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The rendez-vous

Le lendemain matin, Kramer, Bernie Fitzgibbon et les deux inspecteurs, Martin et Goldberg, étaient dans le bureau d’Abe Weiss. C’était comme une conférence d’état-major. Weiss était assis au bout de la grande table de conférence en noyer. Fitzgibbon et Goldberg étaient à sa gauche, Kramer et Martin à sa droite. Le sujet était : comment procéder avec un jury d’assises sur l’affaire Sherman McCoy. Weiss n’appréciait pas ce que Martin disait. Et Kramer non plus. De temps en temps, Kramer lançait un regard vers Bernie Fitzgibbon. Tout ce qu’il parvenait à percevoir était un masque d’impassibilité irlandaise, mais qui émettait de courts messages : « Je vous l’avais bien dit. »

— Une minute, dit Weiss. – Il parlait à Martin. – Redites-moi comment vous avez ramassé ces deux personnages ?

— C’était dans un balayage de crack, dit Martin.

— Un balayage ? fit Weiss. Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

— Un balayage, c’est… c’est ce qu’on fait à présent. À quelques blocs d’ici, y a tellement de dealers de crack dans chaque pâté de maisons que c’est comme le marché aux puces. Un tas d’immeubles sont abandonnés et les autres, les gens qui vivent encore là, y z’ont peur de sortir sur l’ pas de leur porte, parce que dans la rue y a rien que des mecs qui vendent du crack, des mecs qui achètent du crack, et des mecs qui fument du crack. Alors on balaie des rafles. On fonce et on ramasse tout ce qui reste.

— Et ça marche ?

— Bien sûr. Vous l’ faites deux ou trois fois et ils déménagent vers un autre bloc… C’en est arrivé au point où à la première bagnole qui se pointe, y se mettent tous à cavaler. C’est comme dans les chantiers quand on met l’ feu à la dynamite et que les rats se mettent à cavaler dans la rue. Quelqu’un devrait amener une caméra un jour. Pour voir tous ces mecs filer dans ces putains de rues.

— Okay, dit Weiss. Donc les deux gars que vous avez ramassés, y connaissent Roland Auburn ?

— Ouais. Y connaissent tous Roland.

— Okay. Ce que vous nous dites, c’est quelque chose que Roland leur a dit personnellement ou bien c’est quelque chose qu’ils ont entendu ?

— Non, c’est la rumeur qui circule.

— Dans les cercles de crack du Bronx, dit Weiss.

— Ouais, c’est ça, dit Martin.

— Okay. Allez-y.

— Eh bien, la rumeur dit que Roland avait repéré ce môme, Henry Lamb, qui marchait vers le Texas Fried Chicken, alors y lui colle aux basques. Roland adore emmerder ce môme. Lamb c’est c’ qu’ils appellent un « premier d’ la classe », le « fiston à sa maman », un môme « qui sort pas », y sort pas de sa maison et y s’ mêle pas à la vie d’ la rue, y va à l’école, y va à l’église, y veut aller à l’université, se met jamais dans des galères – l’appartient même pas à la Cité. Sa mère essaye d’économiser pour acheter une maison à Springfield Gardens, sinon y vivraient même pas là.

— Ces deux mecs ne t’ont pas dit ça.

— Non, ça c’est c’ qu’on a déjà appris sur le môme et sa mère.

— Restons-en à ces deux défoncés et à c’ qu’ils ont dit.

— J’essayais de vous brosser l’arrière-plan.

— Très bien, maintenant brosse-moi le premier plan.

— Okayyyy. Bon, donc Roland descend Bruckner Boulevard avec Lamb. Y passent la rampe de Hunts Point Avenue, et Roland voit cette merde sur la bretelle d’accès, des pneus, des poubelles et tout, et y sait que quelqu’un a installé ça pour essayer de se faire des bagnoles. Alors y dit à Lamb : « J’ vais t’ montrer comment braquer une caisse. » Lamb ne veut absolument pas se mêler à ça, alors Roland lui dit : « J’ vais pas l’ faire, j’ vais juste te montrer comment on fait. De quoi qu’ t’as peur ? » Vous voyez, l’asticote le môme parce que c’est le fiston à sa maman. Alors le môme monte sur la bretelle avec lui et le prochain truc qu’y voit, c’est Roland qui jette un pneu, une poubelle ou quoi devant une bagnole, cette fantastique mercedes, et y se trouve que c’est McCoy et une poule. Ce pauvre branleur de Lamb est planté là. Il chie probablement de trouille dans son froc d’être planté là et y chie aussi de trouille de partir en courant, à cause de Roland, qui fait tout ce numéro rien que pour lui montrer quel petit pédé il est. Et puis y a un truc qui tourne mal, parce que McCoy et la femme se débrouillent pour se tirer d’ là et Lamb se fait balayer par la bagnole. En bref, voilà c’ qui se raconte dans les rues.

— Eh bien, c’est une hypothèse. Mais avez-vous trouvé quelqu’un qui a réellement entendu Roland raconter ça ?

Bernie Fitzgibbon entra dans la danse :

— Cette hypothèse expliquerait pourquoi Lamb a rien dit à propos d’une voiture quand il a été à l’hôpital. Il voulait pas que quelqu’un puisse penser qu’il était impliqué dans cette histoire d’attaque de voiture. Il voulait juste qu’on lui arrange le poignet et rentrer chez lui.

— Ouais, dit Weiss, mais tout ce qu’on a là, c’est une hypothèse avancée par deux défoncés. Ces gens savent pas faire la différence entre ce qu’ils écoutent et ce qu’ils entendent. Il fit tourner son index contre sa tempe comme dans les dessins animés.

— Eh bien, je crois que ça vaut la peine d’être vérifié, Abe, dit Bernie. Je crois qu’on devrait passer un peu de temps là-dessus, de toute façon.

Kramer se sentait alarmé, agacé et prêt à protéger, protéger Roland Auburn. Aucun d’eux ne s’était soucié de connaître Roland comme il l’avait fait. Roland n’était pas un saint, mais il y avait du bon en lui, et il disait la vérité.

Il dit à Bernie :

— Y’ a pas de mal à vérifier, mais je pense aux façons dont une hypothèse comme ça peut réellement démarrer. Je veux dire, c’est vraiment l’hypothèse McCoy. C’est ce que McCoy donne à bouffer au Daily News, et c’est à la télé aussi. J’ veux dire, cette hypothèse est déjà dans les rues et voilà ce qu’elle devient. Elle répond à une question, mais elle en soulève dix autres. Je veux dire, pourquoi Roland essaierait de braquer une bagnole avec ce môme, alors qu’il sait que c’est un minable, un faible ? Et si McCoy est la victime d’une tentative de vol et qu’il touche un de ses agresseurs, pourquoi est-ce qu’il hésiterait à le déclarer aux flics ? Il le ferait comme ça.

Kramer fit claquer ses doigts et réalisa quel ton polémique sa voix avait pris.

