Les salles d’audience de grand jury, dans l’île forteresse, n’étaient pas comme des salles de tribunal ordinaire. Elles étaient comme de petits amphithéâtres. Les membres du grand jury surplombaient la table et la chaise où s’installaient les témoins. D’un côté, assez loin, la table du greffier. Il n’y avait pas de juge dans une procédure de grand jury. Le procureur asseyait ses témoins sur la chaise et les questionnait et le grand jury décidait si l’affaire était suffisamment solide pour amener l’accusé au procès, ou sinon de le relâcher. Le principe, qui tirait ses origines de l’an 1681 en Angleterre, était que le grand jury protégerait le citoyen contre des accusateurs sans scrupules. Tel était le principe, et le principe était devenu une plaisanterie. Si un accusé voulait se défendre devant le grand jury il pouvait amener son avocat. S’il était (a) perplexe, ou (b) pétrifié, ou (c) cruellement maltraité par les questions de l’accusation, il pouvait quitter la salle et discuter avec un avocat dehors dans le hall – et ainsi avoir l’air de quelqu’un qui était (b) pétrifié, un accusé avec quelque chose à cacher. Peu d’accusés couraient ce risque. Les audiences de grand jury étaient devenues des spectacles mis en scène par l’accusation. Avec de rares exceptions, un grand jury faisait à peu près ce qu’un procureur lui indiquait de faire. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des fois, il voulait inculper l’accusé et ils acquiesçaient sans sourciller. De toute façon, en général, c’étaient plutôt des partisans de la loi et de l’ordre. Ils étaient choisis parmi les plus anciens membres de la communauté. De temps à autre, quand les considérations politiques l’exigeaient, un procureur pouvait désirer qu’une inculpation soit rejetée ; pas de problème, il n’avait qu’à présenter sa requête d’une certaine manière, lancer quelques clins d’œil verbaux, comme il se devait et le grand jury pigeait tout de suite. Mais vous utilisiez principalement le grand jury pour inculper des gens et selon la célèbre phrase de Sol Wachtler, juge suprême de la Cour d’Appel de l’État, un grand jury « inculperait un sandwich jambon », si c’était ce que vous vouliez.
Vous présidiez la procédure, vous présentiez les preuves, questionniez les témoins, énonciez les chefs d’inculpation. Vous vous teniez debout tandis que les témoins étaient assis. Vous étiez l’orateur, gesticulant, marchant de long en large, tournant sur vos talons, secouant la tête d’un air de ne pas y croire ou souriant d’une approbation paternelle, tandis que les témoins étaient assis gentiment sur leur chaise et vous regardaient, attendant vos directives. Vous étiez à la fois le metteur en scène et la star de cette petite production en amphithéâtre. La scène était toute à vous.
Et Larry Kramer avait bien fait répéter ses acteurs.
Le Roland Auburn qui s’avança ce matin-là dans la salle du grand jury, n’avait plus ni l’allure, ni la démarche du délinquant chevronné qui avait jailli dans le bureau de Kramer deux semaines auparavant. Il portait une chemise à col boutonné mais tout de même sans cravate ; cela avait déjà été toute une bagarre pour lui faire mettre cette pauvre chemise de chez Brooks Brothers. Il portait une veste de sport de tweed gris bleu sur laquelle son opinion était à peu près identique, et une paire de pantalons noirs, qu’il possédait déjà et qui n’étaient pas trop mal. Mais l’ensemble avait failli tomber en pièces à cause des chaussures. Roland avait une obsession, les tennis Reebok, qui devaient être blanches-toutes-neuves-sorties-de-la-boîte. À Rikers Island il s’était débrouillé pour en avoir deux paires de neuves par semaine. Cela montrait au monde qu’il était un dur digne de respect dans les murs et un petit malin avec des relations à l’extérieur. Lui demander de sortir de Rikers sans ses Reebok blanches, c’était comme demander à une diva de se raser le crâne. Finalement, Kramer l’avait laissé quitter Rikers avec ses Reebok, à condition qu’il les change contre une paire de chaussures en cuir dans la voiture avant d’arriver au tribunal. C’étaient des mocassins, que Roland trouvait indignes. Il demanda des garanties que personne qu’il connaissait ou pouvait connaître n’ait le droit de le voir dans cette piètre condition. Le problème final était le déhanchement… Roland était comme un coureur qui a couru le marathon trop longtemps ; très difficile de changer de rythme. Finalement Kramer eut une illumination. Il fit marcher Roland les mains dans le dos, comme il avait vu marcher le prince Philip et le prince Charles à la télévision alors qu’ils inspectaient un musée de l’artisanat en Nouvelle-Guinée. Au poil ! Les mains croisées lui bloquaient les épaules et les épaules bloquées cassaient le rythme de ses hanches. Et ainsi, lorsque Roland entra dans la salle du grand jury, s’avançant vers la table au centre de la scène, dans ses vêtements sages, il aurait pu passer pour un étudiant de Lawrenceville ruminant les poètes du Lac1.
Roland s’installa sur la chaise des témoins comme Kramer le lui avait indiqué ; c’est-à-dire sans se vautrer et sans allonger les jambes comme si le bistrot lui appartenait, et sans faire craquer ses phalanges.
Kramer regarda Roland, puis se tourna vers le grand jury, fit quelques pas par ici et quelques pas par là, et leur afficha un sourire plein d’arrière-pensées, comme pour annoncer, sans dire un mot : « C’est un individu sympathique et digne de foi, qui s’assoit devant vous. »
Kramer demanda à Roland d’indiquer ce qu’il faisait dans la vie et Roland dit, modestement, doucement : « Je suis un artiste. » Kramer lui demanda s’il avait un emploi fixe. Non, répondit Roland. Kramer hocha la tête quelques secondes puis commença à aligner des questions qui expliquaient clairement pourquoi ce talentueux jeune homme, ce jeune homme anxieux de trouver un exutoire à sa créativité, n’avait pas trouvé cet exutoire en fait et était inculpé pour une affaire de drogue mineure. (Le Roi du crack d’Evergreen Avenue avait abdiqué et était devenu un simple serf des environs.) Comme son ami Henry Lamb, mais sans les avantages de Henry Lamb en termes de vie familiale stable, Roland avait affronté les immenses handicaps dressés contre les jeunes gens des cités et en avait émergé, ses rêves intacts. Il y avait juste cette histoire de garder son âme et son corps ensemble, et Roland avait dérivé vers un commerce pernicieux mais extrêmement commun dans le ghetto. Ni lui, l’accusateur, ni Roland, le témoin, ne cherchaient à cacher ou à minimiser ses crimes insignifiants ; mais étant donné l’environnement dans lequel il avait vécu, ceux-ci ne devaient pas invalider sa crédibilité auprès des honnêtes gens dans une affaire aussi grave que le destin de Henry Lamb.
Charles Dickens, lui qui expliqua la carrière d’Oliver Twist, n’aurait pas pu faire mieux, du moins pas debout dans une salle de grand jury dans le Bronx.
Puis Kramer guida Roland dans la narration de l’accident suivi du délit de fuite. Il s’étala amoureusement sur un moment particulier. C’était le moment où la brunette incendiaire avait crié quelque chose à l’homme qui conduisait la voiture.
— Et que lui a-t-elle dit, M. Auburn ?
— Elle a dit : « Sheuhmeuhn, attention. »
— Elle a dit Sheuhmeuhn ?
— C’est à ça que ça ressemblait pour moi, oui.
— Voudriez-vous nous redire ce nom, M. Auburn, exactement comme vous l’avez entendu cette nuit-là.
— Sheuhmeuhn.
— Sheuhmeuhn, attention ?
— C’est ça, Sheuhmeuhn, attention.
— Merci.
