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Le roi de la jungle

Thumpa thumpa thumpa thumpa thumpa thumpa thumpa thumpa thumpa thumpa le bruit des long-courriers qui décollaient pilonnait l’air si fort qu’il pouvait le sentir. Cela empestait le kérosène. La puanteur le frappait droit à l’estomac. Des voitures n’arrêtaient pas de bondir hors de la bouche d’une rampe et se frayaient un chemin à travers la multitude de gens qui allaient et venaient sur le toit, cherchant dans l’obscurité les ascenseurs ou leurs voitures ou les voitures de quelqu’un d’autre – volez ! volez ! volez ! – et sa voiture serait la cible numéro un, bien évidemment… Sherman était debout, une main sur la portière, se demandant s’il oserait vraiment la laisser là. La voiture était un coupé mercedes sport, noir, qui avait coûté 48 000 $ – ou 120 000 $ suivant la manière dont vous considérez les choses. Dans la tranche d’impôts d’un Maître de l’Univers, avec les taxes fédérales, les taxes de l’État de New York, les taxes de la ville de New York, Sherman devait gagner 120 000 $ pour pouvoir en dépenser 48 000 pour un coupé sport. Comment pourrait-il expliquer quoi que ce soit à Judy si l’objet lui était volé là, sur le toit d’un terminal de l’aéroport Kennedy ?

Et d’abord, pourquoi lui devrait-il une explication ? Pendant une semaine entière, il était rentré dîner à la maison. Cela devait être la première fois qu’il parvenait à arranger cela depuis qu’il travaillait chez Pierce & Pierce. Il avait été attentif avec Campbell, allant jusqu’à passer plus de quarante-cinq minutes avec elle un soir, ce qui était inhabituel, et pourtant il aurait fort mal pris que quelqu’un le lui fasse remarquer. Il avait réparé un lampadaire dans la bibliothèque sans râler ni protester outre mesure. Après trois jours de cette représentation exemplaire, Judy avait abandonné le divan de son dressing-room pour revenir dormir dans la chambre. À vrai dire, le Mur de Berlin passait maintenant au milieu de leur lit et elle ne lui accordait pas une miette de conversation. Mais elle était toujours très civile avec lui lorsque Campbell était présente. C’était le plus important.

Deux heures plus tôt, quand il avait appelé Judy pour lui dire qu’il travaillerait tard, elle l’avait pris sans effort. Eh bien… il le méritait ! Il jeta un dernier regard à la mercedes et se dirigea vers les arrivées internationales.

C’était dans les entrailles du bâtiment, dans ce qui devait avoir été conçu à l’origine comme une aire à bagages. Des rangées de tubes fluorescents luttaient contre l’aspect sinistre de l’endroit. Les gens étaient entassés derrière une barrière métallique, attendant des passagers venus de l’autre côté de l’océan et qui passaient la douane. Supposons qu’il y ait là quelqu’un qui les connaisse, lui et Judy ? Il surveillait la foule.

Shorts, tennis, maillots de football : Dieu, qui étaient ces gens ? Un par un, les voyageurs s’éparpillaient au sortir de la douane. Sweat-shirts, tee-shirts, bombers, coupe-vents, chaussettes voyantes, survêtements, blousons de sport, casquettes de base-ball, débarquant de Rome, Milan, Paris, Bruxelles, Munich et Londres, les voyageurs internationaux, ce mélange… Sherman dressa son menton de Yale contre cette marée.

Lorsque Maria apparut enfin, elle ne fut pas difficile à repérer. Dans cette cohue populeuse, elle semblait venue d’une autre galaxie. Elle portait une robe et une veste à épaulettes d’un bleu dur qui était de mode en France, un chemisier de soie à rayures bleues et blanches et des chaussures de lézard bleu électrique avec bouts en veau blanc sur les pointes. Le seul prix du chemisier et des chaussures aurait suffi à habiller vingt des femmes présentes dans ce sous-sol. Elle marchait, avec ce nez relevé et ce balancement des hanches façon top model calculé pour provoquer le maximum d’envie et de ressentiment. Les gens la fixaient. Derrière elle, un porteur poussait un caddy d’aluminium couvert d’un incroyable amoncellement de bagages, tous assortis, en cuir crème, avec des coins de cuir couleur chocolat. Vulgaire, mais pas aussi vulgaire que du Vuitton, songea Sherman. Elle s’était rendue en Italie juste une semaine, afin de trouver une maison sur le lac de Côme pour l’été. Il n’arrivait pas à imaginer pourquoi elle avait pris tant de bagages. (Inconsciemment il associait de telles choses à un manque d’éducation certain.) Il se demandait comment il allait faire entrer tout cela dans la mercedes.

Il se fraya un passage de l’autre côté de la barrière et avança vers elle. Il redressa les épaules.

— Bonjour, bébé, dit-il.

— Bébé ? dit Maria.

Elle ajouta un sourire comme si cela ne l’ennuyait pas vraiment, mais visiblement cela l’ennuyait. En vérité il ne l’avait jamais appelée bébé avant. Mais il avait voulu trouver un ton complice, tout en restant un peu formel, comme un Maître de l’Univers retrouvant sa maîtresse dans un aéroport.

Il prit son bras, ajusta son pas sur le sien et décida de retenter sa chance.

— Comment était le vol ?

— C’était génial, dit Maria, si on aime se faire agresser par un British pendant six heures.

Il fallut quelques battements de cœur à Sherman pour réaliser qu’elle avait dit « agacer » et pas « agresser ». Elle regardait au loin, comme si elle réfléchissait à cette épreuve.

Sur le toit, la mercedes avait survécu aux multitudes de voleurs. Le porteur ne pouvait pas mettre grand-chose des bagages dans le minuscule coffre du cabriolet. Il dut en entasser plus de la moitié sur le siège arrière, qui n’était en fait qu’une minuscule banquette de cuir. Fantastique, songea Sherman. Si je dois freiner brusquement, je vais être frappé à la base du crâne par des mallettes couleur crème aux coins de cuir chocolat.

Lorsqu’ils sortirent enfin de l’aéroport et s’engagèrent sur le Van Wyck Expressway vers Manhattan, seule la dernière lueur du jour était encore visible derrière les immeubles et les arbres de South Ozone Park. C’était ce moment du crépuscule où les réverbères allumés et les phares des voitures font peu de différence. Un flot de feux arrière rouges se déroulait devant eux. Sur le côté de l’autoroute, juste après Rockaway Boulevard, il vit une énorme limousine coupé, le genre de voiture qu’ils fabriquaient dans les années 70, debout contre un mur de soutènement. Un homme… étalé sur l’autoroute !… Non, en approchant il put se rendre compte que ce n’était pas un homme du tout. C’était le capot de la voiture. Le capot avait été arraché et s’étalait sur l’asphalte. Les roues, les sièges, le volant étaient partis… Cette énorme machine dévastée faisait maintenant corps avec le paysage… Sherman, Maria, les bagages et la mercedes passèrent.

Il fit une nouvelle tentative.

— Eh bien, comment était Milan ? Et que se passe-t-il au lac de Côme ?

— Sherman, qui est Christopher Marlowe ? Sheuumeuun, qui est Chrustopheuur Mawlow ?

Christopher Marlowe ?…

— Je n’en sais rien. Suis-je sensé le connaître ?

— Celui dont je parle était écrivain.

— Tu ne parles pas de l’auteur de théâtre ?

— Si, je crois. Qui était-ce ? dit Maria, le regard fixé sur les voitures devant eux.

Elle parlait comme si son meilleur ami venait de décéder.

— Christopher Marlowe… C’était un auteur britannique, du temps de Shakespeare, je crois. Peut-être un peu avant Shakespeare. Pourquoi ?

— C’était quand ?

Elle n’aurait pas pu paraître plus misérable.

— Voyons… Je ne sais pas… Le XVIe siècle… quinze cent quelque chose. Pourquoi ?

— Qu’est-ce qu’il a écrit ?

— Dieu du ciel… je suis perdu ! Écoute, je croyais qu’il me suffisait de me rappeler qui il était. Pourquoi ?

— Oui, mais tu sais vraiment qui c’est.

— À peine. Pourquoi ?

— Et le docteur Faust ?

— Le docteur Faust ?

— Est-ce qu’il a écrit quelque chose sur le docteur Faust ?

— Mmmmmmmmmmmm – un minuscule flash de souvenir. Mais il s’évapora. – Ça se pourrait. Le docteur Faust… Le Juif de Malte ! il a écrit une pièce, Le Juif de Malte. J’en suis presque certain. Le Juif de Malte. Je ne sais même pas comment je me souviens du Juif de Malte. Je suis certain de ne l’avoir jamais lu.

— Mais tu sais qui c’était. C’est une des choses qu’on est censé savoir, n’est-ce pas ?