— J’ suis d’accord, ça soulève pas mal de questions, dit Bernie, raison de plus pour ne pas précipiter cette histoire devant un jury d’assises.

— Faut qu’on se grouille, dit Weiss.

Kramer surprit Bernie qui le regardait d’une drôle de manière. Il pouvait voir des accusations dans ses yeux noirs d’Irlandais.

Juste à cet instant, le téléphone sur le bureau de Weiss émit trois faibles bips. Il se leva, avança jusqu’au bureau et répondit.

— Ouais ?… Okay, passez-le-moi… Non, j’ai pas vu le City Light… Quoi ? Tu plaisantes !

Il se tourna vers la table de conférence et dit à Bernie.

— C’est Milt. Je crois pas qu’on ait à se soucier des hypothèses de ces deux défoncés pendant un moment.

En un rien de temps, Milt Lubell, les yeux écarquillés, légèrement essoufflé, entrait dans la pièce avec un exemplaire du City Light. Il le posa sur la table de conférence. La une leur sauta à la figure.

 

UNE EXCLUSIVITÉ DU City Light

 

LA VEUVE DU FINANCIER EST LA MYSTÉRIEUSE BRUNETTE DE L’AFFAIRE MCCOY

 

McCoy à l’enterrement : « Aide-moi ! »

 

En bas de page courait une ligne disant : Le témoignage oculaire de Peter Fallow, Photos, pages 3, 4, 5, 13, 15.

Tous les six étaient penchés sur la table, paumes à plat sur le noyer. Leurs têtes convergeaient vers l’épicentre qu’était le titre.

Weiss se redressa. Sur son visage, l’air d’un homme qui sait qu’il lui incombe de prendre les commandes.

— Très bien, voilà ce que nous allons faire. Milt, appelle Irv Stone à la première chaîne – Puis il déroula les noms des producteurs d’actualités de cinq autres chaînes. – Et appelle Fallow. Et ce Flannagan au Daily News. Et voilà ce que tu vas leur dire. Nous allons interroger cette femme le plus tôt possible. Ça, c’est pour le dossier. Et maintenant dis-leur que si elle est la femme qui était avec McCoy, alors elle risque l’inculpation parce que c’est elle qui a conduit après que McCoy a heurté le môme. Ça s’appelle non-assistance à personne en danger et délit de fuite. Il l’écrase, elle se tire. Okay ?

Puis à Bernie :

— Et vous les gars… – il laissa son regard passer rapidement sur Kramer, Martin et Goldberg, pour leur montrer qu’ils étaient inclus là-dedans. – Vous les gars, vous me trouvez cette femme, et vous lui dites exactement la même chose : « Nous sommes désolés que votre mari soit mort, et cetera et cetera et cetera, mais nous avons besoin de quelques réponses, et vite, et si vous êtes celle qui était dans la voiture avec McCoy, alors vous êtes dans des draps vraiment sales. » Mais si elle veut se blanchir face à McCoy, alors nous lui garantirons l’immunité devant le jury – A Kramer : – Ne sois pas trop spécifique sur ce point au début. Hein.. Bon Dieu, tu sais comment faire.

 

Quand Kramer, Martin et Goldberg se garèrent devant le 962 Cinquième Avenue, le trottoir ressemblait à un camp de réfugiés. Des équipes de télé, des voitures radio, des journalistes et des photographes, assis partout, tournant sur place, un étalage de blue-jeans, de polos, de blousons et chaussures de trappeurs que leur race affectionnait particulièrement ; et les badauds oisifs qui regardaient n’étaient pas mieux habillés. Les flics du 19Commissariat avaient installé une double rangée de barrières bleues pour créer une allée réservée aux habitants de l’immeuble, afin qu’ils puissent atteindre leur porte d’entrée. Un flic en uniforme la surveillait. Pour un tel immeuble, quatorze étages et une moitié de pâté de maisons, l’entrée principale n’était pas particulièrement grandiose. Néanmoins ça sentait l’argent. Il y avait une porte à un seul battant en verre encadrée de cuivre épais, reluisant et protégé par une grille de cuivre ornementée, également étincelante. Un dais avançait au-dessus du trottoir. Ce dais était soutenu par des colonnes de cuivre ornées de béliers de cuivre, également astiqués jusqu’à ressembler à de l’or. Plus que quoi que ce soit d’autre, c’était le travail de romain représenté par cette quantité de cuivre à astiquer qui sentait l’argent. Derrière la porte de verre, Kramer apercevait deux portiers en uniforme et il pensa à Martin et à son monologue sur les « têtes de nœud » du building de McCoy.

Et voilà… Il y était. Mille fois au moins, il avait levé le nez sur ces immeubles de la Cinquième Avenue, dominant Central Park, et récemment encore, dimanche après-midi. Il était allé au parc avec Rhoda, qui poussait Joshua dans sa poussette, et le soleil de l’après-midi avait illuminé les immenses façades de pierre au point de lui évoquer l’expression suivante : « la côte de l’or ». Mais c’était juste une observation dénuée d’émotion, sauf peut-être un léger sentiment de satisfaction d’être capable de se promener dans un environnement si doré. Il était connu que les gens les plus riches de New York vivaient dans ces immeubles. Mais leur vie, quelle qu’elle pût être, était aussi lointaine qu’un autre système solaire. De tels gens étaient à peine humains, bien au-delà d’une quelconque envie convenable. Ils étaient Les Riches. Il n’aurait pas pu vous citer le nom d’un seul d’entre eux.

Maintenant, il le pouvait.

Kramer, Martin et Goldberg sortirent de la voiture et Martin dit quelque chose au flic en faction. Le tas informe de journalistes s’agita. Leurs fringues moches remuèrent. Ils regardaient le trio des pieds à la tête et reniflaient l’odeur de l’affaire McCoy.

Le reconnaîtraient-ils ? La voiture était banalisée, et même Martin et Goldberg portaient manteaux et cravates, et donc ils pouvaient très bien passer pour trois hommes qui se rendaient tout simplement dans cet immeuble. D’un autre côté… était-il toujours simplement un fonctionnaire anonyme du système de la justice criminelle ? Difficile. Son portrait (par la pulpeuse Lucy Dellafloria) était passé à la télé. Son nom avait été cité dans tous les journaux. Ils commencèrent à avancer dans l’allée formée par les barrières de police. À mi-chemin du but – Kramer se sentit déprimé. Pas un mot ne venait de cette énorme et nerveuse assemblée de la presse de New York.

Puis : « Hé, Kramer ! » Une voix sur sa droite. Son cœur bondit. « Kramer ! » Son premier réflexe fut de se tourner et de sourire, mais il le combattit. Devait-il simplement continuer à marcher et l’ignorer ? Non, il ne devait pas les snober, n’est-ce pas ?… Alors il se tourna vers la voix avec un air extrêmement sérieux.

