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8 notes en décembre 2021

5. La transition numérique à l'aune de Nikos Kazantzaki

ChristPoursuite de mes lectures de l'œuvre de Nikos Kazantzaki avec Le Christ recrucifié publié en 1954. Après le succès de Zorba, d'autres traductions de ses livres ont suivi en France avec succès, repris de nombreuses fois en poche au fil des années. Puis les éditions se sont arrêtés, allez donc comprendre. En remettant le nez dans des cartons récemment je me suis même rendu compte que ce Christ recrucifié figurait dans un polycopié de livres à lire, de mon professeur de français en classe de seconde. Onze titres de littérature étrangère seulement, je vous les donne: Constantin-Meyer, Un homme se penche sur son passé; Cronin, Les Clés du Royaume; Greene, La Puissance et la gloire; Hemingway, Pour qui sonne le glas; Kazantzaki, Le Christ recrucifié; Miller, Les Sorcières de Salem; Paton, Pleure ô payas bien-aimé; Remarque, A l'ouest rien de nouveau; Sienkiewicz, Quo vadis?; Steinbeck; Les Raisins de la colère; Wells, La Guerre des mondes. C'est dire si Kazantzaki entrait dans les classiques du XXème siècle à l'époque.

Lecture moitié en numérique (la version récupérée semble de qualité), moitié en imprimé avec une édition d'époque, les caractères très petits, équivalent à une Pléiade. Entre mobilité et mon domicile, observer au cours de sa lecture, ce qui change de lire en numérique. La perte des repères spatiaux certes mais ils s'effacent peu à peu, ils prennent moins d'importance, la concentration sur le texte seul, l'essentiel. Est-ce que leur perte est essentielle? Une écume, des petits apartés qui font appel à notre mémoire spatiale, sans trop grande conséquence je pense sincèrement, le bonheur du texte s'accroche à bien autre chose dans notre cerveau.

Confronter imprimé et numérique, c'est l'occasion de revenir sur une proposition au point mort depuis dix ans. Celle de pouvoir disposer d'une version numérique à petit prix quand on achète la version imprimée. Une proposition logique pour des lecteurs à la fois attachés à l'imprimé et souhaitant disposer d'une version numérique pour partir en vacances ou plus globalement dans les transports. Aussi l'occasion de ne pas abimer le livre imprimé, tout le monde aura fait l'expérience d'une édition grand format qui aura souffert de lectures nomades. L'occasion aussi de donner un vrai coup de pouce aux librairies physiques, tant le numérique est impossible à incarner dans l'espace physique. On se rappelle du naufrage des bornes, que cela parait loin derrière nous aujourd'hui.

En 2011 comme aujourd'hui, impossible de proposer cette offre couplée, la loi sur le prix unique ne le permet pas. Impossible de vendre la version numérique à un prix réduit si elle est liée à l'achat d'un autre livre. La seule solution serait que les éditeurs proposent dans leurs catalogues une autre version couplée (imprimée et numérique), un nouveau produit, un nouvel ISBN avec un autre prix. Bien lourd, bien difficile à mettre en place. J'en avais parlé à l'époque avec Hervé Gaymard, le député qui avait porté la loi sur le livre numérique. Il pensait que c'était l'adaptation suivante de la loi, accompagner au plus proche les évolutions technologiques et aussi porter le marché dans les librairies physiques. Depuis rien n'a bougé...

La gestion de l'offre couplée, c'est aussi le symptôme de l'échec complet des réflexions interprofessionnelles sur le sujet du numérique, le suivisme des grands acteurs GAFA, sans plus, le service minimum proposé par les éditeurs. Est-ce que l'offre couplée est définitivement condamnée? Il y a eu quelques adaptations pour les dictionnaires notamment, où la version numérique est proposée gratuitement avec l'imprimé, une suite logique du CD ou de la clé USB, mais ce sont des propositions très à la marge. Je pense que l'offre couplée est définitivement condamnée, elle ne sera jamais porté par les libraires indépendants, c'était eux qui étaient les plus à même de la revendiquer en complément d'un livre imprimé vendu, une possibilité supplémentaire de revenus associés. Peut-être reste-t-il un semblant d'ouverture possible avec le livre audio? J'en doute fortement.

Aujourd'hui nous commençons à entendre parler d'offres d'abonnement en streaming plus ou moins étendues, la fracture avec l'imprimé semble bien définitivement consommée. Imprimé et numérique, chacun de son côté, en être réduit quand on achète le livre imprimé de pirater son avatar numérique pour ne pas avoir à le racheter une deuxième fois au prix fort, avec toujours les mêmes restrictions d'usage évidemment...