Et là, elle avait mis le doigt dessus. La seule chose qui avait vraiment frappé Sherman à propos de Christopher Marlowe, après neuf ans à Buckley, quatre ans à Saint Paul’s et quatre ans à Yale était qu’en fait, on était effectivement censé savoir qui était Christopher Marlowe. Mais il n’allait pas lui dire cela. À la place il lui demanda :

— Qui est censé savoir cela ?

— N’importe qui, marmonna Maria. Moi.

Il faisait plus sombre. Les splendides cadrans lumineux de la mercedes brillaient comme le tableau de bord d’un chasseur. Ils approchaient du pont enjambant Atlantic Avenue. Il y avait une autre voiture abandonnée sur le bord de la route. Les roues étaient parties, le capot était relevé et deux silhouettes, l’une avec une lampe torche, fouillaient dans le moteur.

Maria continuait à regarder droit devant elle, tandis qu’ils entraient sur Grand Central Parkway au milieu du flot. Une galaxie de phares et de feux arrière emplit leur champ de vision comme si toute l’énergie de toute la ville était soudain transformée en millions de globes de lumière mis en orbite dans l’obscurité. Et là, dans la mercedes, fenêtres remontées, ce spectacle prodigieux venait glisser devant eux sans le moindre son.

— Tu sais quoi, Sherman ? Tu saaaiis qwa, Sheuuumeuuun ? Je hais les Anglais. Je les hais !

— Tu hais Christopher Marlowe ?

— Merci, gros malin, dit Maria, on dirait le salaud qui était assis à côté de moi.

Maintenant elle regardait Sherman et souriait. C’était le genre de sourire qu’on arrive à sortir bravement malgré une intense douleur. On aurait dit que ses yeux allaient déborder soudain de larmes.

— Quel salaud ? demanda-t-il.

— Dans l’avion, ce British – synonyme de minable – il a commencé à me parler. Je regardais le catalogue de l’exposition Reiner Fetting que j’ai vue à Milano – cela ennuyait Sherman qu’elle italianise ainsi, préférant Milano à l’anglais Milan, surtout parce qu’il n’avait jamais entendu parler de Reiner Fetting – et le voilà qui se met à me parler de Reiner Fetting. Il avait une de ces Rolex en or, ces énormes trucs ? On se demande comment ils peuvent lever le bras ?

Elle avait cette habitude des filles du Sud de tourner les affirmations en phrases interrogatives.

— Tu crois qu’il essayait de te draguer ?

Maria sourit, cette fois avec plaisir.

— Bien sûr !

Ce sourire soulagea grandement Sherman. La malédiction était brisée. Pourquoi ? il n’en savait rien. Il ne se rendait pas compte qu’il existait des femmes qui envisageaient l’attraction sexuelle de la manière dont lui regardait la Bourse… Il savait seulement que la glace de la malédiction était brisée et que ce qui pesait auparavant venait de disparaître. Peu importait de quoi elle allait parler maintenant. Et elle se mit effectivement à jacasser. Elle plongea très loin dans l’affreuse situation qu’elle avait dû subir.

— Il voulait à tout prix me dire qu’il était producteur de cinéma. Il faisait un film tiré de cette pièce, Docteur Faust, de Christopher Marlowe, ou juste Marlowe, oui, c’est comme ça qu’il disait, Marlowe tout court, et je ne sais même pas pourquoi j’ai répondu, mais je croyais qu’un dénommé Marlowe travaillait dans le cinéma. En fait, je crois que je pensais à ce film avec un personnage nommé Marlowe. Avec Robert Mit-chum.

— C’est vrai. C’est une histoire de Raymond Chandler.

Maria le regarda. Un blanc total. Il laissa tomber Raymond Chandler.

— Alors, qu’est-ce que tu lui as dit ?

— J’ai dit : « Oh, Christopher Marlowe. Est-ce qu’il n’a pas écrit un film ? » Et tu sais ce que ce… Salaud… me dit ? Il dit : « Je ne crois pas, mademoiselle. Il est mort en 1593 ». Je ne crois pas, mademoiselle…

Ses yeux étincelaient rien qu’à ce souvenir. Sherman attendit un moment.

— C’est tout ?

— C’est tout ? Mais je voulais l’étrangler. C’était si… humiliant. Je ne crois pas, mademoiselle. J’arrivais pas à imaginer… La prétention !

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Rien. Je suis devenue toute rouge. Je ne pouvais pas dire un mot.

— Et c’est pour cela que tu es d’une telle humeur ?

— Sherman, dis-moi honnêtement la vérité. Si tu ne connais pas Christopher Marlowe, est-ce que ça fait de toi quelqu’un de stupide ?

— Pour l’amour du ciel, Maria. Je ne peux pas croire que cela t’ait mis dans un tel état.

— Quel état ?

— Ce nuage noir que tu transportes depuis l’aéroport.

— Tu ne m’as pas répondu, Sherman. Est-ce que ça fait de toi quelqu’un de stupide ?

— Ne sois pas ridicule. J’arrivais à peine à me souvenir de qui il s’agissait et j’ai certainement appris cela un jour dans un cours quelconque.

— Eh bien, c’est exactement ça le problème. Au moins tu as appris ça à l’école un jour. Pas moi, jamais. C’est ça qui me fait me sentir si… tu ne comprends même pas de quoi je parle, n’est-ce pas ?

— Évidemment pas, dit-il en souriant et elle lui rendit son sourire.

Maintenant ils passaient devant l’aéroport de La Guardia, qui était illuminé de centaines d’ampoules au sodium. Il ne ressemblait pas à une grande porte vers les cieux. Il ressemblait à une usine. Sherman passa dans la file de gauche, écrasa l’accélérateur et expédia la mercedes comme une fusée sous le tunnel de la 31e Rue et en hauteur sur la rampe du Triborough Bridge. Le nuage était passé. Il se sentait content de lui une fois de plus. Il l’avait ramenée, d’un trait d’humour.

Maintenant il fallait qu’il ralentisse. Les quatre voies étaient congestionnées. Tandis que la mercedes escaladait le grand arc du pont, il pouvait voir l’île de Manhattan sur sa gauche. Toutes ces tours étaient collées les unes aux autres de si près qu’il avait l’impression de sentir leur masse et leur poids insensé. Pensez seulement aux millions de gens, sur toute la planète, qui crèvent d’envie d’être sur cette île, dans ces tours, dans ces rues étroites ! Elle était là, la Rome, le Paris, le Londres du XXe siècle, la ville de l’ambition, le grand roc magnétique, l’irrésistible destination de tous ceux qui veulent être là où ça se passe ! – et il était l’un de ces vainqueurs ! Il vivait sur Park Avenue, la rue des rêves ! Il travaillait à Wall Street, au cinquantième étage, pour le légendaire Pierce & Pierce, dominant le monde ! Il était au volant d’un coupé de 48 000 $ avec, à ses côtés, une des plus belles femmes de New York – pas diplômée de littérature, peut-être, mais magnifique. Un jeune animal folâtre ! Il faisait partie de ceux dont la destinée naturelle est… d’obtenir ce qu’ils veulent !

Il enleva une main du volant et fit un grand geste vers la grande île.

— On y est, bébé.

— Revoilà le bébé !

— Je ne sais pas, j’ai envie de t’appeler bébé. New York City. Nous y sommes.

— Tu crois vraiment que je suis du genre bébé ?

— Tu es aussi bébé que ça me vient, Maria. Où veux-tu que nous dînions ? Elle est toute à toi : New York City.

— Sherman ! est-ce que tu ne dois pas tourner ici ?

Il regarda à droite. C’était vrai. Il était deux files trop à gauche pour prendre la rampe qui menait à Manhattan, et il n’avait aucun moyen de couper. Chaque voie, sa voie, les autres, toutes les files n’étaient qu’une série de trains de voitures et de camions, pare-chocs contre pare-chocs, grignotant les centimètres jusqu’à l’espace immense du péage à quelques cent mètres de là. Au-dessus du péage un énorme panneau vert, éclairé de lampes jaunes, disait : BRONX UPSTATE N.Y. NEW ENGLAND.

— Sherman, je suis sûre que c’est la sortie pour Manhattan.

— Tu as raison, mon cœur, mais je n’ai aucun moyen de la prendre.

— Et où va celle-là ?

— Dans le Bronx.

Les trains de véhicules avançaient lentement dans un nuage de carbone et de particules diverses vers le péage.

La mercedes était si basse sur roues que Sherman dut se soulever pour tendre deux dollars vers la cabine de péage. Un noir fatigué le regarda de sa fenêtre haut perchée. Quelque chose avait fait une longue entaille sur le côté de la cabine. La rigole rouillait.

