Editions Métailié : le polar comme moteur du numérique
06 février 2014
Après Philippe Picquier en début de semaine, je vous propose d'en savoir plus aujourd'hui sur le catalogue numérique des Editions Métailié, l'une des maisons d'édition de littérature étrangère les plus réputées. Evénement aujourd'hui, puisque sort le dernier roman d'Arnaldur Indridason "Le Duel", un polar sur fond de guerre froide dans l'univers des échecs en 1972 à Reykjavík, où se déroule le championnat du monde opposant l’américain Bobby Fischer et le russe Boris Spassky.
Un nouvel Indridason qui s'annonce déjà comme l'un des titres incontournables de ce début d'année.
Je remercie vivement Lise Belperron, chez Métailié, qui a bien voulu répondre à mes questions autour du catalogue numérique:
Pouvez-vous nous présenter rapidement la maison d'édition?
Créée en 1979, les Editions Métailié publient essentiellement de la littérature étrangère, beaucoup de Latinos, mais aussi des Italiens, des Ecossais, des Portugais, des Espagnols; un fort penchant pour le roman noir aussi, d’où qu’il vienne, et quelques ouvrages de sciences humaines.
Quelle est votre politique en matière de numérique? Numérisation, distribution, DRM, prix, part du catalogue imprimé?
Nous avons commencé assez tôt à produire des titres en numérique, en février 2011. Dès le départ nous avons choisi de faire systématiquement un format ePub pour toutes les nouveautés (pour peu qu’on nous autorise à le faire!), mais aussi de numériser le fond –par exemple, la première année, toute l’œuvre d’Arnaldur Indridason, et tous les livres de Luis Sepúlveda. Nous sommes en train de numériser des titres importants du catalogue, mais nous devons également nous préoccuper de leur commercialisation (comment faire pour qu’ils ne tombent pas tout au fond des vitrines numériques, qui privilégient la nouveauté). Nous vendons nos titres via EdenLivres, ce qui nous permet d’être présents facilement et efficacement dans toutes les librairies numériques.
Tous nos titres sont sans DRM. Nous sommes à un maximum de -30% du prix papier pour les grands formats (mais il nous arrive d’être nettement en dessous pour les titres du fond) et un prix équivalent pour les poches. Nous avons actuellement 110 titres disponibles en numérique, soit environ 15% de notre catalogue papier, ainsi que 43 «Petites Suites», chapitres ou nouvelles que nous vendons à l’unité.
Actuellement notre catalogue numérique est composé de nouveautés à 70%. Nous tentons de numériser progressivement toute l’œuvre d’un auteur quand un nouveau roman est prévu; nous nous penchons aussi sur nos «classiques» (nous avons ainsi numérisé dernièrement toute l’œuvre de Quiroga, immense écrivain uruguayen).
Comment voyez-vous l'articulation du numérique par rapport au poche?
A l’heure actuelle il nous semble important de ne pas cannibaliser le marché du poche, c’est pourquoi nous pratiquons un alignement des prix. A terme, je pense qu’il y a une place pour le poche et pour le numérique; cela se jouera sans doute en termes de priorité (plus d’exhaustivité en numérique, plus de visibilité en poche). En numérique, nous manquons cruellement de médiation, on a la sensation d’envoyer certains de nos livres au casse-pipe –c’est un problème que nous avons moins sur le poche car il y a des libraires! Et assez de diversité parmi eux pour faire passer des auteurs un brin moins connus…
Quelle sont les difficultés avec les droits? Beaucoup de traductions chez Métailié, comment réagissent les auteurs et les éditeurs étrangers?
Il faut tout négocier et ce n’est pas toujours facile; tout le monde croit que le marché du numérique, c’est la poule aux œufs d’or. Il faut souvent expliquer qu’en France on n’en est pas encore là, que c’est un marché balbutiant, dans lequel chacun doit trouver sa place.
Les auteurs sont relativement indifférents à la question du numérique. Ils sont contents d’y être mais pas toujours très au courant (comme beaucoup de professionnels d’ailleurs, y compris journalistes, libraires). Ils s’inquiètent beaucoup des prix très inférieurs pratiqués sur le numérique dans certains cas (comment vivez-vous si vous vendez des livres à 2,99€??)
Pouvez-vous nous donner des chiffres de ventes? Des indications sur les différentes plateformes et la répartition des titres?
