10

Sombre samedi midi ensoleillé

Au même moment, également dans Long Island, mais soixante miles plus à l’est, sur le rivage sud, le beach club venait d’ouvrir pour la saison. Le club possédait un long bâtiment bas en stuc aplati sur les dunes et environ cent mètres de plage, délimités par deux grosses cordes d’amarrage passées dans des étais métalliques. Les aménagements du club étaient spacieux et confortables mais étaient maintenus avec dévotion dans le style Ascétique-Brahmane, ou Bois-Poncé-Façon-Pension, qui avait eu son heure de gloire dans les années 20 et 30. Et par conséquent, Sherman McCoy était maintenant assis sur la terrasse devant une table de bois parfaitement naturel sous un grand parasol aux couleurs passées. Avec lui se trouvaient son père, sa mère, Judy, et, par intermittence, Campbell.

Vous pouviez marcher ou, dans le cas de Campbell, courir directement de la terrasse sur le sable délimité par les deux cordes, et Campbell était justement quelque part là-bas avec la petite fille de Rawlie Thorpe, Eliza, et la petite fille de Garland Reed, McKenzie. Sherman n’écoutait pas très attentivement son père dire à Judy comment Talbot, le barman du club avait préparé son dry martini, qui avait la couleur d’un thé pâle.

— … ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours préféré un martini fait avec du vermouth doux, battu jusqu’à ce qu’il mousse, Talbot discute toujours…

Les fines lèvres de son père s’ouvraient et se fermaient, et son menton imposant allait de haut en bas, et son charmant sourire de conteur plissait ses joues. Une fois, quand Sherman avait l’âge de Campbell, son père et sa mère l’avaient emmené à un pique-nique sur le sable au-delà des cordes. Cette excursion avait un goût d’aventure. C’était très osé. Les étrangers là-bas sur la plage, la poignée de gens qui restaient tard dans l’après-midi, s’étaient avérés inoffensifs.

Maintenant, Sherman ne regardait plus son père. Son regard glissa pour explorer à nouveau le sable de la plage au-delà des cordes. Cela lui fit plisser les yeux, car au-delà du rassemblement de tables et de parasols, la plage n’était qu’une masse de lumière éblouissante. Il regarda moins loin et se retrouva les yeux fixés sur une tête à la table juste derrière son père. C’était l’inévitable tête ronde de Pollard Browning. Pollard était assis là avec Lewis Sanderson senior, qui avait toujours été l’Ambassadeur Sanderson durant l’adolescence de Sherman, Mme Sanderson, et Coker Channing et sa femme. Comment Channing avait pu devenir membre du club dépassait la compréhension de Sherman, sinon par le fait qu’il faisait carrière en s’insinuant auprès de gens comme Pollard. Pollard était président du club. Bon Dieu, il était président de l’assemblée des copropriétaires de l’immeuble de Sherman aussi. Cette tête ronde, épaisse… Mais étant donné son état d’esprit présent, Sherman se sentait rassuré par cette vue… épaisse comme un roc, solide comme un roc, riche comme Crésus, inamovible…

Les lèvres de son père cessèrent de remuer quelques instants, et il entendit sa mère dire :

— Cher, n’ennuie pas Judy avec tes martinis. Cela te fait paraître si vieux. Il n’y a plus que toi qui en bois.

— Ici, à la plage, ils en boivent. Si tu ne me crois pas…

— C’est comme parler du Charleston, des années folles ou des wagons-restaurants ou…

— Si tu ne me crois pas…

— Des rations K ou des soixante-dix-huit tours.

— Si tu ne me crois pas…

— Avez-vous déjà entendu une chanteuse nommée Bonnie Baker ? – Elle avait dit ça pour Judy, ignorant le père de Sherman. – Bonnie Baker était la star du Hit-Parade, à la radio. On l’appelait Wee Bonnie Baker. Le pays entier l’écoutait. Complètement oubliée maintenant, je pense.

Soixante-cinq ans et toujours aussi belle, pensait Sherman. Grande, mince, droite, d’épais cheveux blancs – refuse de les teindre – une aristocrate, bien plus que son père, avec toute son application à en être un – et toujours en train d’ébrécher le socle de la statue du grand Lion de Dunning Sponget.

— Oh, vous n’avez pas besoin de revenir si loin en arrière, dit Judy. Je parlais avec le fils de Garland. C’est un junior. Je crois, à Brown…

— Garland Reed a un fils au Collège ?

— Le fils de Sally.

— Mon Dieu, j’avais complètement oublié Sally. N’est-ce pas épouvantable ?

— Pas épouvantable, non, actuel, dit Judy, sans beaucoup sourire.

— Si tu ne me crois pas, demande à Talbot, dit le père de Sherman.

— Actuel ! dit sa mère, riant et ignorant le Lion, ses martinis et son Talbot.

— Donc, dit Judy, il se trouve que je lui ai lâché trois mots sur les hippies, et il me regardait d’un air effaré. Jamais entendu parler d’eux. De l’histoire ancienne.

— Ici, sur la plage…

— C’est comme les martinis, dit la mère de Sherman à Judy.

