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Gibraltar

Le lendemain matin, elle apparaît à Lawrence Kramer, sortie d’une aube gris pâle, la fille au rouge à lèvres brun. Elle se tient à son côté. Il n’arrive pas à préciser ses traits mais il sait qu’elle est la fille au rouge à lèvres brun. Il n’arrive pas à préciser non plus les mots, les mots qui tombent comme de minuscules perles sorties de ces lèvres peintes de brun, et pourtant il sait ce qu’elle dit. Reste avec moi, Larry. Allonge-toi près de moi, Larry. Il le veut ! il le veut ! C’est ce qu’il désire le plus au monde ! Qu’attend-il ? Qu’est-ce qui l’empêche de presser ses lèvres sur ces lèvres peintes de brun ? Sa femme, voilà. Sa femme, sa femme, sa femme, sa femme, sa femme…

Il s’éveilla sur le mouvement de tangage et de roulis de sa femme qui rampait jusqu’au pied du lit. Quel spectacle flasque et maladroit… Le problème était que le lit – grand format sur plate-forme de bois naturel – avait presque la taille de la chambre. Il fallait donc ramper ou traverser en tout cas toute la longueur, pour atteindre le plancher.

À présent elle était sur le sol et se penchait sur une chaise pour ramasser son peignoir de bain. La manière dont sa chemise de nuit de flanelle lui tombait sur les hanches la faisait paraître large d’un kilomètre. Immédiatement il regretta d’avoir eu une telle pensée. Il eut un frisson d’émotion. Ma Rhoda ! Après tout, elle avait accouché à peine trois semaines auparavant. Il contemplait les entrailles qui lui avaient donné son premier enfant. Un fils ! Elle n’avait pas encore repris ses formes. Il devait en tenir compte.

Pourtant, ça n’améliorait pas le panorama.

Il la regardait s’entortiller dans son peignoir. Elle se tourna vers la porte. De la lumière venait du living-room. Nul doute que la nurse qui venait d’Angleterre, Miss « Efficacité », était déjà debout et efficace. Dans la lumière, il pouvait apercevoir le visage pâle, bouffi de sommeil, pas maquillé de sa femme, de profil.

Vingt-neuf ans, et elle ressemblait déjà à sa mère.

C’était la même personne réincarnée ! Elle était sa mère ! Pas d’alternative ! Ce n’était qu’une question de temps ! Elle avait les mêmes cheveux roussâtres, les mêmes taches de rousseur, le nez et le menton rebondis de paysanne de sa mère, et même le début de double menton de sa mère. Un embryon de yenta ! La petite Gretel des shtetl ! Le petit chaperon juif de l’Upper West Side !

Il étrécit ses paupières pour qu’elle ne puisse pas voir qu’il était réveillé. Elle sortit de la pièce. Il pouvait l’entendre dire quelque chose à la nurse et au bébé. Elle avait une manière de prononcer « Jo-shu-a » à une cadence de comptine. C’était un prénom qu’il commençait déjà à regretter. Si vous vouliez un prénom juif, pourquoi ne pas choisir Daniel ou David ou Jonathan ? Il remonta les couvertures jusque sur ses épaules. Il allait retourner à la sublime narcose du sommeil pour quelques dix minutes supplémentaires. Il allait retourner à la fille au rouge à lèvres brun. Il ferma les yeux… Inutile. Il ne pouvait pas la faire revenir. Tout ce qu’il arrivait à imaginer, c’était la course jusqu’au métro s’il ne se levait pas immédiatement.

Il se leva donc. Il marcha jusqu’au bout du matelas. C’était comme essayer d’aller au bout d’un canoë, mais il ne voulait pas ramper. Si flasque et maladroite… Il portait un tee-shirt et des caleçons imprimés. Il se rendit compte qu’il était en proie à cette calamité des hommes encore jeunes, une érection matinale. Il s’approcha de la chaise et passa sa vieille robe de chambre de laine. Lui, comme sa femme, s’étaient mis à porter peignoirs et robes de chambre depuis que cette nurse anglaise était entrée dans leur existence. Un des tragiques inconvénients de cet appartement résidait dans le fait qu’il était impossible de se rendre de la chambre à la salle de bains sans passer par le salon, salon où la nurse dormait dans le canapé-lit et le bébé reposait dans un couffin sous un mobile-boîte à musique composé de minuscules clowns rembourrés. Il l’entendait maintenant. La boîte à musique jouait « Marguerite donne-moi ton cœur ». Le jouait encore et encore. Plink plink plinkplink, plinkplink, plink, plink plink plink… PLINK plink plink, plinkplinkplinkplink…

Il regarda son ventre. Pas terrible, la robe de chambre. Cela ressemblait exactement à un mât sous un chapiteau de cirque. Mais s’il se penchait un peu, comme ça, on ne remarquait rien. Donc il avait le choix : traverser le living, mât de chapiteau dressé sous les yeux de la nurse ou traverser le living courbé en deux comme terrassé par un lumbago. Alors il resta là où il était, dans l’obscurité lugubre.

Lugubre était le mot. La présence de la nurse leur avait vraiment fait sentir l’aspect minable de leur appartement. Cet appartement connu dans le langage new-yorkais de l’immobilier comme un deux-pièces-et-demie – avait été créé à partir de ce qui était jadis une grande chambre, mais pas immense, au troisième étage d’un hôtel particulier, avec trois fenêtres donnant sur la rue. La « chambre » dans laquelle il était pour l’instant n’ôtait en fait rien de plus qu’une sorte de fente créée à coups de carreaux de plâtre. La fente possédait une des fenêtres. Ce qui restait de la pièce originelle s’appelait maintenant le living-room et possédait les deux autres fenêtres. De l’autre côté, vers la porte palière, on trouvait deux autres fentes, une cuisine où deux personnes ne pouvaient tenir en même temps, et une salle de bains minuscule. Les deux, sans fenêtres. Cet endroit ressemblait à ces maquettes construites pour étudier les fourmis, mais leur coûtait 888 $ par mois, loyer plafonné. Sans cette loi qui bloquait les loyers il aurait probablement coûté 1 500 $, ce qui était hors de question. Et encore, ils avaient eu de la chance de le trouver ! Bon Dieu, il y avait des diplômés de son âge – trente-deux ans – plein New York qui auraient vendu leur âme pour un appartement comme ça, un deux-pièces-et-demie, avec une vue, dans un hôtel particulier, avec des plafonds hauts, un loyer bloqué, vers la 77e Rue Ouest ! Pathétique, n’est-ce pas ? Ils pouvaient à peine se le permettre alors qu’ils travaillaient tous les deux et que leurs salaires combinés se montaient à 56 000 $ par an, 41 000 après impôts. Le plan était le suivant : la mère de Rhoda payait la nurse, comme un cadeau pour la naissance de son petit-fils, pendant quatre semaines, le temps que Rhoda se remette sur pieds et retourne au travail. Pendant ce temps-là, ils chercheraient une jeune fille au pair qui s’occuperait du bébé, logée, nourrie. La mère de Rhoda avait rempli sa part du plan, mais il semblait déjà évident qu’une jeune fille au pair acceptant de dormir sur un canapé-lit dans le salon d’une maquette pour étudier les fourmis du West Side n’existait pas. Rhoda ne pourrait pas retourner au travail. Ils allaient devoir se passer de ses 25 000 $, après impôts, et le loyer annuel de ce trou, même bloqué, était de 10 656 $.

