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La Banque des faveurs

De l’interphone vint la voix de la secrétaire : « J’ai Irv Stone en ligne, de la 1. » Sans un mot pour Bernie Fitzgibbon, Milt Lubell ou Kramer, Abe Weiss s’arrêta au beau milieu d’une phrase et décrocha son téléphone. Sans un bonjour ni une quelconque remarque préliminaire, il lança dans le micro :

— Keske j’ai à vous dire, les gars ? – C’était la voix d’un parent fatigué et désappointé. – Vous êtes bien une équipe d’information dans la ville la plus importante du pays, non ? Et quel est le problème le plus sérieux de la ville la plus importante du pays ? La drogue. Et quelle est la pire des drogues ? Le crack. J’ai pas raison ? Et on réussit à inculper les trois plus gros dealers de crack du Bronx, et keske… vous faites ? Rien !… Laisse-moi finir. On les amène au commissariat central à 10 heures du matin et où eske que vous êtes, les mecs ? Nulle part… Attends une minute, mon cul, oui ! – Plus du tout le parent éploré. Maintenant, le voisin du dessous fou de rage. – T’as aucune excuse, Irv ! Vous êtes tous des glandeurs. Vous avez la trouille de louper un repas à La Côte Basque. Un jour vous allez vous réveiller et… quoi ?… Ah, pas de ça, Irv ! La seule chose qui va pas avec ces dealers de crack, c’est qu’ils sont noirs et qu’ils sont du Bronx ! Keske vous voudriez ? Vanderbilt, Astor et – et – et – et Wriston ? – Il n’avait pas l’air certain de Wriston. – Un jour z’allez vous réveiller et vous rendre compte que vous êtes en dehors du coup. C’est l’Amérique, ici, en haut, dans le Bronx, Irv, l’Amérique d’aujourd’hui ! Et y a des noirs dans l’Amérique d’aujourd’hui, que vous le sachiez ou pas ! Manhattan est une station spatiale ! C’est ici, l’Amérique ! C’est le laboratoire des relations humaines ! C’est l’expérimentation de la vie urbaine !… Keske t’entends par « et l’affaire Lamb » ? Keske ça a à voir avec ça ? Ah oui bravo, vous avez couvert une histoire qui s’est passée dans le Bronx ! Vous marchez à quoi, au quota ?

Il raccrocha. Pas d’au-revoir. Il se tourna vers Fitzgibbon, devant l’énorme bureau du procureur. Kramer et Lubell étaient assis de chaque côté de Fitzgibbon. Weiss leva les mains en l’air comme s’il tenait un ballon au-dessus de sa tête.

— Ils hurlent après le crack tous les soirs, on réussit à inculper les trois plus gros dealers et y me dit qu’il y a pas d’histoire là-dedans, que c’est un truc de routine !

Kramer se retrouva en train de secouer la tête, pour indiquer combien il était attristé, face à l’entêtement des journalistes de la télévision. L’attaché de presse de Weiss, Milt Lubell, un petit homme maigre avec une barbe grise de grizzly et de grands yeux, remuait la tête, dans un état d’incrédulité avancé. Seul Bernie Fitzgibbon prenait cette nouvelle sans la moindre réaction motrice.

— Vous voyez ? dit Weiss. – Il balança son pouce vers le téléphone sans même le regarder. – J’essaie de parler à ce mec d’inculpations pour drogue et il me jette l’affaire Lamb à la figure.

Le procureur général avait l’air extrêmement en colère. Mais chaque fois que Kramer l’avait vu, il avait l’air en colère. Weiss avait à peu près quarante-huit ans. Il avait une pleine tête de cheveux châtain clair, un visage étroit, et une mâchoire forte et droite avec une cicatrice d’un côté. Mais rien de mal à ça. Abe Weiss appartenait à une longue lignée de Procureurs de New York dont les carrières avaient été établies sur leurs apparitions à la télévision pour annoncer le dernier rayon paralysant qui venait de frapper le plexus solaire du crime dans cette métropole grouillante. Weiss, le bon Capitaine Ahab, pouvait être l’objet de plaisanteries. Mais il était connecté au Pouvoir et le Pouvoir passait en lui, et son bureau, avec ses murs lambrissés et ses énormes vieux meubles de bois, et son drapeau américain sur un socle, était un poste de commandement du Pouvoir, et Kramer avait des picotements d’excitation d’être appelé à une conférence au sommet comme celle-ci.

— Il faut trouver un moyen de régler cette affaire, dit Weiss. Pour l’instant je suis coincé dans une position où je ne peux que réagir. Tu dois avoir vu venir tout ça, Bernie, et tu ne m’as pas averti. Kramer, là, a parlé à Bacon il y a une semaine, au moins.

— C’est justement le problème, Abe, dit Fitzgibbon. C’est…

Weiss pressa un bouton sur son bureau, et Fitzgibbon cessa de parler, car, visiblement, l’esprit du procureur venait de quitter le voisinage immédiat. Il regardait un écran de télévision de l’autre côté de la pièce. Une rangée de quatre écrans de télévision et de boîtes métalliques couvertes de boutons acier, de voyants de verre fumé et de lumières de diodes verdâtres dans un nid de câbles électriques sortait du mur lambrissé, comme un goitre high-tech. Des piles de vidéo-cassettes s’étalaient sur les étagères derrière les postes de télé, là où, jadis, on rangeait des livres. Si Abe Weiss, ou quoi que ce soit concernant Abe Weiss ou quoi que ce soit concernant le crime et le châtiment dans le Bronx passait à la télévision, Abe Weiss le voulait enregistré. Un des postes se mit en marche. Juste l’image, pas de son. Une banderole de tissu emplit l’écran… JOANNESSBRONX : LA JUSTICE DE WEISS EST LA JUSTICE DE L’APARTHEID… Puis vint un groupe de visages en colère, blancs et noirs, filmés en contre-plongée de manière à les faire ressembler à une foule irrésistible.

— Nom de Dieu, qui c’est ? demanda Weiss.

— C’est la 7, dit Milt Lubell.

Kramer regarda Lubell.

— Mais ils n’étaient même pas présents, la 7 ! Il n’y avait que la 1.

Il le dit à voix basse pour indiquer qu’il n’osait parler qu’à l’attaché de presse du procureur général. Il ne prétendait pas pouvoir entrer dans la conversation générale.

— Tu n’as pas vu ça ? dit Lubell. C’était hier soir. Après la 1, les autres sont tous tombés sur cette histoire. Alors, ils ont organisé une autre manifestation.

— Tu plaisantes ! dit Kramer.

— C’est passé sur cinq ou six chaînes. Bien joué.

