Il ne parvenait pas à se rappeler qui représentait cette statue. Il parvenait à visualiser le marbre légèrement jauni et les plis du drapé qui couvraient le corps – quelqu’un de célèbre, d’aimé, de mort. En tout cas, au bout du hall, Campbell dormait, c’était certain. Cela il le savait, au moins. Il était allé dans sa chambre et l’avait regardée une minute, comme si c’était la dernière fois qu’il la voyait. Elle dormait les lèvres légèrement entrouvertes et son corps et son âme abandonnés à la sécurité et à la paix de sa maison et de sa famille. Elle s’était endormie presque d’un seul coup. Rien de ce qu’il lui avait dit n’était réel… arrêté… les journaux… « Tu seras dans l’Histoire ? »… Si seulement il savait ce qu’elle pensait ! On suppose que les enfants emmagasinent plus de choses que vous ne le pensez, issues du ton de votre voix, de l’apparence de votre visage… Mais Campbell paraissait seulement savoir que quelque chose de triste et d’excitant allait se produire, et que son père était malheureux. Absolument isolée du monde… dans le ventre de sa famille… Les lèvres légèrement entrouvertes… juste au bout du hall… Pour son salut, il fallait qu’il se maîtrise. Et pour l’instant, il semblait y parvenir. Son cœur ralentissait. Il commença à reprendre le contrôle de son corps. Il serait fort, pour elle, pour elle seule. Je suis un homme. Quand il avait dû combattre, il s’était battu. Il s’était battu dans la jungle et il avait gagné. L’instant de fureur où il avait jeté le pneu sur… la brute… La brute était tombée sur le pavé… Henry !… S’il le fallait, il se battrait encore. Mais jusqu’à quel point ?

La veille au soir, tant qu’il en parlait avec Killian, tout était clair dans sa tête. Cela n’allait pas être si terrible. Killian lui avait expliqué chaque étape. C’était une formalité, pas une formalité agréable, mais pas réellement comme d’aller en prison non plus. Ce ne serait pas comme une arrestation ordinaire. Killian y veillerait, Killian et son ami Fitzgibbon. Un contrat. Pas comme une arrestation ordinaire, pas comme une arrestation ordinaire ; il s’accrochait à cette phrase, « pas comme une arrestation ordinaire ». Comme quoi, alors ? Il essayait d’imaginer comment cela allait se passer, et avant même qu’il s’en rende compte, son cœur courait, fuyait, paniquait, emballé par la peur.

Killian avait tout arrangé. Les deux inspecteurs, Martin et Goldberg passeraient en voiture et le prendraient vers 7 h 30 en se rendant à leur travail, l’équipe de 8 heures dans le Bronx. Ils vivaient tous deux dans Long Island et ils se rendaient en voiture dans le Bronx tous les jours et donc ils feraient un détour, passeraient et le prendraient sur Park Avenue. Killian serait là quand ils arriveraient, et il viendrait avec eux en voiture dans le Bronx et il serait là quand ils l’arrêteraient – et c’était un traitement spécial.

Allongé, sous des cascades de soieries à 125 $ le mètre à chaque coin du lit, il ferma les yeux et essaya de repenser à tout ça. Il allait monter dans la voiture avec les deux inspecteurs, le petit et le gros. Killian serait avec lui. Ils allaient remonter FDR Drive jusque dans le Bronx. Les inspecteurs l’amèneraient d’abord au Sommier Central puisque c’était le démarrage de l’équipe de 8 heures et il passerait à travers cette procédure en premier, avant la montagne d’affaires de la journée. Le Sommier Central – mais qu’est-ce que c’était ? La nuit dernière c’était un nom que Killian avait utilisé comme ça, en passant. Mais maintenant, allongé là, il se rendait compte qu’il n’avait aucune idée de ce à quoi cela ressemblerait. La procédure – quelle procédure ? être arrêté ! Malgré tout ce que Killian avait tenté de lui expliquer, cela restait inimaginable. On lui prendrait ses empreintes. Comment ? Et ses empreintes seraient transmises à Albany par ordinateur. Pourquoi ? Pour être certain qu’il n’y avait pas déjà de mandat d’amener délivré contre lui, mais ils en savaient certainement plus ! Jusqu’à ce que le rapport d’Albany revienne via l’ordinateur, il devrait attendre en cage. Des cages ! C’était le mot que Killian ne cessait d’utiliser. Des cages ! – pour quelles sortes d’animaux ? Comme s’il lisait dans ses pensées, Killian lui avait dit de ne pas s’inquiéter sur les choses que vous lisez concernant les prisons. Le terme non mentionné était viol homosexuel. Les cellules étaient des cellules temporaires pour des gens qui avaient été arrêtés et qui attendaient leur inculpation. Comme les arrestations aux premières lueurs du jour étaient assez rares, il se pourrait bien qu’il ait toute la place pour lui tout seul. Une fois le rapport revenu, il monterait dans les étages pour comparaître devant un juge. Les étages ! Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Les étages de quoi ? Il plaiderait non coupable et serait relâché sous caution de 10 000 $ – demain – dans quelques heures – quand l’aube cuirait la lumière derrière les stores…

Je vais en prison. Je suis l’homme qui a renversé un brillant étudiant noir et qui l’a laissé mourir !

Son cœur battait violemment maintenant. Son pyjama était humide de transpiration. Il devait cesser de penser. Il devait fermer les yeux. Il fallait qu’il dorme. Il essaya de fixer un point imaginaire entre ses deux yeux. Derrière ses paupières… de petits films… des formes sinueuses… une paire de manches bouffantes… Elles devinrent une chemise, sa propre chemise blanche. Rien de trop chic, avait dit Killian, parce que les cages peuvent être dégueulasses. Mais un costume et une cravate, bien sûr, pas moins, puisque ce n’était pas une arrestation ordinaire, pas une arrestation ordinaire… Le vieux costume de tweed gris-bleu, celui fait en Angleterre… Une chemise blanche, une cravate unie bleu marine, ou peut-être la cravate bleu moyen mouchetée de blanc… Non, la cravate marine ce qui serait très digne, mais pas frimeur – pour aller en prison.

Il ouvrit les yeux. La soie dégringolait du plafond. « Reprends-toi ! » Il le dit à voix haute. Tout ceci n’allait pas réellement se produire… Je vais en prison.

 

Vers 5 h 30, la lumière virant au jaune sous le store, Sherman abandonna l’idée de dormir, ou même de se reposer, et se leva. À sa grande surprise, cela le fit se sentir un peu mieux. Ses battements cardiaques étaient rapides, mais il contrôlait sa panique. Cela l’aidait de faire quelque chose, même seulement de prendre une douche et de passer son costume de tweed gris-bleu et sa cravate marine… mon costume de prisonnier… Le visage qu’il voyait dans le miroir n’avait pas l’air aussi fatigué qu’il se sentait. Le menton de Yale. Il avait l’air solide.

Il voulait prendre son petit déjeuner et sortir de l’appartement avant que Campbell ne se lève. Il n’était pas sûr d’être assez brave en face d’elle. Il ne voulait pas non plus parler à Bonita. Cela serait trop bizarre. Quant à Judy, il ne savait pas ce qu’il attendait d’elle. Il ne voulait pas voir son regard, qui était le regard engourdi de quelqu’un de trahi, mais aussi d’effrayé et de choqué. Pourtant, il aurait voulu sa femme près de lui. En fait, il eut à peine le temps de boire un jus d’orange que Judy arriva dans la cuisine, habillée et prête pour la journée. Elle n’avait pas dormi beaucoup plus que lui. Un moment plus tard, Bonita entra, venue de l’aile des domestiques et commença à leur préparer le petit déjeuner, tranquillement. Bientôt, Sherman fut heureux que Bonita soit là. Il ne savait pas quoi dire à Judy. La présence de Bonita était un bon paravent. Il pouvait à peine manger. Il but trois tasses de café dans l’espoir de clarifier ses idées.

À 7 h 15, le portier appela pour dire que M. Killian était en bas. Judy accompagna Sherman dans le hall d’entrée. Il s’arrêta et la regarda. Elle esquissa un sourire d’encouragement, mais cela donna à son visage un air de lassitude terrible. D’une voix basse, mais ferme, elle dit : « Sherman sois brave. N’oublie pas qui tu es. » Elle ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose. Mais ne dit rien.

Et c’était tout ! C’était le mieux qu’elle pût faire ! J’essaye de trouver davantage en toi, Sherman, mais il ne reste que la coquille, ta dignité !

Il hocha la tête. Il ne pouvait proférer un son. Il se détourna et marcha jusqu’à l’ascenseur.

Killian se tenait sous le dais juste devant la porte de l’immeuble. Il portait un costume gris à raies blanches, des chaussures de daim brun, un feutre brun. (Comment ose-t-il être si jovial le jour de mon funeste destin ?) Park Avenue était d’un gris cendre. Le ciel était sombre. On aurait dit qu’il allait pleuvoir… Sherman serra la main de Killian, puis se déplaça d’une dizaine de mètres sur le trottoir pour être hors d’atteinte des oreilles du portier.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Killian.

Il s’adressait à lui comme à un malade.

— En pleine forme, dit Sherman, avec un sourire morose.

— Ça ne va pas être si terrible. J’ai parlé à Bernie Fitzgibbon hier soir, encore une fois, après vous avoir parlé. Il va vous faire passer tout ça le plus vite possible. Ce putain d’Abe Weiss, c’est une girouette. Toute cette publicité l’a terrifié. Sinon, même un idiot comme lui ferait pas une chose pareille.

Sherman se contenta de secouer la tête. Il était bien au-delà de toute spéculation sur la mentalité d’Abe Weiss. Je vais en prison !

Dans le coin de son œil, Sherman vit une voiture s’arrêter à côté d’eux, puis il vit l’inspecteur Martin au volant. La voiture était une deux-portes oldsmobile Cutlass, raisonnablement neuve, et Martin portait veste et cravate, et peut-être qu’ainsi le portier ne se douterait de rien. Oh, ils le sauraient bien assez tôt, tous les portiers, et les domestiques, et les intendants, et les trésoriers, et les boursiers, et les cadres supérieurs et tous leurs enfants dans leurs cours privés et les nounous, et les gouvernantes, et les femmes de ménage, tous les habitants de cette forteresse sociale. Mais que qui que ce soit pût voir qu’il était emmené par la police était intolérable.

La voiture s’était arrêtée juste assez loin de la porte de l’immeuble pour que le portier ne sorte pas. Martin sortit, ouvrit la portière et repoussa le siège pour que Sherman et Killian puissent s’asseoir à l’arrière. Martin sourit à Sherman, le sourire du bourreau !

— Hé, Maître, dit Martin à Killian. – Très engageant. – Bill Martin, ajouta-t-il en lui tendant la main. – Killian et lui se serrèrent la main. – Bernie Fitzgibbon m’a dit que vous aviez bossé ensemble.

— Ouais, dit Killian.

— Bernie, c’est le vrai pistolet !

— Pire que ça. J’ pourrais vous en raconter…

Martin gloussa et Sherman ressentit un brin d’espoir. Killian connaissait ce Fitzgibbon qui était le chef du département des Homicides du Bureau du procureur du Bronx, et Fitzgibbon connaissait Martin, et maintenant Martin connaissait Killian… Et Killian – Killian était son protecteur !… Juste avant que Sherman ne se penche pour s’asseoir sur le siège arrière, Martin dit :

— Attention à vos fringues derrière. Il y a ces putains de – s’cusez mon langage – de chips de polystyrène derrière. Mon fils a ouvert une boîte, et toutes ces chips avec lesquelles ils emballent les trucs se sont répandues partout, et ça colle à vos fringues et à tout, c’est dingue !

Une fois penché, Sherman aperçut le gros avec la moustache, Goldberg, assis sur le siège du passager avant. Il avait un sourire encore plus large.

— Sherman…

Il le dit comme vous diriez bonjour, ou comment allez-vous. Le plus aimablement du monde. Et le monde entier se figea, se congela. Mon prénom ! Un serviteur… un esclave… un prisonnier… Sherman ne dit rien. Martin présenta Killian à Goldberg. Un peu plus de banalités joyeuses.

Sherman était assis derrière Goldberg. Effectivement, il y avait des chips d’emballage de polystyrène partout. Deux s’étaient collées à la jambe de pantalon de Sherman. Une était pratiquement sur son genou. Il la prit et eut du mal à la décoller de son doigt. Il en sentait une autre sous ses fesses et commença à essayer de s’en débarrasser.

Ils venaient à peine de démarrer, remontant Park Avenue vers la 96e Rue et l’entrée du FDR Drive, quand Goldberg se retourna sur son siège et dit :

— Vous savez, j’ai une fille au collège et elle adore lire, et elle lisait ce bouquin l’autre jour, où ça parle du truc où vous bossez – Pierce & Pierce, c’est ça ? – ils étaient dedans.

— Vraiment ? réussit à dire Sherman. Quel livre ?

