20

Appels d’en haut

Gene Lopwitz ne recevait pas les visiteurs dans son bureau. Il les faisait asseoir dans un bouquet de fauteuils Chippendale anglais, devant des guéridons Chippendale irlandais, près de la cheminée. Ce bouquet de Chippendale, comme tous les autres bouquets de meubles dans ce vaste espace, était sorti du cerveau de Ronald Vine, le décorateur. Mais la cheminée, c’était du Lopwitz. La cheminée fonctionnait. Les stewards de la salle des obligations, qui étaient comme des gardiens de banque âgés, pouvaient vraiment y construire un feu de bois – fait qui avait procuré plusieurs semaines de ricanements aux cyniques de la maison tels que Rawlie Thorpe.

Tour de bureaux moderne, le building n’avait pas de conduits de cheminée. Mais Lopwitz, après une année de succès retentissant, était déterminé à posséder une cheminée avec un manteau de bois sculpté dans son bureau. Et pourquoi pas ? Puisque Lord Upland, propriétaire du Daily Courier de Londres en possédait une. Cet austère personnage avait offert un déjeuner en l’honneur de Lopwitz dans un grand et vieux bâtiment de briques de Fleet Street, dans l’espoir qu’il bazarde un paquet d’actions du Daily Courier, « créativement structuré », aux Amerloques. Lopwitz n’avait jamais oublié le maître d’hôtel qui venait de temps en temps remettre une bûche dans l’âtre. C’était tellement… comment aurait-on pu dire ?… tellement baronesque, voilà. Lopwitz s’était senti comme un petit garçon très veinard, invité dans la maison d’un grand homme.

Le home. C’était tout. Les Britanniques, avec cet instinct de classe qui les rendait toujours sûrs d’eux-mêmes, savaient que si un homme était au sommet du monde des affaires, il ne devait pas avoir un bureau d’homme d’affaires, qui l’aurait fait ressembler à une partie interchangeable d’un vaste mécanisme. Non. On se devait d’avoir un bureau qui ressemblerait au foyer d’un aristocrate, comme pour déclarer : « Je suis, personnellement, le seigneur, créateur et maître de cette vaste organisation. » Lopwitz s’était finalement retrouvé en pleine bataille avec les propriétaires de la tour, la compagnie qui la gérait pour eux et le Département de l’Urbanisme, les Pompiers et la Protection Civile, la construction des conduits et de la ventilation avait coûté 350 000 $, mais il avait réussi et Sherman McCoy contemplait effectivement maintenant la bouche de cet âtre baronesque, cinquante étages au-dessus de Wall Street, non loin de la salle des obligations de Pierce & Pierce. Néanmoins, il n’y avait pas de feu dans l’âtre. Il n’y en avait pas eu depuis très longtemps.

Sherman pouvait sentir une vrille électrique de tachycardie dans sa poitrine. Tous deux, Lopwitz et lui, étaient assis dans les monstrueux fauteuils Chippendale. Lopwitz n’était pas très fort pour les conversations badines, même dans les heureuses occasions, et ce petit rendez-vous allait être sinistre. La cheminée… les punaises… Dieu du Ciel… Tout, mais ne pas avoir l’air d’un chien battu. Sherman se redressa donc dans son fauteuil, releva son grand menton et se débrouilla même pour regarder un peu de haut, nez incliné, le seigneur et maître de cette vaste organisation.

— Sherman, dit Gene Lopwitz, je ne vais pas y aller par quatre chemins. J’ai trop de respect pour vous.

La vrille électrique dans sa poitrine ! l’esprit de Sherman courait au coude à coude avec son cœur, et il se demanda, tout a fait futilement, si Lopwitz savait où menaient ces quatre chemins. Probablement pas.

— J’ai eu une longue conversation avec Arnold vendredi, disait Lopwitz, et maintenant, ce que je vais vous dire – je veux qu’une chose soit claire, il ne s’agit pas d’argent, ni de l’argent qui a été perdu – ce n’est pas le problème.