Kramer se tourna vers les jurés et laissa Sheuhmeuhn flotter là, dans les airs.
L’individu assis sur cette chaise des témoins était un jeune homme sorti de ces sales rues et dont les plus valeureux efforts n’avaient pas suffi à sauver Henry Lamb de la négligence criminelle et de l’irresponsabilité d’un boursier de Wall Street. Cari Brill, le propriétaire de gipsy cabs, entra dans la salle et raconta comment Roland Auburn avait bien pris une de ses voitures pour sauver Henry Lamb. Edgar (Kale Bouclette) Tubb raconta comment il avait conduit M. Auburn et M. Lamb à l’hôpital. Il ne se souvenait pas de ce que M. Lamb avait dit, sauf qu’il avait très mal.
Les inspecteurs William Martin et David Goldberg parlèrent de leur tâche ardue pour retrouver, à partir d’une partie d’une plaque d’immatriculation, un boursier de Park Avenue qui s’était montré nerveux et évasif. Ils dirent comment Roland Auburn, sans la moindre hésitation, avait identifié Sherman McCoy dans une rangée de photographies. Un employé de parking nommé Daniel Podernli raconta comment Sherman McCoy avait sorti sa mercedes de sport la nuit en question, pendant les heures en question, et était revenu échevelé, dans un état agité.
Ils venaient tous s’asseoir devant la table et levaient les yeux sur ce jeune substitut du procureur, plein de force mais patient, dont chaque geste, chaque pause, chaque allée et venue disait : « Nous n’avons qu’à leur laisser raconter leur histoire comme ils l’entendent, et la vérité se manifestera d’elle-même. »
Et puis il la fit entrer, elle. Maria Ruskin entra dans l’amphithéâtre, venue d’une antichambre dont un garde lui tint la porte ouverte. Elle était superbe. Elle avait trouvé la note juste dans sa garde-robe, une robe noire avec une veste assortie en velours noir. Elle n’en avait pas trop fait, ni pas assez. Elle était la parfaite veuve en deuil qui a des affaires à régler. Et pourtant sa jeunesse, sa voluptuosité, sa présence érotique, son moi sensuel semblaient prêts à jaillir hors de ces vêtements, de ce visage bouleversant mais tranquille, de cette masse de cheveux noirs extraordinaire prête à s’ébouriffer dans une crise de douleur – à n’importe quel moment ! – pour n’importe quel prétexte ! – au premier chatouillement ! – au plus petit clin d’œil ! Kramer pouvait entendre les jurés chuchoter et marmonner. Ils avaient lu les journaux. Ils avaient regardé la télévision. La Brune Incendiaire, la Femme Mystérieuse, la Veuve du Financier – c’était elle.
Involontairement, Kramer rentra le ventre, serra ses abdominaux, rejeta ses épaules et sa tête en arrière. Il voulait qu’elle voie sa poitrine et son cou puissants, pas son début de bouée malheureux. Dommage qu’il ne puisse pas dire toute l’histoire aux jurés. Ils adoreraient. Ils lui accorderaient un respect renouvelé. Le simple fait qu’elle ait franchi cette porte et qu’elle soit maintenant assise à cette table, au bon moment, avait été un triomphe, son triomphe, le triomphe de sa présence particulière plutôt que de ses paroles. Mais bien sûr il ne pouvait pas leur parler de sa visite dans l’appartement de la Brunette Incendiaire, dans son palais containerisé.
Si elle avait décidé de soutenir McCoy dans la version qu’il avait concoctée, l’attaque sur une rampe d’accès, cela aurait été plutôt problématique. Toute l’affaire aurait été ramenée à la crédibilité de Roland Auburn, l’ancien Roi du crack qui essayait maintenant d’éviter une peine de prison. Le témoignage de Roland apportait les fondations de l’affaire, mais pas très solidement, et Roland était capable de tout foirer à n’importe quel moment, pas par ce qu’il disait – Kramer ne doutait pas qu’il dise la vérité – mais par son comportement. Maintenant il l’avait, elle aussi. Il était allé dans son appartement et il l’avait regardée dans les yeux, elle et ses gardiens Wasps et il l’avait mise dans une boîte, une boîte faite de logique irréfutable et de peur du Pouvoir. Il l’avait mise en boîte si vite et si bien qu’elle n’avait même pas compris ce qui lui arrivait. Elle avait dégluti – une boule dans la gorge de plusieurs millions de $ – et c’était tout. Le soir même Messires Tucker Trigg et Clifford Priddy – Trigg et Priddy, Priddy et Trigg – ô vous, Wasps ! – étaient au téléphone pour conclure le marché.
Maintenant elle était assise devant lui, et il la surplombait laissant ses yeux s’attacher aux siens, sérieusement d’abord puis (ou du moins l’imaginait-il), avec une lueur d’amusement.
— Voudriez-vous, s’il vous plaît, décliner vos nom et adresse complets…
— Maria Teresa Ruskin, 962 Cinquième Avenue.
Très bien Maria Teresa ! C’était lui, Kramer lui-même, qui avait découvert que son deuxième prénom était Teresa. Il s’était figuré qu’il y aurait bien une ou deux vieilles Italiennes ou Portoricaines dans le grand jury, et bien évidemment elles y étaient. Maria Teresa la rapprocherait d’elles. Un problème délicat, sa beauté et son argent. Les jurés étaient baba. Ils n’en revenaient pas. Elle était l’être humain le plus fabuleux qu’ils avaient jamais vu en chair et en os. Combien d’années s’étaient-elles écoulées depuis que quelqu’un s’était assis sur la chaise des témoins dans cette salle et avait donné une adresse sur la Cinquième Avenue, vers la 70e Rue ? Elle était tout ce qu’ils n’étaient pas et (Kramer en était certain) ce qu’ils voulaient être : jeune, magnifique, chic, et infidèle. Et pourtant cela pouvait être un avantage positif, tant qu’elle se comportait d’une certaine façon, tant qu’elle restait humble et modeste et semblait légèrement abasourdie par l’étendue de ses propres avantages, tant qu’elle demeurait la petite Maria Teresa d’une petite ville de Caroline du Sud. Tant qu’elle s’efforçait d’être l’une d’entre nous de tout cœur, ils se sentiraient flattés d’être associés à elle au cours de cette excursion dans la justice criminelle, associés à son succès et sa célébrité, à l’aura même de son argent.
Il lui demanda de dire ce qu’elle avait comme occupations. Elle hésita et le regarda, les lèvres un peu entrouvertes, puis dit :
— Hummm… Je suis… euhhum… jeuh crois… que jeuh suis une femme au foyer… »
Une vague de rire submergea les jurés et Maria baissa les yeux, sourit modestement et secoua doucement la tête comme pour dire « Je sais que cela a l’air ridicule, mais je ne vois pas quoi dire d’autre ». Kramer savait en examinant les sourires en retour des jurés, que jusqu’ici ils étaient de son côté. Ils étaient déjà captivés par cet oiseau rare et magnifique qui virevoltait devant eux dans le Bronx.
Kramer prit son temps pour dire :
— Je crois que les jurés devraient être informés que le mari de Mme Ruskin, M. Arthur Ruskin, est décédé il y a cinq jours. Dans de telles circonstances, nous lui sommes très reconnaissants de bien avoir voulu venir aujourd’hui et de coopérer avec ce jury dans ses délibérations.
Les jurés fixèrent à nouveau Maria. Brave fille, va !
Maria baissa à nouveau les yeux, tout à fait convenablement.
