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Héros de la ruche

Les manifestants disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus. Les menaces de mort cessèrent. Mais pour combien de temps ? Sherman devait équilibrer la peur de la mort et la peur d’être ruiné. Il fit un compromis. Deux jours après la manifestation, il coupa le nombre de gardes du corps en deux, n’en conservant qu’un pour l’appartement et un pour la maison de ses parents.

Et pourtant – l’hémorrrrrragie d’argent ! Deux gardes du corps de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à 25 $ de l’heure par bonhomme, un total de 1 200 $ par jour – 438 000 $ par an – saigné à mort !

Deux jours après cela, il eut le cran d’accepter une invitation que Judy avait reçue presque un mois auparavant : dîner chez les di Ducci.

Fidèle à sa parole, Judy avait fait ce qu’elle pouvait pour l’aider. Et également fidèle à sa parole, elle n’incluait pas l’affection. Elle était comme un entrepreneur de travaux publics forcé à une alliance avec un autre par quelque sordide pirouette du destin… Mieux que rien peut-être… C’était dans cet esprit que tous deux avaient planifié leur retour dans le Monde.

Leur idée (McCoy & McCoy, Associés) était que le long article du Daily News écrit par l’homme de Killian, Flannagan, offrait une explication juste de l’Affaire McCoy. Par conséquent pourquoi devraient-ils se cacher ? Ne devaient-ils pas plutôt revenir aux règles d’une vie normale et, de surcroît, la rendre le plus publique possible ?

Mais tout le monde1 – et plus spécifiquement les di Ducci, qui étaient très collet-monté – le verrait-il comme ça ? Avec les di Ducci, au moins, ils avaient une chance de s’en sortir. Silvio di Ducci, qui vivait à New York depuis l’âge de vingt et un ans, était le fils d’un fabricant de chaussures italien. Sa femme, Kate, était née et avait grandi à San Marino, Californie. Il était son troisième mari riche. Judy était la décoratrice qui avait fait leur appartement. Maintenant, elle prenait la précaution d’appeler et d’offrir de décommander l’invitation. « Vous n’y songez pas ! dit Kate di Ducci. Je compte absolument sur votre présence ! » Cela avait véritablement rasséréné Judy. Sherman pouvait le lire sur son visage. Mais à lui, cela ne lui faisait rien. Sa dépression et son scepticisme étaient trop profonds pour être réconfortés par la politesse enjouée de Kate di Ducci. Tout ce qu’il parvint à dire à Judy fut : « Eh bien, nous verrons bien, n’est-ce pas. »

Le garde du corps de l’appartement, Occhioni, conduisit le break Mercury jusqu’à la maison de ses parents, y prit Judy, revint sur Park Avenue et y prit Sherman. Ils se dirigèrent vers chez les di Ducci sur la Cinquième Avenue. Sherman sortit le revolver de son ressentiment de son holster mental et s’attendit au pire. Les di Ducci et les Bavardage fréquentaient précisément les mêmes gens (cette même foule vulgaire de non-Knickerbockers). Chez les Bavardage, ils l’avaient déjà pétrifié sur place alors même que sa respectabilité était intacte. Avec leur combinaison de rudesse, de cruauté, de malignité et de chic, qu’allaient-ils lui infliger ce soir ? Il se dit qu’il était bien au-delà de se soucier s’ils l’approuvaient ou non. Son intention – leur intention (McCoy & McCoy S.A.) – était de montrer au monde qu’étant sans péché, ils pouvaient continuer leur existence. Sa grande peur concernait ce qui pourrait leur montrer exactement le contraire : en bref, une vilaine scène de ménage.

Le hall d’entrée des di Ducci n’avait en rien l’éclat de celui des Bavardage. Au lieu de l’habile combinaison de Ronald Vine de toutes sortes de matériaux, soie, chanvre, bois gravé et entrelacs de tapisseries, celui des di Ducci trahissait la faiblesse de Judy pour le solennel et le grand : marbre, pilastres gravés, énormes corniches classiques. Et pourtant cela paraissait également sorti d’un autre siècle (le XIXe) et c’était plein des mêmes bouquets de Rayons X, Tartes au Citron, et d’hommes en cravates sombres ; les mêmes sourires, les mêmes rires, les mêmes yeux trois cents watts, le même sublime brouhaha et bavardage extatique qui faisait Rat-tat-tat-tat-tat. En bref, la ruche, l’essaim. La ruche ! – la ruche ! – le bourdonnement familier se referma sur Sherman, mais il ne résonnait plus dans ses os. Il l’écoutait, se demandant si sa présence entachée allait arrêter le bourdonnement de la ruche au beau milieu d’une phrase, d’un sourire, d’un rire.

Une femme émaciée émergea des groupes et vint vers eux, tout sourire… Émaciée mais absolument merveilleuse… Il n’avait jamais vu un aussi beau visage… Ses pâles cheveux dorés étaient tirés en arrière. Elle avait le menton haut et un visage aussi lisse et blanc que de la porcelaine chinoise, et pourtant ses yeux étaient grands et vifs, et sa bouche avait un sourire sensuel – non, plus que cela – un sourire provocant. Très provocant ! Quand elle le prit par le bras, il sentit un frémissement dans son bas-ventre.

— Judy ! Sherman !

Judy embrassa la femme. En toute sincérité, elle dit : « Oh, Kate, tu es si gentille. Tu es merveilleuse. » Kate di Ducci accrocha son bras à l’intérieur de celui de Sherman et l’attira vers elle, si bien que tous trois formaient un sandwich, Kate di Ducci entre les deux McCoy.

