Suite à la journée "Polyphonies du Livre" qui s'était tenue en juin dernier à l'IUT de La Roche-sur-Yon à laquelle j'avais participé, la Revue Encres de Loire (revue du livre publiée par la Région Pays de Loire) dans son numéro 42 d'octobre 2007 (disponible en papier et ici en version PDF) a consacré un large dossier au livre numérique et a eu la gentillesse de m'ouvrir très largement ses colonnes. Je les remercie ainsi qu'Olivier Ertzscheid (passionnant blog Affordance) qui est à l'initiative de ce dossier complet. Je suis revenu longuement sur mon expérience du papier électronique et sur le développement d'Abicia. Mon texte a été légèrement remanié pour les besoins de la publication, je vous donne le texte original, pour ne pas être trop long, j'ai coupé le texte complet en deux parties, voici la première...
Lors de la
dernière journée des Polyphonies 2007 à l’IUT de La Roche-sur-Yon, Olivier
Ertzscheid m’a fait la gentillesse de m’inviter à venir parler de mon retour
d’expérience sur les nouveaux supports électroniques de lecture que j’observe
depuis plusieurs années maintenant. Cela, aussi, à travers le blog que je tiens
depuis un an maintenant, Aldus2006, blog qui m’a permis de rejoindre beaucoup d’observateurs comme moi, aussi bien
dans les communautés de «geeks et d’early-adopters», que dans
celles des métiers du livre qui s’interrogent sur son évolution, des
communautés qui à priori sont assez éloignées les unes des autres! A
travers cet exposé avec des étudiants, c’était aussi une façon pour moi de
renouer avec une activité d’enseignant que j’ai beaucoup apprécié durant
plusieurs années à l’Université de Paris-Villetaneuse, en DESS-Edition, pour
transmettre mon humble savoir concernant la fabrication de nos chers livres.
Même si mon âge n’est pas si avancé que cela (grands dieux, je n’ai que 44
ans), c’est un fait qu’avec une activité dans la fabrication dans l’édition
durant une vingtaine d’années, j’ai pu observer de manière privilégiée
l’adaptation de la chaîne du livre à l’évolution numérique. Si je vous disais
que quand je suis sorti d’Estienne en 1985, mes chers professeurs voyaient de
loin le MacIntosh d’Apple comme un gentil outil de bureautique pour les
secrétaires averties! Mais, faire des livres avec ça, vous n’y pensez
pas ! Et c’est vrai que j’ai démarré à un moment charnière, ces années
1985/1990 avec l’avènement de la PAO (Publication assistée par ordinateur),
dont ce qui arrive aujourd’hui n’est finalement qu’un aboutissement, j’y
reviendrais. Durant toutes ses années passées dans des maisons d’éditions
(Bordas, Albin Michel, Citadelles et Mazenod, Flammarion, Editis) en tant que
chef de fabrication puis directeur de production, j’ai pu approcher de près ces
évolutions et l’adaptation des professionnels qui, il faut bien le dire, c’est
aussi traduit par énormément de difficultés pour les entreprises du secteur
(photocomposition, photogravure, imprimerie). Si le numérique avait conquis
durant une quinzaine d’années l’ensemble des étapes dans la chaîne de
fabrication du livre, depuis la conception de la maquette jusqu’à l’ultime
fabrication des plaques chez l’imprimeur (celle-ci n’étant intervenue qu’à
l’orée des années 2000), restait alors, ultime saut, la mise à disposition du
fichier numérique pour le lecteur qui puisse rivaliser ou du moins approcher la
qualité du support papier.
Depuis les
débuts de l’informatique, tout un chacun est confronté à la pénibilité d’une lecture
prolongée sur écran. Fatigue visuelle, maux de tête, la médecine du travail a
depuis longtemps entériné le phénomène. L’écran d’ordinateur est par essence
même un écran comme la télévision qui émet des rayonnements, contradictoire
avec la notion de lecture prolongée qui exige un support inerte. Nous étions
beaucoup dans cette profession à nous interroger sur les premiers modèles de
livres électroniques, notamment au lancement du Cybook au Salon du Livre en
2000. Si la plupart d’entre nous étions assez conquis par les avancées
technologiques, nous étions par contre très sceptiques sur le battage
médiatique qui l’a accompagné. De faire du Cybook le futur du livre, était
quand même, il faut bien le dire, assez grotesque pour l’ensemble des
professionnels. Vous me direz, et c’est aussi un paradoxe, cela a fait vendre
beaucoup de papier à l’époque... Car de
quoi s’agissait-il sinon d’un écran d’ordinateur déporté, la page d’accueil
nous introduisant d’ailleurs dans un univers internet avec un explorateur windows
simplifié? Une sorte de portable réduit à sa plus simple expression, un
écran. Que dire des défauts rédhibitoires pour un produit que l’on propulsait
comme grand public, à savoir son ergonomie peu satisfaisante (lisibilité,
poids, faible autonomie) mais aussi son prix très élevé. Je veux retenir de
l’expérience Cytale sa réelle avancée pour les personnes mal voyantes avec des
possibilités très intéressantes de grossissement de caractères. Qu’un grand
lecteur comme Sartre, par exemple, qui ne pouvait plus lire à la fin de sa vie,
puisse continuer à lire, quel progrès! Je pense qu’il aurait été
judicieux à l’époque de rester sur ce marché spécifique, je suis certain que le
succès du Cybook aurait été au rendez-vous plutôt que de se perdre dans ce battage
médiatique livre papier versus livre électronique stérile sur le fond. Bref,
mauvais procès, échec couru d’avance, au moins Cytale aura eu le mérite de
préparer les esprits. Vous savez comme dans ces temps anciens où les
ordinateurs étaient régulièrement battus par l’homme aux échecs. Le débat était
clos, mais le doute subsistait dans les esprits, on se disait jusqu’à quand…
Jusqu’à quand, c’est ça.