Très bien, Maria ! « Maria Teresa… femme au foyer »… Si seulement il pouvait donner à ces dignes jurés une petite exégèse de comment il l’avait entraînée pour ces quelques points menus mais primordiaux. Toute vérité et honnêteté ! – mais même la vérité et l’honnêteté peuvent disparaître sans lumière. Jusqu’ici, elle avait été un peu froide avec lui, mais elle suivait ses directives et lui signifiait ainsi son respect. Eh bien, il y aurait de nombreuses séances à venir, quand ils iraient au procès – et même à cet instant, dans cette salle, dans ces circonstances austères, devant ce simple quai de justice, il y avait quelque chose chez elle – prêt à éclater ! Un petit geste du doigt… un simple clin d’œil et…
Calmement, tranquillement, pour montrer qu’il savait combien cela devait être difficile pour elle, il commença à la guider à travers les événements de cette fatale soirée. M. McCoy était venu la chercher à l’aéroport Kennedy. (Dans cette procédure, inutile de préciser pourquoi.) Ils s’étaient perdus dans le Bronx. Ils sont un peu anxieux. M. McCoy conduit, sur la file de gauche d’une large avenue. Elle voit un panneau sur la droite qui indique un embranchement ramenant vers une autoroute. Il vire subitement à droite à toute vitesse. Il fonce droit vers deux garçons qui sont sur la chaussée devant un trottoir. Il les voit trop tard. Il en heurte un en passant, manque toucher l’autre également. Elle lui dit de s’arrêter. Il le fait.
— Maintenant, Mme Ruskin, voudriez-vous nous dire s’il vous plaît… à ce moment, quand M. McCoy s’est arrêté, est-ce que la voiture était sur la rampe d’accès à l’autoroute ou encore sur le boulevard.
— Elle était sur le boulevard.
— Le boulevard.
— Oui.
— Et y avait-il quoi que ce soit qui obstruait, barricade ou obstacle quelconque, et obligeait M. McCoy à arrêter la voiture là où il l’a fait ?
— Non.
— Très bien. Dites-nous ce qui s’est passé alors ?
M. McCoy était sorti de la voiture pour voir ce qui s’était passé et elle avait ouvert la porte et regardé en arrière. Elle pouvait voir les deux jeunes gens qui venaient vers la voiture.
— Et pourriez-vous nous dire quelle a été votre réaction quand vous les avez remarqués, venant vers vous ?
— J’ai eu peur. J’ai cru qu’ils allaient nous attaquer… à cause de ce qui s’était passé.
— Parce que M. McCoy en avait heurté un ?
— Oui. Yeux baissés, peut-être de honte.
— Est-ce qu’ils vous ont menacés, verbalement ou par des gestes quelconques ?
— Non. Pas du tout. Plus de honte encore.
— Mais vous pensiez qu’ils pouvaient vous attaquer ?.
— Oui. Un ton humble.
Une voix gentille :
— Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
— Parce que nous étions dans le Bronx en pleine nuit.
Une voix douce, paternelle :
— Est-il possible également que ce soit parce que ces deux jeunes gens étaient noirs ?
Un temps.
— Oui.
— Pensez-vous que M. McCoy ressentait la même chose ?
— Oui.
— Est-ce qu’à un moment quelconque il a, verbalement, indiqué qu’il ressentait cela ?
— Oui, il l’a fait.
— Qu’a-t-il dit ?
— Je ne me souviens pas exactement, mais nous en avons parlé plus tard, et il a dit que c’était comme un combat dans la jungle.
— Un combat dans la jungle ? Ces deux jeunes gens qui marchaient vers vous, après que l’un d’entre eux avait été heurté par la voiture de M. McCoy – c’était comme un combat dans la jungle ?
— C’est ce qu’il a dit, oui.
Kramer se tut pour laisser s’enfoncer ce clou.
— Très bien. Les deux jeunes gens s’approchent de la voiture de M. McCoy. – Qu’avez-vous fait alors ?
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Qu’avez-vous fait, ou dit ?
— J’ai dit « Sherman, attention ! »
Sheuhmeuhn. L’un des jurés gloussa.
Kramer dit :
— Pourriez-vous répéter ceci, s’il vous plaît, Mme Ruskin ? Répéter ce que vous avez dit à M. McCoy ?
— J’ai dit « Sheuumeuhn, attention ».
— Bon, Mme Ruskin… si vous me le permettez… Vous avez un accent très remarquable. Vous donnez au prénom de M. McCoy une prononciation douce. Sheuhmeuhn. Est-ce correct ?
Un petit sourire plein de regrets mais convenable traversa son visage.
— Je crois. Vous êtes meilleur juge que moi.
— Eh bien, voudriez-vous le prononcer à votre manière pour nous, juste une fois de plus ? Le prénom de M. McCoy.
— Sheuhmeuhn.
Kramer se tourna vers les jurés et se contenta de les regarder. Sheuhmeuhn.
— Très bien, Mme Ruskin, que s’est-il passé ensuite ?
Elle raconta comment elle s’était glissée derrière le volant et comment M. McCoy s’était assis sur le siège du passager, elle avait accéléré, touchant presque le jeune homme qui avait échappé au choc quand M. McCoy conduisait. Une fois en sécurité sur l’autoroute, elle avait voulu signaler l’accident à la police. Mais M. McCoy ne voulait pas en entendre parler.
— Pourquoi ne voulait-il pas signaler ce qui s’était passé ?
— Il a dit qu’il conduisait quand c’était arrivé et que donc c’était à lui de prendre sa décision, et qu’il n’allait pas le signaler.
— Oui, mais il a bien dû vous fournir une raison.
— Il a dit que ce n’était qu’un incident dans la jungle et que cela ne ferait aucun bien de le signaler, et qu’il ne voulait pas que cela arrive aux oreilles de son employeur et de sa femme. Je crois qu’il était plus inquiet à cause de sa femme.
— Parce qu’il avait renversé quelqu’un avec sa voiture ?
— Parce qu’il était venu me chercher à l’aéroport. Les yeux baissés.
— Et c’était une raison suffisante pour ne pas signaler qu’un jeune homme avait été blessé, et, comme il s’avère aujourd’hui, très grièvement ?
— Eh bien… Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il avait dans la tête. Doucement, tristement.
Très bien Maria Teresa ! Un élève appliqué ! Tout à fait convenable d’avouer les limites de tes connaissances !
Et ainsi, l’adorable veuve Ruskin enfonça M. Sherman McCoy comme une pierre.
Kramer quitta la salle du grand jury dans cet état de grâce connu principalement des athlètes qui viennent de remporter une grande victoire. Il avait du mal à réprimer son sourire.
— Hé, Larry !
Bernie Fitzgibbon courait vers lui dans le hall. Bien ! maintenant il avait une histoire de guerre et demie pour cet Irlandais de malheur.
Mais avant qu’il puisse sortir le premier mot sur son triomphe, Bernie lui dit « Larry, t’as vu ça ? »
Et il lui brandit un exemplaire du City Light sous les yeux.
Quigley, qui venait d’entrer, ramassa le City Light sur le bureau de Killian et le lut. Sherman était assis à côté du bureau dans le misérable fauteuil en fibre de verre et détournait les yeux, mais il pouvait encore la voir, la première page.
Un bandeau en haut de la page lisait : EXCLUSIF ! UN NOUVEAU CHOC DANS L’AFFAIRE MCCOY !
Dans le coin en haut à gauche de la page se trouvait une photo de Maria vêtue d’une jupe courte, le haut de ses seins qui pointaient et les lèvres entrouvertes. L’image était habillée par un titre en énorme lettres noires :
VIENS
DANS MON
NID D’AMOUR À LOYER BLOQUÉ !
Plus bas, un bandeau en caractères plus petits :
MARIA LA MILLIONNAIRE RECEVAIT MCCOY
DANS UN NID D’AMOUR À 331 $ PAR MOIS
par Peter Fallow.
