On lira avec beaucoup d'intérêt l'exposé d'Hubert Guillaud sur ce qu'il conçoit être un livre à l'heure du numérique au Forum des Bibliothèques 2.0 de Montréal. Brillant exposé des possibilités de l'internet et des contenus numériques à l'ère des réseaux, certes. Mais en le lisant et plus j'avance, plus me vient irrésistiblement à l'esprit que c'est d'oeuvre multimédia sur internet dont il parle. "Aussi surprenant que cela puisse paraître, un livre n’est pas défini
par son contenu, par sa forme, par ses modalités de commercialisation,
par son intégration dans une chaine économique, mais par son support." Je ne suis pas d'accord, un livre, ce n'est pas seulement un support. Puisqu'il cite Roger Chartier justement, relisons-le: "D’un côté, un livre, c’est un objet produit par un travail de manufacture, quel
qu’il soit – copie manuscrite, impression ou éventuellement production
électronique –, et qui appartient à celui qui l’acquiert. En même
temps, un livre, c’est aussi une œuvre, un discours. Kant dit que c’est
un discours adressé au public, qui est toujours la propriété de celui
qui l’a composé et qui ne peut être diffusé qu’à travers le mandat
qu’il donne à un libraire ou à un éditeur pour le mettre dans l’aire de
la circulation publique. Tous les problèmes de la réflexion tiennent à cette relation complexe
entre le livre comme objet matériel et le livre comme œuvre
intellectuelle ou esthétique, parce que, jusqu’à aujourd’hui, la
relation s’est toujours établie entre ces deux catégories, entre ces
deux définitions – d’un côté, des œuvres qui ont une logique, une
cohérence, une complétude et, de l’autre, les formes matérielles de
leur inscription, qui pouvait être, dans l’Antiquité et jusqu’au
premier siècle de notre ère, le rouleau. Dans ce cas-là, très souvent,
l’œuvre est disséminée entre plusieurs objets. À partir de l’invention
du codex (c’est-à-dire du livre tel que nous le connaissons encore,
avec des cahiers, des feuillets et des pages), une situation inverse
apparaît: un même codex pouvait, et c’était même la règle, contenir
différents livres au sens d’œuvre."
Que les livres de demain tirent parti de l'évolution des supports du côté de l'hypertexte, du recours au son, à l'image, à la vidéo, à l'illustration, c'est incontestable. Des formes nouvelles vont émerger et c'est tant mieux.
En revanche rien dans l'exposé de Hubert sur ce qui fait la spécificité de la création des livres, à savoir le mandat comme le rappelle Kant, ce contrat "moral", ce pacte irréfragable (qui va bien au-delà d'un contrat de papier, bien des éditeurs vous le dirons) entre un auteur, un éditeur qui l'a choisit, un libraire qui a choisi de le vendre pour assurer des revenus nécessaires à l'ensemble de la chaîne de valeur. Tous les livres du Salon du Livre (et dieu sait, s'il y en avait!) sont nés de cette façon.
J'aurais bien aimé qu'Hubert agrémente son exposé d'exemples de livres numériques tels qu'il les conçoit pour demain, d'auteurs qui nous disent les choix de création qui sont les leurs.
Moi, je vais vous en donner un. Je l'ai découvert la semaine dernière. Il s'appelle Kingsley Crossing d'Olivier Jobard. C'est Nathalie Bocher-Lenoir du groupe Editis qui a eu la bonne idée de nous donner le lien lors de la journée du 17 mars au Salon du Livre. Il s'agit d'un récit sous une forme extrêmement travaillée, mais bien d'un récit de journaliste et d'auteur comme Jack London aurait pu le produire, s'il avait eu à sa disposition les outils, au début du siècle dernier quand il a décrit la condition des ouvriers dans les faubourgs de Londres dans Le Peuple d'en Bas, par exemple. Vous verrez l'intégration dans cette oeuvre numérique de vidéos, de photographies, de textes, d'illustrations. Ce "livre numérique" est passionnant car il représente à mon sens le dégré ultime, l'exploitation la plus complète des moyens mis à disposition d'un auteur. C'est bien le témoignage, les mots et le récit qui supporte l'ensemble de l'oeuvre. C'est une oeuvre multimédia à part entière mais la question est de savoir si c'est bien un livre de demain, c'est la question essentielle. Est-ce que les auteurs vont s'adapter à ces formes d'écriture? Est-ce que tous les auteurs de demain vont peu à peu migrer vers l'internet de cette façon? Est-ce que c'est le métier des éditeurs de demain de s'orienter vers ce type de créations? Est-ce que les lecteurs de demain vont se désintéresser des livres traditionnels? Si Jack London vivait aujourd'hui, quelle forme donnerait-il à son livre? C'est bien là la question.
Justement, un autre auteur contemporain comme Olivier Jobart, a choisi d'écrire un livre de nos jours comme Jack London. Il s'appelle Tarquin Hall. Il est anglais, il est journaliste, il a choisi de fixer son récit dans les mêmes conditions qu'au temps de Jack London avec des éditeurs qui ont choisi de le défendre, des traducteurs qui se sont donné du mal pour respecter son écriture, des libraires qui soutiennent son livre, des salons comme par exemple Etonnants Voyageurs à Saint-Malo qui le célèbre et qui organisent des rencontres avec ses lecteurs. Et cela dans le monde entier. Je crois que Tarquin Hall peut continuer à écrire en choisissant cette voie-là et qu'il continuera à rencontrer ses lecteurs de cette voie-là. Tarquin Hall, Olivier Jobart, deux auteurs qui ont choisi deux types d'oeuvres différentes. Que les frontières entre l'un et l'autre aient tendance à se flouter à l'avenir, c'est certain. Mais je crois dans l'avenir, il y aura des auteurs qui choisiront la voie de Tarquin Hall et que le support papier n'est pas la seule "contrainte", la preuve étant que Tarquin Hall est journaliste dans des grands médias anglais et qu'il dispose d'un site, d'un blog, qu'il n'est pas si déconnecté que cela. Ses livres et leurs présences n'en ont que plus de force, je le pense et je ne suis pas le seul à le penser. Et j'espère bien que les lecteurs de demain continueront à lire les livres Tarquin Hall sur du papier ou sur des lecteurs mobiles qui offrent les mêmes qualités que le papier, cela n'est finalement pas très important.
Je remercie Hubert pour les réflexions qu'il nourrit à travers son discours. Nul doute que je ne serais pas le seul à réagir dans les semaines qui viennent.