Eh bien, ces considérations morbides avaient au moins redonné à sa robe de chambre un aspect décent. Il sortit donc de la chambre.

— Bonjour, Glenda, dit-il.

— Oh, bonjour, M. Kramer, dit la nurse.

Très froide et très anglaise, cette voix qu’elle avait. Kramer essayait de se convaincre qu’il n’avait rien à foutre de l’accent britannique ou des Angliches eux-mêmes. En fait, ils l’intimidaient, ces Angliches avec leurs accents. Dans le simple Oh ! de la nurse – quel Oh ! – il détectait une bouffée de Ah, on se lève enfin ?

Dodue, la cinquantaine, elle faisait déjà preuve d’efficacité, dans son uniforme blanc. Ses cheveux étaient tirés en arrière en un chignon parfait. Elle avait déjà replié le canapé-lit et remis les coussins en place et donc il avait repris son apparence diurne de meuble de salon jaune défraîchi en tissu synthétique. Elle était assise sur le bord de cette chose, le dos parfaitement droit, buvant une tasse de thé. Le bébé était couché dans son couffin, sur le dos, l’air parfaitement heureux. Ils l’avaient trouvée grâce à l’agence Gough, qu’un article dans la rubrique « Chez soi » du Times avait désignée comme la meilleure et la plus « mode ». C’est pourquoi ils payaient le prix « modique » de 525 $ la semaine une nurse anglaise. De temps à autre, elle mentionnait d’autres endroits où elle avait travaillé. Toujours sur Park Avenue, Cinquième Avenue, Sutton Place… Eh bien, dommage ! Maintenant vous en prenez plein les yeux de ce West Side rafistolé de partout ! Ils l’appelaient Glenda. Elle les appelait Monsieur Kramer et Madame Kramer, au lieu de Larry et Rhoda. Tout était inversé. Glenda était l’image même de la distinction, sa tasse de thé à la main, tandis que M. Kramer, seigneur de la maquette pour fourmis, sortait de sa chambre pour aller à la salle de bains, pieds nus, jambes nues, hirsute, couvert d’une vieille robe de chambre râpée. Dans un coin, sous un pot de Dracœna fragrans couvert de poussière, la télé était allumée. Une publicité acheva de flamboyer et quelques têtes souriantes se mirent à parler. Mais il n’y avait pas le son. Elle n’aurait jamais osé être imparfaite au point de faire beugler la télé. Que diable pouvait-elle bien avoir dans la tête, cette arbitre britannique assise (sur un repoussant sofa pliant) pour juger de la misère de chez Kramer ?

Quant à la maîtresse de maison, Mme Kramer, elle émergeait justement de la salle de bains, toujours en peignoir et en chaussons.

— Larry, dit-elle, R’garde mon front. Ch’crois qu’y a kekchose, genre éruption. J’l’ai vu dans la glace.

Toujours brumeux, Kramer essaya de faire le point sur ce kekchose.

— Ce n’est rien, Rhoda. C’est juste un début de bouton.

Ça, c’était autre chose encore. Depuis que la nurse était arrivée, Kramer avait été profondément frappé par la manière dont sa femme parlait. Il n’y avait jamais prêté attention auparavant, ou si peu. Elle était diplômée de l’université de New York. Depuis quatre ans elle était assistante d’édition chez Waverly Place Books. C’était une intellectuelle, ou du moins avait-elle l’air de lire tout un tas de poésies de John Ashbery et Gary Snyder quand il l’avait rencontrée, et elle avait beaucoup à dire sur l’Afrique du Sud et sur le Nicaragua. Et pourtant quelque chose devenait kekchose et le mot « genre » revenait systématiquement dans sa conversation.

Tout comme sa mère.

Rhoda passa à pas feutrés et Kramer entra dans la fente-salle de bains.

La salle de bains était du « en direct de la vraie vie ». Il y avait du linge qui pendait tout autour de la cabine de douche. Il y avait encore plus de linge suspendu sur un fil qui traversait la pièce en diagonale, un pyjama de bébé avec fermeture éclair, deux bavoirs de bébé, deux slips, plusieurs paires de collants et Dieu sait quoi d’autre, rien qui fût la propriété de la nurse, bien évidemment. Kramer dut se pencher pour atteindre les toilettes. Une paire de collants humides lui glissa le long de l’oreille. C’était révoltant. Il y avait une serviette humide sur le siège des toilettes. Il chercha autour de lui un endroit pour l’accrocher. Il n’y avait de place nulle part. Il la jeta par terre.

Après avoir uriné il se déplaça de vingt-huit à trente-deux centimètres jusqu’au lavabo et ôta sa robe de chambre et son tee-shirt et les posa sur le siège des toilettes. Kramer aimait examiner son visage et sa carrure tous les matins.

Avec ses traits peu accentués, son nez aplati, son cou large, personne ne l’avait jamais pris pour un juif de prime abord. Il pouvait aussi bien être grec, slave, italien, irlandais même – dans tous les cas, quelqu’un de dur. Il n’était pas content de commencer à se dégarnir au sommet du crâne mais c’était aussi d’une manière qui le faisait paraître dur. Il acquérait une calvitie comme tous les joueurs de football professionnels. Et sa carrure… Mais ce matin-là, il n’avait le cœur à rien. Ces puissants deltoïdes, ces trapézoïdaux massifs, ces pectoraux bien visibles, ces masses de viande allongée, ses biceps – ils avaient l’air dégonflés. Bordel, il s’atrophiait ! Il n’avait pas pu faire d’exercice depuis l’arrivée du bébé et de la nurse. Il rangeait ses haltères dans un carton derrière la bassine qui contenait leur plante verte et il travaillait sa musculation entre la plante et le canapé-lit – et il n’y avait aucun moyen de travailler, de se laisser aller à grogner, souffler, et ventiler et prendre des poses avantageuses en se regardant dans le miroir devant une nurse anglaise… Ni devant la mythique jeune fille au pair du futur, bien évidemment… Regarde les choses en face ! C’est l’heure d’abandonner ces rêves d’enfant ! Tu es un père de famille américain, un bon papa, maintenant ! Rien de plus.