Killian était derrière son bureau, vautré dans son fauteuil tournant et étudiait le visage lugubre de Sherman.
— Écoute, dit Killian, t’inquiètepaspourça. C’est une histoire salace, mais ça n’empire pas notre affaire. Ça l’aide même peut-être. Ça tend à saper sa crédibilité. À la sortie, elle a l’air d’une pute.
— C’est tout à fait vrai, dit Quigley, d’une voix qui était censée être encourageante. Nous savons déjà où elle était quand son mari est mort. Elle était en Italie en train de s’envoyer en l’air avec un môme nommé Filippo. Et maintenant y’a ce Winter qui dit qu’elle faisait monter des mecs là-haut tout le temps. Ce Winter est un prince, pas vrai, Tommy ?
— Un adorable proprio, vraiment, dit Killian. – Puis à Sherman : – Si Maria retourne sa veste, tout ça ne peut que nous aider. Pas beaucoup, mais un peu.
— Je ne pensais pas à l’affaire, dit Sherman. – Il soupira et laissa son grand menton tomber jusque sur son cou. – Je pensais à ma femme. Ça va l’achever. Je crois qu’elle m’avait à moitié pardonné, ou au moins qu’elle allait être de mon côté, qu’elle allait maintenir notre famille en un seul morceau. Mais ça… ça va l’achever.
— Tu t’es mis avec une pute de haut vol, dit Killian. Ça arrive tout le temps. Y’a pas de quoi en faire un plat.
Une pute ? À sa plus grande surprise, Sherman sentit un besoin urgent de défendre Maria. Mais il dit :
— Malheureusement, j’ai juré à ma femme que je n’ai jamais… jamais rien fait que flirter avec elle une fois ou deux.
— Tu crois vraiment qu’elle a gobé ça ? demanda Killian.
— Peu importe, dit Sherman, j’avais juré que c’était la vérité et je lui avais demandé de me pardonner. C’était très important pour moi. Et maintenant elle apprend, avec le reste de New York et le reste du monde, sur la première page d’un journal que j’étais… je ne sais pas. Il secoua la tête.
— Mais ce n’est pas comme si c’était une histoire sérieuse, dit Quigley. La nana est une pute de haut vol, comme dit Tommy.
— Ne l’appelez pas comme ça, dit Sherman d’une voix sourde, mélancolique, sans regarder Quigley. Elle est la seule personne correcte dans toute cette merde.
Killian dit :
— Elle est tellement correcte qu’elle va passer à l’ennemi, si c’est pas déjà fait.
— Elle était prête à faire ce qu’il fallait, dit Sherman, j’en suis convaincu et je lui ai renvoyé ses bons instincts en pleine figure.
— Arrête-moi ces conneries ! J’en crois pas mes oreilles.
— Elle ne m’a pas appelé et demandé de la retrouver dans cet appartement pour me couler. C’est moi qui suis allé là-bas câblé… pour la couler. Qu’est-ce qu’elle avait à gagner en me voyant ? Rien. Ses avocats lui avaient probablement dit de ne surtout pas me voir.
Killian hocha la tête.
— C’est vrai.
— Mais ce n’est pas comme ça que l’esprit de Maria fonctionne. Elle n’est pas prudente. Elle ne va pas virer au légalisme, simplement parce qu’elle est coincée. Je vous ai dit une fois que son moyen d’expression c’était les hommes, et c’est la vérité, exactement comme… le milieu d’un dauphin est… la mer.
— Et un requin, ça t’irait ? dit Killian.
— Non.
— Okay, comme tu voudras. C’est une sirène alors.
— Tu peux l’appeler comme tu voudras. Mais je suis convaincu que quoi qu’elle puisse faire dans cette affaire me concernant, moi, un type avec qui elle était liée, elle ne le ferait pas derrière un écran d’avocats – et elle ne serait pas venue changée en table d’écoute… pour obtenir des preuves, elle. Quoi qu’il puisse se passer, elle voulait me voir, être près de moi, avoir une vraie conversation avec moi, une conversation honnête, sans jouer sur les mots – et coucher avec moi. Vous pouvez penser que je suis fou, mais c’est exactement ce qu’elle voulait faire.
Killian se contenta de lever les sourcils.
— Je crois également qu’elle n’était pas partie en Italie pour échapper à cette affaire. Je crois qu’elle y est allée exactement pour les raisons qu’elle a invoquées. Pour échapper à son mari… et m’échapper aussi… et je ne l’en blâme pas… et pour se marrer avec un joli garçon. Vous pouvez appeler ça du haut vol si vous voulez, mais elle est la seule dans toute cette histoire qui suit une ligne droite.
— C’est vrai, c’est très joli de te marcher sur le dos, dit Killian. Quel est le numéro d’urgence de C.S. LEWIS déjà ? On a un tout nouveau concept de moralité qui vient de naître ici !
Sherman se tapa du poing dans la paume.
— Je n’arrive pas à croire à ce que j’ai fait. Si seulement j’avais joué franc jeu avec elle ! Moi ! – avec mes prétentions à la respectabilité et à la correction ! et maintenant, regardez-moi ça !
Il ramassa le City Light, plus que prêt à se noyer dans cette honte publique.
— « Nid d’amour »… « rendez-vous amoureux »… une photo du véritable lit où « Maria la millionnaire recevait McCoy »… C’est ça que ma femme va voir, elle et quelques millions d’autres gens… et ma fille… Ma petite fille qui a presque sept ans. Ses petites amies seront parfaitement capables de lui expliquer ce que tout ceci signifie… passionnément… Vous pouvez en être certains… Imaginez un peu… Ce fils de pute, ce Winter, il est si visqueux qu’il laisse la presse entrer pour prendre une photo du lit !
Quigley dit :
— Ce sont des sauvages, M. McCoy, ces proprios dans les immeubles à loyers bloqués. Ce sont des maniaques. Ils n’ont qu’une idée en tête, du matin au soir, c’est de virer les locataires. Même un Sicilien ne déteste personne autant qu’un proprio hait ses locataires. Ils pensent que leurs locataires leur pompent le sang. Ils deviennent dingues. Ce mec voit la photo de Maria Ruskin dans les journaux et elle a un appartement de vingt pièces sur la Cinquième Avenue, alors il flippe et il se précipite au journal.
Sherman ouvrit le journal en page 3, où l’article commençait. Il y avait une photo de la façade de l’immeuble. Une autre photo de Maria, l’air jeune et sexy. Une photo de Judy l’air vieille et hagarde. Une autre photo de lui-même… et son menton aristocratique… et un grand sourire…
— Ça va l’achever, dit-il pour lui-même, mais assez fort pour que Killian et Quigley l’entendent.
Il coulait, coulait, coulait, se noyait dans sa honte… Il lut à voix haute :
— « Winter dit qu’il a des informations indiquant que Mme Ruskin payait un dessous de table de 750 $ à la véritable locataire, Germaine Boll, qui, elle, ne payait que les 331 $ de loyer bloqué. »
— C’est vrai, dit Sherman, mais je me demande comment il l’a su. Maria ne le lui a jamais dit, et je suis certain que Germaine non plus. Maria ne m’en a parlé qu’une seule fois et je n’en ai jamais parlé à personne.
— Où ? demanda Quigley.
— Où quoi ?
— Où étiez-vous quand elle vous en a parlé ?
— J’étais… C’était la dernière fois que j’étais dans l’appartement. C’était le jour où le premier article est paru dans le City Light. C’était le jour où cet énorme jobard, ce monstre hassidim, a débarqué.
— Aïïïïe ! dit Quigley, un grand sourire aux lèvres. Tu vois le truc, Tommy ?
— Non, dit Killian.
— Eh bien moi, si, dit Quigley. Je peux me tromper, mais je crois que je vois le truc.