— Je crois que c’était L’effusion à tout prix, ou quelque chose comme ça.

L’effusion à tout prix ? Le livre s’appelait La fusion à tout prix. Essayait-il de le tourmenter à coups de plaisanteries idiotes ?

— La fusion à tout prix ! dit Martin. Bordel de Dieu, Goldberg, c’est LA fusion – puis par-dessus son épaule, à Killian et Sherman – c’est génial d’avoir un équipier qui est un intello. – À son équipier – quelle forme il avait le livre, Goldberg ? rond ? triangulaire ?

— J’vais t’ montrer quelle forme, dit Goldberg en dressant le médius de sa main droite. – Puis il se retourna à nouveau vers Sherman. – Peu importe, elle a vraiment aimé ce bouquin, et elle n’est qu’au collège. Elle dit qu’après l’université elle veut bosser à Wall Street. Enfin, c’est le projet de cette semaine, quoi…

Celui-ci aussi ! ce Goldberg ! La même relation amicale de maître à esclave, malsaine ! Maintenant il était supposé les aimer tous les deux ! maintenant que le jeu était terminé, et qu’il avait perdu et qu’il leur appartenait, il ne devait rien retenir contre eux. Il devait les admirer. Ils avaient épinglé un boursier de Wall Street et qu’était-il maintenant ? Leur prise ! leur gibier ! leur animal de concours ! Dans une oldsmobile Cutlass ! Les brutes1 des banlieues – le genre de gens qu’on voyait se précipiter tous les soirs dans la 58e ou la 59e Rue vers le Queensboro Bridge –, de jeunes hommes gras avec des moustaches tombantes, comme Goldberg… et maintenant, il leur appartenait.

Sur la 93e Rue, un portier aidait une vieille dame à sortir sur le trottoir. Elle portait un manteau de caracal2. C’était le genre de manteau de fourrure noire très collet-monté que vous ne trouviez plus nulle part. Une longue vie heureuse et isolée sur Park Avenue ! Avec son cœur de pierre, Park Avenue, le tout-New York3, continuerait à vivre sa vie de tous les jours.

— Très bien, dit Killian à Martin, accordons nos violons sur c’ qu’on va faire là-bas. Nous arrivons par l’entrée de la 161e Rue, pas vrai ? Puis, de là, on descend et l’Ange prend Sherman en main – M. McCoy, pardon – immédiatement pour les empreintes. L’Ange est toujours là ?

— Ouais, dit Martin, il est encore là, mais faut qu’on entre en faisant le tour, par la porte extérieure jusqu’au Sommier Central.

— Pour quoi faire ?

— Ce sont mes ordres. Le capitaine de zone sera là, et la presse sera là.

— La presse !

— C’est ça, ouais. Et faut qu’on lui passe les menottes avant d’arriver là-bas.

— Vous vous foutez de moi, ou merde ? J’ai parlé avec Bernie hier soir. Il m’a donné sa parole. Y aura pas de couille.

— J’en sais rien pour Bernie. Moi, c’est Abe Weiss. C’est comme ça que Weiss veut que ça se passe, et j’ai reçu mes ordres du capitaine de zone. Cette arrestation est supposée être parfaitement dans les formes. Pour l’instant, pour vous ça va. Vous savez ce qu’y voulaient, non ? Y voulaient amener ces putains de journalistes dans son appart et qu’on lui passe les menottes là-bas !

Killian braqua des yeux menaçants sur Martin :

— Qui t’a dit ça ?

— Le capitaine Crowther.

— Quand ?

— Hier soir. M’a appelé chez moi. Écoute, tu connais Weiss, keske j’ peux te dire, moi ?

— Ceci… n’est… pas… juste, dit Killian. J’avais la parole de Bernie. Ceci… est… terriblement… mauvais. On ne fait pas ce genre de choses. Ce… n’est… pas… conforme…

Martin et Goldberg se retournèrent tous les deux vers lui.

— Je suis pas près d’oublier ça, dit Killian, et je suis pas content du tout.

— Aïïïïïa… kesk’ya kesk’ya, dit Martin, ne nous colle pas ça sur le dos, parce que pour nous c’est du pareil au même. C’est Weiss qui a fait le coup.

Ils étaient maintenant sur le FDR Drive, se dirigeant vers le Nord, vers le Bronx. Il s’était mis à pleuvoir. La circulation matinale s’embouteillait déjà de l’autre côté du rail de sécurité, mais de leur côté de la route, rien ne les retenait. Ils approchèrent d’une passerelle piétonnière qui enjambait la rivière, menant de Manhattan vers une île au milieu. Les arches métalliques avaient été peintes d’un pourpre héliotrope vif dans l’euphorie des années 70. Le faux espoir qu’il contenait déprima profondément Sherman.

Je vais en prison !

Goldberg se retourna à nouveau.

— Écoutez, dit-il, je suis désolé, mais faut que je mette les menottes. Je peux pas merdouiller avec quand on sera là-bas.

— C’est vraiment de la couille en barre, dit Killian, j’espère que vous savez ça !

— C’est la loiiiiii ! dit Goldberg d’un ton plaintif. – Il mit un « oua » à la fin de loi. – Si vous amenez quelqu’un pour un crime, vous êtes supposé lui passer les menottes. J’ vous accorde qu’y a des fois où j’ l’ai pas fait, mais ce putain de capitaine de zone sera là.

Goldberg leva la main droite. Il tenait une paire de menottes.

— Donnez-moi vos poignets, dit-il à Sherman, débarrassons-nous d’ ça.

Sherman regarda Killian. Les muscles de la mâchoire de Killian étaient contractés.

— Ouais, allez-y ! dit-il à Sherman avec l’emphase un peu aiguë qui insinue « quelqu’un va payer pour ça » !

Martin dit :

— J’ vais vous dire. Pourquoi vous enlevez pas vot’ veste ? Il va vous menotter par-devant au lieu de dans le dos et vous aurez qu’à mettre la veste sur vos poignets, comme ça vous verrez même pas ces putains de menottes.

Il avait dit cela comme si tous quatre étaient les meilleurs amis du monde, au coude à coude contre un destin défavorable. Pendant une seconde, cela réconforta Sherman. Il batailla pour ôter sa veste de tweed. Puis il se pencha en avant et mit les mains entre les deux sièges avant.

Ils passaient un pont… peut-être le Willis Avenue Bridge… il ne savait pas réellement quel pont c’était. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il y avait un pont et qu’il traversait Harlem River, s’éloignant de Manhattan. Goldberg referma les menottes sur ses poignets. Sherman se renfonça dans son siège et regarda. Il était menotté.

La pluie tombait plus fort. Ils atteignirent l’autre côté du pont. Eh bien, ça y était. Ils étaient dans le Bronx. C’était comme une vieille partie décrépite de Providence, Rhode Island. Il y avait des bâtiments massifs, mais bas, sales et décatis, et de larges rues sombres et fatiguées qui montaient et descendaient des pentes. Martin descendit une rampe et déboucha sur une autre autoroute.

Sherman se pencha sur sa droite pour récupérer sa veste et la mettre par-dessus les menottes. Quand il se rendit compte qu’il devait remuer les deux mains pour prendre la veste, et quand cet effort fit que les menottes lui cisaillèrent les poignets, un flot d’humiliation… et de honte !… le submergea. C’était bien lui, lui-même, le même qui existait dans un creuset unique, impénétrable et sacro-saint au centre de son esprit, qui était maintenant entravé de menottes… dans le Bronx… C’était sûrement une hallucination, un cauchemar, une vue de l’esprit et il allait arracher une pellicule transparente… et… La pluie tombait plus fort, les essuie-glaces balayaient le pare-brise devant les deux policiers.

Avec les menottes il ne parvenait pas à draper ses poignets dans sa veste. Elle n’arrêtait pas de se mettre en boule. Killian l’aida donc. Il y avait trois ou quatre chips de polystyrène sur sa veste. Et deux de plus sur son pantalon. Il ne pouvait absolument pas les enlever avec ses doigts. Peut-être que Killian… Mais quelle importance ?

Droit devant, sur la droite… le Yankee Stadium !… Une ancre ! Quelque chose à quoi se raccrocher ! Il avait été au Yankee Stadium ! pour des matches de football, rien de plus… Néanmoins il y avait été ! C’était une partie d’un monde normal sain et décent ! Ce n’était pas ce… Congo !

La voiture descendait une rampe, quittant la voie express. La route tournait autour de l’immense boule du stade. Il était à moins de quinze mètres. Il y avait un gros homme aux cheveux blancs qui portait un survêtement des New York Yankees debout devant ce qui ressemblait à une petite porte de bureau. Sherman était venu aux matches avec Gordon Schoenburg, dont la compagnie avait des loges pour la saison, et Gordon leur avait servi un dîner pique-nique entre la cinquième et la sixième série, sorti d’un de ces paniers à pique-nique avec tous les compartiments et les ustensibles en inox, il avait sorti des blinis, du pâté et du caviar pour tout le monde, ce qui avait énervé quelques ivrognes qui l’avaient vu depuis l’allée derrière et qui avaient commencé à balancer des vannes et à répéter un mot qu’ils avaient entendu Gordon dire. Le mot était « vraiment » qu’ils répétaient sans arrêt en disant « vrémaaant ». « Oh, vrémaant ? » disaient-ils. « Oh vrémaaant ? ». Le stade suivant consistait à traiter Gordon de pédé, et Sherman s’était toujours souvenu de cela, même si personne n’en avait jamais reparlé après. Quelle insulte ! Quelle hostilité sans raison ! Quelle rancœur ! Martin et Goldberg ! C’étaient tous des Martin et des Goldberg !

Puis Martin tourna dans une rue assez large et ils s’engagèrent sous une ligne de métro aérien et escaladèrent une pente. Il y avait surtout des visages noirs sur les trottoirs, qui se hâtaient sous la pluie. Ils avaient tous l’air sombre et trempé. Un tas de petites boutiques décrépies, comme les bas-quartiers dévastés des villes dans toute l’Amérique, comme ceux de Chicago, d’Akron, d’Allentown… La Daffyteria, le Snooker deli, les bagages Korn, l’agence de voyage B & G Davidoff…

Les essuie-glaces balayaient des plaques de pluie. En haut de la colline se trouvait un imposant bâtiment de pierre qui paraissait couvrir un pâté de maisons entier, le genre d’amas monumental que vous voyez dans le District de Columbia. De l’autre côté, sur le flanc d’un immeuble de bureaux assez bas, se lisait une énorme pancarte : ANGELO COLON, CONGRES U.S. Ils passèrent la crête de la colline. Ce qu’il vit sur le versant de l’autre pente le choqua profondément. Ce n’était pas seulement décrépi et trempé, c’était en ruine, comme après une catastrophe. Sur la droite, le pâté de maisons entier n’était plus qu’un grand trou dans la terre avec des grillages autour et des arbustes maigrichons accrochés de-ci de-là. Tout d’abord, cela ressemblait à un dépotoir d’ordures. Puis il s’aperçut que cela servait de parking, un vaste puits pour camions et voitures, apparemment de terre battue. Sur la gauche, un immeuble neuf, moderne, au sens pauvre du terme, tout à fait sinistre sous la pluie.

Martin s’arrêta et attendit que les voitures dans l’autre sens aient fini de passer pour pouvoir tourner à gauche.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Sherman à Killian, en désignant l’immeuble du menton.

— Le Building du Tribunal Correctionnel.

— C’est là que nous allons ?

Killian acquiesça puis regarda droit devant lui. Il avait l’air tendu. Sherman sentait son cœur partir à la dérive. Il palpitait de temps à autre.

Au lieu de s’arrêter devant le bâtiment, Martin descendit le long du côté de l’immeuble. Là, près d’une méchante petite porte de métal, se trouvait une file d’hommes et, derrière eux, une grappe serrée de gens, trente ou quarante, blancs pour la plupart, tous courbés sous la pluie battante, enveloppés dans des ponchos, des blousons en nylon, des impers sales. Un bureau d’aide sociale, songea Sherman. Non, une soupe populaire. Ils ressemblaient aux gens qu’il avait vus, alignés pour les distributions de soupe gratuite au coin de Madison et de la 71e Rue, à l’église. Mais leurs yeux battus et désespérés se tournèrent tous, comme aux ordres, vers la voiture – vers lui – et tout d’un coup il aperçut les caméras.

La foule sembla se secouer, comme un énorme chien trempé et sale, et trépigna vers la voiture. Certains d’entre eux couraient et il pouvait voir des caméras de télévision s’agiter en tous sens.

— Bordel de Dieu, dit Martin à Goldberg, sors de là et fais ouvrir cette porte sinon on pourra jamais le faire sortir de cette putain de bagnole !

Goldberg bondit dehors. Immédiatement les gens miteux et trempés furent tout autour. Sherman ne pouvait même plus voir l’immeuble. Il ne voyait plus que la foule qui se refermait sur la voiture.