Deux voix en même temps :

— Hé, Kramer, tu vas…

— Quelles sont les charges…

— … lui parler ?

— … retenues contre elle ?

Il entendit quelqu’un dire : « Qui c’est ? » et quelqu’un répondre : « C’est Larry Kramer, c’est l’ procureur de cette affaire. »

Kramer garda les lèvres serrées sur un demi-sourire et dit :

— Je n’ai rien pour vous pour l’instant, les gars.

Les gars ! Ils étaient siens maintenant, toute cette bande – la presse – qui, auparavant n’était presque qu’une abstraction pour lui. Maintenant il regardait cette bande de fouille-merde droit dans les yeux et ils étaient suspendus au moindre de ses mots, au moindre de ses pas. Un, deux, trois photographes étaient en position. Il pouvait entendre les moteurs de leurs appareils. Une équipe de télé surplombait le tout. Une caméra vidéo dépassait du crâne d’un type comme une corne. Kramer marcha un peu plus lentement et regarda l’un des journalistes, comme s’il réfléchissait à une réponse, pour donner quelques secondes de plus à ces gars, quelques secondes supplémentaires de son air solennel. (Ils ne faisaient que leur boulot.)

Quand Martin, Goldberg et lui atteignirent la porte d’entrée, Kramer dit aux deux portiers, avec une autorité gutturale : « Larry Kramer, Bureau du procureur du Bronx. On nous attend. »

Les portiers en sautillèrent.

En haut, la porte de l’appartement leur fut ouverte par un petit homme en uniforme qui semblait être Indonésien ou Coréen. Kramer entra – et le panorama l’époustoufla. Il fallait s’y attendre puisque c’était fait pour époustoufler les gens déjà bien plus habitués au luxe que Larry Kramer. Il lança un regard à Martin et Goldberg. Ils étaient comme trois touristes ébahis… le plafond haut de deux étages, l’énorme lustre, l’escalier de marbre, les colonnes sculptées, l’argenterie, la mezzanine, les énormes tableaux, les cadres somptueux, dont chacun, rien que le cadre, devait valoir la moitié d’un salaire annuel de flic. Leurs yeux n’en revenaient pas.

Kramer entendit un aspirateur qui fonctionnait quelque part à l’étage. Une bonne en uniforme noir avec un tablier blanc apparut sur le sol de marbre du hall d’entrée, puis disparut. Le maître d’hôtel oriental leur fit traverser le hall. Par une porte, ils aperçurent une immense pièce emplie de lumière par les plus vastes fenêtres que Kramer eût jamais vues dans une maison particulière. Elles étaient aussi grandes que les fenêtres des tribunaux de leur île fortifiée. Elles surplombaient les arbres de Central Park. Le maître d’hôtel les conduisit jusqu’à une pièce plus petite et plus sombre, contiguë à l’autre. Elle n’était plus sombre que par comparaison. En fait, une seule longue fenêtre donnant sur le parc laissait entrer tant de lumière que tout d’abord les deux hommes et la femme qui les attendaient ne furent que des silhouettes. Les deux hommes étaient debout. La femme assise dans un fauteuil. Il y avait un escalier mobile de bibliothèque, un grand bureau avec des pieds arqués et sculptés, avec des bibelots anciens dessus, plus deux petits canapés séparés par une grande table basse plusieurs fauteuils et guéridons et… et ce truc.

Une des silhouettes s’avança hors de la lumière et dit :

— M. Kramer ? Je suis Tucker Trigg.

Tucker Trigg. C’était vraiment le nom du mec. C’était son avocat, de chez Curry, Goad & Pesterall. Kramer avait organisé cette entrevue par son intermédiaire. Tucker Trigg avait une voix nasale klaxonnante de Wasp qui avait vraiment désarçonné Kramer, mais maintenant qu’il l’avait en face de lui, il ne ressemblait pas à l’image qu’il se faisait du Wasp. Il était gros, rond, poupin, comme un joueur de football américain qui aurait pris trop de gras. Ils se serrèrent la main et Tucker dit, de sa voix klaxonnante :

— M. Kramer, voici Mme Ruskin.

Elle était assise dans un fauteuil à haut dossier qui faisait penser à un meuble de ces feuilletons sur les Chefs-d’Œuvre du Théâtre. Il y avait un grand type à cheveux grisonnants debout à côté d’elle. La veuve – comme elle était jeune et sexy ! – bandante, avait dit Roland. Arthur Ruskin avait gagné un beau petit lot, à soixante-dix ans avec son second pacemaker qui finissait de s’éteindre. Elle portait une simple robe de soie noire. Le fait que les épaules larges et le décolleté étudié étaient du plus grand chic échappait à Kramer, mais pas ses jambes. Elle avait les jambes croisées. Kramer essayait d’empêcher ses yeux d’errer sur la fantastique courbe qui allait de ses pieds jusqu’à la fantastique courbe de ses mollets, puis à la fabuleuse courbe de ses cuisses sous la soie noire. Il essayait du mieux qu’il pouvait. Elle avait un merveilleux long cou d’albâtre et ses lèvres étaient entrouvertes, et ses yeux sombres semblaient boire les siens à toute vitesse. Il était affolé.

— Je suis désolé de jouer les intrus dans de telles circonstances, bégaya-t-il.

Il sentit instantanément qu’il avait dit une idiotie. Était-elle supposée en conclure que dans d’autres circonstances il aurait été ravi de jouer les intrus ?

— Oh, je comprends, M. Kramer, dit-elle doucement, avec un sourire brave. Oh jeuh compraaands, Monsieuh Kréémeeuh.

Ou bien était-ce simplement un sourire brave ? Dieu Tout-Puissant la manière dont elle le regardait !

Il ne parvenait pas à trouver quoi lui dire ensuite. Tucker Trigg lui épargna cette tâche en présentant l’homme qui se tenait debout près du fauteuil. Il était grand, et plus âgé. Ses cheveux gris étaient peignés en arrière, impeccables. Il avait une sorte de posture militaire qu’on voit rarement à New York. Il s’appelait Clifford Priddy et il était très célèbre pour avoir défendu des gens éminents dans des affaires criminelles fédérales. Lui, il avait WASP écrit partout sur lui. Il vous regardait de très haut de derrière son long nez fin. Ses vêtements étaient sobres et coûteux, comme seuls ces salauds savaient les choisir. Ses chaussures noires brillantes étaient si joliment faites sur mesure… Face à cet homme, Kramer se sentait lourdaud. Ses propres chaussures étaient de lourdes groles marron-nasses, avec des semelles qui débordaient comme une falaise. Eh bien, cette affaire n’irait pas devant les tribunaux fédéraux, où le vieux réseau de l’Ivy League veillait encore sur le sort des siens. Non. Ils avaient affaire à la base maintenant, affaire au Bronx.

— Comment allez-vous M. Kramer ? dit M. Clifford Priddy, affable.

