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Du cinquantième étage

Sherman McCoy sortait de son immeuble. Il tenait la main de Campbell, sa fille. Les jours brumeux comme celui-ci créaient une lumière particulière, bleu de cendre, sur Park Avenue. Mais une fois dépassé le dais qui surplombait l’entrée… Quelle magnificence ! Le terre-plein central de l’avenue était un tapis de tulipes jaunes. Il y en avait des milliers, grâce aux cotisations que les propriétaires d’appartements comme Sherman payaient à l’Association Park Avenue et aux milliers de dollars que l’association payait à un service de jardinage appelé Wiltshire Country Gardens, dirigé par trois Coréens de Maspeth, Long Island. La radiance jaune de toutes ces tulipes avait quelque chose de paradisiaque. Adjectif approprié. Tant que Sherman tenait la main de sa fille et la menait à son arrêt de bus, il se sentait parcelle de la grâce divine. C’était un état sublime, et ça ne coûtait pas très cher. L’arrêt du bus était juste de l’autre côté de la rue. Il y avait peu de chance que son impatience, face aux tout petits pas de Campbell, gâche cette gorgée rafraîchissante de paternité qu’il buvait chaque matin.

Campbell était en cours préparatoire à Taliaferro, qui comme tout un chacun, tout le monde1, le savait se prononçait Toliver. Chaque matin, l’école Taliaferro envoyait son propre bus, son chauffeur de bus, et son accompagnatrice vers le haut de Park Avenue. Pour tout dire il existait peu de filles à Taliaferro qui n’habitaient pas à une minute de marche du trajet de cet autobus.

Pour Sherman, qui avançait sur le trottoir en tenant la main de Campbell, elle était comme une vision. Elle était une vision renouvelée chaque matin. Ses cheveux étaient une luxuriance de douces vagues comme ceux de sa mère, mais plus clairs et plus dorés. Son petit visage – quelle perfection ! Même les années ingrates de l’adolescence ne parviendraient pas à l’altérer. Il en était certain. Dans sa veste d’uniforme bordeaux, avec son petit chemisier blanc à col rond, son petit sac à dos en nylon, ses grandes chaussettes blanches, elle avait l’air d’un ange. Sherman trouvait ce spectacle émouvant comme rien au monde.

Le portier de l’équipe du matin était un vieil Irlandais nommé Tony. Après leur avoir ouvert la porte, il s’était avancé dehors sous le dais et les regardait partir. C’était bien… très bien ! Sherman aimait qu’on observe sa plaisante allure paternelle. Ce matin, il était un individu sérieux, représentant Park Avenue et Wall Street. Il portait un costume bleu-gris, costume droit, deux boutons, simples revers, une seule poche de poitrine, taillé sur mesure à Londres pour 1 800 $. À Wall Street, les costumes croisés et les revers larges n’étaient pas très bien vus, un peu trop uniformes. Ses épais cheveux châtains étaient peignés en arrière. Il carrait ses épaules et relevait son long nez et son merveilleux menton.

— Laisse-moi boutonner ton sweater, mon cœur. Il fait un peu frais.

— Perdu, Béruh ! dit Campbell.

— Allons mon petit cœur, je n’ai pas envie que tu attrapes froid.

— Perdu, Béruh, per-du, dit-elle en s’écartant de lui. – Béruh, c’était Hubert à l’envers. – Peerr-duuu.

Sherman abandonna donc l’idée de sauver sa fille des éléments. Ils firent quelques pas.

— Papa ?

— Oui mon cœur ?

— Papa, et s’il n’y avait pas de Dieu ?

Sherman sursauta, désarçonné. Campbell levait le nez vers lui avec une expression parfaitement normale, comme si elle venait de demander comment s’appelaient ces fleurs jaunes.

— Qui dit qu’il n’y a pas de Dieu ?

— Mais s’il y en avait pas ?

— Qu’est-ce qui te fait penser… est-ce que quelqu’un t’a dit qu’il n’y avait pas de Dieu ?

Quelle insidieuse petite fauteuse de trouble dans sa classe avait bien pu répandre ce poison ? Du peu que Sherman en savait, Campbell croyait encore au Père Noël, et elle était là, sur le trottoir, s’interrogeant sur l’existence de Dieu ! Et pourtant… pour une petite fille de six ans… C’était une question plutôt précoce… Pas de problème. Penser qu’une telle spéculation…

— Mais s’il n’y en a pas ?

Elle était ennuyée. Lui poser des questions sur l’origine de ses pensées n’était pas une réponse.

— Mais il y a un Dieu, mon petit cœur. Alors je ne peux pas te parler de « s’il n’y en avait pas ».

Sherman essayait de ne jamais lui mentir. Mais cette fois il sentait que c’était plus prudent. Il avait espéré ne jamais avoir à discuter religion avec elle. Ils avaient commencé à l’envoyer au catéchisme à l’Église Épiscopalienne, sur Madison et la 71e Rue. C’était comme cela qu’on s’occupait de religion. Vous les mettiez à St James et vous évitiez ensuite de parler ou de penser religion.

— Oh, fit Campbell.

Elle fixait l’horizon. Sherman se sentit coupable. Elle avait soulevé une question difficile et il l’avait flouée. Et elle était là, six ans, en train d’essayer de rassembler les morceaux du plus grand puzzle de l’existence.

— Papa ?

— Oui, chérie ? Il retenait son souffle.

— Tu sais, la bicyclette de Mme Winston…

La bicyclette de Mme Winston ? Puis il se souvint. Deux ans plus tôt, au jardin d’enfants de Campbell, il y avait une institutrice qui bravait la circulation en venant à l’école en vélo tous les jours. Tous les enfants avaient trouvé ça merveilleux, une maîtresse qui vient à l’école en vélo. Il n’avait plus jamais entendu Campbell en parler depuis.

— Oh oui, je m’en souviens. Un silence anxieux.

— MacKenzie en a un tout pareil.

MacKenzie ? MacKenzie Reed était une petite fille de la classe de Campbell.

— Ah bon ?

— Oui. Seulement il est plus petit.

Sherman attendait… l’étincelle de la logique… mais elle ne vint jamais. C’était tout. Dieu existe ! Dieu est mort ! Le vélo de Mme Winston ! Perdu, Béruh, tout cela sortait du même amoncellement dans le coffre à jouets. Sherman se sentit soulagé un instant, puis il se sentit trompé. La pensée que sa fille puisse se poser le problème de l’existence de Dieu à l’âge de six ans – cela, il l’avait pris pour un signe d’intelligence supérieure. Ces dix dernières années, dans l’Upper East Side, pour la première fois, l’intelligence était devenue socialement acceptable chez les petites filles.

Plusieurs petites filles en uniforme bordeaux, et leurs parents ou nounous, étaient rassemblés près de l’arrêt du bus de Taliaferro, de l’autre côté de Park Avenue. Dès que Campbell les aperçut, elle essaya d’ôter sa main de celle de Sherman. Elle avait déjà atteint cet âge-là… Mais il ne la laissa pas faire. Il tint fermement sa petite main et lui fit traverser la chaussée. Il était son protecteur. Il assassina du regard un taxi qui venait de freiner bruyamment au feu rouge. Il se jetterait volontiers devant, s’il le fallait pour sauver la vie de Campbell. Tout en traversant Park Avenue, il se projeta une image mentale du couple idéal qu’ils formaient. Campbell, l’ange parfait dans son uniforme d’école privée, et lui avec son visage impérial, son menton de Yale, sa large carrure, et son costume britannique à 1 800 $, le père de l’ange, un homme influent. Il visualisa les regards admiratifs, envieux, des automobilistes, des piétons, de tout le monde.