— Vous êtes plus que gentille, dit Sherman, vous êtes brave.

Tout d’un coup il se rendit compte qu’il utilisait la même voix de baryton intimiste dont il se servait quand il voulait en arriver à ses fins.

— Ne soyez pas idiots ! dit Kate di Ducci, si vous n’étiez pas venus, tous les deux, j’aurais été très très fâchée ! Venez par ici, je veux vous présenter quelques personnes.

Sherman remarqua en trépidant d’anxiété qu’elle les menait vers un bouquet de causeurs dominé par la grande figure patricienne de Nunnally Voyd, le romancier qui était déjà chez les Bavardage. Un Rayon X et deux hommes en costume marine, chemise blanche et cravate marine lançaient de longs regards éperdus vers le grand auteur. Kate di Ducci fit les présentations, puis emmena Judy hors du hall, vers le grand salon.

Sherman retenait son souffle, prêt à l’affrontement, ou, au mieux, à l’ostracisme. Mais au lieu de cela, les quatre autres continuaient à arborer d’immenses sourires.

— Eh bien, M. McCoy, dit Nunnally Voyd avec un accent du milieu de l’Atlantique, je dois vous dire que j’ai pensé à vous plus d’une fois ces derniers jours. Bienvenue dans la légion des damnés… maintenant que vous avez été proprement dévoré par les mouches à fruits.

— Les mouches à fruits ?

— La presse. Cela m’enchante de voir tous les examens de conscience effectués par ces… ces insectes. « Ne sommes-nous pas trop agressifs ? Notre sang trop froid ? Sommes-nous sans cœur ? » – comme si la presse était un prédateur, un tigre. Je crois qu’ils aiment qu’on les imagine assoiffés de sang. C’est ce que j’appelle un éloge par damnation simulée. Ils se sont trompés d’animal. En fait ils sont des mouches à fruits. Une fois qu’ils ont reniflé le parfum, ils rôdent et ils forment l’essaim. Si vous agitez la main, ils ne vous piquent pas, ils filent se cacher et dès que vous détournez la tête, ils sont de retour. Des mouches à fruits. Mais je suis certain que je n’ai pas à vous dire cela, à vous.

Malgré le fait que ce grand littérateur se servait de sa parabole comme d’un piédestal pour poser son concept entomologique, et que tout cela sentait un peu le réchauffé, Sherman était reconnaissant. En un sens Voyd était, réellement, un frère, un compagnon de la légion. Il lui semblait se souvenir – il n’avait jamais prêté grande attention aux ragots littéraires – que Voyd avait été stigmatisé comme homosexuel, ou bisexuel. Il y avait eu une sorte d’énorme éclaboussure publicitaire… Ô combien injuste ! Comment avaient-ils osé, ces… insectes, salir cet homme qui, bien qu’un peu affecté, avait une telle largesse d’esprit, une telle sensibilité à la condition humaine ? Et même s’il était… gay ? Le mot pédé jaillit spontanément dans le crâne de Sherman. (Oui, c’est vrai. Un démocrate est un conservateur qui a été arrêté.)

Revigoré par son nouveau frère, Sherman raconta comment la femme au visage chevalin lui avait collé un micro en pleine figure tandis que Campbell et lui quittaient leur immeuble et comment il avait lancé son bras, simplement pour écarter le micro – et maintenant la femme l’attaquait ! Elle pleurait, boudait, gémissait – et réclamait 500 000 $ de dommages et intérêts !

Tout le monde dans le bouquet, même Voyd, le regardait fixement, absorbé, avec un sourire fantastique.

— Sherman ! Sherman ! Bon Dieu !

Une voix de stentor… Il regarda autour de lui… Un énorme jeune homme venait vers lui… Bobby Shaflett… Il s’était extrait d’un autre bouquet et venait vers lui avec un sourire large comme une porte de grange. Il lui tendit la main, et Sherman la serra et le Montagnard à la Voix d’Or chanta :

— Tu en as fait voler des plumes depuis la dernière fois que je t’ai vu ! C’est rien de l’ dire, nom d’un chien d’ nom d’un chien !

Sherman ne savait pas quoi dire. Il s’avéra qu’il n’avait pas besoin de dire quoi que ce soit.

— Je me suis fait arrêter à Montréal l’année dernière, dit le Ténor à la Tête de Crapaud avec une satisfaction évidente. Tu as probablement lu un truc à ce sujet.

— Euh… non… pas vraiment…

— Tu ne savais pas ?

— Non – Dieu du Ciel – pourquoi as-tu été arrêté ?

— PISSER SUR UN ARBRE ! ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ! Ils rigolent pas quand tu pisses sur leurs arbres, à Montréal à minuit, surtout quand c’est juste devant l’hôtel ! Ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha !

Sherman contemplait ce visage rayonnant avec consternation.

— Ils m’ont jeté en taule ! Attentat à la pudeur ! PISSER SUR UN ARBRE ! Ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ! Il se calma un peu. Tu sais, dit-il, j’avais jamais été en taule. Keske t’en penses, toi ?

— Pas grand-chose, dit Sherman.

— Je sais ce que tu veux dire, dit Shaflett, mais c’était pas si horrible ! J’ai entendu tous ces trucs qu’on raconte sur c’ que les autres prisonniers t’ font en taule ? – Il l’énonçait comme si c’était une question. Sherman hocha la tête. – Tu veux savoir c’ qu’ils m’ont fait à moi ?

— Quoi ?

— Ils m’ont donné des pommes !

— Des pommes ?