— Très bien, dit Kramer en lui serrant la main, pensant : « On verra si tu as encore ton air suffisant quand on te traînera à Gibraltar. »

Puis il présenta Martin et Goldberg, et tout le monde s’installa. Martin et Goldberg et Tucker Trigg et Clifford Priddy. Fabuleux quartette ! Goldberg était assis courbé de côté, un peu épaté, mais Martin était toujours le Touriste Ébahi. Ses yeux dansaient tout autour de la pièce.

La jeune veuve en robe noire appuya sur un bouton sur la table près de son fauteuil. Elle recroisa ses jambes. Les courbes luisantes se séparèrent puis se rassemblèrent et Kramer essaya d’en décoller ses yeux. Elle regarda vers la porte. Une bonne, une Philippine, imagina Kramer, se tenait dans l’encadrement.

Maria Ruskin regarda Kramer, puis Goldberg et Martin et dit :

— Voudriez-vous du café, messieurs ?

Personne ne voulait de café. Elle dit :

— Nora, je voudrais du café et…

— Cora, dit la femme d’un ton neutre.

Toutes les têtes se tournèrent vers elle comme si elle venait de sortir un revolver.

— Et apportez des tasses supplémentaires, s’il vous plaît, dit la veuve en ignorant cette correction, au cas où un de ces messieurs change d’avis.

Pas parfaite, la grammaire, songea Kramer. Il tenta de se figurer exactement ce qui n’allait pas dans ce qu’elle avait dit puis il se rendit compte que tout le monde était silencieux et le regardait fixement. Maintenant, c’était à lui, c’était son show. Les lèvres de la veuve étaient entrouvertes sur le même étrange petit sourire. Était-ce de la bravoure ? De la moquerie ?

— Mme Ruskin, commença-t-il, comme je le disais, je suis désolé de devoir venir vous voir en ce moment particulier et j’apprécie énormément votre coopération. Je suis certain que M. Trigg et M. Pridy vous ont expliqué le but de cette entrevue et je voulais juste, euh, juste… – Elle remua ses jambes sous sa jupe et Kramer essaya de ne pas remarquer la manière dont ses cuisses bougeaient sous la soie noire brillante… – euh, attirer l’attention sur le fait que cette affaire, qui implique une blessure très grave, peut-être même fatale, infligée à un jeune homme, Henry Lamb… cette affaire est très importante pour notre bureau, parce qu’elle est de la plus haute importance pour les gens du comté du Bronx et tous les gens de cette ville.

Il s’arrêta. Il se rendait compte qu’il avait l’air pompeux, mais il ne savait pas comment descendre de ses grands chevaux. La présence de ces avocats Wasps et l’échelle de ce palais l’avaient fait grimper tout en haut.

— Je comprends, dit la veuve, peut-être pour l’aider à s’en sortir.

Elle avait la tête légèrement inclinée et elle arborait le sourire d’une amie intime. Kramer avait des sentiments folâtres. Son esprit faisait un bond en avant jusqu’au procès. Parfois vous finissiez par travailler de très près avec un témoin coopératif.

— C’est pourquoi votre coopération serait d’une grande valeur pour nous. – Il rejeta la tête en arrière, pour accentuer la taille de ses muscles sternonucléomastoidiens. – Maintenant, tout ce que je veux faire maintenant, c’est essayer de vous expliquer les conséquences de votre coopération ou de votre éventuelle non coopération, parce que je crois que nous devons être absolument clairs là-dessus. Certaines choses découleront naturellement de l’une ou l’autre décision. Maintenant, avant que nous commencions, je devrais vous rappeler que… – il s’arrêta. Il avait mal commencé sa phrase et il allait encore se faire piéger dans sa syntaxe. Rien à faire que de poursuivre. – Vous êtes représentée par d’éminents avocats, donc je n’ai pas à vous rappeler quels sont vos droits à cet égard – À cet égard… Pourquoi ces phrases pompeuses et dénuées de sens ? – Mais je suis obligé de vous rappeler votre droit de rester silencieuse, pour quelque raison que vous le désiriez.

Il la regarda et secoua la tête comme pour dire « Est-ce clair ? ». Elle hocha également la tête et il remarqua la beauté de ses seins qui bougeaient sous la soie noire.

Du pied de son fauteuil il souleva son attaché-case et le posa sur ses cuisses, et il souhaita immédiatement ne pas l’avoir fait. Les coins cabossés et les bords usés de sa mallette étaient un étalage de son minable statut. (Un substitut du procureur du Bronx à 36 000 $ par an.) Regardez-moi cette pauvre mallette ! Tout usée, craquelée et bosselée ! Il se sentait humilié. Qu’est-ce qui passait par la tête de ces putains de Wasps à cet instant ? Est-ce qu’ils retenaient simplement leurs sarcasmes pour des raisons tactiques, était-ce la politesse condescendante des Wasps ?

De la mallette, il sortit deux pages de notes sur papier jaune standard et une chemise pleine de documents photocopiés, y compris certaines coupures de presse. Puis il referma la minable mallette et la reposa sur le sol.

Il regarda ses notes. Il leva les yeux vers Maria Ruskin.

— Il y a quatre personnes qui ont eu une connaissance directe de cette affaire, dit-il. L’une est la victime, Henry Lamb, qui est apparemment dans un coma irréversible. L’autre est M. Sherman McCoy, qui est inculpé de conduite dangereuse, de délit de fuite et de non-assistance à personne en danger. Il rejette ces accusations. L’autre est un individu qui était présent quand le drame a eu lieu et qui s’est présenté et a formellement identifié M. McCoy comme étant le chauffeur de la voiture qui a renversé M. Lamb. Ce témoin nous a dit que M. McCoy était accompagné par une autre personne, une femme blanche d’une vingtaine d’années, et cette information en fait sa complice dans l’un ou plusieurs des délits dont M. McCoy est accusé. – Il s’arrêta, pour marquer ce qu’il espérait être le maximum d’effet. – Ce témoin a formellement identifié cette femme comme étant… vous-même.

Kramer s’était tu et il regardait la veuve bien en face. Au début elle fut parfaite. Elle ne cilla pas. Son adorable brave petit sourire ne bougea pas. Mais ensuite, presque imperceptiblement, elle déglutit une fois.

Elle déglutissait !