Weiss pressa un autre bouton sur son bureau et un second écran s’alluma. Sur le premier, des têtes continuaient à apparaître et s’évanouir, apparaître et s’évanouir. Sur le second, trois musiciens avec des visages osseux, d’énormes pommes d’Adam et une seule femme… dans une ruelle pleine de fumée… MTV… un bourdonnement… Les musiciens disparurent en un effet vibratoire. La vidéo-cassette se met en marche. Un jeune type avec un visage de lune, un micro sous le menton… Dehors, devant les Tours Poe… L’habituel groupe de gamins s’agite à l’arrière-plan.

— Mort Selden, la 5, dit Weiss.

— Ouais, dit Milt Lubell.

Weiss pressa un autre bouton. Un troisième écran s’alluma. Les musiciens étaient de retour dans leur ruelle enfumée. La femme avait des lèvres sombres… Comme celles de Shelly Thomas… Le désir le plus exquis envahit Kramer… Les musiciens se transformèrent à nouveau en effets spéciaux. Un homme avec des traits latins.

— Roberto Olvidado, dit Lubell.

Le type tenait un micro devant le visage d’une femme noire en colère. En un rien de temps il y eut trois groupes de visages apparaissant et s’évanouissant, apparaissant et s’évanouissant, répandant leurs vagues lumineuses toxiques sur les lambris sculptés.

Weiss dit à Fitzgibbon :

— Tu te rends compte que tout ça est passé à la télévision hier soir, que c’est tout ce qu’il y avait, l’affaire Lamb ? Et tout ce que Milt a fait toute la matinée, ça a été de répondre à des appels de journalistes et de tous ces satanés bonshommes qui veulent savoir ce qu’on fabrique.

— Mais c’est ridicule, Abe, dit Fitzgibbon. Qu’est-ce qu’on est censé faire ? Nous sommes le ministère public, et les flics n’ont pas encore effectué la moindre arrestation.

— Il est mignon, Bacon, dit Lubell. Vraiment mignon, oh, il est mignon tout plein. Il dit que les flics ont parlé à la mère du gamin et que nous avons parlé à la mère du gamin, et que pour une raison merdique nous conspirons pour ne rien faire. Nous nous foutons des noirs dans les cités !

Tout d’un coup, Weiss tourna des yeux sinistres vers Kramer et Kramer s’arma de courage.

— Kramer, je voudrais que vous me disiez quelque chose. Est-ce que vous avez vraiment dit à la mère du gamin que son information était inutile ?

— Non, monsieur, certainement pas ! – Kramer se rendit compte que sa réponse était un peu trop excitée. – La seule chose que j’ai dite, c’était que les paroles de son fils étaient du ouï-dire, en terme d’inculpation, et que ce dont nous avions vraiment besoin, c’était de témoins et qu’elle devait immédiatement nous faire savoir si elle trouvait qui que ce soit qui ait vu ce qui s’était passé. C’est tout ce que j’ai dit. Je n’ai jamais dit que ce qu’elle m’avait raconté était inutile, jamais. C’est le contraire. Je l’ai remerciée pour ça. Je ne comprends pas comment quelqu’un peut déformer les choses de cette manière.

Et pendant tout ce temps il pensait : Pourquoi est-ce que je l’ai joué si cool avec cette femme ? Pour impressionner Martin et Goldberg, pour qu’ils ne pensent pas que j’étais trop doux ! Pour qu’ils me considèrent comme un vrai Irlandais ! Pourquoi n’ai-je pas su être un bon juif sympathique ? Maintenant, regarde le bordel dans lequel je suis… Il se demanda si Weiss pouvait lui retirer l’affaire.

Mais Weiss se contenta de hocher la tête d’un air entendu.

— Ouais, je sais… Mais souvenez-vous, vous ne pouvez pas toujours être logique avec… – Il décida de ne pas achever sa phrase. Il se tourna vers Fitzgibbon. – Bacon peut débiter toutes les insanités qu’il veut, et moi je dois rester assis là et dire « j’ai les mains liées »…

— J’espère que tu te rends compte, Abe, que ces manifestations sont de la merde pure. Une douzaine de mecs à Bacon et deux douzaines des têtes de nœud habituelles, le Monolithique Parti des Travailleurs ou je ne sais quoi. Pas vrai, Larry ?

— Le soir où j’y étais, ouais, dit Kramer. – Mais quelque chose lui dit de ne pas minimiser l’importance des manifestations. Donc, il fit un geste vers les écrans de télé et dit : Mais je vais vous dire, la foule d’hier soir paraissait bien plus importante.

— Bien sûr, dit Lubell. C’est la vieille prophétie qui s’accomplit toute seule. Une fois que c’est à la télé et partout dans les journaux, les gens se figurent que c’est important. Ils se figurent qu’il faut qu’ils s’excitent là-dessus. La vieille prophétie qui se nourrit d’elle-même.

— Bref, dit Weiss, quelle est la situation ? Ce type, ce McCoy ? Kesk’ on a sur lui ? Ces deux flics… comment ils s’appellent ?

— Martin et Goldberg, dit Fitzgibbon.

— Ils disent que c’est notre homme, non ?

— Ouais.

— Ce sont des bons ?

— Martin a une grande expérience, dit Fitzgibbon, mais il n’est pas infaillible. Ce n’est pas parce que ce type s’est braqué que cela veut dire qu’il ait fait quoi que ce soit.

— Park Avenue, dit Weiss. Son père dirigeait Dunning Sponget & Leach. Milt a trouvé son nom dans pas mal de rubriques mondaines et sa femme est décoratrice d’intérieur. – Weiss se cala en arrière dans son fauteuil et sourit, de la manière dont on sourit à d’impossibles rêves. – C’est sûr que ça mettrait un terme à cette merde sur la justice blanche.

— Abe, dit la douche froide irlandaise Fitzgibbon, on a que dalle sur ce mec.

— Est-ce qu’il y a un moyen quelconque de le faire venir pour l’interroger ? Nous savons qu’il conduisait sa voiture la nuit où c’est arrivé.

— Il a un avocat maintenant, Abe. Tommy Killian, en fait.

— Tommy ? Je me demande comment diable il a trouvé Tommy. Comment tu sais ça ?

— Tommy m’a appelé. L’a dit qu’y représentait le mec. Voulait savoir pourquoi les flics lui posaient des questions.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Que la voiture du type correspondait à la description de la voiture qu’ils cherchent. Et que donc, ils vérifiaient.

— Et qu’est-ce qu’il en a dit ?

— Il a dit qu’ils avaient une description de merde basée sur un ouï-dire.

— Qu’est-ce que t’as répondu ?

— J’ai dit qu’on avait aussi un môme à l’hôpital qui allait sans doute mourir et que les flics enquêtaient avec le peu d’informations qu’ils avaient.