Quand il quitta la salle de bains, il trouva Rhoda assise sur le canapé à côté de la nurse anglaise et toutes deux avaient les yeux rivés sur le téléviseur et le son était au maximum. C’était le bulletin d’informations du matin.

Rhoda leva le nez vers lui et dit, tout excitée :

— Regarde ça, Larry ! C’est l’maire ! Y’a eu une émeute à Harlem hier soir. Kèkun lui a j’té une bouteille !

Kramer remarqua à peine qu’elle avait dit « l’maire » et pas le maire et kèkun au lieu de quelqu’un. Des choses étonnantes se produisaient sur l’écran. Une scène – une mêlée – des corps comme des vagues – et soudain une énorme main qui masque l’écran quelques secondes. Davantage de cris et de grimaces et de bousculade et puis le vertige total.

Pour Kramer, Rhoda et la nurse, c’était exactement comme si les émeutiers passaient à travers l’écran et sautaient sur le plancher juste à côté du couffin du petit Joshua. Et c’était le « Journal », pas les nouvelles locales. Voilà ce que l’Amérique prenait comme petit déjeuner ce matin, une poignée d’habitants de Harlem vociférant d’une colère justifiée et virant le maire blanc de son estrade dans un lieu public. Et le voilà, de dos, là, son crâne qui cherche à s’abriter. La veille il était encore le maire de New York. Maintenant il est le maire du New York blanc.

Quand tout fut terminé ils se regardèrent tous les trois, et Glenda la nurse anglaise prit la parole, avec une véhémence étonnante.

— Eh bien je trouve ça parfaitement dégoûtant. Les gens de couleur ne savent pas comme ils sont bien dans ce pays, je peux vous dire. En Grande-Bretagne, il n’existe pas de gens de couleur portant l’uniforme de la police, encore moins aux postes officiels importants, comme ici. J’ai lu un article là-dessus l’autre jour. Il y a plus de deux cents noirs qui sont maires dans ce pays. Et ils veulent faire sauter le maire de New York. Certaines personnes ignorent leur bonheur, si vous voulez mon avis.

Elle secouait la tête, très en colère.

Kramer et sa femme se regardèrent. Il savait qu’elle pensait exactement la même chose que lui.

Merci mon Dieu ! Quel soulagement ! Ils pouvaient respirer maintenant. Miss Efficacité était une fanatique. Ces derniers temps, le problème était que le fanatisme frappait de partout. C’était un signe d’origines modestes, de statut social inférieur, de mauvais goût. Donc ils étaient supérieurs à la nurse anglaise, après tout. Putain, quel soulagement !

 

La pluie venait juste de cesser quand Kramer se dirigea vers le métro. Il portait un vieil imper par-dessus son habituel costume gris, sa chemise impeccable et sa cravate. Il avait aux pieds une paire de Nikes, avec des bandes blanches sur le côté. Il portait ses chaussures de cuir brun dans un de ces sacs de plastique blanc qu’on donne dans les supermarchés.

La station de métro où il pouvait prendre la ligne D jusqu’au Bronx était sur la 81e Rue et Central Park Ouest. Il aimait bien passer par la 77e Rue et monter le long de Central Park jusqu’à la 81e parce que cela le faisait passer devant le musée d’Histoire naturelle. C’était un beau bloc, le plus beau du West Side, selon l’avis de Kramer, comme une scène de rue à Paris ; mais il n’avait jamais été à Paris. La 77e Rue était très large à cet endroit. D’un côté, le musée, une merveilleuse reconstitution romane en vieilles pierres rouges ; il était enclos dans un petit parc plein d’arbres. Même par un jour nuageux comme aujourd’hui, les jeunes feuilles semblaient lumineuses. Verdoyant. Voilà le terme qui lui traversait l’esprit. Du côté de la rue qu’il arpentait, c’était une falaise d’appartements élégants donnant sur le musée. Il y avait des portiers. Il entr’apercevait des halls tout de marbre. Et puis il pensa à la fille au rouge à lèvres brun… Il la voyait très clairement maintenant, bien plus clairement que dans son rêve. Il serra le poing. Bon Dieu ! Il allait le faire ! Il allait lui téléphoner ! Il allait vraiment l’appeler. Il faudrait qu’il patiente jusqu’à la fin du procès, bien sûr. Mais il allait le faire. Il en avait assez de voir les autres… mener… l’Existence. La fille aux lèvres marron ! eux deux, face à face, les yeux dans les yeux au restaurant, dans un de ces restaurants tout de bois blond et de briques apparentes, et de plantes vertes qui pendent et de cuivre et de beaux verres et de menus étonnants, écrevisses Natchez et du veau et des bananes vertes et des pains de mais avec du poivre de cayenne !

Kramer avait installé confortablement cette merveilleuse vision lorsque, juste devant lui, du splendide porche du 44 Ouest 77e Rue émergea une silhouette qui l’alarma.

C’était un jeune homme au visage un peu poupin, les cheveux noirs bien peignés en arrière. Il portait une pelisse de chez Chesterfield avec un col de velours brun or et tenait un de ces attaché-cases en cuir bordeaux sorti de chez Mädler ou T. Anthony sur Park Avenue, et qui ont cette suave patine qui annonce : « Je coûte 500 $. » On apercevait une partie du bras en uniforme qui lui tenait la porte ouverte. Il avançait à petits pas vifs sous le vélum vers une grosse Audi. Il y avait un chauffeur au volant. Il y avait un numéro sur la vitre arrière – 271. Une voiture de location avec chauffeur. Et maintenant le portier se grouillait, et le jeune homme s’arrêtait pour le laisser lui ouvrir la porte de la limousine.