Killian lui dit :

— Écoutez. Vous ne dites rien. Vous ne montrez aucune expression, quelle qu’elle soit. Vous ne cachez pas votre visage, vous ne courbez pas la tête. Vous ne savez même pas qu’ils sont là. On ne peut pas gagner contre ces trous-du-cul, alors inutile d’essayer. Laissez-moi sortir le premier.

Boum ! Killian s’était débrouillé pour passer ses deux pieds au-dessus des genoux de Sherman et avait roulé par-dessus lui, le tout en un seul mouvement. Ses coudes heurtèrent les mains croisées de Sherman et amenèrent les menottes vers son bas-ventre. La veste de tweed de Sherman était enroulée autour de ses mains. Il y avait cinq ou six chips de polystyrène accrochés à la veste, mais il ne pouvait rien y faire. La portière était ouverte et Killian était déjà dehors. Goldberg et Killian tendaient leurs mains vers lui. Sherman balança ses pieds dehors. Killian, Goldberg et Martin avaient créé une sorte de vide relatif autour de la portière avec leurs corps. La foule de reporters, de photographes et de caméramen était au-dessus d’eux. Les gens criaient. Au début, il crut que c’était une mêlée. Ils essayaient de l’avoir, lui ! Killian prit Sherman par-dessous sa veste et le tira par les menottes. Quelqu’un colla une caméra par-dessus l’épaule de Killian droit dans la figure de Sherman. Il rentra la tête. Quand il regarda en bas, il vit que cinq, six, sept, Dieu seul savait combien de chips de polystyrène étaient collées à ses jambes de pantalon. Il en avait partout. La pluie lui coulait sur le front et les joues. Il voulut s’essuyer le visage, mais il se rendit compte qu’il devrait lever les deux mains et la veste pour ce faire et il ne voulait pas qu’ils voient ses menottes. Alors la pluie continua à couler, c’est tout. Il la sentait rouler sous son col de chemise. Il essaya de redresser ses épaules, mais tout d’un coup Goldberg le poussa en avant en le tenant par un coude. Il essayait de le faire passer à travers la foule.

— Sherman !

— Par ici, Sherman !

— Hé, Sherman !

Ils criaient tous Sherman ! Son prénom ! Il était à eux aussi ! Les expressions sur leurs visages ! Une intensité impitoyable ! Ils balançaient leurs grappes de micros vers lui. Quelqu’un bouscula Goldberg, le précipitant en arrière sur Sherman. Une caméra apparut par-dessus l’épaule de Goldberg. Goldberg balança son coude et son avant-bras en avant avec une force prodigieuse et il y eut un pouf et la caméra tomba sur le trottoir. Goldberg avait toujours son autre bras accroché au coude de Sherman. La force du punch de Goldberg fit perdre l’équilibre à Sherman. Sherman fit un pas de côté et son pied atterrit sur la jambe d’un type qui se roulait par terre. C’était un petit homme avec des cheveux noirs bouclés. Pour faire bonne mesure, Goldberg lui marcha sur le ventre. Le type fit Ooooaaaaahhhh !

— Hé, Sherman ! Hé, tête de merde !

Sidéré, Sherman tourna la tête de côté. C’était un photographe. Son appareil lui masquait la moitié du visage. Sur l’autre moitié, un morceau de papier blanc collé sur la joue. Du papier toilette ! Sherman voyait les lèvres du type bouger et dire « C’est ça, tête de merde, regarde par ici ! »

Martin était un pas en avant de Sherman, essayant d’ouvrir un chemin.

— Attention devant ! laissez passer ! tirez-vous de là !

Killian prit l’autre coude de Sherman et essaya de le protéger de ce côté-là. Mais maintenant ses deux coudes étaient tirés en avant et il avait conscience de basculer, penché, les épaules courbées. Il ne pouvait plus garder la tête haute.

— Sherman ! – Une voix de femme. Un micro juste devant sa figure. – Vous avez déjà été arrêté ?

— Hé, Sherman, qu’est-ce que tu vas plaider ?

— Sherman, c’est qui la brunette ?

— Sherman ! vous vouliez le renverser ?

Ils collaient des micros entre Killian et Martin et entre Martin et Goldberg. Sherman tentait de garder la tête haute, mais un des micros le frappa au menton. Il continua à baisser la tête. À chaque fois qu’il regardait vers le bas, il voyait les chips de polystyrène sur sa veste et son pantalon.

— Hé, Sherman, tête de nœud ! ça t’ plaît ce cocktail ?

Quelle infamie ! Cela venait des photographes. Tout pour le faire regarder dans leur direction, mais – une telle infamie ! Une telle saleté ! Il n’y avait rien d’assez vil pour l’insulter ! Il était maintenant… à eux ! Leur créature ! On l’avait jeté aux fauves ! Ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient ! Ils les haïssait – mais il se sentait tellement honteux. La pluie lui coulait dans les yeux. Il ne pouvait rien y faire. Sa chemise était trempée. Ils n’avançaient plus. La petite porte de métal était à moins de dix mètres. Une ligne d’hommes était rassemblée devant eux. Ce n’étaient ni des journalistes, ni des photographes ni des cameramen. Certains d’entre eux étaient des policiers en uniforme. Les autres avaient l’air d’être latinos, des jeunes surtout. Et il y avait aussi des blancs… des épaves… des poivrots… mais non, ils portaient des badges. C’étaient des policiers. Ils étaient tous debout sous la pluie. Ils étaient trempés. Martin et Goldberg étaient maintenant écrasés contre les latinos et les policiers, Sherman et Killian juste derrière eux. Goldberg et Killian tenaient toujours Sherman par les coudes. Reporters et cameramen poussaient toujours, de côté et de derrière.

— Sherman ! Hé ! une déclaration, merde !

— Juste une photo !

— Hé, Sherman ! Pourquoi qu’ tu l’as écrasé ?

— … Park Avenue…

— … intentionnellement !…

Martin se tourna et dit à Goldberg :

— Dieu du Ciel, y viennent de faire une descente dans le social club4 de la 167e ! Y’a douze carambas complètement pétés, en ligne, qu’attendent pour aller au Sommier Central !

— Magnifique, dit Goldberg.

— Écoutez, dit Killian, faut qu’ vous l’ fassiez entrer là-dedans. Causez à Crowther, s’il le faut, mais faites-le entrer !

Martin se fraya un chemin à travers la foule et, en un rien de temps, fut de retour.

— Pas moyen, dit Martin, avec un hochement de tête pour s’excuser. Il dit que ça doit être fait suivant le règlement. Faut qu’il attende son tour.

— C’est très moche, dit Killian.

Martin arqua ses sourcils. (Je sais, je sais, mais que puis-je faire ?)

— Sherman ! Une déclaration !

— Sherman, hé, tête de con !

— Très bien ! – C’était Killian, hurlant. – Vous voulez une déclaration ? M. McCoy ne fera pas de déclaration. Je suis son avocat et je vais vous faire une déclaration.

Un peu plus de pression et de bousculade. Les micros et les caméras convergeaient maintenant vers Killian.

Sherman se tenait juste derrière lui. Killian lâcha le coude de Sherman, mais Goldberg tenait toujours l’autre.

Quelqu’un cria :

— Comment vous vous appelez ?

— Thomas Killian.

— Comment k’ ça s’écrit ?

— K-I-L-L-I-A-N. Okay ? Cette arrestation, c’est du cirque ! Mon client était déjà prêt à comparaître devant les jurés pour les charges retenues contre lui. Et au lieu de ça, cette mascarade d’arrestation a été mise en scène, en violation complète d’un accord passé entre le procureur et mon client.

— Qu’est-ce qu’il faisait dans le Bronx ?

— C’était ma déclaration, et c’est tout ce que j’ai à dire.

— Est-ce que vous essayez de dire qu’il est innocent ?

— M. McCoy rejette totalement les charges retenues, et ce cirque abominable n’aurait jamais dû être autorisé.

Les épaules du costume de Killian étaient trempées. La pluie avait traversé la chemise de Sherman et il pouvait sentir l’eau sur sa peau.

— Mira ! Mira5 ! – L’un des Portoricains n’arrêtait pas de crier ce mot : – Mira !

Sherman était planté là, les épaules trempées et courbées. Il sentait sa veste mouillée lui peser sur les poignets. Par-dessus l’épaule de Killian il voyait un amas de micros. Il pouvait entendre les caméras qui tournaient. L’horrible brasier dans leurs yeux ! Il aurait voulu mourir. Il n’avait jamais voulu mourir auparavant, bien que, comme beaucoup d’autres, il ait joué avec ce sentiment. Maintenant il désirait réellement que Dieu ou la Mort le délivre. C’était son sentiment, aussi affreux que cela, et ce sentiment, en fait, était une honte grandissante.

— Sherman !

— Tête de cul !

— Mira ! Mira !

Et puis il fut mort, si mort qu’il ne pouvait même plus mourir. Il ne possédait même plus la volonté de se laisser dégringoler par terre. Les reporters et les cameramen et les photographes – quelle monstrueuse insulte ! – toujours là, à un mètre de lui, même pas ! – C’étaient les asticots et les mouches, et il était la bête, morte, qu’ils avaient trouvée, et dans laquelle ils allaient creuser et fouiller !

La « déclaration » de Killian ne les avait distraits qu’un instant. Killian ! – qui était censé avoir des relations et qui allait s’assurer que ce ne serait pas une arrestation ordinaire ! ce n’était pas une arrestation ordinaire. C’était une mise à mort ! Toute bribe d’honneur, de respect, de dignité que lui, cette créature nommée Sherman McCoy, pouvait avoir possédée, venait de lui être ôtée, comme ça, et c’était son âme morte qui se tenait là, sous la pluie, au bout d’une file d’une douzaine d’autres prisonniers. Les asticots l’appelaient Sherman. Ils étaient tous après lui, juste dessus.

— Hé, Sherman !

— Keske tu vas plaider, Sherman ?

Sherman regarda droit devant lui. Killian et les deux inspecteurs, Martin et Goldberg, continuaient à tenter de le protéger des asticots. Un cameraman de télé s’approcha, un gros. La caméra dépassait de son épaule comme un lance-grenade.

Goldberg se jeta sur le type et hurla :

— Sors-moi cette putain de merde de devant la figure !

Le cameraman battit en retraite. Comme c’était étrange ! Comme c’était sans espoir ! Goldberg était maintenant son protecteur. Il était la créature de Goldberg, son animal. Goldberg et Martin avaient amené leur animal et maintenant, ils étaient décidés à ce qu’il soit livré pour de bon.

Killian dit à Martin :

— Ça ne va pas du tout. Les mecs, vous devez faire quelque chose !

Martin haussa les épaules. Puis Killian dit, très sérieusement :

— Putain, mes pompes sont bousillées…

— M. McCoy…

M. McCoy ? Sherman tourna la tête. Un grand type pâle, avec de longs cheveux blonds, était écrasé au premier rang des journalistes et des cameramen.

— Peter Fallow, du City Light, dit l’homme. – Il avait un accent anglais, un accent si pointu que c’était comme la parodie d’un accent anglais. Est-ce qu’il se moquait de lui ? – Je vous ai appelé plusieurs fois. J’aimerais beaucoup avoir votre version de tout ceci.

Sherman se détourna… Fallow, son obsédant bourreau du City Light… Aucun remords du tout, capable d’avancer et de se présenter lui-même… Bien évidemment… sa proie était morte… il aurait dû le haïr et pourtant il n’y parvenait pas, parce qu’il se dégoûtait encore plus. Il était mort, même pour lui-même.

Finalement, tous les prisonniers arrêtés lors de la descente dans le social club entrèrent par la porte et il ne resta plus dehors que Sherman, Killian, Martin et Goldberg.

— Très bien, Maître, dit Martin à Killian, à partir d’ici c’est à nous de jouer.

Sherman regarda Killian d’un air implorant. (Tu vas venir avec moi à l’intérieur, dis ?) Killian dit :

— Je serai en haut quand ils vous amèneront pour l’audience. Ne vous inquiétez de rien. Mais souvenez-vous, ne faites aucune déclaration, ne parlez pas de l’affaire, même pas à quelqu’un dans les cages, surtout pas à quelqu’un dans les cages.

Dans les cages ! D’autres cris venus de derrière la porte.

— Combien de temps cela va prendre ? demanda Sherman.

— Je ne sais pas exactement. Ils ont ces mecs avant vous. – Puis il dit à Martin : – Écoutez, faites les choses bien ? Vois si vous pouvez pas le faire passer aux empreintes avant cette bande, j’ veux dire, bordel de Dieu !

— J’ vais essayer, dit Martin, mais j’ vous ai déjà dit. Pour je ne sais quelle raison ils veulent procéder pas à pas.

— Ouais, mais vous avez une dette envers nous, dit Killian, une sacrée dette. – Il s’arrêta. – Faites juste les choses correctement.