C’est au
Québec fin 2004 que j’ai découvert la technologie du papier électronique avec
le Sony Librié entre les mains. J’avais lu quelques articles sur internet sur
cette nouvelle technologie. Pour qu’un défricheur des innovations comme Sony
s’intéresse au procédé, cela inaugurait certainement de quelque chose
d’intéressant. Mais c’est vrai que l’avoir entre les mains, c’est très
différent que de lire des articles sur internet. Donc, le Librié entre les
mains, tout de suite, j’ai pensé que c’était vraiment la bonne idée. J’avais pu
tester longuement le Cybook en décortiquant ces défauts, et je me rendais compte
que cette nouvelle technologie d’encre électronique levaient les trois défauts
majeurs –lisibilité, portabilité et autonomie- qui sont les qualités
intrinsèques du livre que nous connaissons tous. Lisibilité d’abord, plus de
rétro-éclairement qui procure une fatigue, mais des billes d’encre qui montent
et descendent à l’intérieur d’un support plastique sous l’effet d’impulsions
électriques. Blanc, noir, qu’est-ce que le livre si ce n’est une histoire de
blanc-noir, justement. A travers mon métier et les corrections de photogravure,
je connaissais bien les théories de la couleur, cette fameuse dichotomie entre
synthèse additive (dite RVB, avec un support noir –tous les écrans qui nous
entourent-, vous devez recomposer une lumière blanche avec trois faisceaux
mélangés, rouge, vert, bleu) et la synthèse soustractive (dite CMJ, avec un
support blanc –notre bon vieux papier-, vous devez recomposer une lumière noire
–l’encre- avec trois faisceaux mélangés, cyan, magenta, jaune). Excusez-moi
pour cette digression un peu technique mais elle est au cœur du débat. C’est
une lapalissade mais pour lire, nous avons besoin de lumière. Tous les écrans
qui nous entourent font abstraction de la lumière du jour, ils la combattent
avec leur propre rayonnement. Le monde électronique rêvé pour Microsoft et
consorts serait un monde sans lumière du jour… J’avais entre les mains pour la
première fois de ma vie, le premier dispositif électronique qui ne produisait
plus de lumière mais qui au contraire, comme du papier, requerrait la lumière
du jour, la mettant au cœur même de la lecture. Le support électronique était
blanc d’emblée (grâce à la lumière blanche qui nous entoure) et des petites
billes d’encre s’affichaient, délivrant leurs messages puis disparaissaient
pour reparaitre à nouveau, sorte de subtil jeu de go. Je pense que Pérec aurait
adoré le papier électronique. Puis on m’a expliqué, en plus, qu’une fois les
billes affichées, il n’y avait plus de consommation d’énergie, seulement dans
le mouvement des billes dans le support. Cela levait bien évidemment la hantise
de tous les constructeurs d’électronique, à savoir la consommation d’énergie et
tous les câbles qui nous entourent. Ce petit appareil avec des consommations
d’énergie extrêmement faibles pouvait afficher des milliers de pages sans
revenir vers la prise de courant. Magie de l’encre électronique, je trouve.
J’étais frappé aussi tout de suite par la qualité de contraste équivalente au
support papier. Certes le support n’était pas encore tout à fait équivalent à
la blancheur de notre papier (surtout avec la quantité d’azurants optiques que
les fabricants y déversent depuis longtemps – plus blanc que blanc, vous savez
Coluche), mais l’équivalent d’un bon recyclé, un gris léger, de toute façon très bon pour
assurer un contraste suffisant confortable à la lecture. Je passerais
rapidement sur la portabilité de ces supports, Sony ayant fait le choix d’un
appareil très petit et très fin. Bref exit aussi, les livres électroniques
lourdingues qui nécessitaient des tables ou des genoux, nous aurions des
supports très légers, aussi légers que des livres traditionnels. Restait à
lever l’obstacle du prix, obstacle incontournable pour rencontrer le public
bien sûr. Mais il était évident que la production de masse allait bien évidemment
faire chuter les prix. C’est le cas pour toute l’électronique, pourquoi le
phénomène ne se produirait pas pour le papier ? D’autant que le livre
n’était qu’un modeste secteur par rapport aux multiples applications dans tous
les secteurs du papier, de la presse à l’affichage publicitaire.