Et ce jeune homme n’était autre que… Andy Heller ! Aucun doute à ce sujet. Il avait été en classe de droit à Columbia avec Kramer – et comme Kramer s’était senti supérieur quand Andy, le si brillant petit Andy, avait fait le truc habituel, c’est-à-dire était parti travailler en bas de la ville chez Angstrom & Molner. Andy et des centaines d’autres allaient passer les cinq ou dix prochaines années penchés sur leurs bureaux du bas de Manhattan, examinant des guillemets, des citations de documents et des paragraphes entiers pour renflouer ou revivifier la cupidité de prêteurs sur gages, de fabricants de produits de beauté naturels, d’experts, de médiateurs, et d’assureurs bon marché – tandis que lui, Kramer, allait prendre l’existence à bras-le-corps et plonger jusqu’aux cuisses dans la vie des misérables et des damnés et se dresser bien droit dans les tribunaux et combattre, mano a mano, devant la barre de la Justice.

Et c’était exactement comme ça que ça s’était passé. Et pourquoi diable est-ce que Kramer, maintenant, se retenait ? Pourquoi ne marchait-il pas jusqu’à lui pour lui dire : « Salut, Andy ! » ? Il était à moins de six mètres de son vieux copain de fac. Au lieu de cela, il s’arrêta et tourna la tête vers l’immeuble puis mit ses mains sur sa figure comme s’il avait quelque chose dans l’œil. Il préférait être damné, oui, damné, plutôt que de voir son vieux copain – pendant que son portier lui tenait la portière ouverte et que son chauffeur n’attendait que le signal du départ – son vieux copain Andy Heller le regarder droit dans les yeux et lui dire : « Larry Kramer, alors, comment ça marche ? » puis : « Qu’est-ce que tu fais ? » Et, lui, obligé de répondre : « Eh bien je suis substitut du procureur dans le Bronx. » Il n’aurait même pas besoin d’ajouter : « Je me fais 36 600 $ par an. » Ça tombait sous le sens. Et pendant tout ce temps, Andy Heller passerait au scanner son vieil imper sale, son vieux costume gris, aux pantalons trop courts, ses Nikes à rayures, son sac en plastique blanc… Jamais, bordel !… Kramer resta là, la tête tournée, faisant semblant de s’enlever une poussière de l’œil, jusqu’à ce qu’il entende la porte de l’Audi se fermer. On aurait dit le bruit d’un coffre-fort. Il tourna la tête juste à temps pour se prendre un joli petit nuage d’échappement de luxueuse voiture allemande, tandis qu’Andy Heller filait vers son bureau. Kramer n’osait même pas imaginer une seule seconde à quoi cette saleté d’endroit pouvait bien ressembler.

 

Dans le métro, ligne D, en route vers le Bronx, Kramer était dans la travée centrale, accroché à une barre d’acier. Le wagon bondissait, tressautait, grinçait horriblement. Sur le banc de plastique en face de lui un vieillard squelettique semblait sorti tout droit de la masse de graffitis derrière lui. Il lisait un journal. Le gros titre s’étalait : LES ÉMEUTIERS DE HARLEM CHASSENT LE MAIRE. Les caractères étaient si larges qu’ils barraient toute la page. Au-dessus, en lettres plus petites, on pouvait lire : « Retourne dans ta terre promise ! » Le vieil homme avait aux pieds une paire d’Adidas à rayures blanches et violettes. Ça faisait bizarre sur un si vieil homme, mais pas vraiment sur la ligne D. Kramer balaya des yeux les pieds des passagers. La moitié des gens du wagon portaient le même genre de tennis améliorés, avec des couleurs criardes et des semelles spéciales, qui ressemblaient à des saucières. Les jeunes en portaient, les vieux en portaient, les ménagères avec leurs enfants sur leurs genoux en portaient et lesdits enfants en portaient aussi. Ce n’était pas exactement pour faire leur jogging pour garder la forme, comme dans le centre où l’on voyait plein de jeunes gens bien sapés et blancs qui allaient au boulot avec ce genre de chaussures. Non, sur la ligne D, on les portait parce qu’elles étaient bon marché. Sur la ligne D, ces tennis étaient comme un panneau annonçant BAS-FONDS ou EL BARRIO1.

Kramer avait du mal à admettre pourquoi lui en portait aussi. Il laissa son regard errer dans le wagon. Quelques personnes lisaient le journal, gros titres sur l’émeute, mais la ligne D n’était pas une ligne de lecteurs… non… Il pouvait se passer n’importe quoi à Harlem, cela n’aurait absolument aucun effet dans le Bronx. Dans le wagon, chacun regardait du même air abattu, sans croiser le regard de personne.

À ce moment, il y eut une de ces sautes de son, un de ces trous dans le rugissement qui se produit quand s’ouvrent les portes entre les wagons. Entrèrent trois jeunes noirs de quinze ou seize ans avec d’énormes tennis nanties d’énormes lacets, parfaitement croisés, parfaitement parallèles, et des anoraks sans manches noirs, des bombers. Kramer se tendit et s’efforça d’avoir l’air dur et lassé. Il tendit ses muscles sternocleidomastoïdiens pour que son cou ressemble à celui d’un catcheur… Un contre un… Il pouvait réduire n’importe lequel en charpie… Mais ce n’était jamais à un contre un… Il voyait des mômes comme ça tous les jours au tribunal… Maintenant les trois avançaient dans l’allée… Ils avaient cette démarche dansante connue sous le nom de Pimp Roll… Il voyait cette démarche d’apprenti mac tous les jours au tribunal… Quand il faisait chaud dans le Bronx, il y avait tellement de mômes qui se trimballaient avec cette démarche que les rues entières avaient l’air de rebondir sans arrêt… Ils s’approchaient, avec cet invariable regard vide et glacé… De toute façon, qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ?… Ils passèrent, de chaque côté de lui… Et rien ne se passa… Bien sûr que rien ne pouvait se passer… Une masse de muscles comme lui… Il serait la dernière personne qu’ils iraient emmerder… Néanmoins, il était toujours très content que le train s’arrête enfin à la station de la 161e Rue.

 

Kramer grimpa les escaliers et déboucha dans la 161e Rue. Le ciel s’éclaircissait. Devant lui, juste là, s’élevait l’énorme boule du Yankee Stadium. Derrière le stade s’étendaient les masses pourrissantes du Bronx. Dix ou quinze ans auparavant, ils avaient rénové le stade. Ils y avaient dépensé 100 millions de $. C’était censé lancer la « revitalisation du cœur du Bronx ». Cette bonne blague. Depuis lors, ce secteur, le 44e, ces rues-ci, justement, étaient devenues les plus délinquantes du Bronx. Et Kramer voyait ça tous les jours aussi.

Il commença à escalader la colline, sur la 161e Rue, ses Nikes aux pieds, son sac en plastique avec ses chaussures dedans à la main. Les habitants de ces tristes rues étaient tous devant les magasins et les échoppes de la 161e Rue.