— Ouais mon vieux. Le premier r’pas qu’j’ai eu là-dedans, c’était si mauvais que je pouvais pas le manger – et j’aime manger ! Tout c’ que j’ pouvais manger, c’est la pomme qu’y avait avec. Alors tu sais quoi ? Le mot est passé que tout c’ que je mangeais c’était la pomme, et ils m’ont tous envoyé leur pomme, tous les autres prisonniers. Ils se les passaient, de la main à la main, à travers les barreaux, jusqu’à ce qu’elles arrivent à moi. Quand j’ suis sorti d’ là, on voyait plus qu’ ma tête qui dépassait d’un tas d’ pommes ! Ha ha haha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha !

Encouragé par ce vernis favorable passé sur la détention, Sherman raconta celle du Portoricain dans la cage qui avait vu les équipes de télé le filmer menottes aux poignets et qui voulait savoir pourquoi il avait été arrêté. Il leur dit comment sa réponse « conduite dangereuse » avait visiblement déçu le type, et comment, par conséquent, il avait répondu au deuxième « homicide » (le jeune noir avec le crâne rasé… il ressentit un pincement de la terreur originelle… mais cela, il ne le mentionna pas). Avec avidité, ils le regardaient tous, le bouquet entier – son bouquet – le célèbre Bobby Shaflett et le célèbre Nunnally Voyd, aussi bien que les trois autres mondains. Leurs visages étaient si captivés, reflétaient une attente si délicieuse ! Sherman éprouva un désir irrésistible de poursuivre son fait d’arme. Alors il inventa un troisième compagnon de cellule. Et alors ce prisonnier-là lui demanda pourquoi il était là, et Sherman lui dit : « Meurtre au second degré. »

— J’étais à court de délits, dit l’aventurier, Sherman McCoy.

— Ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha, fit Bobby Shaflett.

— Ho ho ho ho ho ho ho ho ho ho, fit Nunnally Voyd.

— Hah hah hah hah hah hah hah, firent le Rayon X et les deux hommes en costume marine.

— Hé hé hé hé hé hé hé hé hé hé hé hé hé, fit Sherman McCoy, comme si ce temps passé dans la cage n’était plus qu’une bonne histoire de guerre dans la vie d’un homme.

La salle à manger des di Ducci, comme celle des Bavardage, consistait en une paire de tables rondes et au centre de chaque table se trouvait une création de Huck Thigg, le fleuriste. Pour cette soirée, il avait imaginé une paire d’arbres miniatures, d’à peine trente centimètres de haut, avec des pieds de vigne durcis. Collées aux branches des arbres, des rangées de fleurs des champs séchées bleues. Chaque arbre était posé dans un pré, d’un demi-mètre carré environ de boutons d’or frais coupés mais si serrés qu’ils se touchaient tous. Autour de chaque pré, une barrière en bois miniature faite d’osier tressé. Cette fois, pourtant, Sherman n’eut pas le temps d’étudier le sens artistique du jeune et célèbre M. Thigg. Loin d’être ravalé au rang d’auditeur, il commandait maintenant une section entière de la table. Sur sa gauche immédiate se trouvait une célèbre Rayon X nommée Red Pitt, connue sotto vocce comme le Puits sans Fond parce qu’elle était si superbement décharnée que son glutei maximi et les tissus qui l’entouraient – entendez vulgairement, son cul – semblaient avoir entièrement disparu. Vous auriez pu coller un niveau, droit, tout le long de son dos jusqu’au sol. À sa gauche à elle se trouvait Nunnally Voyd, et encore à sa gauche une Rayon X nommée Lily Bradshaw, dans l’immobilier. Assise à la droite de Sherman, une Tarte au Citron, Jacqueline Balch, la troisième femme blonde de Knobby Balch, héritier d’une fortune bâtie sur les laxatifs. Sur sa droite à elle, rien de moins que le baron Hochswald, et à droite de celui-ci, Kate di Ducci. Durant presque tout le dîner, ces six hommes et femmes ne furent branchés que sur M. Sherman McCoy. Le Crime, l’Économie, Dieu, la Liberté, l’Immortalité – quoi que McCoy de l’affaire McCoy pût évoquer, la table écoutait, même un causeur émérite, égocentrique et perpétuel comme Nunnally Voyd.

Voyd dit qu’il avait été surpris d’apprendre que de telles sommes d’argent pouvaient être réalisées en obligations – et Sherman se rendit compte que Killian avait raison : la presse avait créé l’impression qu’il était un titan de la finance.

— Franchement, dit Voyd, j’avais toujours considéré les affaires d’obligations comme… mmmmhhh… des trucs plutôt ringards.

Sherman se retrouva avec ce sourire précis de ceux qui détiennent un secret très très précieux.

— Il y a dix ans, dit-il, vous auriez eu raison. Ils avaient l’habitude de nous appeler les ennuyeux obligatoires. – Il sourit à nouveau. – Je n’ai pas entendu cette expression depuis longtemps. Aujourd’hui je suppose qu’il y a cinq fois plus d’argent échangé dans les obligations que dans les actions. – Il se tourna vers Hochswald, qui était penché sur la table pour suivre la conversation. – Vous ne diriez pas la même chose, baron ?

— Oh, si, si, dit le vieil homme. Je pense que c’est exact.

Puis le baron se tut – pour pouvoir entendre ce que M. McCoy avait à dire.

— Tous les rachats, les fusions, les OPA, – tout se fait avec des obligations, dit Sherman. La dette nationale ? 3 milliards de $ ? Qu’est-ce que vous croyez que c’est ? Des obligations. À chaque fois que les taux d’intérêt fluctuent – en hausse ou en baisse, aucune importance – de petites miettes tombent de toutes les obligations et se logent dans les fissures des trottoirs.