[Tous les billets de cette chronique sont ici].


Le piratage du Houellebecq: la manipulation est certaine

AneantirDécidément l'excitation est vive sur le piratage du prochain Houellebecq Anéantir. La presse relaye largement ce matin via l'AFP, je suis cité d'ailleurs, Sud-Ouest, BFM, Capital, le Figaro, Ouest-France..

Un détail qui m'avait échappé dans mon précédent billet hier et qui évacue complètement les suspicions sur les journalistes qui ont reçu le livre imprimé vendredi dernier : l'ISBN est incomplet au début du fichier et le dépôt légal de novembre 2021 (alors que la mention dans l'imprimé définitif sera de janvier 2022) à la fin, prouvent bien qu'il s'agit assurément d'une version intermédiaire qui a fuité, sans doute en octobre, peut-être même avant. Fichier PDF ou sortie imprimante, peu important, la fuite est bien de longue date. Cette divulgation quelques jours après le service de presse est là pour noyer le poisson, plus grave elle discrédite les journalistes eux-mêmes. On revient à un scénario proche de celui de Soumission en 2014, sur des bonnes feuilles. Il y a sans doute encore des coquilles dans cette version, elle ne correspond sans doute pas au bon à tirer définitif du livre.

La communication du texte d'un tel livre-événement est extrêmement encadrée dans la chaine éditoriale, je connais parfaitement les rouages, l'ayant moi-même pratiqué à l'époque. Le compositeur a transmis le fichier au service de fabrication, via un serveur sécurisé. Aucune version imprimée sans doute à ce stade. Puis ce PDF a circulé de manière très sélective (pas de mail, sans doute un accès sur un serveur sécurisé en interne avec des authentifications restreintes), l'éditeur, la direction générale, le directeur juridique, le service de presse (et encore, pas sûr, la presse ayant été débranchée depuis le début), l'agent de Houellebecq et Houellebecq lui-même pour les corrections et le bon à tirer final. Les sorties imprimantes sont extrêmement contrôlées elles-aussi, à ce stade, vous le pensez bien, des versions non imprimables du fichier sans doute réalisées de manière sélective. Flammarion, à cette heure, sait parfaitement quelle version a réellement fuité et les personnes concernées. Il y a de toute façon une manipulation quelque part. J'espère que Flammarion publiera rapidement un communiqué pour lever le doute sur les journalistes qui ont reçu le livre vendredi dernier.

Il est très étonnant que l'on retombe une nouvelle fois comme par hasard sur Michel Houellebecq sept ans après et non pas sur Ken Fowlett, Marc Lévy, Guillaume Musso ou d'autres, Christine Angot chez le même éditeur Flammarion d'ailleurs. Impensable de penser à une stratégie quelconque chez Madrigal évidemment. En tout cas un joli buzz pour pas cher à quelques semaines de la parution. De quoi alimenter les conversations devant la buche des réveillons. Cette affaire n'est pas sans me rappeler la stratégie de Paulo Coelho à l'époque, sans doute au grand dam de son éditrice Anne Carrère. Vous relirez mes billets fin 2009 et 2012, une éternité... Alors, Michel Houellebecq l'égal de Paulo Coelho? On peut au moins se poser la question, surtout quand on connait l'art de la manipulation chez Houellebecq...

PS: Comment détecter une telle fuite? Assez simple finalement. Il aurait suffit à Flammarion de préparer 5 ou 6 fichiers différents chez le compositeur, avec une coquille soigneusement différente dans chaque version divulguée, parfaitement indétectable. Puis dépôt sur le serveur aux personnes concernées. Cela aurait-été un jeu d'enfant de repérer ensuite quelle version était en cause...

Une question aussi. Pourquoi le fichier est apparu trois jours après le service de presse du vendredi 17 décembre et non pas bien avant? Comment le "pirate" était-il au courant de ce service de presse? Un timing bien étrange...


Anéantir de Houellebecq déjà piraté, un grand remake...

AneantirLe prochain livre de Houellebecq Anéantir est déjà très largement piraté sur les réseaux. Il n'aura fallu que quelques jours. Environ 600 journalistes avaient reçu ce vendredi 17 décembre un exemplaire imprimé de ce livre-évènement, accompagné d'une courtoise injonction : "Par respect pour les lecteurs qui ne le trouveront pas avant (le 7 janvier en librairie NDLR), nous vous demandons très solennellement de bien vouloir respecter l'embargo fixé au jeudi 30 décembre 2021".

