Les débuts de l'ère numérique du livre ont amené un étrange
et beau phénomène: des centaines, des milliers de personnes se sont
jetées sur des livres pour les retranscrire et les offrir au monde. Ce
sont tous ces textes ressuscités que l'on trouve sur Ebooks Libres et
Gratuits, Wikisource, Projet Gutenberg, et sur tant d'autres sites.
Mais ce noble phénomène a un étrange revers: les marchands du
temple, qui veillent à la moindre occasion de s'enrichir, et de
s'enrichir en se tournant les pouces, de préférence. La comparaison est
usée jusqu'à la corde, mais il s'agit bien là des textes du temple de la
littérature qu'est devenu Internet. Ces textes sont disponibles, à
portée de main, libres de droits. Quelle idée pourrait germer dans ces
cerveaux retors? Les vendre, bien entendu!
Car tout le monde n'est pas au fait de l'existence de ces textes
gratuits. L'essor des plateformes numériques permet à n'importe qui de
se proclamer éditeur et de côtoyer Gallimard, Grasset et consorts.
Il pourrait ne s'agir que d'un banal conflit éditeurs/ bibliothèques,
dans lequel les gratuits seraient les bibliothèques patiemment remplies
par les bénévoles; on dirait alors: «Il faut bien que les éditeurs vivent!...» Non, car ces soi-disant "éditeurs" (méritent-ils même ce nom?) n'ont
rien fait, rien accompli, et vendent le travail patient, méticuleux et
passionné des autres, en comptant sur l'ignorance et la crédulité des
lecteurs. Le potentiel de textes et de ventes est infini. Il suffit
d'aller sur Internet, de prendre un texte gratuit, de le recopier dans
un traitement de texte et de le convertir en "EPUB", d'ajouter une
couverture sympathique, de les déposer sur une plate-forme, et de
regarder les sous entrer à chaque téléchargement.
Quoi de plus machiavélique? Rien de plus légal, puisque le texte est
libre, rien de plus simple. Chaque texte est généralement fixé à 0,99€; cela semble peu, bénin; aussi leur faut-il recopier le plus
de textes possible, sans cesse.
Bien entendu, nos soi-disant éditeurs diront qu'ils ont remis en forme le texte «spécialement pour une lecture numérique»
(cela sonne très "club de gym"), qu'ils l'ont relu et corrigé des
erreurs restantes. Quand on connaît le degré d'exigence et d'excellence
des relectures d'Ebooks Libres et Gratuits, principal pourvoyeur de ces
rapaces, on ne peut que sourire. Ou qu'ils ont ajouté des préfaces et
des biographies (les "Editions" Humanis, par exemple, ont la grande intelligence de recopier les articles Wikipedia de chaque auteur. Ils ne berneront personne.
Prenons donc l'exemple de la Bête humaine tel qu'on peut le
trouver sur une plateforme numérique: tous se battent pour vous vendre
ce texte trouvable gratuitement ailleurs à 0,99€ ou plus:
Éditions de Londres, Ink Book, Candide & Cyrano, Culture commune...
Tous ne sont pas absolument mauvais. Certains éditent des textes
d'auteurs récents (Éditions de Londres, Publie.net,
Numeriklivres, etc), mais il semble très dur de résister à cette
tentation de recopier de temps en temps un gratuit que l'on va présenter
comme une redécouverte: ainsi, le "premier prix Goncourt", Force ennemie de John-Antoine Nau, réédité chez Publie.net, mais depuis longtemps disponible gratuitement sur Internet.
Citons surtout les noms de ces soi-disant éditeurs, ceux qui
pratiquent cette activité en masse, avec un tel acharnement que c'en
deviendrait maladif: Ink Book, Candide & Cyrano, Culture commune, Thriller Editions. J'en oublie certainement, et certainement d'autres viendront encore. Ink Book (plus de 500 livres pillés qui dit mieux?) ne se gêne même pas pour recopier des les moindres textes récupérables ici et là (tel texte issu de la Bibliothèque de Lisieux est tout simplement recopié et vendu) ou
encore les belles traductions de Saint Augustin disponibles sur un
obscur site d'abbaye... Tout est bon à prendre et à revendre.
Heureusement, les lecteurs semblent se détourner de ces attrape-nigauds avec des prix trop bas jugés dissuasifs. Puissent ces soi-disant éditeurs, dont les textes polluent les
plates-formes de vente, tomber dans l'oubli et, à défaut d'en être
exclus, ne demeurer que comme un témoignage des débuts erratiques et
balbutiants de l'édition numérique.
L'exemple de "Gatsby le magnifique" est frappant à ce titre. A peine est-il paru, gratuitement, sur Ebooks Libres et Gratuits ici, le 16 décembre 2012, que la meute, déchaînée par l'actualité
cinématographique, s'est jetée sur la proie. Ainsi l'a t-on retrouvé
comme par hasard publié par Numeriklivres (20 février 2013), Culture
Commune (10 mars), Black Moon (18 Avril), Les Editions de l'Ebook Malin
(4 mai), Neobook (13 mai), République des lettres (14 mai). On ne fera
croire à personne qu'aucun d'entre eux n'a scanné et créé l'ouvrage; il
est tellement plus facile d'attendre et de recopier.
Contribution de Michel Morin, lecteur/bénévole en colère