Il s’arrêta et sourit, l’air confidentiel… et se demanda… pourquoi avait-il utilisé cette expression haineuse de Judy ?… Il gloussa et reprit :

— L’important n’est pas de chercher ces miettes à la loupe, parce qu’il y en a des milliards et des milliards. Chez Pierce & Pierce, croyez-moi, nous les ramassons à la balayette, très très vite.

Nous ! chez Pierce & Pierce. Même la petite Tarte à sa droite, Jacqueline Balch, hochait la tête comme si elle comprenait.

Red Pitt, qui se faisait une fierté de son franc-parler, lança :

— Dites-moi, M. McCoy, dites-moi – eh bien je vais y aller carrément et vous demander : Que s’est-il réellement passé, là-haut, dans le Bronx ?

Maintenant, ils étaient tous penchés en avant et le fixaient, passionnés.

Sherman sourit.

— Mon avocat prétend que je ne dois pas dire un mot sur ce qui s’est passé. – Là, il se pencha lui-même en avant, regarda un coup à droite, un coup à gauche, et dit : – mais, strictement entre nous2 c’était une tentative de vol. C’était littéralement une attaque de grand chemin.

Maintenant ils étaient tous tellement penchés en avant que cela formait comme un petit comité installé au pied de l’arbre dans le pré de boutons d’or.

Kate di Ducci dit :

— Pourquoi ne pouvez-vous pas vous lever et le dire bien haut, Sherman ?

— Ça, je ne peux pas l’aborder, Kate, mais je vais vous dire une autre chose : je n’ai jamais heurté qui que ce soit avec ma voiture.

Personne ne dit plus rien. Ils étaient ensorcelés. Sherman jeta un coup d’œil vers Judy à l’autre table. Quatre personnes, deux de chaque côté, y compris leur petit renard d’hôte, Silvio di Ducci, étaient pris dans son miel. McCoy & McCoy S.A. Sherman poursuivit :

— Je peux vous donner un conseil très important. Ne vous retrouvez jamais… pris dans le système de la justice criminelle… dans cette ville. Dès que vous êtes pris dans la machinerie, juste la machinerie, vous avez perdu. La seule question qui demeure, c’est combien vous allez perdre. Une fois que vous entrez en cellule – avant même d’avoir eu la moindre chance de clamer votre innocence – vous devenez un zéro. Vous n’êtes plus rien.

Silence tout autour de lui… L’expression dans leurs yeux !… Suppliant pour d’autres histoires de guerre !

Alors il leur parla du petit Portoricain qui connaissait tous les numéros. Il leur parla du jeu de hockey avec la souris vivante et comment lui (le héros) avait sauvé la souris et l’avait jetée hors de la cellule, où un flic l’avait écrasée sous son talon. D’un air confidentiel, il se tourna vers Nunnally Voyd et dit :

— Je crois que cela symbolise tout, comme vos métaphores, M. Voyd. – Il sourit, l’air sage. – Une métaphore fait tout.

Puis il regarda à sa droite. L’adorable Tarte au Citron buvait chacun de ses mots. Il sentit un pincement dans son tréfonds.

Après le dîner, c’est un sacré groupe qui se rassembla autour de Sherman McCoy dans la bibliothèque des di Ducci. Il les divertit avec l’histoire du flic qui n’arrêtait pas de le faire passer à travers le détecteur de métal.

Silvio di Ducci éleva la voix :

— Ils peuvent vous forcer à faire ça ?

Sherman se rendit compte que l’histoire le faisait paraître un peu trop mou et fichait en l’air son nouveau statut de celui-qui-a-bravé-les-feux-de-l’enfer.

— J’ai passé un accord avec lui, dit-il. J’ai dit, d’accord je vous laisse montrer à votre copain comment je fais sonner l’alarme, mais il faut que vous fassiez quelque chose pour moi. Il faut me sortir de cette putain – il dit putain très doucement pour indiquer que, oui, il savait que c’était d’un mauvais goût certain, mais que dans de telles circonstances, ce langage était approprié – de cellule à rats. – Il pointa son doigt à la manière de ceux qui savent, comme s’il désignait les cellules du Sommier Central du Bronx. – Et ça a marché. Ils m’ont laissé sortir de bonne heure. Autrement, j’aurais été obligé de passer la nuit à Rikers Island et ça, je crois, ce… n’est… pas… trop… génial.

Chacune des Tartes du groupe était sienne, à la demande.

 

Tandis que le garde du corps, Occhioni les ramenait vers la maison de ses parents pour y déposer Judy, c’est Sherman qui rayonnait de joie mondaine. Et en même temps il était troublé. Qui diable étaient ces gens ?

— Quelle ironie, dit-il à Judy, je n’avais jamais aimé ces amis à toi. Je crois que tu l’avais deviné !

— Ce n’était pas très difficile à deviner, dit Judy, sans sourire.

— Et pourtant ce sont les seuls gens qui ont été corrects envers moi depuis que tout ceci a commencé. Mes soi-disant vieux amis souhaitent visiblement que je fasse ce qu’il faut, c’est-à-dire disparaître. Ces gens, ces gens que je ne connais même pas, ils m’ont traité comme un être humain.

Avec la même voix sur ses gardes, Judy dit :

— Tu es célèbre. Dans les journaux tu es un riche aristocrate. Tu es un nabab.

— Seulement dans les journaux ?

— Oh, tu te sens riche tout d’un coup ?

— Oui, je suis un riche aristocrate avec un fabuleux appartement décoré par une célèbre décoratrice.

Il voulait la prendre du bon côté.