Cette expédition en terrain psychologique transforma les joues déjà creusées de Lopwitz en grimace perplexe. C’était un zélote du jogging (de la race des 5 heures du matin). Il avait cet air athlétique et décharné de ceux qui sacrifient tous les matins sur l’autel osseux des grands dieux Aérobics.

Maintenant il en venait à l’histoire d’Oscar Suder et des bons d’United Fragrance, et Sherman savait qu’il devait prêter attention… vraiment… Les United Fragrance… Oscar Suder… et il pensait au City Light. Qu’entendaient-ils par « tout près d’un dénouement dans l’Affaire Henry Lamb » ? L’histoire, toujours par ce même Fallow, était sacrément vague, sauf pour dire que le « dénouement » avait été mis à feu par l’article du City Light sur le nombre possible de plaques d’immatriculation. Mis à feu ! C’était le mot qu’ils avaient utilisé ! Et d’une certaine manière ce mot avait mis à feu sa tachycardie alors qu’il était assis, caché dans les toilettes. Aucun des autres journaux ne parlait d’une telle éventualité.

Maintenant, Lopwitz développait le fait qu’il était hors service le jour d’arrivée à terme de ces obligations. Sherman pouvait voir les mains potelées de Freddy Button gigoter autour de son étui à cigarettes. Les lèvres de Gene Lopwitz remuaient. Le téléphone posé sur le guéridon à côté du fauteuil de Lopwitz sonna avec un murmure particulièrement discret. Lopwitz décrocha et dit :

— Ouais ?… Okay… Bien. Il est déjà en ligne ?

Inexplicablement, Lopwitz sourit presque à Sherman et dit :

— Juste une seconde. J’ai prêté l’avion à Bobby Shaflett pour qu’il puisse être à Vancouver à temps pour un concert. Ils sont au-dessus du Wisconsin, du Dakota ou d’un de ces satanés patelins.

Lopwitz baissa ensuite les yeux, s’enfonça dans son fauteuil et se réjouit à l’avance de parler au célèbre Montagnard à la Voix d’Or dont la célèbre corpulence et la voix crémeuse de ténor étaient enfermées à l’instant dans le jet personnel à huit places de Gene Lopwitz, propulsé par des réacteurs Rolls-Royce. À proprement parler, cet avion appartenait à Pierce & Pierce, mais pratiquement il était sien, personnellement et baronesquement. Lopwitz baissa la tête et son visage s’anima. Il dit :

— Bobby ? Bobby ? Tu m’entends ?… Qu’est-ce que c’est que ça ? Comment ça se passe ?… Ils te traitent bien, là-haut ?… Quoi ?… Allô ? Allô ?… Bobby ? Tu es toujours là ?… Allô ? Tu m’entends, Bobby ?

Tenant toujours le téléphone, Lopwitz regarda Sherman, épouvanté, comme s’il avait fait à l’instant quelque chose de bien pire que de se faire blouser dans l’affaire des United Fragrance ou de s’absenter sans prévenir.

— Merde, dit-il, perdu la liaison – Il appuya sur l’interrupteur. – Mlle Bayles ?… perdu la liaison. Voyez si vous pouvez rentrer en contact avec l’avion.

Il raccrocha, l’air misérable. Il avait perdu l’opportunité que ce grand artiste, cette grosse boule de graisse et de célébrité, lui offre ses remerciements et, ce faisant, rende hommage à l’éminence de Lopwitz, du haut des cieux, à dix mille mètres au-dessus du cœur de l’Amérique.

— Bien, où en étions-nous ? demanda Lopwitz, qui avait l’air plus en colère que jamais. Ah, ouais, le Giscard.

Lopwitz commença à remuer la tête comme si quelque chose de vraiment terrible s’était produit et Sherman se durcit, car la débâcle de l’emprunt indexé sur l’or était le pire de tout. À la seconde suivante, pourtant, Sherman eut l’étrange sentiment que Lopwitz, en réalité, secouait la tête à cause de la coupure de la liaison téléphonique aérienne.