Dès qu’ils atteignirent l’arrêt du bus, Campbell se libéra de son emprise. Les parents qui accompagnaient leurs petites filles à l’arrêt du bus de Taliaferro le matin étaient une joyeuse bande. Ils avaient toujours un de ces morals ! Sherman commença à distribuer ses bonjours. Edith Tompkins, John Channing, la mère de MacKenzie Reed, la nounou de Kirby Coleman, Leonard Schorske, Mme Lueger. Quand il en arriva à Mme Lueger – il n’avait jamais su son prénom – il empocha le jackpot. C’était une jeune femme blonde, pâle et mince, qui ne se maquillait jamais. Ce matin, elle avait dû se précipiter dehors avec sa fille à la dernière minute. Elle portait une chemise d’homme bleue, avec les deux derniers boutons déboutonnés, des blue-jeans usés et des chaussons de danse. Ses jeans étaient très serrés. Elle avait un petit corps magnifique. Il ne l’avait jamais remarqué avant. Tout à fait magnifique ! Elle avait l’air si… pâle, à moitié réveillée et vulnérable. Vous savez, Mme Lueger, ce qu’il vous faudrait c’est une bonne tasse de café. Venez, allons au Coffee Shop sur Lexington. Oh, c’est idiot, M. McCoy, montons plutôt chez moi. Il y a du café tout prêt. Il la regarda fixement deux secondes de plus qu’il n’aurait dû, et alors… Clac… Le bus arriva, un gros autobus du type Greyhound, et les enfants se bousculèrent sur le marchepied.

Sherman tourna la tête, puis regarda à nouveau Mme Lueger. Mais elle ne le regardait pas. Elle retournait vers son immeuble. La couture du milieu de son jean semblait quasiment la couper en deux. Il y avait des usures blanches sur chaque fesse. C’était comme des phares attirant le regard vers la chair en dessous. Quel merveilleux cul elle avait ! Et il avait toujours pensé à elles, ces femmes, en tant que mamans ! Qui savait quels feux dévastateurs couvaient à l’intérieur de ces « mamans » ?

Sherman se mit en marche, vers l’Est, vers la station de taxi du coin de la Première Avenue et de la 79e Rue. Il se sentait allègre. Pourquoi, il n’aurait pas pu l’expliquer. La découverte de l’adorable Mme Lueger, peut-être… Oui, mais en fait il quittait toujours l’arrêt du bus de très bonne humeur. La Meilleure École, les Meilleures Filles, les Meilleures Familles, le Meilleur Quartier de la capitale du Monde Occidental à la fin du XXe siècle – mais tout ce qui lui restait vraiment à l’esprit, c’était la sensation de la petite main de Campbell dans la sienne. C’était à cause de cela qu’il se sentait si bien. Le contact de cette petite main confiante, absolument dépendante, était la Vie, la Vie même !

Puis ses pensées se mirent à divaguer. Il marchait d’un bon pas, ses yeux parcourant légèrement les façades des petites maisons de brique brune. Sous ce matin gris, elles avaient un air vieux et déprimant. Des sacs-poubelles informes, dans des ombres Brun-Merde-de-Chien et Vert-Crotte, étaient posés devant, au coin du trottoir. Ces sacs étaient des surfaces lisses et molles comme des monstres moulés dans le plastique, ennemis des Maîtres de l’Univers. Comment des gens pouvaient-ils vivre comme ça ? L’appartement de Maria n’était qu’à deux pâtés de maison de là… Ralston Thorpe habitait par là aussi, quelque part… Sherman et Rawlie avaient été à Buckley, St Paul’s et Yale ensemble et maintenant ils travaillaient tous les deux chez Pierce & Pierce. Rawlie avait quitté son appartement de douze pièces sur la Cinquième Avenue pour les deux derniers étages d’un brownstone par ici, après son divorce. Très déprimant. Sherman avait fait un très grand pas vers un joli divorce la nuit dernière, non ? Non seulement Judy l’avait pris la main dans le sac, in flagrante téléphone, c’était ça, mais après, lui, cette abjecte créature vénale, avait foncé tout droit et s’était envoyé en l’air – oui, rien que ça – en l’air – et n’était rentré chez lui que trois quarts d’heure plus tard… Qu’est-ce que cela ferait à Campbell si Judy et lui se séparaient un jour ? Il ne parvenait pas à imaginer sa vie après un tel événement. Des droits de visite le week-end pour sa propre fille ? Quelle était cette phrase qu’ils utilisaient déjà ? « La qualité du temps, pas la quantité… » Du toc, oui… ça ne voulait vraiment rien dire… Campbell, petit être dont l’âme se durcirait mois après mois, dans une petite coquille friable…

Un demi-pâté de maisons plus tard, il se haïssait. Il avait terriblement envie de faire demi-tour, de rentrer dans son appartement et de supplier qu’on lui pardonne en jurant jamais plus, jamais plus. Il avait cette sensation, mais il savait qu’il ne le ferait pas. Cela l’aurait mis en retard au bureau, ce qui ferait lever pas mal de sourcils chez Pierce & Pierce. Personne ne disait jamais rien ouvertement, mais vous étiez censé arriver là-bas de bonne heure, commencer à gagner de l’argent… et maîtriser l’Univers. Une bouffée d’adrénaline – l’Emprunt Giscard ! Il était au bord de la plus grosse affaire de sa vie, le Giscard, l’emprunt indexé sur l’or – Maître de l’Univers ! – puis il s’enfonça à nouveau dans les flots de ses pensées. Judy avait dormi sur le divan dans le dressing-room de leur chambre-salon. Elle dormait encore, ou du moins faisait semblant, quand il s’était levé. Eh bien, Mille Grâces à Dieu pour ça ! Il n’aurait pas apprécié le piquant d’un autre round avec elle de si bonne heure, surtout avec Campbell et Bonita qui auraient pu l’entendre. Bonita était une de ces bonnes sud-américaines avec un comportement très agréable mais pour le moins formel. Étaler son énervement ou son angoisse devant elle aurait été une gaffe2. Pas étonnant que les mariages aient toujours tenu si longtemps. Les parents de Sherman et leurs amis avaient toujours eu plein de domestiques, et les domestiques avaient toujours travaillé de longues heures et vécu dans la maison. Si vous ne vouliez pas vous disputer devant les domestiques, alors il n’y avait pas beaucoup de moments propices aux disputes.

Donc, dans la plus belle tradition des McCoy, exactement comme son père se serait comporté – sauf qu’il ne pouvait imaginer son père dans un tel marasme –, Sherman avait sauvegardé les apparences. Il avait pris son petit déjeuner avec Campbell dans la cuisine, pendant que Bonita la surveillait et la préparait pour l’école. Bonita avait une télé portable dans la cuisine et elle ne cessait de la regarder pour suivre la retransmission matinale de l’émeute à Harlem. C’était un truc très sérieux, mais Sherman n’y avait pas vraiment prêté attention… Cela lui avait semblé si lointain… le genre de choses qui se produisaient là-bas… parmi « ces gens »… Il avait été entièrement occupé à extraire des trésors de bonne humeur et de charme pour que Bonita et Campbell ne perçoivent pas l’atmosphère empoisonnée qui enveloppait la maisonnée.

Sherman était maintenant arrivé sur Lexington Avenue. Il s’arrêtait toujours au kiosque du coin pour acheter le Times. Comme il allait tourner le coin, une fille vint à sa rencontre, une fille grande, avec une masse de cheveux blonds. Elle portait un grand sac négligemment jeté sur son épaule. Elle marchait vite, comme si elle se dirigeait vers l’entrée du métro de la 77e Rue. Elle avait un long sweater ouvert sur le devant qui révélait un polo avec un petit emblème brodé sur le sein gauche, une paire de pantalons très « je-m’en-foutiste », informes et en accordéon sur les jambes, mais exceptionnellement serrés sur l’entrecuisse. Exceptionnellement ! Il y avait une fente étonnante. Sherman la contemplait, puis il regarda son visage. Elle lui rendit son regard. Elle le fixa droit dans les yeux et sourit. Elle ne ralentit pas le pas et ne le provoqua nullement des yeux. C’était un regard confiant, optimiste, qui semblait dire « Salut ! Nous sommes un couple d’animaux étonnamment beaux, non ? » Quelle franchise ! Pas décontenancée ! Si avidement immodeste !