— Hah ! Tranquillement, amèrement.

— C’est pervers, n’est-ce pas ? Il y a deux semaines, quand nous étions chez les Bavardage, ces mêmes gens m’avaient glacé sur place. Et maintenant que je suis souillé – souillé ! – dans tous les journaux, ils ne peuvent plus se passer de moi !

Elle se détourna de lui et regarda par la vitre.

— Il t’en faut peu pour te faire plaisir, dit-elle d’une voix aussi lointaine que son regard.

La société McCoy & McCoy ferma pour la nuit.

 

— Kesk’on a c’ matin, Sheldon ?

Dès que les mots furent sortis de sa bouche, le maire les regretta. Il savait ce que son minuscule assistant allait dire. C’était inévitable et donc il se prépara à résister à la sale phrase, et, bien évidemment, elle vint.

— Principalement des Attrape-Négros, dit Sheldon. L’évêque Bottomley est là, il veut vous voir, et il y a eu une douzaine de demandes pour que vous commentiez l’affaire McCoy.

Le maire voulut protester, comme il l’avait déjà fait plusieurs fois, en fait il se détourna et regarda par la fenêtre, vers Broadway. Le bureau du maire était au rez-de-chaussée, une pièce petite mais élégante dans un angle avec un plafond haut et de grandes baies palladiennes. La vue sur le petit square qui entourait l’Hôtel de Ville était gâchée par la présence, au premier plan, juste devant la fenêtre, de rangées de barrières de police bleues. Elles étaient rangées là, en permanence, dans l’herbe – ou plutôt sur les taches nues où il y avait eu de l’herbe un jour – pour être utilisées à chaque fois qu’éclataient des manifestations. Elles éclataient tout le temps. Et quand elles éclataient, la police édifiait une grande barricade bleue avec les barrières, et il pouvait voir les larges épaules des flics qui faisaient face à quelque horde enragée de manifestants qui hurlaient de l’autre côté. Quel étonnant amas de trucs les flics portaient accroché dans le dos ! Matraques, nerfs-de-bœuf, lampes torches, menottes, munitions, carnets, talkies-walkie. Il se retrouvait continuellement en train de détailler les dos surchargés des flics, tandis que divers mécontents hurlaient et grognaient, tout ça pour la télévision, bien sûr.

Des Attrape-Négros, Attrape-Négros, Attrape-Négros, Attrape-Négros. Maintenant cette phrase dérisoire lui vrillait le cerveau. Des Attrape-Négros, c’était une minuscule façon de combattre le feu par le feu. Chaque matin, il sortait de son bureau, passait à travers la Salle Bleue, et au milieu des portraits de politiciens aussi chauves qu’oubliés, il remettait des diplômes et des citations à des groupes civiques et à des professeurs et à des étudiants prix d’excellence et à de braves citoyens et à de nobles travailleurs volontaires et à d’autres épongeurs et balayeurs du terrain urbain. Dans cette époque troublée, avec les commissions de surveillance, il était sage, et probablement bon, de distribuer le plus possible de ces trophées et de ces citations fleuries à des noirs, mais il n’était pas sage, et il n’était pas bon pour Sheldon Lennert, cet homuncule avec sa petite tête absurde et ses chemises mal assorties à ses vestes et à ses pantalons d’appeler le processus « Attrape-Négros ». Déjà le maire avait entendu quelques personnes dans le bureau de presse se servir de cette expression. Et si un des noirs membre de l’équipe l’entendait ? Ça les ferait peut-être rire. Mais au fond d’eux-mêmes ils ne riraient pas.

Mais non… Sheldon continuait à appeler ça des « Attrape-Négros ». Il savait que le maire détestait ça. Sheldon avait la malice d’un bouffon de cour. À part cela, il était aussi loyal qu’un chien. Extérieurement, il était aussi loyal qu’un chien. Intérieurement, il avait l’air de se moquer de lui la moitié du temps. La colère du maire monta.

— Sheldon, je vous ai déjà dit que je ne veux plus entendre cette expression dans ce bureau !

— Trèsbientrèsbien, dit Sheldon. Maint’nant, keske vous allez dire quand ils vont vous interroger sur l’affaire McCoy ?

Sheldon savait toujours exactement comment le distraire. Il sortait pile ce qui allait troubler le maire le plus profondément, ce qui le rendait le plus dépendant de l’esprit de Sheldon, petit, peut-être, mais étonnamment vif.

— J’en sais rien, dit le maire. Au début ça avait l’air impeccable. On avait ce mec de Wall Street qui écrase un brillant étudiant noir et qui se tire. Mais maintenant, il se trouve qu’il y avait un autre môme noir, et c’est un dealer de crack, et c’était peut-être même une tentative d’agression. Je crois que je vais choisir l’approche judiciaire. Je vais appeler à une enquête complète et à un examen attentif des preuves. D’accord ?

— Négatif, dit Sheldon.

— Négatif ?

C’était époustouflant le nombre de fois où Sheldon se dressait contre l’évidence – et avait finalement absolument raison.

— Négatif, dit Sheldon. L’affaire McCoy est devenue une pierre blanche pour la communauté noire. C’est comme la désinvestiture et l’Afrique du Sud. Il n’y a pas deux aspects de la question. Vous suggérez qu’il pourrait y avoir deux aspects et vous n’êtes pas équitable, vous êtes partial. Là, c’est pareil. La seule question est : est-ce que la vie d’un noir vaut autant que la vie d’un blanc ? Et la seule réponse est : les blancs comme ce McCoy, de Wall Street, qui roulent en mercedes Benz, ne peuvent pas écraser des étudiants noirs honorables et se tirer parce que ça les dérange de s’arrêter.