— Tu vois quoi ?
— Ce fils de pute, c’est le vrai serpent, dit Quigley.
— Maisdequoiqu’tu parles ?
— Je vous expliquerai plus tard, dit Quigley, toujours avec le sourire. Pour l’instant je vais là-bas.
Il quitta le bureau et sortit dans le couloir d’un pas rapide.
— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Sherman.
— Je n’en suis pas certain, dit Killian.
— Où est-ce qu’il va ?
— Je ne sais pas. Je le laisse faire comme il veut. Quigley est une force de la nature.
Le téléphone de Killian sonna et la voix de la réceptionniste résonna dans l’interphone.
— C’est M. Fitzgibbon sur la 3.
— Je le prends, dit Killian, et il décrocha.
— Ouais Bernie ?
Killian écouta, les yeux baissés, mais de temps en temps il relevait les yeux vers Sherman. Il prit quelques notes. Sherman pouvait sentir son cœur qui recommençait à taper comme un fou.
— Selon quelle théorie ? dit Killian. – Il écouta un peu plus. – C’est d’ la merde, et tu le sais… Ouais, eh bien je… je… Quoi ?… Quelle salle ce sera ?… Mmh mmh… – Au bout d’un moment il dit : – Ouais il sera là. – Il regarda Sherman en disant ça. – Okay, merci Bernie.
Il raccrocha et dit à Sherman :
— Eh bien… le grand jury t’inculpe. Elle est passée dans l’autre camp.
— Il t’a dit ça ?
— Non. Il ne peut pas parler de ce qui se passe dans un grand jury. Mais il l’a mis entre les lignes.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ?
— La première chose, c’est que demain matin, le procureur demande à la cour d’élever le prix de la caution.
— Élever la caution ? Ils peuvent faire ça ?
— La théorie est que maintenant que tu es inculpé, tu as de bien meilleures raisons de tenter de fuir la justice.
— Mais c’est absurde.
— Bien sûr que c’est absurde, mais c’est ce qu’ils vont faire et tu dois y être pour ça.
Une terrible prise de conscience envahissait Sherman.
— Combien vont-ils demander ?
— Bernie ne sait pas, mais ça va être beaucoup. Un demi-million. Un quart de million. Au bas mot. Un truc merdeux dans l’ genre. C’est simplement Weiss qui joue sur les gros titres, qui joue pour le vote des noirs.
— Mais… ils peuvent vraiment monter si haut ?
— Tout dépend du juge. L’audience est devant Kovitsky, qui est également le juge qui supervise le grand jury. Il a des couilles en pierre. Avec lui, au moins, tu as une chance.
— Mais s’ils… De combien de temps je dispose pour rassembler l’argent ?
— Combien de temps ? Dès que tu as versé la somme, tu sors.
— Je sors ? – Terrible pensée. – Comment ça, je sors ?
— Tu sors de détention.
— Mais pourquoi devrais-je être en détention ?
— Eh bien, dès que la nouvelle caution est chiffrée, tu restes en détention jusqu’à ce que tu verses la somme, à moins de la verser immédiatement.
— Une minute, Tommy. Tu ne veux pas dire que s’ils augmentent ma caution demain matin, ils vont immédiatement m’incarcérer, là, tout de suite, dès que la caution est fixée ?
— Eh bien, si. Mais pas de conclusions hâtives.
— Tu veux dire qu’ils vont m’arrêter, là, en plein tribunal ?
— Ouais, si – mais ne…
— M’arrêter et m’emmener où ?
— Eh bien, sûrement la Maison d’Arrêt du Bronx. Mais le plus important c’est que…
Sherman commença à secouer la tête. Il avait l’impression qu’on venait de mettre le feu à sa mœlle épinière.
— Je ne peux pas vivre ça, Tommy.
— Ne pense pas immédiatement au pire ! Il y a des choses que nous pouvons faire.
Secouant toujours la tête :
— Je n’ai aucun moyen de trouver un demi-million de dollars cet après-midi et de les mettre dans un sac.
— Je ne cause pas – cause pas – de quoi que ce soit dans ce style, bordel de Dieu. C’est une audience de caution. Le juge doit entendre les argumentations. Et nous avons un bon argument.
— Oh, ouais, dit Sherman, bien sûr. Tu as dit toi-même que tout ça est un jeu de football politique. – Il laissa retomber sa tête, la remuant davantage. – Dieu du Ciel, Tommy, je ne le supporterai pas.
Comme une baleine, Ray Andriutti descendait son sandwich au pepperoni et son café jaunasse, et Jimmy Caughey tenait un demi-sandwich saucisse, en l’air comme un bâton, tout en parlant à quelqu’un au téléphone à propos d’une affaire de merde qu’on lui avait confiée. Kramer n’avait pas faim. Il n’arrêtait pas de relire l’article de City Light. Il était fasciné. Nid d’amour à loyer bloqué, 331 $ par mois. Cette révélation n’affectait pas réellement l’affaire dans un sens ou un autre.
Maria Ruskin n’aurait plus tout à fait l’air de la sympathique adorable petite qui avait eu un tel succès devant le grand jury, mais elle ferait un bon témoin quand même. Et quand elle ferait son duo « Sheuhmeuhn » avec Roland Auburn, il tiendrait Sherman McCoy pour de bon. Nid d’amour à loyer bloqué, 331 $ par mois. Oserait-il convoquer M. Hiellig Winter ? Et pourquoi pas ? Il devrait l’interroger de toute façon… voir s’il pouvait amplifier la relation de Maria Ruskin et Sherman McCoy qui se ramenait à… à… à un nid d’amour à loyer bloqué, 331 $ par mois.
Sherman sortit du living-room et pénétra dans le hall d’entrée, écoutant le son de ses chaussures sur le solennel marbre vert. Puis il tourna et écouta le bruit de ses pas résonner sur le marbre jusqu’à la bibliothèque. Dans la bibliothèque il y avait encore une lampe, près d’un fauteuil, qu’il n’avait pas allumée. Alors il l’alluma. L’appartement entier, les deux étages, était étincelant de lumière et d’un calme absolu. Son cœur s’affolait à un bon rythme. Incarcéré – demain, ils allaient le remettre là-dedans ! Il voulait pleurer, hurler, mais il n’y avait personne dans ce vaste appartement auprès de qui pleurer. Ni personne à l’extérieur.
Il pensa à un couteau. Dans l’abstrait, c’était d’une efficacité d’acier, un bon couteau de cuisine. Mais il essaya de se jouer la scène mentalement. Où l’enfoncerait-il ? Pourrait-il le supporter ? Et s’il ne faisait que se saigner malproprement ? Se jeter par une fenêtre. Combien de temps avant d’atteindre le pavé de cette hauteur ? Quelques secondes… D’interminables secondes… Pendant lesquelles il penserait à quoi ? À ce que cela ferait à Campbell, ou bien prenait-il le chemin des lâches… Était-il même sérieux de penser à ça ? Ou bien n’étaient-ce que des spéculations superstitieuses, dans lesquelles il présumait que s’il pensait à ce qu’il pouvait supporter de pire… L’instant présent… Retourner là-dedans ? Non, il ne pourrait pas le supporter.