— Quel est l’état du gamin ? Pas de changement ?

— Nan… Il est toujours dans le coma, en réanimation. Il vit grâce aux tuyaux.

— Aucune chance qu’il reprenne conscience ?

— D’après ce qu’ils m’ont dit, ça peut arriver, mais ça veut rien dire. Il peut revenir, mais il peut aussi bien partir pour de bon. De plus, il peut pas parler. Il respire avec un tube dans la gorge.

— Mais peut-être qu’il pourrait désigner quelqu’un, dit Weiss.

— Désigner ?

— Ouais. J’ai une idée. – Un regard perdu dans le lointain. Le regard lointain de l’inspiration. – On amène une photo de McCoy à l’hôpital. Milt en a trouvé une dans un de ces magazines.

Weiss tendit à Bernie Fitzgibbon une page sortie d’un genre d’hebdomadaire mondain appelé W. La page était presque entièrement composée de photos de gens souriants. Les hommes étaient en smoking. Les femmes étaient toutes en dents et en visages décharnés. Kramer se pencha pour regarder. Une photo avait été entourée au marker rouge. Un homme et une femme, tous deux souriants, en tenue de soirée. Regarde-les. Les Wasps. L’homme avait un nez étroit et pointu. Sa tête était rejetée en arrière, ce qui faisait ressortir son gros menton de patricien. Un sourire si confiant… arrogant ?… La femme avait l’air Wasp également, mais d’une manière différente. Elle avait cette allure droite, nette, propre et fabriquée qui vous fait immédiatement vous demander ce qui ne va pas dans ce que vous portez ou dans ce que vous venez de dire. La légende disait : Sherman et Judy McCoy. Ils assistaient à une sorte de gala de charité. Ici, à l’étage 6M de l’île fortifiée, quand vous entendiez un nom comme Sherman McCoy, vous supposiez bien évidemment que cette personne était noire. Mais ceux-ci étaient les originaux, les Wasps. Kramer les voyait rarement sous une autre forme que celle-là, en photo, et les photos lui montraient des espèces d’extra-terrestres au col rigide, avec des nez pointus, et que Dieu, dans Sa perversité, avait tant favorisés… Ce n’était plus une pensée consciente, formulée, pourtant, maintenant c’était un réflexe.

Weiss disait :

— On prend cette photo de McCoy et de trois ou quatre autres personnes, trois ou quatre autres blancs, on les porte là-bas et on les met près de son lit. S’il se réveille, il désigne la photo de McCoy… Il n’arrête pas de la désigner…

Bernie Fitzgibbon contemplait Weiss comme s’il attendait un signe, un indice, que ceci n’était qu’une petite plaisanterie.

— Peut-être que ça vaut le coup d’essayer, dit Weiss.

— Qui sera témoin de tout ça ? demanda Fitzgibbon.

— Une infirmière, un médecin, qui que ce soit qui se trouve là-bas. Puis on y va et on récolte une dernière déclaration en bonne et due forme.

Fitzgibbon dit :

— En bonne et due forme ? Comment ? J’en crois pas mes oreilles, Abe. Un pauvre mourant avec un tube dans la gorge en train de désigner une photo ? ça tiendra jamais.

— Je sais, Bernie. Je veux juste amener le mec ici, puis on pourra se détendre et faire ce qu’il faut.

— Abe, bon Dieu ! Oublie l’aspect légal des choses une minute. Tu vas coller les photos d’un boursicoteur de Wall Street et d’un tas d’autres blancs sur la table de nuit du môme pendant qu’il est en train de mourir, putain ! Suppose qu’il se réveille, et qu’il regarde cette putain de table, et là, y a une demi-douzaine de blancs entre deux âges en costume-cravate qui le regardent ! Le putain de môme va avoir une attaque, c’est sûr ! Il va crier ; Sainte Merde ! et virer fantôme ! J’veux dire, aie un peu de cœur, putain, Abe !

Weiss laissa échapper un grand soupir et sembla littéralement se dégonfler devant les yeux de Kramer.

— Ouais. Tu as raison. C’est un peu trop dur.

Fitzgibbon lança un regard à Kramer.

Kramer ne cilla pas. Il ne voulait pas faire la moindre éclaboussure sur la sagesse du procureur général du Comté du Bronx. Le Capitaine Ahab était obsédé par l’affaire Lamb, et lui, Kramer, avait encore l’affaire en main. Il avait encore droit à un tir sur cette créature presque mythique, très précieuse et insaisissable dans le Bronx : le Grand Accusé Blanc.

 

Le vendredi, l’école Taliaferro libérait ses élèves à midi trente. C’était essentiellement parce que la plupart des filles venaient de familles qui avaient des maisons de week-end à la campagne et qui voulaient sortir de la ville vers 14 heures, avant l’heure de pointe du vendredi après-midi. Donc, comme d’habitude, Judy allait conduire Campbell, Bonita et Mlle Lyons, la nounou, jusqu’à Long Island, avec le break mercury. Comme d’habitude, Sherman prendrait la mercedes coupé le soir ou le lendemain matin, selon le temps qu’il devrait passer chez Pierce & Pierce. Cet arrangement s’était avéré très pratique ces derniers mois. Une visite d’agrément dans la petite cachette de Maria était devenue une coutume régulière du vendredi soir.

Toute la matinée, de son bureau chez Pierce & Pierce, il avait essayé de joindre Maria au téléphone, dans son appartement de la Cinquième Avenue et dans la cachette. Personne ne répondait à la cachette. À l’appartement, une bonne prétendait ne rien savoir de ses allées et venues, ni même dans quel État ou dans quel pays elle se trouvait. Finalement il se sentit suffisamment désespéré pour laisser son nom et son numéro de téléphone. Elle ne le rappela pas.

Elle l’évitait ! Chez les Bavardage, elle lui avait dit de l’appeler hier soir. Il avait rappelé sans arrêt : jamais de réponse. Elle coupait tout contact ! Mais pour quelle raison, précisément ? La peur ? Elle n’était pas du genre à avoir peur… le fait crucial qui le sauverait : elle conduisait… Mais si elle disparaissait ? C’était dément ! Elle ne pouvait pas disparaître. L’Italie ! Elle pouvait disparaître en Italie ! Ahhhh… C’était absurde. Il retint son souffle et ouvrit la bouche. Il pouvait entendre battre son cœur… toc, toc, toc, toc… sous son sternum. Ses yeux glissèrent de l’écran de son terminal d’ordinateur. Pouvait pas rester assis là comme ça ; il fallait qu’il fasse quelque chose. L’enfer, c’était qu’il n’y avait qu’une seule personne vers laquelle il pouvait se tourner pour avoir un avis, et c’était quelqu’un qu’il connaissait à peine, Killian.