Une sorte de vague malaise abyssal et brumeux s’insinuait peu à peu dans le crâne de Sherman… Il était né et avait été élevé à New York et se faisait une fierté de connaître la ville. Je connais la ville. Mais en fait sa familiarité avec le Bronx, en trente-huit ans, tenait à cinq ou six voyages au zoo du Bronx, deux au jardin botanique et peut-être à une douzaine de matches au Yankee Stadium, le dernier pour une coupe de football en 1977. Il savait que le Bronx avait des rues numérotées, qui étaient une continuation de celles de Manhattan. Ce qu’il allait faire… eh bien, il prendrait une rue transversale et la suivrait vers l’ouest jusqu’à ce qu’il atteigne une des avenues qui vous ramenaient vers Manhattan.

Quel problème pouvait-il y avoir ?

La marée de feux rouges s’écoulait au-devant d’eux et maintenant ils l’agaçaient. Dans l’obscurité, dans ce flux rouge, il ne parvenait pas à se diriger. Son sens de l’orientation lui échappait. Il devait bien se diriger toujours vers le nord. La descente du pont ne s’était pas beaucoup incurvée. Mais maintenant il n’y avait que des panneaux disant d’avancer. Toutes les marques de son territoire avaient disparu, loin derrière eux. Au bout du pont l’autoroute se sépara en une fourche. MAJOR DEEGAN… GEO. WASHINGTON BRIDGE… BRUCKNER NEW ENGLAND… Major Deegan montait vers le nord de l’État… Non !… Vire à droite… Soudain, une autre fourche… EAST BRONX NEW ENGLAND… EAST 138e BRUCKNER BOULEVARD… Choisis-en une, imbécile ! Am stram gram… Pile ou face… Il prit encore à droite… EAST 138e… Une rampe… Tout d’un coup, il n’y eut plus de rampe, plus d’autoroute si proprement encadrée de barrières. Il était au niveau du sol. C’était comme s’il était tombé dans une décharge municipale. Il lui semblait rouler sous l’autoroute. Dans le noir il parvint à distinguer un de ces grillages protecteurs sur sa gauche… Quelque chose pris dedans… Une tête de femme !… Non, c’était une chaise avec trois pieds, à moitié brûlée et dont la bourre pendait en grosses perruques, fichée dans le grillage… Qui sur terre irait flanquer une chaise dans un grillage ? Et pourquoi ?

— Où sommes-nous, Sherman ?

Il pouvait dire au ton de sa voix qu’il n’y aurait plus de discussions sur Christopher Marlowe ou sur le choix du restaurant.

— Nous sommes dans le Bronx.

— Tu sais comment sortir de là ?

— Bien sûr. Si je peux trouver une rue transversale… Voyons, voyons, voyons… 138e Rue…

Ils avançaient vers le nord sous l’autoroute. Mais quelle autoroute ?… Deux voies, vers le nord toutes les deux… Sur la gauche un mur de soutènement, un grillage et des colonnes de béton supportant l’autoroute… Devrait tourner vers l’ouest pour trouver une rue vers Manhattan… Tourner à gauche… Mais il ne peut pas tourner à gauche à cause du mur… Voyons, voyons… 138e Rue… Où est-elle ?… Là ! le panneau : 138e Rue… Il reste sur sa gauche, prêt à tourner… Une grande ouverture dans le mur… 138e Rue… Mais il ne peut pas tourner à gauche ! Sur sa gauche, quatre ou cinq voies, deux qui vont vers le nord, deux qui vont vers le sud, et encore une autre au-delà, des voitures et des camions grondant dans les deux sens – il n’a aucun moyen de couper cette circulation… Alors il continue tout droit… Dans le Bronx… Une autre ouverture s’annonce dans le mur… Il bénit la voie de gauche… Même chose !… Pas moyen de tourner à gauche !… Il commence à se sentir piégé là, dans cette horreur sous cette autoroute… Mais est-ce si grave que ça ?… Il y a plein de circulation…

— Qu’est-ce qu’on fait, Sherman ?

— J’essaye de prendre à gauche, mais il n’y a aucun moyen de tourner à gauche sur cette satanée route. Il va falloir que je tourne à droite quelque part, que je fasse demi-tour ou autre chose et que je revienne perpendiculairement.

Maria ne fit pas de commentaires. Sherman lui jeta un coup d’œil. Elle regardait droit devant elle, l’air sévère. Sur sa droite, au-dessus de bâtiments bas et décrépis, il aperçut une enseigne qui disait :

 

MEILLEURS DU BRONX

ENTREPÔTS DE VIANDE

 

Un entrepôt frigorifique… au cœur du Bronx… Et une autre ouverture dans le mur devant lui… Il commence à déboîter sur sa droite cette fois – un énorme coup de klaxon – un camion le double sur sa droite… Il fait une embardée à gauche.

— Sherman !

— Désolé, bébé.

Trop tard pour tourner à droite… Il continue, se colle le plus à droite possible, prêt à virer… Une autre ouverture… tourne à droite… Une large rue… Et tous ces gens tout d’un coup… La moitié d’entre eux semblent être sur la chaussée… sombres, mais ils ont l’air latins… Portoricains ?… Et là, un long bâtiment bas avec des mansardes à festons… on le dirait sorti d’un livre pour enfants sur les chalets suisses… mais terriblement noirci… Et là, un bar – il scrute – à moitié couvert de plaques de métal… Tant de gens dans ces rues… Il ralentit… Des immeubles bas avec des fenêtres qui manquent… châssis entiers disparus… Un feu rouge. Il s’arrête. Il peut voir le visage de Maria qui pivote dans cette direction et ça… « Oooooooaaaaahhhh ! » Un terrible cri sur la gauche… Un jeune type avec une moustache tortillonnée et une chemise de sport s’avance sur la chaussée. Une fille lui court après en hurlant. « Ooooaaaahhhhh ! »… Visage noir, cheveux blonds crépus… Elle jette son bras autour du cou du type, mais au ralenti, comme si elle était ivre. « Ooooaaahhh ! » Elle essaye de l’étrangler ! Il ne la regarde même pas. Il lui flanque son coude dans l’estomac. Elle glisse, le lâche, tombe. Elle est les quatre fers en l’air sur la chaussée. Il continue à marcher. Ne se retourne pas. Elle se relève. Elle se précipite après lui. « Ooooaaaahhhh ! » Maintenant ils sont juste devant la mercedes. Sherman et Maria sont assis dans leurs sièges de cuir patiné et les regardent. La fille – elle tient son mec par le cou à nouveau. Il lui refile un grand coup de coude dans le ventre. Le feu passe au vert, mais Sherman ne peut pas bouger. Des gens sont descendus des deux trottoirs pour contempler l’imbroglio. Ils rigolent. Ils les encouragent. Elle lui tire les cheveux. Il grimace et la repousse des deux coudes. Il y a des gens partout. Sherman regarde Maria. Aucun des deux n’a rien à dire. Deux blancs, dont une jeune femme en bleu dur style avenue Montaigne avec des épaulettes à peine croyables… assez de valises assorties sur le siège arrière pour un voyage en Chine… Un coupé mercedes à 48 000 $… en plein milieu du South Bronx… Miracle ! Personne ne leur prête attention. Ce n’est qu’une bagnole arrêtée au feu. Les deux combattants, peu à peu, se démènent jusqu’à l’autre côté de la rue. Maintenant ils s’empoignent comme deux lutteurs de Sumo, face à face. Ils titubent, ils battent de l’aile. Ils sont épuisés. Ils cherchent leur souffle. C’est fini. Ils pourraient aussi bien danser. La foule se désintéresse, se disperse.

Sherman dit à Maria : « Ça c’est l’amour, bébé. » Veut lui faire croire qu’il n’est pas inquiet.

Maintenant il n’y a plus personne devant leur voiture, mais le feu est repassé au rouge. Il attend, puis s’engage dans la rue. Moins de monde maintenant… une rue large. Il fait un demi-tour, repart…

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, Sherman ?

— Je crois qu’on est bon. C’est une rue principale… On est dans la bonne direction. On va vers l’ouest.