Il leva le nez. Pendant un instant il eut une vision de l’ancien Bronx dans toute sa gloire. En haut de la colline, là où la 161e Rue croisait Grand Concourse, le soleil venait d’apparaître et allumait les façades de calcaire de l’hôtel Concourse Plaza. À cette distance, il pouvait encore passer pour un vieux palace européen des années 20. Les tapeurs de balle yankees avaient l’habitude de s’installer là pour la saison, ceux qui pouvaient se le permettre, les stars. Il se les était toujours imaginés dans de grandes suites. Joe DiMaggio, Babe Ruth, Lou Gehrig… C’étaient les seuls noms dont il se souvenait, bien que son père soit, lui, intarissable. Oh la Terre Promise d’antan ! Collines Juives radieuses ! Le haut de cette colline, le Grand Concourse, avait été le sommet du rêve juif, le nouveau Canaan, le nouveau quartier juif de New York, le Bronx ! Le père de Kramer avait grandi à dix-sept blocs de là, sur la 178e Rue – et il n’avait jamais eu de plus grand rêve que d’avoir un jour un appartement… un jour… dans un de ces grands immeubles du sommet, sur Grand Concourse. Ils avaient édifié le Grand Concourse comme le futur Park Avenue du Bronx, sauf que la Nouvelle Terre Promise devait être encore plus merveilleuse… Grand Concourse était plus large que Park Avenue et avait été aménagé d’une manière bien plus splendide – et là vous aviez une autre plaisanterie sinistre. Vous voulez un appartement sur Grand Concourse ? Aujourd’hui, vous pouvez choisir celui que vous voulez. Le luxueux palace du grand rêve juif était désormais un refuge pour chômeurs et le Bronx – la Terre Promise – était à soixante-dix pour cent noir et portoricain.

Pauvre triste vieux Bronx juif ! Quand il avait vingt-deux ans, et qu’il entrait en droit, Kramer s’était mis à voir son père comme le petit juif, qui, l’espace d’une vie, avait finalement effectué la grande migration « diasporienne » du Bronx jusqu’à Oceanside, Long Island, une trentaine de kilomètres au bas mot, et qui se bousculait encore tous les jours jusqu’à la 20e Rue, dans Manhattan où il était « compte-rouleur » dans une fabrique de cartons. Lui, Kramer, serait l’avocat… Le cosmopolite… Et maintenant, dix ans plus tard, que s’était-il passé ? Il vivait dans une maison pour fourmis qui transformait les trois pièces d’Oceanside du vieil homme en un palais et il prenait la ligne D – oui, la ligne D ! – pour aller travailler tous les jours dans… le Bronx !

Juste sous les yeux de Kramer, le soleil levant commençait à éclairer l’autre grande bâtisse en haut de la colline, le bâtiment où il travaillait, le Building du Comté du Bronx. C’était un prodigieux Parthénon de calcaire construit dans les années 30 selon le style Moderne et Civique.

Il avait neuf étages de haut et occupait trois blocs entiers, de la 161e Rue à la 158e. Ceux qui avaient construit ça à l’époque avaient fait preuve d’un optimisme réjouissant.

Malgré tout, le tribunal l’émeuvait profondément. Ses quatre grandes façades étaient une jubilation de sculptures et de bas-reliefs. Des groupes de statues classiques à chaque coin. L’Agriculture, le Commerce, l’Industrie, la Religion, et les Arts, la Justice, le Gouvernement, la Loi et l’Ordre, et les Droits de l’Homme – des nobles Romains en toges dans le Bronx ! Quel incroyable rêve avaient-ils fait, jadis !

Aujourd’hui, si un quelconque de ces adorables petits blancs becs s’avisait de descendre de là-haut, il ne survivrait même pas assez longtemps pour atteindre le fast-food de la 162e Rue. Ils le bousilleraient, rien que pour lui piquer sa toge. C’était pas une plaisanterie, ce 44e district. Du côté de la 158e Rue, le tribunal dominait le parc Franz Sigel, qui, d’une fenêtre du sixième, était un pur exemple de jardin à l’anglaise, une romance d’arbres, de buissons, d’herbes et de rocailles qui descendaient tout le flanc de la colline. Pourtant, plus personne ne connaissait Franz Sigel, à part lui, car personne même avec un demi-cerveau ne s’aventurerait assez loin dans le parc pour y lire la plaque qui portait son nom. Rien que la semaine dernière, un pauvre diable avait été poignardé à 10 h du matin sur l’un des bancs de béton qui avaient été disposés dans le parc lors de la campagne de 1971 destinée à « procéder à des aménagements pour réhumaniser le parc Franz Sigel et le restituer à la communauté ». Le banc était à cinq mètres de l’entrée du parc. Quelqu’un avait tué ce type pour lui piquer sa radio portable, un de ces modèles baptisés les « attaché-cases du Bronx » par le Bureau du procureur. Personne du Bureau du procureur ne descendait dans le parc pique-niquer à midi un beau jour de printemps, même pas quelqu’un comme lui, capable de lever cent kilos à l’épaulé-jeté. Même pas les Officiers du Tribunal, qui portaient un uniforme et également un 38 spécial. Ils restaient à l’intérieur des bâtiments, cette île forteresse du Pouvoir des blancs, comme lui, ce Gibraltar dans la pauvre mer des Sargasses du Bronx.

Dans la rue qu’il s’apprêtait à traverser, Walton Avenue, trois camionnettes orange et bleu du service pénitentiaire étaient alignées, attendant de pouvoir entrer dans la cour du bâtiment. Ces fourgons amenaient les prisonniers au Tribunal Criminel du Bronx, à un bloc de là, de Rikers Island et de la maison d’arrêt du Bronx pour des audiences devant la Cour Suprême du Bronx, la cour qui traitait des crimes sérieux. Les salles d’audience étaient dans les étages supérieurs et les prisonniers passaient par l’entrée de service. Des ascenseurs les menaient à des cellules d’attente aux étages des salles d’audience.

Vous ne pouviez rien voir à l’intérieur de ces fourgons, parce que leurs fenêtres étaient couvertes d’un grillage très serré. Kramer n’avait pas besoin de regarder. Dans ces fourgons se trouveraient le quota habituel de blacks et de latinos, plus un jeune Italien occasionnel du quartier d’Arthur Avenue et de loin en loin un môme irlandais de là-haut, vers Woodlawn, ou un mec quelconque qui avait eu la misérable chance de choisir le Bronx pour avoir des pépins.