— Mais c’est d’ la merde, Sheldon, dit le maire. On sait même pas encore vraiment ce qui s’est passé.

Sheldon haussa les épaules.

— Et alors qu’est-ce que ça change ? C’est la seule version qu’Abe Weiss daigne évoquer. Il fonce dans cette affaire comme s’il était ce putain d’Abe Lincoln !

— C’est Weiss qui a démarré tout ça ?

Cette pensée troubla le maire, parce qu’il savait que Weiss avait toujours caressé l’idée de devenir maire lui-même.

— Non, c’est Bacon qui a commencé, dit Sheldon. Par un moyen quelconque il a approché cet ivrogne du City Light, cet Angliche, Fallow. C’est comme ça que ça a commencé. Mais maintenant, la mayonnaise a pris. Ça va bien au-delà de Bacon et de son gang. Comme je l’ai dit, c’est une pierre blanche qui va marquer. Et Weiss a des élections qui arrivent. Et vous aussi.

Le maire réfléchit un moment.

— C’est quoi comme nom, McCoy, Irlandais ?

— Non, c’est un Wasp.

— C’est quel genre de type ?

— Un Wasp riche. À fond. Toutes les bonnes écoles, Park Avenue, Wall Street, Pierce & Pierce. Son vieux était à la tête de Dunning Sponget & Leach.

— Est-ce qu’il m’a soutenu ? Vous en savez quelque chose ?

— Pas que je sache, non. Vous connaissez ce genre de personnage. Il ne pense même pas aux élections locales, parce que dans une élection à New York, voter Républicain c’est de la merde. Ils votent pour le président. Ils votent pour le sénateur. Ils parlent des Réserves Fédérales et des aides supplémentaires et toute cette merde.

— Mmmmmmmhhhh. Bon. Alors qu’est-ce que je dis ?

— Vous demandez une enquête complète et approfondie sur le rôle de McCoy dans cette tragédie et la nomination, si besoin est, d’un procureur spécial. Par le gouverneur. « Si besoin est », vous dites, « si tous les faits ne sont pas encore éclaircis ». De cette manière vous faites un petit croche-pied à Abe, sans mentionner son nom. Vous dites que la loi est la même pour tous. Vous dites que la richesse et la position de McCoy ne doivent pas empêcher cette affaire d’être traitée de la même manière que si Henry Lamb avait écrasé Sherman McCoy. Puis vous apportez à la mère – Annie, je crois qu’elle s’appelle –, vous apportez à la mère du gamin tout votre soutien et vous l’appuyez dans son action en justice contre le responsable de cet acte vil. N’ayez pas peur d’en rajouter.

— C’est un peu dur pour ce McCoy, non ?

— C’est pas votre faute, dit Sheldon, ce type a renversé juste le môme qu’il fallait pas, juste dans le quartier qu’il fallait pas, juste avec la voiture qu’il fallait pas et avec la femme qu’il fallait pas, pas la sienne, dans le siège baquet à côté de lui. Tout ça additionné, c’est pas joli joli pour lui.

Tout ceci mettait le maire mal à l’aise, mais les intuitions de Sheldon étaient toujours justes dans ces situations pourries d’asticots. Il réfléchit encore un peu.

— Okay, dit-il finalement, j’admets tout ça. Mais est-ce qu’on n’est pas en train de grandir Bacon ? Je hais cet enfant de putain.

— Ouais, mais il a déjà marqué des points avec tout ça. Et vous n’y pouvez rien. Tout ce que vous pouvez, c’est suivre le courant. Novembre n’est plus très loin et si vous faites un faux mouvement dans l’affaire McCoy, Bacon ne vous loupera pas.

Le maire secoua la tête.

— Je crois que vous avez raison. On va épingler le Wasp au mur, comme un frelon. – Il secoua à nouveau la tête et un nuage assombrit son visage. – Quel connard… Mais qu’est-ce qu’il foutait à traîner sur Bruckner Boulevard la nuit dans une mercedes Benz ? Y’a des gens, on dirait qu’ils attirent les tuiles, non ? Il l’a cherché. Je n’aime vraiment pas ça – mais vous avez raison. Quoi qu’il lui arrive, il l’a bien cherché. Okay. Autant pour McCoy. Maintenant, qu’est-ce que cet évêque Machinchose veut ?

— Bottomley. C’est à propos de l’Église Épiscopalienne St Timothy. L’évêque est noir, soit dit en passant.

— Les Épiscopaliens ont un évêque noir ?

— Oh, ils sont très libéraux, dit Sheldon en roulant les yeux. Ça aurait aussi bien pu être une femme ou un sandiniste. Ou une lesbienne. Ou une lesbienne sandiniste.