Il s’empara du téléphone et rappela la maison de Southampton. Toujours pas de réponse ; toute la soirée il n’y avait pas eu de réponse, en dépit du fait que, selon sa mère, Judy et Campbell, Bonita, Mlle Lyons et le dachshund avaient quitté la maison de la 73e Rue Est pour Southampton avant le déjeuner. Sa mère avait-elle lu l’article dans le journal ? Oui. Judy l’avait-elle vu ? Oui. Sa mère n’avait même pas été capable de se reprendre assez pour faire le moindre commentaire à ce sujet. C’était trop difficile d’en parler. Et alors, combien cela avait dû être dur pour Judy ! Elle n’était pas allé à Southampton du tout ! Elle avait décidé de disparaître, emmenant Campbell avec elle… dans le Midwest… dans le Wisconsin… Un flash de souvenirs… les mornes plaines seulement ponctuées de châteaux d’eau en aluminium argenté, en forme de champignons modernistes, et des bosquets d’arbres tordus… Un soupir… Campbell serait mieux là-bas qu’à New York, vivant avec le souvenir dégradé d’un père qui n’existait déjà plus, en fait… un père coupé de tout ce qui définissait un être humain, excepté son nom, qui était maintenant celui du méchant des dessins animés que les journaux, la télévision et les rapaces de toutes sortes étaient libres de maculer de boue à loisir… il coulait, coulait, coulait, il s’abandonnait à l’ignominie et à l’attendrissement sur soi-même… jusqu’à ce qu’à la douzième sonnerie environ, quelqu’un finisse par décrocher le téléphone.
— Allô ?
— Judy ?
Un temps.
— Je pensais que ce devait être toi, dit Judy.
— Je suppose que tu as lu cet article, dit Sherman.
— Oui.
— Bon, écoute…
— À moins que tu veuilles que je raccroche immédiatement, ne me parle absolument pas de cela. Ne commence même pas.
Il hésita.
— Comment va Campbell ?
— Elle va bien.
— Qu’est-ce qu’elle sait de tout ça ?
— Elle comprend qu’il y a des problèmes graves. Elle sait qu’il se passe quelque chose. Je ne pense pas qu’elle sache exactement quoi. Heureusement l’école est finie, bien que ce soit assez dur d’être ici.
— Laisse-moi t’expliquer…
— Non. Je ne veux pas écouter tes explications. Je suis désolée, Sherman, mais je n’ai pas envie de voir mon intel ligence insultée. Elle l’a déjà été bien assez comme cela.
— Très bien, mais il faut que je te dise au moins ce qui va se passer. Je vais être incarcéré demain. Je retourne en prison
Doucement :
— Pourquoi ?
Pourquoi ? Peu importe pourquoi ! Je hurle pour que tu me prennes dans tes bras ! Mais je n’en ai plus le droit ! Alors il lui expliqua en gros le problème de l’augmentation de la caution.
— Je vois, dit-elle.
Il attendit un moment, mais c’était tout.
— Judy, je ne crois pas que je puisse le faire.
— Que veux-tu dire ?
— C’était déjà horrible la première fois, et je n’y suis resté que quelques heures, en détention provisoire. Cette fois, ça va être la Maison d’Arrêt du Bronx !
— Mais jusqu’à ce que tu payes la caution.
— Mais je ne sais pas si je pourrai supporter un seul jour de ça, Judy. Après toute cette publicité, ce sera plein de gens… qui m’attendent… Je veux dire, c’est déjà assez dur quand ils ne savent pas qui tu es. Tu ne peux pas imaginer ce que c’est…
Il se tut. Je voudrais pleurer sur ton épaule ! Mais il en avait perdu le droit.
Elle perçut le désespoir contenu dans sa voix.
— Je ne sais pas quoi te dire, Sherman. Si je pouvais être auprès de toi d’une manière ou d’une autre, je le serais. Mais tu n’arrêtes pas de brûler le terrain tout autour de moi. Nous avons déjà eu cette même conversation. Que me reste-t-il que je puisse te donner ? Je me sens seulement… désolée pour toi, Sherman. Je ne sais pas quoi te dire d’autre.
— Judy ?
— Oui ?
— Dis à Campbell que je l’aime beaucoup. Dis-lui… dis-lui de penser à son père comme à la personne qui était là avant que tout ceci n’arrive. Dis-lui que tout ceci te fait du mal et que tu ne peux plus jamais être la même personne qu’auparavant.
Il souhaitait désespérément que Judy lui demande ce qu’il entendait par là. À la première invitation il était prêt à déverser tout ce qu’il ressentait. Mais tout ce qu’elle dit fut :
— Je suis certaine qu’elle t’aimera toujours, quoi qu’il advienne.
— Judy ?
— Oui ?
— Tu te souviens quand on vivait dans le Village, et quand je partais travailler ?
— Quand tu partais travailler ?
— Quand j’ai commencé à travailler chez Pierce & Pierce ? La façon dont je levais le poing gauche quand je quittais l’appartement, le salut des Black Panthers ?
— Oui, je me souviens.
— Tu te souviens pourquoi ?
— Je crois, oui.
— C’était supposé signifier que oui, j’allais travailler à Wall Street, mais que mon cœur et mon âme n’appartiendraient jamais à Wall Street. Que je me servirais de Wall Street, que je me révolterais et que je casserais tout ça. Tu te souviens de tout ça ?
Judy ne dit rien.
— Je sais que les choses ne se sont pas passées comme ça, poursuivit-il, mais je me souviens de cette merveilleuse impression. Pas toi ?
Le silence, encore.
— Eh bien maintenant j’ai rompu avec Wall Street. Ou Wall Street a rompu avec moi. Je sais que ce n’est pas la même chose, mais d’une curieuse manière, je me sens libéré.
Il s’arrêta, espérant provoquer un commentaire.
Finalement, Judy dit :
— Sherman ?
— Oui ?
— C’est un souvenir, Sherman, mais ce n’est pas vivant. – Sa voix se brisa. – Tous nos souvenirs de cette époque ont été terriblement abîmés. Je sais que tu veux que je te dise autre chose, mais j’ai été trahie et j’ai été humiliée. Je souhaiterais pouvoir être quelqu’un que j’étais il y a longtemps et t’aider, mais je ne peux pas, je ne veux pas.
Elle reniflait des larmes.
— Cela m’aiderait si tu pouvais me pardonner – si tu me donnais une dernière chance.
— Tu m’as déjà demandé cela, Sherman, une fois. Très bien, je te pardonne. Et je te redemande : qu’est-ce que ça change ? Elle pleurait doucement.
Il n’avait pas de réponse, point final.
Plus tard, il s’installa dans le calme étincelant de la bibliothèque. Il s’enfonça dans le fauteuil tournant devant son bureau. Il était conscient de la pression du bord du siège sous ses cuisses. Cuir Sang-de-Bœuf Marocain : 1 100 $ juste pour recouvrir le dossier et le siège de cet unique fauteuil.
La porte de la bibliothèque était ouverte. Il regarda vers le hall d’entrée. Là, sur le sol de marbre, il apercevait les pieds aux courbes extravagantes de l’un des fauteuils Thomas Hope. Pas une reproduction en acajou mais l’un des originaux en bois de rose ; Bois de Rose ! La joie enfantine de Judy quand elle avait découvert ces originaux en bois de rose !
Le téléphone sonna. Elle rappelait ! Il décrocha à toute vitesse.
— Allô ?
— Héhéhéhé Sherman. – Son cœur se brisa à nouveau. C’était Killian. – Je voudrais que tu descendes ici immédiatement. Kekchose à te montrer.
— Tu es encore à ton bureau ?
— Quigley est là aussi. On a kekchose à te montrer.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’ préférerais pasencauser – pasencauser – au téléphone. Je veux que tu viennes ici.
— Très bien… J’arrive. J’arrive.
Il n’était pas certain qu’il aurait pu rester une minute de plus dans l’appartement, de toute façon.
Dans le vieil immeuble de Reade Street, le portier de nuit qui semblait être chypriote ou arménien, écoutait une station de country-music sur une énorme radio portable. Sherman dut s’arrêter et écrire son nom et l’heure sur un registre. Avec un accent épais le gardien reprenait le refrain de la chanson.