Mais lorsqu’ils parvinrent au grand carrefour sous l’autoroute, ils se trouvèrent dans un nœud emmêlé. Des rues convergeaient selon des angles bizarres… Des gens traversaient la rue dans tous les sens… Des visages sombres… D’un côté, au-dessus, une entrée de métro… De l’autre des bâtiments bas, des boutiques… LE BONHEUR D’ASIE : PLATS CHINOIS À EMPORTER… Il ne parvenait pas à savoir laquelle des rues allait vraiment vers l’ouest… Celle-là – celle qui en avait le plus l’air – il prit par là… Une rue très large… Des voitures garées des deux côtés… Devant en double file… en triple file… une foule… Pouvait-il vraiment passer à travers ?… Donc il tourna… par là… Il y avait un panneau de rue, mais les panneaux n’étaient même plus parallèles aux rues elles-mêmes… Alors il prit cette rue, mais elle se changea très vite en une rue étroite qui serpentait entre des bâtiment bas. Tout avait l’air abandonné. Au coin suivant il tourna – vers l’ouest, se figura-t-il – et suivit cette rue durant quelques blocs. Encore des bâtiments bas. Ça pouvait être des garages et ça pouvait être des remises. Il y avait des grillages avec des spirales de barbelés au sommet. Les rues étaient désertes, ce qui n’était pas mal, se dit-il, et pourtant il pouvait sentir son cœur battre sèchement, comme une corde tendue. Puis il tourna encore. Une rue étroite encadrée d’immeubles de sept ou huit étages, des appartements, pas de gens, pas de lumière. Le bloc d’après, pareil. Il tourna encore et tandis qu’il passait le coin…

Sidérant. Absolument vide, un vaste terrain ouvert. Bloc après bloc – combien de blocs ? six ? une douzaine ? Des blocs entiers de la ville sans un seul immeuble debout. Il restait les rues et les caniveaux et les trottoirs et les réverbères et rien d’autre. L’incroyable carte d’une ville était étalée devant lui, éclairée par le jaune chimique des lumières municipales. De-ci de-là il y avait des traces de moellons et de gravats. La terre ressemblait à du béton, sauf qu’elle dégringolait par ici… Les collines et les vallées du Bronx… réduites à de l’asphalte, du béton et des cendres… sous un éclairage jaune fantomatique.

Il dut y regarder à deux fois avant d’être certain qu’il roulait bien dans une rue de New York. La rue escaladait une longue pente… Deux blocs plus loin… Trois blocs plus loin… Difficile à dire à cette distance, il y avait un immeuble solitaire, le dernier… Il était au coin… Difficile à dire à cette distance, deux ou trois étages… Il avait l’air prêt à dégringoler à tout instant… De la lumière au rez-de-chaussée comme s’il y avait un magasin ou un bar. Trois ou quatre personnes dehors sur le trottoir. Sherman les voyait bien sous le réverbère du coin.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Sherman ? dit Maria, les yeux braqués sur lui.

— Le South Bronx, je pense.

— Tu veux dire que tu ne sais pas où on est ?

— Je sais à peu près où on est. Tant qu’on va vers l’ouest, tout va bien.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’on va vers l’ouest ?

— Oh, ne t’inquiète pas, on va vers l’ouest. C’est simplement que…

— Simplement quoi ?

— Si tu vois une plaque de rue… Je cherche une rue à numéro.

La vérité était que Sherman ne savait plus dans quel sens il allait. Rien à dire. Comme ils approchaient de l’immeuble, il put entendre thung thung thung thung thung thung. Il l’entendait malgré les fenêtres fermées de la voiture… Une basse électrique… Un fil électrique descendait du réverbère jusque dans la porte ouverte. Dehors, sur le trottoir, une femme qui portait quelque chose comme un short et un haut de basket-ball, et deux types avec des chemises de sport à manches courtes. La femme était penchée en avant, les mains sur les genoux, elle riait et tournait la tête dans un grand mouvement circulaire. Les deux hommes se moquaient d’elle. Étaient-ils Portoricains ? Impossible à dire. Dans l’entrée, là où le fil électrique continuait, Sherman pouvait voir une lumière tamisée et de vagues silhouettes. Thung thung thung thung thung… la basse… Puis les aigus de quelques notes de trompette… De la salsa ?… La tête de la femme tournait et tournait…

Il jeta un regard vers Maria. Elle était assise dans sa fantastique veste bleu dur. Ses cheveux noirs épars encadraient un visage aussi glacé qu’une photographie. Sherman accéléra et abandonna cette étrange oasis dans le désert.

Il tourna vers des immeubles… là-bas… Là… Il passa des maisons aux fenêtres crevées…

Ils arrivaient devant un petit parc encerclé d’une barrière de métal. Il fallait tourner soit à gauche, soit à droite. Les rues s’ouvraient selon des angles bizarres. Sherman avait perdu toute notion d’une topographie quelconque. Cela ne ressemblait plus en rien à New York. On aurait dit une petite ville de Nouvelle-Angleterre complètement ravagée. Il tourna à gauche.

— Sherman, je commence à ne pas aimer ça du tout.

— T’inquiète pas, petite…

— C’est petite maintenant ?

— Tu n’aimais pas bébé.

Il essayait d’avoir l’air décontracté…

Maintenant il y avait des voitures garées le long de la rue… Trois mômes debout sous un réverbère. Trois visages sombres. Ils portaient des blousons rembourrés. Ils regardèrent la mercedes. Sherman tourna encore.

Loin devant il apercevait la lueur jaune et vague de ce qui semblait être une rue plus importante, bien plus éclairée. Plus ils approchaient, plus il y avait de gens… Sur les trottoirs, dans les entrées d’immeubles, sur la chaussée… un véritable amas de visages sombres… Loin devant, quelque chose sur la chaussée. Ses codes étaient absorbés par l’obscurité. Puis il parvint à faire le point. Une voiture garée au milieu de la rue, vraiment loin du trottoir… Un groupe de garçons autour de la voiture… Visages encore plus sombres… Pourrait-il au moins les contourner ? Il pressa le bouton qui verrouillait les portes. Le « clic » électronique le surprit, comme un coup de caisse-claire. Il ralentit. Les mômes se penchèrent et regardèrent les fenêtres de la mercedes.

Dans le coin de son champ de vision il en voyait un qui souriait. Mais il ne dit rien. Il les regarda et grimaça. Dieu merci, il avait la place de passer. Sherman n’arrêtait pas de se rassurer. Suppose que tu aies un pneu crevé ? Ou que le moteur soit noyé ? Là, ce serait réglé. Mais il ne se sentait pas démonté. Il était encore aux commandes, au-dessus de ça ! Continue à rouler. C’est le principal. Une mercedes à 48 000 $. Allez, les Boches, les têtes de Panzer, les mécanos à tête de fer… Faites ça bien… Il dépassa la voiture. Plus loin, un croisement important… La circulation traversait le carrefour assez vite dans chaque direction. Il cessa de retenir sa respiration. Il allait avancer ! À droite ! à gauche ! aucune importance. Il atteignit le croisement. Le feu était rouge. Et merde… Il passa.

— Sherman, tu as grillé le feu !

— Très bien. Les flics vont m’arrêter. Ça ne me dérangerait pas trop.

Maria ne disait plus un mot. La problématique de son existence luxueuse était étroitement concentrée, la vie humaine n’avait qu’un seul objectif : sortir du Bronx.

Plus loin, le jaune moutarde des réverbères brillait davantage et semblait s’espacer… Une sorte de grand carrefour… Attendez une minute… Là, une station de métro… Et là, des boutiques, des fast-food bon marché… Texas Fried Chicken… Le bonheur d’Asie, plats chinois à emporter… Le bonheur d’Asie, plats chinois à emporter !

Maria pensait exactement la même chose.

— Dieu du ciel, Sherman, on est revenu au même point ! Tu as tourné en rond !

— Je sais, je sais. Attends une seconde. Je vais tourner à droite. Je vais passer sous l’autoroute. Je vais…

— Ne repasse pas sous ce truc, Sherman.

L’autoroute était juste au-dessus. Le feu était au vert. Sherman ne savait pas quoi faire. Quelqu’un klaxonnait derrière lui.

— Sherman, regarde, là ! Direction George Washington Bridge !

Où ça ? Le klaxon persévérait. Et il le vit. Sur le côté, loin, sous l’autoroute, dans cette décrépitude de béton mal éclairé, un panneau sur un support de ciment… 95. 895 EAST. GEO. WASH BRIDGE… ça doit être une rampe d’accès…

— Mais on ne va pas par là, c’est au nord !

— Et alors, Sherman ? Au moins tu sais ce que c’est ! au moins c’est la civilisation ! Il faut sortir de là !

Le klaxon vociférait. Quelqu’un derrière hurlait. Sherman écrasa l’accélérateur, le feu était encore au vert. Il passa à travers les cinq voies vers le petit panneau. Il était de retour sous l’autoroute.

— C’est juste là, Sherman !

— Oui, oui, je vois.

La rampe d’accès ressemblait à un tobbogan noir coincé entre les supports en béton. La mercedes fut secouée par un nid-de-poule.

— Bon sang, dit Sherman, je ne l’avais même pas vu.

Il se pencha sur le volant. Les phares balayaient les colonnes de béton en un vrai délire. Il rétrograda en seconde. Il prit à gauche autour d’un arc-boutant et accéléra en grimpant la rampe. Des corps !… Des corps sur la route ! Deux, couchés en chien de fusil !… Non, pas des corps… des arêtes sur le côté… des formes moulées ?… non, des containers, un genre de containers… des poubelles… Il fallait qu’il serre à gauche pour les éviter… Il passa la première et tourna à gauche… Du flou dans ses phares… Une seconde il pensa que quelqu’un avait sauté par-dessus la barrière de la rampe… Pas assez gros… C’était un animal… Aplati sur la chaussée, barrant la route… Sherman écrasa le frein… Une mallette vint cogner sa nuque… Deux…

Un cri de Maria. Une valise était passée par-dessus son appuie-tête. La voiture avait calé. Sherman mit le frein à main et tira la valise en arrière pour la dégager.