— Ici, à la plage, on a encore le droit de profiter des simples plaisirs de la vie, dit le père de Sherman, ou du moins on en avait le droit jusqu’à il y a cinq minutes.

— Papa et moi sommes allés hier soir dans ce petit restaurant, Sherman, dans Wainscott, celui que Papa aime tant, avec Inez et Herbert Clark, et tu sais ce que la patronne m’a dit… tu vois la jolie petite femme qui le tient ?

Sherman acquiesça.

— Je la trouve très mignonne, dit sa mère, et alors que nous partions elle m’a dit – d’abord je dois mentionner que Inez et Herbert avaient bu deux gin-tonic chacun, Papa avait eu ses trois martinis, et il y avait eu du vin, et donc elle m’a dit…

— Céleste, ton nez va pousser. J’en avais bu un.

— Bien, peut-être pas trois, deux.

— Céleste…

— Bien, elle pensait que c’était beaucoup, elle me l’a dit. Elle m’a dit : « Ce sont mes vieux clients que je préfère. Ce sont les seuls qui boivent encore de nos jours. » Mes vieux clients ! Je n’ose pas imaginer comment j’étais censée prendre ça !

— Elle pensait que tu avais vingt-cinq ans, dit le père de Sherman. – Puis à Judy : – Tout d’un coup je suis marié à Mme Prohibition.

— Mme Prohibition ?

— C’est de l’histoire encore plus ancienne, murmura-t-il. Ou alors je suis marié à Miss Dernière Mode. Tu as toujours été très femme actuelle, Céleste.

— Seulement comparée à toi, chéri, dit-elle en souriant et en posant sa main sur son avant-bras. Pour rien au monde je ne t’enlèverais tes martinis. Ceux de Talbot non plus.

— Je ne m’inquiète pas pour Talbot, dit le Lion.

Sherman avait dû entendre son père parler de la manière dont il aimait ses martinis au moins cent fois, et Judy au moins vingt fois, mais ce n’était pas grave. Cela tapait sur les nerfs de sa mère, pas sur les siens. Tout allait bien, tout était exactement comme à l’habitude. C’était comme cela qu’il voulait que se passe ce week-end. Pareil, pareil, pareil, et nettement délimité par les deux cordes de la plage.

Rien que de sortir de l’appartement, où le Puis-je parler à Maria empoisonnait toujours l’atmosphère, avait grandement aidé. Judy était partie la veille dans le break avec Campbell, Bonita et Mlle Lyons, la nounou. Lui était parti la veille au soir avec la mercedes. Ce matin, dans l’allée devant le garage derrière leur grande maison de Old Drover’s Mooring Lane, il avait examiné la voiture. Aucune trace, du moins qu’il pût voir, de l’accident… Tout était plus brillant ce matin, Judy y compris. Elle avait bavardé aimablement au petit déjeuner. Et maintenant elle souriait à son père et à sa mère. Elle avait l’air détendu… et plutôt vraiment jolie, plutôt chic… avec son polo, son shetland jaune pâle et ses pantalons blancs… Elle n’était pas jeune, mais elle avait ce genre de finesse qui vieillirait bien… des cheveux adorables… les régimes et l’abominable Entraînement Sportif… et l’âge… avaient pris leurs tributs sur sa poitrine, mais elle avait toujours un corps fin et élancé… ferme… Il sentit monter un demi-désir… Peut-être ce soir… Ou au milieu de l’après-midi !… pourquoi pas ?… Cela pourrait amorcer le dégel, la renaissance du printemps, le retour du soleil… une nouvelle fondation plus solide… Si elle était d’accord, alors la… sale affaire… serait enterrée… Peut-être toutes les sales affaires. Quatre jours avaient passé maintenant, et il n’y avait pas eu le moindre entrefilet racontant une affreuse histoire arrivée à un grand garçon maigre sur une rampe d’autoroute dans le Bronx. Personne n’était venu frapper à sa porte. De plus elle conduisait. Elle l’avait dit elle-même. Et quoi qu’il arrive, il était moralement propre. (Rien à craindre de Dieu.) Il avait combattu pour leurs vies à tous deux.

Peut-être tout cela était-il un avertissement de Dieu ? Pourquoi Judy, Campbell et lui ne sortaient-ils pas de la folie de New York… et de la mégalomanie de Wall Street ? Qui d’autre qu’un fou arrogant voudrait être un Maître de l’Univers – et prendre les risques insensés qu’il avait pris ? Pas tombé loin, l’avertissement… Mon Dieu, je Vous jure qu’à partir de maintenant… Pourquoi ne vendrait-il pas l’appartement pour emménager ici à Southhampton – ou dans le Tennessee… Tennessee…. Son grand-père William Sherman McCoy était venu de Knoxville à New York quand il avait trente et un ans… Un péquenot aux yeux des Browning… Eh bien, qu’y avait-il de mal chez les bons péquenots américains ?… Le père de Sherman l’avait emmené à Knoxville un jour. Il avait vu la maison parfaitement convenable où son grand-père avait grandi… Une charmante petite ville, une petite ville sobre et raisonnable, Knoxville… Pourquoi ne pas aller là-bas, prendre un travail chez un agent de change, un travail régulier, un travail sain et responsable, sans essayer de faire pivoter la terre sur son axe, un boulot de neuf à cinq, ou quels que soient les horaires là-bas, à Knoxville. 90 000 $ ou 100 000 $ par an, un dixième au plus de ce dont il croyait absurdement avoir besoin maintenant, et ce serait largement suffisant… Une maison géorgienne avec un porche d’un côté. Un demi-hectare ou deux de bon gazon bien vert, une tondeuse sophistiquée dont il se servirait lui-même à l’occasion, un garage avec une porte qui s’ouvre grâce au petit Génie de la télécommande qu’on accroche au pare-soleil de la voiture, une cuisine avec un tableau magnétique où vous pouviez laisser des messages pour les uns et les autres, une vie confortable, une vie aimante. Notre petite ville…