Le maire secoua la tête une fois de plus. Il trouvait les Églises chrétiennes sidérantes. Quand il était petit, les goys étaient tous catholiques, à moins de compter les shvartzer, les noirs, ce que personne ne faisait. Ils n’avaient même pas droit au titre de goys. Les catholiques étaient de deux sortes, les Irlandais et les Italiens. Les Irlandais étaient stupides et aimaient faire mal. Les Italiens étaient stupides et visqueux. Les deux étaient désagréables, mais le système était facile à comprendre. Il était déjà à l’université quand il s’était rendu compte qu’il y avait un tout autre groupe de goys, les protestants. Il n’en voyait jamais un seul. Il n’y avait que des juifs, des Irlandais et des Italiens à l’université, mais il en entendait parler, et il apprit ainsi que la plupart des gens les plus célèbres de New York appartenaient à ce type de goys, les protestants, des gens comme les Rockefeller, les Vanderbilt, les Roosevelt, les Astor, les Morgan. Le terme Wasp fut inventé beaucoup plus tard. Les protestants étaient divisés en un tel nombre de sectes que personne ne pouvait les connaître toutes. C’était très païen et très film d’épouvante, quand ce n’était pas ridicule. Ils vénéraient tous un certain juif obscur des antipodes. Les Rockefeller le faisaient ! Et même les Roosevelt ! C’était vraiment fumeux et pourtant ces protestants dirigeaient les plus gros cabinets d’avocat, les banques, les cabinets d’agent de change, les grandes firmes. Il ne voyait jamais ces gens en chair et en os, sauf au cours de cérémonies. En dehors de cela ils n’existaient pas à New York. Ils se montraient rarement, même pendant les élections. Par le nombre ils étaient une nullité – et pourtant ils existaient. Et maintenant une de ces sectes, les Épiscopaliens, avait un évêque noir. Vous pouviez plaisanter sur les Wasps, et il le faisait souvent entre amis, et pourtant ils étaient plus effrayants que drôles, ces frelons.

— Et cette église, dit le maire, une histoire de Sites ?

— Exact, dit Sheldon. L’évêque veut vendre St Timothy à un promoteur, sous prétexte que la fréquentation a baissé et que l’église perd un tas de fric, ce qui est vrai. Mais les groupes de la Communauté ont fait pression sur la Commission de Classement des Sites pour qu’elle soit classée afin que personne ne puisse toucher au bâtiment même s’il est acheté.

— Est-ce qu’il est honnête, ce mec ? demanda le maire. Qui empoche l’argent s’ils vendent l’église ?

— Je n’ai jamais entendu dire qu’il n’était pas honnête, dit Sheldon. C’est un ecclésiastique très cultivé. Il a été à Harvard. Ça pourrait être un cupide, je suppose, mais je n’ai aucune raison de penser qu’il l’est.

— Mmmh mmmh. – Soudain le maire eut une idée. – Eh bien faites-le entrer.

L’évêque Warren Bottomley s’avéra être un de ces noirs chics et bien éduqués qui créent immédiatement l’Effet de Halo dans les yeux des blancs qui ne savent pas à quoi s’attendre. Pendant un instant, le maire fut même intimidé par le dynamisme de l’évêque Bottomley. Il était bel homme, mince, quarante-cinq ans environ, bâti comme un athlète. Il avait un sourire permanent, l’œil vif, une poignée de main ferme et portait un habit ecclésiastique semblable à celui d’un prêtre catholique, mais d’aspect plus coûteux. Et il était grand, beaucoup plus grand que le maire, qui était chatouilleux sur sa petite taille. Une fois assis, le maire retrouva sa perspective et repensa à son idée. Oui, l’évêque Bottomley serait absolument parfait.

Après quelques plaisanteries bien tournées sur la brillante carrière politique du maire, l’évêque commença à exposer le problème financier de St Timothy.

— Bien sûr, je comprends l’inquiétude des membres de la communauté, dit l’évêque. Ils ne veulent pas voir apparaître un bâtiment plus grand ni une autre sorte de bâtiment.

Pas d’accent noir du tout, songea le maire. Il lui semblait qu’il ne faisait que tomber sur des noirs sans accent ces derniers temps. Cette pensée lui procura un soupçon de culpabilité, mais il l’avait remarqué quand même.

— Mais très peu de ces gens appartiennent à l’église St Timothy, poursuivit l’évêque, ce qui, bien sûr, est précisément le problème. Il y a moins de soixante-quinze membres réguliers dans un très grand bâtiment qui, de surcroît, n’a aucune valeur architecturale. L’architecte était un dénommé Samuel D. Wiggins, un contemporain de Cass Gilbert qui n’a pas laissé la moindre empreinte dans les sables de l’histoire de l’architecture, d’aussi loin que je me souvienne.

Cette référence en passant intimida encore plus le maire. L’art et l’architecture n’étaient pas son fort.

— Franchement, l’église St Timothy ne sert plus sa communauté, M. le maire, parce qu’elle n’est plus en position de le faire, et nous sentons que ce serait un bien plus grand bénéfice, non seulement pour l’Église Épiscopalienne et ses efforts importants ailleurs dans notre ville, mais pour la ville elle-même – puisqu’une vaste unité fortement imposable pourrait être érigée sur ce site, et même la communauté en bénéficierait, indirectement, dans le sens que l’ensemble de la ville y gagnerait grâce à cet accroissement de revenus indirects. C’est pourquoi nous aimerions vendre la structure présente, et nous requérons votre considération… de manière à ce que ce bâtiment ne soit pas classé, comme veut le faire la Commission des Sites.

Dieu merci ! Le maire était soulagé de voir que l’évêque s’était empêtré dans sa grammaire et avait laissé une phrase incomplète sur la route derrière lui. Sans dire un mot, le maire sourit à l’évêque puis mit un doigt sur le côté de son nez, comme le Père Noël dans « la Nuit avant Noël ». Puis il pointa son doigt en l’air, comme pour dire « Ha Ha ! » ou « Regardez bien ! » Il regarda l’évêque droit dans les yeux puis appuya sur un bouton de l’interphone posé sur la crédence près de son bureau et dit :

— Passez-moi le Commissaire aux Sites.

Il n’y eut qu’un bip bip et le maire décrocha son téléphone.

— Mort ?… Tu connais l’église St Timothy ?… Oui… Exactement… Mort – ABANDONNE !

Le maire raccrocha et se renfonça dans son fauteuil en souriant à nouveau à l’évêque.