— Ça va ?

Elle ne le regardait pas. Elle avait les yeux fixés sur le pare-brise.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Barrant la route – ce n’était pas un animal… des rayures… C’était une roue… Sa première pensée fut qu’une voiture avait dû perdre sa roue sur l’autoroute au-dessus et qu’elle avait rebondi jusque sur la rampe. Tout d’un coup tout était mortellement silencieux, parce que le moteur avait calé. Sherman remit le moteur en marche. Il testa le frein pour voir s’il tenait bien. Puis il ouvrit la portière.

— Qu’est-ce que tu fais, Sherman ?

— Je vais enlever ça de la route.

— Fais attention. S’il vient une voiture…

— Eh bien, dit-il en haussant les épaules.

Il sortit. Il se sentit bizarre à partir du moment où il posa le pied sur la rampe d’accès. D’en haut tombait l’énorme bruit des véhicules passant sur une sorte de joint métallique ou de plaque sur l’autoroute. Il regardait les entrailles obscures de ce dessous d’autoroute. Il ne pouvait pas voir les voitures. Il ne pouvait que les entendre avaler l’autoroute, apparemment à grande vitesse, passer sur la plaque de métal et créer un champ de vibration. La vibration enveloppait la grande structure décrépie et sombre d’une sorte de mmmmmh permanent. Mais dans le même temps, il pouvait entendre ses chaussures, ses New & Lingwood à 650 $, New & Lingwood de Jermyn Street, Londres, avec leurs semelles et leurs talons de cuir qui produisaient un petit grattement tandis qu’il avançait vers la roue. Le petit grattement de ses chaussures était plus aigu que tout ce qu’il avait entendu de sa vie. Il se pencha. Ce n’était pas une roue, en fait, juste un pneu. Imaginez une voiture perdant un pneu. Il le ramassa.

Il pivota, regarda la mercedes. Deux silhouettes !… Deux jeunes types – noirs – sur la rampe, venant vers lui… Celtiques de Boston !… Celui qui était le plus proche de lui portait un survêtement de basket argenté avec CELTIQUES écrit en travers de la poitrine… Il n’était qu’à quatre ou cinq pas de lui… puissamment bâti… Son survêtement était ouvert… un tee-shirt blanc… des pectoraux énormes… un visage carré… mâchoire large… grande bouche… Ressemblait à quoi ?… Un chasseur ! Un prédateur !… Le jeune type regarda Sherman droit dans les yeux… marchait lentement… L’autre était grand mais maigre, avec un long cou, un visage étroit… un visage délicat… Les yeux grands ouverts… sidéré… Il avait l’air terrifié… Il portait un pull trop large… Il était à deux pas derrière l’autre…

— Hey, dit le gros. Besoin d’aide ?

Sherman était immobile, le pneu dans les bras, sur ses gardes.

— Kesk’ya, mec ? Besoin d’aide ?

Une voix de bon voisinage. C’est bidon ! une main dans sa poche de veste ! Mais il a l’air sincère. C’est du bidon, idiot ! Mais suppose qu’il veuille vraiment m’aider ? Et qu’est-ce qu’ils font sur cette rampe ? N’ont rien fait – n’ont pas menacé. Mais ils vont le faire ! Reste amical. Tu es fou ? Fais quelque chose ! réagis ! Un son emplit son crâne, le son de la vapeur sous pression, un rugissement. Il tenait le pneu devant sa poitrine. Maintenant ! Bang – il chargea le plus gros et lui jeta le pneu. Le pneu revint droit vers lui ! Il leva les mains. Il écarta le pneu qui rebondit. Un grognement. La brute était tombée sur le pneu. Le blouson argenté, les Celtiques, au tapis… Le propre élan de Sherman le poussa en avant. Il glissa sur ses chaussures de soirée New & Lingwood. Il pivota.

— Sherman !

Maria était au volant de la voiture. Le moteur rugissait. La porte côté passager était ouverte.

— Monte !

L’autre, le maigre, était entre lui et la voiture… l’air absolument terrifié… les yeux écarquillés… Sherman était pris de frénésie… Il fallait qu’il atteigne la voiture !… Il se mit à courir. Il baissa la tête. Il écrasa son épaule contre lui. Le garçon fit une pirouette et heurta le pare-chocs arrière de la voiture mais ne tomba pas.

— Henry !

Le gros se relevait. Sherman se jeta dans la mercedes.

Le visage de Maria, pâle de terreur : « Monte ! monte ! » Le moteur qui rugit… Les cadrans de la mercedes-Panzer… un mouvement dehors près de la voiture… Sherman saisit la poignée et claque la portière, avec une énorme décharge d’adrénaline. Dans le coin de son regard, le gros – presque à la porte du côté de Maria. Sherman appuya sur le système de verrouillage. Rap ! Il tirait sur la poignée de la portière – CELTIQUES, à quelques centimètres de Maria, avec juste la vitre entre eux. Maria passa la première et la mercedes bondit en avant. Le jeune sauta sur le côté. La voiture fonçait droit vers les poubelles. Maria écrasa le frein. Sherman fut projeté contre le tableau de bord. Une mallette tomba sur le levier de vitesses. Sherman la saisit. Il la prit sur ses genoux. Maria passa la marche arrière. La voiture bondit à reculons. Il regarda à droite. Le maigre… Le garçon maigre était là, le regardait… un effroi total sur son visage si fin… Maria repassa la première… Elle respirait à grosses gorgées, comme si elle se noyait… Sherman hurla : « Attention ! »

Le gros fonçait vers la voiture. Il tenait le pneu au-dessus de sa tête. Maria fit bondir la voiture en avant, droit sur lui. Il plongea hors d’atteinte… un mouvement flou… un fracas terrible… Le pneu heurta le pare-brise et rebondit, sans casser la vitre… Les Boches !… Maria vira à gauche pour éviter les poubelles… Le maigre, là, juste là… L’arrière de la voiture, comme la queue d’un poisson… tchok… Le garçon maigre n’était plus visible… Maria se battait avec le volant… Un passage juste entre la barrière et les poubelles… Elle passa… Un rugissement furieux… La mercedes grimpa la rampe. La route s’éleva sous lui… Sherman s’accrocha… L’immense langue de l’autoroute… Des lumières passant comme des fusées… Maria pila sur place… Sherman et la mallette furent projetés contre le tableau de bord… hahhh hahhhhh hahhhhh hahhhhhh… … D’abord il crut qu’elle riait. Elle essayait seulement de retrouver son souffle.

— Ça va ?

Elle lança la voiture en avant. Le hurlement d’un klaxon.

— Pour l’amour du Ciel, Maria !

Le hurlement du klaxon passa, continu, et ils débouchèrent sur l’autoroute.

La sueur lui piquait les yeux. Il lâcha la mallette pour essuyer son visage, mais sa main tremblait tellement qu’il la reposa. Il pouvait sentir son cœur battre dans sa gorge. Il était trempé de sueur. Sa veste était déchirée en deux. Il le sentait. Elle était ouverte dans le dos. Ses poumons luttaient pour obtenir plus d’oxygène.

Ils fonçaient sur l’autoroute, beaucoup trop vite.

— Ralentis, Maria, pour l’amour du ciel !

— Où je vais, Sherman, où je vais ?

— Suis les panneaux marqués George Washington Bridge, et, pour l’amour de Dieu, ralentis !

Maria ôta une main du volant pour dégager ses cheveux de son front. Son bras entier, comme sa main, tremblait convulsivement. Sherman se demanda si elle pouvait vraiment contrôler sa conduite, mais il ne voulait surtout pas la déconcentrer. Son cœur courait à toute vitesse, avec des coups sourds, comme s’il voulait sortir de sa cage thoracique.

— Ah, merde, mes bras tremblent ! dit Maria. Ao ! meuurde, mes braas treemmblent… Il ne l’avait jamais entendue dire merde.

— Calme-toi, dit Sherman, tout va bien maintenant, on est bon…

— Mais où on va ?

— Ne t’en fais pas… Suis les panneaux. George Washington Bridge…

— Ao, meuurde, Sherman, c’est ce qu’on a fait tout à l’heure !

— Calme-toi, je t’en prie. Je te dirai où…

— Fous pas tout en l’air, cette fois, Sherman !

Sherman s’aperçut qu’il avait les mains crispées sur la mallette comme si c’était un second volant. Il essaya de se concentrer sur la route devant eux. Puis il bloqua son regard sur un panneau au-dessus de l’autoroute, loin devant : CROSS BRONX. GEO WASH. BRIDGE.

— Cross Bronx ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Prends par là !

— Meuurde, Sherman !