Dans le petit kiosque, après avoir acheté son Times, Sherman se tourna vers la porte et ses yeux tombèrent sur un étalage de magazines. La Chair couleur saumon lui sauta au visage… Des filles… Des hommes… Des filles avec des filles… Des garçons avec des garçons… Des filles avec des garçons, des filles aux seins nus, des filles aux fesses nues… Une sorte d’émeute de pornographie amusée, une cavalcade, une orgie, une auge à cochons… Sur la couverture d’un des magazines, il y a une fille qui ne porte que des chaussures à hauts talons et un pagne… Sauf que ce n’est pas un pagne, mais un serpent… Et le serpent est entortillé dans son aine et regarde Sherman… Elle aussi semble le fixer… Et elle a sur le visage le sourire le plus ensoleillé, le moins affecté du monde… C’est exactement le visage de la jeune fille qui vous sert deux boules de glace au chocolat chez Baskin-Robbins…

Sherman acheva son trajet vers la Première Avenue en proie à une terrible agitation. C’était dans l’air ! C’était comme une vague déferlante ! Partout ! Impossible d’y échapper !… Le Sexe !… À prendre, à saisir !… Il submergeait la rue avec une témérité insensée… Il était étalé sur toutes les boutiques ! Si vous étiez un homme jeune et à moitié en vie, quelles chances aviez-vous ?… Techniquement parlant, il avait été infidèle à son épouse. Eh bien, oui, effectivement… Mais qui diable pouvait rester monogame dans ce, ce, ce raz de marée de concupiscence qui déferlait sur le monde ? Dieu Tout-Puissant ! Un Maître de l’Univers ne pouvait pas être un saint, après tout… C’était inévitable. Pour l’amour du ciel, vous ne pouvez pas éviter les flocons de neige, et là, c’était un blizzard ! Il s’était presque fait prendre, c’est tout, ou à moitié prendre à cela. Cela ne signifiait rien. Cela n’avait pas de dimension morale. Ce n’était rien de plus que de se faire tremper par la pluie. Quand il atteignit la station de taxi au coin de la Première Avenue et de la 79e Rue, il avait presque évacué tout cela de sa tête.

 

Au coin de la Première Avenue et de la 79e Rue, les taxis s’alignaient tous les matins pour emmener vers Wall Street les jeunes Maîtres de l’Univers. Selon le règlement, chaque chauffeur de taxi était censé vous emmener n’importe où en ville, mais les chauffeurs de cette station ne bougeaient que si vous alliez à Wall Street ou dans ce quartier-là. De la station, ils viraient deux blocs vers l’est, puis descendaient le long d’East River, sur la voie express, le FDR, le Franklin Delanoe Roosevelt Drive.

C’était une course à 10 $, chaque matin, mais qu’était-ce pour un Maître de l’Univers ? Le père de Sherman avait toujours pris le métro pour descendre à Wall Street, même quand il était président du conseil exécutif de Dunning Sponget & Leach. Même maintenant, à soixante et onze ans, quand il faisait ses excursions quotidiennes chez Dunning Sponget pour respirer le même air que ses vieux copains avocats pendant trois ou quatre heures, il prenait le métro. C’était une question de principe. Plus le métro devenait sinistre, plus les wagons se peinturluraient des graffitis de ces gens, plus ces gens arrachaient de chaînettes aux cous des filles, plus ils agressaient de vieillards sans défense, plus ils poussaient de femmes devant les trains, plus John Campbell McCoy était déterminé à ne pas se faire virer du métro de New York. Mais pour la nouvelle génération, la jeune génération, celle de la puissance, celle de Sherman, il n’existait pas de tels principes. Isolation ! Tel était le mot d’ordre. C’était le terme que Rawlie Thorpe utilisait. « Si on veut vivre à New York, avait-il dit un jour à Sherman, il faut s’isoler, s’isoler, s’isoler. » C’est-à-dire s’isoler de ces gens. Le cynisme et la simplicité de cette idée avaient frappé Sherman comme une vérité première. Si vous pouviez descendre le FDR Drive le nez à la fenêtre d’un taxi, pourquoi donc aller s’aligner dans les tranchées des guerres urbaines ?

Le chauffeur était… un Turc ? un Arménien ? Sherman essayait de le deviner d’après son nom sur la carte plastifiée collée au tableau de bord. Une fois le taxi lancé sur la voie express, il se carra dans le fauteuil pour lire le Times. En première page il y avait la photo d’une foule de gens sur une scène et le maire, près d’un podium, les regardait. L’émeute, sans nul doute. Il commença à lire l’article, mais ses pensées divaguaient. Le soleil parvenait à percer les nuages. Il pouvait le voir sur la rivière, loin sur sa gauche. La pauvre rivière sale étincelait. Après tout, ce serait un jour de mai ensoleillé. Loin en face, les tours de l’hôpital de New York se dressaient, juste au bord de la voie express. Il y avait un panneau annonçant la sortie de la 71e Rue Est, celle que son père avait toujours empruntée quand ils revenaient de Southampton les dimanches soir. La vue de l’hôpital et de cette sortie faisait penser Sherman à – non, pas seulement penser, mais plutôt sentir – la maison de la 73e Rue avec ses pièces vert-Knickerbocker. Il avait grandi dans ces pièces vert-de-gris, et avait grimpé et dévalé ces quatre volées d’escaliers étroits en croyant qu’il vivait au plus haut de l’élégance, dans le foyer du puissant John Campbell McCoy, le Lion de Dunning Sponget & Leach. Ce n’était que très récemment qu’il s’était rendu compte qu’en 1948, lorsque ses parents avaient acheté et rénové cette maison, ils s’étaient comportés comme un couple moyennement aventureux, prenant à bras-le-corps ce qui était une vieille ruine à l’époque, dans un quartier alors à genoux, surveillant les coûts et les dépenses à chaque étape, et mettant leur fierté dans l’agréable maison qu’ils avaient créée pour une somme relativement modeste. Mon Dieu ! Si son père découvrait un jour combien il avait payé son appartement et comment il l’avait financé, il aurait une attaque ! 2 600 000 $, dont 1 800 000 $ empruntés… 21 000 $ par mois, intérêts compris, avec 1 000 000 $ à payer en deux ans… Le Lion de Dunning Sponget serait atterré… Pire qu’atterré… Blessé… Blessé en comprenant comment toutes ses leçons éternellement répétées concernant le devoir, les dettes, l’ostentation et les proportions, étaient directement ressorties par l’autre oreille de son fils…

Est-ce que son père s’était un peu laissé aller avec d’autres femmes ? Ce n’était pas complètement impossible. C’était un bel homme. Il avait le menton. Et pourtant Sherman avait du mal à l’imaginer.

Et lorsqu’il aperçut le pont de Brooklyn en face de lui, il cessa de se poser la question. Dans quelques minutes il serait à Wall Street.

 

La compagnie d’investissements bancaires Pierce & Pierce occupait les cinquantième, cinquante et unième, cinquante-deuxième, troisième et quatrième étages d’une tour de verre qui s’élevait à soixante paliers au-dessus du lugubre bassin de Wall Street. La salle des échanges d’obligations, où Sherman travaillait, était au cinquantième. Tous les matins il sortait d’un ascenseur aux parois d’aluminium et entrait dans ce qui ressemblait à la réception d’un de ces nouveaux hôtels londoniens plutôt destinés à la clientèle yankee. Près de l’ascenseur se trouvait une fausse cheminée et un authentique manteau de cheminée en acajou massif avec de grosses grappes de fruits sculptées à chaque coin. Devant la fausse cheminée, une barrière de cuivre, ou pare-feu comme ils les appellent dans les cottages de l’ouest de l’Angleterre. Dès les premiers frimas, un faux feu se consumait dedans, répandant des lueurs clignotantes sur une prodigieuse paire de chenêts de cuivre. Les murs qui l’entouraient étaient recouverts d’un peu plus d’acajou, riche et rougeâtre, monté en panneaux gravés si profond que vous pouviez sentir la dépense au bout de vos doigts rien qu’à les regarder.

Tout ceci reflétait la passion du Président Directeur Général de Pierce & Pierce, Eugène Lopwitz, pour tout ce qui était anglais. Tout – les échelles dans les bibliothèques, les consoles en demi-cercle, les pieds Sheraton, les dossiers Chippendale, les coupe-cigare, les gros fauteuils club, les tapis Wiltonweave – tout se multipliait au cinquantième étage de Pierce & Pierce, jour après jour. Hélas, Eugène Lopwitz ne pouvait pas faire grand-chose quant à la hauteur des plafonds, qui atteignait à peine deux mètres quarante. On avait monté le sol de trente centimètres. Sous le plancher couraient assez de câbles et de fils électriques pour électrifier le Guatemala. Ces câbles fournissaient l’énergie pour les ordinateurs et les téléphones de la salle des obligations. Le plafond avait été descendu de trente centimètres également, pour l’installation de l’éclairage, des bouches d’air conditionné et de quelques kilomètres de câbles supplémentaires. Le plancher avait monté ; le plafond était descendu. C’était comme si vous étiez dans un manoir anglais aplati.