Une sensation fabuleuse envahit Kramer, chacune de ses cellules et chacune de ses fibres neuronales. À cet instant, l’instant de cette petite déglutition, son attaché-case minable ne signifiait plus rien, ni ses chaussures de plouc, ni son pauvre costume, ni son minable salaire, ni son accent new-yorkais, ni les barbarismes et solécismes de ses phrases. Car à cet instant, il éprouvait quelque chose que ces avocats Wasps, ces partenaires immaculés de Wall Street et l’Univers des Curry & Goad & Pesterait & Dunning & Sponget & Leach ne connaîtraient jamais et n’éprouveraient jamais : l’inexprimable plaisir de posséder le pouvoir. Et ils resteraient silencieux et polis face à cela, comme ils le faisaient maintenant, et ils déglutiraient de peur quand et si leur heure venait. Et il comprenait maintenant que c’était cela qui lui donnait une bouffée de plaisir bizarre chaque matin quand il voyait l’île fortifiée jaillir de l’horreur du Bronx sur la crête du Grand Concourse. Car ce n’était rien d’autre que le Pouvoir, le même Pouvoir que celui auquel Abe Weiss s’était entièrement voué. C’était le pouvoir du gouvernement sur la liberté de ses sujets. Y penser dans l’abstrait le faisait paraître théorique et académique, mais l’éprouver – voir les expressions sur leurs visages – tandis qu’ils vous regardaient, messager et détenteur du Pouvoir – Arthur Rivera, Jimmy Dollard, Herbert 92 X et le mec appelé Mac – même eux – et maintenant voir cette petite hirondelle effarouchée dans un appartement parfait valant des millions – eh bien le poète n’a jamais chanté ni même rêvé cette extase, et aucun procureur, aucun juge, aucun flic, aucun inspecteur des finances ne le mentionnera jamais, car nous n’osons jamais en parler entre nous, n’est-ce pas ? – et pourtant nous l’éprouvons et nous la connaissons à chaque fois qu’ils nous regardent avec ces yeux qui demandent grâce, pitié ou au moins un coup de pouce ou un peu de générosité capricieuse. (Laissez-moi une chance !) Que sont les façades de pierre de la Cinquième Avenue et tous les halls de marbre et toutes les bibliothèques à l’odeur de cuir et toutes les richesses de Wall Street à côté de mon contrôle de vos destinées et de votre impuissance face au Pouvoir ?

Kramer fit durer ce moment aussi longtemps que les limites de la logique et une décence minimale le permettaient, et puis juste un petit peu plus longtemps. Aucun d’eux, ni les deux avocats Wasps immaculés de Wall Street, ni la ravissante veuve éplorée riche de nouveaux millions n’osaient proférer un son.

Puis il dit, doucement, paternellement :

— Très bien. Maintenant, voyons ce que cela signifie.

 

Quand Sherman entra dans le bureau de Killian, Killian fit :

— Houlalalalalala, keskya, keskya ? Keske c’est que cette tête ? Tu regretteras pas d’être venu jusqu’ici quand j’ te dirai pourquoi j’ t’ai appelé. Tu crois qu’ c’était pour te montrer ça ?

Il poussa le City Light jusqu’au bord de la table. LA VEUVE DU FINANCIER… Sherman y jeta à peine un regard. L’article était déjà entré bourdonner dans sa cavité mentale.

— Il était aux obsèques. Ce Peter Fallow. Je ne l’ai pas vu.

— Aucune importance, dit Killian qui était d’une humeur très badine. C’est du réchauffé. On sait déjà tout ça. Pas vrai ? Je t’ai fait venir pour des nouvelles fraîches.

À dire vrai, Sherman ne détestait plus descendre jusqu’à Reade Street. Rester assis dans son appartement… à attendre la prochaine menace téléphonée… La taille même de l’appartement semblait se moquer de ce à quoi il était réduit. Il restait assis là et attendait la prochaine explosion. Faire quelque chose, n’importe quoi, était nettement préférable. Prendre une voiture jusqu’à Reade Street, bouger horizontalement sans résistance – génial ! splendide !

Sherman s’installa dans un fauteuil et Killian commença :

— J’ voulais même pas parler d’ ça au téléphone, mais j’ai eu un appel très très intéressant. Le Jackpot, en fait Sherman se contenta de le regarder.

— Maria Ruskin, dit Killian.

— Tu plaisantes ?

— Tu crois que je plaisanterais avec ça ?

— Maria t’a appelé ?

— Monsieuuuh Killyeuuuunh, jeuh m’appelle Meurieuh Ruskin. Jeuh suis une amieuh d’un deuh vos clieuunhts, Monsieuuuu Sheuumeuuunh McCoy. L’ai-je bien imitée ?

— Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce qu’elle voulait ?

— Elle veut te voir.

— C’est pas vrai !

— Elle veut te voir aujourd’hui à 16 h 30. Elle a dit que tu saurais où.

— Que… je… sois… damné… Tu sais, hier, aux obsèques, elle m’a dit qu’elle m’appellerait. Mais je n’y ai pas cru un instant. Est-ce qu’elle a dit pourquoi ?

— Non, et je lui ai pas demandé. Je voulais pas dire un mot qui puisse la faire changer d’avis. Tout ce que j’ai dit, c’est que j’étais certain que tu y serais. Et je suis certain que tu y seras, mec !

— Est-ce que je ne t’avais pas dit qu’elle appellerait ?

— Vraiment ? Tu viens de dire que tu ne croyais pas qu’elle le ferait.

— Je sais. Hier je n’y croyais pas, parce qu’elle m’évitait. Mais je t’avais bien dit qu’elle était pas du type prudent, non ? C’est une joueuse. Elle n’est pas du genre à jouer petit. Elle aime bien tout mélanger, et son jeu c’est – c’est les hommes. Ton jeu c’est la loi, le mien les investissements, le sien, les hommes.

Killian se mit à glousser, surtout à cause du changement d’humeur de Sherman.

— Okay, dit-il, génial. Allez jouer tous les deux. On y va. J’avais une autre raison pour te faire venir ici plutôt que je monte jusque chez toi. Il faut qu’on te câble.

Il appuya sur un bouton et dit dans l’interphone :

— Nina ? Dites à Ed Quigley de venir.

 

À 16 h 30 précises, le cœur tapant à un bon rythme, Sherman appuya sur le bouton de la sonnette marqué « 4B Boll ». Elle devait avoir attendu près du boîtier de l’interphone – l’interphone lui-même ne fonctionnait plus – car il entendit un bip immédiat à la porte et le lourd clic clic clic de la serrure électrique qui s’ouvrait, et il entra dans l’immeuble. Immédiatement, il retrouva cette odeur familière, cet air mort, vicié, le tapis dégueulasse sur les marches. Il y avait la même peinture lugubre, les couloirs usés et la lumière glauque – familière et en même temps nouvelle et horrible, comme s’il n’avait jamais pris le temps de remarquer la réalité des lieux. La merveilleuse ambiance bohême de l’endroit était dissipée. Il avait le malheur de contempler un rêve érotique avec l’œil d’un réaliste. Comment avait-il jamais pu trouver cela enchanteur ?