Tout d’un coup, Goldberg tira Sherman par le coude, à l’intérieur. Martin était juste derrière lui. Sherman se retourna pour garder Killian en vue. Le chapeau de Killian était si trempé qu’il avait l’air noir. Sa cravate et les épaules de son costume étaient à tordre.

— Vous inquiétez pas, dit Killian, tout ira très bien.

À la manière dont Killian le dit, Sherman comprit que son propre visage devait être l’image même du désespoir. Puis la porte se referma. Plus de Killian. Sherman était coupé du monde. Il avait pensé ne plus avoir de peur en réserve, seulement du désespoir. Mais il eut peur, à nouveau. Son cœur recommença à cogner. La porte s’était fermée et il avait disparu dans le monde de Martin et Goldberg, dans le Bronx.

Il était dans une grande pièce basse de plafond et divisée en compartiments par des cloisons de verre, comme l’intérieur d’un studio de radio. Il n’y avait pas de fenêtres extérieures. Une forte lumière électrique emplissait la pièce. Des gens en uniforme se trimballaient un peu partout, mais ils ne portaient pas tous le même uniforme. Deux hommes avec les mains menottées dans le dos se tenaient debout devant un bureau très haut. Deux jeunes types en guenilles se tenaient à côté d’eux. L’un des prisonniers regarda par-dessus son épaule, aperçut Sherman, donna un coup de coude à l’autre et se retourna pour regarder Sherman, et ils éclatèrent de rire tous les deux. D’un autre côté Sherman pouvait entendre le cri qu’il avait entendu dehors, un homme hurlant : Mira ! Mira ! Il y avait quelques bruits de fond, puis il y eut le son gras et flatulent de quelqu’un qui a un mouvement d’entrailles. Une voix profonde dit : « Pouark. Dégueulasse ! »

Une autre voix dit : « Okay, sortez-les d’ là. Nettoyez-moi l’ plancher. »

Les deux types en guenilles se penchèrent sur les deux prisonniers. Derrière le bureau se trouvait un gigantesque policier avec le crâne absolument chauve, un gros nez et une mâchoire prognathe. Il paraissait avoir au moins soixante ans. Les types en guenilles enlevaient les menottes aux prisonniers. L’un des deux jeunes types en guenilles avait un blouson en nylon pardessus un tee-shirt noir déchiré. Il portait des tennis et des pantalons de treillis sales, serrés aux chevilles. Il y avait un insigne, un petit bouclier de la police, sur son blouson. Puis Sherman remarqua que l’autre aussi avait un insigne. Un autre vieux policier s’approcha du bureau et dit :

— Hé, l’Ange, Albany est en rade.

— Magnifique, dit l’homme chauve. On a toute cette bande et ça fait que commencer !

Goldberg regarda Martin, roula des yeux, sourit et regarda Sherman. Il tenait toujours Sherman par le coude. Sherman baissa les yeux. Les chips de polystyrène ! Les chips d’emballage qu’il avait récoltés à l’arrière de la voiture de Martin… il en avait partout ! Ils étaient collés au revers de sa veste sur ses poignets. Il en avait plein son pantalon de tweed. Son pantalon était mouillé, froissé, tordu sans forme autour de ses genoux et de ses cuisses, et les chips de plastique s’y accrochaient comme de la vermine.

Goldberg dit à Sherman :

— Vous voyez la pièce, là ?

Sherman regarda vers une salle, à travers une grande baie vitrée. Il y avait des placards à fichiers et des piles de papier. Un gros appareil beige et gris trônait au centre de la pièce. Deux policiers le contemplaient.

— C’est le téléfax qui expédie les empreintes à Albany, dit Goldberg.

Il le dit comme s’il chantonnait une comptine, comme vous diriez quelque chose à un enfant qui a peur et qui ne comprend pas. Ce ton terrifia Sherman.

— Il y a environ dix ans, dit Goldberg, un type très brillant a eu l’idée – c’était y a dix ans, Marty ?

— J’en sais rien, dit Martin. Tout ce que je sais c’est que c’était une putain de connerie d’idée.

— Peu importe, quelqu’un a donc eu l’idée de mettre toutes les empreintes, pour tout le putain d’État de New York dans un seul bureau à Albany… vous voyez… et donc tout ce qui arrive à tous les Sommiers Centraux est envoyé à Albany et vous envoyez les empreintes à Albany par ordinateur et vous recevez votre rapport, et le suspect monte au-dessus et passe devant le tribunal… vous voyez… Seulement c’est un sacré merdier à Albany, surtout quand la machine tombe en rade, comme maintenant.

Sherman ne comprenait rien de ce que Goldberg lui racontait, sauf que quelque chose allait de travers et que Goldberg pensait qu’il fallait qu’il sorte de son rôle en se montrant gentil et en lui expliquant.

— Ouais, dit Martin à Sherman, soyez heureux qu’il soit 8 h 30 du matin et pas 16 h 30, putain. Si c’était un putain d’après-midi, vous devriez probablement passer la nuit dans la Maison d’Arrêt du Bronx ou même à Rikers.

— Rikers Island ? demanda Sherman.

Il était sans voix. Il avait du mal à sortir les mots.

— Ouais, dit Martin. Quand Albany tombe en rade dans l’après-midi, y a plus à s’casser le cul. Vous pouvez pas passer la nuit ici, alors ils vous emmènent à Rikers. J’ vous dis : z’avez vraiment d’ la chance.

Il lui disait qu’il avait de la chance. Sherman était supposé les aimer maintenant ! Ici, à l’intérieur, ils étaient ses seuls amis ! Sherman était en proie à une frayeur intense.

Quelqu’un hurla : « Bordel, qui est-ce qui est mort là-dedans ? »

L’odeur atteignit le bureau.

— Ça, ça c’est vraiment dégueulasse, dit le chauve qu’on appelait l’Ange. – Il se retourna. – Passez-le-moi au jet !

Sherman suivit son regard. D’un côté, au bout d’un couloir, il distingua deux cellules. Des carreaux blancs et des barreaux. Elles avaient l’air d’être construites en carrelage blanc, comme un bain public. Deux policiers se tenaient devant l’une d’elles.

L’un d’eux cria à travers les barreaux : « Qu’est-ce qui te prend ! »

Sherman sentit la pression de l’énorme main de Goldberg sur son coude, le dirigeant vers l’avant. Il était devant le bureau, levant les yeux vers l’Ange. Martin avait une poignée de papiers à la main.

L’Ange dit :

— Nom ?

Sherman tenta de parler, mais il n’y arrivait pas. Sa bouche était complètement sèche. Sa langue semblait collée à son palais.

— Nom ?

— Sherman McCoy. C’était à peine un souffle.

— Adresse ?

— 816 Park Avenue, New York.

Il ajouta « New York » dans le but de paraître modeste et obéissant. Il ne voulait pas agir comme si les gens ici dans le Bronx savaient forcément où se trouvait Park Avenue.

— Park Avenue, New York. Votre âge ?

— Trente-huit ans.

— Déjà été arrêté auparavant ?

— Non.

— Hé, l’Ange, dit Martin, M. McCoy ici présent a été très coopératif… et, euh… pourquoi tu l’ laisses pas s’asseoir kek part au lieu de l’enfermer là-bas avec cette bande de merdeux ? Ces putains de journalistes dehors, là, ils l’ont déjà bien assez fait chier.

Une vague de gratitude, profonde et sentimentale, balaya Sherman. Il la sentait. Il savait que c’était irrationnel. Mais il la sentait tout de même.

L’Ange gonfla ses joues et regarda ailleurs, comme s’il ruminait. Puis il dit :

— J’ peux pas l’ faire, Marty. – Il ferma les yeux et leva son énorme menton comme pour dire « les gens au-dessus ».

— De quoi qu’y s’inquiètent ? Ces putains de virus de la télé l’ont obligé à poireauter sous la pluie pendant une demi-plombe. Regarde-le. On dirait qu’il a rampé dans un égout !

Goldberg gloussa. Puis, comme pour ne pas offenser Sherman, il lui dit :

— Vous ne présentez pas très bien. Vous le savez ?

Ses seuls amis ! Sherman en aurait pleuré, d’autant plus que ce sentiment horrible, pathétique, était authentique.

— Peux pas l’ faire, dit l’Ange. Faut passer par toute la routine. – Il ferma les yeux et releva le menton à nouveau. – Pouvez lui ôter les menottes.

Martin tordit un petit sourire sur ses lèvres (eh bien mon pote, on a essayé) en regardant Sherman. Goldberg déverrouilla les menottes et les enleva des poignets de Sherman. Il y avait des cercles blancs sur ses poignets là où le métal l’avait serré. Les veines du dessus de ses mains étaient gorgées de sang. Ma pression sanguine s’est envolée par le toit. Il avait des chips de polystyrène partout sur son pantalon. Martin lui tendit sa veste trempée. Chips de polystyrène partout aussi sur la veste trempée.

— Videz vos poches et passez-moi le contenu, dit l’Ange.

Sur les conseils de Killian, Sherman n’avait pas pris grand-chose sur lui. Quatre billets de 5 $, environ 1 $ de monnaie, une clé de chez lui, un mouchoir, un stylo-bille, son permis de conduire – pour il ne savait quelle raison, il avait pensé qu’il devait se munir de papiers d’identité. Comme il lui tendait chaque objet, l’Ange les décrivait à voix haute – « vingt dollars en billets, un stylo-bille en argent » – et les tendait à quelqu’un que Sherman ne pouvait pas voir.

Sherman demanda :

— Puis-je… puis-je garder le mouchoir ?

— Laissez-moi regarder.

Sherman le lui tendit. Sa main tremblait terriblement.

— Ouais, pouvez l’ garder. Mais faut me donner la montre.

— Ce n’est… c’est une montre sans valeur, dit Sherman.

Il tendit le bras. La montre avait un boîtier en plastique et un bracelet en nylon.

— Je me fiche de ce qu’il peut lui arriver.

— Impossible.

Sherman défit le bracelet et signa la reddition de la petite montre. Un nouveau spasme de panique l’envahit.

— S’il vous plaît, dit Sherman. – Dès que les mots quittèrent sa bouche, il sut qu’il n’aurait pas dû parler. Il suppliait. – Comment puis-je… je ne peux pas garder la montre ?

— Vous avez un rendez-vous ou quoi ?

L’Ange esquissa un sourire pour montrer qu’il ne faisait que plaisanter en fait. Mais il ne lui rendit pas la montre. Puis il dit :

— Okay, et j’ai besoin de votre ceinture et de vos lacets de chaussures.

Sherman le regarda. Il se rendit compte que sa bouche était ouverte. Il regarda Martin. Martin contemplait l’Ange. Puis Martin ferma les yeux et leva le menton, comme l’avait fait l’Ange et dit :

— Bon Dieu… (Ils veulent vraiment le faire chier.)

Sherman défit sa ceinture et la tira hors des passants. Dès qu’il l’eut fait, son pantalon tomba sur ses hanches. Il n’avait pas porté ce costume de tweed depuis longtemps et il était trop large à la taille. Il le remonta et remit sa chemise à l’intérieur, et il retomba. Il fallait qu’il tienne son pantalon par-devant. Il s’accroupit pour ôter ses lacets de chaussures. Maintenant il était une abjecte créature courbée aux pieds de Martin et Goldberg. Son visage était tout près des chips de polystyrène sur ses pantalons. Il pouvait voir les petits plis sur le plastique. Comme des parasites ou une espèce d’horrible cafard ! La chaleur de son corps et la laine humide de son pantalon dégageaient une odeur déplaisante. Il était conscient de ces relents d’humidité sous ses bras à travers sa chemise froissée. Complètement défait. Pas de doute. Il avait le sentiment que l’un d’eux, Martin, Goldberg ou l’Ange allait juste lui marcher dessus, et pouf ! tout serait fini. Il retira ses lacets et se releva. Quitter la position courbée lui donna presque un vertige. Pendant une seconde, il pensa qu’il allait s’évanouir. Son pantalon retombait. Il le retint d’une main et de l’autre il tendit les lacets à l’Ange. On aurait dit deux petites choses mortes et desséchées.

La voix derrière le bureau dit : « Deux lacets bruns. »

— Okay, l’Ange, dit Martin. Il est tout à toi.

— Ouais, dit l’Ange.

— Eh bien, bonne chance, Sherman, dit Goldberg, souriant d’un air gentil.

— Merci, dit Sherman.

C’était horrible. Il l’appréciait réellement.

Il entendit une porte de cellule glisser. Au bout du petit couloir, trois policiers sortaient un groupe de latinos hors d’une cellule pour les coller dans une autre à côté. Sherman reconnut plusieurs des hommes qui avaient fait la queue avant lui dehors.

— Okay, fermez-la, et rentrez là-dedans.

— Mira ! Mira !