À peine aviez-vous dépassé la fausse cheminée que vous entendiez un rugissement païen, comme une foule grondante. Cela venait de quelque part derrière le coin. Vous ne pouviez pas le manquer. Sherman McCoy se dirigea droit dessus, avec avidité… Ce matin-là, comme tous les matins, ses tripes résonnaient en harmonie avec ce bruit.

Il tourna le coin et ça y était : la salle des obligations de Pierce & Pierce. C’était un vaste espace d’environ vingt mètres sur trente, mais avec le même plafond bas qui vous écrasait. C’était un espace oppressant sous une lumière féroce, avec des silhouettes contorsionnées et ce fameux rugissement. La luminosité provenait d’un mur de verre ouvrant plein sud, dominant le port de New York, la Statue de la Liberté, Staten Island et les rives de Brooklyn et du New Jersey. Les silhouettes contorsionnées étaient les bras et les torses de jeunes hommes, dont très peu avaient plus de quarante ans. Ils avaient tous tombé la veste. Ils remuaient d’une manière agitée, et transpiraient déjà, si tôt le matin en criant sans arrêt : d’où le rugissement. C’était le son produit par de jeunes hommes blancs bien éduqués aboyant après l’argent sur le marché des obligations.

— Décroche ce putain de téléphone, s’il te plaît ! criait un jeune membre de la promotion Harvard 76, rose et potelé, s’adressant à quelqu’un, deux rangées de bureaux plus loin.

La pièce était comme la salle de rédaction d’un journal en ce sens qu’il n’y avait pas de cloisons et pas de hiérarchie apparente. Tout le monde était assis devant des bureaux de métal gris clair garnis d’ordinateurs beiges qui étaient autant d’écrans noirs. Des frangées de lettres vert diode et de numéros assortis couraient sur les écrans.

— J’ai dit s’il te plaît décroche ce putain de téléphone ! Bordel de Dieu !

Le type avait déjà de sombres demi-lunes de transpiration sous les aisselles et la journée ne faisait que commencer.

Un membre de la promotion 73 de Yale, avec un cou qui semblait dépasser son col de vingt centimètres, avait les yeux fixés sur un écran et hurlait, au téléphone avec un courtier de Paris :

— Si vous ne pouvez pas voir ce putain d’écran… Oh, pour l’amour du ciel, Jean-Pierre, ce sont les cinq millions de l’acheteur ! De l’acheteur ! Il n’y a rien d’autre qui entre !

Puis il couvrit le téléphone de sa paume, leva les yeux au ciel et dit, à voix plus que haute :

— Ces Mangeurs de grenouilles ! Ces connards de Français !

Quatre bureaux plus loin, un membre de Stanford, promotion 79, était assis, les yeux fixés sur une feuille de papier sur son bureau et un téléphone collé à l’oreille. Son pied droit reposait sur le sommet d’une boîte portable de cireur, et un noir nommé Félix, qui avait la cinquantaine – ou peut-être la soixantaine – était penché sur son pied, frottant sa chaussure avec une suédine. Toute la journée, Félix se déplaçait de bureau en bureau, faisant étinceler les chaussures de jeunes courtiers blonds et blancs, à 3 $ la paire, pourboire compris.

Il était extrêmement rare que le moindre mot fût échangé. Félix se fondait entièrement dans le décor.

« Stanford 79 » se leva de son fauteuil, les yeux toujours rivés à sa feuille de papier, le téléphone toujours collé à l’oreille. Et le pied droit toujours sur le repose-pied du cireur – et il hurla :

— Eh bien pourquoi crois-tu que tout le monde s’arrache ces putains de « vingt ans » !

Il n’enlevait toujours pas son pied du repose-pied ! Quelles jambes puissantes il devait avoir ! songea Sherman. Sherman s’assit devant son propre téléphone et son propre terminal d’ordinateur. Les cris, les imprécations, les gesticulations, cette putain de peur et d’avidité l’enveloppaient, et il aimait cela. Il était le vendeur numéro un d’obligations, le « plus gros producteur », comme on disait dans la salle des obligations de Pierce & Pierce au cinquantième étage, et il adorait le rugissement de cette tempête.

— Cet ordre de Goldman a vraiment tout foutu en l’air !

— … monte jusqu’à ce putain de taux et…

— … offre à 8 1/2…

— Je n’ai que trente-quatre secondes !

— Quelqu’un te monte un putain de bateau ! Bordel, tu ne t’en rends même pas compte !

— Je prends un ordre et j’ les achète à 6-plus !

— Tapez dans le « cinq ans » !

— Vends-en cinq !

— Vous ne pourriez pas en prendre dix ?

— Tu crois que ce truc continue à grimper ?

— La fièvre du « vingt ans » ! C’est tout ce que ces branleurs sont capables d’imaginer !

— … cent millions de Juillet-90 au dollar…

— … à un poil près !

— Dieu du Ciel, qu’est-ce qui se passe ?

— Putain ! Je peux pas y croire !

« Bordel de Dieu ! » criaient les hommes de Yale et les hommes de Harvard, et les hommes de Stanford. « Pu-tain de Bor-del de Dieu ! »

Incroyable comment les fils de ces grandes universités, ces héritiers de Jefferson, Emerson, Thoreau, William James, Frederick Jackson Turner, William Lyons Phelps, Samuel Flagg Bemis et autres géants à trois noms de la Pensée Américaine – comment ces légataires de lux et veritas, se regroupaient maintenant comme un troupeau, dans Wall Street et la salle des obligations de Pierce & Pierce ! Comment les histoires circulaient sur chaque campus ! Si vous ne faisiez pas 250 000 $, par an au bout de cinq ans, c’est que vous étiez soit carrément-stupide, soit carrément paresseux. Voilà ce qui se disait. En atteignant la trentaine, 500 000 $ – et cette somme avait un vague parfum de médiocrité. À quarante ans, soit vous vous faisiez 1 million par an soit vous étiez timide et incompétent. Fonce maintenant ! Ce refrain martelait chaque cœur, comme une maladie du myocarde. Les golden boys de Wall Street, de simples jeunes gens sans double-menton et avec des artères propres, des garçons encore capables de rougir, achetaient des appartements à 3 millions de $ sur Park et la Cinquième Avenue. (Pourquoi attendre ?) Ils achetaient des résidences d’été de vingt-cinq pièces et de deux hectares à Southampton, des maisons construites dans les années 20 et considérées depuis les années 50 comme des éléphants blancs, des maisons avec des ailes pour le personnel qui tombaient en ruines, et ils faisaient refaire ces ailes, et même rajouter encore quelques pièces. (Pourquoi pas ? Nous avons du personnel…) Ils faisaient venir par camions et installer sur leurs pelouses des fêtes foraines entières pour les anniversaires de leurs enfants, avec tous les gens du voyage pour s’en occuper (une petite industrie bien rentable…).

Et d’où venait tout cet argent aussi frais qu’étonnant ? Sherman avait entendu Gene Lopwitz discourir sur ce sujet. Selon l’analyse de Lopwitz, c’était Lyndon Johnson qu’il fallait remercier. Les États-Unis, en toute quiétude, avaient commencé à imprimer des billets par billions pour financer la guerre du Vietnam. Avant que qui que ce fût, même Johnson, comprenne ce qui se passait, une inflation à l’échelle du globe venait de commencer. Tout le monde se réveilla et s’en aperçut quand les Arabes augmentèrent soudain le prix du baril au début des années 70. En un rien de temps des marchés de toutes sortes se changèrent en gigantesques parties de passe anglaise : l’or, l’argent, le cuivre, les monnaies, les cautions bancaires, les actions – et même les obligations et les emprunts. Pendant des décennies, le marché des obligations n’avait été que le géant malade de Wall Street. Dans des firmes telles que Salomon Brothers, Morgan Stanley, Goldman Sachs et Pierce & Pierce, deux fois plus d’argent avait changé de mains sur le marché des obligations que sur celui des actions. Mais les prix ne bougeaient qu’en centimes à chaque fois, et, dans la plupart des cas, c’était en descendant. Comme Lopwitz le disait : « le marché des obligations descend depuis la bataille de Midway ». La bataille de Midway – Sherman avait dû vérifier – avait eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale. Le département des obligations de Pierce & Pierce n’avait longtemps compté qu’une vingtaine d’âmes, une vingtaine d’âmes plutôt mornes, surnommées les Tristes Obligations. On dirigeait vers les obligations les membres les moins prometteurs de la firme, car là, ils ne risquaient pas de causer le moindre dégât.