— Reste sur l’autoroute et tout ira bien. (Navigateur à pilote.)

Il regarda la ligne blanche sur le côté de la route. Il se concentrait si fort que les pointillés commençaient à se séparer… Les lignes… Les panneaux… Les feux arrière… Il ne pouvait plus faire le point… Il se concentrait sur… des fragments !… des molécules !… des atomes !… Dieu du Ciel !… J’ai perdu le pouvoir de raisonner !… Son cœur… Des palpitations !… Et puis un grand… crac !… Son cœur reprit un rythme normal…

Puis, au-dessus d’eux : MAJOR DEEGAN TRIBORO BRIDGE.

— Tu vois ça, Maria ? Triborough Bridge ! prends par là !

— Bon Dieu, Sherman, on devait prendre le Washington Bridge !

— Non ! C’est le Triborough qu’il nous faut, Maria ! Il nous ramènera droit dans Manhattan !

Ils prirent donc cette autoroute. Actuellement, au-dessus de leurs têtes : WILLIS AVENUE

— C’est quoi Willis Avenue ?

— Je crois que c’est dans le Bronx, dit Sherman.

— Meuurde !

— Reste sur ta gauche ! tout va bien !

— Meuurde, Sherman !

Au-dessus de l’autoroute un Grand Panneau : TRIBORO

— Voilà, Maria ! tu le vois ?

— Ouais…

— Décale-toi vers la droite. Tu sors à droite ! Maintenant.

Sherman agrippait la mallette et négociait le virage comme si c’était un volant. Il tenait une mallette comme un môme qui joue aux voitures de courses ! Maria avait une veste à épaulettes bleu dur sortie tout droit de l’Avenue Montaigne… dehors, ici… un petit animal tendu, tremblant sous ses épaulettes bleu dur et parisiennes… eux deux dans cette mercedes à 48 000 $ avec son tableau de bord d’avion de chasse… voulaient à tout prix s’échapper du Bronx…

Ils atteignirent la sortie. Il s’accrochait à sa chère existence, comme si une tornade allait se lever dans les cinq secondes et les balayer hors de leurs rails pour les renvoyer… droit dans le Bronx !

Ils y étaient arrivés. Maintenant ils descendaient le long plan incliné qui menait au pont et à Manhattan.

Hahhhhh hahhhhh hahhhhh hahhhhhh

— Sherman !

Il la regarda. Elle soupirait et aspirait de grosses goulées d’air.

— Tout va bien maintenant, mon cœur…

— Sherman… Il l’a lancée ! droit sur moi !

— Lancé quoi ?

— Cette… roue, Sherman !

Le pneu avait frappé le pare-brise droit devant ses yeux. Mais un autre son fit comme un flash dans la mémoire de Sherman… Tchok… le son du pare-chocs arrière frappant quelqu’un et le garçon maigre qui disparaissait… Maria laissa échapper un sanglot.

— Tiens bon ! On n’est plus loin maintenant !

Elle renifla ses larmes…

— Mon Dieu…

Sherman passa la main derrière sa nuque et lui massa le cou.

— Tout va bien, chérie… Tu t’en sors très bien.

— Oh, Sherman…

La chose bizarre – et ça lui paraissait bizarre juste à ce moment précis – c’était qu’il avait le sourire aux lèvres. Je l’ai sauvée ! Je suis son protecteur ! Il continuait à lui masser la nuque.

— Ce n’était qu’un pneu, dit le protecteur, savourant le luxe de pouvoir apaiser le faible. Sinon, cela aurait cassé le pare-brise.

— Il me l’a lancé !… droit… sur moi !

— Je sais, je sais. C’est fini, tout va bien.

Mais il l’entendait encore. Le petit tchok. Et plus de garçon maigre…

— Maria, je crois que tu… Je crois qu’on a touché l’autre…

Tu… on… déjà un instinct profond ramenait le protecteur à la surface. Un blâme.

Maria ne dit rien.

— Tu sais, quand on a dérapé. Il y a eu cette espèce de… ce genre de… petit bruit, un petit tchok.

Maria demeura silencieuse. Sherman l’observait. Finalement, elle dit :

— Ouais… Je… Je ne sais pas. Je m’en fous, Sherman, merde ! La seule chose qui compte c’est qu’on soit sortis de là !

— C’est le principal, mais…

— Mon Dieu, Sherman… C’était comme… le pire des cauchemars !

Elle commença à réprimer des sanglots, penchée en avant sur le volant, les yeux braqués sur la route, concentrée sur la circulation.

— Tout va bien, chérie, on en est sortis !

Il lui massa encore un peu la nuque. Le garçon maigre était debout. Tchok ! Il n’était plus là.

La circulation se faisait plus dense. La marée de feux rouges devant eux passait sous un pont et tournait en montant une pente. Ils n’étaient plus loin du pont. Maria ralentit. Dans l’ombre, les cabines de péage ressemblaient à une grande coulée de béton jaunie par les lumières. Le flot de feux arrière s’étalait vers les cabines du péage. Au lointain, Sherman apercevait l’obscurité profonde de Manhattan.

Une telle force de gravité… tant de lumières… tant de gens… tant d’âmes partageant cette langue de béton avec lui… et tous, absolument tous ignorant à quoi il venait d’échapper !

 

Sherman attendit qu’ils roulent le long de la voie express Franklin Delano Roosevelt le long d’East River, dans le Manhattan Blanc, il attendit que Maria soit calmée avant de remettre le sujet sur le tapis.

— Eh bien, qu’est-ce que tu en penses, Maria ? Je crois qu’on devrait prévenir la police.

Elle ne dit rien. Il la regarda. Elle fixait la route devant eux.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Pour quoi faire ?

— Eh bien je pensais que…

— Ferme-la, Sherman, dit-elle gentiment, doucement. Laisse-moi conduire cette satanée voiture.

Les murailles gothiques familières de l’hôpital de New York étaient juste devant eux. Le Manhattan Blanc ! Ils prirent la sortie de la 71e Rue pour pénétrer dans la ville.

Maria se gara de l’autre côté de l’immeuble et de sa cachette au quatrième étage. Sherman sortit et alla aussitôt inspecter le pare-chocs arrière. À son grand soulagement, pas de bosse, aucun signe de rien, du moins pas là, dans le noir. Comme Maria avait dit à son mari qu’elle ne rentrait d’Italie que le lendemain, elle voulait monter ses bagages dans le petit appartement… Trois fois Sherman grimpa les marches grinçantes, dans le misérable éclairage du Halo du Proprio, traînant les bagages.

Maria ôta sa veste bleu dur à épaulettes parisiennes et la posa sur le lit. Sherman enleva sa veste. Elle était salement déchirée dans le dos, les coutures arrachées… Huntsman, Savile Row, Londres. Coûtait une sacrée fortune. Il la jeta sur le lit. Sa chemise était trempée de sueur. Maria se débarrassa de ses chaussures de deux coups de pied, s’assit dans un des fauteuils en bois tourné près de la table au pied de chêne, mit un coude sur la table et laissa sa tête tomber sur son avant-bras. La vieille table fléchit tristement. Puis Maria se reprit et regarda Sherman.

— J’ai besoin d’un verre, dit-elle. Tu en veux un ?

— Ouais… Tu veux que je les prépare ?

— Hun hun… Je veux une bonne dose de vodka avec un tout petit peu de jus d’orange et de la glace. La vodka est en haut dans le placard.

Il entra dans la vilaine petite cuisine et alluma. Un cafard était installé sur le manche d’une casserole sale sur la cuisinière. Eh bien tant pis !… Il prépara la vodka-orange de Maria puis se servit un plein verre de scotch et y ajouta un peu de glace et un peu d’eau. Il s’assit sur une chaise de bois tourné en face d’elle. Il s’aperçut qu’il avait vraiment envie de ce verre. Il désirait chaque dégringolade de glace brûlante dans son estomac. La voiture dérape… tchok ! Le grand et délicat jeune homme n’est plus là…

Maria avait déjà vidé la moitié du grand verre qu’il lui avait donné. Elle ferma les yeux, jeta la tête en arrière, regarda Sherman et lui sourit d’un air fatigué.

— Je le jure, dit-elle. Je croyais que c’était… la fin.

— Eh bien, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Sherman.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je crois que nous devrions… Je crois que nous devrions prévenir la police.

— Tu l’as déjà dit. Très bien. Explique-moi pour quoi faire ?

— Eh bien ils ont essayé de nous dévaliser… et je crois que peut-être… je crois qu’il est possible que tu en aies touché un.

Elle se contenta de le regarder.

— C’est quand tu as accéléré, et qu’on a dérapé.

— Eh bien, tu veux savoir quelque chose ? J’espère que je l’ai touché. Mais même si je l’ai touché, je sais que je ne l’ai pas touché fort. J’ai à peine entendu quoi que ce soit.