Le téléphone sonna de nouveau. Lopwitz se jeta dessus.

— Ouais ?… Vous avez l’avion ?… Quoi ?… Bon très bien, passez-le-moi…

Cette fois, Lopwitz regarda Sherman et secoua la tête d’un air frustré et étonné, comme si Sherman était un ami compréhensif.

— C’est Ronald Vine. Il appelle d’Angleterre. Il est dans le Wiltshire. Il a trouvé des panneaux de tapisserie pour moi. Ils ont six heures de plus que nous, là-bas, donc il faut que je le prenne.

Sa voix quémandait compréhension et pardon. Des panneaux de tapisserie ? Sherman ne pouvait que le regarder. Mais, craignant apparemment qu’il puisse dire quelque chose à cet instant critique, Lopwitz leva un doigt et ferma les yeux quelques secondes.

— Ronald ? D’où m’appelles-tu ?… C’est ce que je pensais… Non, je connais très bien… Keske tu veux dire « ils ne veulent pas te les vendre » ?

Lopwitz se lança dans une vaste discussion avec le décorateur, Ronald Vine, sur un empêchement pour l’achat de ses tapisseries du Wiltshire. Sherman contempla à nouveau la cheminée… les punaises… Lopwitz avait utilisé la cheminée pendant environ deux mois, puis plus jamais. Un jour, assis à son bureau il avait souffert d’une sensation de brûlure et de démangeaison intense. Sur le côté de sa fesse gauche. Il avait de fiers petits points rouges… Des morsures de punaises… La seule déduction plausible était que des punaises s’étaient débrouillées pour grimper jusqu’au cinquantième étage, jusqu’à l’étage suprême des obligations de Pierce & Pierce, dans un chargement de bois pour la cheminée et avaient piqué le baron au derrière. Sur les chenets de cuivre, désormais, était posée une sélection soigneusement étudiée de bûches de bois dur du Hampshire, sculpturalement parfaites, parfaitement propres, complètement aseptisées, enduites de suffisamment d’insecticide pour vider une bananeraie de tout ce qui bouge, installées pour l’éternité, destinées à ne jamais être allumées.

La voix de Lopwitz s’éleva.

— Keske ça veut dire qu’ils veulent pas vendre pour du « trèfle ? »… Ouais je sais qu’ils te l’ont dit à toi, mais ils savent que c’est pour moi. De quoi ils parlent… avec leur trèfle ?… Mmmmh-mmmmh… Ouais, eh bien dis-leur que j’ai un autre mot à leur service. Trayf… qu’ils se débrouillent pour comprendre tout seuls. S’ils veulent pas de mon « trèfle », eux ils sont vraiment trayf… Ce que ça veut dire ? ça veut dire, « pas kasher », sauf que c’est pire que ça. En Anglais dans le texte je crois que le mot serait merde. Il y a un vieux dicton : « Si vous regardez d’assez près, tout est trayf », et c’est valable pour ces aristocrates mangés aux mites, Ronald. Dis-leur de prendre leurs tapisseries et de se les brouter.

Lopwitz raccrocha et regarda Sherman, très irrité.

— Très bien, Sherman, venons-en au fait. – Il parlait comme si Sherman l’avait contredit, avait argumenté, s’était montré évasif, lui avait tenu un double discours, bref avait essayé de le rendre fou. – Je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé avec le Giscard… j’voudrais savoir quelque chose.

Il pencha sa tête de côté et arbora le regard : « Je suis un grand observateur de la nature humaine ».

— Je ne voudrais pas vous forcer, dit-il, mais je voudrais que vous me le disiez quand même. Vous avez des problèmes à la maison ou quoi ?