Sherman résista à la pensée que les choses étaient encore ainsi quand il était entré dans ce département. Eh bien, on ne parlait plus de Tristes Obligations, aujourd’hui… Oh, non ! Pas du tout ! Le marché des obligations avait pris feu, et d’un seul coup, on s’était arraché partout les vendeurs expérimentés comme lui. Tout à coup, chez les investisseurs de tout Wall Street, les anciens des Tristes Obligations faisaient tellement d’argent qu’ils se rassemblaient tous le soir dans un bar de Hanover Square – chez Harry’s – pour se raconter leurs faits d’armes… et se rassurer : ce n’était pas un coup de chance inespéré, mais bien plutôt une explosion de talent collectif. Les obligations représentaient maintenant les quatre cinquièmes des affaires de Pierce & Pierce, et ces jeunes terreurs de Yale, Harvard et Stanford se battaient pour accéder à la salle des obligations de Pierce & Pierce, et à cet instant précis leurs voix ricochaient sur les lambris d’acajou d’Eugène Lopwitz.

Maîtres de l’Univers ! Le rugissement emplissait l’âme de Sherman d’espoir, de confiance, d’esprit de corps3 et de droiture. Oui, de droiture ! Judy ne comprenait rien à tout cela, bien évidemment… Rien du tout. Oh, il avait bien remarqué ses yeux qui partaient à la dérive quand il en parlait. Actionner les leviers qui meuvent le monde… Voilà ce qu’il faisait – et tout ce qu’elle désirait savoir c’était : « pour quelle raison ne rentrait-il jamais à la maison pour le dîner ? » Quand il lui arrivait de rentrer pour le dîner, de quoi voulait-elle parler ? De ses précieuses petites histoires de décoration intérieure et de comment leur appartement avait été photographié dans Architectural Digest, ce qui, franchement, était un putain d’embarras pour un roi de Wall Street. Appréciait-elle les centaines de milliers de $ dépensés pour faire ses décorations, et pour ses déjeuners et pour tout le reste ? Non, même pas. Elle considérait tout cela comme allant de soi…

… Et ainsi de suite. En quatre-vingt-dix secondes, pris dans le flot de ce tout-puissant rugissement de la salle des obligations de chez Pierce & Pierce, Sherman se débrouilla pour se bâtir une bonne dose de ressentiment justifié envers cette femme qui osait le culpabiliser.

Il prit son téléphone, et s’apprêtait à poursuivre ses travaux sur le plus grand coup de sa jeune carrière, le Giscard, lorsqu’il perçut quelque chose dans le coin de son œil. Il le détecta – vertueusement ! – dans toute cette étendue d’obligations servie par des torses et des membres tordus. Arguello lisait un journal !

Ferdinand Arguello était un jeune courtier en obligations, vingt-cinq, vingt-six ans, Argentin. Il se balançait nonchalamment dans son fauteuil en lisant son journal et même d’ici, Sherman pouvait en voir le titre : le Racing Form ! Le Racing Form ! Un journal sportif ! Le jeune homme ressemblait à une caricature de joueur de polo sud-américain. Il était mince et bel homme. Il avait des cheveux épais et bouclés, aplatis en arrière. Il portait une paire de bretelles en soie rouge moirée. Soie moirée… Le département des obligations de Pierce & Pierce était comme une escadrille de chasseurs de l’Air Force. Sherman le savait, même si ce jeune Sud-Américain l’ignorait. En tant que vendeur vedette, Sherman n’avait pas de rang officiel. Pourtant il occupait, moralement, une position éminente. Soit vous étiez capable de faire le travail et prêt à vous y dévouer à cent pour cent, soit vous dégagiez. Les quatre-vingts membres du département recevaient un salaire de base, net, de 120 000 $ par an chacun. C’était considéré comme une somme parfaitement dérisoire. Le reste de leurs revenus provenait de commissions et de partages de parts. Soixante-cinq pour cent des profits du département allaient à Pierce & Pierce. Mais trente-cinq pour cent étaient partagés entre les quatre-vingt vendeurs et courtiers. Tous pour un et un pour tous… et plein pour chacun ! Et donc… pas de tire-au-flanc ! pas de poids morts ! pas de flemmards ! pas d’endormis ! Vous fonciez droit à votre bureau, votre téléphone et votre terminal d’ordinateur en arrivant le matin. La journée ne commençait pas par des bavardages devant un café ni par l’épluchage du Wall Street Journal et des pages financières du Times, encore moins du Racing Form ! Vous étiez censé décrocher le téléphone et immédiatement vous mettre à faire de l’argent. Si vous quittiez le bureau, même pour déjeuner, vous étiez censé laisser votre lieu de destination et un numéro de téléphone à un des « assistants-vendeurs », qui en fait étaient des secrétaires, pour qu’on puisse immédiatement vous appeler si un quelconque changement avait lieu dans les obligations (pour une vente, pas une seconde à perdre !). Si vous sortiez déjeuner, vous aviez intérêt à ce que cela ait un quelconque rapport avec la vente des obligations pour Pierce & Pierce. Sinon… restez assis là, et commandez donc au delicatessen d’en bas comme le reste de l’escadron.

Sherman s’approcha du bureau d’Arguello et le contempla de haut.

— Qu’est-ce que tu fais, Ferdi ?

À partir de l’instant où le jeune homme leva les yeux, Sherman sut qu’il avait compris le sens de la question et compris qu’il était en tort. Mais s’il existait une chose qu’un aristocrate argentin savait également, c’était comment s’en sortir par le culot.

Arguello verrouilla ses yeux dans ceux de Sherman et dit, d’une voix à peine plus forte qu’il n’était nécessaire :

— Je lis le Racing Form.

— Pour quoi faire ?

— Pour quoi faire ? Parce que quatre de nos chevaux courent à Lafayette aujourd’hui. C’est un champ de course, dans la banlieue de Chicago.

Et sur ces belles paroles, il reprit la lecture de son journal.

C’est le nos qui déclencha tout. Ce nos était supposé vous rappeler que vous étiez en présence de la Maison Arguello, seigneurs des pampas. De surcroît, cette petite merde portait une paire de bretelles en soie moirée.

— Écoute… vieux, dit Sherman, je veux que tu ranges ce journal.

— Qu’est-ce que tu dis ? (avec un air de défi).

— Tu m’as très bien entendu. J’ai dit range-moi ce putain de journal !

Normalement cela aurait dû sortir calme et ferme, mais c’était sorti avec fureur. Avec assez de fureur pour effacer Judy, Pollard Browning, le portier et un « éventuel agresseur ayant renoncé ».

Le jeune homme resta sans voix.

— Si jamais je te vois encore une fois ici avec un Racing Form, tu pourras aller t’asseoir dans la banlieue de Chicago pour gagner ton blé ! Tu pourras aller t’asseoir au club et parier toute ta vie dans l’ordre ! Ici, c’est Pierce & Pierce, pas un champ de courses !

Arguello était écarlate. Il était paralysé de colère. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de tirer des rayons de haine pure sur Sherman. Sherman, l’homme en proie à une indignation totalement justifiée, se détourna, et en s’éloignant remarqua non sans plaisir que le jeune homme repliait doucement les grandes pages du Racing Form.

L’indignation ! Justifiée ! Sherman était transporté. Des gens regardaient. Tant mieux ! L’oisiveté n’était pas un péché contre soi ou le Seigneur, mais contre le Veau d’Or et Pierce & Pierce. S’il devait être celui qui demanderait des comptes à cette couille molle, alors… mais il regretta le couille molle, même dans ses pensées. Il se considérait comme une partie de l’ère nouvelle et de la génération nouvelle, un homme de Wall Street sans préjugés, un Maître de l’Univers qui n’était respectueux que de l’exploit. Wall Street, ou Pierce & Pierce ne signifiaient plus : Grande Famille Protestante. Il y avait nombre de juifs parmi les principaux investisseurs bancaires. Lopwitz lui-même était juif. Il y avait plein d’Irlandais, de Grecs et de Slaves. Le fait qu’aucun des quatre-vingts membres du département des obligations n’était ni femme, ni noir ne le tourmentait pas. Pourquoi aurait-il dû même s’en soucier ? Lopwitz ne s’en souciait pas. Il avait déjà affirmé que la salle des obligations de Pierce & Pierce n’était pas un endroit pour les actes symboliques.