Sherman prit l’ascenseur, traversa le calme et terne couloir, et poussa la porte qui portait la plaque de plastique découpé DERSHKIN, BELLAVITA, FISHBEIN & SCHLOSSEL. Pendant un moment il pensa à son père. La porte était fermée à clé. Il frappa et au bout de cinq ou dix secondes, Ed Quigley l’ouvrit.
— Hola ! Entrez ! dit Quigley.
Son visage buriné était tout illuminé. Rayonnant, voilà le mot. Tout d’un coup il était l’ami le plus chaleureux de Sherman. Un demi-gloussement lui échappa tandis qu’il guidait Sherman vers le bureau de Killian.
Killian était debout, avec le sourire du chat qui vient de manger le canari. Sur son bureau se trouvait un gros magnétophone qui venait visiblement des plus hautes sphères du Royaume de l’Audio-Visuel.
— Héhéhéhéhé ! dit Killian. Prends un siège. Tiens-toi bien. Tu vas entendre kekchose !
Sherman s’installa à côté du bureau.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu vas me le dire, dit Killian.
Quigley était debout à côté de Killian, regardant la machine et fier comme un écolier sur scène pour recevoir le prix d’honneur.
— Je ne veux pas que tu bâtisses trop d’espoir là-dessus, dit Killian, parce qu’il y a encore quelques sérieux problèmes avec ça, mais tu risques de trouver ça intéressant.
Il appuya sur un bouton de la machine et un flot de grésillements dans les graves s’éleva. Puis une voix d’homme :
— Je le savais, je le savais à ce moment-là. On aurait dû déclarer l’accident tout de suite. – Pendant les deux premières secondes, il ne la reconnut pas. Puis il comprit. Ma propre voix ! La voix poursuivait : – Je ne peux pas croire que nous soyons dans une telle situation.
Une voix de femme :
— Eh bien c’est trop tard, Sherman. Sheuhmeuhn. Le lait est renversé.
La scène entière – la peur, la tension, l’atmosphère même – envahit le système nerveux de Sherman… dans son repaire le soir du premier article sur Henry Lamb dans le City Light… LA MÈRE DU BRILLANT ÉTUDIANT : LES FUCS S’ASSOIENT SUR LE DÉLIT DE FUITE… Il pouvait presque revoir le titre sur la table au pied de chêne.
Sa voix :
— Tu dis juste… ce qui s’est vraiment passé.
Sa voix à elle :
— Oh, ça fera très bien. Deux garçons nous arrêtent, essaient de nous dévaliser, mais tu as jeté un pneu sur l’un d’eux et je nous ai sortis de là en conduisant comme un… un… coureur de rallye, mais je ne savais pas que j’avais touché quelqu’un.
— Eh bien, mais c’est exactement ce qui s’est produit, Maria.
— Et qui va le croire ?
Sherman regarda Killian. Killian avait un petit sourire au coin de la lèvre. Il leva sa main droite comme pour dire à Sherman d’écouter et de ne pas parler encore. Quigley avait les yeux fixés sur la machine magique. Ses lèvres étaient serrées pour retenir le grand sourire auquel il pensait avoir droit.
Bientôt le géant arriva :
— Vous vivez ici ?
Sa propre voix :
— J’ai dit que nous n’avions pas le temps de vous parler !
Il avait l’air terriblement arrogant et précieux. Il ressentit à nouveau toute l’humiliation de cet instant, l’horrible sentiment d’être forcé à un duel masculin, tout à fait physique, et qu’il ne pouvait absolument pas gagner.
— Vous ne vivez pas ici, et elle vit pas ici. Qu’est-ce que vous faites ici.
Le type arrogant :
— Cela ne vous regarde pas ! Maintenant, soyez gentil et sortez !
— C’est pas chez vous ici, okay ? Nous avons un vrai problème.
Puis la voix de Maria… la querelle… Un énorme craquement quand la chaise se brise et que le Géant s’écrase sur le plancher… son ignominieuse retraite… les éclats de rire de Maria…
Finalement, sa voix disant :
— Germaine ne paye que 331 $ par mois, et je la paye 750 $. C’est un loyer bloqué. Ils adoreraient qu’elle parte d’ici.
Bientôt les voix cessèrent… et Sherman se souvint, sentit, la séance agitée sur le lit…
Quand la bande s’arrêta, Sherman dit à Killian :
— Mon Dieu, c’est stupéfiant D’où est-ce que cela vient ?
Killian regarda Sherman mais pointa son index sur Quigley. Donc Sherman regarda Quigley. C’était l’instant que Quigley avait attendu.
— Dès que vous m’avez dit où elle vous avait parlé de son histoire de loyer, je l’ai su. Je le savais, putain ! Ces jobards. Ce Hiellig Winter n’est pas l’ premier. Des bandes activées par commande vocale. Alors je suis allé là-bas. Ce dingo a des micros cachés dans les boîtes des interphones de chaque appartement. Le magnéto est dans la cave dans un placard fermé à clé.
Sherman regardait le visage radieux de l’homme.
— Mais pourquoi ils s’ennuieraient à faire ça ?
— Pour virer les locataires ! dit Quigley. La moitié des gens dans ces immeubles à loyers bloqués ne sont pas là légalement, la moitié sous-louent, comme votre amie, là. Mais le prouver devant un tribunal, ça c’est une autre affaire. Alors ce dingue enregistre toutes les conversations dans l’appart’ avec son truc à commande vocale. Croyez-moi, il est pas l’ premier.
— Mais… ce n’est pas illégal ?
— Illégal ! dit Quigley avec une joie manifeste. C’est tellement illégal que c’est même pas drôle ! C’est tellement illégal, putain, que s’il entrait par cette porte, là, maintenant j’ lui dirais « Hé, j’ai pris tes putains de bandes. Keske t’en penses ? » Et il dirait « Je ne vois pas de quoi vous voulez parler » et il se tirerait comme un gentil petit garçon. Mais je vais vous dire, ces dingues, ils sont vraiment jetés !
— Et vous l’avez prise, comme ça ? Mais comment vous êtes entré ?
Quigley haussa les épaules avec une suffisance consommée.
— C’était pas un problème.
Sherman regarda Killian.
— Mon dieu… alors peut-être… si c’est enregistré, alors peut-être… Juste après que le truc s’est produit, Maria et moi sommes revenus à l’appartement et on a parlé de tout ça, de tout ce qui s’était passé. Si c’est sur bande – ça serait… fantastique !
— Ça y est pas, dit Quigley. J’ai écouté des kilomètres de c’ truc. Ça va pas aussi loin en arrière. Il doit l’effacer de temps en temps et réenregistrer par-dessus, pour pas devoir racheter des tonnes de bandes.
Légèrement surexcité, Sherman dit à Killian :
— Eh bien peut-être que ceci nous suffit.
Quigley dit :
— En passant, vous êtes pas le seul visiteur qu’elle reçoit dans ce taudis.
Killian le coupa :
— Ouais, eh bien, ça n’a aucun intérêt historique pour l’instant. Bon, voilà le truc, Sherman. Je veux pas que tu mettes tes espoirs trop haut à cause de ça. On a deux problèmes sérieux. Le premier c’est qu’elle ne balance pas directement qu’elle a renversé le môme et pas toi. Ce qu’elle dit est indirect. La moitié du temps on dirait qu’elle ne fait que répéter ce que toi tu dis. Néanmoins, c’est une bonne arme. C’est certainement suffisant pour semer le doute chez les jurés. Elle a vraiment l’air de corroborer ta théorie d’une tentative d’agression. Mais on a un autre problème, et pour être honnête avec toi, je vois vraiment pas ce qu’on peut y faire. Il n’y a aucun moyen de transformer cette bande en preuve.
— Comment ça ? Et pourquoi pas ?
