Il va falloir se justifier
06 octobre 2008
Rassurez-vous, éditeurs, ce n'est pas une sommation (comme du côté de chez Bibliobsession) pour éclairer nos lumières sur les prix pratiqués en matière de version numérique mais bien de pointer sur la mise en page de ces nouveaux livres (oui, oui, ce sont bien des livres! - allez plutôt voir du côté de chez Roger Chartier, la première séquence, si vous avez pas trop de temps) qui fleurissent peu à peu.
"On pourrait s'interroger longuement sur le respect, observé au cours des siècles, de la justification des pages en prose. Aujourd'hui encore, même si celle-ci est abandonnée depuis quelques années, dans des reproductions à petit tirage ou bon marché, il n'en demeure pas moins que pour la majorité des lecteurs, un texte non justifié ne répond ni aux critères esthétiques, ni au sérieux dont doit s'accompagner toute présentation imprimée. Le mot justifier vient du moyen latin iustare qui porte en lui la signification morale que nous lui connaissons en français. Il est utilisé tel quel dans différentes langues; le mot allemand justieren veut dire justifier une page, mettre dans un ordre convenable. L'espagnol précise: justification tipocrafica, l'anglais justification, et le russe justirovka, sont calqués sur le mot allemand. Assez curieusement, l'allemand emploie pour la justification d'une ligne l'expression ausschliessen = exclure. Dans toutes ces traductions demeure l'ambiguité du terme: correction morale et position adéquate dans l'espace. Justifier, à l'origine, c'est donner à la ligne, dans le composteur, la longueur voulue...
Cette loi toujours respectée de la justification que l'imprimerie permet de rendre parfaite a posé cependant des problèmes techniques très compliqués et très coûteux. La justification a, de plus, nécessité cette aberration logique, qui semble compliquer la lecture: la coupure des mots entre la fin d'une ligne et le début de la suivante."
Cette longue citation de l'ouvrage "Quand le livre devint poche" de Yvonne Johannot en 1978. Amusant de constater que ce qui était à l'époque pointé du doigt comme des reproductions non justifiées, des pseudos-livres, étaient, en fait, produit par un matériel rapidement démodé que certains d'entre vous ont peut-être connus, des machines à écrire à caractères compensés et à boules qui se trouvaient obsolètes au bout de quelques mois. C'était, bien évidemment, avant l'arrivée de la PAO qui a réglé tout cela, c'est le cas de le dire.
Et, pour "justifier cette justification" et ces coupures de mots?
"Richaudeau, reprenant les travaux d'Emile Javal, a étudié, à l'aide d'outillages perfectionnés, les processus physiologiques mis en oeuvre lorsqu'un individu lit: l'oeil ne balaie pas une ligne d'écriture d'un mouvement continu, pour en capter les signes, mais procède par saccade et s'arrête sur un certain nombre de points de fixation. La lecture est d'autant plus rapide, que le mouvement lui-même est rapide, que le nombre de points de fixation est faible et que le nombre de signes que l'oeil est capable d'appréhender à droite et à gauche du point de fixation est grand. le nombre des saccades effectuées sur une ligne ne dépend pas de la distance entre l'oeil et le texte mais du faisceau angulaire. Cet exercice musculaire du déplacement de la rétine selon certaines modalités physiologiques qui préside à la transmission au cerveau des signes à décoder se fait d'autant mieux que le chemin à parcourir ne contient aucun obstacle où l'oeil achopperait. Il est bien évident que les repères qu'inconsciemment l'oeil recherche sur la ligne sont trouvés d'autant plus aisément que celle-ci est absolument régulière." (pages 34-36). Les processus physiologiques ont-ils changés en 30 ans?
Espérons que nous allons retrouver rapidement cette fameuse justification si harmonieuse sur nos lecteurs favoris; dans les livres des éditions Gallimard ce serait quand même indispensable!