— Hé, Sherman.

Il passait devant le bureau de Rawlie Thorpe. Rawlie était chauve, si ce n’était une frange de cheveux autour de l’arrière de son crâne, et pourtant il avait encore l’air jeune. C’était un enragé de la chemise à col boutonné et des bretelles Shep Miller. Les porteurs de ces chemises étaient toujours impeccables.

— Qu’est-ce que c’était que tout ça ? demanda-t-il à Sherman.

— Je ne pouvais pas le croire, répondit Sherman. Il est là, il lit le Racing Form et il fait ses paris.

Il se sentait obligé d’exagérer un peu l’offense.

Rawlie se mit à rire.

— Bof ! il est jeune. Il en a peut-être marre des beignets électroniques.

— Marre de quoi ?

Rawlie prit son téléphone et désigna le micro.

— Tu vois ça ? C’est un beignet électronique.

Sherman contemplait le téléphone. Oui, cela ressemblait vaguement à un beignet, avec un tas de petits trous au lieu d’un seul gros au milieu.

— Ça m’a frappé pas plus tard qu’aujourd’hui, dit Rawlie. Tout ce que je fais toute la journée, en fait, c’est parler à d’autres beignets électroniques. Je viens de finir de parler avec un type de Drexel. Je lui ai vendu un million et demi de Joshua Tree. (À Wall Street vous ne disiez pas un million et demi de dollars d’obligations, vous disiez juste le montant et le nom.) C’est une quelconque compagnie en Arizona. Il s’appelle Earl. Je ne connais même pas son nom de famille. Depuis deux ans, j’ai fait deux douzaines de transactions avec lui, cinquante, soixante millions, et je ne connais même pas son nom de famille, et je ne l’ai jamais rencontré et je ne le rencontrerai probablement jamais. C’est rien qu’un beignet électronique.

Sherman ne trouva pas cela amusant. Dans un sens c’était rabaisser son triomphe sur le paresseux petit Argentin. C’était un désaveu cynique du bien fondé de son attitude elle-même. Rawlie était un type très amusant, mais il n’était plus lui-même depuis son divorce. Peut-être n’était-il plus réellement digne de l’escadron non plus, d’ailleurs.

— Ouais, dit Sherman, esquissant un demi-sourire pour son vieux copain. Bon, je dois appeler quelques-uns de mes beignets électroniques.

De retour à son bureau, Sherman s’attaqua au travail en cours. Il fixa les petits symboles verts qui se couraient après sur l’écran du terminal devant lui. Il décrocha son téléphone. L’emprunt français indexé sur l’or… Une situation peu ordinaire, mais prometteuse, et il l’avait découvert presque par hasard, un soir chez Harry’s, quand quelqu’un avait mentionné ces obligations…

Durant l’innocente année 1973, à l’aube de la crise, le gouvernement français avait émis un emprunt, connu sous le nom d’Emprunt Giscard, pour une valeur nominale de 6,5 billions de dollars. Le Giscard avait un aspect très intéressant : il était indexé sur l’or. Donc, comme le prix de l’or montait et descendait, le prix du Giscard faisait la même chose. Depuis cette époque, le prix de l’or et la valeur du franc français jouaient les montagnes russes, et les investisseurs américains avaient perdu tout intérêt à l’affaire. Mais dernièrement, avec un or stable aux alentours de 400 $, Sherman avait découvert qu’un Américain achetant du Giscard pouvait gagner trois ou quatre fois les intérêts qu’il gagnait sur n’importe quelle obligation américaine, plus un profit de trente pour cent quand le Giscard arriverait à terme. C’était la belle au bois dormant. Le grand danger résidait dans une brusque chute de la valeur du franc. Sherman avait neutralisé cela avec un plan pour vendre des francs en une fraction de seconde.

Le seul vrai problème était la complexité de l’ensemble. Il fallait de gros investisseurs, sophistiqués, pour le comprendre. Gros, sophistiqués et confiants. Aucun nouveau venu ne pouvait convaincre qui que ce soit de mettre des millions dans le Giscard. Il vous fallait un sacré passé. Il vous fallait du talent – du génie ! – Maîtrise de l’Univers ! – comme Sherman McCoy, le plus gros rapporteur d’affaires de Pierce & Pierce. Il avait convaincu Gene Lopwitz de rassembler 600 millions de $ pour acheter du Giscard.

Furtivement, avec mille précautions, il avait acheté les obligations à leurs propriétaires européens sans révéler la toute-puissante main de Pierce & Pierce, en se servant de différents prête-noms. Et maintenant c’était l’heure du test suprême pour le Maître de l’Univers. Il n’existait que douze joueurs potentiels capables d’acheter un truc aussi ésotérique que le Giscard. Sur ces douze, Sherman s’était débrouillé pour entamer des négociations avec cinq : deux banques d’investissement Trader’s Trust Co (plus connue sous le surnom de Trader T) et Metroland, deux agents de change, et un de ses clients personnels, Oscar Suder, de Cleveland, qui avait indiqué qu’il en achèterait pour 10 millions. Mais le plus important de tous, et de loin, était Trader T, qui envisageait de prendre la moitié du lot, c’est-à-dire 300 millions de $.

Cette affaire rapporterait à Pierce & Pierce une commission de un pour cent – 6 millions – pour avoir conçu l’idée et risqué son propre capital. La part de Sherman, en comptant la commission d’apporteur, les bonus, les parts à diviser et la commission de revente s’élèverait à environ 1,75 million de $. Avec cela, il avait l’intention de rembourser l’horrible prêt de 1,8 million qu’il avait contracté pour acheter l’appartement.

Donc, sa première démarche de la journée consistait à appeler Bernard Lévy, un Français qui s’occupait de l’affaire chez Trader T. Un coup de téléphone amical, relax, l’appel du plus gros monteur d’affaires (Maître de l’Univers) pour rappeler à Lévy que même si l’or et le franc avaient chuté la veille et ce matin (sur les marchés européens), cela ne signifiait rien. Tout allait très bien, très très bien même. Il était vrai qu’il n’avait rencontré Bernard Lévy qu’une seule fois, quand il avait organisé sa première présentation de l’affaire. Ils se parlaient maintenant au téléphone depuis des mois… Mais un beignet électronique ? Le cynisme était une forme de supériorité si lâche… C’était la grande faiblesse de Rawlie. Rawlie encaissait ses chèques. Il n’était pas trop cynique dans ces moments-là ! S’il tenait à prendre du lard parce que ça n’allait plus avec sa femme, c’était son triste problème.

Sherman composa le numéro et tandis qu’il attendait que Bernard Lévy soit en ligne, le son excitant de la tempête avide le submergea à nouveau complètement. Du bureau juste en face du sien, un grand type avec des yeux plissés (Yale 77) : – Enchères du 31 janvier, quatre-vingt….

D’un bureau derrière lui :

— Il me manque 70 millions sur dix ans !

D’il ne savait où :

— Ils ont mis leurs putains de pompes d’acheteurs !

— Je suis coincé !

— … 125 trop long…

— Un million de quatre ans des Midlands !

— Qui c’est qui déconne avec les W-1 ?

— Je te dis que je suis dans la boîte !

— Offrez 80 1/2 !

— Achète-les à 6 plus !

— Ramasse, sur la base de 2 points 1/2 !

— Oublie tout ça ! c’est l’heure des cheveux en quatre !

 

À dix heures, Sherman, Rawlie et cinq autres se rassemblèrent dans la salle de conférence de la suite de bureaux d’Eugène Lopwitz pour décider de la stratégie de Pierce & Pierce à propos de l’événement majeur de la journée sur le marché des obligations, qui était une vente du Trésor Américain de 10 billions de $ d’obligations arrivant à échéance dans vingt ans. On mesurait l’importance des obligations chez Pierce & Pierce au fait que les bureaux de Lopwitz ouvraient directement sur la salle des obligations.