— C’était juste un petit tchok. Et puis, tout d’un coup, il n’était plus là.

Maria haussa les épaules.

— Excuse-moi, je pense tout haut, dit Sherman. Je crois qu’on devrait le signaler. C’est une manière de nous protéger.

Maria souffla de l’air entre ses lèvres, comme on fait quand on est à bout, et regarda ailleurs.

— Et si le type est blessé ?

Elle le regarda et rit doucement.

— Franchement, je m’en fiche complètement !

— Mais suppose que…

— Écoute on est sorti de là. Comment, ça n’a aucune espèce d’importance.

— Mais suppose que…

— Suppose de la merde, Sherman…. Qu’est-ce que tu vas dire à la police ? Hein, qu’est-ce que tu vas dire ?

— Je ne sais pas. Je leur dirai ce qui s’est produit.

— Sherman, je vais te dire ce qui s’est produit. Je viens de Caroline du Sud et je vais te le dire en anglais dans le texte. Deux nègres ont essayé de nous tuer, et on s’en est sorti. Deux nègres ont essayé de nous tuer dans cette jungle et on s’est sorti de cette jungle et on respire toujours et c’est tout.

— Ouais, mais suppose que…

— Suppose toi, plutôt ! Suppose que tu ailles voir les flics ? Qu’est-ce que tu vas leur dire ? Comment vas-tu leur expliquer qu’on était dans le Bronx ? Tu dis que tu vas leur raconter ce qui s’est passé. Eh bien, vas-y, Sherman, dis-moi… Qu’est-ce qui s’est passé ?

Voilà où elle voulait en venir. Est-ce que vous iriez dire à la police que Madame Arthur Ruskin, de la Cinquième Avenue et Monsieur Sherman McCoy, de Park Avenue, en tête à tête nocturne, ont loupé la sortie Manhattan sur le Triborough Bridge et se sont retrouvés dans une petite galère dans le Bronx ? Il déroulait cette séquence dans sa tête. Eh bien, il n’aurait qu’à dire à Judy – non, il n’avait aucun moyen de simplement dire à Judy qu’il se baladait avec une dénommée Maria. Mais s’ils – si Maria avait touché le gamin, alors il valait mieux s’en mordre les doigts mais tout raconter. Tout quoi… Eh bien… Deux gamins ont tenté de les attaquer. Ils ont bloqué la rampe d’accès. Ils se sont approchés de lui. Ils ont dit… Un petit choc en plein dans son plexus solaire. Ils ont dit :… Hé ! Vous avez besoin d’aide ? C’est tout ce que le gros balaise avait dit. Il n’avait pas sorti la moindre arme. Aucun des deux n’avait fait le moindre geste menaçant avant qu’il ne leur jette le pneu dessus. Se pourrait-il que – hé, minute ! C’est dingue ! Qu’est-ce qu’ils auraient bien pu faire d’autre sur cette rampe d’accès à part une barricade, dans le noir – sauf que… pourrait appuyer sa thèse… son interprétation !… un petit animal farouche… tout d’un coup il se rendit compte qu’il la connaissait à peine.

— Je n’en sais rien, dit-il. Tu as sans doute raison. Réfléchissons à la question. Je pense tout haut, c’est tout.

— C’est tout réfléchi, Sherman. Il y a des choses que je comprends mieux que toi. Pas beaucoup de choses, mais certaines. Ils adoreraient nous mettre la main dessus à tous les deux.

— Qui ça ?

— La police. Et à quoi ça servirait ? Il n’attraperont jamais ces types.

— Comment ça mettre la main sur nous ?

— Je t’en prie, oublie la police.

— Mais de quoi parles-tu ?

— De toi, pour commencer. Tu es une personnalité.

— Je ne suis pas une personnalité !

Les Maîtres de l’Univers étaient à un niveau bien supérieur.

— Ah non ? Et ton appartement en photo dans Architectural Digest ? Ta photo dans W ? Ton père était – je veux dire est – euh… ce qu’il est. Tu vois ce que je veux dire.

— C’est ma femme qui a étalé notre appartement dans ce magazine !

— Eh bien tu expliqueras ça à la police, Sherman. Je suis certaine qu’ils apprécieront la nuance.

Sherman était sans voix. C’était une pensée haineuse.

— Quant à moi, ils seront ravis de me mettre la main dessus, en passant. Je ne suis qu’une petite fille de Caroline du Sud, mais mon mari pèse 100 millions de $ et possède un très bel appartement sur la Cinquième Avenue.

— Très bien, j’essayais simplement de me représenter le tableau, je dis ce qui me passe par la tête, c’est tout. Et si tu as touché le gamin ? Et s’il est gravement blessé ?

— Tu l’as vu se faire toucher ?

— Non.

— Moi non plus. Et pour ce que j’en sais, je n’ai touché personne. Bon Dieu, j’aurais aimé le toucher pour de bon, je le jure, mais pour ce que j’en sais, et pour ce que tu en sais aussi, je n’ai touché personne ! D’accord ?

— Eh bien, je crois que tu as raison. Je n’ai rien vu. Mais j’ai entendu quelque chose et j’ai senti quelque chose.

— Sherman, tout s’est passé si vite, tu ne sais pas ce qui s’est passé, et moi non plus. Ces mômes n’iront pas voir les flics. Ça, tu peux en être satanément sûr ! Et si toi tu vas les voir, ils ne les retrouveront jamais non plus. La police passera un excellent moment à écouter ton histoire – et tu ne sais pas vraiment ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?

— Je crois bien que non.

— Et moi non plus, je crois bien. Si jamais la question se pose un jour, tout ce qui s’est passé, c’est que deux jeunes types ont barré la route et essayé de nous dévaliser, et on a réussi à leur échapper. Point à la ligne. C’est tout ce qu’on sait.

— Et pourquoi ne l’avons-nous pas signalé ?

— Parce que c’était sans intérêt. Nous n’étions pas blessés, et nous nous imaginions qu’ils ne retrouveraient jamais ces deux types, jamais. Et tu sais quoi, Sherman ?

— Quoi ?

— Il se trouve que c’est la vérité absolue. Tu peux t’imaginer ce que tu veux, il se trouve que c’est exactement tout ce que toi et moi savons.

— Ouais… Tu as raison. Je ne sais pas, je me sentirais juste un peu mieux si…

— Tu n’as pas à te sentir mieux, Sherman. C’est moi qui conduisais. Si j’ai touché ce salaud, eh bien c’est moi qui l’ai touché ; et moi je dis que je n’ai touché personne, et je ne vais rien signaler à la police. Alors, ne t’inquiète plus de rien.

— Je ne m’inquiète pas, seulement…

— Très bien !

Sherman hésitait. C’était pourtant vrai, n’est-ce pas ? Elle était au volant. C’était sa voiture, mais elle avait pris sur elle de conduire, et si la question était soulevée un jour, c’était son entière responsabilité. Elle conduisait… donc s’il y avait quoi que ce soit à signaler, c’était également sa responsabilité. Naturellement il témoignerait pour elle… Mais déjà un grand poids venait de glisser de ses épaules.

— Tu as raison, Maria. C’était exactement comme dans une jungle.

Il hocha la tête plusieurs fois de suite, pour indiquer que la vérité s’était fait jour en lui.

— On aurait pu se faire tuer, dit Maria.

— Tu sais quoi, Maria ? On s’est battus !

— Battus ?

— On était dans cette saleté de jungle… et on a été attaqués… Et on s’est battus pour en sortir.

Maintenant sa voix s’éclaircissait, de plus en plus enjouée.

— Bon Dieu, je ne me souviens même plus de ma dernière bagarre, je veux dire une vraie bagarre. Je crois que j’avais douze ans, ou treize. Tu sais quoi, bébé ? Tu as été superbe. Tu as été fantastique. Vraiment. Quand je t’ai vue au volant… je ne savais même pas si tu savais conduire cette voiture !

Il s’exaltait. Elle conduisait.

— Mais tu t’en es sortie, merde ! Tu étais géniale !

Oh, l’aube de la vérité se faisait jour. La planète entière baignait dans cette lumière nouvelle.

— Je ne sais même pas comment j’ai fait, dit Maria. Tout est a-a-arrivé en même temps. Le pire a été de changer de siège. Je ne sais pas pourquoi ils ont mis cette espèce de levier de vitesses en plein milieu. Je me suis pris la jupe dedans.

— Quand je t’ai vue au volant, je n’en croyais pas mes yeux ! Si tu n’avais pas fait ça – il secoua la tête – on n’y serait jamais arrivés !

Comme ils atteignaient l’exaltation de ceux qui se racontent leur guerre, Sherman n’avait pas résisté à un petit éloge.

— J’ai fait ce que j’ai pu, dit Maria, je ne sais pas, l’instinct…

Typique de Maria. Elle n’avait pas remarqué son ouverture.