La digue n'aura pas tenue trois jours... Hier, une version numérique au format PDF est apparue à quelques heures de différence sur plusieurs sites de partage bien connus. Un PDF de qualité, scanné et océrisé avec le logiciel AbbyFinereader si l'on regarde en détail le fichier, une version ePub a même été décliné. Flammarion questionné par Le Point dément avoir diffusé de quelque manière que ce soit une version numérique, ce serait bien un scan de l'imprimé qui serait à l'origine du piratage. La presse relaye largement aujourd'hui comme Le Parisien, Atlantico, Le Soir...

Le piratage de Houellebecq, un grand classique, on se rappelle du précédent qui avait défrayé la chronique à l'époque pour Soumission en décembre 2014, lui aussi piraté avant la publication. C'était une première à l'époque, relire mon billet ici. Au final, on a jamais rien su sur le pourquoi du comment. Une chose est sûre, il semblerait que cela n'ait eu aucune espèce d'influence sur les ventes.

7 ans déjà, l'occasion de voir ce qui a changé. La qualité de la version d'abord : à l'époque il s'agissait du scan image d'un jeu d'épreuves destiné à la presse. Aujourd'hui c'est bien mieux, à partir du livre imprimé, le fichier est d'une qualité professionnelle de numérisation, on peut même faire de la recherche sur le PDF. Les universitaires et chercheurs peuvent commencer à travailler avant la parution du livre, avouez que c'est inédit. Dans le mode de diffusion ensuite, à l'époque c'était sur les réseaux torrents. Terminé aujourd'hui, c'est le téléchargement direct sur des serveurs distants qui est proposé, signe des temps. Flammarion va sans doute essayé de contenir le phénomène en demandant le retrait sur les sites de partage, mais c'est plié, tant aujourd'hui les relais se font entre les sites. Eteindre un incendie avec un verre d'eau...

Le comble est quand même que la presse a l'interdiction de parler du livre avant le 30 décembre prochain, ça va être long dans la presse-papier. Une question encore, est-ce que le livre sera proposé au format numérique chez Flammarion?

PS: la suspicion sur les journalistes doit être levée, lire mon billet du lendemain.


Rencontres nationales du livre numérique accessible : jeudi 20 janvier 2022

VisioTrès heureux d'intervenir aux prochaines "Rencontres nationales du livre numérique accessible" qui auront lieu le jeudi 20 janvier 2022 à l'initiative de l'Enssib, Auvergne-Rhône-Alpes Livre et lecture et BrailleNet. Pour cause de crise sanitaire, l'événement ne se fera à l'Enssib mais en ligne, les inscriptions sont sur le site de l'Enssib ici et sur BailleNet ici. Mon exposé portera sur le thème "Le livre numérique nativement accessible – un levier stratégique pour les acteurs de la chaîne du livre". Beaucoup de choses à dire sur le sujet. J'avais délaissé depuis longtemps les différentes rencontres professionnelles autour du numérique, tant il ne se disait plus grand chose d'intéressant, langue de bois et compagnie comme on dit... Je remercie les organisateurs d'avoir pensé à moi sur un sujet pareil autour de l'accessibilité, faire une synthèse de mon expérience du secteur entier et de celle plus concrète avec Mobidys, sur le terrain depuis plus de deux ans. Les enjeux immenses, les chantiers à venir s'annoncent passionnants.


4. La transition numérique à l'aune de Nikos Kazantzaki

Rapport-au-GrecoCe Liberté ou la mort a été un magnifique moment de lecture. L'amateur éclairé qui a numérisé le livre est à saluer (si vous voulez la version en question, je me ferais un plaisir de vous la procurer discrètement). Près de 600 pages dévorées en quelques jours seulement, le format numérique ne change rien, quand le livre est excellent, l'accès et le plaisir du texte reste absolument le même qu'avec l'imprimé. Sincèrement j'ai beau chercher...