Pendant un instant Sherman envisagea d’en appeler, d’homme à homme, à sa pitié et de lui révéler juste quelques centimètres de son infidélité. Mais un sixième sens l’avertit que « des problèmes à la maison » ne feraient qu’amplifier le mépris de Lopwitz et son appétit pour les ragots, qui semblait être considérable. Donc il secoua la tête et sourit légèrement, pour indiquer que la question ne le troublait même pas et dit :

— Non, pas du tout.

— Alors vous avez besoin de vacances, peut-être ?

Sherman ne savait pas quoi répondre à cela. Mais son humeur se rasséréna. Au moins, il n’avait pas l’impression que Lopwitz voulait le virer. En fait, il n’eut pas besoin de dire quoi que ce soit, car le téléphone sonna à nouveau. Lopwitz décrocha, mais moins rapidement cette fois.

— Ouais… Qu’est-ce que c’est, Mlle Bayles ?… Sherman ? – Un grand soupir. – Eh bien il est ici.

L’air intrigué, Lopwitz fixa Sherman.

— Ça a l’air d’être pour vous.

Il lui tendit le combiné.

Très bizarre. Sherman se leva, prit le combiné et se tint debout près du fauteuil de Lopwitz.

— Allô ?

— M. McCoy ? C’était Mlle Bayles, la secrétaire de Lopwitz. Il y a un M. Killian en ligne. Il dit qu’il est « impératif » qu’il vous parle. Vous désirez le prendre ?

Sherman sentit un sursaut de palpitation dans sa poitrine. Puis son cœur se stabilisa en une tachycardie régulière et galopante.

— Oui, merci.

Une voix dit :

— Sherman ? – C’était Killian. Il ne l’avait jamais appelé par son prénom avant. – Il fallait que je vous parle – Fallait qu’j’vous parle.

— Je suis dans le bureau de M. Lopwitz, dit Sherman, d’une voix très formelle.

— Je sais ça, dit Killian, mais il fallait que j’m’assure que vous quittiez pas le building ou quoi avant qu’j’vous parle. Je viens d’avoir un appel de Bernie Fitzgibbon. Ils affirment qu’ils ont un témoin qui peut… s’faire les gens qui étaient là. Vous me suivez ?

— Se faire ?

— Les identifier…

— Je vois… Laissez-moi vous rappeler de mon bureau. – Voix fabriquée.

— Okay. J’suis dans mon bureau, mais faut que j’aille au tribunal. Alors magnez-vous. Il y a une chose très importante à savoir. Ils veulent vous voir, officiellement, demain. Officiellement, d’accord ? Alors vous m’ rappelez immédiatement.

À la manière dont Killian avait dit « officiellement », Sherman savait que c’était une phrase codée, au cas où quelqu’un dans le bureau de Lopwitz aurait eu accès à la conversation.

— Très bien, dit-il de sa voix fabriquée, merci.

Il reposa le combiné sur le téléphone sur la table Chippendale irlandais et se rassit dans son fauteuil, en proie au vertige.

Lopwitz poursuivit, comme si l’appel n’avait jamais eu lieu.

— Comme je vous l’ai dit, Sherman, la question n’est pas de savoir que vous avez perdu de l’argent pour Pierce & Pierce. Ce n’est pas ça que je dis. Le Giscard était votre idée. C’était une brillante stratégie et vous l’aviez bien mise au point. Mais je veux dire, doux Jésus ! vous avez travaillé dessus quatre mois et vous êtes notre courtier en obligations numéro un. Donc, ce n’est pas l’argent perdu pour nous, c’est que vous êtes là, un type supposé fonctionner le mieux possible là-dedans et maintenant, on est dans une situation où on est empêtré dans un réseau de ces choses dont je vous parlais…

Lopwitz cessa de parler et fixa Sherman d’un air stupéfait, car Sherman sans dire un mot s’était levé. Sherman savait ce qu’il faisait, mais en même temps il avait l’impression de ne rien contrôler. Il ne pouvait vraiment pas se lever et planter Gene Lopwitz au beau milieu d’une conversation cruciale sur ses exploits chez Pierce & Pierce, et pourtant il ne pouvait rester assis une seconde de plus.