Un homme restait dans le couloir. Un policier le tenait par le bras. Il était grand, avec un long cou, et sa tête dodelinait. Il avait l’air complètement ivre. Il murmurait pour lui-même. Puis il leva les yeux au ciel et hurla : « Mira ! » Il tenait son pantalon comme Sherman.

— Hé, l’Ange, keske j’ fais de çui-là ? Il en a plein son froc !

Le policier dit froc avec dégoût.

— Et merde ! dit l’Ange, enlève-lui son futal et enterre-le, et puis lave-le, lui aussi, et file-lui un de ces survêtements verts.

— J’ veux même pas l’ toucher. Vous avez pas une de ces pinces qu’ils ont dans les supermarchés pour attraper les boîtes de conserve ?

— Ouais, j’en ai une, dit l’Ange, et j’ vais te l’enlever ta boîte de conserve !

Le policier balança le grand type vers la première cellule. Les jambes du type ressemblaient à celles d’une marionnette.

L’Ange dit :

— Keske vous avez partout sur votre froc ?

Sherman baissa les yeux.

— Je ne sais pas, dit-il, c’était sur le siège de la voiture.

— Quelle voiture ?

— Celle de l’inspecteur Martin.

L’Ange secoua la tête comme si maintenant, il avait vraiment tout vu.

— Okay, Tanooch, amène-le à Gabsie.

Un jeune policier blanc prit Sherman par le coude. Sa main tenait son pantalon et son coude monta en l’air comme l’aile d’un oiseau. Son pantalon était trempé, même à la taille. Il portait sa veste sur son autre bras. Il commença à marcher. Son pied droit sortit de sa chaussure, parce qu’il n’y avait plus de lacets. Il s’arrêta, mais le policier continua à marcher, tirant son bras vers l’avant comme un arc. Sherman remit son pied dans sa chaussure et le policier lui désigna le petit corridor. Sherman commença à traîner les pieds pour qu’ils ne sortent plus de ses chaussures. Les chaussures faisaient un bruit détrempé parce qu’elles l’étaient, justement.

On conduisit Sherman jusqu’à l’espèce de cabine aux grandes vitres. Maintenant, juste de l’autre côté du corridor, il pouvait voir l’intérieur des deux cellules. Dans l’une il y avait à vue d’œil une douzaine de silhouettes, une douzaine de formes grises et noires, debout contre les murs. La porte de l’autre était ouverte. Il n’y avait qu’une personne à l’intérieur, le grand type, affalé sur un banc. Il y avait une masse brunâtre sur le sol. L’odeur d’excrément était surpuissante.

Le policier mena Sherman dans la cabine vitrée. À l’intérieur se trouvait un énorme policier couvert de taches de rousseur avec un visage large et des cheveux blonds ondulés, qui l’examina de la tête aux pieds. Le policier dénommé Tanooch dit : « McCoy » et tendit au gros une feuille de papier. La pièce était pleine d’appareils en métal. L’un d’eux ressemblait à ces espèces de détecteurs de métaux qu’on voit dans les aéroports. Il y avait une caméra sur un trépied. Il y avait aussi quelque chose qui ressemblait à un pupitre à musique sauf qu’il n’y avait rien d’assez grand en haut pour tenir une partition.

— Okay, McCoy, dit le gros policier, avancez à travers cette porte, là…

Floc floc floc… tenant son pantalon d’une main et sa veste trempée de l’autre, Sherman passa à travers la porte. Un énorme Biiip sortit de la machine.

— Wao, wao, dit le policier. Okay, donnez-moi votre veste.

Sherman lui tendit la veste. L’homme fouilla dans les poches puis se mit à pétrir la veste du haut en bas. Puis il la jeta sur le coin d’une table.

— Okay, écartez les jambes et écartez vos bras sur le côté, comme ça.

Le policier ouvrit les bras comme s’il fallait faire le saut de l’ange. Sherman regarda la main droite du policier. Il portait un gant chirurgical en plastique translucide. Qui lui montait presque jusqu’à mi-bras !

Sherman écarta les pieds. Lorsqu’il ouvrit les bras, son pantalon dégringola. L’homme s’approcha de lui et commença à tapoter ses bras, sa poitrine, ses côtes, son dos, puis ses hanches et ses jambes. La main avec le gant de caoutchouc créait une friction sèche très déplaisante. Une nouvelle vague de panique… Il regardait le gant avec terreur. L’homme le vit et grogna, visiblement amusé, puis leva sa main droite. Sa main et son poignet étaient énormes. Le gant de plastique, hideux, était juste sous le nez de Sherman.

— Vous inquiétez pas pour le gant, dit-il. Le truc c’est que je dois prendre vos empreintes, et faut que je vous tienne les doigts un par un et que je les mette dans l’encreur… Vous pigez ?… – Il disait ça sur le ton de la conversation, comme un voisin, comme s’ils étaient juste tous les deux, dehors dans l’arrière-cour, et qu’il lui expliquait comment marchait le moteur de sa nouvelle mazda. – J’ fais ça tous les jours et j’ me mets de l’encre sur les mains et déjà que ma peau est rêche, et après, des fois, j’arrive pas à enlever toute l’encre, et je rentre à la maison et ma femme vient de faire refaire tout le living en blanc et je pose ma main sur le divan ou ailleurs et j’ me lève et vous pouvez voir trois ou quatre doigts sur le divan et ma femme se fout en rogne.

Sherman le regardait. Il ne savait pas quoi dire. Cet énorme type si costaud voulait qu’on l’aime. Tout était si étrange. Peut-être voulaient-il tous qu’on les aime…

— Okay, repassez à travers la porte.

Sherman glissa à nouveau par la porte et l’alarme retentit encore.

— Merde, dit le type. Essayez encore.

L’alarme se redéclencha.

— Ça, ça me tue, dit l’homme. Attendez une minute, venez ici, ouvrez la bouche.

Sherman obtempéra.

— Gardez-la ouverte… Une minute, tournez-vous par ici.

— Il voulait tourner la tête de Sherman selon un angle étrange. Sherman pouvait sentir le caoutchouc du gant. – L’enfant-de-putain ! Mais c’est une vraie mine d’argent qu’ vous avez là-dedans ! Écoutez, pliez-vous à la taille comme ça. Essayez de vous baisser presque complètement.

Sherman se baissa, tenant son pantalon d’une main. Il n’allait tout de même pas…

— Maintenant reculez jusqu’à la porte, mais très très lentement.

Sherman commença à traîner les pieds en marche arrière, plié presque à quatre-vingt-dix degrés.

— Okay, doucement, doucement, doucement – ça y est… waow !

Sherman avait presque complètement passé la porte. Seules ses épaules et sa tête restaient de l’autre côté.

— Okay, relevez la tête, doucement, un petit peu plus, un petit peu plus, un petit peu plus…

L’alarme retentit.

— Houla la la ! Là, restez là !

L’alarme restait allumée.

— L’enfant-de-putain ! dit le gros homme. – Il commença à faire les cent pas en soupirant. Il se tapa les mains sur les cuisses. – J’en ai eu un comme ça l’an dernier. Okay, vous pouvez vous redresser.

Sherman se releva. Il regardait le gros homme, sidéré. L’homme passa la tête par la porte et cria :

— Hé, Tanooch ! viens ici ! viens voir ça !

De l’autre côté du petit couloir, un policier était dans la cellule ouverte avec un tuyau d’arrosage, lavant le sol. Le rugissement de l’eau se répercutait sur le carrelage.

— Hé, Tanooch !

Le policier qui avait amené Sherman dans la pièce entra, venu du couloir.

— Regarde ça, Tanooch. – Puis il dit à Sherman : – Okay, pliez-vous et refaites-moi ça. À travers la porte, très doucement.

Sherman se courba et refit ce qu’on lui disait de faire.

— Okay, voilà voilà voilà… Bon, tu vois ça, Tanooch ? jusqu’ici, rien. Okay, reculez encore un petit peu, encore un petit peu, un petit peu… – l’alarme se déclencha. Le gros type était à côté de lui, encore une fois. Il se remit à faire les cent pas et tapa dans ses mains. – T’as vu ça, Tanooch ! C’est sa tête ! Bon Dieu de bordel !… c’est la tête du mec !… Okay, redressez-vous. Ouvrez la bouche… C’est ça. Non, tournez-vous par ici. – Il fit tourner la tête de Sherman pour avoir plus de lumière. – Regarde là-d’dans ! Tu veux en voir, du métal ?

Le dénommé Tanooch ne dit pas un mot à Sherman. Il regarda dans sa bouche comme quelqu’un inspectant un espace vide dans une cave.

— Doux Jésus, dit Tanooch. T’as raison. On dirait un appareil à rendre la monnaie. – Puis il dit à Sherman, comme s’il le remarquait pour la première fois : – et ils vous laissent monter dans les avions ?

Le gros éclata de rire à cette réplique.

— Vous êtes pas le seul, dit-il. J’en avais un comme vous l’an dernier. M’a rendu dingo. J’arrivais pas à piger… bordel de Dieu… ; vous voyez ? – Soudain c’était à nouveau la conversation badine du style samedi après-midi entre voisins. – Elle est très sensible, cette machine, mais vous avez un sacré paquet de métal, j’ dois vous le dire.

Sherman était mortifié, complètement humilié. Mais que pouvait-il faire ? Peut-être que ces deux-là, s’il jouait avec eux, pourraient lui éviter… la cage ! avec ces gens ! Sherman était planté là, tenant son pantalon.

— Qu’est-ce que c’est ce truc sur votre pantalon ? demanda Tanooch.

— Du polystyrène, dit Sherman.

— Polystyrène ? dit Tanooch en hochant la tête, mais comme s’il n’avait pas compris. Il quitta la pièce.

Puis le gros homme plaça Sherman devant un panneau métallique et prit deux photos de lui, une de face et une de profil. Sherman se rendit compte d’un seul coup que c’était ce qu’on appelait se faire tirer le portrait en voyou. Cet énorme grizzly venait de lui tirer le portrait, pendant que Sherman tenait son pantalon. Il l’amena vers une sorte de comptoir, et prit les doigts de Sherman un par un, les pressa dans un encreur puis les roula sur un formulaire imprimé. C’était une opération étonnamment violente. Il saisissait chaque doigt de Sherman comme s’il prenait un couteau ou un marteau avant de les plonger dans l’encre. Puis il s’excusa.

— Faut tout faire soi-même, dit-il à Sherman. Peut pas s’attendre à ce que personne ne lève le petit doigt pour vous, ici.

De l’autre côté du couloir parvint le son furieux de quelqu’un en train de vomir. Trois des latinos étaient collés aux barreaux de la cage.

— Aiiiiie ! cria l’un d’entre eux. Le mec gerbe ! il gerbe tout !

Tanooch fut le premier policier sur place.

— Oh, doux Jésus ! Oh, quelle merveille. Hé, l’Ange ! ce mec c’est une barge-dépotoir à lui tout seul ! Kesk’on fait ?

— C’est le même ? demanda l’Ange.

De l’autre côté, l’odeur de vomi commençait à se répandre.

— Ha là là là là là là là ! dit l’Ange. Arrose-le et laisse-le là-dedans.

Ils ouvrirent les barreaux et deux policiers se tinrent à l’extérieur pendant qu’un troisième entrait avec le tuyau. Les prisonniers sautaient de-ci de-là, pour éviter de se faire tremper.

— Hé, sergent, dit le policier, le mec a gerbé sur son futal !

— Çui que j’ lui ai donné ?

— Ouais.

— Putain ! arrose-le. On est pas dans une blanchisserie, merde !

Sherman pouvait voir le grand type assis sur le banc, la tête basse. Ses genoux étaient couverts de vomi et ses coudes reposaient sur ses genoux.

Le gros homme regardait tout ça à travers la vitre de la salle des empreintes. Il secouait la tête. Sherman s’approcha de lui.

— Écoutez, monsieur l’agent, il n’y a pas un endroit où je pourrais attendre ? Je ne peux pas aller là-dedans. Je… je ne pourrai jamais.

Le gros homme passa la tête hors de la salle des empreintes et cria :

— Hé, l’Ange, keske tu veux faire de mon bonhomme là, McCoy ?

L’Ange leva le nez de son bureau, fixa Sherman puis se frotta sa calvitie d’une main.

— Eh biiiiien… puis il désigna la cage d’une main. – C’est comme ça.

Tanooch entra et reprit Sherman par le bras. Quelqu’un ouvrit les barreaux. Tanooch dirigea Sherman à l’intérieur et il traîna les pieds sur le sol carrelé, tenant son pantalon. Les barreaux se fermèrent derrière lui. Sherman regarda les latinos, qui étaient assis sur le banc ; ils lui rendirent son regard, tous sauf le grand, qui avait toujours la tête baissée, roulant ses coudes dans le vomi sur ses genoux.

Le sol s’inclinait de partout vers le centre de la cellule. Il était encore humide. Sherman pouvait sentir la pente maintenant qu’il était debout dessus. Quelques filets d’eau coulaient encore vers l’évacuation. On y était. C’était un égout, où l’humanité cherchait son propre niveau, et où les asticots reniflaient la viande.