Après l'imprimé en grand format, la version numérique, maintenant le poche dans ce nouveau billet autour des livres de Nikos Kazantzaki que j'ai entrepris de lire dans leur totalité. Pour ce troisième livre, une pause dans l'œuvre romanesque avec le Rapport au Greco, rédigé un an avant la mort de Kazantzaki, et qui retrace son parcours intellectuel. Dans la traduction de Michel Saunier parue dans les années 50, j'ai choisi le format poche chez Actes Sud dans la collection Babel. Je n'ai pas jugé satisfaisante la version numérique que j'ai trouvé, de nombreuses fautes, elle n'a pas été soigneusement relue, la version grand format chez Cambourakis trop chère et surtout trop volumineuse pour mes étagères déjà bien remplies. Je n'ai jamais été un grand amateur du format de poche, très peu de livres lus dans ce format finalement au fil des années. Ma mère libraire sans doute, qui m'a donné le goût des beaux livres, le poche n'était absolument rien pour elle, aucun à la maison. J'ai toujours privilégié les livres parus en grand format, hormis quelques exceptions, je pense aux collections inévitables comme Idées, L'Imaginaire chez Gallimard, l'Évolution de l'Humanité chez Albin Michel, 10-18 bien sûr, aux Jack London chez Libretto et puis des collections de livres de fantastique et de science-fiction quand j'étais plus jeune. Beaucoup ont été donné, prêtés et pas rendus, ou se sont perdus au fil des déménagements; une juste situation pour des livres que je n'ai jamais vraiment compté garder dans ma bibliothèque, déjà bien trop remplie.

Bon, je ne vais pas vous faire des tartines sur la lecture de livres de poche. Un bémol cependant, les caractères un peu petits de temps en temps, surtout pour de gros volumes ce qui est le cas ici. Certains auront un peu de mal, le format numérique possède un grand avantage.

Le format numérique, c'est un format qui se rapproche beaucoup du format poche. L'accès par le prix bien sûr, mais aussi une typographie relativement normalisée, des marges réduites, une proximité sur les dimensions de l'écran des liseuses, moins de prégnance de l'objet avec une qualité plus faible de l'imprimé. Des livres plus communs, destinés à être aussi plus facilement partagés. Je pense que les lecteurs l'ont bien perçu quand on voit le succès du format numérique chez les grands lecteurs de collections populaires en poche, je pense aux amateurs de romance, de polars, de thrillers, de fantasy, d'érotisme, traditionnellement de grands lecteurs au format de poche. Les études l'ont déjà montrées, le numérique a été adopté par les grands lecteurs, beaucoup partagent largement numérique et poche aujourd'hui. Parler du livre de poche, c'est rappeler le vecteur extraordinaire qu'il a représenté pour des générations de lecteurs depuis les années 60. Un accès très large avec des petits prix, des collections populaires auprès des plus jeunes qui sont devenus grands. Le phénomène se poursuit aujourd'hui, démultiplié avec les facilités pour trouver des livres d'occasion encore moins chers, les sites internet, les vide-greniers.

Aborder le format de poche, c'est reparler de la politique du poche par rapport au format numérique depuis dix ans. C'était la grande peur des éditeurs (des groupes), que le format poche décroche par rapport au format numérique. Pas question de ne pas pratiquer une politique ultra-défensive, tant le format poche est rentable avec des couts de composition et de fabrication réduits, des droits d'auteurs réduits eux-aussi, des tirages importants, des réimpressions elles-aussi courtes et rentables. Alors les éditeurs de poche s'y sont employés avec une entente (qui n'est pas dite bien sûr) sur la question, des prix du numérique au mieux alignés sur les prix des poches (comme Folio), avec un différentiel de 20% supérieur chez Editis, Hachette et d'autres, voire au pire un prix du numérique qui reste identique au prix quand la nouveauté grand format est parue. Comment ne pas comprendre l'incompréhension des lecteurs? On pensait qu'il s'agissait d'un phénomène transitoire d'adaptation. Dix ans après la situation est la même. Bien sûr les éditeurs se sont engouffrés dans les promotions possibles écoutant les sirènes d'Amazon, les lecteurs réduits à fouiller de tant en tant pour trouver leur bonheur comme dans les solderies en quelque sorte.