— Gene, dit-il, il faut m’excuser. Je dois partir. – Il entendait sa propre voix comme s’il l’écoutait de l’extérieur. – Je suis sincèrement désolé, mais il le faut.

Lopwitz resta assis et le regarda comme s’il était devenu dingue.

— Cet appel, dit Sherman, je suis désolé.

Il commença à sortir du bureau. Du coin de l’œil il était conscient que Lopwitz le suivait du regard.

Dans la salle des obligations, là, à l’étage, la folie matinale avait atteint son point culminant. Comme il se dirigeait vers son bureau, Sherman avait le sentiment qu’il nageait dans un délire.

— Octobre quatre-vingt-douze au dollar !

— … j’ai dit qu’on allait déshabiller ces enculeurs !

Ahhhhhhh, les miettes d’or… Quelle futilité…

Alors qu’il s’asseyait à son bureau, Arguello s’approcha et dit :

— Sherman, tu sais quelque chose sur 10 millions de S & L Joshua Tree ?

Sherman lui fit signe de s’en aller, de la main, comme vous préviendriez quelqu’un de s’éloigner du bord d’une falaise, ou d’un feu rugissant. Il remarqua que son index tremblait tandis qu’il composait le numéro de Killian. La réceptionniste répondit, et Sherman, dans sa tête, pouvait voir la luminosité étonnante de la réception du vieil immeuble de Reade Street. Au bout d’un moment, Killian fut en ligne.

— Z’êtes kekpart où vous pouvez causer ? demanda-t-il. Causer.

— Oui. Que vouliez-vous dire par ils veulent me voir officiellement ?

— Ils veulent vous coller dedans. C’est contraire à toute éthique, c’est absolument pas nécessaire, c’est de la merde, mais c’est ce qu’ils vont faire.

— Me coller dedans ?

Même lorsqu’il le dit, il eut l’horrible sensation de savoir exactement ce que Killian voulait dire. La question était une prière involontaire, venue directement de son système nerveux central, une prière pour qu’il se trompe.

— Ils vont vous foutre en état d’arrestation. C’est inadmissible. Une infamie. Ils devaient amener ce qu’ils ont devant la cour, décider d’une inculpation et ensuite lancer une convocation. Bernie le sait, mais Weiss a besoin d’une arrestation rapide pour décoller la presse de son dos !

La gorge de Sherman s’assécha d’un seul coup aux mots « vous foutre en état d’arrestation ». Le reste n’était que des mots.

— En état d’arrestation ? – Un coassement.

— Weiss est une charogne, dit Killian, et c’est une pute avec la presse.

— En état d’arrestation… Vous n’êtes pas sérieux ?

Je vous en prie, faites que ce ne soit pas vrai.

— Qu’est-ce qu’ils – quelle est la charge retenue contre moi ?

— Conduite dangereuse, délit de fuite, et non-déclaration d’un accident.

— C’est impossible !

Je vous en prie, faites que ceci ne soit pas réel…

— Conduite dangereuse ? Mais d’après ce que vous aviez dit… je veux dire, comment peuvent-ils ? Je n’étais même pas au volant !

— Pas selon leur témoin. Bernie dit que le témoin vous a reconnu dans un paquet de photos.

— Mais je ne conduisais pas !

— Je ne fais que vous dire ce que Bernie m’a dit. Il dit que le témoin connaissait aussi la couleur et le modèle de votre voiture.

Sherman était conscient de sa respiration accélérée et du rugissement de la salle des obligations.

Killian dit :

— Hé, vous êtes là ?

Sherman, d’une voix rauque :

— Oui… qui est ce témoin ?

— Ça, il a pas voulu me l’dire.

— Est-ce l’autre môme ?

— Il a rien dit.

— Ou bien – bon Dieu ! – Maria ?

— Il va pas me dire ça.

— Est-ce qu’il a mentionné qu’il y avait une femme dans la voiture ?