La salle de conférence n’avait pas de table de conférence. On aurait dit le salon des hôtels anglais pour Américains où ils vous servent le thé. C’était rempli de petites tables anciennes et de meubles à tiroirs. Tout était si vieux, si fragile et si bien astiqué que vous aviez l’impression que si vous touchiez quoi que ce soit du bout du doigt un peu fort, tout allait éclater en morceaux. Et en même temps, un mur de verre épais dispensait une vue sur l’Hudson et sur les quais vermoulus du New Jersey que vous preniez en pleine face.

Sherman choisit un fauteuil George II. Rawlie s’assit près de lui, dans un vieux fauteuil avec un dossier en forme de bouclier. Dans d’autres fauteuils, ou sur d’autres chaises anciennes, entourés de petits guéridons Sheraton ou Chippendale, se trouvaient le responsable des relations avec le Trésor George Connor, qui avait deux ans de moins que Sherman, son second, Vic Saasi, qui n’avait que vingt-huit ans, le responsable des analyses du marché, Paul Feiffer, et Arnold Parch, le vice-président-directeur général, qui était le premier lieutenant de Lopwitz.

Chacun dans la pièce était assis sur un chef-d’œuvre d’antiquité et regardait un haut-parleur de plastique brun au sommet d’un petit meuble. C’était un secrétaire à dos d’âne Adam, vieux de deux cent vingt ans, datant de la période où les frères Adam aimaient à peindre des images et orner les coins de leurs meubles de bois. Sur le panneau central un tableau ovale représentait une jeune Grecque assise dans un vallon, ou une grotte, dans laquelle des dentelles de feuillages cédaient peu à peu la place, en ombres de vert, à un ciel couleur thé. La chose avait coûté une somme d’argent incroyable. Le haut-parleur de plastique avait la taille d’un radio-réveil. Tout le monde avait les yeux fixés dessus, attendant la voix d’Eugène Lopwitz. Lopwitz était à Londres, où il était alors 16 heures. Il allait présider cette séance par téléphone.

Un bruit indistinct sortit du haut-parleur. Ç’aurait pu être une voix, comme ç’aurait pu être un avion. Arnold Parch se leva de son fauteuil et s’approcha du secrétaire Adam, regarda le micro de plastique et dit :

— Gene, tu m’entends bien ?

Il regardait le haut-parleur d’un air implorant, sans en détacher les yeux, comme si, en fait, c’était Gene Lopwitz transformé, comme on transforme les princes en crapauds dans les contes de fées. Pendant un moment, le crapaud de plastique ne dit rien. Puis il se mit à parler.

— Ouais, je t’entends, Arnie, il y a une de ces ambiances, ici !

La voix de Lopwitz donnait l’impression d’émerger d’une tempête de pluie, mais on parvenait à l’entendre.

— Où es-tu, Gene ? demanda Parch.

— Je suis à un match de cricket. – Puis, moins clairement : Comment s’appelle cet endroit, déjà ? – Selon toute évidence, il n’était pas seul. – Tottenham Park, Arnie. Je suis sur une sorte de terrasse.

— Qui joue ? demanda Parch en souriant, comme pour montrer au crapaud de plastique que ce n’était pas une question sérieuse.

— Ne me la joue pas technique, Arnie. Un tas de très beaux jeunes gentlemen en gilets de laine tricotée et pantalons de flanelle blancs. C’est à peu près tout ce que je peux t’en dire.

Des rires appréciateurs éclatèrent dans la pièce, et Sherman sentit ses lèvres prendre la forme du sourire quelque peu obligatoire. Il balaya la pièce du regard. Tout le monde souriait et gloussait en face du haut-parleur de plastique brun, sauf Rawlie, qui roulait les yeux comme pour dire « à peine croyable… »

Puis Rawlie se pencha vers Sherman et dit, dans un chuchotement bruyant :

— Regarde ces idiots sourire. Ils croient que cette boîte en plastique a des yeux !

Sherman ne trouva pas cela fondamentalement drôle, puisqu’il s’était laissé aller à sourire lui-même. Il avait également peur que Parch, l’aide loyal de Lopwitz, ne pense qu’il était allié à Rawlie pour se moquer du chef suprême.

— Eh bien tout le monde est là, Gene, dit Parch à la boîte, et donc je vais te passer George qui va te brosser la situation des ventes pour l’instant.

Parch regarda George Connor, hocha la tête et regagna son fauteuil, tandis que Connor quittait le sien, s’approchait du secrétaire, regardait la boîte de plastique brun avant de dire :

— Gene ? C’est George.

— Ouais. Salut, George, dit le crapaud. Je t’écoute, vas-y.

— Voilà le tableau, Gene, dit Connor debout devant le secrétaire incapable d’ôter les yeux de la boîte de plastique, ça sent plutôt bon. Les vieux Vingt s’échangent à huit pour cent. Les courtiers nous disent qu’ils vont entrer sur les nouveaux à 8.05, mais je crois qu’ils nous baratinent. Nous pensons qu’il va y avoir de l’action jusqu’à 8.00. Donc, voilà comment je vois les choses. On monte à 8.01, 8.02, 8.03 avec la limite d’équilibre à 8.04. Je suis prêt à aller à soixante pour cent du tout.

Ce qui, traduit, signifiait qu’il proposait d’acheter 6 billions de $ des 10 billions en obligations offerts à la vente, avec un profit attendu de deux trente-deuxièmes d’un dollar – 6 1/4 cents – sur chaque centaine de dollars en jeu. On appelait cela « double tick ».

Sherman ne put s’empêcher de regarder à nouveau Rawlie. Il avait un petit sourire désagréable, et ses yeux semblaient fixer un point à plusieurs degrés sur la droite du secrétaire Adam, vers les quais d’Hoboken. La présence de Rawlie était comme un verre d’eau glacé en pleine face. Sherman en était mal à l’aise. Il savait ce que l’autre avait en tête. Il y avait là cet incroyable arriviste, Lopwitz – Sherman savait que Rawlie le considérait ainsi – qui essayait de jouer les rupins sur la terrasse d’un club de cricket britannique tout en menant de front une réunion à New York pour décider si Pierce & Pierce allait jouer 2 billions, 4 billions ou 6 billions sur une simple obligation gouvernementale mise à prix dans trois heures d’ici. Pas de doute, Lopwitz avait sa propre audience sous la main dans le club de cricket, admirant cette performance, tandis que ses maîtres mots s’envolaient vers un satellite de communication quelque part dans l’espace, pour rebondir jusqu’à Wall Street. Oui, ce n’était pas très difficile de trouver quelque chose de risible là-dedans, mais Lopwitz était, réellement, un Maître de l’Univers. Lopwitz avait quarante-cinq ans. Sherman n’en demandait pas plus pour dans sept ans, quand il aurait son âge. Être de l’autre côté de l’Atlantique… avec des billions à jouer ! Rawlie pouvait bien ironiser… et perdre son temps à ricaner… mais imaginer ce que Lopwitz avait maintenant en mains, penser à ce qu’il se faisait chaque année rien que chez Pierce & Pierce, qui se montait au bas mot à 25 millions, penser à la vie qu’il menait – et la première chose qui venait à l’esprit de Sherman était une image de la jeune femme de Lopwitz : Blanche-Neige. C’était un surnom inventé par Rawlie. Cheveux noirs d’ébène, lèvres rouge sang, peau blanche comme neige… C’était la quatrième femme de Lopwitz, Française, comtesse (apparemment), pas plus de vingt-cinq, vingt-six ans, avec un accent comme Catherine Deneuve faisant une publicité pour une huile de bain. Ah, c’était quelque chose… Sherman l’avait rencontrée dans une soirée chez les Peterson. Elle avait posé une main sur son avant-bras, à un moment, pour attirer son attention sur un point précis de la conversation, rien de plus – mais la manière dont elle avait continué à appuyer en le fixant, ses yeux à quelques centimètres des siens ! C’était un jeune animal farouche. Lopwitz avait pris ce qu’il désirait. Il avait voulu un jeune animal farouche avec des lèvres rouge sang et une peau blanche comme neige, et il l’avait pris. Qu’avaient bien pu devenir les trois précédentes madame Lopwitz était une question que Sherman n’avait jamais entendu soulever. Quand vous aviez atteint le niveau de Lopwitz, cela n’avait plus même d’importance.