Maintenant, Judy souriait à quelque chose que son père avait dit, et le Lion souriait, savourant son appréciation de ses mots d’esprit, et sa mère leur souriait à tous les deux, et, aux tables derrière, Pollard souriait et Rawlie souriait et l’Ambassadeur Sanderson, ses grandes vieilles jambes et tout, souriait et le doux soleil de ce début de juin au bord de la mer réchauffait les os de Sherman, et il se détendit pour la première fois depuis deux semaines, et il sourit à Judy, à son père et à sa mère, comme s’il avait réellement prêté attention à leur badinage.

— Papa !

Campbell arrivait en courant vers lui, venue de la plage et de la lumière étincelante, courant sur les planches, entre les tables.

— Papa !

Elle était absolument merveilleuse. Pas tout à fait sept ans encore et elle avait perdu ses traits de bébé, était devenue une petite fille avec des bras fins, des jambes musclées et fermes et pas un seul défaut. Elle portait un maillot de bain rose avec les lettres de l’alphabet imprimées en noir et blanc. Sa peau luisait du soleil et de l’exercice. Rien que de la voir, elle… Comme une vision… une vision… qui amena des sourires sur les visages de son père, de sa mère et de Judy. Il déplaça ses jambes de sous la table et ouvrit grands les bras. Il voulait qu’elle coure droit dans ses bras ouverts.

Mais elle s’arrêta net. Elle n’était pas venue pour un câlin.

— Papa… Elle respirait fort. Elle avait une importante question à poser. Papa.

— Oui mon cœur !

— Papa. Elle avait du mal à reprendre son souffle.

— Doucement, ma chérie. Qu’y a-t-il ?

— Papa… Qu’est-ce que tu fais ?

Qu’est-ce qu’il faisait ?

— Je fais ? Qu’est-ce que tu veux dire, mon petit cœur ?

— Eh bien le père de MacKenzie fait des livres, et il a quatre-vingts personnes qui travaillent pour lui.

— C’est ce que MacKenzie t’a dit ?

— Oui.

— Oh oh oh ! Quatre-vingts personnes ! dit le père de Sherman, avec la voix dont il se servait pour les petits enfants. Voyez-vous ça !

Sherman pouvait très bien imaginer ce que le Lion pensait de Garland Reed. Garland avait hérité l’affaire d’imprimerie de son père et depuis dix ans il n’avait rien fait d’autre que de la maintenir en vie. Les « livres » qu’il « faisait » étaient des travaux d’imprimerie confiés par les vrais éditeurs, et les produits allaient de manuels en programmes de clubs, contrats de corporations et rapports annuels, le tout assez loin de la littérature. Quant aux quatre-vingts personnes… quatre-vingts blouses tachées d’encre serait plus approprié, linotypistes, ouvriers, et ainsi de suite. Au plus haut de sa carrière, le Lion avait eu deux cents avocats de Wall Street sous son fouet, la plupart de l’Ivy League1.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda Campbell, de plus en plus impatiente.

Elle voulait retourner voir MacKenzie pour lui faire son rapport, et cela appelait une réponse très impressionnante.

— Eh bien Sherman, qu’en dis-tu ? dit son père avec une petite grimace. Je veux entendre la réponse à cette question moi aussi. Je me suis souvent demandé ce que vous faisiez tous exactement. Campbell, c’est une excellente question.

Campbell sourit, ravie de cette louange de son grand-père.

Un peu plus d’ironie. Et pas si bienvenue, cette fois. Le Lion avait toujours regretté qu’il se lance dans les affaires d’obligations plutôt que dans la Loi, et le fait qu’il ait prospéré là-dedans rendait les choses encore pires. Sherman sentait sa colère monter. Il ne pouvait pas rester assis là et brosser un tableau de lui en Maître de l’Univers, pas avec son père, sa mère et Judy prêts à bondir au moindre mot. Et en même temps, il ne pouvait pas donner à Campbell une modeste opinion de lui-même en tant que vendeur, un parmi tant d’autres, ni même de chef des ventes d’obligations, ce qui paraîtrait pompeux sans être impressionnant et ne signifierait rien pour Campbell en tout cas – Campbell qui était là, haletante, anxieuse de courir retrouver sa petite amie qui avait un papa qui faisait des livres et qui avait quatre-vingts personnes qui travaillaient pour lui.