— Non. Au point où on en est, ils vont garder les détails pour eux. Mais écoutez. Laissez-moi vous dire kekchose. Ça va pas être aussi dur que vous l’imaginez. J’ai passé un accord avec Bernie. Je peux vous amener là-haut moi-même et vous remettre moi-même entre leurs mains. Vous allez faire qu’entrer et sortir. Bim… boum.

Entrer et sortir de quoi ? Mais ce qu’il dit fut :

— Me remettre ?

— Ouais. S’ils voulaient, ils pourraient descendre vous arrêter et vous ramener là-haut avec les menottes.

— Où, là-haut ?

— Dans le Bronx. Mais ça va pas arriver. J’ai une promesse de Bernie. Et quand ils feront leur déclaration à la presse, vous serez déjà sorti de là. Vous pouvez être reconnaissant pour ça.

La presse… Le Bronx… Me rendre… conduite dangereuse… Une abstraction grotesque après l’autre. Tout à coup, il désespéra de concevoir ce qui allait se produire, de pouvoir le mettre en images, peu importe ce que c’était, plutôt que de seulement sentir l’horrible force qui se refermait sur lui.

Killian dit :

— Z’êtes là ?

— Oui.

— Vous pouvez remercier Bernie Fitzgibbon. Vous vous rappelez ce que je disais sur les contrats ? Ceci en est un, entre Bernie et moi.

— Écoutez, dit Sherman, il faut que je vienne vous parler.

— Là, maintenant, il faut que j’aille au tribunal. Je suis déjà – j’suis d’jà – en retard. Mais je devrais avoir fini vers 13 heures. Passez vers 13 heures. Vous allez avoir besoin d’une, ou deux heures, de toute façon.

Cette fois, Sherman savait exactement ce dont Killian parlait.

— Oh, Dieu, dit-il de sa voix enrouée, il faut que j’en parle à ma femme. Elle ne sait absolument rien de tout ceci. – Il parlait autant pour lui-même que pour Killian. – Et ma fille et mes parents… et Lopwitz… Je ne sais pas… Je ne peux pas vous dire – c’est absolument incroyable…

— C’est comme si on vous enlevait la terre de sous les pieds, hein ? C’est la chose la plus naturelle du monde. Vous êtes pas un criminel. Mais ça sera pas aussi moche que vous pensez. Tout ça veut pas dire qu’ils tiennent une affaire. Ça veut juste dire qu’ils pensent qu’ils ont assez pour faire un mouvement. Alors j’vais vous dire kek’chose. Ou plutôt j’vais vous dire kek’chose que j’vous ai déjà dit, encore une fois. Il va falloir que vous disiez à certaines personnes ce qui se passe, mais n’entrez pas dans les détails de c’qui s’est passé cette nuit-là. Votre femme – euh, c’que vous lui dites, c’est entre elle et vous, et j’peux pas vous conseiller pour ça. Mais tous les autres – pas de détails. Ça peut être utilisé contre vous.

Un sentiment triste, triste, submergea Sherman. Que pouvait-il dire à Campbell ? Et qu’allait-elle prendre ou laisser dans tout ce que les autres lui diraient sur lui ? Six ans. Si candide ! Une petite fille qui aime les fleurs et les lapins.

— Je comprends, dit-il d’une voix complètement déprimée.

Comment Campbell ne pourrait-elle pas être écrasée par tout cela ?

Après avoir dit au revoir à Killian, il resta assis devant son bureau et laissa glisser devant ses yeux les milliers de chiffres et de lettres vert fluo sur l’écran de son terminal. Logiquement, intellectuellement, il savait que Campbell, sa petite fille, serait la première personne à le croire totalement et la dernière à perdre foi en lui, et pourtant il ne servait de rien d’essayer d’y penser logiquement et intellectuellement. Il imaginait son petit visage tendre et exquis.

Sa préoccupation pour Campbell eut un effet bénéfique, au moins. Cela diminua considérablement la première de ses tâches difficiles, qui était de retourner voir Eugène Lopwitz.