Le craquement des marches lui rappela des choses qu’il voulait oublier. Il pouvait encore entendre le dachshund faire grimper son tube de graisse sur les marches… « Tu es un p’tit morceeuuuh de salami mouillé, Meursheuuul »… Et il avait transpiré… Suant, il avait fait trois voyages dans cet escalier décrépit en portant les bagages de Maria… Et maintenant il portait le poids le plus lourd de tous. Je suis câblé. Il sentait le magnétophone scotché dans le creux de son dos, le micro sur son sternum, il sentait, ou imaginait qu’il sentait, le sparadrap qui collait le fil électrique à son corps. Chacun de ces éléments miniaturisés et sophistiqués au plus haut point semblait croître en volume au fur et à mesure qu’il montait les marches. Sa peau les amplifiait, comme une langue passant sur une dent cassée. Ils étaient certainement visibles ! Ne les voyait-on pas sur son visage ? Ô combien de mensonges ? Combien de déshonneurs ?

Il soupira et s’aperçut qu’il transpirait déjà et qu’il était essoufflé – la montée, l’adrénaline ou la frousse. La chaleur de son corps semblait décoller le magnétophone – ou était-ce son imagination ?

Lorsqu’il atteignit la porte, cette porte peinte triste, il respirait très fort. Il s’arrêta, soupira à nouveau, puis cogna du doigt sur la porte selon le signal qu’il avait toujours utilisé, tap tappa tap tap – tap tap.

La porte s’ouvrit doucement, mais il n’y avait personne. Puis…

— Bouh ! – Sa tête jaillit de derrière la porte et elle lui souriait. – J’ t’ai fait peuuurh ?

— Pas vraiment, dit Sherman. Dernièrement j’ai été effrayé par des experts.

Elle rit et son rire semblait authentique.

— Toi aussi ? Les deux font la paire, pas vrai, Sherman ?

Sur ces mots, elle lui ouvrit les bras comme pour une embrassade de bienvenue.

Sherman la regardait, étonné, confus, paralysé. Les calculs cavalaient dans sa tête plus vite qu’il ne pouvait les suivre. Elle était là, dans une robe de soie noire, sa robe de deuil, bien serrée à la taille pour que son merveilleux corps se remarque au-dessus et en dessous. Ses yeux étaient grands ouverts et brillants. Ses cheveux noirs étaient la perfection même, avec une luisance luxueuse. Ses lèvres si timidement courbées, qui l’avaient toujours rendu fou, étaient pleines, entrouvertes et souriantes. Mais cela n’était rien d’autre qu’une certaine combinaison de chair et de cheveux. Il y avait un léger duvet noir sur ses avant-bras. Il aurait dû se glisser entre ces bras et la serrer dans les siens, et c’était cela qu’elle voulait ! C’était un moment très délicat ! Il avait besoin de son soutien, de sa confiance, le temps de recueillir certains éléments dans le micro collé à son sternum et dans le magnéto collé au creux de ses reins ! Un moment délicat – et un horrible dilemme ! Supposez qu’il l’embrasse – et qu’elle sente le micro – ou que ses mains errent sur son dos ! Il n’avait pas du tout pensé à ça, à aucun moment. (Qui voudrait même embrasser un homme changé en table d’écoute ?) Peu importe – fais quelque chose !

Alors il avança vers elle, baissant les épaules en avant et courbant le dos pour qu’elle ne puisse aucunement se coller contre sa poitrine. Et ainsi ils s’embrassèrent, une voluptueuse jeune chose et un mystérieux estropié.

Rapidement il se dégagea, esquissant un sourire, et elle le regarda comme pour voir s’il allait bien.

— Tu as raison, Maria, les deux font la paire, et en première page.

Il sourit, l’air philosophe. (Abordons l’affaire !) Nerveusement il parcourut la pièce des yeux.

— Viens, dit-elle. Asseyons-nous. – Elle désigna la table aux pieds de chêne. – Je te sers à boire. Qu’est-ce que tu veux ?

Très bien ; asseyons-nous et parlons.

— Tu as du scotch ?

Elle se rendit à la cuisine et il baissa les yeux vers son torse pour s’assurer que le micro ne se voyait pas. Il essayait de dépasser les questions qui lui éclataient dans la tête. Il se demanda si la bande tournait toujours.

Elle revenait avec un verre pour lui et un pour elle, une boisson transparente, du gin ou de la vodka. Elle s’installa sur l’autre fauteuil en bois tourné, croisa les jambes, ses jambes étincelantes, et sourit.

Elle leva son verre comme pour porter un toast. Il fit de même.

— Et nous voilà donc ici, Sherman, le couple dont tout New York parle. Il y a un paquet de gens qui aimeraient entendre cette conversation.

Le cœur de Sherman bondit. Il mourait d’envie de regarder vers le bas pour voir si son micro se voyait. Insinuait-elle quelque chose ? Il étudia son visage. Il n’en tira rien.

— Oui, nous voilà donc ici, dit-il. Pour te dire la vérité, je croyais que tu avais décidé de t’évanouir dans l’atmosphère. Les temps ont été plutôt durs pour moi depuis ton départ.

— Sherman, je te jure que je n’en savais rien avant de revenir ici.

— Mais tu ne m’avais même pas dit où tu allais.

— Je sais, mais ça n’avait rien à voir avec toi, Sherman. J’étais… à moitié folle.

— Cela avait à voir avec quoi, alors ?

Il remua la tête et sourit, pour montrer qu’il n’était pas amer.

— Avec Arthur.

— Ah. Avec Arthur.

— Oui, avec Arthur. Tu crois que j’avais un arrangement libre et facile avec Arthur, et dans un sens c’est vrai, mais il fallait aussi que je vive avec lui, et rien n’était jamais gratuit avec Arthur. Il en tirait quelque chose d’une manière ou d’une autre. Je t’ai raconté comment il m’injuriait.

— Tu l’as mentionné.

— Il me traitait de garce et de pute, devant les domestiques, devant n’importe qui, si l’envie lui prenait. Une telle haine, Sherman ! Arthur voulait une jeune femme et puis il faisait machine arrière et il me haïssait parce que j’étais jeune et qu’il n’était qu’un vieillard. Il voulait des gens excitants autour de lui, parce qu’il pensait qu’avec tout son argent, il méritait des gens excitants et puis il faisait machine arrière et il les détestait et il me haïssait parce qu’ils étaient mes amis ou qu’ils étaient plus intéressés par moi que par lui. Les seuls gens qui intéressaient Arthur étaient ces vieux youpins, comme Ray Radosz. J’espère que tu as vu de quel idiot il avait l’air aux obsèques. Et puis il est venu après et il a essayé de m’embrasser. J’ai pensé qu’il allait m’arracher ma robe ! Tu as vu ça ? Tu étais tellement excité ! J’essayais de te dire de te calmer ! Je ne t’avais jamais vu comme ça. Et ce salopard au long nez du City Light, cet horrible hypocrite de British qui était juste derrière toi ? Il t’a entendu !

— Je sais que j’étais excité, dit-il, je pensais que tu m’évitais. J’avais peur que ce soit ma dernière chance de pouvoir te parler.