Vers midi il appela Killian. La réceptionniste dit qu’il était au tribunal. Vingt minutes plus tard, Killian l’appela d’une cabine publique très bruyante et dit qu’il le retrouverait à 13 heures dans le hall principal du bâtiment du Tribunal Correctionnel au 100 Centre Street.

En sortant, Sherman fit un demi-mensonge à Muriel. Il dit qu’il allait voir un avocat nommé Thomas Killian, et il lui donna le téléphone de Killian. Le demi-mensonge résidait dans la manière dont il le dit, qui sous-entendait que Me Thomas Killian était impliqué dans les affaires de Pierce & Pierce.

Ce doux jour de juin, le 100 Centre Street représentait une agréable petite marche depuis Wall Street. Durant toutes les années qu’il avait vécues à New York et travaillé en bas de la ville, Sherman n’avait jamais remarqué le building de la correctionnelle bien que ce fût l’un des plus hauts et des plus grands bâtiments du quartier de l’Hôtel de Ville. Un architecte nommé Harvey Wiley Corbett l’avait dessiné en Modern Style, qu’on appelait maintenant Art Déco. Corbett, si célèbre jadis, avait été oublié, sauf d’une poignée d’historiens de l’architecture ; de même, on avait oublié l’excitation sur ce building après son achèvement en 1933. Le décor de pierre, cuivre et verre à l’entrée était encore très impressionnant, mais quand Sherman atteignit le grand hall, quelque chose le mit en alerte rouge. Il n’aurait pas pu vous dire quoi. En fait, c’était la profusion de visages sombres, de chaussures de tennis et de bombers sans manches, et de Pimp Roll. Pour lui, c’était comme le terminus de la gare routière. C’était une terre étrangère. Partout dans ce vaste espace, qui avait les plafonds élevés d’une ancienne gare de chemin de fer, erraient des hordes de gens sombres, et leurs voix créaient un grand murmure nerveux, et autour de ces grappes noires marchaient des blancs en costume bon marché ou veste de sport, qui les regardaient comme des loups cernant des moutons. D’autres personnages sombres, des jeunes, entraient dans le hall par groupes de deux ou trois, avec cette démarche élastique déconcertante. Sur un des côtés, dans l’obscurité, une demi-douzaine de silhouettes, noirs et blancs, étaient alignées devant une rangée de cabines téléphoniques. De l’autre côté, des ascenseurs avalaient et dégorgeaient encore plus de gens sombres, et les groupes de gens sombres se dispersaient, d’autres se formaient, et le murmure nerveux s’élevait et baissait, s’élevait et baissait, et les tennis couinaient sur les dalles de marbre.

Killian était aisément repérable. Il était près des ascenseurs dans un autre de ses costumes de truqueur, un costume gris pâle avec de larges rayures blanc craie et une chemise à grand col et de fines rayures marron. Il parlait à un petit blanc entre deux âges en coupe-vent. Comme Sherman s’approchait, il entendit Killian dire : « Une remise pour du cash ? Tu rêves, Dennis. Keske, keske ? » Le petit homme dit quelque chose. « Ce n’est pas énorme, Dennis. Le cash, c’est tout ce que j’prends. La moitié d’mes clients ont jamais vu un compte en banque, en fait. En plus, je paie ces putains d’impôts. C’est une chose de moins à s’inquiéter. » Il vit Sherman arriver, hocha la tête puis dit au petit homme : « Keske je peux te dire ? C’est comme ça. Trouve-les-moi pour lundi. Sinon, je peux pas commencer. » Le petit homme suivit le regard de Killian jusqu’à Sherman, dit quelque chose à mi-voix, puis s’en alla, en secouant la tête.

Killian dit à Sherman :

— Comment ça va ?

— Bien.

— Déjà venu ici ?

— Non.

— Le plus grand bureau d’avocats de New York. Vous voyez ces deux mecs, là-bas ? – Il désigna du menton deux blancs en costume-cravate errant entre les groupes de gens sombres. – C’est des avocats. Ils cherchent des clients.

— Je ne comprends pas.

— C’est simple. Ils arrivent et ils leur disent : « Hé, vous avez pas besoin d’un avocat ? »

— C’est pas du taxi en maraude ?

— Si, exactement. Vous voyez l’autre, là ? – Il désigna un petit homme avec une grosse veste de sport à carreaux debout devant une rangée d’ascenseurs. – Il s’appelle Miguel Escalero. On l’appelle Mickey l’Ascenseur. C’est un avocat. Il passe la moitié de sa matinée là et à chaque fois que quelqu’un qui a l’air hispanique et misérable entre, il dit : « ¿Necesita usted un abogado ? » Si le type dit : « Je ne peux pas me payer un avocat », il dit : « Combien vous avez en poche ? » Si le type a 50 $, il se retrouve avec un avocat.

Sherman dit :

— Qu’est-ce que vous obtenez pour 50 $ ?

— Il accompagnera le gars à travers sa plainte ou son inculpation. Si cela implique travailler, alors il ne veut pas en entendre parler. Un spécialiste. Alors, comment ça se passe ?

Sherman lui raconta ses vaines tentatives pour joindre Maria.

— Pour moi, on dirait qu’elle s’est trouvé un avocat, dit Killian.

Tout en parlant, il décrivait des cercles avec sa tête, les yeux mi-clos, comme un boxeur qui s’échauffe avant un combat. Sherman trouva ça grossier, mais ne dit rien.

— Et l’avocat lui conseille de ne pas me parler ?

— C’est ce que j’lui dirais si elle était ma cliente. Faites pas attention à moi. J’ai soulevé quelques haltères de trop hier. Je crois que je me suis fait un truc à la nuque.

Sherman le regardait.

— Avant, je courais, dit Killian, mais ça m’tassait les vertèbres, ça m’a bousillé le dos. Maintenant je vais à l’Athletic Club de New York et je soulève des poids. Je vois tous ces mômes faire des haltères. Je crois que je suis trop vieux pour les haltères. Je vais essayer de la trouver moi-même.

Il cessa de rouler sa tête.

— Comment ?

— J’vais penser à kekchose. La moitié de mon travail consiste à causer à des gens qui n’ont pas envie de causer, causer.

— Pour vous dire la vérité, dit Sherman, cela me surprend vraiment Maria, Maria n’est pas du genre prudent. C’est une aventurière. C’est une joueuse. Cette petite fille du Sud, de nulle part, qui arrive à grimper jusqu’au 962 Cinquième Avenue… Je ne sais pas… Et ça va peut-être vous sembler naïf, mais je crois sincèrement… qu’elle éprouve quelque chose pour moi. Je pense qu’elle m’aime.