Quand il reparut devant la suite de Lopwitz, Mlle Bayles lui lança un regard effaré. Visiblement, Lopwitz lui avait dit qu’il était sorti de la pièce comme un dingue. Elle le dirigea vers une bergère boursouflée et garda un œil sur lui durant les quinze minutes qu’il dut attendre avant que Lopwitz ne le rappelât dans son bureau.

Lopwitz était debout quand Sherman y pénétra, et il ne lui offrit pas de s’asseoir. Au contraire, il l’intercepta au beau milieu du vaste tapis d’Orient, comme pour dire : « Très bien, je t’ai laissé revenir. Maintenant, accouche, et vite. »

Sherman releva son menton et essaya de prendre un air digne. Mais il avait le vertige à la pensée de ce qu’il allait révéler, de ce qu’il allait confesser.

— Gene, dit-il, je ne voulais pas sortir d’ici si abruptement mais je n’avais pas le choix. Cet appel qu’on m’a passé quand j’étais ici. Vous m’avez demandé si j’avais des problèmes. Eh bien, le fait est que j’en ai. Je vais être arrêté demain matin.

Tout d’abord, Lopwitz se contenta de le regarder. Sherman remarqua combien ses paupières étaient épaisses et fripées. Puis il dit : « Allons par ici » en désignant la grappe de fauteuils.

Ils s’installèrent une fois de plus. Sherman sentait un soupçon de rancœur face à l’expression absorbée du visage de chauve-souris de Lopwitz, qui portait voyeur écrit sur le front. Sherman lui raconta l’affaire Lamb comme elle était apparue dans la presse, puis il lui parla de la visite des deux inspecteurs, en omettant tout de même les détails humiliants. Pendant tout ce temps, il contemplait le visage captivé de Lopwitz et sentait l’excitation écœurante de la créature sans espoir qui gaspille du bon argent pour du mauvais et une bonne vie pour de vils péchés, par faiblesse. La tentation de tout dire, d’être vraiment licencieux, de parler de la douce chair de Maria Ruskin et du combat dans la jungle et de sa victoire sur les deux brutes – de dire à Lopwitz que ce qu’il avait fait, il l’avait fait comme un homme – et que comme un homme il avait été irréprochable et plus qu’irréprochable, peut-être même un héros – la tentation de mettre à nu le drame dans sa totalité – dans lequel je n’étais pas le méchant ! – était beaucoup plus forte qu’il ne pouvait le supporter. Mais il se retint.

— C’était mon avocat qui m’appelait tout à l’heure, Gene, et il dit que pour l’instant, je ne devrais pas entrer dans les détails de ce qui s’est passé ou pas passé, mais je veux que vous, vous sachiez une chose, surtout parce que je ne sais pas ce que la presse dira sur cette histoire : Je n’ai renversé personne avec ma voiture, ni conduit dangereusement ni rien d’autre qui pourrait m’empêcher d’avoir la conscience tranquille.

Dès qu’il eut dit « conscience », il se rendit compte que tout homme coupable parle de sa conscience tranquille.

— Qui est votre avocat ? demanda Lopwitz.

— Il s’appelle Thomas Killian.

— Connais pas. Vous devriez prendre Roy Branner. C’est le roi des plaideurs à New York. Fabuleux. Si un jour j’étais dans le pétrin, je prendrais Roy. Je peux l’appeler.

Désemparé, Sherman écouta Lopwitz décrire le pouvoir du fabuleux Roy Branner et les affaires qu’il avait gagnées et comment leurs femmes se connaissaient et tout ce que Roy ferait pour lui si lui, Gene Lopwitz, le lui demandait.

Tel était donc l’instinct surpuissant de Lopwitz en apprenant cette crise dans la vie de Sherman : lui montrer ses relations et les gens importants qu’il connaissait et l’emprise qu’il avait lui, le baron magnétique, sur les Grands Noms. Le deuxième instinct était plus pragmatique. Il fut déclenché par le mot presse. Lopwitz proposa, d’une manière qui ne souffrait pas de discussion, que Sherman prenne un congé jusqu’à ce que cette regrettable affaire soit résolue.