« La bouffe », songea Kramer. N’importe qui l’aurait regardé à cet instant aurait vu ses lèvres prononcer le mot quand il le pensait.

Dans quarante-cinq secondes il allait se rendre compte que quelqu’un le regardait vraiment, en fait. Mais pour l’instant ce n’était que la routine, les fourgons orange et bleu et lui murmurant dans son for intérieur, la « bouffe ».

Kramer avait atteint ce creux de la vague dans la vie d’un substitut du procureur du Bronx, où il est soudain assailli par les Doutes. Chaque année, quarante mille personnes, quarante mille bons à rien, imbéciles, alcooliques, psychopathes, brutes, bonnes âmes qui avaient dérapé sur un coup de colère définitif, et des gens qu’on ne pouvait qualifier que de criminels endurcis, étaient arrêtés dans le Bronx. Sept mille d’entre eux étaient inculpés et écroués, puis ils pénétraient dans la gueule du système judiciaire – ici, justement – par les portes de Gibraltar, dans cet alignement de fourgons. Cela devait faire cent cinquante cas nouveaux, cent cinquante cœurs trépidants et regards moroses chaque semaine à l’ouverture des tribunaux et du Bureau du procureur du Bronx. Et cela rimait à quoi ? Les mêmes crimes stupides, banals, pathétiques, horribles, étaient commis jour et nuit, quoi qu’il advienne. Quel travail était accompli en fait par les substituts, quels qu’ils soient, en remuant sans fin cette merde ? Le Bronx s’effondrait et se dégradait un petit peu plus, et un petit peu plus de sang séchait dans les lézardes. Les Doutes ! Ah, il y avait en tout cas une chose parfaitement accomplie. Le système était alimenté et ces fourgons charriaient la nourriture, la « bouffe ». Cinquante juges, trente-cinq greffiers, deux cent quarante cinq substituts du procureur, un procureur – penser à lui arracha un sourire à Kramer, car, sans aucun doute Weiss était là-haut au sixième étage en train de hurler après la Chaîne 4, ou 7 ou 5 ou 2, réclamant la couverture télévisuelle qu’il n’avait pas obtenue la veille et qu’il exigeait aujourd’hui – et Dieu seul savait combien d’avocats, d’avocats commis d’office, de chroniqueurs judiciaires, d’assistants sociaux, de secrétaires, d’officiers, de gardiens, d’agents de probation, de prêteurs de cautions, d’enquêteurs spéciaux, de psychiatres et d’experts – cet énorme essaim devait être alimenté ! Et chaque matin la « bouffe » débarquait, la « bouffe » et les Doutes.

Kramer venait juste de poser le pied sur la chaussée, quand une grosse pontiac Bonneville blanche déboula en tanguant, un vrai bateau, avec d’énormes chromes, à l’avant et à l’arrière, le genre de croiseur qu’ils avaient cessé de fabriquer au début des années 80. Ses freins hurlèrent et son nez plongea pour s’arrêter au carrefour. La porte de la Bonneville, gigantesque excroissance de métal moulé, presque deux mètres de large, s’ouvrit avec un bruit de torsion triste et le juge Myron Kovitsky, en sortit. Il avait environ soixante ans, était petit, mince, chauve, nerveux, avec un nez pointu, des yeux enfoncés, un sarcasme torve vissé aux lèvres. À travers la vitre arrière de la Bonneville, Kramer put apercevoir une silhouette qui se glissait à la place du conducteur. Cela devait être la femme du juge.

Le bruit de cette énorme portière qui s’ouvrait et la vue de ce petit homme qui en sortait étaient déprimants. Le juge, Mike Kovitsky, vient au travail dans un yacht graisseux vieux de plus de dix ans. Juge de la Cour Suprême, il se faisait 65 100 $. Kramer connaissait les chiffres par cœur, cela lui laissait peut-être 45 000 $ après impôts. Un homme de soixante ans quasiment au sommet de la profession. C’était pathétique. En bas de la ville, dans le monde d’Andy Heller… Ils payaient le même salaire à des débutants qui sortaient juste de l’école. Et cet homme dont la voiture fait thwop ! chaque fois qu’il ouvre la portière est au sommet de la hiérarchie de cette île forteresse. Lui, Kramer, occupait une vague position au milieu. S’il jouait bien ses cartes et s’attirait les bonnes grâces de la Fédération Démocrate du Bronx, ce… thwop ! était le summum de ce qu’il pouvait espérer d’ici trente ans.

Kramer était au beau milieu de la chaussée quand ça commença :

— Ho ! Kramer !

C’était une voix énorme. Kramer n’aurait pu dire d’où elle provenait.

— Ho ! Suce-bite !

Quooooooi ? Il se figea sur place. Une sensation – un bruit – comme un jet de vapeur – emplit son crâne.

— Hé, Kramer, tête de merde !

C’était une autre voix. Ils…

— Hé, gueule de raie !

Ça venait de l’arrière du fourgon, le bleu et orange, le plus proche de lui, à peine à dix mètres. Il ne pouvait pas les voir. Il ne pouvait pas les reconnaître à travers le grillage qui couvrait les vitres.

— Ho ! Kramer, trou-du-cul yid !

Yid ! Comment pouvaient-ils seulement savoir qu’il était juif ? Il n’avait pas l’air… Kramer n’était pas un… pourquoi oseraient-ils… ça le fit vaciller.

— Ho ! Kramer ! pédale ! suce-moi le cul !

— Aaayyyyyyyy, meeeec, fourré-la-toi dans lé cul, dans lé cul !

Un accent latino – la prononciation lui retourna un peu plus le couteau.

— Ho ! Tête de merde !

— Aaaaaayyyyyy ! Meeeec ! va té faire encouler !

— Ho Kramer ! gare à tes couilles !

— Aaaaaaaayyy ! Meeeec encoulé, encoulé !

C’était un chœur ! Une pluie d’ordures ! le Rigoletto des égouts, de l’œsophage rance du Bronx !