Dix ans après, la situation du poche est toujours très bonne comme l'on révélé les derniers chiffres du secteur. Le poche aurait-il "décroché" sans cette politique de prix des éditeurs? Il est certain que cela aurait rendu le format numérique plus attractif mais cela n'aurait sans doute changé fondamentalement la donne. Le poche dispose d'une attractivité inhérente et surtout d'une visibilité, d'une présence très importante dans les librairies (sans parler des relais de gares et des grandes surfaces bien sûr). Quand on regarde les rayons des libraires justement - même de premier niveau-, le constat est là. Il y a encore quelques années, de nombreux livres de fonds, des classiques étaient toujours proposés en grand format. C'est fini désormais, le poche envahit tout. Le grand format, quand il n'est pas nouveauté, quitte les librairies, il n'y reviendra pas je pense, la cause est entendue (il partira pilon, stock, à la demande plus sûrement demain). Des rayons entiers sont plus des pochothèques qu'autre chose, regardez bien. Avec des prix de ports réévalués à la hausse bientôt sur internet, l'attractivité du poche va rester très importante dans les librairies, le présence du poche va sans doute encore se renforcer. Avec les problématiques de rotation plus importante, de marges réduites. Un casse-tête je pense. Et puis à l'heure d'une plus-value réelle du libraire, quel intérêt pour un lecteur finalement, de découvrir des poches en librairie? Excepté les nouveautés, plus que des poches demain dans les librairies? Côté éditeurs des problématiques aussi. Pour les plus petits, comment être visibles par rapport aux mastodontes et leurs politiques agressives pour conquérir les tables? Les livres de poche sont aussi des livres qui se dégradent vite dans les stocks, ils ne peuvent devenir des livres de fonds, des contraintes sur les tirages et la rotation. Une impression à court tirage sans doute, mais à la demande guère envisageable pour l'instant, demain peut-être. En tout cas le frottement entre le poche et le numérique va devenir plus intense sur des livres plus confidentiels, est-ce un mal?

Je continuerais à développer d'autres aspects du poche par rapport au numérique dans des prochains billets, notamment du côté de la chronologie du média et de l'achat groupé. Mes lectures de Kazantzaki se poursuivent, avec le même bonheur, grand format, numérique, poche...

[Tous les billets de cette chronique sont ici].


3. La transition numérique à l'aune de Nikos Kazantzaki

LbmortSecond livre de Nikos Kazantzaki que j'ai décidé de lire, La Liberté ou la mort, publié quelques années après Alexis Zorba, en 1950, un roman historique imposant de plus de 600 pages. Le seul roman qui est disponible au format numérique, Le Jardin des Rochers, est dans le fond Fenixx de réédition numérique (pourquoi pas les autres?), signe du désintérêt complet des Éditions Plon, nous y reviendrons. Rien dans les bibliothèques autour de chez moi, avant de me procurer une version de poche, regardons dans les offres numériques "alternatives" comme on dit. Depuis la mésaventure du groupe de piratage TAZ épinglé et traduit en justice cette année, les aficionados de la numérisation se sont faits beaucoup plus discrets. Les groupes francophones se sont organisés en serveurs distants, en sites miroirs, etc. Je ne vous dirais pas ici comment les trouver (je ne vous dit pas comment vous procurer vos livres neufs ou d'occasion par exemple). Nous sommes en 2021, les informations abondent sur le web, vous trouverez aisément si vous le souhaitez. Personnellement je pars du principe que si l'offre légale n'existe pas, que si les offres imprimées d'occasion pullulent sur les sites à bas prix et dans les bibliothèques, l'offre illégale devient légitime en quelque sorte. Ce n'est qu'une question de temps. C'était ma conviction à l'époque, elle n'a pas varié aujourd'hui. D'autant plus pour un auteur décédé en 1957, vous en conviendrez. J'en parlais à l'époque avec certains groupes assez vertueux en la matière, qui se fixaient comme règle de retirer l'offre illégale si une offre légale apparaissait chez l'éditeur.

J'ai trouvé La Liberté ou la mort, une excellente numérisation réalisée en 2015. Un coup d'œil sur la traduction, celle de Gisèle Prassinos et Pierre Fridas proposée dans les années 50 chez Plon et reprise chez Cambourakis il y a quelques années. On se rend compte rapidement au bout de quelques pages si le texte proposé a été soigneusement relu ou pas. La numérisation, même si elle a beaucoup progressé en qualité depuis quelques années pour des amateurs non-professionnels, n'exempte pas la relecture pour chasser les coquilles inévitables. C'est le cas ici, bravo. Alors banco, avec les petites corrections habituelles pour me la rendre agréable, couverture, rectifications de quelques balises...

Smartphone, tablette ou liseuse... Éternel débat qui prend moins de sens aujourd'hui, les pratiques sont désormais bien connues, à chacun de lire comme il en a envie. Si les liseuses ont lancé le marché à l'époque, les smartphones ultra-majoritaires se sont faits une place dans les pratiques de lecture pour certains, qui préfèrent l'outil unique et le nomadisme. Les dernières études réalisées montrent bien que les supports de lecture sont désormais bien compris par les lecteurs qui ont pu largement les appréhender. Personnellement ma pratique reste exclusivement sur liseuse. J'ai essayé smartphone et tablette (pas renouvelée, on ne pas tout acheter), entre la fatigue de l'écran rétroéclairé dans le temps long, la gestion de la batterie et les notifications qui captent sans cesse l'attention, je n'ai pas trouvé l'intérêt de changer. L'aspect pratique en mobilité dans la balance ne compense pas je trouve. Pour moi, la liseuse est restée au fil des années le support idéal.