Je n’ai pas
acheté d’emblée le Sony Librié, tout d’abord parce qu’il était spécifiquement
conçu pour le marché japonais, annoncé comme tel et que je n’aurais que très
peu de chance de me procurer des contenus. J’ai préféré attendre et continuer
de surveiller attentivement l’évolution du marché notamment avec l’observatoire
Tebaldo à Paris qui anticipe de très près ces nouvelles technologies
émergentes. C’est fin 2005 que j’ai entendu parler de la sortie imminente du
premier livre électronique européen, fruit des efforts d’Irex Technologies, une petite
société au Pays-Bas, dans l’ombre du géant Philips. Au printemps 2006, je découvrais
sur les tables de Tebaldo, les trois dispositifs mis sur le marché, Sony
toujours (avec un prototype du SonyReader prévu pour le marché américain en fin
d’année), Jinke (un dispositif chinois se rapprochant du Sony avec un prix plus
faible), Irex avec son modèle Iliad qui malgré son prix plus élevé (650€) présentait
deux atouts importants, son format plus grand et son écran tactile. J’ai tout
de suite vu que ce modèle était le plus intéressant pour défricher l’ensemble
des applications possibles. Fin de l’été 2006, je commandais l’Iliad sur le
site d’Irex. Autour de moi, beaucoup de gens dans les métiers du livre
surveillaient aussi de près ces nouveaux dispositifs. Je décidais donc de créer
ce blog Aldus pour faire part au quotidien de mes remarques de lecteur, de mes
recherches de contenus. Car c’est bien là que j’ai eu des difficultés à trouver
quelque chose. Je passerais rapidement sur les sites de téléchargements
gratuits qui ne proposait rien de spécifiquement conçu pour ces livres électroniques. J’ai
toujours pensé que l’adoption de ces supports se ferait par un développement de
contenus quotidiens, réguliers, destinés à ne pas être conservés. Et c’est bien
sûr la presse qui est la plus à même de fournir cette source de contenus de
première qualité. Quand on sait par la même occasion les problèmes qu’elle
rencontre pour la rentabilité de la fabrication et la diffusion du journal, on
voit tout l’intérêt pour un quotidien de proposer de telles offres. Si des
journaux flamand et chinois ont réalisés quelques essais en 2006, c’est bien
sûr en France que je surveillais le mouvement. Le journal les Echos a annoncé la
sortie d’une expérience e-paper au printemps 2006. En fait, elle ne viendra qu’un
an plus tard, avec des propositions d’abonnement autour de plusieurs livrels.
Il est encore trop tôt pour évaluer cette expérience, d’autant que les livres électroniques
vont se diffuser dans les prochains mois, le premier modèle français est
annoncé pour septembre de cette année, d'autres chinois sont eux aussi
prévus pour cet automne, bref le marché ne fait que démarrer. Il est indispensable que les journaux puissent
mutualiser leurs efforts, on rêve d’un organisme comme les NMPP pour diffuser
l’ensemble de la presse sur ces supports!