— J’parie qu’elle aime le 962 Cinquième Avenue aussi, dit Killian. Peut-être pense-t-elle qu’il est temps d’arrêter de jouer.

— Peut-être, dit Sherman, mais je n’arrive pas à croire qu’elle puisse me fuir comme ça. Évidemment, cela ne fait que deux jours.

— Si on doit en arriver là, dit Killian, nous avons un détective qui travaille pour notre bureau. C’était un inspecteur dans le département des Affaires Majeures de Police. Mais c’est pas utile d’accumuler les dépenses si on en a pas besoin. Et je crois pas qu’on en aura besoin. Pour l’instant ils ont rien. J’ai causé à Bernie Fitzgibbon, vous vous souvenez, le type dont je causais, du département des Homicides du Bronx ?

— Vous lui avez déjà parlé ?

— Ouais. La presse a mis la pression sur eux, alors ils vérifient les voitures. C’est tout ce qui se passe. Ils n’ont rien.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Keske vous voulez dire ?

— Comment pouvez-vous être sûr qu’il vous dit la vérité ?

— Oh, il me dit peut-être pas tout c’qu’il sait, mais il me mentirait pas. Il va pas me mener en bateau.

— Pourquoi cela ?

Killian embrassa du regard le hall du 100 Centre Street. Puis il se tourna à nouveau vers Sherman.

— Vous avez déjà entendu parler de la Banque des Faveurs ?

— La Banque des Faveurs ? Non.

— Eh bien, tout dans ce building, tout ce qui se passe dans le système de la justice criminelle de New York – New Yark – marche aux faveurs. Tout le monde fait des faveurs à tout le monde. À chaque fois qu’ils peuvent, ils font des dépôts à la Banque des Faveurs. À une époque, quand je commençais juste comme substitut du procureur, j’étais sur une affaire et j’étais contre un avocat, un type plus vieux, et il m’avait complètement coincé. Le mec était juif. Je savais pas comment m’en sortir avec lui. Alors j’en ai parlé à mon supérieur, qui était une Guimbarde, comme moi. Instantanément, il m’emmène voir le juge dans son bureau. Le juge était une Guimbarde aussi, un vieux type aux cheveux tout blancs. J’oublierai jamais. On entre et il est debout derrière son bureau en train de jouer avec un de ces trucs de golf d’appartement. Vous tapez la balle sur le tapis et à la place du trou il y a une espèce de coupe avec une pente dessus, comme un cône avec un trou. Il regarde même pas – il regarde même pas – Il aligne son tir. Mon chef de Département quitte la pièce et moi je suis là, planté, et le juge dit : « Tommy »… Il a toujours les yeux fixés sur sa balle de golf. Il m’appelle Tommy et je n’ai jamais levé les yeux sur lui sauf au tribunal. « Tommy », il dit, « tu m’as l’air d’un bon gars. Je crois comprendre qu’il y a un bâtard de juif qui te donne bien du mal ». Moi, putain, je suis sidéré. C’est tellement irrégulier… vous voyez, bordel… Je sais même pas quoi penser ni dire. Alors il dit : « Je ne m’en soucierais plus, à ta place, Tommy. » Il a toujours pas levé les yeux. Alors j’ai juste dit : « Merci, juge » et j’ai quitté la pièce. Après ça, c’est le juge qui a coincé cet avocat pour de bon. Quand je dis : « Objection », j’arrive pas à la seconde syllabe qu’il a déjà dit : « Retenue ». Tout d’un coup j’ai l’air d’un génie. Ça, c’était un vrai dépôt à la Banque des Faveurs. Il n’y avait absolument rien que je puisse faire pour ce juge – pas à l’époque. Un dépôt à la Banque des Faveurs n’est pas du donnant donnant. C’est comme d’économiser en attendant les jours de pluie. En Correctionnelle il y a tout un tas de zones grises, et il faut manœuvrer dedans, mais si vous faites une seule erreur, vous pouvez vous r’trouver dans un sacré pétrin et vous allez avoir besoin d’une aide sérieuse très très vite. Je veux dire, regardez ces mecs – Il fit un geste vers les avocats qui maraudaient parmi les gens dans le hall, puis vers Mickey l’Ascenseur – Ils pourraient se faire arrêter. Sans la Banque des Faveurs, ils seraient liquidés. Mais si vous faites vos dépôts réguliers à la Banque des Faveurs, alors vous êtes en position de passer des contrats. C’est comme ça qu’ils appellent les grosses faveurs, des contrats. Vous devez être bon pour les contrats.

— Vous devez ? Pourquoi ?

— Parce que tout le monde au tribunal croit en un dicton : « ce qui passe, revient ». Ça veut dire que si vous prenez pas soin d’moi aujourd’hui, j’ prendrai pas soin de vous demain. Quand vous n’avez pas complètement confiance dans vos propres capacités, c’est une idée effrayante.

— Alors vous avez demandé à votre ami Fitzgibbon d’honorer un contrat ? C’est bien l’expression ?

— Non. Ce que j’ai obtenu de lui c’est juste une faveur de tous les jours, juste le protocole standard. Y a pas encore de quoi gaspiller un contrat. Ma stratégie, c’est que les choses devraient jamais en arriver à ce stade. Pour l’instant, il me semble, le chaînon manquant, c’est votre amie Mme Ruskin.

— Je crois toujours qu’elle va entrer en contact avec moi.

— Si elle le fait, je vais vous dire c’ qu’y faut faire. Arrangez un rendez-vous avec elle, puis appelez-moi. Je ne suis jamais à plus d’une heure de mon téléphone, même les week-ends. Je crois que vous devriez vous faire câbler.

— Câbler ?

Sherman devina ce qu’il voulait dire – et fut au désespoir.

— Ouais. Vous devriez porter un gadget enregistreur.

— Un gadget enregistreur ?

Par-dessus l’épaule de Killian, Sherman perçut de nouveau la vaste lueur nauséeuse et sinistre du hall, les formes sombres et lasses alignées devant les cabines téléphoniques, errant çà et là avec leurs énormes tennis et une curieuse démarche roulante, se regroupant en misérables tête-à-têtes1, Mickey l’Ascenseur traversant les bords de cette horde misérable et loqueteuse.

— Pas de mal à ça, dit Killian, pensant apparemment que le trouble de Sherman était d’ordre technologique. On scotche le magnéto dans le creux de votre dos. Le micro vient sous votre chemise. Il est pas plus gros que la dernière phalange de votre petit doigt.

— Écoutez, M. Killian…

— Appelez-moi Tommy. Tout le monde le fait.

Sherman s’arrêta et regarda ce fin visage irlandais qui sortait d’un large col très britannique. Tout d’un coup il se sentit comme sur une autre planète. Il ne l’appellerait ni M. Killian, ni Tommy.