Lire au format numérique, c'est désormais 2 livres sur 3 pour moi. La relecture de toute la Recherche de Proust, de Cervantès, d'Homère, de Bouquins entiers, sans parler de tant de romans américains il y a quelques années, restent des souvenirs importants. Quand je démarre un livre sur ma liseuse, je me pose de temps en temps la question de savoir ce qui change pour moi par rapport à l'imprimé. On évacuera rapidement ces histoires d'odeur du papier, franchement l'odeur des poches ne m'a jamais attiré plus que cela... Le papier du poche, j'en sais quelque chose, est par nature un papier de qualité très moyenne, qui va jaunir très vite, les tranches, puis le bord des marges, le reste au fil des années. Attention de ne pas les laisser trop au soleil, le phénomène va s'accélérer très rapidement. Par nature, le livre de poche n'a pas vocation à être gardé. Si vous voulez conserver un livre dans votre bibliothèque, vous vous tournerez rapidement vers des livres de meilleure qualité. Le problème du papier, c'est aussi le cas de beaucoup de livres en grand format chez les éditeurs. Certains groupes ont généralisé l'emploi des papiers "traces de bois". Ce n'est plus des traces, c'est de la sciure... Certains ne franchissent même plus les éclairages des présentoirs des libraires pendant quelques semaines seulement, observez les tranches notamment. Quand on vend un livre au-delà de 20€, avoir au moins la décence de proposer un papier décent...

Alors bien sûr, reste la spatialisation dans l'objet-livre, la couverture, la maquette, la typographie choisie par l'éditeur, le rapport aux lignes dans la page, à la matérialisation du début de chapitre à venir, au marque-page, à ce qui nous reste à lire... Autant d'éléments qui comptent certes - surtout pour des beaux livres où un soin a été apporté par l'éditeur-, mais qui se distendent avec la pratique je pense, surtout comparativement au poche et avec des fonctionnalités pour le numérique qui les compensent, je pense à la recherche, au grossissement des caractères, à l'éclairage, à des dictionnaires embarqués, etc. Très sincèrement je passe d'aussi bons moments à lire de bons livres en imprimé comme en numérique. Et de mauvais livres, n'en parlons même pas...

Le format numérique permet d'évacuer la forme, se consacrer au seul texte. Très sincèrement, au fil des années, la pratique m'est devenue complètement naturelle. Passer de l'imprimé au numérique devient une pratique identique à celle de passer du grand format à un poche... J'observe ce qui se disait au début de l'expansion du format poche dans les années 60, personne n'évoquait même cette différence dix ou quinze ans plus tard, cela serait même passer comme ridicule pour des lecteurs de ma génération vingt ans après. Je pense qu'il en est de même du format numérique. Pour preuve ces auteurs qui s'affichaient "défenseurs de la cause du papier" il y a dix ans, ils seraient sérieusement ringardisés aujourd'hui, alors qu'ils s'affichent en pagaille sur les réseaux. On ne peut éternellement s'étendre sur une chose et son contraire, les pratiques de lectures "hors-livre" du côté de la presse notamment se sont très largement développées depuis dix ans. Le livre a suivi ce mouvement, je ne vois pas trop où est le problème. Imprimé, numérique, les lecteurs choisissent, vont de l'un à l'autre, en fonction des moments, des types de livres, de leurs désirs de les garder ou pas pour leurs bibliothèques. J'en parle même avec des grands lecteurs au format numérique qui me disent qu'ils lisent bien plus depuis qu'ils ont découvert ce format. Où sont les grands lecteurs aujourd'hui, ce serait l'objet d'une étude intéressante je pense...

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PS: à lire en complément une excellente critique du livre de Kazantzaki sur le blog DesLivresRances.