Avec un recul
d’une année sur la pratique de mon livre électronique, je peux d’abord confirmer le confort
de lecture. Il est bien là. Malgré la difficulté à trouver des contenus, j’ai
pu lire au quotidien dessus et de manière très agréable. Trainant au hasard sur
mon bureau, dans ma sacoche, dans ma bibliothèque, le livre électronique devient
complémentaire. C’est cet aspect qui m’a le plus frappé. Pour moi, il n’a jamais
été question d’engranger des fichiers dans un disque dur ou sur une clé usb (il
n’était aussi pas question que j’arrête d’acheter des livres!) mais
d’observer plutôt comment il modifiait mes pratiques de lectures, aussi bien
chez moi, qu’à l’extérieur. Consommateur
aussi de lectures sur le net au travers des blogs, de sites d’informations, le
livre électronique s’est inséré peu à peu, malgré le peu de contenus à disposition, dans ma
vie autour des livres. Il n’est venu prendre la place de personne! L’embarquant
au milieu d’une pile de journaux et de livres pour le week-end, l’attrapant
pour un trajet en tram, délaissant le web un instant pour une lecture d’un
article, d’une thèse, complémentarité, c’est bien le maître-mot que je mettrais
au cœur de la problématique. J’ai beaucoup échangé sur ce sujet avec des
observateurs qui voient un basculement complet à court, voire à moyen terme. Je
suis très sceptique sur le sujet. Une opinion que je rejoins est celle de
Frédéric Kaplan, texte issu d’un entretien qu’il a consacré à Livres Hebdo en
juin 2006, je le cite: "Le futur nous dira si
nous arrivons avec l'encre et le papier électroniques à une sensualité
satisfaisante, mais je note que les progrès enregistrés, en seulement quelques
années, sont déjà remarquables. Les usages du livre électronique restent aussi
à définir. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il y aura basculement du livre
papier vers le livre électronique, mais au contraire que les consommateurs
définiront des usages complémentaires. Mais, encore une fois, il ne
m'appartient pas d'y répondre. Mon interrogation est plutôt de savoir comment
ce genre d'outils va, tout d'un coup, transformer de manière profonde notre
rapport au livre". Certes, pendant toute cette année, j’ai eu
envie d’acheter des livres spécifiquement sur le livre électronique, pour des raisons de
prix, pour des raisons d’actualité aussi, à quoi bon acheter tel ouvrage qui va
être très rapidement obsolète, redécouvrir au hasard des pages de classiques.
Mais les livres au format numérique restent chers et ils vont le rester car
ils ne sont que la mise à disposition parallèle d’une industrie du livre qui a
une économie particulière et c’est aussi heureux pour la diversité. Dans cette
rentrée littéraire, on épingle le très grand nombre de nouveautés sur les
tables des librairies, impossible de tout lire, le même débat revient et ce
n’est pas nouveau. Mais c’est aussi une période très excitante avec une
effervescence sur de nouveaux auteurs, dans la presse, chez les libraires, sur
les blogs. Sur le livre électronique, j’ai envie en ce moment de trouver de la presse, des
critiques de livres, des débuts de livres, tout un tas de lectures impossibles
à compiler dans leur totalité hormis sur le web, et encore, tout n’est pas en
libre accès, et avec les réserves de confort de lecture que l’on sait! En
cette rentrée littéraire, je voudrais des articles, acheter toute la presse
autour des livres, impossible, alors qu’un abonnement avec toute
la presse, cela, si je pouvais l’avoir en cette rentrée pour un coût raisonnable?
La rentrée littéraire à l’automne 2008 sera disponible en numérique, j’en
suis certain et c’est tant mieux… Je pense que le livre électronique va s’installer
durablement comme un média complémentaire aussi bien dans la presse que dans
l’édition. Je vais vous dire une chose, depuis que je l'ai, je n’ai
jamais eu autant l’envie d’acheter des livres! Un peu paradoxal pour
certains, n’est-ce pas? Et pourtant, c’est la réalité et je ne vais pas
être le seul, j’ai ce sentiment. Par le livre électronique, je découvre des livres, savoir
si je souhaite ensuite les acheter en papier ou en numérique, si j’ai le
choix, je pourrais choisir entre ces deux voies. Le livre électronique aura suscité l’envie
et c’est très bien comme cela. S’il y a bien un terrain sur lequel va venir il va venir mordre, c’est celui d’internet. Avec un livre électronique connecté, je vais pouvoir
disposer des blogs préférés, de la presse du jour, d’une masse de contenus au
quotidien que j’aurais préalablement sélectionné. Libération qui arrête son
supplément Livres, est-ce que les journalistes de Libération n’ont plus rien à
nous dire sur les livres? Est-ce que les lecteurs de Libération ne sont
plus intéressés? Je ne crois pas, c’est simplement que la rentabilité
économique de l’espace d’un tel supplément n’est plus là. Mais avec une
diffusion sur livre électronique à moindre coût, est-ce que la chose ne pourrait pas être
reconsidérée? Reste à savoir comment les compilateurs de news sur
internet vont avancer et la gestion des droits sur les contenus. Cette
complémentarité exemplaire, je l’assimile complètement à celle du livre de
poche. Même si le livre de poche a modifié les pratiques de lecture, il n’a pas
complètement fait disparaître les autres livres. Un juste équilibre a été
trouvé dans la profession, les lecteurs s’y sont habitués, certains attendant
avec impatience les versions poche, d’autres réservant les poches pour le
voyage, les vacances, préférant des éditions au format plus grands pour le
cadeau, la conservation en bibliothèque pour les relire, les achats en éditions
cartonnés via les clubs... Bref des dizaines de pratiques des jeunes et moins
jeunes qui rythment la vie des livres dans notre société. Les livres électroniques avec les
interactions qu’ils vont pouvoir générer avec l’internet vont naturellement se diffuser
et les lecteurs y trouver de nouveaux usages, moitié papier, moitié internet,
je dirais. Et c’est très bien comme ça.
(à suivre...)