— Ouais, eh bien, ça m’a l’air d’aller, George, dit le crapaud en plastique. Et Sherman ? Tu es là, Sherman ?

— Salut, Gene ! dit Sherman en se levant de son fauteuil George II. Sa voix lui paraissait très bizarre, maintenant qu’il parlait à une boîte en plastique, et il n’osa pas un seul regard vers Rawlie, même brièvement, pendant qu’il s’approchait du secrétaire Adam, avant de se mettre en bonne place pour parler à la machine, captivé.

— Gene, tous mes clients parlent de 8.05. Mais, viscéralement, je pense qu’ils sont de notre côté. Le marché sonne plutôt bien. Je crois que nous pouvons surenchérir dans l’intérêt du client.

— Okay, dit la voix dans la boîte, mais sois certain que George et toi restiez au sommet des échanges. Je ne veux pas entendre parler de Salomon ou de qui que ce soit qui magouille dans les alentours.

Sherman s’émerveilla soudain de la sagesse du crapaud.

Une sorte de rugissement étranglé envahit le haut-parleur. Tout le monde le fixa.

La voix de Lopwitz revint.

— Quelqu’un vient de vous expédier une de ces balles ! dit-il. On dirait que la balle est morte, d’ailleurs. Vous devriez voir ça.

Le sens de cette phrase n’était pas très clair.

— Bon, écoute George… Tu m’entends George !

Connor bondit, se leva de son fauteuil et fonça vers le secrétaire Adam.

— Je t’entends, Gene.

— Je voulais juste ajouter que si vous vous sentez d’y aller et de frapper un grand coup aujourd’hui, allez-y. Tout m’a l’air parfait.

Et ce fut tout.

Quarante-cinq secondes avant le départ de la vente fixé à 13 heures, George Connor, au téléphone au beau milieu de la salle des obligations, lut son échelle d’ordres à un exécutif de Pierce & Pierce assis au téléphone dans l’Immeuble Federal, où avait physiquement lieu la vente. Les enchères se montèrent à 99,62643 $ par obligation de 100 $.

Quelques secondes après 13 heures, Pierce & Pierce possédait, comme prévu, 6 billions de cette obligation sur vingt ans. Le département des obligations avait quatre heures pour créer un marché favorable. Vic Scaasi tenait la charge du bureau des échanges d’obligations, revendant les obligations à diverses maisons de change – par téléphone. Sherman et Rawlie s’occupaient des courtiers, revendant les obligations principalement à des compagnies d’assurance et à des banques d’investissement. Vers 14 heures, le bruit rugissant de la salle des obligations, nourri plus par la peur que par l’avidité, était surnaturel. Ils criaient tous et transpiraient, juraient et dévoraient leurs beignets électroniques.

À 17 heures ils avaient vendu 40 % – 2,4 billions – des 6 billions à un prix global de 99,75062 $ par paquet de 100 $ d’obligations, pour un profit non pas double, mais quadruple ! quadruple tick ! C’était un profit de 12 cents et demi par 100 $ Quatre ticks ! Pour l’éventuel racheteur au détail de ces obligations, que ce soit un individu, une firme ou une institution, c’était parfaitement invisible. Mais – quadruple tick ! Pour Pierce & Pierce cela signifiait un profit de presque 3 millions de $ en un après-midi de travail ! Et cela ne s’arrêtait pas là. Le marché tenait bon et était à la hausse. Dans la semaine à venir, ils pouvaient facilement se faire 5 millions de $ supplémentaires, voire 10 sur les 3,6 billions restants. Par quatre !

Vers 17 heures, Sherman était collé au plafond par l’adrénaline. Il était membre de la force irrésistible de Pierce & Pierce, Maîtres de l’Univers. Une audace à vous couper le souffle. Risquer 6 billions en un après-midi pour faire deux ticks – 6 cents un quart par centaine de $ – et arriver à en faire quatre ! – quatre ticks ! – l’audace ! – l’audace ! Y avait-il puissance plus excitante à la surface de la terre ! Que Lopwitz contemple tous les matches de cricket qu’il voudrait ! qu’il joue au crapaud en plastique ! Maître de l’Univers – l’audace !

Tout cela coulait comme un fleuve à travers les membres de Sherman, à travers son système lymphatique, son bas-ventre. Pierce & Pierce était le pouvoir, et il était connecté au pouvoir, et le pouvoir grondait et jaillissait jusque dans son être profond.

Judy… Il n’avait pas pensé à elle depuis des heures. Qu’était-ce qu’un seul minuscule coup de téléphone, même aussi stupide… comparé au grand livre des miracles de Pierce & Pierce ? Le cinquantième étage était fait pour ceux qui n’avaient pas peur de prendre ce qu’ils désiraient. Et, Dieu du Ciel, il ne désirait pas grand-chose, comparé à ce que lui, un Maître de l’Univers méritait en réalité. Tout ce qu’il voulait, c’était être capable de taper dans le gong quand il en avait envie, pour avoir les simples plaisirs dus à tous les grands guerriers.

À quoi cela servait-il de lui rendre ainsi la vie impossible ?

Si le Moyen Âge exige qu’un Maître de l’Univers soit perpétuellement aidé et escorté, alors elle doit le laisser profiter des richesses qu’il a méritées, qui sont la jeunesse, la beauté, la chair fraîche et…

Ça n’avait pas de sens ! D’une certaine manière, sans aucune raison valable, Judy l’avait toujours fait marcher. Elle le regardait toujours de haut – d’un point élevé parfaitement fictif ; pourtant, elle le regardait toujours de haut. Alors qu’elle n’était que la fille du professeur Miller, E (pour Egbord !) Ronald Miller, de l’Université de Desportes, Terwilliger, Wisconsin… Pauvre lourdaud de professeur Miller, dans ses tweeds râpés, dont la seule approche de la célébrité était une attaque écrite plutôt molle (Sherman s’était plongé une fois dans le détail de l’histoire) contre son compatriote du Wisconsin le sénateur Joseph McCarthy, dans le magazine Aspects en 1955. Pourtant, dans le cocon de leurs jours passés ensemble dans le Village, Sherman avait marché dans cette vision des choses. Il avait été heureux de dire à Judy que même s’il travaillait à Wall Street, il n’était pas de Wall Street, et ne faisait que se servir de Wall Street. Il avait été heureux quand elle avait condescendu à admirer son ambition naissante.

D’une certaine manière, elle lui assurait que son propre père, John Cambell McCoy, le Lion de Dunning Sponget, faisait figure de fantassin, après tout, une sorte de vigile de haute sécurité chargé du capital d’autres gens. Quant à l’importance que cela pouvait avoir pour lui, Sherman ne savait même pas comment l’analyser. Son intérêt pour la psychanalyse, jamais bien grand, était tombé net un jour, à Yale, quand Rawlie Thorpe l’avait qualifiée de « Science Juive » (ce qui était précisément l’opinion qui avait le plus troublé et le plus énervé Freud soixante-quinze ans plus tôt).

Mais tout ceci était du passé, faisait partie de son enfance, son enfance sur la 73e Rue et son enfance au Village. C’était une ère nouvelle ! C’était un nouveau Wall Street ! – et Judy était… un vieux reste de son enfance… et pourtant elle vivait toujours, vieillissait, maigrissait… embellissait…

Sherman se balança en arrière sur son fauteuil et regarda la salle des obligations. Les processions de petites lettres phosphorescentes couraient toujours sur les écrans des terminaux d’ordinateurs, mais le vacarme s’était réduit à quelque chose comme des rires de vestiaires après un match gagné. George Connor était debout à côté de Vic Scaasi, les mains dans les poches, bavardant tranquillement. Vic cambra le dos, fit rouler ses épaules et parut presque vouloir bâiller. Il y avait Rawlie, rencogné dans son fauteuil, toujours au téléphone, tout sourire, qui caressait son crâne chauve du plat de la main. Les Guerriers victorieux après la bagarre… Maîtres de l’Univers…

Et elle avait le culot de l’accabler à cause d’un coup de téléphone !

1. En français dans le texte.

2. En français dans le texte.

3. En français dans le texte.