— Je ne t’évitais pas, Sherman. J’essaye de t’expliquer. La seule personne que j’évitais, c’était Arthur. Je suis partie, j’ai juste – je n’ai pas réfléchi. Je suis partie, c’est tout. Je suis allée à Côme mais je savais qu’il pourrait me trouver là-bas. Alors je suis allée rendre visite à Isabel di Nodino. Elle a une propriété dans les montagnes, dans un village près de Côme. C’est comme un château de conte de fées. C’était merveilleux. Pas de téléphone. Je n’ai même pas vu un journal.

Toute seule, excepté en ce qui concerne Filippo Chirazzi. Mais ça n’avait pas d’importance non plus. Aussi calmement qu’il pouvait, il dit :

— C’est bien que tu aies pu partir, Maria. Mais tu savais que j’étais très inquiet. Tu savais ce qu’il y avait dans les journaux, parce que je te l’avais montré – il ne parvenait pas à masquer l’agitation de sa voix – le soir où ce gros maniaque était ici. – Je sais que tu te souviens de ça.

— Allons, Sherman. Tu t’excites trop à nouveau.

— Tu as déjà été arrêtée ? demanda-t-il.

— Non.

— Eh bien moi oui. C’est une des choses auxquelles j’ai eu droit pendant que tu n’étais pas là. Je…

Il se tut, se rendant subitement compte qu’il faisait quelque chose de très idiot. Lui faire peur à l’idée d’être arrêtée était la dernière chose dont il avait besoin à cet instant précis. Donc il haussa les épaules, sourit et dit :

— Eh bien, c’est une sacrée expérience, comme pour dire « mais pas aussi terrible que tu peux le penser ».

— Mais on m’en a menacée, dit-elle.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Un type du Bureau du procureur du Bronx est venu me voir aujourd’hui avec deux inspecteurs.

Cela frappa Sherman comme une décharge électrique.

— Vraiment ?

— Un petit salopard pompeux. Il pensait que je jouais les dures. Il n’arrêtait pas de rejeter la tête en arrière et de faire un truc vraiment bizarre avec son cou, comme ça, et de me regarder à travers les fentes qui lui servent d’yeux. Quel débris !

— Qu’est-ce que tu lui as dit ? Très nerveux, maintenant.

— Rien. Il était trop occupé à me dire ce qu’il pouvait me faire.

— Qu’est-ce que tu entends par là ? Un vent de panique.

— Il m’a parlé de ce témoin qu’il a. Il était tellement officiel et tellement prétentieux. Il ne voulait même pas me dire qui c’était, mais c’était bien évidemment l’autre môme, le balaise. Je peux pas te dire quelle ordure c’est, ce type.

— Il s’appelait Kramer ?

— Ouais. C’est ça.

— C’est le même qui était au tribunal quand j’ai été déféré.

— Il a été très clair, Sherman. Il m’a dit que si je témoignais contre toi et que je corroborais l’autre témoignage, il me donnerait l’immunité. Sinon, je serais traitée comme complice et ils m’inculperaient de ces… crimes. Je ne peux même pas me souvenir des termes.

— Mais…

— Il m’a même donné des photocopies des articles dans les journaux. Il m’a pratiquement dessiné une carte. Celles qui étaient les versions correctes et celles que tu avais concoctées. Si je dis ce qui s’est vraiment passé, je vais en prison.

— Mais tu lui as dit ce qui s’est vraiment passé, non ?

— Je ne lui ai rien dit du tout. Je voulais d’abord te parler.

Il était assis sur le bord du fauteuil.

— Mais Maria, il y a des choses qui sont claires comme de l’eau de roche dans cette affaire et ils ne les connaissent même pas encore. Ils n’ont entendu que les mensonges de ce môme qui essayait de nous voler ! Par exemple, ça ne s’est pas passé dans une rue, ça s’est passé sur une rampe d’accès, non ? Et on s’est arrêtés parce que la voie était bloquée, avant de voir qui que ce soit. Non ? C’est vrai, non ?

Il réalisa que sa voix avait monté.

Un sourire chaleureux et triste, le genre de sourire qu’on offre à ceux qui souffrent, apparut sur le visage de Maria, elle se leva, mit ses mains sur ses hanches et dit :

— Sherman, Sherman, Sherman, qu’allons-nous faire de toi ?

Elle décala son pied droit d’une certaine façon bien à elle et le fit pivoter un moment sur le talon de sa chaussure noire. Elle lui lança un regard avec ses grands yeux bruns et leva les mains vers lui, paumes en l’air.

— Viens ici, Sherman.

— Maria, c’est trop important !

— Je sais, mais viens ici.

Bon Dieu ! Elle voulait encore l’embrasser ! Eh bien… embrasse-la, idiot ! C’est un signe qu’elle veut être de ton côté ! Embrasse-la, elle va te sauver la vie ! Oui ! – mais comment ? Je suis une table d’écoute ! une cartouche de honte sur ma poitrine ! Une bombe de déshonneur dans le creux de mes reins ! Qu’est-ce qu’elle va vouloir faire après ? Sauter sur le lit ? Et alors ? Eh bien – Dieu du Ciel ! Son expression dit « je suis à toi ! » C’est ton ticket de sortie ! ne bousille pas cette chance ! Fais quelque chose ! agis !

Alors il se leva de son fauteuil. Il coupa la poire en deux. Il se courba pour que sa poitrine ne touche pas la sienne, pour que le creux de ses reins soit hors d’atteinte de ses mains. Il l’embrassa comme un vieillard qui se penche par-dessus une barrière pour toucher un mât de drapeau. Cela amena sa tête très bas. Son menton était pratiquement sur sa clavicule.

— Sherman, dit-elle, qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui ne va pas avec ton dos ?

— Rien.

— Mais tu es tout tordu.

— Je suis désolé.

Il se tourna de côté, les bras toujours sur ses épaules. Il essaya de l’embrasser de côté.

— Sherman ! – Elle recula un instant. – Tu es tout tordu sur le côté. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne veux pas que je te touche ?

— Non ! Non !… je crois que je suis juste très tendu. Tu ne sais pas par quoi je suis passé. – Il décida de continuer dans cette voie. – Tu ne sais pas combien tu m’as manqué, combien j’ai eu besoin de toi.

Elle l’étudia, puis il offrit le regard le plus chaleureux, le plus humide, le plus parlant imaginable.

— Eh bien, dit-elle, me voilà.

Elle avança vers lui. Il était bon, ce coup-là. Plus de contorsions, idiot ! Plus de louvoiement ! Il allait devoir tenter sa chance ! Peut-être que le micro était assez enfoncé pour qu’elle ne le sente pas, surtout s’il l’embrassait – s’il l’embrassait fiévreusement ! Ses bras seraient autour de son cou. Tant qu’il les maintiendrait là, elle n’atteindrait pas le creux de son dos. Ils n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Il passa ses bras sous les siens pour les forcer à rester autour de son cou. Il la serra par dessous les bras, pour les remonter encore. Bizarre, mais faudrait que ça aille.