— Eh bien je fais du commerce d’obligations, mon cœur. Je les achète, je les vends, je…

— C’est quoi des obligations ? C’est quoi du commerce ?

Maintenant sa mère se mettait à rire :

— Il faut que tu trouves mieux que cela, Sherman !

— Eh bien, ma chérie, des obligations… une obligation c’est… attends, laisse-moi trouver le meilleur moyen de t’expliquer…

— Explique-le-moi, Sherman, dit son père, j’ai dû rédiger cinq mille contrats de systèmes d’achat et je me suis toujours endormi avant de comprendre pourquoi diable les gens voulaient des obligations.

C’est parce que toi et tes deux cents avocats de Wall Street n’étiez que des fonctionnaires au service des Maîtres de l’Univers, songea Sherman, de plus en plus ennuyé. Il vit Campbell qui regardait son grand-père, l’air consterné.

— Ton grand-père plaisante, chérie, dit-il en fusillant son père du regard. Une obligation c’est un moyen de prêter l’argent à quelqu’un. Disons que tu veuilles construire une route, et que ce n’est pas une petite route mais une grande autoroute, comme celle qu’on a prise pour aller dans le Maine l’été dernier. Ou bien que tu veuilles construire un grand hôpital. Pour faire ça, il faut beaucoup d’argent, plus d’argent qu’on ne peut trouver en allant simplement dans une banque. Donc, ce qu’on fait c’est qu’on émet des emprunts, des obligations, cela s’appelle.

— Tu construis des routes et des hôpitals, Papa ? C’est ça que tu fais ?

Maintenant et son père et sa mère riaient. Il leur lança ouvertement des regards pleins de reproches, ce qui ne fit que les rendre plus joyeux encore. Judy souriait, avec une petite lueur de sympathie, du moins en apparence.

— Non, je ne les construis pas réellement, mon cœur, je m’occupe des obligations, et ce sont ces obligations qui les rendent possibles…

— Tu aides à les construire ?

— Oui, dans un sens.

— Lesquels ?

— Comment lesquels ?

— Tu as dit des routes et des hôpitals…

— Eh bien, aucun vraiment en particulier…

— La route du Maine ?

Maintenant son père et sa mère pouffaient, avec ces contractions irrésistibles des gens qui essayent de ne pas vous éclater de rire à la figure.

— Non, pas la…

— Je crois que tu coules pour de bon, Sherman, dit sa mère. Le coules sortit comme un gloussement aigu.

— Pas la route du Maine, dit Sherman en ignorant ce commentaire. Laisse-moi essayer de t’expliquer autrement.

Judy prit les devants :

— Laisse-moi essayer.

— Eh bien… d’accord.

— Chérie, dit Judy, Papa ne construit pas des routes ou des hôpitaux et il n’aide pas à les construire, mais il s’occupe vraiment des obligations pour les gens qui rassemblent de l’argent.

— Des obligations ?

— Oui. Imagine simplement qu’une obligation est comme une part de gâteau, et que tu n’as pas aidé à faire ni à cuire le gâteau, mais à chaque fois que tu tends une part de ce gâteau à quelqu’un, une minuscule miette en tombe, et tu peux garder cette miette.

Judy souriait, et Campbell aussi, qui semblait se rendre compte que c’était une plaisanterie, une sorte de conte de fées basé sur ce que faisait son papa.

— Des petites miettes ? dit-elle d’un ton encourageant.

— Oui, dit Judy. Imagine de petites miettes, mais un tas de petites miettes. Si tu tends suffisamment de parts de gâteau alors, très vite tu vas avoir assez de miettes pour faire un gigantesque gâteau.

— Pour de vrai ? dans la vraie vie ? demanda Campbell.

— Non, pas en vrai. Il faut juste que tu imagines ça.

Judy regarda le père et la mère de Sherman, cherchant leur approbation pour cette description avisée du marché des obligations. Ils souriaient, mais sans trop de conviction.

— Je ne suis pas certain que tu rendes les choses plus claires pour Campbell, dit Sherman. Mon Dieu… des miettes…

Il sourit pour montrer qu’il savait que ce n’était qu’un badinage de déjeuner. En fait… il était habitué à l’attitude dédaigneuse de Judy envers Wall Street, mais il n’était pas très satisfait des… miettes.

— Je ne crois pas que ce soit une si mauvaise métaphore, dit Judy en souriant aussi. – Puis elle se tourna vers son père. – Laissez-moi vous donner un exemple actuel, John, et vous serez juge.

John. Même s’il y avait quelque chose d’un peu… bizarre… dans les miettes, c’était la première indication réelle que les choses pouvaient dégénérer. John. Son père et sa mère avaient toujours encouragé Judy à les appeler John et Céleste, mais cela la mettait mal à l’aise. Donc elle s’arrangeait pour ne pas avoir à les appeler par leurs noms. Ce John fortuit et confiant ne lui ressemblait pas. Même son père semblait être un peu sur ses gardes.