Kramer était toujours au beau milieu de la rue. Que devait-il faire ? Il regardait le fourgon. Il n’y voyait rien. Lesquels ?… Lesquels d’entre eux ?… Dans cette procession infinie de blackos et de latinos sinistres… Mais non ! ne regarde pas ! Il détourna les yeux. Qui l’avait vu ? Devait-il supporter cet abus intolérable et poursuivre sa route jusqu’à l’entrée sur Walton Avenue, ou devait-il les affronter ?… Les affronter, comment ?… Non ! Il allait faire comme s’ils ne s’adressaient pas à lui… Qui verrait la différence… Il allait continuer sur la 161e Rue et tourner le coin jusqu’à l’entrée principale ! Personne ne saurait que c’était lui ! Il scruta la portion de trottoir près de l’entrée de Walton Avenue, à ras des fourgons… Rien que la grappe habituelle de citoyens pauvres et tristes… Ils s’étaient arrêtés. Ils fixaient les fourgons ! Le garde ! Le garde à l’entrée de Walton Avenue le connaissait ! Le garde comprenait qu’il essayait de s’en sortir en finesse ! Mais le garde n’était pas là… Il s’était probablement planqué dans l’entrée pour ne pas avoir à s’en mêler. Puis Kramer aperçut Kovitsky. Le juge était sur le trottoir à environ cinq mètres de l’entrée. Il était planté là, fixant les fourgons. Puis il regarda droit vers Kramer. Merde ! Il me connaît ! Il sait que c’est après moi qu’ils gueulent ! Cette petite silhouette qui venait juste de s’extraire – thwop – de sa Bonneville barrait la retraite stratégique de Kramer.

— Ho ! Kramer ! tas de bouse !

— Hé ! chauve de merde !

— Aaaaaayyyy ! Fourré-toi ton crâne chauve dans lé cul !

Chauve ? Pourquoi chauve ? Il n’était pas chauve. Il perdait un peu ses cheveux, salopards, mais il était loin d’être chauve ! Une minute ! Ce n’était pas lui – ils avaient repéré le juge, Kovitsky. Maintenant ils avaient deux cibles.

— Ho ! Kramer ! qu’est-ce que t’as dans ton p’tit sac, mec ?

— Hé, vieux pet chauve !

— Hé, t’ as l’ cerveau luisant de merde !

— C’est tes couilles dans l’ sac, Kramer ?

Kovitsky et lui étaient dedans tous les deux. Maintenant il ne pouvait pas lancer son sprint final jusqu’à l’entrée de la 161e Rue. Il continua donc à traverser. Il avait l’impression d’être sous l’eau. Il jeta un regard à Kovitsky. Mais Kovitsky ne le regardait plus. Il marchait droit vers le fourgon. Il avait baissé la tête. Il était menaçant. On pouvait voir le blanc de ses yeux. Ses pupilles étaient comme deux rayons de la mort juste derrière ses paupières. Kramer l’avait déjà vu comme ça au tribunal… la tête baissée et les yeux étincelants.

Les voix dans la camionnette tentèrent de le faire reculer.

— Kesk’ tu r’gardes, vieux piaf ratatiné ?

— Yaaaaaahhhh, viens ! allez viens, tête de gland !

Mais le chœur avait perdu son rythme. Ils ne savaient pas quoi faire face à cette petite masse de fureur.

Kovitsky se planta devant le fourgon et essaya de voir à travers le treillis. Il avait les mains sur les hanches.

— Yeah ! kesk’ tu crois qu’ tu r’gardes ?

— Viens, vieux, j’ vais t’ donner kekchose à r’garder !

Mais ils perdaient de la vapeur. Maintenant Kovitsky s’avançait vers le chauffeur. Il tourna ses yeux furieux vers lui.

— Vous… entendez… ça ? dit le petit juge en désignant l’arrière du fourgon.

— Hein ? dit le chauffeur. Keske… ?

Il ne savait pas quoi dire.

— Vous êtes sourd, ou quoi, merde ? dit Kovitsky. Vos prisonniers… vos… prisonniers… Vous êtes un officier des services pénitentiaires, non ?

Il commença à agiter son index vers le chauffeur.

— Vos prisonniers… Vous laissez vos prisonniers… cracher cette merde… sur… les citoyens de cette communauté et les magistrats de ce tribunal ?

Le chauffeur était un type gras et basané, environ cinquante ans, rondouillard, faisant du lard jusqu’à la fin de ses jours dans l’administration… et ses yeux et sa bouche s’ouvrirent en même temps, sans qu’un son en sortît, et il souleva les épaules et il leva les mains vers le ciel et abaissa les coins de sa bouche.

C’était le haussement d’épaules typique des rues de New York, le geste qui signifiait : « Hééé, keske c’est ? Kesk’ vous m’ voulez ? » et, dans cette situation particulière : « Kesk’ vous voulez qu’ je fasse, que j’ rampe dans cette cage avec cette engeance ? »

C’était le cri ancestral de New York, l’appel à la pitié, incontournable et incontestable.

Kovitsky fixa l’homme et secoua la tête comme on le fait devant un cas désespéré. Puis il se tourna et revint vers l’arrière du fourgon.

— Voilà le youpin !

— Uuhhhhh !

— Suce ma bite, vot’ honneur !

Kovitsky regardait par la fenêtre, essayant toujours de reconnaître ses ennemis à travers l’épais treillis. Puis il prit une grande inspiration, il y eut un bruit de reniflement énorme venant de son nez et un profond raclement venu de sa poitrine et de sa gorge. Il paraissait impossible qu’un tel son volcanique puisse sortir d’un corps si mince et si petit. Et puis il cracha. Il propulsa un prodigieux glaviot vers la fenêtre du fourgon. Le crachat s’accrocha au treillis et resta pendu là, comme une énorme huître jaunasse, dont une partie commençait à dégouliner comme un chewing-gum fondu ou une pâte à guimauve luisante et innommable. Et il pendouillait là, étincelant au soleil, pour ceux, quels qu’ils fussent, qui pouvaient le contempler à loisir, de l’intérieur.

Cela les désarçonna. Tout le chœur se tut. Pendant un court instant étrange et fébrile, il n’y eut plus rien au monde, plus rien dans le système solaire, dans l’univers, dans toute l’astronomie, rien que cette cage et cet énorme crachat luisant, suintant et pendouillant au soleil.

Ensuite, gardant sa main droite devant sa poitrine pour que personne ne puisse le voir de la rue, le juge leur fit un doigt d’honneur, puis il tourna les talons et s’avança vers l’entrée du bâtiment.

Il était à mi-chemin de la porte avant qu’ils aient pu reprendre leur souffle.

— Hé, t’ faire enculer toi-même, vieux !

— Tu veux ?… Suuuuurr… Viens, essaye un peu !

Mais le cœur n’y était plus, la hargne des émeutiers du fourgon s’était évaporée sur ce furieux petit bout d’acier humain.