— Oh, Maria.

Ce type de gémissement passionné n’était pas tout à fait son genre, mais il faudrait que ça aille également.

Il l’embrassa. Il ferma les yeux dans l’intérêt de la sincérité et se concentra pour maintenir ses bras à hauteur de son torse. Il était conscient de sa chair légèrement cuite de rouge à lèvres, de sa salive chaude et de l’odeur de son haleine, qui portait la senteur de végétal recyclé du gin.

Attends une minute ! Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’elle fait ? Elle glissait ses bras hors de son étreinte, descendant vers ses hanches ! Il releva les coudes et tendit les muscles de ses bras pour essayer d’éloigner ses mains de son corps sans trop en avoir l’air. Trop tard ! Elle avait les mains sur ses hanches et essayait d’écraser son ventre contre le sien. Mais ses bras n’étaient pas assez longs ! Suppose que ses mains atteignent la cambrure de ses reins. Il écarta son coccyx. Si ses mains perdaient contact avec ses hanches peut-être allait-elle abandonner. Ses doigts – où étaient-ils ? Pendant un moment il ne sentit rien. Puis – quelque chose sur sa taille, sur le côté. Merde ! Trouble-la – c’était sa seule chance. Ses lèvres demeuraient pressées contre les siennes. Elle se tortillait rythmiquement et passionnément dans une forte odeur de végétal. Il se tortilla en réponse et agita un peu les hanches pour la dégager. Ses doigts – il les avait encore perdus ! Chaque fibre nerveuse était en alerte rouge, cherchant à détecter sa présence. Et tout d’un coup ses lèvres cessèrent de se tortiller. Leurs bouches étaient encore collées, mais le moteur s’était éteint. Elle dégagea sa bouche et recula la tête de quelques centimètres, et il vit trois yeux juste devant sa figure. Mais ses bras étaient toujours passés autour de lui. Il n’aimait pas la manière dont ces trois yeux le regardaient.

— Sherman… Qu’est-ce que tu as dans le dos ?

— Dans le dos ?

Il essaya de bouger, mais elle resta collée à lui. Ses bras le serraient toujours.

— Il y a quelque chose, un morceau de métal, je ne sais pas… là, dans ton dos.

Maintenant il pouvait sentir la pression de sa main. Elle était juste sur le magnétophone ! Il essaya de se tourner un petit peu d’un côté, un petit peu de l’autre, mais elle avait toujours la main dessus. Il esquissa un vrai fox-trot. Inutile ! Elle le tenait maintenant !

— Sherman, qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas. Ma ceinture – ma boucle de ceinture – je ne sais pas.

— Tu n’as pas de boucle de ceinture dans le dos !

Maintenant elle s’écartait de lui, mais elle avait toujours une main dans son dos, sur le magnétophone.

— Maria ! Bon Dieu !

Il vira sur le côté en un arc, mais elle l’accompagna dans le mouvement comme un catcheur d’université en fin de match. Il eut un aperçu de son visage. Un demi-sourire – une demi-grimace furieuse – l’aube de quelque chose de terrible.

Il pivota et se libéra. Elle l’affronta, de face.

— Sherman ! Sheumeuuhn. – Un sourire étonné, qui attendait le bon moment pour se changer en flot accusateur. Doucement : – je veux savoir… qu’est-ce que t’as dans l’ dos ?

— Mais pour l’amour du ciel, Maria, qu’est-ce qui t’arrive ? Ce n’est rien. Les boutons de mes bretelles sans doute – j’en sais rien.

— Je veux voir, Sherman.

— Voir quoi ?

— Enlève ta veste.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Enlève ta veste, je veux voir.

— C’est dingue !

— Tu en as enlevé beaucoup plus que ça ici, Sherman.

— Allons, Maria, ne fais pas l’idiote.

— Alors montre-moi. Fais-moi voir ce que tu as dans le dos.

Une supplique :

— Maria, allons. Il est un peu tard pour faire joujou.

Elle vint vers lui, avec un terrible sourire sur le visage. Elle allait voir par elle-même ! Il bondit sur le côté. Elle le poursuivit. Il s’écarta à nouveau.

Un gloussement comme pour jouer :

— Qu’est-ce que tu fais, Maria !

Commençant à respirer lourdement :

— Nous allons voir !

Elle chargea. Il ne pouvait pas s’écarter de sa course. Ses mains étaient sur sa poitrine – essayant de lui arracher la chemise ! Il se couvrit comme une jeune fille.

— Maria !

Le mugissement commença :

— Tu caches quelque chose, hein ?

— Écoute, arrête…

— Tu caches quelque chose ! Keske t’as sous ta chemise ?

Elle plongea vers lui à nouveau. Il s’écarta, mais, avant qu’il s’en rende compte, elle était déjà derrière lui. Elle avait passé les mains sous sa veste. Elle tenait le magnétophone, bien qu’il fût sous sa chemise, et sa chemise était encore enfoncée dans son pantalon. Il pouvait le sentir s’écarter de son dos.

— Et un magnéto Sherman !

Il appuya sur sa main pour l’empêcher de l’arracher. Mais sa main était sous sa veste et la sienne était dessus. Il commença à sautiller en rond, s’accrochant à cette masse de douleur et de colère noire sous sa veste.

— Tu… m’en… re… gistrais. Salaud !

Les mots sortaient comme d’affreux grognements tandis qu’ils bondissaient tous deux tout autour de la pièce. Seul l’effort l’empêchait de crier à l’assassin.

Maintenant il lui tenait le poignet. Il fallait qu’il la fasse lâcher. Il serra de plus en plus fort.

— Tu… me fais mal !

Il serra plus fort encore.

Elle poussa un petit cri et laissa aller. Pendant un moment il resta paralysé par la fureur qu’il lisait sur son visage.

— Sherman – espèce de salaud, pourri, malhonnête !

— Maria, je te jure que…

— Ah tu jures, hein ?

Elle plongea à nouveau. Il bondit vers la porte. Elle le saisit par une manche et le dos de sa veste. Il essaya de se dégager en se contorsionnant. La manche commença à s’arracher. Il continua à avancer vers la porte. Il pouvait sentir le magnétophone qui rebondissait sur ses fesses. Il pendait hors de son pantalon maintenant, hors de sa chemise, retenu seulement par le câble.

Maintenant il était sur le palier. Il entendit Maria qui sanglotait. Puis elle s’écria :

— C’est ça, vas-y, cours ! Cours la queue entre tes jambes !

C’était vrai. Il dévalait l’escalier avec le magnétophone qui rebondissait ignominieusement dans son dos. Il se sentait plus honteux qu’aucun chien.

Lorsqu’il atteignit la porte d’entrée, la vérité l’avait frappé. Grâce à sa stupidité, à son incompétence et à sa trouille il s’était débrouillé pour perdre son unique et dernier espoir.

Oh… Maître de l’Univers…