Judy se lança dans une description de l’emprunt Giscard. Puis elle dit à son père :

— Pierce & Pierce ne le vend pas pour le gouvernement français et ne l’achète pas au gouvernement français mais à ceux qui l’ont déjà acheté au gouvernement français. Donc les transactions de Pierce & Pierce n’ont rien à voir avec quoi que ce soit que la France voudrait construire ou développer ou… réussir. Tout a été fait longtemps avant que Pierce & Pierce n’entre dans le jeu. Donc ce ne sont que des espèces de… tranches de gâteau. Un gâteau en or. Et Pierce & Pierce ramasse des millions de merveilleuses – elle haussa les épaules – miettes d’or.

— Tu peux appeler ça des miettes si tu veux, dit Sherman en essayant de ne pas avoir l’air irrité, et en échouant.

— Voilà, c’est le mieux que je peux faire, dit Judy, avec ferveur. – Puis à son père et sa mère. – Les banques d’investissement sont un champ inhabituel. Je ne sais pas si l’on peut expliquer cela à qui que ce soit en dessous de vingt ans. Ou peut-être même de trente.

Sherman remarqua que Campbell était là, debout, avec un air de détresse sur son petit visage.

— Campbell, dit-il, tu sais quoi ? Je pense que maman veut que je change de profession.

Il fit une grimace comme si c’était une des discussions les plus drôles du monde.

— Pas du tout, dit Judy en riant. Je ne me plains pas de tes miettes d’or !

Des miettes ! – assez de miettes ! Il sentait la colère monter. Mais il continua à sourire.

— Peut-être devrais-je essayer la décoration. Excuse-moi, l’agencement d’intérieurs.

— Je ne crois pas que tu sois fait pour ça.

— Oh, je ne sais pas. Ce doit être amusant d’installer des rideaux mousseux et des chintz lustrés pour… qui étaient ces gens ?… ces Italiens dont tu as décoré l’appartement ?… les di Ducci ?

— Je ne trouve pas cela particulièrement amusant.

— Eh bien alors, c’est créatif, n’est-ce pas ?

— Eh bien… au moins tu es capable de montrer quelque chose que tu as fait, quelque chose de tangible, quelque chose d’accompli…

— Pour les di Ducci.

— Même si c’est pour des gens qui sont barbants et vaniteux. C’est quelque chose de réel, quelque chose de descriptible, quelque chose qui contribue à la simple satisfaction humaine, peu importe que ce soit frivole et temporaire, c’est quelque chose que tu peux au moins expliquer à ton enfant. Je veux dire, chez Pierce & Pierce, que diable vous racontez-vous, à vous-mêmes sur votre travail de chaque jour ?

Tout d’un coup, un gémissement. Campbell. Des larmes coulaient sur son visage. Sherman passa ses bras autour d’elle, mais son petit corps était tout raide.

— Tout va bien, mon cœur !

Judy se leva, les rejoignit et mit également ses bras autour d’elle.

— Oh, Campbell, Campbell, Campbell, mon petit sucre ! Papa et moi on ne faisait que se taquiner !

Pollard Browning regardait vers eux. Et Rawlie aussi. Des visages aux tables tout autour regardaient l’enfant blessée.

Parce qu’ils essayaient tous deux d’embrasser Campbell, Sherman se retrouva le visage à quelques centimètres de celui de Judy. Il aurait voulu l’étrangler. Il jeta un coup d’œil vers ses parents. Ils étaient consternés.

Son père se leva.

— Je vais chercher un martini, dit-il, vous êtes trop actuels pour moi.

 

Samedi ! à SoHo ! Après une attente de moins de vingt minutes, Larry Kramer et sa femme, Rhoda, Greg Rosenwald et sa petite-amie-du-moment, Mary-Lou-J’-aime-Greg, et Herman Rappaport et sa femme Susan, occupaient une table en vitrine au restaurant Haiphong Harbor. Dehors, sur West Broadway, c’était une journée de fin de printemps si claire et si pétillante que même la saleté de SoHo ne pouvait l’obscurcir. Même la jalousie qu’éprouvait Kramer pour Greg Rosenwald ne pouvait l’obscurcir. Lui et Greg et Herman avaient étudié ensemble à l’université de New York. Ils avaient travaillé ensemble au conseil des activités estudiantines. Herman était maintenant directeur de collection, parmi tant d’autres, chez Putnam, la maison d’édition et c’était principalement grâce à lui que Rhoda avait obtenu son boulot à Waverly Place Books. Kramer était substitut du procureur, un des deux cent quarante-cinq, dans le Bronx. Mais Greg, Greg avec ses fringues chic et l’adorable Blonde-Mary-Lou à son côté, écrivait dans le Village Voice. De fait, Greg était la seule étoile qui fût montée au firmament de leurs rêves d’étudiants. Cela avait été évident dès l’instant où ils s’étaient assis. À chaque fois que les autres avaient une remarque à faire, ils regardaient Greg.

Herman regardait Greg lorsqu’il dit :

— Vous avez été dans cet endroit-là, chez Dean et DeLuca ? Vous avez vu les prix ? du saumon… fumé… écossais… 33 $ la livre ? Susan et moi on y est allé récemment.