Nous avons vendu 22.000 exemplaires l’an dernier, dix fois plus qu’en 2011, deux fois plus qu’en 2012. Les cinq livres les plus vendus sont tous des polars signés Arnaldur Indridason: Etranges Rivages, Betty, La Muraille de Lave, La Cité des Jarres et La Voix. D’une manière générale, le noir se vend beaucoup mieux que la littérature –on peut atteindre 4% des ventes papier dans ce genre; pour la littérature, ça ne dépasse pas, dans le meilleur des cas, les 2%.
En termes de plateformes, on constate cette année un très net recul (en pourcentage) d’Apple, au profit de Kobo et d'Amazon, qui sont clairement et de très loin nos plus gros revendeurs. On atteint plus de 80% des ventes avec seulement 4 librairies numériques. Malheureusement, je crains que la partie soit très inégale pour les libraires.
En ce qui concerne la répartition nouveautés/ best-sellers/ ouvrages plus anciens du fond, pas vraiment de surprises de ce côté-là. Ce qui fonctionne en papier fonctionne en numérique, avec une très nette «prime à la visibilité» (et du coup à la nouveauté), les librairies numériques étant peu nombreuses et mettant souvent en avant les mêmes titres. Il est très difficile de faire vivre le fond sur le web. Même des titres emblématiques, très connus, qui se vendent plutôt bien en papier, à des prix abordables, ont du mal à se faire une place dans les vitrines.
Vous avez fait le choix du sans-DRM. Certains de vos confrères ont beaucoup de défiance envers le piratage et hésitent à se passer de verrous numériques. Quel est votre sentiment?
En réalité, ce qui fait qu’on pirate plus tel ou tel livre, c’est surtout son succès en papier. Quoiqu’il en soit c’est un risque mineur. Nous ratissons régulièrement le web, nous faisons retirer très facilement tous les fichiers illégaux, et dans ce cas le watermarking nous permet de détecter l’origine du fichier. En outre, les sites de piratage sont de plus en plus commerciaux (il faut s’inscrire, payer quelque chose, ou esquiver des tonnes de publicité –je le sais, je pirate systématiquement mes livres, pour vérifier!) et donc de moins en moins attractifs. Ce qui me gêne c’est qu’en réalité seuls 20% de nos lecteurs achètent des livres vraiment sans DRM, en s’écartant des plus gros revendeurs dont l’écosystème est fermé. Et oui, les agents et éditeurs étrangers ont peur à la fois du piratage et des baisses de prix.
Quels sont vos projets, axes de développement, promotions?
Progressivement, nous allons numériser une grande partie de notre fonds; nous ne pourrons pas numériser systématiquement (il faudrait renégocier trop de contrats, et nous relisons tout systématiquement, ce qui prend tout de même un certain temps) mais nous essaierons d’avoir un catalogue complet sur les titres qui tournent encore en librairie.
Nous sommes très attirés par de nouveaux modèles de publication (offre couplée papier+numérique, prêt en bibliothèque, abonnements, vente de chapitres) mais il faut reconnaître que tout est très compliqué et très artisanal dans ce domaine: entraves législatives et techniques innombrables, relations avec les agents (qui par contrat nous imposent de respecter certaines clauses strictes), visibilité limitée (j’ai dû renoncer à plusieurs opérations faute de partenaires). Sans compter qu’on doit faire avec tout un tas d’acteurs dont les décisions influencent très directement nos livres sans que nous puissions faire quoi que ce soit (par exemple, nous ne mettons pas de DRMs, mais Amazon et Apple en mettent dans tous les cas!). Ce n’est pas toujours facile d’avoir aussi peu de maîtrise. Parfois, on aimerait être plus libre!
En tout cas nous allons continuer à proposer des nouvelles à l’unité, ainsi que des opérations de baisses de prix (sur les Suites au printemps, les polars à l’été), et tenter de valoriser notre fond sur les réseaux sociaux. Nous proposerons aussi, comme pour Quiroga, des petites nouvelles gratuites -d’ailleurs j’en profite pour les recommander, ce sont de petits bijoux littéraires, cruels, cyniques, exotiques! Pour nous, numérique ou papier, peu importe, tant que les gens lisent!
Pouvez-vous nous parler de votre actualité du mois?
Le nouveau Indridason est bien entendu le grand événement du mois de février. Si vous aimez le genre, il y a aussi Rafael Reig, avec Ce qui n’est pas écrit, un super polar par un Espagnol qui n’avait jamais été traduit en France. Et la semaine prochaine, tout Agualusa, un écrivain angolais absolument génial, avec son nouveau roman, Théorie générale de l’oubli. Ou comment survivre à Luanda enfermée pendant trente ans dans un appartement. La femme en question pêche des poules chez ses voisins du dessous et cultive des légumes sur son balcon tout en écrivant sa vie sur les murs!