Vous vous rappelez peut-être du conflit qui m'avait opposé au printemps dernier au site "La République des Lettres", sur ce que je considérais comme une pure escroquerie, à savoir la vente de biographies de grands écrivains d'une dizaine de pages tout au plus -en fait gratuites sur internet-, sous couverts d'auteurs, spécialistes réputés. Un vrai attrape-gogos malheureusement. Suite à l'injonction du propriétaire du site, j'avais supprimé les billets en question. Actualitté avait eu la gentillesse de relayer, je les en remercie, ils étaient bien les seuls à l'époque. Surprise aujourd'hui de constater que les auteurs concernés n'étaient nullement au courant, grugés commes les pauvres lecteurs. La preuve c'est Antoine Compagnon, spécialiste de Marcel Proust, qui s'exprimait dimanche dernier sur le Huffington Post, je me suis permis de reprendre son billet dans son intégralité tant il est éclairant sur des pratiques déviantes en cours en ce moment:
"Cette semaine, j'ai découvert que j'étais l'auteur supposé d'un livre
que je n'ai jamais vu, dont j'ignorais l'existence jusqu'ici, et dont
l'auteur véritable me reste un mystère, peut-être un homonyme, à moins
que je ne sois doué d'une double personnalité, que je ne l'aie écrit au
cours d'une autre vie, ou qu'un farceur n'ait pris mon nom comme
pseudonyme pour me faire une niche. Les vols d'identité sont de plus en
plus fréquents dans le monde numérique, mais je n'en avais pas encore
été victime. Sans que j'aie été averti de la naissance de ces belles
infidèles, des traductions de certains de mes livres, dit-on, circulent
en Chine ou au Vietnam, ainsi que des versions russe ou brésilienne, je
crois, de mes cours de la Sorbonne traitant du genre et, comme par un fait exprès, de l'auteur, disponibles sur Fabula.org, mais cette usurpation-ci me soucie plus.
On peut en effet se procurer sur Amazon un livre qui m'est généreusement attribué et qui porte un titre redondant: "Marcel Proust. Vie et oeuvre de Marcel Proust".
Publié sous forme numérique, cet ouvrage est en vente depuis le 10 mars
2012 à l'enseigne de "La République des lettres", maison d'édition dont
la noble et ambitieuse raison sociale ajoute à la confusion, puisque
j'ai souvent rendu hommage à cette communauté lettrée sous l'égide de
laquelle mon maître et ami, Marc Fumaroli, a placé toute son œuvre, dont
je me réclamais il y aura bientôt trente ans dans un ouvrage intitulé La Troisième République des lettres (Seuil, 1983), et qui a donné son nom à notre équipe du CNRS, Respublica literaria. L'équivoque est donc gênante. Qui se dissimule derrière cette République des lettres
commerciale, inconnue au bataillon et prétendant donner à lire un texte
de moi? Je n'en sais rien et je donne ma langue au chat.
L'ouvrage, pour une longueur de dix pages seulement, est vendu à 4,99€ au format Kindle,
la liseuse d'Amazon, prix qui, sans atteindre les sommets du fameux
rapport sur les lycées rendu par feu le directeur de Sciences Po, n'est
quand même pas donné. Ma prétendue prose à 50 centimes d'euro la page,
c'est nettement plus cher qu'une Pléiade. À ce tarif-là, mon dernier
livre se vendrait 150€ au lieu de 19,90€ sur papier et 13,99€ sous
forme numérique: comme quoi, il y a encore des affaires à décrocher. Et
pourtant ça s'achète -je ne dirai pas que ça s'arrache-, puisque mon
opuscule clandestin était au 5.413e rang dans la boutique Kindle mardi
dernier. On y apprend d'ailleurs que les gogos qui se sont procuré mon
mystérieux Marcel Proust ont aussi acheté le De Gaulle de François Mauriac ou Paris capitale du XIXe siècle
de Walter Benjamin, excellentes lectures qu'il m'est arrivé de
recommander aux auditeurs de mes cours, de même que, liseurs de bon
goût, ils ont téléchargé à l'œil les œuvres de Nerval et L'Immoraliste de Gide.
Comment se répartissent les 4,99€ versés par chaque acheteur de
mon énigmatique plaquette: quel pourcentage pour Amazon? Combien pour
cette République des Lettres battant pavillon de complaisance?
En tout cas, rien du tout pour l'auteur, si l'auteur, c'est moi. Et je
ne vais quand même pas jeter par la fenêtre 4,99€ pour vérifier
l'origine de ces quelques feuillets qu'Amazon m'attribue, si je les ai
écrits jadis et qu'ils ont été copiés-collés, ou si un autre Antoine
Compagnon les a composés. Intrigué malgré tout par cette affaire, je me
suis décidé à googler mon nom pour m'assurer de mon identité -geste une
peu bizarre dont il ne faut pas abuser- et moi qui me croyais le seul,
l'unique, je me suis trouvé un double,
lui aussi écrivain à ses heures, poète aussi précoce que Minou Drouet
et chanteur de funk-rock originaire du pays de Civray. Serait-il
l'auteur de la brochure proustienne distribuée par Amazon.fr? C'est peu
probable.
Si un lecteur de ce billet (ou une lectrice) s'est fait avoir et a
par malheur acheté ma contrefaçon, aussi fictive que le fascicule de
Bergotte sur Racine que Gilberte prête au héros de la Recherche, qu'il
veuille bien m'excuser de l'avoir traité de gogo il y a deux
paragraphes. J'ai en effet une requête à lui présenter: oubliant mes
récriminations, qu'il ait la gentillesse de me faire connaître ce qu'il a
trouvé dans ce coûteux volume à moi imputé et s'il en a eu pour son
argent, si la prose renfermée dans ce livre immatériel peut de bon droit
m'être attribuée et s'il en a décelé la source, car je reste tout de
même curieux. Les plus grands nigauds -ou fielleux sous leur air naïf-
sont en tout cas ceux qui s'imaginent que je tire profit de la vente de
cette Vie et œuvre de Proust."
Il est bien regrettable que les distributeurs et les librairies numériques ne soient pas plus regardants à l'égard de ce genre de charlatans. Depuis le billet d'Antoine Compagnon, le pseudo-livre et les textes des auteurs contemporains ont bien entendu disparus (ou indisponibles à la vente comme ici); ils restent les auteurs morts et des textes caviardés livrés en pâture. Avant que les ayant-droits et les défenseurs du droit moral s'aperçoivent de quelque chose et s'expriment, l'escroquerie continue...