Greg eut le sourire de celui qui sait.

— C’est pour les Seville de Short Hills.

— Les Seville de Short Hills ? demanda Rhoda.

Ma femme, la gaffe sur toute la ligne personnifiée. Plus que ça, même. Elle arborait le genre d’expression qu’on a sur le visage quand on sait qu’on va se manger une réplique pleine d’esprit.

— Ouais, dit Greg. Regarde… « r’garde ». – Son accent était aussi atroce que celui de Rhoda. – Toutes les autres voitures dehors – toutes la z’aut’ voatures déhors – sont des cadillac Seville avec des plaques du New Jersey. Et regarde comment ils s’habillent ! – R’garde comment y s’billent !

Non seulement il avait un accent atroce, mais en plus il avait les trois mille volts de David Brenner, l’acteur.

— Ils sortent de leurs baraques géorgiennes six chambres sept salles de bains, avec leurs blousons d’aviateur et leurs blue-jeans, ils grimpent dans leurs cadillac Seville et ils descendent à SoHo tous les samedis.

T’ les samdis. Mais Rhoda et Herman et Susan étaient suspendus à ce qu’il leur montrait et gloussaient d’un air approbateur. Ils pensaient que c’était riche comme humour. Seule Mary-Lou-Blonde-Phare avait l’air moins balayée par cette appréciation absolue. Kramer décida que s’il parvenait à en placer une, il la dirigerait vers elle.

Greg était lancé dans une dissertation sur tous les éléments bourgeois qui étaient maintenant attirés vers le quartier des artistes. Pourquoi ne commençait-il pas par lui-même ? Regarde-le. Une grosse barbe rousse bouclée, aussi épaisse que celle du Roi de Cœur, qui cache son menton fuyant… une veste de tweed vert foncé avec des énormes épaules et des revers avec des crans tout le long de ses côtes… un tee-shirt noir avec le logo des Plus Casserole, le groupe, en travers de la poitrine… des pantalons noirs à pinces… Ce look Noir Graisseux qui était si… Si post-punk, si… actuel… et en fait c’était un gentil petit garçon juif de Riverdale, qui était le Short Hills de New York, et ses parents avaient une jolie maison de style colonial, ou Tudor, ou peu importe… Un germe de la petite-bourgeoisie… journaliste au Village Voice, un je-sais-tout, possesseur de Mary-Lou-Jolies-Hanches… Greg avait commencé à vivre avec Mary-Lou quand elle s’était inscrite au Séminaire de Journalisme Investigateur qu’il dirigeait à l’université de New York deux ans auparavant. Elle avait un corps fantastique, des seins extraordinaires, et un look de Wasp classique. Elle se trimballait sur le campus comme un être d’une autre planète. Kramer l’appelait Mary-Lou-J’-aime-Greg, ce qui était une manière de dire qu’elle avait abandonné sa véritable identité pour vivre avec Greg. Elle les ennuyait. Elle ennuyait surtout Kramer. Il la trouvait dense, distante – intensément désirable. Elle lui rappelait la fille au rouge à lèvres marron. Et à cause de cela, il enviait Greg par-dessus tout. Il avait pris cette magnifique créature et l’avait possédée sans assumer aucune des obligations, sans se faire engluer dans une colonie pour fourmis dans le West Side, sans avoir une nurse anglaise assise sur la tête, sans avoir une femme qu’il devait regarder se transformer peu à peu en sa maman shtetl… Kramer observa Rhoda une seconde, son visage bouffi et radieux, et se sentit immédiatement coupable. Il aimait son petit bébé, il était lié à Rhoda, pour toujours, et selon les sacrements… et pourtant… C’est New York, ici ! et je suis jeune encore !

Les mots de Greg glissaient sur lui. Son regard errait. Pendant un instant ses yeux rencontrèrent ceux de Mary-Lou. Elle soutint son regard. Se pourrait-il que ? Mais il ne pouvait pas la fixer ainsi éternellement. Il regarda par la vitrine les gens qui marchaient sur West Broadway. La plupart étaient jeunes ou avaient l’air jeunes – si branchés ! – si pétillants, même en Noir-Goudron, en cette parfaite après-midi de fin de printemps.

À la fois ici et ailleurs, assis à une table du Haiphong Harbor, Kramer se jurait qu’il allait prendre sa part. La fille au rouge à lèvres brun…

… avait soutenu son regard, et lui avait soutenu le sien, quand le verdict était tombé. Il avait emporté les jurés et coulé Herbert, qui allait purger une peine de trois à six ans, au minimum, puisqu’il avait déjà une condamnation pour escroquerie dans son casier. Il avait été dur, sans peur, perspicace – et il avait gagné. Il l’avait gagnée, elle. Quand le représentant des jurés, un noir nommé Forrester, avait annoncé le verdict, il l’avait regardée droit dans les yeux et elle avait plongé dans son regard, et ils étaient restés comme ça pendant ce qui ressemblait à une éternité. Il n’y avait aucun doute à ce sujet.