— Comme dit Ed, c’est une bande totalement illégale. Ce dingue de Winter pourrait aller en taule à cause de ça. Il y a aucun moyen qu’une bande clandestine et illégale soit utilisée dans un tribunal.
— Mais alors pourquoi vous m’avez câblé ? C’était une bande clandestine. Comment est-ce qu’on aurait pu l’utiliser ?
— Clandestine, mais pas illégale. Tu as parfaitement le droit d’enregistrer tes propres conversations, secrètement ou pas. Mais si c’est les conversations de quelqu’un d’autre, c’est illégal. Si ce dingo de proprio, ce Winter, enregistrait ses propres conversations, y aurait plus de problème.
Sherman fixait Killian, la bouche ouverte, ses espoirs nouveau-nés déjà écrabouillés.
— Mais ce n’est pas juste !… Ce sont des… preuves vitales ! Ils ne peuvent pas supprimer des preuves vitales pour des raisons techniques !
— J’ai des nouvelles pour toi, mec. Ils peuvent le faire. Et ils le feront. Ce qu’il faut qu’on trouve c’est un moyen d’utiliser cette bande pour obliger quelqu’un à nous apporter un témoignage légitime. Comme un moyen d’obliger ton amie Maria à être claire dans cette affaire par exemple. T’as pas une brillante idée ?
Sherman réfléchit un moment. Puis il soupira et regarda au loin, loin des deux hommes. Tout était trop absurde.
— Je ne sais même pas comment tu pourrais l’obliger à écouter ce satané truc.
Killian regarda Quigley. Quigley secoua la tête. Tous trois demeuraient silencieux.
— Attendez un peu, dit Sherman, laissez-moi voir cette bande.
— La voir ! dit Killian.
— Oui, donnez-la moi.
— L’enlever de la machine ?
— Oui. Sherman tendit la main.
Quigley la rembobina et la sortit de la machine avec moult précautions, comme si c’était une précieuse pièce de verre soufflé. Il la tendit à Sherman.
Sherman la prit à deux mains et la regarda.
— Que je sois pendu, dit-il en regardant Killian, c’est à moi.
— Keske tu veux dire par à toi ?
— Elle est à moi cette bande, c’est moi qui l’ai faite.
Killian le regarda, intrigué, comme s’il cherchait où était la plaisanterie.
— Keske tu veux dire, tu l’as faite ?
— Cette nuit-là, j’avais un magnétophone caché, parce que cet article du City Light venait de sortir et je me figurais que j’aurais peut-être besoin d’une vérification de ce qui s’était réellement passé. Ce que nous venons d’entendre, c’est la bande que j’ai faite cette nuit-là. C’est ma bande.
Killian était bouche bée.
— Keske tu racontes ?
— Je te dis que j’ai fait cette bande. Qui va dire le contraire ? Cette bande m’appartient. Pas vrai ? Voilà le truc. J’ai fait cette bande pour avoir une trace véritable de ma propre conversation. Dites-moi, Maître, diriez-vous que cette bande peut être admise par la cour ?
Killian regarda Quigley.
— Putain de Dieu, puis il regarda Sherman. Soyons bien clairs, M. McCoy. Vous me déclarez que vous vous êtes muni d’un magnétophone et que vous avez enregistré cette bande de votre conversation avec Mme Ruskin ?
— Exactement. Est-ce admissible ?
Killian regarda Quigley, sourit, puis le fixa à nouveau.
— C’est tout à fait possible, M. McCoy, tout à fait possible. Mais vous devez m’expliquer autre chose. Comment exactement avez-vous réalisé cette bande ? Quel type d’équipement avez-vous utilisé ? Comment vous êtes-vous câblé ? Je crois que si vous voulez que la cour admette cette preuve, vous feriez mieux d’être capable de raconter ce que vous avez fait, de A à Z.
— Eh bien, dit Sherman, j’aimerais entendre M. Quigley ici présent deviner comment je l’ai faite. Il a l’air très compétent en cette manière. J’aimerais l’entendre deviner.
Quigley regarda Killian.
— Vas-y, Ed, dit Killian, ton opinion ?
— Eh bien, dit Quigley, si c’était moi, je me procurerais un Nagra 2600, à commande vocale, et je…
Il décrivit dans les moindre détails comment il utiliserait le légendaire Nagra, comment il se câblerait et s’assurerait d’obtenir la meilleure qualité d’enregistrement possible d’une telle conversation.
Lorsqu’il eut fini, Sherman dit :
— Monsieur Quigley, vous êtes extrêmement compétent en cette matière. Vous savez pourquoi ? Parce que c’est exactement ce que j’ai fait. Vous n’avez omis aucun détail. – Puis il fixa Killian. – Là, on l’a. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je vais te dire ce que j’en pense, dit lentement Killian, tu m’as fait une putain de surprise. Je te savais pas capable de ça.
— Moi non plus, dit Sherman, mais il y a quelque chose qui me frappe depuis quelques jours. Je ne suis plus Sherman McCoy. Je suis quelqu’un d’autre sans nom propre. J’ai été cette autre personne depuis le jour où j’ai été arrêté. Je savais que quelque chose… quelque chose de fondamental s’était produit ce jour-là, mais je ne savais pas ce que c’était au début. D’abord je pensais que j’étais toujours Sherman McCoy et que Sherman McCoy traversait une période de malchance inouïe. Ces deux derniers jours pourtant, j’ai commencé à regarder la vérité en face. Je suis quelqu’un d’autre. Je n’ai plus rien à voir avec Wall Street, Park Avenue, ou Yale, ou St Paul ou Buckley ou avec le Lion de Dunning Sponget.
— Le Lion de Dunning Sponget ? fit Killian.
— C’est comme ça que j’ai toujours surnommé mon père. C’était un dirigeant, un aristocrate. Et il l’était sans doute, mais je ne suis plus lié à lui. Je ne suis plus l’homme que ma femme a épousé ni le papa que connaît ma fille. Je suis un être humain différent. J’existe ici, en bas maintenant, si tu peux me pardonner de présenter les choses comme ça. Je ne suis pas un client exceptionnel de Dershkin, Bellavita, Fishbein & Schlossel. Je suis l’accusé normal. Toute créature a son territoire et je suis dans le mien à l’heure actuelle. Reade Street, et la 161e Rue, et les cages – si je pense que je suis au-dessus de tout ça, je ne fais que m’illusionner, et j’ai arrêté de m’illusionner.
— Hélahélahéla, une seconde, dit Killian, c’est pas encore si grave.
— C’est si grave, dit Sherman, mais je te jure que je me sens beaucoup mieux. Tu sais comment ils s’y prennent avec un chien, un toutou, comme un chien policier qui a été chouchouté et bien nourri toute sa vie, pour l’entraîner à devenir un chien de garde vicieux ?
— Oui j’en ai entendu causer, dit Killian.
— Je l’ai vu faire, dit Quigley, je l’ai vu faire quand j’étais dans la police.
— Eh bien tu connais le principe, dit Sherman. Ils n’altèrent pas la personnalité de ce chien avec des biscuits ou des pilules. Ils l’enchaînent, et ils le battent, et ils le harcèlent et ils l’engueulent et ils le battent encore et encore jusqu’à ce qu’il se tourne, sorte ses crocs et soit prêt pour le combat final à chaque fois qu’il entend un son.
— C’est vrai, dit Quigley.
— Eh bien, dans cette situation, les chiens sont plus malins que les hommes, dit Sherman. Le chien ne s’accroche pas à la notion qu’il est un fabuleux joujou d’appartement perdu dans un terrifiant spectacle de dressage de chiens comme fait l’humain. Le chien pige. Le chien sait quand il est temps de se changer en animal et de se battre.
1. École littéraire du XIXe siècle.