Cette suggestion parfaitement raisonnable, faite calmement, lança un signal d’alarme neuronal. S’il prenait un congé, il pouvait – il n’en était pas complètement sûr – il pouvait encore toucher son salaire de base de 10 000 $ par mois, ce qui était moins de la moitié de ce qu’il devait payer chaque mois pour son appartement. Mais il ne partagerait plus les commissions et les profits des ventes d’obligations. Pratiquement, il n’aurait plus de revenus.

Le téléphone posé sur le guéridon Chippendale irlandais près de Lopwitz sonna, avec un petit couinement. Lopwitz décrocha.

— Ouais ?… Vraiment ? – Un grand sourire. – Génial… Allô ?… Allô ?… Bobby ?… Tu m’entends bien ?

Il regarda Sherman, lui fit un sourire détendu et articula sans le prononcer le nom de son interlocuteur, Bobby Shaflett, puis il baissa les yeux et se concentra sur le téléphone. Son visage irradiait une joie totale.

— Tu dis que ça va bien ?… Merveilleux ! J’étais ravi de l’faire. Ils t’ont donné quelque chose à manger, j’espère ?… Bien, bien… Écoute, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu leur demandes. Ce sont des braves types. Tu sais qu’ils étaient tous les deux pilotes au Vietnam ?… Bien sûr. Ils sont géniaux. Si tu veux boire ou quoi, tu leur demandes. J’ai un Armagnac 1934 dans l’avion. Je crois qu’il est rangé à l’arrière. Demande au plus petit, Tony. Je crois qu’il sait où il est… Eh bien, quand tu reviendras ce soir, alors… C’est de la super-qualité. C’est la meilleure année pour l’Armagnac, 1934. Très doux. Ça t’aidera à te relaxer… Bon, tout va bien alors ? Hein ?… Génial. Bien… Quoi ? Pas du tout, Bobby. Ravi de l’faire, ravi de l’faire.

Quand il raccrocha, il n’aurait pas pu avoir l’air plus heureux. Le plus célèbre chanteur d’opéra des États-Unis était dans son avion, faisant du stop jusqu’à Vancouver, Canada, avec deux capitaines de l’Air Force, vétérans du Vietnam, au service de Lopwitz, comme chauffeurs et maîtres d’hôtel, lui servant un Armagnac vieux de plus d’un demi-siècle, à 1 200 $ la bouteille, et maintenant ce merveilleux et célèbre gros bonhomme le remerciait, lui rendait hommage, à quarante mille pieds au-dessus de l’État du Montana.

Sherman regardait le visage souriant de Lopwitz, et il eut peur. Lopwitz n’était pas en colère contre lui. Il n’était pas perturbé. Il n’était même pas particulièrement inquiet. Non. Le destin de Sherman McCoy ne comptait absolument pas. La vie de Lopwitz, calquée sur le modèle anglais supporterait les problèmes de Sherman McCoy, et Pierre & Pierce les supporterait. Tout le monde allait apprécier cette histoire juteuse pendant un temps, et les obligations continueraient à se vendre en quantités industrielles, et le nouveau chef des ventes – qui ? – Rawlie ? – ou quelqu’un d’autre ? – se pointerait dans la salle de conférences de Lopwitz façon Thé chez Tiffany pour discuter du ratissage des millions de Pierce & Pierce, de sa part de marché et tout et tout. Un autre appel du haut des airs d’un tas de graisse célèbre et Lopwitz ne se rappellerait même plus qui il était.

— Bobby Shaflett, dit Lopwitz, comme si Sherman et lui étaient attablés devant un apéritif avant de dîner. Il était au-dessus du Montana quand il a appelé.

Il secoua la tête et gloussa, comme pour dire « un sacré mec ! »