Kramer tenta d’accrocher à nouveau les regards de Mary-Lou, mais n’y parvint pas. Rhoda lisait le menu. Il l’entendit demander à Susan Rappaport : « T’ mangé, ’vant d’v’nir ? » ce qui signifiait : est-ce que tu as mangé avant de venir ?

Susan dit :

— Nan étta ? Non, et toi ?

— Non. J’ pouvais plus t’nir, fallait qu’ j’ sorte. Je vais plus pouvoir l’ faire pendant les seize prochaines années !

— Faire quoi ?

— Oh, juste aller à SoHo pasque j’ai envie d’aller à SoHo. Aller n’importe où. La nurse part mercredi.

— Pourquoi v’ prenez pas quelqu’un d’autre ?

— Tu plaisantes ? Tu veux savoir combien elle nous coûte ?

— Combien ?

— Cinq cent vingt-cinq dollars la s’maine. C’est ma mère qui a payé pour quatre semaines.

Merci beaucoup. Vas-y, continue. Dis à tous ces yentas que ton mari n’est même pas capable de payer cette satanée nurse. Il remarqua que les yeux de Susan quittaient le visage de Rhoda et se levaient vers la vitrine. Sur le trottoir, juste de l’autre côté de la vitre, se tenait un jeune homme qui essayait de regarder à l’intérieur. Sans les quelques millimètres de verre, il aurait été penché carrément sur leur table. Il scrutait, cherchait, fixait l’intérieur, jusqu’à ce que le bout de son nez soit presque écrasé contre la vitre. Maintenant, tous les six regardaient le type, mais apparemment il ne les voyait pas. Il avait un visage décharné mais sympathique, jeune, et des cheveux bouclés châtains. Avec sa chemise au col ouvert, et le col de son blouson de l’aéronavale relevé, il avait l’air d’un aviateur de jadis.

Mary-Lou-Caresse se tourna vers Susan avec un regard mauvais.

— Je crois qu’on devrait lui demander s’il a déjeuné.

— Mmmmmmmh, dit Susan qui, comme Rhoda, avait déjà gagné sa première couche sous-cutanée de matrone.

— Il m’a l’air affamé, dit Mary-Lou.

— M’a l’air plutôt retardé, dit Greg.

Greg était à trente centimètres du jeune homme et le contraste entre l’apparence de fouine malsaine fringuée mode Noir-Graisseux de Greg et l’aspect rose poupon et sain du jeune type était phénoménal. Kramer se demanda si les autres le remarquaient aussi. Mary-Lou devait l’avoir remarqué. Ce rouquin barbu d’intello raté de Riverdale ne la méritait vraiment pas.

Kramer croisa à nouveau un instant ses yeux, mais elle regardait le jeune homme, qui, vaincu par les reflets, se détournait de la vitrine et s’en allait sur West Broadway. Sur le dos de son blouson était brodé un éclair doré et, au-dessus, les mots : RADARTRONIC SECURITY.

— Radartronic Security, dit Greg de manière à signifier quel zéro, quelle nullité était ce personnage devant qui Mary-Lou avait décidé de tomber gaga.

— Vous pouvez être sûrs qu’il ne travaille pour aucune compagnie de sécurité, dit Kramer.

Il était déterminé à attirer l’attention de Mary-Lou.

— Pourquoi ça ? demanda Greg.

— Parce qu’il se trouve que j’en connais. Je les vois tous les jours. Je n’engagerais pas un seul vigile dans cette ville même si ma vie en dépendait – surtout si ma vie en dépendait. Ce sont tous des délinquants endurcis et violents.

— Ce sont quoi ? demanda Mary-Lou.

— Des délinquants avec propension à la violence. Ils ont tous eu déjà au moins une condamnation pour un crime ou des voies de fait.

— Allez, dit Herman, c’est pas possible.

Il tenait leur attention maintenant. Il allait leur jouer sa suite en dur, Notre Macho Spécialiste du Bronx.

— Bon, peut-être pas tous, mais au moins soixante pour cent. Vous devriez aller vous asseoir un matin au bureau des plaintes sur le Grand Concourse. Un des moyens de justifier d’une plainte : Le juge demande à l’accusé s’il a un travail, et si oui, c’est censé montrer qu’il a des racines dans la communauté, etc. Donc le juge demande à ces mômes s’ils ont un travail, et je veux dire que ces mômes sont là pour attaque à main armée, vol à l’arraché, voies de fait, meurtre, tentative de meurtre, j’en passe et des meilleures, et tous, je dis bien tous, s’ils ont un boulot, ils vont dire : « Ouais, j’ suis vigile. » Je veux dire, qui croyez-vous qui choisisse ce genre de boulot ? Ils sont payés un minimum, c’est un boulot emmerdant, et quand c’est pas emmerdant c’est désagréable.

— Peut-être qu’ils sont bons pour ce genre de boulot, dit Greg. Ils aiment bien ça. Ils savent comment manier une arme.

Rhoda et Susan rirent. Quel esprit, quel esprit…

Mary-Lou ne rit pas. Elle regardait Kramer fixement.

— Ça, il n’y a aucun doute, dit-il.

Il ne voulait pas perdre le contrôle de la conversation, ni ces grands yeux bleus et cette avantageuse poitrine.