— Tout ceci m’inquiète, dit-il, mais pas suffisamment pour faire un enregistrement secret d’une conversation avec quelqu’un dont je me sens très proche. Alors, oublions ceci, voulez-vous.

— C’est parfaitement légal dans l’État de New York, dit Killian, et ça s’fait tout le temps. Vous avez parfaitement le droit d’enregistrer vos propres conversations. Vous pouvez le faire au téléphone, vous pouvez le faire en personne.

— Ce n’est pas la question, dit Sherman. Involontairement, il releva son menton Yale.

Killian haussa les épaules.

— Okay. Tout ce que je disais c’est que c’est kasher et quelquefois c’est le seul moyen d’obliger les gens à dire la vérité.

— Je… – Sherman allait commencer à énoncer un grand principe, mais il eut peur que Killian ne le prenne comme une insulte. Donc il se rabattit sur : – Je ne pourrais pas le faire.

— Très bien, dit Killian, on verra juste comment les choses évoluent. Tâchez de la joindre de toute façon et appelez-moi si vous y arrivez. Et je vais essayer d’mon côté.

En quittant le building, Sherman remarqua des grappes moroses de gens sur les marches. Tant de jeunes gens aux épaules voûtées ! Tant de visages sombres ! Pendant un instant il crut voir le mince jeune homme et la grosse brute puissante. Il se demanda si c’était bien prudent d’être dans le voisinage d’un building qui drainait, à l’heure et à la journée, tant d’accusés d’affaires criminelles.

 

Fallow n’arrivait pas à imaginer comment Albert Vogel dénichait ce genre d’endroit. Le Huan Li était aussi pompeux et aussi pète-sec que le Regent’s Park. Malgré le fait qu’ils étaient vers la 50e Rue Est, près de Madison Avenue, au coup de feu du déjeuner, le restaurant était presque silencieux. Il aurait pu être ou ne pas être aux trois quarts vide. C’était difficile à dire ; à cause de l’obscurité et des paravents. Le restaurant n’était que cabines et paravents ajourés de bois gravé d’innombrables hameçons. L’obscurité était telle que même Vogel, à soixante centimètres de lui dans leur box, ressemblait à un Rembrandt. Un visage éclairé, un rai de lumière changeant sa tête de vieille grand-mère en blanc brillant, un flash de chemise coupé de la bissectrice d’une cravate – et le reste de sa silhouette se dissolvait dans le noir qui l’entourait. De temps à autre, des serveurs chinois et des garçons se matérialisaient sans un son, en veste de steward et nœud papillon noir. Néanmoins, déjeuner avec Vogel chez Huan Li avait un très sérieux avantage. L’Américain paierait l’addition.

Vogel dit :

— Tu es sûr que tu ne changes pas d’avis, Pete ? Ils ont un grand vin chinois ici. Tu as déjà essayé le vin chinois ?

— Le vin chinois a un goût de rat mort, dit Fallow.

— Un goût de quoi ?

Rat Mort… Fallow ne savait même pas pourquoi il l’avait dit. Il ne se servait plus de cette expression. Il n’y pensait même plus. Il marchait désormais main dans la main avec Gerald Steiner, à travers le monde de la presse écrite, en partie grâce à Albert Vogel, mais surtout grâce à son propre talent. Il était déjà d’humeur à oublier la contribution d’Albert Vogel dans ce scoop de l’affaire Lamb. Cet homme l’agaçait avec ses Pete par-ci, et ses Pete par-là, et il avait envie de se moquer de lui. D’un autre côté, Vogel était son pipe-line vers Bacon et ces gens. Il n’aurait pas aimé avoir à traiter avec eux tout seul.

— Parfois je préfère la bière avec la cuisine chinoise, Al, dit Fallow.

— Ouais… je vois ça, dit Vogel. Hé, garçon. Garçon ! Bon Dieu, où sont les serveurs ? J’y vois rien là-dedans.

En fait, une bière serait très bien. La bière était pratiquement une boisson diététique, comme la camomille. Sa gueule de bois ce matin-là n’était pas sérieuse du tout, pas plus qu’un épais brouillard. Pas de douleur. Juste le brouillard. La veille, grâce au rétablissement de son statut au City Light, il avait pensé que c’était le moment rêvé pour inviter à dîner la plus sexy des correctrices, une blonde aux grands yeux nommée Darcy Lastrega. Ils étaient allés chez Leicester’s où il avait fait la paix avec Britt-Withers et même avec Caroline Heftshank. Ils avaient fini à la Table avec Nick Stopping et Tony et St John et Billy Cortez et quelques autres. La Table avait pêché le parfait poisson volontaire, en un rien de temps, un Texan nommé Ned Perch, qui s’était fait un énorme tas de fric d’une manière ou d’une autre et avait acheté quantité de vieille argenterie en Angleterre, comme il ne cessait de le répéter. Fallow avait diverti la Table pendant un bon moment avec des histoires sur la cité du Bronx, une manière de faire connaître à tout le monde son récent succès. Son invitée Mlle Darcy Lastrega, n’était pas captivée, pourtant. La perspicacité de Nick Stopping et de St John l’avait immédiatement reconnue pour ce qu’elle était, une petite idiote américaine dénuée d’humour, et personne ne se souciait de lui parler et elle commença à s’enfoncer dans son fauteuil, de plus en plus découragée. Pour rétablir la situation, toutes les vingt ou trente minutes, Fallow se tournait vers elle, lui prenait l’avant-bras, approchait son visage très près du sien et lui disait d’un ton qui était supposé être à demi badin : « Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je dois être amoureux. Vous n’êtes pas mariée, hein ? » La première fois, elle lui répondit par un sourire. La deuxième et la troisième, pas. La quatrième fois elle n’était plus là. Elle avait quitté le restaurant et il ne s’en était même pas aperçu. Billy Cortez et St John commencèrent à se moquer de lui, et il le prit mal. Un petit oiseau américain – et pourtant c’était humiliant. Après seulement trois ou quatre verres de vin de plus il quitta lui-même Leicester’s sans dire au revoir à personne, rentra chez lui et, très vite, s’endormit.

Vogel s’était débrouillé pour trouver un serveur et commander de la bière. Il demanda aussi des baguettes. Le Huan Li était si franchement commercial et si peu préoccupé d’authenticité, qu’ils dressaient les tables avec des couverts en argent ordinaires. Vraiment américain de supposer que ces Chinois sans l’ombre d’un sourire seraient contents si on montrait une préférence pour leurs ustensiles habituels… Vraiment américain de se sentir coupable d’une manière ou d’une autre à moins de se battre avec du riz, des nouilles et des cubes de viande, armé de choses qui ressemblaient à de grosses aiguilles à tricoter. Tout en chassant une sorte de petit hors-d’œuvre glissant autour d’un bol, Vogel dit à Fallow :

— Eh bien, Pete, dis la vérité. Je te l’avais pas promis ? Je te l’avais pas dit que ce serait une grande histoire ?