Il entendit les barreaux se refermer derrière lui et il était là, debout dans cette cellule, tenant son pantalon de la main droite. De la gauche, il portait sa veste. Il ne savait pas quoi faire et ni même où regarder, et donc il choisit un espace vide contre le mur et essaya de les… regarder… du coin de l’œil. Leurs vêtements n’étaient qu’un mirage de gris, de brun et de noir, sauf en ce qui concernait leurs chaussures, qui créaient un ensemble de lignes et de couleurs vives tout le long du sol. Il savait qu’ils le fixaient. Il regarda vers les barreaux. Pas un seul policier ! Est-ce qu’ils lèveraient le petit doigt si jamais…

Les latinos avaient pris toute la place sur le banc. Il choisit une place à deux mètres du bout du banc et s’adossa au mur. Le mur lui fit mal à la colonne vertébrale. Il leva le pied droit et sa chaussure tomba. Il glissa son pied dedans avec le plus de naturel possible. Regarder ses pieds sur le blanc brillant du carrelage lui donna l’impression d’avoir le vertige. Les chips de polystyrène ! Il en avait encore plein son pantalon.

Il fut saisi de la peur terrible qu’ils le prennent pour un fou, le genre de cas désespéré qu’ils pourraient massacrer à loisir. Il était conscient de l’odeur de vomi… de vomi et de fumée de cigarette… Il baissa la tête, comme s’il tournait de l’œil et lança un regard discret vers eux. Ils le regardaient tous ! Ils le fixaient et fumaient des cigarettes. Le grand, celui qui n’avait pas cessé de crier Mira ! Mira ! était toujours assis sur le banc, la tête basse et les coudes dans le vomi sur ses genoux.

L’un des latinos se leva du banc et marcha vers lui ! Il l’apercevait du coin de l’œil. Maintenant ! ça commençait ! Ils n’attendaient même pas !

Le type s’installa contre le mur, juste à côté de lui, adossé exactement comme Sherman. Il avait de fins cheveux bouclés, une moustache qui retombait aux coins de ses lèvres, un teint légèrement jaunâtre, des épaules étroites, une petite brioche au ventre, et un regard de dément. Il devait avoir trente-cinq ans. Il sourit et cela le fit paraître plus dément encore.

— Hé, vieux, j’ t’ai vu dehors.

J’ t’ai vu dehors !

— Avec la télé, vieux. Pourquoi k’ t’es là ?

— Conduite dangereuse, dit Sherman.

Il eut l’impression de coasser ses derniers mots sur terre.

— Conduite dangereuse ?

— J’ai… renversé quelqu’un avec ma voiture.

— Avec ta voiture ? T’as bousillé quelqu’un avec ta bagnole et la télé vient t’ filmer ?

Sherman haussa les épaules. Il ne voulait plus rien dire, mais sa peur de paraître se tenir à l’écart le força à parler.

— Vous êtes ici pour quoi ?

— Oh, vieux, 220, 265, 225. – Le type écarta les mains comme pour embrasser le monde entier. – Drogue, port d’armes, jeu, tout le bazar… aïïïïïe, toute la merde, tu vois.

L’homme semblait tirer une certaine fierté de cette calamité.

— T’as bousillé quelqu’un avec ta voiture ? répéta-t-il.

Il trouvait visiblement ça trivial et inhumain. Sherman haussa les sourcils et hocha la tête d’un air las.

L’homme retourna vers le banc et Sherman pouvait le voir parler à trois ou quatre de ses camarades, qui regardèrent Sherman une fois encore, avant de détourner les yeux, comme si cette nouvelle les ennuyait. Sherman eut le sentiment qu’il les avait déçus. Très bizarre ! et pourtant c’était ce qu’il ressentait.

La peur de Sherman fut vite remplacée par l’ennui. Les minutes passaient en rampant. Sa hanche gauche commença à lui faire mal. Il reporta son poids sur son pied droit et c’est son dos qui lui fit mal. Puis sa hanche droite. Le sol était carrelé. Les murs étaient carrelés. Il roula sa veste pour s’en faire un coussin. Il la posa sur le sol, près du mur, s’assit et s’adossa aux carreaux. La veste était trempée, et ses pantalons aussi. Sa vessie se remplissait et il pouvait sentir de petits couteaux de gaz dans ses intestins.

Le petit type qui était venu lui parler, le petit type qui connaissait tous les numéros, s’approcha des barreaux. Il avait une cigarette à la bouche. Il l’ôta de ses lèvres et cria : « Aïïïïïe j’veux du feu ! » pas de réponse du policier derrière. « Aïïïïïe, j’ veux du feu ! »

Finalement, celui qu’on appelait Tanooch s’avança.

— C’est quoi ton problème ?

— Aïïïïïe, j’voudrais du feu. – Il tendait sa cigarette.

Tanooch sortit une pochette d’allumettes de sa poche, en alluma une et la tint à un mètre des barreaux. Le petit homme attendit, puis se colla la cigarette entre les lèvres et appuya son visage contre les barreaux pour que la cigarette dépasse à l’extérieur. Tanooch restait immobile, tenant l’allumette qui brûlait. Elle s’éteignit.

— Aiïïïïïie ! fit le petit homme.

Tanooch haussa les épaules et laissa l’allumette tomber sur le sol.

— Aïïïïïïe !

Le petit homme se retourna vers ses camarades et tint la cigarette en l’air. (Vous avez vu c’ qu’il a fait ?) L’un des types assis sur le banc se mit à rire. Le petit homme fit une grimace devant ce manque de sympathie. Puis il regarda Sherman. Sherman ne savait pas s’il devait avoir l’air de le plaindre ou pas. Il finit par se contenter de le regarder. L’homme s’avança et vint s’installer près de lui. La cigarette pas allumée lui pendait de la bouche.

— T’as vu ça ? demanda-t-il.

— Oui, dit Sherman.

— Si tu veux du feu, ils sont supposés t’en filer. Encul’ta’mère. Aïïïïïe… t’as des sèches ?

— Non. Ils m’ont tout pris. Même mes lacets de souliers.

— Merde ! sans char ?

Il regarda les chaussures de Sherman. Lui-même avait encore ses lacets, remarqua Sherman.

Sherman entendit une voix de femme. Elle était en colère. Elle apparut dans le petit couloir devant les cages. Tanooch la conduisait. C’était une femme grande et mince avec des cheveux frisés et une peau noire tannée, qui portait un pantalon noir et une veste bizarre avec des épaulettes très larges. Tanooch l’escortait vers la salle des empreintes. D’un seul coup, elle pivota et dit, à quelqu’un que Sherman ne pouvait pas voir :

— Espèce de sac de m… – elle n’acheva pas sa phrase. – Au moins j’suis pas assise dans l’chiotte toute la journée comme toi ! Penses-y, gros tas !

De grands rires de dérision des policiers dans le fond.

— Fais gaffe, j’vais tirer la chasse, Mabel.

Tanooch la poussa vers l’intérieur.

— Allons, Mabel !

Elle se retourna vers Tanooch.

— Quand tu m’parles tu m’appelles par mon vrai nom ! tu m’appelles pas Mabel !

— Tu vas voir comment j’vais t’appeler dans une minute ! répliqua Tanooch en la poussant vers la salle des empreintes.

— Deux-vingt-trente et un, dit le petit homme. Vente de drogue.

— Comment vous savez ? demanda Sherman.

Le petit homme ouvrit grands les yeux et se mit un air de tout savoir sur la figure. (Il est des choses qui vont sans dire.) Puis il secoua la tête et dit :

— C’t’enculé d’bus arrive.

— Un bus ?

Il semblait qu’à l’ordinaire, quand des gens étaient arrêtés on les conduisait d’abord au commissariat de police pour les enfermer. Périodiquement un fourgon de police faisait le tour des commissariats et ramenait les prisonniers au Sommier Central pour prendre leurs empreintes et les faire comparaître. Donc, un nouveau paquet venait d’arrriver. Ils allaient tous finir dans ces cages, sauf les femmes, qu’on emmenait vers une autre cage, au bout du couloir et après un virage. Et rien n’avançait, parce qu’Albany était en rade.

Trois autres femmes passèrent. Elles étaient plus jeunes que la première.

— Deux trente, dit le petit homme. Des prostituées.

Le petit homme qui connaissait les numéros avait raison. Le bus venait d’arriver. La procession commença, du bureau de l’Ange jusqu’à la salle des empreintes, avant la cage. La peur de Sherman se raviva d’un seul coup. Un par un, trois jeunes noirs avec des crânes rasés, des bombers et de grands tennis blancs entrèrent dans la cellule. Tous les nouveaux arrivants étaient soit noirs, soit latinos. La plupart étaient jeunes. Plusieurs étaient ivres. Le petit homme qui connaissait les numéros se leva et rejoignit ses camarades pour garder sa place sur le banc. Sherman était déterminé à ne pas bouger. Il voulait être invisible. D’une certaine façon… tant qu’il ne bougeait pas un muscle… ils ne le verraient pas.

Sherman contemplait le sol et essayait de ne pas penser à sa vessie qui lui faisait mal et à ses intestins. L’une des lignes noires entre les carreaux du sol se mit à bouger. Un cafard ! Puis il en vit un autre… et un troisième. Fascinant ! – et horrible. Sherman jeta un coup d’œil pour voir si quelqu’un d’autre l’avait remarqué. Personne n’avait l’air de… mais il croisa le regard d’un des trois jeunes noirs. Tous trois le fixaient ! Des visages si minces et si malveillants ! Immédiatement, son cœur repartit en tachycardie. Il pouvait voir son pied secoué par la force de ses battements cardiaques. Il regarda les cafards pour essayer de se calmer. Un cafard avait fait son chemin jusqu’au latino ivre, qui avait glissé sur le carreau. Le cafard commença à grimper sur le talon de la chaussure du type. Puis il attaqua la jambe et disparut dans son pantalon. Puis il reparut. Il grimpa le long de son pantalon, vers le genou. Quand il atteignit le genou, il s’arrêta dans les flaques de vomi.

Sherman leva les yeux. L’un des jeunes noirs se dirigeait vers lui. Il avait un petit sourire aux lèvres. Il paraissait terriblement grand. Ses yeux étaient rapprochés. Il portait des pantalons noirs en forme de tuyaux, et d’énormes tennis immaculés qui se fermaient sur le dessus avec des bandes de velcro à la place des lacets. Il s’arrêta juste au-dessus de Sherman. Son visage était dénué d’expression. Il regarda Sherman droit dans les yeux.

— Hé, mec, t’as un clope ?

Sherman dit « non », mais il ne voulait pas qu’il pense qu’il se comportait comme un dur ou comme s’il ne voulait pas coopérer dont il ajouta :

— Désolé. Ils m’ont tout pris.

Dès qu’il le dit, il sut que c’était une erreur. C’était une excuse, un signal de faiblesse.

— Ça va, mec, – Le jeune avait l’air à moitié amical, – T’es dedans pour quoi ?

Sherman hésita. « Homicide », dit-il. Conduite dangereuse ce n’était pas assez.

— Ouais. Ça c’est moche, dit le jeune type avec presque un air concerné. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien, dit Sherman. Je ne sais même pas de quoi ils parlent. Et toi ? Tu es ici pour quoi ?

— Un 160-15, dit le jeune – Puis il ajouta : – attaque à main armée.

Le jeune pinça les lèvres. Sherman était incapable de dire si c’était censé signifier « Attaque à main armée, c’est banal », ou « C’est une inculpation de merde ».

Le jeune sourit à Sherman, en le regardant toujours droit dans les yeux. « Okay, Monsieur l’Homicide », dit-il puis il se redressa, fit demi-tour et regagna l’autre côté de la cellule.

Monsieur l’Homicide ! immédiatement il savait qu’il pouvait me traiter cavalièrement ! Que pouvaient-ils faire ? Ils n’allaient tout de même pas… il y avait eu un fait divers – où cela ? – au cours duquel quelques-uns des prisonniers avaient masqué la vue entre les barreaux avec leurs corps pendant que les autres… Mais est-ce que les autres feraient ça pour ces trois-là – les latinos feraient-ils ça ?

La bouche de Sherman était sèche, absolument parcheminée. Son besoin d’uriner était plus que pressant. Son cœur battait nerveusement, bien que moins rapidement. À cet instant, les barreaux s’ouvrirent. D’autres policiers. L’un d’eux portait deux plateaux de carton, comme dans les delicatessen. Il les posa sur le sol de la cage. Sur l’un, une montagne de sandwiches, sur l’autre des rangées de gobelets en plastique.

Il se planta au milieu et dit :

— Okay, c’est l’heure de la bouffe. Partagez équitablement, et je veux pas entendre la moindre merde.