— Tout le monde est armé dans le Bronx. Attendez, je vais vous raconter une affaire que je viens de finir.

Ahhhhhhhhh ! C’était enfin une chance de leur parler du triomphe du Ministère Public sur ce desperado d’Herbert 92 X, et il plongea dans son récit avec appétit. Mais d’entrée, Greg lui posa un problème. Dès qu’il entendit le nom Herbert 92 X, il dévia vers une histoire qu’il avait écrite sur les prisons pour le Village Voice.

— S’il n’y avait pas les musulmans, les prisons de cette ville échapperaient vraiment à tout contrôle.

C’était de la merde, mais Kramer ne voulait pas que la discussion dévie sur les musulmans et la satanée histoire de Greg. Donc il dit :

— Herbert n’est pas vraiment un musulman. Je veux dire, les musulmans ne picolent pas dans les bars.

Ça avançait doucement. Greg savait tout. Il savait tout sur les musulmans, les prisons, le crime, la rue et la vie de cette cité aux milliards de jambes. Il commença à retourner l’histoire contre Kramer. Pourquoi voulaient-ils absolument condamner un homme qui n’avait rien fait d’autre que de suivre l’instinct naturel qui consiste à protéger sa propre vie ?

— Mais il a tué un homme, Greg ! avec un revolver sans permis qu’il portait tous les jours… pure routine !

— Ouais, mais regarde le boulot qu’il avait ! C’est visiblement un boulot dangereux. Tu disais toi-même que tout le monde est armé là-haut.

— Son boulot ? Okay, regardons son boulot. Il travaillait pour un putain de trafiquant d’alcool !

— Et kesk’ tu veux qu’il fasse ? Qu’il bosse pour IBM ?

— Tu parles comme si c’était hors de question. Je te parie qu’IBM a plein de programmes pour les minorités, mais Herbert ne voudrait pas d’un de leurs boulots, même s’ils le lui donnaient. Herbert est un comédien. C’est un arnaqueur qui essaye de se faire une couverture avec sa religion, et il se trouve qu’il n’est que puéril, égocentrique, irresponsable, paresseux…

Il apparut soudain à Kramer qu’ils le regardaient tous d’une drôle de façon, tous. Rhoda… Mary-Lou… Ils lui servaient le regard qu’on réserve à quelqu’un qui s’avère tout à coup être un réactionnaire masqué. Il était allé trop loin dans son bidouillage justice-crime… Il y avait trop de relents réactionnaires dans sa voix… C’était comme une de ces soirées a refaire le monde que leur bande avait connues quand ils étaient tous à N.Y.U., sauf que maintenant ils avaient dépassé la trentaine et qu’ils le regardaient comme s’il était devenu quelque chose d’affreux. Et en une seconde il sut qu’il n’existait aucun moyen de leur expliquer ce qu’il avait vécu ces six dernières années, ce qu’il avait vu. Ils ne comprendraient pas, Greg moins que les autres encore, qui prenait son triomphe sur Herbert 92 X et le lui rentrait dans la gorge.

Ça allait si mal que Rhoda se sentit obligée de venir à la rescousse.

— Tu ne comprends pas, Greg, dit-elle, tu n’as pas idée de ce que Larry se coltine. Il y a sept mille arrestations criminelles dans le Bronx chaque année, et ils ont la capacité – la c’passitéï – de cinq cents procès seulement. Il n’y a pas moyen qu’ils puissent étudier chaque aspect de chaque affaire et prendre toutes ces choses différentes en considération.

— Oui, j’imagine très bien quelqu’un en train de dire ça à cet Herbert 92 X.

Kramer regarda le plafond du Haiphong Harbor. Il avait été peint en noir mat, ainsi que tous les câbles, tuyaux et appliques électriques. On aurait dit des intestins. Sa propre femme. Son idée pour prendre sa défense consistait à dire : « Larry a tellement de gens de couleur à enfermer, qu’il n’a pas le temps de les traiter comme des individus. Alors, soyez pas durs avec lui ! » Il s’était donné à fond dans cette affaire d’Herbert 92 X, il l’avait menée si brillamment, il avait regardé Herbert droit dans les yeux, vengé un père de cinq enfants, Nestor Cabrillo – et résultat des courses ? Maintenant il fallait qu’il se défende, lui-même, contre une bande d’intellectuels dans le vent, dans un bistrot dans le vent, dans ce putain de SoHo dans le vent.

Il examina leur tablée. Même Mary-Lou le regardait avec des yeux de poisson. La belle créature aérienne bonne comme du pain blanc était devenue aussi dans le vent que le reste d’entre eux.

Eh bien, il y avait pourtant une personne qui comprenait l’affaire Herbert 92 X, qui comprenait combien il avait été brillant, qui comprenait la rectitude de la justice qu’il façonnait, et comparée à elle, Mary-Lou avait l’air… l’air de… pas grand-chose.

Pendant un moment il croisa à nouveau le regard de Mary-Lou, mais la lueur avait disparu.

1. Ivy League : association des sept plus grandes Écoles des U.S.A.