Belle initiative des Editions Wombat qui ont la bonne idée en cette rentrée de rééditer Roland Topor et notamment ses "Mémoires d'un vieux con", petite perle d'humour noir paru en 1975. La pseudo autobiographie d'un artiste qui a traversé tout le XXème siècle, qui a tout vu, tout connu, tout inventé. Au début, on ne sait pas trop si c'est du lard ou du cochon, on recherche de quel artiste il peut bien s'agir, Topor lui-même? Roland Topor, ce touche à tout génial, illustrateur, peintre, écrivain, poète, metteur en scène et j'en passe. Et puis au bout de quelques dizaines de pages, on est entraîné dans une pure folie burlesque. Tout défile, toute l'avant-garde artistique des années 1900/1920 dans le Paris bohème y passe, que le "jeune con" partage au quotidien, conseille, met sur la voie, puis est finalement pompé complètement, point d'orgue le maître Picasso qui plagit ses toiles à tour de bras:
"Picasso tint à m’accompagner. Il voulait tout connaître de moi et de mon passé. Savoir comment je travaillais, quelles influences j’avais subies, ainsi qu’une foule d’autres choses. Le Catalan était armé d’un revolver, don de Jarry, et, par jeu, il le pointait sur ma nuque. Comme nous étions arrivés devant ma porte, je lui proposai de monter prendre un dernier verre. Il accepta. Je lui montrai "Les Demoiselles d’Orange" que j’avais renoncé à emporter en raison de leur taille. Il parut bouleversé. Je ressentis un petit pincement au cœur, quelques jours plus tard, en découvrant dans son atelier Les Demoiselles d’Avignon. Il eut beau m’assurer que son tableau n’avait aucun rapport avec la Provence et que le titre faisait simplement allusion à une maison close de Barcelone, je ne fus pas dupe. Pour être tout à fait franc, je dus me mettre au lit pour une quinzaine."
Et ça continue, Proust qui a une révélation subite lorsqu’il l’entend évoquer "les meilleures madeleine de Paris qui se trouvent dans une patisserie Place de la Madeleine", Charlie Chaplin qui lui doit l'idée de la Ruée vers l'Or, Lénine qui lui propose de rester en URSS pour prendre la main des Beaux-Arts. L'évocation hilarante de sa rencontre avec le pétomane Staline et l'anecdote suivante:
"Staline adorait le haricot d’astrakan mais sa femme refusait de lui en préparer, car ce plat lourd à digérer le faisait péter. Pourtant, un jour, sur la place Rouge, Staline rencontre Malenkov et ils vont déjeuner au restaurant. Il y a du haricot d’astrakan. Staline en prend. Bien entendu, il pète toute la journée et le soir rentre chez lui assez inquiet. Sur le seuil, sa femme l’attend. «Chéri, dit-elle, je t’ai préparé une surprise.» Elle lui bande les yeux et le conduit à sa place devant la table dans la salle à manger. Puis elle court à la cuisine. Profitant de sa solitude provisoire, Staline évacue ses gaz, défait son pantalon, fait circuler l’air vicié qui l’environne, puis, au bruit de sa femme qui revient, se reculotte rapidement. Elle lui retire alors le bandeau des yeux en disant: «Regarde chéri, j’ai invité tous tes amis du Soviet suprême pour ton anniversaire!» –Et c’était vrai! ajoutait Youri, cramoisi. Ils étaient tous là, muets comme des carpes! Staline ne savait plus où se mettre!"
Il petit-déjeune avec Kafka, croise Freud dans sa clinique, est invité par Al Capone qui lui propose 10.000 dollars pour réaliser une fresque à sa gloire et qu'il envoie aux fraises:
"–Vous avez de la chance que je sois italien, fit-il enfin d’une voix sourde. En Italie, on a le culte de la beauté. J’épargne l’artiste que vous êtes, mais je ne veux plus vous retrouver sur mon chemin! Adieu."
Dadaisme, surréalisme, cubisme, tous les "ismes", tous les mouvements artistiques, il a tout finalement inventé, jusqu'au musiciens de jazz qui lui doivent la découverte des bienfaits de la drogue:
"Outre Marcel Duchamp avec lequel je jouais aux échecs, je m’étais fait de nombreux amis parmi les musiciens de jazz, car je n’étais pas conformiste. Je fus, d’ailleurs bien involontairement, à l’origine d’une funeste habitude qui se propagea rapidement dans les milieux du jazz. Jacques Vaché m’avait envoyé un paquet de tabac gris pour mon anniversaire, et j’avais cru qu’il s’agissait d’une citation tirée de ma période cubiste. Comme beaucoup de musiciens roulaient eux-mêmes leurs cigarettes, je fis cadeau du tabac à un joueur de clarinette. J’ignorais que ce farceur de Vaché avait mélangé de l’opium au gris. Mon joueur de clarinette découvrit les bienfaits de la drogue. Il prétendit que l’effet du stupéfiant avait été bénéfique à son art; dès lors, ses camarades ne tardèrent pas à faire régulièrement usage de marijuana. Je déplore le rôle que me fit jouer, à mon corps défendant, Jacques Vaché, mais je ne puis lui en vouloir."
Tout le XXème siècle est convoqué dans les pages, on citerait à l'avenant d'autres passages complets. On finit par avoir un certain vertige. Sa rencontre avec Hitler est un pur petit chef-d'oeuvre d'humour noir que je vous laisse le soin de découvrir.
Ce livre, publié en 1975, deux années seulement après la mort de Picasso qui traverse le livre au propre comme au figuré. On imagine le pavé dans la mare dans le concert ambiant de l'époque.
Bref, je me suis bien marré, un livre décapant qui fait un bien fou. C'est clair, qu'après cela, vous ne lirez plus une autobiographie de la même façon! Il nous manque ce Topor!
La version numérique est à 9,99€ dans les bonnes librairies, à ce prix-là c'est cadeau, et sans DRM, s'il vous plait! Sans rire, vous voyez Topor avec des DRM!!
Lu sur un PocketBook 603 dans le cadre du Club des Lecteurs Numériques.