Ce n’était pas ce que Fallow voulait entendre. Il ne voulait pas entendre que cette histoire, l’affaire Lamb elle-même, était grande. Aussi hocha-t-il seulement la tête.

Vogel devait avoir lu dans ses pensées, car il ajouta alors :

— Tu as vraiment lancé quelque chose. Tu as fait bouger toute la ville. Le truc que tu as écrit, Pete, c’est de la dynamite, Pete, de la dynamite.

Convenablement flatté, Fallow subit un spasme de gratitude.

— Je dois admettre que j’étais sceptique la première fois qu’on en a parlé. Mais tu avais raison.

Il leva son verre de bière comme pour porter un toast.

Vogel baissa le menton pratiquement jusque dans son bol pour gober le hors-d’œuvre avant qu’il ne glisse entre le bout de ses baguettes.

— Et ce qu’il y a de grand, Pete, c’est que ce n’est pas juste une de ces passions passagères. Ce truc s’attaque à la structure de la ville elle-même, la structure des classes, la structure raciale, à la manière dont tout le système est assemblé. C’est pour ça que cela signifie tant pour le Révérend Bacon. Il t’est extrêmement reconnaissant pour ce que tu as fait.

Fallow n’aima pas beaucoup qu’on lui rappelle l’intérêt de propriétaire de Bacon dans cette affaire. Comme la plupart des journalistes à qui on a passé une histoire, Fallow était habité du vif désir de se persuader qu’il avait lui-même découvert et insufflé la vie dans cette argile.

— Il me disait, poursuivit Vogel, il me disait combien il était stupéfait – tu es Anglais, Pete, mais tu débarques ici, et tu mets ton doigt juste sur le nœud crucial : quelle est la réelle valeur d’une vie humaine. Une vie noire vaut-elle moins qu’une vie blanche ? C’est ça qui rend cette chose si importante.

Fallow flotta dans le sirop un instant puis commença à se demander où menait cette dissertation.

— Mais il y a un aspect des choses que tu pourrais peut-être souligner un peu plus, Pete, et j’en parlais d’ailleurs au Révérend Bacon.

— Oh ? dit Fallow, quel aspect ?

— L’hôpital, Pete. Pour l’instant, l’hôpital s’en est bien sorti, si on y pense. Ils disent qu’ils « enquêtent » sur comment ce gamin a pu entrer avec une commotion cérébrale et se faire seulement soigner pour un poignet cassé, mais tu sais comme moi ce qu’ils vont faire. Ils vont essayer d’étouffer tout ça.

— C’est bien possible, dit Fallow, mais ils maintiennent que Lamb ne leur a jamais dit qu’il avait été renversé par une voiture.

— Le môme n’avait déjà sûrement plus tous ses esprits, Pete ! C’est précisément ça qu’ils auraient dû déceler – son état général ! C’est ça que j’entends par vie blanche et vie noire. Non, je crois qu’il est temps de piquer un peu sur l’hôpital. Et c’est le bon moment pour le faire. L’histoire est un peu retombée parce que les flics n’ont pas trouvé la voiture ni le conducteur.

Fallow ne dit rien. Il n’aimait pas être dirigé comme cela. Puis il dit :

— Je vais y penser. Il me semble qu’ils ont fait une déclaration assez complète, mais je vais y penser.

Vogel dit :

— Pete, je veux être très clair avec toi, Bacon est déjà entré en contact avec la 1 sur ce point de vue, mais tu as été notre… notre homme, comme on dit, et nous aimerions te voir rester aux commandes.

Notre homme ! Quelle odieuse présomption ! Mais il hésita à laisser Vogel voir combien c’était offensant. Il dit :

— Qu’est-ce que c’est que cette accointance entre Bacon et la 1 ?

— Keske tu veux dire ?

— Il leur avait donné l’exclusivité de la première manifestation.

— Eh bien… c’est vrai, Pete. Je vais jouer complètement franc-jeu avec toi. Comment l’as-tu su ?

— Leur, je ne sais plus quoi, présentateur, me l’a dit, Corso.

— Ah ! Bien, le truc c’est qu’il faut travailler comme ça. Le Journal est complètement portoricain. Tous les jours, la rédaction du Journal attend que les Portoricains lui soumettent des menus de trucs qu’ils peuvent filmer, et puis ils en choisissent quelques-uns. Le truc c’est de savoir comment les faire bouger. Ils ne sont pas très entreprenants. Ils se sentent beaucoup mieux s’ils ont vu quelque chose imprimé d’abord.

— Dans le City Light, juste pour citer un exemple, dit Fallow.

— Euh… C’est vrai. Je vais être vraiment sincère avec toi, Pete. Tu es un vrai journaliste. Quand ces chaînes de télé voient un vrai journaliste accroché à quelque chose, elles sautent dessus.

Fallow s’enfonça dans son fauteuil et prit une délicieuse gorgée de bière dans l’obscurité feutrée de chez Huan Li. Oui, son prochain coup serait une histoire exposant les journaux télévisés tels qu’ils étaient en réalité. Mais pour l’instant, il allait oublier ça. La manière dont les équipes des journaux télévisés s’étaient précipitées sur ses traces dans l’affaire Lamb ! rien ne l’avait jamais fait reluire autant.

En quelques minutes il s’était convaincu qu’une histoire sur la négligence de l’hôpital n’était rien de plus que la prochaine étape logique. Il y aurait pensé tout seul, inévitablement, avec ou sans ce Yankee ridicule et sa face poupine, cochonne comme il n’était pas permis.

 

Les sandwiches du jour arrivèrent chez Jimmy Caughey, Ray Andriutti et Larry Kramer, fournis par l’État de New York, grâce à l’affaire Willie Francisco. Il avait fallu au juge Meldnick environ quatre jours pour demander à droite à gauche et se faire une opinion sur la réclamation de Willie concernant le vice de forme, et ce matin, il avait donné son opinion. Il avait cassé la procédure, en se basant sur les doutes soulevés par le gros juré irlandais, McGuigan. Mais depuis le début de cette journée, commencée avec le procès toujours techniquement en cours, la secrétaire de Bernie Fitzgibbon, Gloria, était tout à fait autorisée à commander les sandwiches.