Il n’y eut aucune précipitation vers la nourriture. Mais Sherman était tout de même content de ne pas être trop loin des deux plateaux. Il se colla sa veste sale sous le bras gauche, et, en traînant les pieds, vint ramasser un sandwich enveloppé dans de la cellophane et un gobelet de plastique qui contenait un liquide rose clair. Puis il se rassit sur sa veste et essaya la boisson. Elle avait un vague goût sucré. Il posa le gobelet sur le sol à côté de lui et ôta l’emballage du sandwich. Il sépara les deux tranches de pain et regarda à l’intérieur. Il y avait une tranche de viande froide. Elle avait une couleur jaune maladive. Sous la lumière fluorescente de la cellule, elle était presque chartreuse. Elle avait une surface douce et humide. Il leva le sandwich jusqu’à son nez et le renifla. Une odeur de médicament mortelle provenait de la viande. Il sépara les deux tranches de pain, sortit la viande et l’emballa dans le papier transparent et posa ce paquet sur le sol. Il mangerait le pain tout seul. Mais le pain dégageait une odeur si déplaisante à cause de la viande qu’il ne pouvait pas le supporter. Laborieusement, il redéplia l’emballage, roula le pain en boulettes et remit tout le tas dans le papier transparent, viande et pain. Il se rendit compte qu’il y avait quelqu’un devant lui. Des tennis blanches avec des bandes Velcro.

Il leva les yeux. Le jeune noir le regardait d’en haut avec un curieux petit sourire. Il se laissa descendre jusqu’à ce que sa tête soit légèrement au-dessus de celle de Sherman.

— Hé, mec, dit-il, j’ai un poil soif. File-moi ton gobelet.

File-moi ton gobelet ! Sherman désigna le plateau du menton.

— Y’en a plus. File-moi l’tien.

Sherman se creusait la cervelle pour trouver quelque chose à dire. Il secoua la tête.

— T’as entendu le flic. Partagez équitablement. J’ croyais qu’on était potes, toi et moi.

Un tel ton de prétendu désappointement moqueur ! Sherman savait que c’était le moment de trouver une réplique, d’arrêter ce… ce… Plus vite que l’œil de Sherman ne put le suivre, la main du jeune fila et saisit le gobelet sur le sol près de lui. Il se releva, lança la tête en arrière, but ostensiblement le verre puis tint le gobelet au-dessus de la tête de Sherman et dit :

— J’ t’avais demandé poliment… T’as pigé ?… Ici dedans, faut t’ servir de ta tête et t’ faire des amis.

Puis il ouvrit la main et laissa le gobelet tomber sur les cuisses de Sherman, avant de s’en aller. Sherman était conscient que tout le monde dans la pièce le regardait. Je devrais – je devrais – mais il était paralysé de peur et de honte. En face, un latino sortit la viande de son sandwich et la jeta sur le carrelage. Il y avait des tranches de viande partout. Par-ci par-là, des boulettes de papier d’emballage et des sandwiches entiers, même pas déballés, sur le sol. Le latino avait commencé à manger le pain tout seul – et il avait les yeux fixés sur Sherman. Ils le regardaient… dans cette cage à humains… de la viande froide jaune, du pain, de la cellophane, des gobelets en plastique… des cafards ! Ici… par là-bas… Il regarda le latino ivre-mort. Il était toujours effondré sur le carrelage. Il y avait trois cafards qui se trimballaient dans les plis de la jambe gauche de son pantalon, au genou. Tout d’un coup Sherman vit quelque chose bouger au bord de la poche du pantalon du type. Un autre cafard – non, bien trop gros… gris… une souris !… une souris qui sortait de la poche du type… La souris grimpa sur le tissu un moment, puis descendit sur le carrelage et s’arrêta à nouveau. Puis elle fila en avant et atteignit un morceau de viande jaune. Elle s’arrêta à nouveau, comme pour mesurer cette merveille…

— Mira ! l’un des latinos avait vu la souris.

Un pied vola, venu du banc. La souris partit en glissant sur le carrelage comme un palet de hockey. Une autre jambe vola. La souris repartit en volant vers le banc… Un rire, un caquetage… Mira !… un autre pied… La souris partit en glissant sur le dos, rencontra un morceau de viande, qui la redressa… des rires, des cris… ! Mira !! Mira !… un autre coup de pied… la souris fit un vol plané jusque vers Sherman, sur le dos. Elle atterrit là, à dix centimètres de son pied, étourdie, les jambes tremblotantes. Puis elle se remit sur pattes, bougeant avec difficulté. Le petit rongeur était foutu, fini. Même la peur ne suffisait plus à la faire bouger. Elle tituba quelques centimètres… Plus de rires… Devrais-je shooter dedans en signe de solidarité avec mes compagnons de cellule ?… C’était cela qu’il se demandait… Sans réfléchir, il se leva. Il se pencha et ramassa la souris. Il la prit dans sa main droite et marcha, jusqu’aux barreaux. Silence total dans la cellule. La souris palpitait faiblement dans sa paume. Il avait presque atteint les barreaux… enfant deputain… une énorme douleur à l’index… la souris l’avait mordu !… Sherman bondit en l’air en agitant la main. La souris était accrochée à son doigt par les dents. Sherman agita son doigt de haut en bas comme s’il remettait un thermomètre à zéro. La petite bête ne lâchait pas !… Mira ! Mira !… coassements, rires… C’était un spectacle génial ! Ils trouvaient tous ça splendide ! Sherman cogna la paume de sa main contre un des barreaux perpendiculaires de la cage. La souris s’envola et tomba… juste devant Tanooch qui avait une liasse de papiers à la main et s’approchait de la cellule, Tanooch fit un bond en arrière.

— Sainte merde ! dit-il. – Puis il fronça les sourcils en fixant Sherman. – Alors, on déjante ?

La souris était couchée sur le sol. Tanooch marcha dessus avec le talon de sa chaussure. L’animal resta aplati sur le sol la gueule ouverte.

La main de Sherman lui faisait affreusement mal là où il avait cogné le barreau. Il la massa de son autre main. Je l’ai cassée ! Il pouvait voir les marques des dents de la souris sur son index et une seule petite goutte de sang. De la main gauche il fouilla dans son dos et sortit son mouchoir de sa poche droite. Cela exigeait une incroyable contorsion. Ils le regardaient tous. Oh, oui… tous, ils le regardaient. Il essuya le sang et s’enveloppa la main avec son mouchoir. Il entendit Tanooch dire à un autre policier :

— Le mec de Park Avenue… il a balancé une souris !

Sherman traîna les pieds pour revenir là où il avait fait un coussin de sa veste. Il se rassit dessus. Sa main lui faisait moins mal. Peut-être n’est-elle pas cassée ? Mais mon doigt est peut-être empoisonné par la morsure ? Il ôta le mouchoir pour examiner son doigt. Il n’avait pas l’air trop mal en point. La goutte de sang était partie.

Le jeune noir revenait vers lui ! Sherman leva les yeux, puis les détourna. Le type s’assit sur ses talons, devant lui, comme auparavant.

— Hé, mec, dit-il, tu sais quoi ? J’ai froid.

Sherman tenta de l’ignorer. Il tourna la tête. Il était conscient d’avoir l’air pétulant. Exactement ce qu’il ne fallait pas ! Faible !

— Hé, toi ! Regarde-moi quand j’te parle !

Sherman retourna la tête vers lui. De la malveillance pure !

— J’ t’ai demandé à boire, et t’as pas été gentil, mais j’vais te donner une chance de te rattraper… ; tu vois… J’ai froid, mec. Je veux ta veste. File-moi ta veste.

Ma veste ! Mes vêtements !

L’esprit de Sherman battait la campagne. Il ne pouvait pas parler. Il secoua la tête pour dire non.

— Keske t’ as, Monsieur l’Homicide ? Tu devrais essayer d’être amical, Monsieur l’Homicide. Mon pote, là, y dit qu’y te connaît. Y t’a vu à la télé. T’as bousillé un blackos, et tu vis sur Park Avenue. C’est bien ça, mec. Mais ici, c’est pas Park Avenue. Tu comprends. Tu ferais mieux de te faire des amis, tu comprends ? Tu t’es foutu de moi, c’est moche, moche, moche, ça, mec… Mais j’vais t’donner une chance de t’en tirer. Maintenant file-moi cette putain de veste.

Sherman cessa de penser. Son cerveau était en feu ! Il posa les mains à plat sur les carreaux et souleva ses hanches puis se balança en avant jusqu’à être sur un genou. Alors il se leva d’un seul coup, tenant la veste dans sa main droite. Il avait fait tout cela si vite que le jeune noir était stupéfait.

— La ferme ! s’entendit-il dire. Toi et moi on n’a rien à se dire !

Le jeune noir le regardait, les yeux éteints. Puis il sourit.

— La ferme ! ? dit-il. La ferme ! – Il grimaça et fit un bruit de déglutition. – Ferme-la-moi, pour voir…

— Hé, la vermine, arrêtez-moi ça tout de suite !

C’était Tanooch derrière les barreaux. Il les regardait tous les deux. Le jeune noir fit un grand sourire à Sherman et se gonfla la joue avec la langue (profites-en bien ! tu possèdes encore ta dépouille mortelle pour environ soixante secondes supplémentaires !). Il retourna vers le banc et s’assit, regardant Sherman pendant toute la manœuvre.

Tanooch lut sur une feuille de papier :

— Solinas ! Gutierrez ! McCoy !

McCoy ! Sherman remit très vite sa veste de peur que le châtiment annoncé ne se précipite sur lui et ne la lui arrache avant qu’il quitte la cellule. La veste était humide, graisseuse, fétide, complètement informe. Son pantalon tombait sur ses hanches pendant qu’il l’enfilait. Il y avait des chips de polystyrène partout sur la veste et… ça remuait !… deux cafards s’étaient glissés dans les plis. Frénétiquement il les balaya vers le sol. Il respirait très vite et très fort.

Comme Sherman suivait les deux latinos pour sortir, Tanooch lui murmura :

— Vous voyez ? On vous a pas oublié. En fait votre nom venait en sixième sur la liste.

— Merci, dit Sherman, j’apprécie.

Tanooch haussa les épaules.

— Je préfère vous voir sortir debout que de balayer les restes.

La salle principale était maintenant pleine de policiers et de prisonniers. Au bureau, le bureau de l’Ange, Sherman fut remis à un agent du Tribunal Correctionnel, qui lui menotta les mains derrière le dos et le mit dans une file avec les latinos. Maintenant, son pantalon tombait sur ses hanches, sans espoir. Il n’avait aucun moyen de le remonter. Il ne cessait de regarder par-dessus son épaule, de peur que le jeune noir ne réapparaisse juste derrière lui. Il était la dernière personne de cette petite file indienne. Les agents du Tribunal Correctionnel leur firent monter un escalier étroit. En haut de l’escalier, une autre salle sans fenêtre. D’autres agents étaient assis devant des bureaux de métal cabossés. Derrière les bureaux – encore des cellules ! Elles étaient plus petites, plus grises, plus délabrées que les cages carrelées de blanc d’en dessous. De vraies cellules de prison, vraiment. Sur la première était accroché un panneau qui disait : HOMMES SEULEMENT – 21 ET PLUS – 8 À 10 PERS. Le 21 ET PLUS avait été rayé d’un coup de marker. La ligne entière de prisonniers fut conduite dans la cellule. On leur laissa les menottes. Sherman gardait les yeux rivés vers l’entrée qu’ils avaient franchie. Si le jeune noir arrivait et qu’on le mette dans cette petite cellule avec lui – il – il – sa peur le rendait fou. Il transpirait abondamment. Il avait perdu toute notion du temps. Il courba la tête pour essayer de rétablir sa circulation.

Et puis on les mena hors de cette cellule vers une porte faite de barreaux d’acier. De l’autre côté de la porte, Sherman pouvait voir une ligne de prisonniers assis sur le sol d’un couloir. Le couloir avait à peine un mètre de large. L’un des prisonniers était un jeune blanc avec un énorme plâtre à la jambe droite. Il portait des shorts, si bien qu’on voyait tout le plâtre. Il était assis par terre. Une paire de béquilles étaient posées contre le mur à côté de lui. Tout au bout du couloir il y avait une porte. Un agent était debout devant. Il avait un énorme revolver à la hanche. Sherman se rendit compte que c’était le premier revolver qu’il voyait depuis qu’il était entré dans cet endroit. Comme chaque prisonnier quittait la zone de détention et passait cette porte, on leur ôtait leurs menottes. Sherman se tassa contre le mur, comme les autres. Il n’y avait pas d’air dans ce couloir. Il n’y avait pas de fenêtre. Rien qu’une lueur fluorescente et la chaleur et l’odeur de trop de corps humains. Les asticots ! La chute vers l’abattoir ! Aller… où ?