— Ouais, dit Sherman, eh bien c’était un sacré bon instinct. J’avais justement les mains pleines à ce moment-là !

Il ouvrit les bras, large comme un pneu de camion.

Ça, elle le remarqua.

— Oh, Sherman… je sais… Quand tu as lancé cette roue, ce pneu, sur ce type… Bon Dieu, j’ai pensé… comment dire… tu les as battus tous les deux, Sherman ! deux contre un !

Deux contre un… Jamais les oreilles du Maître de l’Univers n’avaient vibré à une si douce musique. Continue ! ne t’arrête pas !

— Je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait, dit Sherman.

Et il souriait maintenant, d’excitation, et sans essayer le moins du monde de réprimer son sourire.

— J’ai lancé le pneu, et immédiatement il m’est revenu dans la figure !

— C’est parce qu’il avait mis ses mains pour le bloquer, que le pneu a rebondi et…

Ils replongèrent dans les détails de l’aventure, flots épais d’adrénaline.

Leurs voix montèrent d’un cran avec leurs pensées, et ils riaient soi-disant à propos de la bizarrerie des détails de leur aventure, mais en fait avec une joie réelle, une exaltation spontanée devant ce miracle. Ensemble ils venaient de vivre le pire cauchemar new-yorkais, et ils avaient triomphé.

Maria se redressa et commença à regarder Sherman avec ses yeux largement ouverts et ses lèvres entrouvertes qui esquissaient un sourire. Il eut une délicieuse prémonition. Sans un mot elle se leva et ôta son chemisier. Elle ne portait rien dessous. Il regarda ses seins, qui étaient fantastiques. La merveilleuse chair pâle respirait la concupiscence et luisait de sueur. Elle s’avança vers lui et s’installa entre ses jambes, tandis qu’assis, il défaisait sa cravate. Il mit les bras autour de sa taille et la tira si fort vers lui qu’elle perdit l’équilibre. Ils roulèrent sur le tapis. Quel incroyable et heureux instant… Ils s’arrachaient leurs vêtements !

Maintenant ils étaient allongés sur le plancher, sur le tapis qui était sale, couchés dans les moutons de poussière, mais rien à faire de la poussière et des moutons !… Ils étaient brûlants et trempés de sueur, mais quelle importance ? C’était bien mieux comme ça. Ils avaient franchi ensemble le cercle de feu. Ils avaient combattu ensemble dans la jungle, non ? Ils étaient allongés côte à côte, et leurs corps étaient encore moites et brûlants de ce combat. Sherman l’embrassa sur les lèvres et ils restèrent comme cela un long moment, bouche contre bouche, simplement, leurs corps écrasés l’un sur l’autre. Puis il commença à laisser courir ses doigts sur son dos et sur la courbe parfaite de ses cuisses, et dans la courbe parfaite de ses cuisses – et jamais une telle excitation ! Un flux électrique le parcourut, du bout de ses doigts jusque dans son bas-ventre, puis à travers tout son système nerveux, jusqu’à l’explosion de milliards de synapses. Il voulait avoir cette femme, littéralement, la faire entrer en lui, absorber ce merveilleux corps blanc et chaud, en pleine jeunesse animale saine et forte, et le faire sien pour toujours. L’amour parfait ! La béatitude parfaite ! Priape, roi et maître ! Maître de l’Univers ! Roi de la Jungle !

 

Sherman garait ses deux voitures, la mercedes et une grosse station wagon Mercury dans un garage souterrain, à deux pâtés de maison de son appartement. En bas de la rampe d’accès, il s’arrêta, comme d’habitude, à côté de la cabine en bois du gardien. Un petit gros en chemise à manches courtes et pantalon de tergal gris tirebouchonné sortit. C’était justement celui qu’il n’aimait pas. Dan, le rouquin. Sherman sortit de sa voiture et fit, très vite, un rouleau avec sa veste, espérant que le petit gardien ne s’apercevrait de rien.

— Hey, Sherm’, comment qu’ça va ?

C’était cela que Sherman détestait le plus. Il était déjà assez insupportable que ce type insiste pour l’appeler par son prénom. Mais de le raccourcir en « Sherm », ce que personne n’avait jamais osé faire – c’était l’escalade. Du présomptueux à l’insupportable carrément. Sherman ne se souvenait d’aucun geste ni d’aucune parole qui auraient pu inviter, ou même laisser imaginer une telle familiarité possible. Aujourd’hui, on se devait d’accepter la familiarité gratuite, mais Sherman ne l’acceptait pas. C’était une forme d’agression. Tu penses que je suis ton inférieur, toi le Wasp de Wall Street avec ton menton de Yale, mais je vais te faire voir… Plusieurs fois il avait tenté de penser à une réponse polie mais irrémédiablement froide face à ces paroles d’accueil chaleureuses et pseudo-amicales, et il n’avait rien trouvé.

— Sherm’ comment qu’ça va ?

Dan était juste à côté de lui. Il ne le lâchait pas.

— Très bien, dit seulement M. McCoy, glacial… mais faible, aussi.

Une des règles non écrites de la bonne conduite consiste à répondre aux « comment ça va » des inférieurs par le silence. Sherman se détourna et commença à s’éloigner.

— Sherm’ !

Il s’arrêta. Dan était planté près de la mercedes, les mains sur ses hanches grassouillettes. Il avait les hanches d’une vieille bonne femme.

— Z’avez vu que vot’ veste est déchirée ?

Le bloc de glace, son menton levé, ne dit rien.

— Là, là, regardez, dit Dan avec une satisfaction considérable. On voit la doublure, comment z’avez fait ça ?

Sherman l’entendit – le tchok – et il sentit à nouveau l’arrière de la voiture qui dérapait, et le garçon maigre n’était plus là. Pas un mot sur tout ça – et pourtant il sentait comme une terrible urgence de tout raconter à cet odieux petit bonhomme. Maintenant qu’il avait passé le cercle de feu et qu’il avait survécu, il expérimentait l’une des conduites humaines les plus aiguës et les moins compréhensibles : l’envie de se confier. Il voulait lui raconter sa guerre.

Mais la prudence triompha, la prudence boulonnée de snobisme. Il semblait évident qu’il ne devait en parler à personne, et à ce type encore moins.

— Pas la moindre idée, répondit-il finalement.

— Z’aviez pas remarqué ?

L’iceberg humain avec le menton de Yale, Monsieur Sherman McRoy, fit un geste vers la mercedes.

— Je ne la reprendrai pas avant le week-end.

Puis il fit un demi-tour parfait et s’en alla.

Comme il regagnait la rue, une bouffée de vent balaya le trottoir. Il pouvait sentir l’épaisseur humide de sa chemise. Son pantalon était encore trempé derrière les genoux. Sa veste déchirée était passée sur son bras. Ses cheveux emmêlés comme un nid d’oiseau. Il était dans un état lamentable. Son cœur battait trop vite. J’ai quelque chose à cacher. Mais pourquoi s’inquiétait-il ? Ce n’était pas lui qui conduisait la voiture quand c’était arrivé – si c’était arrivé. Il n’avait pas vu le gamin frappé par le pare-chocs, et elle non plus, et, de surcroît, c’était dans le tourbillon du combat, un combat pour leur survie – et elle était au volant, de toute façon. Si elle ne voulait pas le signaler à la police, c’était son problème.

Il s’arrêta, reprit sa respiration et regarda autour de lui. Oui… Le Manhattan Blanc, le sanctuaire des 70e Rues Est. De l’autre côté de la rue, un portier attendait sous le dais d’une entrée d’immeuble, une cigarette aux lèvres. Un jeune homme en costume trois-pièces sombre et une jolie fille en robe blanche avançaient vers lui. Le jeune homme lui parlait à cent kilomètres/heure. Si jeune et habillé comme un vieil homme, un costume de chez Brooks Brothers ou Chipp, ou J. Press., exactement comme lui la première fois qu’il s’était présenté chez Pierce & Pierce.

Tout d’un coup, un sentiment merveilleux envahit Sherman. Pour l’amour du Ciel, pourquoi s’inquiétait-il ? Il était là, sur le trottoir, invulnérable, le menton levé et un immense sourire aux lèvres. Le garçon et la fille pensaient probablement qu’il était fou. En fait – c’était un homme. Ce soir, avec seulement ses mains et ses nerfs il avait combattu l’ennemi fondamental, le chasseur, le prédateur, et il avait vaincu. En combattant il s’était sorti d’une embuscade sur le terrain du cauchemar, et il avait vaincu. Il avait sauvé une femme. L’heure était venue d’agir comme un homme, et il avait agi, et il avait vaincu. Il n’était plus simplement un Maître de l’Univers, il était plus que cela. Il était un homme. Grimaçant et marmonnant « Montrez-m’en dix qui soient valeureux », le valeureux, encore trempé de son combat, avala les deux pâtés de maisons qui menaient à son duplex surplombant l’avenue des rêves.