2. La transition numérique à l'aune de Nikos Kazantzaki

ZorbaCommencer le voyage en compagnie de Nikos Kazantzaki, c'est le faire avec son livre le plus célèbre, Alexis Zorba bien sûr, élu meilleur livre étranger en 1954. D'abord je vous déconseille le film hollywoodien très surévalué qui l'a rendu si populaire. Alexis Zorba, c'est un livre absolument formidable, je l'avais lu à 20 ans, je l'ai relu à 40, je l'ai relu encore le week-end dernier avec le même plaisir. Dans ces billets il ne sera pas question de vous donner des critiques sur les livres eux-mêmes, un exercice que je laisse à bien meilleur que moi. Bien entendu si je vous donne envie de relire Kazantzaki ce sera un plus évidemment. Au travers des livres de Kazantzaki je compte mettre en lumière les pratiques de lectures aujourd'hui, ce que le numérique a changé (ou pas) depuis dix ans.

Mettre en lumière un auteur, c'est d'abord un choix éditorial, faut-il le rappeler. Depuis la Renaissance (pour ne remonter que jusque-là) rien n'a changer ou très peu à la marge. Dix ans d'auto-publication n'ont rien bouleversé à cette donne, elle est là surtout pour repérer de temps en temps des auteurs avant-coureurs, pour le champ de l'édition traditionnelle. Les lecteurs l'ont bien compris. Saluer au passage le regretté André Schiffrin, décédé en 2013, anniversaire il y a quelques jours. Lire Kazantzaki aujourd'hui c'est saluer le magnifique travail qu'ont entrepris les Éditions Cambourakis, à partir de 2015, pour le rééditer. Un chantier important avec des traductions inédites ou révisées, dix livres à ce jour. Les livres sont repris au fur et à mesure au format de poche dans la collection Babel chez Actes-Sud (cinq actuellement), nous y reviendrons. Grand format, passage en poche ensuite, schéma classique. Pas de format numérique, c'est bien dommage. Il y a toujours quelques réfractaires au numérique chez les éditeurs, Cambourakis en font partie... Pourquoi ce refus? Celui par conviction de l'ayant-droit, de l'éditeur? Cela ne semble pas le cas de l'ayant-droit puisque les livres de Kazantzaki en grec, en anglais, en espagnol, en italien, en allemand, en japonais même, sont proposés au format numérique. Refus de l'éditeur d'origine, Plon? Peut-on ignorer aujourd'hui la frange des lecteurs, même réduite, qui sont intéressés par le format numérique. Partir en Crête à la manière de Jacques Lacarrière avec les livres dans le sac à dos? Peut-être mais convenez que c'est plus pratique. Sans parler bien sûr de tous les lecteurs de l'espace francophone qui ont du mal à se procurer les versions imprimées, des universitaires et chercheurs qui travaillent sur Kazantzaki, qui souhaitent bénéficier des avantages de la recherche dans les versions numérisées.

Deux ans, cinq ans encore cette résistance? Depuis dix ans des écrivains importants (ou leurs ayants-droits) qui refusaient le format numérique comme par exemple Garcia-Marquez, Kundera pour ne citer que ces deux-là, sont finalement revenu sur leurs positions. Je pense qu'un écrivain comme Nikos Kazantzaki, avec toute son œuvre résolument tournée vers l'universel, aurait salué la diffusion de ses propres textes de la manière la plus large possible. Le format numérique va dans ce sens; c'est assez incompréhensible pour moi aujourd'hui mais passons.

Le hasard a fait que j'ai trouvé dans une boite d'un bouquiniste l'été dernier pour quelques euros cet Alexis Zorba, qui a inauguré chez Cambourakis la série. Un exemplaire un peu défraichi, les mors passés, le dos un peu fendu en bas mais propre à l'intérieur. Il était évident que je n'allais pas le laisser passer. Ah, cette fameuse sérendipité, cet anglicisme qui désigne la capacité, l'aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l'utilité (scientifique, pratique). Pratique qui accompagne les avatars du livre depuis des millénaires sans doute, que ce soit sur les ânes, les carrioles du colportage ou les chameaux des voyageurs itinérants, puis les échoppes et les tapis des libraires ensuite... En ce XXIème siècle, la pratique continue, c'est même la caractéristique essentielle de la librairie, vous le savez. Vous rentrez avec une idée en tête, au bout de quelques minutes, vous dénichez des livres dont vous n'aviez pas même soupçonné l'existence... Sur le web la pratique est moins évidente. Le moteur de recherche vous dirige, adieu la sérendipidité, il vous faudra le concours d'un conseil critique ou plus insidieusement d'un robot pour arriver à un nouveau livre.