La porte au bout du corridor s’ouvrit et une voix venue de l’autre côté dit : « Lantier ». Le jeune homme avec les béquilles batailla pour se relever. Le latino à côté de lui l’aida. Il sauta à cloche-pied jusqu’à ce qu’il parvienne à coincer les béquilles sous ses aisselles. Qu’est-ce qu’il avait bien pu commettre dans un état pareil ? Le policier lui ouvrit la porte et Sherman entendit une voix de l’autre côté appelant des numéros, puis « Herbert Lantier ?… l’avocat qui représente Herber Lantier ? »

Le tribunal ! Au bout du toboggan se trouvait la salle d’audience !

Quand arriva le tour de Sherman, il se sentait nauséeux, groggy, fiévreux. La voix de l’autre côté dit « Sherman McCoy ». Le policier à l’intérieur dit : « McCoy ». Sherman se traîna jusqu’à la porte en tenant son pantalon, glissant pour garder ses chaussures. Il se rendit compte que c’était une grande pièce moderne et brillante avec beaucoup de gens vaquant de-ci de-là. L’estrade du juge, les bureaux, les sièges, tout était fait d’un bois blond bon marché. D’un côté, des gens bougeaient en vagues autour du perchoir en bois blond surélevé du juge, et de l’autre côté ils bougeaient par vagues dans ce qui semblait être l’espace réservé aux spectateurs, tant de gens… une lumière si forte, une telle confusion… une telle commotion… entre les deux espaces une barrière, elle aussi en bois blond. Près de la barrière se tenait Killian… Il était là ! Il avait l’air frais et dispos dans ses beaux habits. Il souriait. C’était un de ces sourires rassurants que vous avez pour les invalides. Comme Sherman se traînait vers lui, il eut soudain une conscience aiguë de ce à quoi il devait ressembler… la veste sale et trempée… son pantalon… les chips de polystyrène… la chemise froissée, les chaussures mouillées et sans lacets… Il pouvait sentir sa propre odeur de saleté, de désespoir et de terreur.

Quelqu’un lisait quelque chose à voix haute et il entendit son nom, puis il entendit Killian dire son propre nom, et le juge dit : « Comment plaidez-vous ? » Killian dit à Sherman sotto voce : « Dites non coupable ». Sherman coassa les mots.

Il semblait y avoir énormément d’agitation dans la salle. La presse ? Depuis combien de temps était-il ici ? Puis une dispute éclata. Il y avait un jeune type immensément baraqué et dégarni devant le juge. Il avait l’air d’être du Bureau du procureur.

Le juge dit : bzz bzz bzz bzz bzz M. Kramer. M. Kramer. Pour Sherman le juge avait l’air bien jeune. C’était un blanc poupin avec des cheveux bouclés qui reculaient et une robe qui avait l’air d’avoir été louée pour passer un diplôme.

Sherman entendit Killian murmurer : « enfantdeputain ».

Kramer disait :

— Je constate, votre honneur, que notre bureau a accepté une caution de seulement 10 000 $ dans cette affaire. Mais des développements subséquents, des faits qui ont attiré notre attention depuis, rendent impossible que notre bureau accepte une caution si basse. Votre honneur, cette affaire implique une blessure grave, peut-être fatale, en réalité, et nous avons la conviction et la certitude qu’il y avait un témoin dans cette affaire qui ne s’est pas présenté et que ce témoin était effectivement dans la voiture conduite par l’accusé, M. McCoy, et nous avons toutes raisons de croire que des tentatives ont été faites ou seront faites pour empêcher ce témoin de se présenter, et nous ne croyons pas que cela servirait les intérêts de la justice…

Killian dit :

— Votre honneur…

— … de laisser cet inculpé sortir libre sous une caution si infime…

Un murmure, un grondement, une énorme vague de colère s’éleva de la section des spectateurs et une seule voix profonde cria : « Pas d’caution ! » Puis un chœur géant reprit : « Pas d’ caution !… au trou !… Écrasez-le ! »

Le juge frappa de son marteau. Les vociférations s’éteignirent.

Killian dit :

— Votre honneur, M. Kramer sait très bien…

Le grondement s’éleva à nouveau.

Kramer plongea sur la vague, par-dessus les mots de Killian :

— Étant donné l’émotion ressentie par cette communauté, tout à fait justifiable dans cette affaire, dans laquelle il apparaît que la justice plie…

Killian, en contre-attaque, criant :

— Votre honneur, c’est du non-sens absolu !

Un énorme grondement.

Le grondement éclata en un rugissement, le murmure en un concours de cris :

— Ahhhh, mec ! Bouh bouh ! Ouais ouais ouais ! Ferme ta sale gueule et laisse parler le mec !

Le juge frappa à nouveau avec son marteau.

— Silence ! – Le rugissement diminua. Puis à Killian : – Laissez-le finir son exposé, vous pourrez répondre.

— Merci, votre honneur, dit Kramer. Votre honneur, j’aimerais attirer l’attention de la cour sur le fait que cette affaire, même au stade de la comparution, a très rapidement rassemblé une large représentation de la communauté et plus spécifiquement les amis et voisins de la victime de cette affaire Henry Lamb, qui demeure dans un état très grave à l’hôpital.

Kramer se tourna et désigna la section spectateurs. Elle était archicomble. Il y avait des gens debout. Sherman remarqua un groupe de noirs en chemise de travail bleue. L’un d’eux était très grand et portait une boucle d’oreille en or.

— J’ai ici une pétition, dit Kramer, et il leva quelques feuilles de papier puis les agita au-dessus de sa tête. Ce document a été signé par plus d’une centaine de membres de cette communauté et remis au Bureau du procureur du Bronx avec un appel à ce que notre bureau les représente pour que justice soit faite dans cette affaire et, bien évidemment, il est de notre devoir d’assermenté d’être leur représentant.

— Saint Enculé priez pour lui, murmura Killian.

— Le voisinage, la communauté, le peuple du Bronx ont l’intention de suivre cette affaire de près, étape après étape, et avec diligence.

« Ouaiaiaiais ! Yeah ! Hou ! Dis-lui, ouais ! » Un boucan infernal s’éleva de la section spectateurs.

Le juge poupin refrappa avec son marteau et cria :

— Silence ! ceci est une audience, pas une manifestation ! Est-ce tout, M. Kramer ?

Murmures murmures, grondements, grondements, Bouh !

— Votre honneur, dit Kramer, j’ai reçu de mon bureau, de M. Weiss lui-même, l’instruction de requérir une caution de 250 000 $ pour cette affaire

« Ouais… vas-y !… Bien jeté !… » Des cris de joie, des applaudissements, des martèlements de pieds sur le sol, en rythme.

Sherman regarda Killian. Dis-moi – dis-moi – dis-moi que ceci ne peut pas vraiment arriver ! Mais Killian s’approchait déjà du juge. Il avait levé la main en l’air. Ses lèvres remuaient déjà. Le juge fracassa son marteau sur son bureau.

— Silence, ou je… je fais évacuer la salle !

— Votre honneur, dit Killian, tandis que la rumeur subsistait, M. Kramer ne se contente pas de violer un accord entre son département et mon client. Il veut un cirque ! Ce matin, mon client a été soumis à une arrestation grotesque, malgré le fait qu’il a toujours été prêt à comparaître de sa propre volonté devant un jury. Et maintenant, M. Kramer nous fabrique une menace fictive envers un témoin inconnu et demande à la cour d’imposer une caution invraisemblable. Mon client est un propriétaire installé depuis très longtemps dans cette ville, il a une famille et des racines profondes dans cette communauté, et une caution a été acceptée par les deux parties, comme M. Kramer le reconnaît lui-même, et rien n’est apparu qui puisse altérer les prémices de cet accord…

— Beaucoup de choses ont changé, Votre honneur ! dit Kramer.

— Ouais, dit Killian, le Bureau du procureur du Bronx, voilà c’ qui a changé !

— Très bien, dit le juge. M. Kramer, si votre bureau a des informations influant sur l’accord de caution de cette affaire, je vous recommande de les rassembler et de faire une demande normale à la cour, et l’affaire sera examinée à ce moment-là. En attendant, la cour relâche l’inculpé, Sherman McCoy, sous caution de 10 000 $, jusqu’à la comparution de cette affaire devant le grand jury.

Fracas et cris ! « Bouh bouh ! Haaaa !… Nononononon ! NON !… » puis un slogan chanté commença : « Pas d’caution… en prison !… pas d’ caution… en prison ! »

Killian l’emmenait loin du banc. Pour sortir de la salle d’audience ils devaient passer droit à travers les spectateurs, droit à travers une masse de gens en colère qui étaient maintenant tous debout. Sherman voyait des poings dressés. Puis il vit des policiers qui venaient vers lui, une demi-douzaine au moins. Ils étaient en chemise blanche et portaient des ceinturons et des holsters énormes avec les crosses de leurs revolvers apparentes. En fait, c’étaient des agents du tribunal. Ils se regroupèrent autour de lui. Ils vont me remettre en cellule ! Puis il se rendit compte qu’ils formaient un rempart pour lui faire traverser la foule. Tous ces visages luisants, noirs et blancs ! « Meurtrier !… assassin !… enculé !… tu vas morfler comme Henry Lamb !… dis tes prières, Park Avenue ! Hé, McCoy, t’es un McMort, petit ! »… Il trébuchait entre ses protecteurs en chemise blanche. Il les entendait grogner et ahaner en repoussant la foule. « Écartez-vous ! écartez-vous ! »… De-ci de-là, d’autres visages apparurent, remuant les lèvres… Le grand Anglais aux cheveux blonds… Fallow… La presse… Puis d’autres cris… « T’es à moi, tête de rat, à moi !… Compte tes respirations, petit, c’est les dernières !… Tu vas morfler, salaud !… Regardez-le… Park Avenue ! »…

Même au milieu de la foule, Sherman se sentait étrangement peu ému par ce qui se passait. Ses pensées lui disaient que c’était quelque chose d’horrible, mais il ne le sentait pas, puisque je suis déjà mort…

La tempête sortit finalement de la salle et pénétra dans un hall. Le hall était rempli de gens debout. Sherman pouvait voir leurs expressions passer de la consternation à la peur. Ils commencèrent à s’écarter pour laisser la voie à cette galaxie hurlante de corps qui venait d’émerger de la salle d’audience. Maintenant, Killian et les agents le guidaient vers un escalator. Il y avait un mur peint hideux. L’escalator descendait. Une pression de derrière – il trébucha vers l’avant, atterrit sur le dos d’un agent sur la marche en dessous. Pendant un moment il crut qu’une avalanche de corps… mais l’agent se retint à la rampe de plastique. Maintenant, la galaxie hurlante sortait par les portes de devant et à l’extérieur par l’escalier principal de la 161e Rue. Il y avait un mur de corps dans le passage. Des caméras de télévision, six ou huit, des micros, une bonne quinzaine, des gens qui criaient – la presse.

Les deux masses humaines se rencontrèrent, se firent face, s’immobilisèrent. Killian se redressa, juste devant Sherman. Il avait des micros partout devant la figure, et Killian déclamait, presque comme un orateur :

— Je veux que vous montriez à toute la ville d’New York – D’New – ce que vous v’nez de voir – voiiiiir – là-dedans – l’an’ddans ! –

Avec le détachement le plus étrange, Sherman était conscient de la moindre inflection d’accent des rues dans la voix du dandy.

— Vous avez vu cette arrestation : un cirque ! Et puis vous avez vu cette comparution, un cirque ! Et puis vous avez vu le Bureau du procureur qui s’est prostitué et qui tente de pervertir la loi ! – la louais – pour vos caméras et pour la satisfaction d’une foule partisane !

« Bouh !… hou !… partisan toi-même, enculé de nez cassé ! »… Quelque part derrière lui, à moins d’un mètre, quelqu’un chantonnait d’une voix de fausset : « Dis tes prières, McCoy… ton heure est venue… dis tes prières, McCoy… ton heure est venue »…

Killian dit :

— Nous avions passé un accord hier avec le procureur…

La voix de fausset disait : « Dis tes prières, McCoy… compte tes respirations… C’est les dernières »

Sherman regarda le ciel. La pluie avait cessé. Le soleil brillait, C’était un très beau jour de juin. Il y avait un dôme bleu flou au-dessus du Bronx.

Il regardait le ciel et il écoutait les sons, juste les sons, les sentences, les voix mâles, les chansons de fausset, les cris inquisiteurs, les hennissements, et il pensa : Je ne retournerai jamais là-dedans, jamais. Je me fous de savoir ce qu’il faut faire pour rester dehors, j’irai même jusqu’à me coller un fusil dans la bouche.

Le seul fusil qu’il avait était à deux canons, en fait. C’était une vieille pétoire énorme. Lui était là, dans la 161Rue, à un pâté de maisons du Grand Concourse, dans le Bronx, et il se demandait s’il pourrait mettre les deux canons dans sa bouche.

1. En français dans le texte.

2. Variété de lynx.

3. En français dans le texte.

4. Dans le Bronx, boutique désaffectée et transformée en lieu de réunion.

5. En espagnol dans le texte : Regarde.