Une fois de plus, Ray était courbé au-dessus de son bureau mangeant un quatre-étages et buvant son débordement de café jaunâtre. Kramer mangeait un sandwich au roast beef qui avait un goût de médicament. Jimmy touchait à peine le sien. Il marmonnait encore contre la désintégration d’une affaire si facile. Il avait un palmarès remarquable. Le département des Homicides dressait un palmarès, comme la coupe de base-ball, montrant combien de plaidoiries et combien de verdicts chaque substitut du procureur avait obtenu, et Jimmy Caughey n’avait pas perdu une affaire depuis deux ans. Sa colère s’était développée maintenant en une haine intense envers Willie Francisco et la vilenie de son forfait, ce qui pour Andriutti et Kramer n’était qu’un tas de merde supplémentaire. C’était étrange de voir Jimmy dans cet état. D’habitude, il avait le sombre calme irlandais de Fitzgibbon lui-même.

— J’ai déjà vu des trucs comme ça, dit-il. Vous collez ces microbes dans un tribunal et ils se prennent pour des stars. Vous avez vu Willie bondir là-dedans en hurlant : « Vice de Forme ! »

Kramer acquiesça.

— Le voilà qui joue les experts en justice. En fait, c’est un des enculés les plus stupides qui soient jamais entrés au tribunal du Bronx. J’ai dit à Bietelberg il y a deux jours que si Meld-nick cassait la procédure – et je veux dire, il devait le faire – nous étions prêts à traiter avec lui. Nous réduirions la peine de meurtre « deux » à homicide « un », juste pour éviter un autre procès. Mais non. Il est trop perspicace pour ça, ce Willie ! Il prend ça pour un aveu de défaite. Il pense qu’il a un pouvoir sur les jurés ou quoi ? En appel il va couler comme une pierre, putain. De douze à vingt-cinq, c’est ça qu’il va se prendre, au lieu de trois à six ou quatre à huit.

Ray Andriutti cessa d’enfourner son quatre étages assez longtemps pour dire :

— Peut-être qu’il est vraiment malin, Jimmy. S’il y a pas de procès, il va en taule direct. Mais avec un putain de jury du Bronx, c’est un coup de dés à chaque fois. T’as entendu ce qui s’est passé hier ?

— Quoi ?

— Ce docteur de Montauk.

— Non.

— Ce docteur, je veux dire c’est un quelconque médecin généraliste de Montauk, qui a jamais vu le Bronx de sa vie probablement. Il a un patient atteint d’une maladie tropicale ésotérique quelconque. Le mec est très malade et l’hôpital là-bas ne pense pas qu’ils peuvent le traiter, mais il y a cet hôpital à Westchester avec une sorte d’unité spéciale pour ce genre de trucs. Donc le docteur commande une ambulance pour le mec et monte dans l’ambulance avec lui et fait tout le trajet jusqu’à Westchester avec le mec et le mec meurt dans la salle des urgences à Westchester. Donc la famille porte plainte contre le médecin pour négligence. Mais où est-ce qu’ils portent plainte, à Montauk ? Westchester ? Pas du tout. Dans le Bronx.

— Comment est-ce possible ? demanda Kramer.

— Cette putain d’ambulance a dû prendre l’autoroute Major Deegan pour aller à Westchester. Donc leur avocat ramène sa théorie, que la négligence a eu lieu dans le Bronx, et c’est là qu’a eu lieu le procès. On leur a accordé 8 millions de $. Le jury a rendu son verdict hier. Voilà un avocat qui connaît sa géographie !

— Eh ben, dit Jimmy Caughey, j’vous parie que chaque avocat qui s’occupe de négligence en Amérique connaît le Bronx. Dans une affaire civile, un jury du Bronx est une machine à redistribuer les richesses.

Un jury du Bronx… Tout d’un coup Kramer ne pensait plus du tout aux mêmes grappes de visages sombres que Ray et Jimmy évoquaient… Il pensait à ces dents parfaites dans ce sourire parfait, et à ces lèvres pleines et douces avec leur rouge à lèvres brun et à ces yeux brillants de l’autre côté d’une petite table au cœur de… la Vie… qui n’existait qu’à Manhattan… Dieu… Il était à sec après avoir payé l’addition chez Muldowny… mais quand il avait hélé un taxi pour elle devant le restaurant et qu’il avait pris sa main pour la remercier et lui dire au revoir, elle avait laissé sa main dans la sienne, et il avait accru la pression, et elle aussi, et ils étaient restés comme ça, à se regarder dans les yeux et – Dieu ! – cet instant était plus doux, plus sexy, plus plein de – bordel ! – d’amour, d’amour authentique, de cet amour qui vous frappe et… emplit votre cœur… plus qu’aucune de ces filles vite-fait-bien-fait qu’il avait été fier de s’envoyer quand il sortait en miaulant comme un chat de gouttière… Non, il pardonnerait beaucoup aux jurys du Bronx. Un jury du Bronx avait amené dans sa vie la femme qu’il avait toujours été destiné à rencontrer… L’Amour, la Destinée, Mon Cœur Déborde… que les autres continuent à rétrécir devant le sens de ces mots… Ray engloutissant son quatre-étages, Jimmy marmonnant, morose, contre Willie Francisco et Lester McGuigan… Larry Kramer existait sur un plan bien plus spirituel…

Le téléphone de Ray sonna. Il décrocha et dit :

— Homicide… Mmmmmh, mmmmh… Bernie n’est pas là… L’affaire Lamb ? Kramer… Larry… – Ray regarda Kramer et fit une grimace. – Il est là. Vous voulez lui parler ?… Okay, une seconde. – Il couvrit le micro et dit : – C’est un mec du bureau de l’Aide Légale, Cecil Hayden.

Kramer se leva de son bureau, marcha jusqu’à celui d’Andriutti et prit le téléphone.

— Kramer.

— Larry, c’est Cecil Hayden, de l’Aide Légale. – Ce Cecil Hayden avait une voix aérienne. – C’est toi qui t’occupes de l’affaire Henry Lamb, non ?

— C’est exact.

— Larry, je crois qu’il est temps de jouer à « faisons un deal ».

Voix qui s’envole…

— Quel genre de deal ?

— Je représente un individu nommé Roland Auburn, qui a été condamné il y a deux jours par un jury pour possession et vente de drogue. Weiss a fait un rapport à la presse le décrivant comme le Roi du crack d’Evergreen Avenue. Mon client a été immensément flatté. Si tu voyais un jour Evergreen Avenue, tu te demanderais pourquoi. Le Roi est incapable de réunir 10 000 $ de caution et est donc pour l’instant à Rikers Island.

— Ouais, bon, qu’est-ce que ça a à voir avec l’affaire Lamb ?

— Il dit qu’il était avec Henry Lamb quand il a été écrasé par la voiture. C’est lui qui l’a emmené à l’hôpital. Il peut vous donner une description du chauffeur. Il veut faire un deal.

1. En français dans le texte.