Kramer se hâta derrière Kovitsky et le rattrapa au moment où il entrait par la porte de Walton Avenue. Il fallait qu’il le rattrape. Il fallait qu’il lui montre qu’il avait été avec lui tout le temps. Qu’ils avaient été deux à supporter cet assaut d’insultes.

Le gardien avait réapparu à la porte.

— Bonjour, juge, dit-il comme si ce n’était qu’un jour banal de plus dans la forteresse de Gibraltar.

Kovitsky leva à peine les yeux vers lui. Il était préoccupé. Il marchait tête baissée.

Kramer lui toucha l’épaule.

— Hé, juge, vous êtes vraiment trop !

Kramer rayonnait comme s’ils venaient de livrer tous les deux une terrible bataille, au coude à coude.

— Ils l’ont fermée ! j’y croyais pas ! Ils ont fermé leurs gueules !

Kovitsky s’arrêta et regarda Kramer de haut en bas, comme s’il regardait quelqu’un qu’il n’avait jamais vu.

— Foutrement inutile, dit le juge.

Il me reproche de n’avoir rien fait, de ne pas l’avoir aidé – mais à la seconde suivante Kramer se rendit compte que Kovitsky, en fait, parlait du chauffeur du fourgon.

— Ouais, le pauvre connard, dit Kovitsky, il est terrifié. J’aurais honte d’avoir un boulot comme ça si j’étais terrifié à ce point, merde !

Il avait davantage l’air de s’adresser à lui-même qu’à Kramer. Il continuait à parler de cette saloperie de ceci, de cette merde de cela et de ces enculés de n’importe quoi. La grossièreté ne dérangeait pas le moins du monde Kramer. Le tribunal était comme l’armée. Des juges jusqu’aux gardiens, il y avait quelques adjectifs, ou participes peu importe, servis à toutes les sauces et qui devenaient aussi naturels que de respirer. Non, l’esprit de Kramer anticipait à toute vitesse. Il avait peur que les prochains mots qui sortiraient de la bouche de Kovitsky soient : « Pourquoi tu étais planté là, bordel, sans rien foutre ? » Il était déjà en train d’inventer des excuses. « Je ne savais pas d’où ça venait… Je ne savais pas si ça venait du fourgon ou… »

L’éclairage fluorescent donnait au hall l’allure toxique et blafarde d’une salle de radiographie d’hôpital.

— … Cette histoire de youpin… disait Kovitsky, puis il lança à Kramer un regard qui exigeait clairement une réponse.

Kramer n’avait aucune idée de ce qu’il avait raconté.

— Youpin ?

— Ouais… Revoilà les youpins, dit Kovitsky. Tête de gland, quelle différence ça fait, tête de gland ? – Il rit, sincèrement amusé par cette pensée. – Tête de gland… Mais « youpin », ça, c’est une saloperie de poison. C’est de la haine ! C’est antisémite ! et en fait, sans les yids, ils seraient encore en train d’étaler de l’asphalte avec des fusils à pompe braqués sur leurs gueules en Caroline du Sud, voilà ce qu’ils feraient, ces pauvres cons.

Une alarme retentit. Une sonnerie frénétique emplit le hall. Elle traversait les oreilles de Kramer par vagues. Le juge Kovitsky dut élever la voix pour se faire entendre, mais il ne réagit pas autrement. Kramer ne cilla pas. L’alarme signifiait qu’un prisonnier s’était échappé ou qu’un maigrichon, frère d’étrangleur, venait de sortir un flingue en plein tribunal, ou qu’un tenancier balaise s’était emparé d’un garde de soixante kilos. Ou alors ce n’était peut-être qu’un incendie. Les premières fois que Kramer avait entendu l’alarme de l’île forteresse de Gibraltar, les yeux lui étaient sortis de la tête et il s’était précipité à la recherche d’un groupe de gardes qui portaient des rangers de cuir très militaires et des 38, courant dans les étages de marbre pour choper un dingue en tennis supersoniques, crevant de trouille, le cent-mètres en huit secondes. Mais au bout d’un temps, il avait ignoré les alarmes. C’était l’état normal d’alerte rouge, de panique, et de désordre du Tribunal du Bronx. Partout autour de Kramer et du juge, des gens tournaient la tête dans tous les sens. Si tristes visages… Ils entraient à Gibraltar pour la première fois, et Dieu seul savait pour quelles tristes affaires.

Et d’un coup, Kovitsky montrait le plancher et disait :

— … Quoi ça, Kramer ?

— Ça ? dit Kramer essayant désespérément de comprendre de quoi parlait le juge.

— Ces merdes de chaussures, dit Kovitsky.

— Ah ! chaussures, dit Kramer. Ce sont des chaussures de jogging, juge.

— C’est une idée de Weiss ?

— Noooon, gloussa Kramer comme amusé de l’intelligence du juge.

— Jogger pour la Justice ? C’est ça que Abe vous fait faire, jogger pour la Justice ?

— Non non non non.

Plus de gloussements encore et un petit rire étouffé en prime, puisque Kovitsky avait l’air de trouver sa réplique géniale, jogger pour la justice.

— Merde ! tous les mômes qui défilent dans ce tribunal devant moi en portent et maintenant c’est vous ?

— Noohhhoon, ho ho.

— Vous croyez que vous allez débarquer dans ma salle comme ça ?

— Nooooooonnn ho ! ho ! ho ! Je n’y songerais même pas, juge…

L’alarme sonnait toujours. Les nouveaux venus, ces nouveaux visages tristes qui n’étaient jamais entrés dans cette citadelle regardaient partout alentour, les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte, et ils voyaient un petit blanc chauve, en costume gris, chemise blanche et cravate et un jeune blanc perdant un peu ses cheveux, en costume gris, chemise blanche et cravate qui étaient là, tranquilles, parlant, souriant, jacassant, très à l’aise, et comme ces deux hommes blancs, si visiblement rouages du Pouvoir, étaient là tranquilles, sans même hausser les sourcils, que pouvait-il bien se passer de grave ?

Plus l’alarme résonnait dans la tête de Kramer et plus il déprimait.

À ce moment précis, à cet endroit précis, il prit sa décision. Il allait faire quelque chose – quelque chose d’étonnant, quelque chose d’inconsidéré, quelque chose de désespéré, quel qu’en soit le prix. Il allait se sortir de là. Il allait s’élever au-dessous de cette fange. Il allait allumer le ciel, saisir la Vie à bras-le-corps…

Il pouvait à nouveau voir la fille au rouge à lèvres marron, aussi nettement que si elle se tenait là, à son côté, dans cet endroit triste et sinistre.

1. Le « quartier », en « spanglish ».