Vingt-cinq ans d'internet et nos plus belles trouvailles restent sans doute dans les découvertes faites par hasard dans les librairies physiques. C'est en tout cas mon cas. Neuf ou d'occasion, pourquoi le faire venir à vous, vous l'avez dans les mains. La future loi sur le port va d'ailleurs réglementer un tarif minimum qui va encadrer le dumping qui existe encore chez certains. En plus pour des livres défraîchis très peu chers, le prix du port représente souvent plus que la valeur affichée du livre. Rajouter encore que ce n'est pas bon pour la planète, bref oublions... Alors oui vous me direz, les industrieux Momox, Recyclivre et autres qui faussent le marché avec des prix toujours parmi les plus bas, le port bientôt les rappellera à l'ordre avec la prochaine loi. Il en faut un peu d'ordre, c'est pas plus mal pour tout le monde, les plus petits compris. Et puis, quelle sérendipidité chez eux? Amusez-vous à faire défiler leurs rayons virtuels, c'est d'un ennui... Je pense que les libraires doivent s'emparer du livre d'occasion, en mode raisonné et choisi bien sûr. C'est un débat depuis longtemps dans la profession, peut-être va t-il vraiment évoluer avec la nouvelle génération de libraires, qui sait.

Lecture très agréable que ce livre, la préface et la traduction révisée de René Bouchet est excellente. Édition soignée, rabats de couverture, papier de qualité, belle typo. Dix années de lectures numériques ne m'ont pas détourné de l'imprimé, vous pensez bien. Alors oui, le livre imprimé en grand format est moins pratique en mobilité entre le poids et la crainte de l'abimer. Bien sûr, l'exemplaire ne sera pas du plus bel effet dans ma bibliothèque, défraîchi comme il est, mais je le passerais plus volontiers autour de moi.

Bref, continuez à fouiller les boîtes dans l'espace urbain et celles des librairies d'occasion, les brocantes, les solderies, passez les livres autour de vous même défraîchis, cela durera encore des millénaires sans doute, et le numérique n'y fera rien. Peut-être même que ce dernier évoluera encore dans les échanges entre particuliers pour des livres en troc ou pour quelques menus euros, à suivre...

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1. La transition numérique à l'aune de Nikos Kazantzaki

KazanDix années de format numérique en cette année 2021 qui s'achève... C'est sans doute le moment de faire un point d'étape. Basculement, transition, effet de mode, coup marketing, il a été raconté beaucoup de bêtises pendant ces dix années, cela n'est pas la peine d'y revenir, laissons dans les limbes. C'est évidemment dans le temps long que se mesurent les frottements entre l'imprimé et le numérique. Nous étions convaincus de cela pour les plus lucides d'entre nous, nous étions évidemment dans le vrai.

Pour terminer cette année, j'ai souhaité mettre en évidence mes propres pratiques de lectures, elles ont beaucoup changé depuis dix ans c'est certain. Les livres imprimés neufs et d'occasions se trouvent désormais sur les tables et à portée de clics, disponibles, pas disponibles ; le format numérique reste quant à lui d'un accès plus discutable et confidentiel, nous y reviendrons. Plutôt que de gloser sans fin sur le sujet (certains se risquent à l'exercice), je me suis dit qu'il était peut-être plus intéressant de prendre un exemple très concret. Relire toute l'œuvre d'un écrivain dans les semaines qui viennent (allez je me donne deux mois), cela nous permettra de balayer bien des aspects sur nos pratiques de lectures en cette fin d'année 2021.

J'ai choisi Nikos Kazantzaki (1883-1957), cet immense écrivain dont la célébrité après sa mort (alors qu'il méritait le prix Nobel haut la main), n'a tenu qu'à un objet de folklore hollywoodien. Si vous voulez trois raisons de relire Kazantzaki, Hubert Prolongeau nous les donne ici. Cela tombait bien, au-delà de mon envie personnelle, les livres de Kazantzaki vont nous permettre d'aborder pas mal de choses, vous verrez...

Pour lire Kazantzaki dans notre langue, c'est déjà il faut bien le dire un immense scandale. Passer votre chemin, pas de Pléiade, pas de Quarto, pas de Bouquins, pas d'Omnibus (un seul publié dans les années 1990 - regroupant trois romans-, épuisé depuis bien longtemps)... Mort en 1957, il faudra sans doute attendre son entrée dans le domaine public en 2028 pour voir quelque chose, comme pour George Orwell par exemple. Il était l'un des phares de la célèbre collection Feux Croisés chez Plon, l'éditeur n'a plus jugé bon de le maintenir dans son catalogue.

C'est parti pour un grand voyage dans Kazantzaki. Je publierais, au fil de mes lectures, mes réflexions sur mes pratiques de lecteur, sans nul doute elles feront échos aux vôtres si vous me lisez.

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