— Vous voulez dire que… ça y est ? – L’évêque semblait authentiquement surpris et ravi à la fois. – C’est la Commission… Ils ne vont pas…

Le maire opina du chef et sourit.

— M. le maire, je ne sais comment vous remercier. Croyez-moi – on m’avait dit que vous aviez les moyens de faire activer les choses, mais – eh bien ! Je vous suis très reconnaissant ! et je peux vous assurer que je vais m’employer à ce que tout le monde dans le diocèse et tous nos amis soient au courant du grand service que vous venez de nous rendre. Vraiment, je vais le faire !

— Ce n’est pas nécessaire, M. l’évêque, dit le maire. Il est inutile de considérer cela comme une faveur ni même comme un service. Les faits que vous m’avez si clairement exposés étaient très persuasifs, et je crois que la ville entière en tirera bénéfice. Je suis heureux de faire quelque chose pour vouuuus, qui soit bon pour vouuuus et pour la ville de New York.

— Vous l’avez vraiment fait ! Et j’apprécie hautement.

— Maintenant, dans le même ordre d’idées, dit le maire en adoptant son meilleur ton professoral qui lui avait servi si souvent, je voudrais que vouuuuus fassiez quelque chose pour moiiii… qui, également, est bon pour vouuuuus et pour la ville de New York.

Le maire rentra la tête et sourit plus largement que jamais. Il avait l’air d’un piaf qui examine un ver.

— M. l’évêque, je voudrais que vous participiez à une commission municipale spéciale sur le crime à New York que je vais former sous peu. J’aimerais annoncer votre nomination en même temps que j’annonce la formation de cette commission. Je n’ai pas à vous dire l’importance cruciale de cette commission et que l’un de nos plus gros problèmes tient aux nuances raciales, à toutes les perceptions et mésinterprétations sur qui commet les crimes et sur comment nos policiers combattent le crime. Il n’y a pas de plus grand service que vous puissiez rendre à la ville de New York à cet instant précis que d’accepter de siéger dans cette commission. Qu’en pensez-vous ?

Le maire vit immédiatement l’effarement sur le visage de l’évêque.

— Je suis extrêment flatté, M. le maire, dit l’évêque. – Il n’avait pas l’air extrêmement flatté, pourtant. Plus de sourire du tout. – Et je suis d’accord avec vous, bien sûr. Mais je dois vous expliquer qu’en fait l’interaction de mes activités d’évêque de ce diocèse avec le secteur public, ou plutôt officiel, me lie en quelque sorte les mains, et…

Mais ses mains n’étaient pas liées à cet instant. Il commença à les tordre comme s’il essayait d’ouvrir un bocal de cornichons et il tenta d’expliquer au maire la structure de l’Église Épiscopalienne et la théologie sous-jacente à la structure et la théologie de la théologie et ce qu’on pouvait ou ne pouvait pas rendre à César.

Le maire débrancha au bout de dix ou douze secondes mais laissa l’évêque s’empêtrer, prenant plaisir à sa détresse. Oh, c’était tout à fait clair. Ce salaud emplissait l’air de merde pour masquer le fait qu’aucun Leader Noir Montant tel que lui ne pouvait se permettre aucune liaison avec le maire, même pas pour siéger dans une putain de commission sur cette putain de criminalité. Et cela avait été une idée si brillante ! Une commission biraciale sur le crime, avec une demi-douzaine de leaders noirs dynamiques tels que l’évêque. L’évêque Warren Bottomley ferait vibrer les cœurs de tous les noirs bien de la ville de New York ; exactement la coalition que le maire devait réaliser s’il voulait être réélu en novembre. Et ce serpent soyeux éduqué à Harvard se tortillait déjà pour lui échapper ! Bien avant que l’évêque eût fini ses exégèses et ses excuses, le maire avait abandonné l’idée d’une commission municipale spéciale sur le crime à New York City.

— Je suis sincèrement désolé, dit l’évêque, mais la politique de l’église ne me laisse pas le choix.

— Oh, je comprends, dit le maire. Ce que vous ne pouvez pas faire, eh bien, vous ne pouvez pas le faire. Je ne vois pas qui d’autre je préférerais voir siéger à la commission, mais je comprends votre situation, complètement.

— Je suis doublement désolé, M. le maire, à cause de ce que vous venez de faire pour notre église.

L’évêque se demandait si l’affaire marchait toujours.

— Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, dit le maire. Surtout ne vous inquiétez pas pour ça. Comme je l’ai dit, je ne l’ai pas fait pour vous, et je ne l’ai pas fait pour votre église. Je l’ai fait parce que je crois que c’est l’intérêt de la ville. C’est aussi simple que ça.

— Eh bien, je vous en suis reconnaissant, malgré tout, dit l’évêque en se levant, et vous pouvez être sûr que tout le diocèse vous en sera reconnaissant. J’y veillerai.

— Ce n’est pas nécessaire, dit le maire, de temps en temps c’est bien de rencontrer une proposition qui a une irrésistible logique propre.

Le maire gratifia l’évêque de son plus large sourire, le regarda droit dans les yeux, lui serra la main et continua à sourire jusqu’à ce que l’évêque ait quitté la pièce. Quand le maire revint à son bureau, il appuya sur un bouton et dit :

— Passez-moi le commissaire aux Sites.

Il y eut d’abord un bip bip grave puis le maire décrocha son téléphone et dit :

— Mort ? Tu connais cette église, St Timothy ?… Ouais… CLASSE-MOI CETTE SALOPERIE !

1. En français dans le texte.

2. En français dans le texte.